Dix

« Ce doit être la flotte principale syndic, fit observer Desjani, tous les muscles tendus. Leur plus importante force de frappe. Les Syndics de ce système n’auraient pas pu demander des renforts et les recevoir si vite. Elle doit donc venir ici pour d’autres raisons.

— Quels veinards nous faisons », marmonna Geary. Le portail de l’hypernet se trouvait maintenant à cinq heures-lumière : la flotte qu’ils venaient de voir en émerger était donc arrivée cinq heures plus tôt. Mais cette nouvelle force de frappe, elle, avait vu la flotte de l’Alliance en sortant de l’hypernet, et elle avait disposé de cinq heures pour évaluer la situation et prendre des dispositions en conséquence. « Nous devons déjà balayer la flottille que nous combattons. Ensuite, nous pourrions…

— Les vaisseaux syndics se retournent, annonça la vigie d’une voix dépitée.

— Les fils de pute ! »

Ça ne faisait aucun doute. Au lieu de revenir sur eux pour une nouvelle passe d’armes, les Syndics qu’ils avaient combattus continuaient tout droit et accéléraient à plus de 0,1 c afin d’accroître plus vite la distance les séparant de la flotte. Au lieu de s’en rapprocher, ils prenaient la direction opposée.

« Ils rompent le contact. »

Des ordres destinés à ces vaisseaux syndics leur étaient parvenus en même temps que la lumière en provenance du portail. En les voyant s’éloigner et accélérer, Geary en eut la ferme conviction.

« Les couards, gronda Desjani en secouant la tête. Non. On leur aura ordonné d’attendre jusqu’à ce que l’autre force, plus importante, soit assez proche de nous pour engager le combat.

— Exact. » Geary jeta un coup d’œil à la disposition géométrique de la flotte de l’Alliance et des forces syndics puis à l’estimation des réserves de carburant de ses vaisseaux. « Nous n’avons pas assez de cellules d’énergie pour les rattraper sans qu’elles atteignent un niveau critique.

— Sautez vers Brandevin ! cria soudain Rione, comme si elle ne comprenait pas pourquoi nul n’en avait encore eu l’idée. Piquez vers le point de saut et sautez ! Nous avons infligé aux Syndics davantage de pertes qu’ils ne nous en ont causé ! Il n’y a donc rien de déshonorant à quitter le champ de bataille maintenant. »

Desjani se borna à secouer de nouveau la tête.

Geary se tourna vers Rione. « Impossible. La force syndic qui vient de rompre le contact restera assez proche pour nous charger si nous nous avisons de gagner le point de saut. Il nous faudra ralentir pour traverser le champ de mines avant d’y parvenir. Ils attendront que nous nous soyons pratiquement arrêtés pour le contourner et ils frapperont.

— Nous ferions des cibles faciles, ajouta Desjani, la voix tendue.

— Ne pourrions-nous pas déjouer leurs manœuvres ? » s’enquit Rione.

Au tour de Geary de secouer la tête. « Eux n’ont pas d’auxiliaires pour les ralentir et, sachant que nous ne pourrions pas nous en prendre à leurs vaisseaux endommagés, ils les abandonneraient et nous pourchasseraient. Même si nous n’avions pas à nous soucier des auxiliaires, il nous faudrait protéger nos bâtiments blessés. » Il montra l’hologramme. « Les Syndics que nous combattions nous interdiraient de sauter pour Brandevin ou nous molesteraient si nous tentions le coup. Entre-temps, la grosse flotte syndic nous tomberait dessus à bras raccourcis, consciente que nous ne pourrions pas emprunter le point de saut le plus proche sans risquer de très lourdes pertes. Quand elle arrivera assez près, elle se ralliera à l’autre pour nous frapper. »

Desjani opina, le visage sévère.

« Et vous allez vous contenter d’attendre que ça se produise ? demanda Rione, incrédule.

— Pas si je peux l’empêcher. » Il s’assit et s’efforça de réfléchir. Une chose au moins crevait les yeux, qui l’obligeait à imprimer à la flotte un autre mouvement. « À tous les vaisseaux, infléchissez la trajectoire de vingt degrés vers le haut et de dix sur tribord à T quarante-trois. »

Et maintenant ? Largement surpassé en nombre… et ça ne risquait pas de s’améliorer. Peut-être… peut-être réussirait-il à triompher ici malgré tout s’il lui venait une idée brillante. Mais pas moyen sans perdre la majorité de ses vaisseaux. Tout bâtiment rescapé de la flotte n’aurait plus aucune chance de regagner l’espace de l’Alliance et pourrait dès lors être regardé comme perdu. La victoire ne pourrait être obtenue que par le sacrifice de la flotte, et sans autre résultat que de replonger la guerre dans l’impasse. Les deux camps se retrouveraient contraints de geler les attaques en attendant que leur flotte fût reconstruite ; puis ils repartiraient à l’assaut de plus belle et reprendraient ce conflit apparemment interminable. Sans doute jusqu’à ce que les gouvernements des Mondes syndiqués et de l’Alliance s’effondrent et qu’un chaos généralisé et massivement armé s’installe dans l’espace colonisé par l’humanité.

Même si je remportais une victoire totale – et quelles sont mes chances d’y parvenir contre un ennemi à ce point supérieur en nombre ? –, je ne ferais que retarder l’inéluctable et assister à l’anéantissement de la flotte par les Syndics, qui, de leur côté, conserveraient assez de vaisseaux pour fondre finalement sur les faibles défenses de l’espace de l’Alliance.

Desjani mâchonnait sa lèvre inférieure, la mine résolue. Elle lui obéirait, persuadée que, quoi qu’il ordonnât, la victoire serait à la clef. Il balaya du regard la passerelle de l’Indomptable et constata que le visage de tous les spatiaux trahissait une appréhension identique, en même temps qu’une semblable intrépidité, un même courage qui permettrait à ces officiers et ces matelots de charger au cœur de la mêlée en dépit de leur peur. Ils mourraient s’il le leur ordonnait, ça ne faisait aucun doute, et combattraient de toutes leurs forces, contre vents et marées, pour l’emporter.

Mais il avait déjà vu les résultats d’une telle attitude. Le Paladin avait témoigné du même désir de combattre jusqu’à la mort et n’y avait gagné que la destruction. Il ne pouvait pas ordonner à ces spatiaux de courir à leur perte pour la seule raison qu’ils étaient prêts à lui obéir. Avant tout, il fallait pouvoir espérer que leur mort serait utile.

Très bien. Quels choix lui restait-il ? Balayer cette formation syndic avant l’arrivée de la nouvelle venue puis fuir vers Brandevin ? Ce ne serait possible que si son commandant était un imbécile invétéré, et ça ne semblait pas le cas. En outre, on l’avait manifestement exhorté à n’engager le combat avec la flotte de l’Alliance que si elle tentait de fuir avant l’arrivée du gros de la flotte syndic.

Liquider la nouvelle venue ? La charger en espérant qu’une tactique plus subtile compenserait l’infériorité numérique de la flotte ? C’était se raccrocher à un bien fragile fétu, d’autant que la flottille qu’elle venait de combattre chargerait aussitôt et que, comme il l’avait déclaré à Rione, elle pourrait davantage accélérer. Dans tous les cas, Geary se verrait contraint d’engager de front les deux forces syndics et, dans la mesure où elles opéreraient en deux grosses formations distinctes, l’une d’elles parviendrait probablement à détruire ses auxiliaires, même s’il réussissait à éviter l’anéantissement.

Prendre ses jambes à son cou ? Pour aller où ? Sans mentionner que ses commandants répugneraient à fuir l’ennemi même dans ces conditions, il était incapable de semer les flottilles syndics ; et le point de saut pour T’negu obligerait la flotte à traverser un dédale de mines avec deux forces ennemies aux trousses. Filer vers l’espace ouvert ne serait qu’un suicide de longue haleine : les vaisseaux auraient épuisé leurs réserves de cellules d’énergie très loin de la première étoile.

Restait le point de saut pour Ixion ; mais la force syndic qu’ils y avaient laissée risquait d’en émerger d’un instant à l’autre et de…

D’accord. Voilà enfin une possibilité. Pas celle, peut-être, qu’aurait choisie Black Jack, mais je ne suis pas Black Jack.

La fuite semblait donc le seul plan envisageable pour sortir indemne de ce système stellaire, à condition toutefois de ne pas la rendre trop flagrante. Pour une fois, heureusement, l’arrivée attendue de renforts ennemis lui permettait ce subterfuge, tout en dissimulant le plus longtemps possible ses réelles intentions tant à sa propre flotte qu’à l’ennemi.

« Nous avons besoin de gagner du temps, et d’affronter individuellement chacune de ces deux forces syndics », déclara-t-il, brusquement conscient du silence profond qui régnait sur la passerelle de l’Indomptable. Tous attendaient qu’il reprît la parole. « La seule façon de s’y prendre, c’est d’inciter celle que nous venons de combattre à nous poursuivre. Nous pouvons y parvenir avant d’engager le combat avec la seconde vague de renfort. »

Il pointa l’hologramme de l’index. « Nous allons rebrousser chemin vers… le point de saut pour Ixion. Nous nous attendons à en voir surgir à tout instant les Syndics que nous avons semés à Ixion. Si nous nous trouvons assez proches d’eux à leur émergence, nous pourrons les balayer. » Cette force ne se composait que de quatre cuirassés et de quatre croiseurs de combat. « La flottille syndic que nous venons de combattre viendra à leur rescousse, ce qui nous donnera une occasion de la fustiger de nouveau.

— N’en restera pas moins la grosse flotte, fit remarquer Rione.

— Oui, effectivement. Il faudra voir alors comment elle réagira et la frapper de notre mieux. » Ne leur mens pas. Expose-leur ta méthode pour sortir de ce système. « Nous ne pouvons pas les combattre toutes à la fois. Seulement l’une après l’autre. »

Le capitaine Desjani étudia un instant l’hologramme puis sourit. « Nous ne battons pas en retraite.

— Non, capitaine, répondit Geary avec toute l’assurance dont il se sentait capable. Nous changeons tout simplement notre angle d’attaque. »


« Nous changeons notre angle d’attaque », répéta-t-il un petit quart d’heure plus tard lors d’une réunion des commandants convoquée à la hâte, tandis que la flotte adoptait une trajectoire la ramenant au point de saut pour Ixion.

Un long silence s’ensuivit, en partie dû au temps que mirent ses commandants à encaisser ce nouveau projet et en partie à celui qu’exigeait la lumière pour transmettre le message aux différentes formations. « Nous ne savons pas si l’autre flottille syndic émergera de ce point de saut », contesta le capitaine Cresida. Si loyale qu’elle fût à Geary, elle aspirait à combattre l’ennemi.

« Je l’espère et je pense que nous avons une bonne raison de le croire. » Plausible, à tout le moins. « Il nous faut contraindre Bravo à engager le combat, puisque, compte tenu de l’état de nos réserves de cellules d’énergie, nous ne sommes pas en mesure de la semer. » Un certain nombre d’officiers se tournèrent vers les commandants des auxiliaires pour leur jeter des regards noirs comme s’ils en étaient responsables. « Si nous réussissons à contraindre au combat celle qui arrivera d’Ixion, nous jouirons sur elle d’une grande supériorité numérique et Bravo devra se porter à sa rescousse, faute de quoi nous l’éliminerons. » Geary s’obligea à sourire avec confiance. « Bien sûr, nous avons fermement l’intention de liquider la première avant de nous retourner contre Bravo quand elle tentera de sauver ses collègues. »

Tulev hocha la tête, plus impassible que jamais. « Nous devrons donc vaincre ces deux flottilles séparément, l’une après l’autre. Mais si elles opéraient la jonction ou se rapprochaient assez pour coordonner leurs assauts, nous nous retrouverions dans une position délicate.

— L’heure n’est pas à la pusillanimité, se rebiffa le capitaine Casia. Si nous nous retournions pour traquer celle que nous venons de combattre, nous pourrions l’achever avant de nous attaquer aux autres.

— Elle nous ferait courir jusqu’à épuisement de nos cellules d’énergie et nous nous retrouverions à la dérive, si bien que les Syndics n’auraient plus qu’à nous tirer comme des lapins, lâcha Duellos sans dissimuler sa colère. Ce sont les lois de la physique. Parcourez vous-même les données. Vous venez de perdre un cuirassé de votre division parce qu’un de vos officiers a cru témérité synonyme d’intelligence. Vous n’avez donc rien retenu de la leçon du Paladin ?

— Cette flotte se bat ! insista un autre commandant. Elle ne fuit pas !

— Un repositionnement tactique n’est pas la fuite ! fit observer le capitaine Gaes. Nous sommes à Lakota. Nous venons d’attaquer un puissant système stellaire syndic. Comment osez-vous parler de fuite ?

— Nous devrions reconsidérer cette attaque », déclara abruptement le capitaine Yin.

Geary lui jeta un regard inquisiteur, étonné qu’elle attirât de nouveau l’attention sur elle après s’être montrée relativement discrète à la dernière réunion. Mais il fallait dire aussi qu’en devenant de plus en plus incontrôlable le capitaine Midea avait quasiment accaparé la parole, lors des plus récentes conférences, au nom des commandants rétifs. Si seulement il avait compris ce qu’elle mijotait, évalué à leur juste valeur ces constants accrocs à la discipline et prétexté de ces manquements pour la relever de ses fonctions avant la dernière bataille… Cela dit, il n’aurait pas pu s’y résoudre tant que tous n’y auraient vu qu’une tentative pour réduire au silence un officier le contredisant ouvertement. « Expliquez-vous, je vous prie », se contenta-t-il donc de répondre calmement à Yin.

Elle jeta autour d’elle des regards furtifs. « Il saute aux yeux que certains vaisseaux entravent les mouvements de la flotte. Quelques-uns vont moins vite que les autres, ce qui limite nos capacités au combat. » C’était exact, mais, se méfiant de la tension qui émanait de Yin, Geary se borna à patienter. « Les auxiliaires sont conçus pour aller plus lentement. D’autres, comme mon propre Orion, sont provisoirement ralentis par les dommages dont ils ont souffert pendant les combats. »

Nombre d’officiers la fixaient à présent, les yeux plissés, en se demandant où elle voulait en venir. Elle déglutit mais poursuivit à toute vitesse. « Ça crève les yeux. Il faut mettre en lieu sûr les vaisseaux les plus lents pour permettre à la flotte de combattre sans s’en encombrer.

— En lieu sûr ? s’étonna Duellos.

— À Ixion. Nous y allons de toute façon. Rapprochons-nous du point de saut, laissons sauter vers Ixion une formation contenant les auxiliaires et les vaisseaux endommagés, et, ainsi, la flotte pourra d’autant mieux manœuvrer et combattre. » Yin avait le souffle court et fixait constamment ses mains, qu’elle ne cessait de croiser et de décroiser devant elle sur la table.

La suggestion n’était pas complètement déraisonnable, pourvu toutefois qu’on se fiât à Yin. À son seul comportement, on voyait clairement qu’elle-même redoutait ce qu’en penseraient ses pairs. « Remarquable, déclara Duellos au terme d’un long silence hostile. On aurait cru entendre le capitaine Numos. C’était bel et bien la voix du capitaine Yin, mais tant ces paroles que cette proposition semblaient sortir tout droit de la bouche de Numos. Curieux, ne trouvez-vous pas ? »

Yin piqua un fard. « Le capitaine Numos est un officier chevronné et le vétéran de nombreuses batailles.

— Auxquelles il n’a survécu qu’en fuyant le combat, railla le capitaine Cresida. C’est précisément ce qu’il voulait faire dans le système mère syndic ! Chacun pour soi ! »

Des vociférations éclatèrent tout autour de la table, invectivant tantôt Yin, tantôt Cresida. Geary chercha parmi ses touches de contrôle et appuya sur annulation, mettant instantanément un terme au vacarme. La possibilité de faire taire tout le monde à de pareils moments était le seul attribut du commandant de la flotte qu’il appréciât vraiment. « Écoutez-moi tous. Ce débat ne nous mène nulle part. Nos ennemis sont les Syndics. Il est exact, capitaine Cresida, que le capitaine Numos est accusé d’avoir renoncé à ses responsabilités face à l’ennemi, mais il n’en est pas encore inculpé. »

Cresida hocha la tête, visiblement mécontente. « Veuillez me pardonner cette remarque désobligeante sur un collègue officier, capitaine.

— Merci. Maintenant, capitaine Yin, le capitaine Numos n’est censé avoir de contacts que dans les limites de l’humanitaire. Pas pour donner son avis sur la manière de diriger votre vaisseau ou cette flotte. Lui demandez-vous effectivement des conseils à cet effet ? »

Le regard de Yin se posait un peu partout sauf sur Geary. « Non. Non, capitaine. »

Si seulement il avait pu la forcer à descendre dans la salle d’interrogatoire du renseignement de l’Indomptable pour vérifier la réaction des senseurs à une pareille réponse… Geary était déjà persuadé qu’elle mentait. Duellos avait entièrement raison… Tant les mots employés que la ligne d’action proposée évoquaient Numos. Certes, ce dernier aurait formulé sa proposition avec un rictus de supériorité hautain plutôt qu’en manifestant l’anxiété de Yin, mais Geary le soupçonnait de jouir d’une plus grande expérience du mensonge intéressé.

Numos œuvrait encore contre lui en dépit de son arrestation et de sa déchéance ; si Geary avait eu besoin d’une confirmation, on venait de la lui fournir.

« Je déconseille fermement d’adopter la proposition du capitaine Yin, déclara Duellos sur un ton détaché hautement professionnel. Comment pourrions-nous être certains de retrouver vaisseaux endommagés et auxiliaires ? Certes, cette formation pourrait parfaitement se passer de nous puisqu’elle disposerait de toute la capacité de réapprovisionnement de la flotte, et même regagner seule l’espace de l’Alliance ; encore que j’exprime là une opinion purement théorique, car je suis bien certain que le capitaine Yin n’envisagerait jamais d’abandonner le reste de la flotte. Bien sûr, celle-ci se battrait à mort et les forces syndics susceptibles d’organiser rapidement une poursuite des vaisseaux qui nous auraient devancés à Ixion seraient certainement réduites. Mais cela reste, comme je l’ai dit, une question théorique. Jamais je ne songerais à prêter une telle intention à un officier de la flotte. »

Yin, à présent pâle comme la mort, fixait Duellos. L’accent qu’il avait mis sur son nom suggérait clairement qu’un autre officier affecté à cette formation risquait de tenter d’abandonner la flotte. Certes, Numos était toujours aux arrêts à bord de l’Orion, mais combien de temps resterait-il à l’isolement si ce vaisseau était détaché du reste de la flotte ?

Et, bien qu’il eût exhorté Cresida à présenter des excuses, Geary savait pertinemment que Numos filerait comme un lapin s’il se retrouvait aux commandes de cette formation, des auxiliaires et de leurs réserves.

Tout le monde se taisait. Rione jeta un regard impatient à Geary et secoua la tête comme pour lui rappeler qu’une conférence stratégique était en cours.

Geary étudia les visages autour de la table et s’aperçut avec soulagement que la suggestion du capitaine Yin ne recueillait de toute évidence qu’un soutien limité. « Merci, capitaine, déclara-t-il platement. Je pense qu’il serait malavisé d’adopter votre proposition. Cette flotte ne se scindera pas et ses vaisseaux regagneront tous ensemble l’espace de l’Alliance. » C’était ce qu’il fallait dire, constata-t-il instantanément au vu des expressions de ses officiers. « Je sais que le sacrifice du Paladin et du Renommé vous a tous marqués. Détruisons encore de nombreux bâtiments syndics en l’honneur de ces vaillants vaisseaux. » À faire ainsi l’éloge du Paladin il se sentait un peu hypocrite, mais son équipage était mort courageusement. On n’avait pas le droit de le mépriser pour la trahison de son commandant. « Mais retenons aussi la leçon qu’il nous a enseignée. Ensemble nous pouvons détruire les Syndics. Renoncer à la cohésion, c’est leur permettre de nous écraser. » La vision de la perte du Paladin restant encore vivace dans les mémoires, nul ne semblait enclin à en disconvenir, mais le capitaine Armus du cuirassé Colosse fixait l’hologramme en plissant le front comme s’il réfléchissait encore. « Capitaine Geary… Cette nouvelle force syndic, celle qui nous est supérieure en nombre… elle pourrait nous intercepter avant le point de saut pour Ixion.

— C’est exact, du moins si nous conservions la même trajectoire et la même vélocité. Nous allons nous efforcer de lui interdire toute tentative d’interception. Elle se trouve à cinq heures-lumière de nous, si bien qu’elle ne saura pas que nous nous prenons cette direction avant cinq heures. Nous procéderons en route à quelques ajustements minimes, juste ce qu’il faut pour plonger dans la confusion toute entreprise de cet ordre conduite par une force syndic réagissant avec plusieurs heures de retard. »

Armus hocha la tête avec réticence. « Mais que ferons-nous si elle y parvient malgré tout ? Surtout si une flottille Bravo encore intacte se trouve aussi en mesure de nous barrer la route ? »

Tous regardèrent Geary, guettant sa réponse au pire scénario imaginable. Ignorant encore comment seraient disposés les Syndics, il ne pouvait guère leur fournir une explication détaillée ; les formations qu’ils adopteraient et une multitude de facteurs plus ou moins importants pouvaient jouer sur sa réponse. Mais il s’aperçut qu’il pouvait à tout le moins leur donner un éclaircissement : « Ce que nous ferons ? Nous nous battrons comme de beaux diables, capitaine, et nous nous leur ferons regretter de nous avoir rattrapés. »

Tout le monde restant coi, il hocha courtoisement la tête. « Ce sera tout ? Capitaine Casia, capitaine Duellos, veuillez vous attarder quelques instants avec moi, s’il vous plaît. » Les images des autres officiers s’effacèrent rapidement, ne laissant que celles de Casia et Duellos se défiant du regard de part et d’autre de la table. Desjani était encore présente, mais elle avait reculé hors champ pour laisser plus d’intimité à Geary et aux deux autres commandants. Assise à sa place, Rione se contentait d’observer. « Capitaine Casia, déclara Geary sur un ton officiel, toutes mes sympathies pour la perte du Paladin, qui appartenait à votre division. » Casia, qui donnait l’impression de brûler du désir de reprocher cette perte à Geary, se borna à hocher sèchement la tête. « Ce sera tout. » Casia parti, Duellos poussa un soupir. « Il se demande probablement si la mise au rebut d’un canon faussé comme le capitaine Midea valait la perte du Paladin.

— Sûrement. Mes condoléances pour le Renommé.

— Merci. » Duellos secoua la tête. « C’est souvent une pure question de chance, pas vrai ? Ou de malchance, en l’occurrence. J’aimais le Renommé, son commandant et son équipage. Cesser de me demander pourquoi il n’est plus dans ma formation exigera un bon moment. » Il soupira. « Fort heureusement, la majeure partie de son équipage s’en est tirée. C’est déjà ça. » Il salua. « Espérons que ça n’empirera pas.

— Toutes mes prières abondent dans ce sens. » Geary lui rendit son salut et Duellos se retira.

Desjani rejoignit Geary après la disparition de Duellos, non sans s’excuser du regard auprès de Rione, qui resta assise à la regarder faire. « Je voulais vous dire, capitaine… J’ai bien vu à quel point le spectacle de la fin du Renommé vous éprouvait… Après Grendel… »

Geary opina du chef. Desjani avait compris, bien entendu. « Ouais. Il a effectivement ravivé de très mauvais souvenirs. » Il s’interrompit, comme pour les ranimer. Pour lui, cette bataille ne remontait qu’à six mois, alors qu’elle datait d’un siècle pour Desjani, Rione et les autres spatiaux de la flotte. « J’ai dû y donner le même ordre. “Que tout le personnel non critique gagne les modules de survie.” Un ordre pour le moins difficile. Mon second a refusé de partir. Elle a prétendu que sa présence était essentielle. »

Il n’avait aucun mal à la revoir tant ses souvenirs restaient frais. Le capitaine de corvette Décala. Un excellent officier refusant de quitter son poste, le regard résolu mais à la torture. « Je lui ai ordonné de partir. Un ordre direct, adressé personnellement. Elle a refusé. » Il prit une profonde inspiration ; tout lui revenait, souvenirs et impressions. « Je lui ai affirmé qu’on aurait besoin d’elle. Que l’Alliance aurait l’usage de bons officiers pour se défendre contre les Syndics et riposter à cette agression traîtresse. Que son devoir exigeait d’elle qu’elle partît. Elle a fini par céder. »

Desjani hocha la tête, le visage solennel. « Savez-vous ce qu’elle est devenue ?

— Oui. Il y a un mois, j’ai enfin trouvé le courage de consulter les archives officielles de nos pertes. » Curieux qu’il ait eu tant de mal à taper le nom du capitaine Décala, en se demandant avec appréhension ce qu’il était advenu d’elle et des autres spatiaux rescapés de son dernier combat. « Elle est morte cinq ans plus tard, quand son vaisseau a été abattu lors d’un assaut lancé par l’Alliance sur un système stellaire syndic. » Quatre-vingt-quinze ans plus tôt, alors qu’il dérivait lui-même dans le vide, plongé dans le sommeil de l’hibernation.

Desjani baissa la tête. « Mes condoléances, capitaine. Depuis, elle repose certainement dans l’honneur avec ses ancêtres.

— J’aime à le croire. » Geary reprit contenance. « Merci de m’avoir posé la question, Tanya. Tôt ou tard, j’aurais dû y faire face, comme à de nombreuses autres. »

Desjani opina, salua et sortit.

Rione finit par se lever et se diriger vers Geary en affichant une soumission qui lui ressemblait bien peu. « Il y a des choses que je ne comprendrai jamais clairement, déclara-t-elle calmement.

— Nul ne devrait conserver certains souvenirs, répondit-il. Mais c’est la guerre. »

Elle ferma brièvement les yeux. « Il m’en reste encore quelques-uns du même tonneau, de sorte que je sais exactement de quoi tu veux parler. Parle-moi franchement, John Geary. Crois-tu que cette flotte puisse encore s’arracher à ce système stellaire ?

— Je n’en sais rien. Sur mon honneur, Victoria. Je n’en sais strictement rien. Mais nous devons essayer. »


Sept jours environ s’étaient écoulés entre leur émergence du point de saut d’Ixion et le moment où ils atteignaient le voisinage de celui de Brandevin. Dans la mesure où la flotte de l’Alliance rebroussait chemin, sa trajectoire traversait de nouveau le système de Lakota. Geary avait tout d’abord réglé délibérément sa course sur celui de Seruta et maintenu ce cap pendant une heure en espérant que la nouvelle flottille syndic, la plus importante, chargerait dans cette direction. Puis il l’avait de nouveau fait pivoter vers le point de saut pour Ixion.

Comme il l’avait redouté, la flottille syndic Bravo avait pris position à une vingtaine de minutes-lumière de la flotte. Juste derrière elle, assez proche pour l’observer et bondir si besoin, assez loin pour accélérer si elle faisait mine de pivoter pour engager le combat.

Le seul aspect positif de cette situation, c’était qu’il pouvait enfin, entre-temps, récupérer des forces et de l’énergie combative au lieu de les dilapider graduellement. Le Guerrier, l’Orion et le Majestic avaient finalement procédé à des réparations suffisantes pour recouvrer une certaine aptitude au combat et escorter en cas de besoin les précieux auxiliaires. Confier leur sort à trois cuirassés aux capacités encore branlantes restait certes un considérable acte de foi, mais le moral de leur équipage n’avait pas moins besoin qu’eux d’un coup de pouce.

Vers la fin du premier jour, il devint limpide que la flottille syndic Delta (soit la force de frappe massive qui avait émergé du portail de l’hypernet) piquait plein pot sur la flotte de l’Alliance. « Vélocité 0,15 c, fit remarquer Desjani. Elle va progressivement pousser jusqu’à 0,2. »

En temps ordinaire, cette mauvaise nouvelle elle-même aurait pu avoir un bon côté. À une telle vélocité, la distorsion relativiste engendre aisément des erreurs infimes dans l’appréciation de l’univers extérieur dont jouissent les senseurs d’un vaisseau. Si minime fût-elle, sur les distances énormes parcourues par la flottille syndic Delta, une erreur pouvait avoir de graves conséquences. En l’occurrence, hélas, Bravo arrivant sur les talons de la flotte de l’Alliance et réglant sa vélocité sur la sienne (de 0,1 c), elle pouvait lui fournir des données très précises.

« Ils vont bel et bien nous rejoindre avant le point de saut pour Ixion, poursuivit Desjani. C’est une longue traite, certes, mais ils arrivent très vite et, quand nous tentons de les abuser de loin, Bravo les en informe.

— Ils nous intercepteront deux heures avant », affirma Geary. Il se garda bien d’ajouter ce dont ils étaient tous les deux conscients : ces deux heures seraient très longues.

« Du moins si tout le monde maintient le même cap. Quand nous engagerons le combat avec les Syndics qui émergeront du point de saut, toutes ces projections seront faussées. » Desjani se rejeta en arrière et ferma un instant les yeux. « Il serait peut-être malavisé d’attaquer la flottille Delta, capitaine, même si nous ne semblons guère avoir le choix. »

Desjani conseillant la prudence ? C’était nouveau. « Vous croyez ? s’enquit Geary, curieux de connaître son raisonnement.

— Nous ne sommes pas dans la meilleure des postures pour attaquer une flotte de cette envergure, s’expliqua-t-elle. Je suis persuadée que vous vous en êtes déjà aperçu, mais il m’a fallu davantage de temps. Si nous pouvions éliminer la menace de Bravo avant que Delta ne nous intercepte, ce serait entièrement différent, mais, à moins que celle d’Ixion n’arrive en temps voulu, je vois mal comment ça pourrait se faire.

— Ça m’a traversé l’esprit.

— J’en étais sûre. » Desjani opina avec fermeté et rouvrit les yeux pour le fixer. « Il nous faut combattre ces Syndics à notre manière. Vous l’avez fréquemment répété. En assistant hier à la fin du Paladin… eh bien, brusquement, j’ai eu l’impression de voir des flottes de vaisseaux de l’Alliance reproduisant inlassablement la même tactique, décennie après décennie, en courant à leur perte et à celle de leur équipage. Je sais, c’est courageux et honorable, mais ça ne nous a guère avancés, n’est-ce pas ?

— Non. » La bouche de Geary se tordit en un rictus amer. « Éviter le combat est parfois la ligne d’action la plus courageuse.

— Parce qu’on vous accusera ensuite d’avoir eu la trouille ? » Le visage de Desjani se durcit. « Certes. Mais j’ai récemment été accusée d’autres méfaits. Nous sauterons pour Ixion dès que possible, pas vrai, capitaine ?

— Ouais. Si je peux me le permettre avant de combattre Delta, c’est ce que je ferai.

— Tant mieux. » Maintenant qu’elle l’avait surpris en prônant la prudence, Desjani souriait. « Nous en abattrons bien davantage en choisissant notre moment et notre terrain. »

Au moins cette déclaration avait-elle deux mérites : ceux de la simplicité et de la vérité. « En effet. »


« Et Seruta ? demanda Rione, les yeux posés sur l’hologramme de la cabine de Geary. Si nous options pour cette esquive… »

Geary secoua la tête et elle se tut. « Le plus gros problème, c’est que le point de saut pour Seruta est plus proche de Delta. Elle nous intercepterait encore plus tôt et il nous faudrait combattre plus longtemps pour y accéder. » Il fixa l’étoile. « D’autres se posent, sans doute moindres mais importants malgré tout : nous ignorons, par exemple, ce dont y disposent les Syndics, et les guides des systèmes stellaires que nous avons réquisitionnés affirment qu’il s’agit d’un très ancien et misérable système. Aucune planète, rien que de minces nuages d’astéroïdes gravitant autour d’une naine rouge moribonde et recelant peu de minerais intéressants. Les Syndics n’y ont jamais détenu qu’une station orbitale de secours, abandonnée depuis longtemps. Ils risquent de nous y réserver de vilaines surprises et nous sommes certains de n’y pas trouver les ressources dont nous avons besoin. »

Rione s’affaissa dans son fauteuil en se renfrognant. « Nous allons donc continuer de piquer vers le point de saut pour Ixion ? Tout en sachant que les Syndics nous rattraperont avant ?

— Je tenterai certaines manœuvres pour les empêcher de nous approcher.

— Tenter ? » Elle secoua la tête. « Un bien maigre espoir, John Geary. Comment nous sommes-nous retrouvés piégés ainsi ?

— Une malchance exceptionnelle, déjà. Si Delta ne s’était pas pointée, nous aurions pu nous débarrasser de Bravo et sauter vers Brandevin. » Geary scrutait les profondeurs de l’hologramme. « Et une mauvaise appréciation. La mienne. J’ai pris la décision d’aller à Lakota et c’était une grosse erreur.

— Vraiment ? Parce que tu ignorais que tu te heurterais à cette malchance exceptionnelle ? » Rione vint s’asseoir à côté de lui et s’appuya contre son épaule. « Tu ne peux pas t’en blâmer. Et je suis bien placée pour le savoir, moi qui suis si douée pour battre ma coulpe.

— Ça me fait tout drôle de ne pas t’entendre me tailler des croupières pour avoir tout fait foirer par ma trop grande agressivité, fit-il remarquer.

— Je te l’ai dit… je refuse d’être trop prévisible. » Elle se redressa en poussant un grognement d’exaspération. « Peut-être ne sommes-nous pas destinés à rentrer chez nous. Ce que nous savons est peut-être trop dangereux.

— Pas question d’accepter ça.

— Tant mieux. » Elle se leva. « Je dois tenter de faire la paix avec quelqu’un. Si possible. Les jours me sont peut-être comptés. »

Avec Desjani ? « Avec qui ?

— Mes ancêtres. On se reverra tout à l’heure.

— Tu permets que je t’accompagne ? »

Rione lui fit de nouveau les gros yeux. « Tu n’es pas mon mari. Tu n’as rien à faire avec moi dans ce sanctuaire.

— Je sais. Je ne pousserai pas si loin. Moi aussi je veux parler à mes ancêtres. »

Le visage de Rione s’éclaira. « Peut-être seront-ils de bon conseil.

— Dans le cas contraire tu seras toujours là. »

Elle leva les yeux au ciel. « Oh, pour ce qui est des conseils, j’en regorge ! Mais qu’ils soient bons… c’est une autre affaire, semble-t-il.

— Tu m’avais prévenu qu’il serait aussi stupide qu’insensé de conduire cette flotte à Lakota, fit-il remarquer. Apparemment tu ne t’étais pas trompée. »

Pour une raison inconnue, cela parut l’amuser. « J’ai dit que tu étais stupide et que Falco était insensé. Très bien. Accompagne-moi. Que l’équipage voie à quel point est pieux et convenable son bien-aimé héros. Puis nous pourrons revenir ici pour comparer les impressions que nous auront inspirées les mises en garde de nos ancêtres, du moins si, couverts de honte, les miens ne m’ont pas réduite en cendres d’ici là. »

Geary se leva en souriant légèrement. « Foutrement étrange d’échafauder une stratégie militaire sur des signes et des augures, tu ne trouves pas ? Comme les anciens, qui consultaient les étoiles en se posant des questions sur le pourquoi de l’existence. »

Rione s’arrêta à mi-chemin de l’écoutille pour le regarder gravement. « Les anciens prenaient les étoiles pour des dieux, John Geary. Nous aussi, mais d’une manière très différente. Cela dit, nous ne différons guère d’eux, qui ne vivaient que le temps d’un clin d’œil sous le dais étoilé et passaient leur temps à tenter de comprendre ce qu’ils fabriquaient là et ce qu’ils devaient faire de leur vie, ce don qu’on leur avait accordé. Je m’efforce de ne jamais l’oublier. »

Il hocha la tête, non sans de nouveau se poser des questions sur la femme que cachait Victoria Rione.


À mi-chemin du point de saut pour Ixion, la flottille syndic Bravo restait toujours pendue à leurs basques, telle une épée antique menaçant à tout instant de s’abattre sur leur nuque ; et Delta, qui avait adopté une trajectoire incurvée à travers le système stellaire de Lakota, croiserait celle de la flotte en un point situé à deux heures précises du point de saut. La troisième, Alpha, continuait de faire tranquillement la navette près du portail de l’hypernet et de monter la garde pour lui interdire toute ruée désespérée (et de plus en plus improbable). La quatrième et plus petite, qui devait surgir du point de saut d’Ixion, restait encore invisible.

Ses ancêtres n’ayant daigné lui fournir aucun signe ni autre inspiration, Geary observait sur son écran la lente progression de sa flotte à travers le système de Lakota. Chaque fois qu’il avait vu une flotte dans la posture actuelle de celle de l’Alliance, l’affaire s’était toujours conclue de la même façon, et jamais par un heureux dénouement.

Il s’efforçait d’ignorer la migraine oculaire consécutive à la tension. Pourquoi en était-on arrivé là ? Si seulement il n’avait pas été sans cesse déstabilisé et contraint de modifier ses plans par la survenue successive de ces forces syndics… Au lieu d’imposer sa volonté dans ce système, il n’avait fait, semblait-il, que réagir aux manœuvres de l’ennemi.

Réagir aux manœuvres de l’ennemi.

Les Syndics étaient plus rapides. Leurs deux flottilles Delta et Bravo pouvaient accélérer plus vite que sa flotte et conserver de plus hautes vélocités. C’est assurément un avantage, mais des vaisseaux plus lents négocient des virages plus serrés, même si cela ne signifie nullement, serait-ce à 0,05 c, que leur rayon soit court. Peut-être qu’en trouvant le moyen de les plonger en plein désarroi…

Ce n’était pas un plan génial, mais au moins en était-ce un.


Le capitaine de frégate Suram, commandant par intérim du Guerrier, dévisageait Geary avec inquiétude, s’attendant sans doute à de mauvaises nouvelles. Il avait été le second du capitaine Kerestes, mais quel homme était-il exactement ? Nul n’aurait su le dire, mais Geary se devait au moins de lui laisser une chance. « Capitaine Suram, l’équipage du Guerrier a fait un travail de réparation magnifique. Les capacités de vos boucliers sont pleinement restaurées et la moitié de vos batteries de lances de l’enfer à nouveau opérationnelles. »

Suram hocha la tête. « Oui, capitaine. Néanmoins, nous n’avons pas réussi à remettre la totalité du blindage endommagé en état, et la propulsion ne fonctionne qu’à soixante-dix pour cent.

— C’est bien assez pour escorter les auxiliaires. J’ai une mission spéciale à confier au Guerrier, capitaine Suram. Je vous nomme aussi commandant de l’Orion et du Majestic. »

Stupeur. « Capitaine ?

— Je veux que les auxiliaires soient protégés, capitaine Suram, déclara Geary d’une voix aussi sévère que véhémente. Si nous les perdions, cette flotte serait fichue. Quand nous rencontrerons de nouveau les Syndics, ces deux flottilles arriveront sur nous de multiples directions. J’aurai le plus grand mal à m’assurer que le Titan, le Sorcière, le Djinn et le Gobelin ne soient ni détruits ni endommagés. Je tiens donc à ce que le Guerrier, l’Orion et le Majestic leur collent au train, comme arrimés à eux par une courte longe. Je veux que vous vous interposiez entre eux et le tir des Syndics, physiquement si besoin, et que vous détruisiez tous leurs vaisseaux qui tenteraient de s’en approcher. Vous en sentez-vous capable, capitaine Suram ? »

Les mâchoires de l’autre se crispèrent. « Oui, capitaine.

— Il vous faut comprendre que je vous confie la tâche la plus importante de la flotte. Aucun vaisseau lourd n’est de trop. Ni aucune unité légère, d’ailleurs. Je dois être absolument certain que vous ferez le maximum, quoi qu’il vous en coûte, pour protéger ces auxiliaires.

— Le Guerrier sera détruit avant qu’on ne réussisse à les toucher, déclara Suram. Nous avons quelque chose à prouver, mon équipage et moi, ajouta-t-il d’une voix rauque, et nous le savons. Nous avons abandonné le Polaris et l’Avant-garde à Vidha. Nous ne trahirons pas ces auxiliaires tant que nous resterons opérationnels. Je le jure sur l’honneur de mes ancêtres. »

Tous ceux qu’il interrogerait lui répondraient sans doute qu’il était fou de se fier au Guerrier, et encore plus au Majestic et à l’Orion, Geary en était conscient, mais son instinct lui soufflait qu’aucun autre vaisseau n’avait autant à prouver. Ça ne signifiait pas pour autant, bien entendu, qu’il aurait confié cette mission au capitaine Yin de l’Orion. Ç’eût été franchement dément. « Si je ne vous croyais pas, capitaine Suram, je ne vous aurais jamais confié cette tâche. Transmettez à votre équipage. Je sais que le Guerrier la mènera à bien ou mourra. »

Suram hocha encore la tête puis salua. « Merci, capitaine. Nous recouvrerons notre honneur ou nous mourrons en essayant. »

Geary sourit. « Faites-moi plutôt le plaisir de le recouvrer en vie. Je veux que le Guerrier revienne en première ligne. Êtes-vous sûr des commandants du Majestic et de l’Orion ? Se plieront-ils à vos ordres ?

— Tous les officiers et spatiaux de ces deux bâtiments connaissent leur devoir et seront conscients de l’opportunité qui s’offre à eux, capitaine Geary, promit Suram. Encore merci, capitaine. Nos vaisseaux sauront se montrer dignes de votre confiance. »


Encore un jour avant le point de saut. Geary passa des heures devant le simulateur où s’affichait une représentation de la situation : l’énorme flottille Delta, désormais disposée en ce qui semblait la formation syndic classique en boîte à chaussures, encore qu’en l’occurrence elle fût très aplatie. Son couvercle pointait vers la flotte de l’Alliance, tel un mur épais s’apprêtant à l’ensevelir.

La formation syndic Bravo avait elle aussi modifié son parallélépipède en s’aplatissant à l’instar de Delta et en s’inclinant vers le haut pour former un mur identique au sien mais plus petit, ses effectifs étant moins nombreux. Sans doute Bravo avait-elle été durement éprouvée par la flotte près du point de saut de Brandevin, mais elle comptait encore quinze cuirassés et dix croiseurs de combats. Elle avait perdu bon nombre d’unités plus légères mais ne donnait l’impression d’une relative petitesse qu’à côté des vingt-trois cuirassés et des vingt croiseurs de combat de Delta.

Qu’elle n’eût encore tenté aucun assaut contre l’Alliance, tant pour ébranler ses spatiaux que pour lui faire perdre encore du terrain en l’esquivant, cela ne manquait pas de surprendre Geary. Ils ont recouvré leur assurance, hein ? Ils nous croient piégés et l’issue inéluctable.

Nous verrons cela.


Une heure encore avant que Delta ne croise la trajectoire de la flotte. Geary s’assit sur la passerelle de l’Indomptable et répondit au salut de Desjani par un hochement de tête. Rione était installée à l’arrière et la tension se lisait dans ses yeux.

« La flottille syndic Bravo accélère, annonça la vigie du système de manœuvre.

— Elle compte nous rattraper en même temps que Delta », fit observer Desjani comme si elle débattait d’une simulation plutôt que de la manœuvre, bien réelle, d’une force syndic à la supériorité écrasante.

« Sans aucun doute, convint Geary. Tentons de déjouer leurs plans. » Il pressa la touche des communications. « À toutes les unités de l’Alliance. Adoptez la formation Omicron. Exécution dès réception de ce message. Les ordres concernant vos positions respectives vous sont envoyés en ce moment même.

— La formation Omicron ? » interrogea Desjani. Elle braqua les yeux sur son écran, sachant que l’Indomptable, leur vaisseau amiral, servirait d’exemple et de pivot aux autres bâtiments et n’exécuterait aucune manœuvre dans l’immédiat. « Cylindrique, capitaine ?

— Oui, c’est exact. » Il comprenait sa surprise. « Nous disposons de deux avantages. Notre flotte de force inférieure compliquera la tâche aux Syndics en leur interdisant de jeter tous leurs effectifs dans la mêlée. Ces formations parallélépipédiques ne s’adaptent pas assez vite à la situation. » Du moins je l’espère. « Et, dans la mesure où nous sommes plus lents, nous pouvons nous permettre de virer plus serré. »

Les vaisseaux se regroupèrent en formation Omicron. Au lieu de scinder la flotte en plusieurs sous-formations distinctes, Omicron les rassemblait en un seul bloc, et, plutôt que de les disperser en maintenant un grand intervalle entre eux, ne leur imposait qu’une distance de sécurité minimale. Le cylindre obtenu ne semblait de taille réduite que comparé aux grosses formations syndics, mais, même si les deux forces s’interpénétraient, le plus gros du mur formé par Delta serait incapable d’engager le combat.

Geary avait aussi renoncé à la pratique traditionnelle de poster les unités légères entre les vaisseaux lourds et la formation ennemie. C’était d’ordinaire leur destination, mais il n’avait pas l’intention de livrer un combat ordinaire. L’avant et l’arrière-garde de l’enveloppe extérieure du cylindre se composaient de cuirassés, tandis que les croiseurs de combat formaient comme une ceinture entre ces extrémités. Destroyers et croiseurs légers se rangeaient à l’intérieur du cylindre dont les croiseurs lourds fermaient les bouts. L’un d’eux était renforcé des deux cuirassés de reconnaissance. Le cylindre renfermait également auxiliaires et vaisseaux endommagés, aussi bien protégés que possible et serrés de très près par l’Orion, le Guerrier et le Majestic.

« Trente minutes avant le contact avec Delta, annonça la vigie des systèmes de combat. Vingt-huit avant le contact avec Bravo. »

Le dernier vaisseau de l’Alliance prit position dans le cylindre, qui pointait droit vers le point de saut pour Ixion.

« Le commandant de Delta va laisser à Bravo le soin de nous assouplir le cuir et d’essuyer le plus gros de nos premières rafales avant d’intervenir à son tour pour nous achever et s’en attribuer le mérite, déclara Desjani. J’ai toujours détesté les officiers de cet acabit.

— Celui-là risque d’être déçu. » Espérons-le. Geary se rassit et attendit en tâchant de déterminer le moment adéquat. « À toutes les unités. Réduisez la vélocité à 0,07 c. »

Certes, les vaisseaux syndics étaient maintenant assez proches pour n’avoir assisté à la modification de leur formation que quelques minutes après le début de la manœuvre, mais ils étaient contraints d’attendre qu’elle eût adopté sa forme définitive pour prendre des contre-mesures. Geary vit s’aplatir encore Delta, dont le mur s’épaissit et se raccourcit pour permettre à de plus nombreux vaisseaux d’engager partout le combat avec l’Alliance. Mais, en décélérant, Geary avait précipité l’instant du contact, et les Syndics se ruaient désormais sur la flotte plus tôt qu’ils ne l’avaient prévu.

« Dix minutes avant le contact avec Bravo. Douze avant le contact avec Delta. »

Ils étaient assez près. Bravo fondait sur leurs poupes, gagnant lentement du terrain, et Delta, toujours à 0,2 c, arrivait sur eux par le travers. Elle va devoir commencer à freiner. « À toutes les unités de l’Alliance. Faites pivoter la formation de quatre-vingt-dix degrés vers le bas et de soixante-dix sur tribord à T trente et un. » Autre manœuvre complexe, puisque tous les vaisseaux devaient simultanément incliner le cylindre vers le bas et lui imprimer une nouvelle trajectoire.

« Delta décélère », fit observer Desjani alors que Geary venait tout juste de donner ses ordres et que l’Indomptable se retournait pour s’y conformer.

Compte tenu de sa vélocité, Delta avait le plus grand mal à distinguer les manœuvres de la flotte et, dans la mesure où elle était d’ores et déjà engagée dans le processus de sa rude décélération, elle n’y pouvait de toute manière pas grand-chose.

La tornade de missiles et de mitraille qu’elle tira fendit l’espace désormais dégagé où ses senseurs avaient prévu que se trouverait la flotte.

Son épais parallélépipède suivit cet orage de près, tandis que le cylindre vertical de la flotte esquivait de biais, hors de portée de ses lances de l’enfer.

« Joli », approuva Desjani sans quitter des yeux l’écran, consciente que ce n’était qu’un début.

Geary aussi le fixait. Les Syndics ne renonceraient pas. Bravo reviendra sur nous au terme de sa parabole, prête à bondir de nouveau dès que nous ne bougerons plus. Delta grimpera puis redescendra, il me semble, pour simplifier la coordination d’une nouvelle action commune. Autant dire que je dois… positionner cette flotte… ici. « À toutes les unités. Virez de cent quatre-vingt-dix degrés sur tribord à T quarante-quatre. »

Delta poursuivait encore son ascension quand Bravo perdit à nouveau du terrain en s’efforçant vainement d’adapter sa trajectoire au revirement de la flotte. « À toutes les unités. Altérez la trajectoire de vingt degrés vers le bas à T quarante-neuf. Et faites pivoter la formation de soixante-dix degrés vers le haut à T cinquante-deux. »

Cette fois, le cylindre reprit une position pratiquement parallèle au plan du système et frôla le ventre de Delta au moment où Bravo entreprenait de freiner sèchement pour réduire sa vélocité afin d’épouser le rayon de braquage des plus lents vaisseaux de l’Alliance. Geary attendit de voir Delta entreprendre à son tour une puissante manœuvre de décélération. « À toutes les unités. Pivotez de quatre-vingt-quinze degrés sur tribord et accélérez à 0,1 c à T deux. »

Alors que les deux formations syndics réduisaient leur vitesse et revenaient l’une vers l’autre, Delta en surplomb et Bravo de flanc, pour tenter de refermer les mâchoires de leur tenaille sur la flotte, celle-ci leur échappait pour foncer vers le point de saut pour Ixion.

« Le plus étrange combat qu’il m’ait été donné de voir, lâcha Desjani d’une voix ébahie.

— Ce n’est pas fini, répondit Geary. Ils vont se désempêtrer, accélérer et se lancer de nouveau à nos trousses.

— De sorte que leurs deux formations vont nous pourchasser. » Desjani confia les calculs au système de manœuvre. « Et nous rattraper avant le point de saut.

— Ouais.

— Vous croyez que ça peut encore opérer ? s’enquit Rione.

— La manœuvre d’évitement ? » Geary secoua la tête. « On s’y essayait parfois pour s’amuser, au bon vieux temps, et on la justifiait en prétendant qu’elle nous apprenait à anticiper les mouvements d’autres formations. Peut-être était-ce vrai. Mais ça ne marchera pas cette fois-ci. Les Syndics s’attendront à ce que nous nous échappions, et ils sont assez nombreux pour déployer largement leurs formations la prochaine fois et nous interdire d’éviter le contact. »

Rione parut tirer une longue figure, mais Desjani comprit et sourit comme une chatte gourmande. « Ce qui signifie qu’en les déployant ils réduiront partout leur puissance de feu.

— Exactement. Et nous passerons par un de ces points faibles. » Geary montra l’hologramme : les Syndics y accéléraient à nouveau pour se lancer à leur poursuite. « Ils font fusionner Delta et Bravo, dirait-on. Il me faudrait une estimation de la position de leur vaisseau amiral.

— Il devrait se trouver au centre », suggéra Desjani.

Geary opina. La place d’honneur. Susceptible d’essuyer le plus fort de l’attaque ennemie lors de ces charges bille en tête qui étaient la coutume. Certes pas la tactique la plus subtile, mais, tout comme les Syndics, Geary était contraint de s’en tenir aux usages, car la flotte tout entière eût été horrifiée de ne pas voir le vaisseau amiral occuper cette place lors d’un assaut.

L’énorme formation syndic se déployait dans le sillage de l’Alliance, recomposée, nettement moins dense, mais étirant assez sa nasse pour qu’elle enveloppât la trajectoire de la flotte, par-dessous, par-dessus, sur sa droite et sa gauche, afin de lui interdire toute manœuvre évasive. Vous voulez nous attraper ? Très bien. Apprêtez-vous à apprendre ce qu’il en coûte de refermer la main sur un frelon.

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