Trois

Les fusiliers de l’Alliance s’introduisirent dans la salle de commande principale de l’installation minière et s’y déployèrent pour rechercher d’éventuels objets piégés à l’aide de leur matériel portable individuel. Des voyants verts scintillaient sur les nombreux panneaux de la salle, signalant que l’équipement de la mine était pleinement opérationnel. Le sous-officier qu’observait Geary se rapprocha d’un panneau où clignotaient plusieurs voyants rouges. « Rails de sustentation magnétique, rendit-il compte à ses supérieurs en même temps qu’à Geary. C’est le seul matériel qui présente un dysfonctionnement. Tout le reste est en bon état. » Le fusilier semblait plus inquiet que rassuré par ce constat.

Une fenêtre s’ouvrit devant Geary : le capitaine Tyrosian y fronçait les sourcils. « Ils n’ont pas coupé leur équipement.

— Non, convint Geary.

— Ça va beaucoup nous retarder, se plaignit Tyrosian.

— J’aurais cru que l’alimenter de nouveau en énergie exigerait davantage de temps. »

La question parut surprendre Tyrosian. « Eh bien… oui, en effet. S’ils avaient coupé l’alimentation, nous aurions dû réactiver lentement l’équipement pour nous assurer qu’il n’était pas saboté mécaniquement ou informatiquement.

Vous savez… par des vers et des virus infiltrés dans les programmes. Mais il est déjà en activité, capitaine. »

Autrement dit, les virus ou autres sous-programmes de piratage étaient d’ores et déjà en train d’opérer. Ne jamais se fier aux cadeaux des Syndics. « Je vois. »

Le visage du colonel Carabali réapparut, non moins renfrogné que celui de Tyrosian. « Nous allons devoir procéder à une fermeture contrôlée de tous les systèmes, capitaine, les nettoyer et les rallumer l’un après l’autre. »

Geary lâcha une longue bouffée d’air en se demandant pourquoi ses fusiliers et ses ingénieurs devaient précisément tomber d’accord sur ce point. « Quel serait le pire scénario si nous les faisions fonctionner maintenant ?

— Panne désastreuse de tous les systèmes, fermeture et destruction des équipements, dommages fatals à l’environnement, personnel blessé, mort d’hommes et perte de toutes les capacités de l’installation minière, répondit Tyrosian.

— Tout sauterait », renchérit laconiquement Carabali.

Geary hocha la tête. D’accord. La cata. « Quel délai exigera la méthode la plus prudente ?

— Son estimation dépendra largement du nombre plus ou moins important des facteurs impliqués… commença Tyrosian.

— La flotte ne peut pas se permettre de s’attarder très longtemps aux abords de cette installation, capitaine Tyrosian, aboya Geary.

— De quelle quantité de ce matériel avons-nous besoin ? s’enquit Carabali. Pour accéder aux réserves de minerais exigées, faire analyser la roche et la charger ? »

Tyrosian eut un geste courroucé. « Il vous faut disposer des sous-systèmes de minage. Demander aux principaux systèmes fonctionnels de leur envoyer des instructions. Si les programmes de sécurité ne sont pas activés et ne surveillent pas les opérations des systèmes fonctionnels principaux et des sous-systèmes de minage, les blocages de sécurité leur interdiront tout fonctionnement.

— Presque tout, en tout cas », fit observer Geary.

Tyrosian hocha la tête.

« Nous ne pouvons pas… » Geary s’interrompit ; une diode venait de clignoter, signalant un message à haute priorité lui apprenant qu’on tentait de le contacter pendant sa conférence avec Carabali et l’ingénieur. Il jeta un coup d’œil au voyant et constata que la communication provenait du Titan. Les transmissions de ce bâtiment tendaient à annoncer de mauvaises nouvelles. Exaspéré par les délais, Geary faillit frapper la touche de refus. Vraiment pas besoin qu’on me complique encore l’existence. Bon sang, jusqu’à quel point peut-elle l’être ? Il me faudrait plutôt une embellie, et celui qui m’appelle aura peut-être une idée. Il s’accorda une pause, compta jusqu’à cinq et accepta le contact.

Le visage du capitaine de frégate Lommand, commandant du Titan, lui apparut. Il était encore jeune, mais Geary avait déjà eu l’occasion d’apprendre qu’il compensait le manque d’expérience par le zèle et l’initiative. Pour l’instant, Lommand semblait légèrement contrit. « Pardonnez-moi cette interruption, capitaine Geary, mais on m’a dit que le capitaine Tyrosian était en contact direct avec vous et j’ai pensé qu’elle tiendrait à savoir sans délai que les deux mobiles d’extraction unitaires du Titan sont chargés sur des navettes à grues de levage parées au lancement. »

Geary coula un regard vers Tyrosian, qui s’efforçait vainement de donner l’impression que cette annonce ne la surprenait pas. « Des mobiles d’extraction unitaires ? s’enquit Geary. Ça pourrait nous avancer ?

— Oui, si l’équipement de l’installation est inutilisable, répondit ingénument Lommand. Ça m’avait paru une bonne idée de les tenir prêts à intervenir si ça se produisait.

— En effet, renchérit Tyrosian comme si elle en avait elle-même donné l’ordre. Certes, les déployer comporte un risque, dans la mesure où il ne reste plus à la flotte que les deux du Titan, mais les MEU peuvent localiser, analyser et charger les réserves d’éléments trace dont nous avons besoin.

— Quelle sera la durée de leur trajet ? s’enquit Geary en cherchant dans ses commandes celle qui pouvait lui fournir cette information.

— Trente et une minutes si nous les larguons tout de suite », répondit aussitôt Lommand.

Le colonel Carabali vérifiait un autre détail de son côté. « On ne peut pas prendre le risque d’utiliser sur site un équipement crucial tant que les systèmes des Syndics restent en activité et en mesure de lancer une opération style cheval de Troie. Les éteindre complètement exigerait environ… vingt minutes. »

Geary hocha la tête. « Mais songez à tout ce que nous devrons encore faire avant d’y recourir. Ne devrions-nous pas plutôt nous servir de ces… euh… MEU ?

— Inspecter et nettoyer tous les systèmes syndics exigera au moins deux heures, et il faudra encore une demi-journée pour les réactiver sous notre contrôle…

— Quand les MEU pourront-ils commencer à fonctionner une fois débarqués ? demanda Geary aux ingénieurs.

— Dans l’immédiat, capitaine, répondit Lommand. Leur démarrage sera effectué à bord des navettes. Dès qu’elles auront atterri, les meuh-meuh pourront descendre la rampe et se mettre à paître. »

Génial. Encore un autre menu détail que Geary devait apprendre de la bouche de ses subordonnés. Fort heureusement, l’un d’eux était le capitaine Lommand. Il s’apprêtait à lui ordonner de larguer les navettes du Titan quand il se reprit et se tourna vers Tyrosian, son supérieur. Lommand avait encore négligé la voie hiérarchique, mais au moins l’avait-il fait cette fois de manière apparemment légitime en feignant d’informer Tyrosian. « Capitaine Tyrosian, ordonnez au Titan de larguer ces navettes et de les faire atterrir près de l’installation. Qu’elles se mettent au travail dès leur débarquement. Merci pour l’information, capitaine Lommand. Colonel Carabali, priez vos informaticiens de mettre en berne tout ce que les Syndics ont laissé en activité. Que tout soit coupé quand les navettes du Titan se poseront.

— Oui, capitaine, répondit Carabali avec un mince sourire. Voulez-vous que nous les épluchions en quête d’éventuels sabotages ?

— Uniquement si cela s’avère nécessaire pour la sécurité de vos gars. Je n’ai pas l’intention de les rallumer avant notre départ et nous laminerons tout le matériel de cette installation en la quittant. »

Le sourire de Carabali s’élargit. « À vos ordres, capitaine. »

Alors que s’effaçait l’image du colonel des fusiliers, le capitaine Tyrosian lança à Geary un regard assuré, comme si elle avait conçu ce plan elle-même. « J’ai ordonné au Titan de larguer les navettes, capitaine.

— Merci. » Au moins Tyrosian avait-elle su recouvrer ses esprits et réagir correctement quand Lommand s’était immiscé dans la conversation. « Beau travail. Amassons ces cailloux et dégageons. »

Les fenêtres disparurent, ne laissant plus flotter devant Geary que le seul hologramme du système stellaire. Il regarda les symboles représentant les vaisseaux de sa flotte dépasser à grande vitesse la lune qui hébergeait l’installation minière syndic, avant de décrire une boucle autour de la géante gazeuse pour revenir vers le satellite, puis il se livra à quelques calculs rapides pour vérifier s’il ne devrait pas les ralentir davantage en fonction des retards prévus à la surface.

Jusque-là, ça allait. Pas génial et avec une marge d’erreur encore beaucoup trop grande, mais, si les unités mobiles bouclaient rapidement leur tâche, il n’aurait pas à gaspiller un surcroît de cellules d’énergie en freinant davantage la vélocité de la flotte.

Il se rejeta en arrière et constata que le capitaine Desjani s’efforçait de dissimuler sa curiosité. « Les Syndics ont laissé leur matériel en activité dans l’installation minière, lui expliqua-t-il.

— Les salauds ! répondit-elle en fronçant les sourcils. Ils savaient que nous les supposerions piégés.

— Ouais. Mais le Titan dispose de deux machins mobiles d’extraction qu’il envoie récupérer les réserves. » Geary se tourna vers Rione pour la faire participer à la discussion. « Les fusiliers sont en train de couper l’équipement syndic. »

Rione secoua la tête. « Il y a de fortes chances pour qu’ils n’aient pas eu le temps de concevoir des pièges très élaborés, mais nous devons agir comme si c’était effectivement le cas.

— Ils nous ont tendu des chausse-trappes partout où nous les avons croisés. » Geary regarda la trajectoire des navettes du Titan s’incurver vers la lune, en regrettant que l’ennemi ne fût pas un peu moins tortueux et sa propre flotte dans une situation un peu moins périlleuse.

La voix du sous-officier qui supervisait les MEU du Titan se fit empreinte de respect obséquieux quand il eut la surprise d’entendre Geary s’adresser directement à lui. « C’est un honneur de vous parler, capitaine. »

Geary tenta de masquer le mécontentement que lui inspiraient l’adulation et la vénération du héros qu’elle trahissait. Les spatiaux de la flotte étaient encore plus enclins que leurs officiers à se persuader qu’il avait été envoyé par les vivantes étoiles pour sauver l’Alliance, et cette flotte en particulier ; et qu’il était bel et bien le légendaire « Black Jack » Geary du passé. Mais, bien que lui-même s’efforçât de son mieux de ne pas s’en persuader, il devait respecter leur conviction. « Vous avez une minute, chef ? Pour discuter de votre matériel ? » Un calme plat régnait par ailleurs, mais Geary se sentait obligé de rester sur la passerelle jusqu’à la fin de ce bazar, et, de toute façon, les MEU piquaient sa curiosité.

La vue retransmise par le casque du chef montrait un des flancs de l’installation minière. Les grandes portes donnant accès aux réserves de minerai extrait et raffiné avaient été arrachées de leurs gonds par les fusiliers, ravis de prendre une tête d’avance sur la destruction de l’installation syndic. Les silhouettes massives des deux MEU avaient labouré de leurs chenilles la surface de la lune, broyant ou bousculant au passage quelques barrières de sécurité des Syndics, et elles attendaient à présent devant ces accès.

« Oui, capitaine, répondit le chef. Les équipes des meuh-meuh sont en train de manœuvrer leurs vaches, et je ne suis là qu’en cas de besoin. »

Leurs vaches. Le sobriquet n’était pas plus absurde qu’un autre pour désigner un engin dont l’acronyme officiel était MEU. « Je ne suis pas très informé de votre matériel, chef. Que pouvez-vous m’en dire ? » Il avait déjà tenté de chercher des informations dans la bibliothèque en ligne de l’Indomptable mais s’était retrouvé noyé dans une masse énorme de documents dont aucun ne semblait contenir un seul schéma limpide ou explication claire sur les capacités de ces MEU. Après avoir vainement pataugé dans un fatras de données complexes, il avait décidé de s’en remettre à son entraînement de jeune aspirant : quand vous avez besoin d’un renseignement, demandez à un sous-off.

Celui-là ne semblait pas croire qu’on pût enseigner quelque chose au grand Black Jack Geary. « La technologie n’a pas beaucoup évolué depuis… euh… depuis…

—… le siècle dernier ? suggéra sèchement Geary. Je n’en étais guère informé à l’époque, chef. Je n’en voyais pas la nécessité.

— Oh… oui, capitaine. Eh bien, comme je l’ai dit, la technologie n’a pas beaucoup changé. Ce sont des engins simples et robustes. Tout ce qu’on a essayé à la place était plus compliqué, plus cher, plus fragile et… vous voyez, quoi ?

— Certainement, chef », convint Geary en se remémorant nombre « d’améliorations » qui, apportées aux systèmes des vaisseaux, l’exaspéraient déjà un siècle plus tôt parce qu’elles créaient de nouveaux problèmes à un matériel fonctionnant à la perfection avant d’être amendé et transformé en un tas de ferraille aussi capricieux que sujet à la panne. « Content qu’on vous ait au moins laissé un matos qui marche bien. Que font vos “vaches” pour l’instant ? Elles attendent l’autorisation d’entrer dans l’installation ?

— Non, capitaine ! Elles n’auront pas besoin de s’y enfoncer plus profondément. Elles envoient des vers, capitaine. Une fois qu’ils sont…

— Des vers ?

— Oui, capitaine. »

La vue transmise par le casque du chef changea, pour se focaliser sur l’avant d’une des meuh-meuh et zoomer ensuite dessus. S’en éloignait ce qui ressemblait à un faisceau de câbles extrêmement ténus qui s’enfonçaient dans les bâtiments de stockage. « Vous voyez ces fils, capitaine ? Chacun est connecté à un ver. On les appelle comme ça parce qu’ils ont à peu près la même taille et opèrent de la même façon. Ils mangent la terre. Ou la roche.

— Comment font-ils pour traverser la roche ? s’enquit Geary.

— Leur orifice frontal… leur bouche… est armé de petits canons générateurs d’ondes de choc. Les vers identifient la structure de la roche et envoient des vibrations puisées qui la pulvérisent devant eux. En l’occurrence, bien sûr, le minerai est déjà extrait, de sorte qu’ils traversent des amas de métal solide. Les vers mangent la poussière et continuent de progresser en opérant de la même manière. À l’intérieur des vers, cette poussière est analysée au niveau moléculaire par des senseurs, puis ressort à l’autre bout. Exactement comme un lombric, comme je l’ai dit, capitaine.

— À quoi servent les câbles ?

— À les manœuvrer, les contrôler et les alimenter en énergie, capitaine. Un ver extracteur doit pouvoir se déplacer beaucoup plus vite qu’un lombric et sans discontinuer, si bien qu’il a besoin de beaucoup plus d’énergie qu’il ne pourrait en contenir, compte tenu de sa taille. Et nous ne tenons pas à répandre dans cet environnement des radiations incontrôlées… à cause des gaz explosifs, des détonateurs et ainsi de suite, vous voyez… ni à ce que notre connexion aux vers soit bloquée par des métaux ou d’autres obstacles, aussi toutes les communications avec eux passent-elles par ces câbles. » La vue transmise par le chef pivota encore pour se fixer sur les fils qui s’introduisaient dans les bâtiments. « Lors d’une opération d’extraction ordinaire, les vers sortent, creusent sous la surface et trouvent les veines ou les filons de minerai requis. Ici, nous savons déjà où se trouvent les stocks, de sorte que les vers forent des tunnels dans ces réserves, identifient le contenu de chacune et décèlent une éventuelle contamination ou des morgellons. »

Des morgellons. Ou des nanobugs. Geary savait au moins cela : il s’agissait de minuscules insectes technologiques implantés dans le matériel pour créer des pannes quand la chaleur ou la pression les activaient. « Je croyais les morgellons interdits parce que trop difficiles à contrôler ? »

Le haussement d’épaules du chef ne lui échappa pas. « En effet, capitaine. Mais un tas de choses sont interdites, si vous voyez ce que je veux dire.

— Oui, chef. Parfaitement. » Interdites mais pas inemployées. Ni par les Syndics ni par l’Alliance, ainsi que Geary l’avait appris avec stupéfaction. Une guerre longue d’un siècle n’engendre que trop aisément un mépris de la loi et de la vie humaine. « A-t-on repéré des problèmes jusque-là ?

— Non, capitaine. Nous laissons aux vers le temps de contrôler convenablement les échantillons avant d’envoyer les taupes.

— Les taupes ?

— Oui, capitaine. De fait, elles sortent, creusent le minerai, le chargent à leur bord et le rapportent à la vache. Les vaches sont dotées de taupes grosses et petites, selon les quantités qu’on cherche à récupérer. Nous pourrions même en atteler une de taille monstrueuse à la vache, mais le Titan n’en a qu’une seule. Celle-là se contente de creuser un énorme trou dans le minerai pour le lui rapporter par un tube convoyeur fixé à son cul. » Le chef garda un instant le silence puis reprit la parole d’une voix légèrement étouffée. « Excusez-moi, capitaine… le minerai est ensuite expédié par son portail d’expulsion arrière.

— J’avais compris, chef. » Geary prit le temps de réfléchir à l’information, tout en regardant des formes sombres s’éloigner en trottinant des vaches pour pénétrer dans la zone de stockage syndic, entraînant chacune derrière elle son câble respectif. « Tout a donc l’air de bien se passer ?

— Oui, capitaine. Nous avons mélangé grosses et petites taupes parce qu’on nous a ordonné de charger le minerai et de ramener le plus vite possible les vaches à bord des navettes.

— Exact. Merci, chef. Je vous suis reconnaissant de cette mise au point. » Geary coupa la communication et cligna des yeux pour accommoder sur l’écran qui montrait sa flotte. Tout allait bien jusque-là, et c’était la première fois qu’il s’en persuadait depuis un bon moment.

Desjani bâilla. « Pardon, capitaine.

— Je suis dans le même état. Au moins ai-je pu m’informer de ces vaches dont se servent les ingénieurs.

— Des vaches ?

— Ouais. Équipées de vers et de taupes. »

Elle sourit. « Vous êtes bien sûr que vous n’étiez pas en train de parler avec les cuistots de ce qu’on nous fait bâfrer ? »

Manger. Depuis quand s’attardait-il sur la passerelle, au fait ? Son estomac grondait.

Desjani sourit de nouveau, chercha dans sa poche et lui tendit une barre énergétique. « J’en porte toujours quelques-unes sur moi.

— Merci. Rappelez-moi de mentionner votre prévoyance quand je procéderai à votre prochaine évaluation. » Il prit la ration, se demanda s’il devait d’abord lire l’étiquette ou se contenter de deviner ce qu’elle contenait, puis décida qu’il préférait ne pas le savoir. Encore autre chose qui n’avait pas changé en un siècle. Dans un effort mal avisé pour satisfaire les goûts de chacun et refléter la grande diversité des cuisines des nombreuses planètes de l’Alliance, les barres énergétiques avaient été prétendument conçues pour respecter le plus large spectre des saveurs. Si bien que celles qu’offraient les réfectoires de la flotte étaient révoltantes pour tout le monde, quel que fût votre monde natal.

Il ôta l’emballage, mordit une bouchée puis se résigna à lire l’étiquette : « Forshukyen Solos ? Qu’est-ce que ça peut bien être, foutredieu ? » Il déchiffra les petits caractères d’imprimerie. « “Le plat favori des planètes du système d’Hokaïden.” Tu parles !

— Efforcez-vous d’éviter les barres Danaka Yoru, lui conseilla Desjani.

On les fabrique encore ? À leur sortie, on voulait les vendre aux Syndics, mais… » On craignait qu’ils ne nous déclarent la guerre par mesure de représailles. Cette blague était bien plus drôle avant qu’ils ne la déclarent effectivement.

Desjani eut le bon sens de ne pas lui demander pourquoi il ne terminait pas sa phrase. « Il me semble qu’on a cessé de les produire il y a très longtemps, mais qu’on cherche encore à se débarrasser des surplus. » Elle s’esclaffa, et les rides dont ces années avaient strié son visage s’adoucirent, le faisant paraître plus jeune.

Geary lui retourna son sourire, ravi de pouvoir se plaindre de la cuisine de la flotte même devant une femme qui le prenait pour un héros de légende. Ce badinage familier, établissant des passerelles avec des gens et des lieux qu’il avait connus, lui donnait l’impression d’être un peu moins déplacé dans ce monde.

Les éléments trace dont avaient besoin ses auxiliaires s’engouffraient rapidement dans les vaches du Titan. Geary étudia de nouveau les mouvements de sa flotte et sentit poindre une migraine en constatant qu’on se rapprochait très vite de l’heure butoir. Tout retard le contraindrait à perdre du temps et gaspiller des cellules d’énergie en manœuvres de décélération.

Comme à point nommé, un signal d’alarme se mit à clignoter sur celui de ses écrans qui affichait la situation à la surface de la lune. Alors même qu’il concentrait son attention dessus, le visage de Carabali réapparut. « Les Syndics réfugiés dans les galeries tentent une sortie. Ils échangent des coups de feu avec les fusiliers qui gardent les issues. »

Un accrochage au sol était bien la dernière chose dont il avait besoin. Les Syndics l’avaient sans doute pressenti, et ils consentaient à sacrifier quelques-uns des leurs dans le seul but de ralentir un peu plus la flotte de l’Alliance. Il inspira profondément, se rejeta en arrière pour réfléchir, puis son regard se posa sur l’écran où s’affichait la flotte. Oh, bon sang ! Pour une fois, c’est tout simple. « Colonel Carabali, préparez-vous à replier vos fusiliers vers les navettes. Veillez à ce que les vaches du Titan restent protégées du feu ennemi jusqu’à ce qu’elles soient chargées et que leurs navettes aient décollé. »

Le colonel fronça légèrement les sourcils. « Les vaches, capitaine ?

— Les meuh-meuh. » C’était grotesque. « Les mobiles d’extraction unitaires.

— Oh ! Oui, capitaine. Dès que mes fusiliers se replieront, les Syndics sortiront de leur trou.

— Je ne pense pas, colonel. Du moins pas tant que l’Exemplaire et le Cœur de Lion braqueront leurs lances de l’enfer sur eux. De quelle marge de sécurité avez-vous besoin pour soustraire vos hommes au tir de ces vaisseaux ? »

Le front de Carabali se plissa davantage. « Avec tout le respect que je vous dois, nous aimerions autant nous trouver le plus loin possible quand la flotte commencera à bombarder ce secteur. »

Sans doute bien compréhensible mais guère utile. Geary jeta un regard à Desjani. « Quelle précision de tir pourrions-nous obtenir des lances de l’enfer de l’Exemplaire et du Cœur de Lion s’ils recommençaient à tirer sur les Syndics ? Les fusiliers sont inquiets. »

Desjani grogna. « Quand ces deux vaisseaux sont si près de leurs cibles et en position relative pratiquement fixe ? Dans de telles conditions, il serait pratiquement impossible à une lance de l’enfer de les rater avec une marge d’erreur appréciable. De l’ordre de moins d’un centimètre, je veux dire. Ces fusiliers seraient en sécurité même à dix mètres du point visé. »

Pour sa part, Geary n’aurait pas aimé se trouver à dix mètres de la cible d’une lance de l’enfer, mais il se garda bien de le dire à haute voix. « Colonel, une zone de sécurité de deux cents mètres entre vos fusiliers et le bombardement vous semble-t-elle convenable ?

— Pourrait-on l’élargir à trois cents, capitaine ? » Oh, pour… Malgré tout, j’ai ordonné aux fusiliers d’entrer dans l’installation alors qu’il aurait pu s’agir d’un guet-apens. Je leur dois bien ça. « Très bien. Trois cents. Dès que votre fusilier le plus proche des galeries s’en sera éloigné de cette distance, l’Exemplaire et le Cœur de Lion ouvriront le feu sur les Syndics qui tenteraient de s’en échapper. »

Le visage du colonel s’illumina. « Pourriez-vous ordonner un tir de barrage nourri, capitaine ? À mesure que mes gars se retireront, les vaisseaux pourront bombarder l’installation derrière eux, en prenant de l’avance sur sa démolition et en décourageant toute poursuite.

— Excellente suggestion, colonel. Je vais transmettre aux vaisseaux. » Un nouveau message s’afficha : « Les vaches ont ramassé tout ce dont nous avions besoin et se dirigent vers les navettes.

— Je vais préparer les fusiliers à se replier sur elles. » L’image de Carabali salua et disparut.

Geary appela les deux cuirassés de reconnaissance, s’assura qu’ils avaient bien compris ses ordres et ajouta une exigence : l’installation minière devrait être entièrement détruite à l’exception de quelques salles et de leurs supports vitaux. Sans doute la vie ne serait-elle pas facile pour les Syndics qui resteraient, du moins tant que la planète habitée n’aurait pas envoyé des bâtiments pour les récupérer, mais, dans la mesure où ils auraient pu être massacrés jusqu’au dernier par les vaisseaux de l’Alliance, Geary se persuadait qu’ils n’avaient pas trop à se plaindre.

L’activité reprenait donc mais à une allure d’escargot, apparemment, si l’on en jugeait par la lenteur avec laquelle les symboles représentant les vaches et les fusiliers regagnaient leurs navettes respectives. Habitué à des vélocités mesurées en dixièmes de celle de la lumière, Geary s’étonna du temps qu’exigeait le franchissement de quelques centaines de pas à la surface d’une planète.

Les Syndics ne mirent pas longtemps à comprendre que les fusiliers se retiraient : des silhouettes éparses se déversèrent bientôt par les puits d’accès aux galeries de la mine. Or les plus proches fusiliers de l’Alliance se trouvaient encore à trois cents mètres. Geary croisa les doigts, mais les deux cuirassés de reconnaissance retinrent leur tir quand les Syndics se lancèrent à la poursuite des derniers, qui battaient lentement en retraite.

À ce train, jamais ils ne mettraient trois cents mètres entre eux et l’ennemi.

Mais peu importait peut-être. L’Exemplaire puis le Cœur de Lion ouvrirent le feu ; leurs lances de l’enfer labourèrent en dansant la zone proche des puits d’accès, leurs javelots chargés de particules lacérant métal, roche et corps humains. Geary fixait l’écran et voyait disparaître en rapide succession les symboles représentant les Syndics à mesure que les lances de l’enfer touchaient chaque individu de plein fouet et le vaporisait avec tout ce qui se trouvait dans le voisinage.

Trois cents mètres séparaient encore les Syndics des fusiliers les plus proches, mais leur progression s’interrompit quand ils prirent conscience de l’enfer qui se déchaînait derrière eux. Réaction sans doute parfaitement naturelle mais aussi la pire de toutes. Les fusiliers continuèrent de se replier et leurs poursuivants se retrouvèrent hors de la zone de sécurité de trois cents mètres : les lances de l’enfer les atomisèrent.

Les senseurs de la flotte ne repéraient plus aucune présence syndic à la surface. Quelques-uns de ceux qui s’étaient lancés à la poursuite des fusiliers avaient peut-être survécu, planqués sous les décombres de l’installation pendant que l’Exemplaire et le Cœur de Lion s’acharnaient frénétiquement à la réduire en miettes. Mais peu importait, puisque rien ne bougeait plus dans la zone de tir, sinon des édifices qui s’effondraient ou les débris expulsés des points d’impact.

Douillettement éloignées de ce champ de dévastation, les navettes qui emportaient les vaches commencèrent de décoller. Tout autour, les fusiliers continuaient de se replier vers leurs véhicules en sections bien ordonnées. Pendant que Geary observait le spectacle sur son écran, ils bondirent dans l’espace derrière les gros appareils à charge lourde rapportant au Titan, qui les répartirait ensuite entre les autres auxiliaires, les éléments trace requis.

Deux minutes de plus et Geary aurait dû ordonner à la flotte de ralentir pour leur permettre de la rattraper. Mais la jonction était encore jouable.

Il expira longuement. Encore une crise de surmontée.

Je me demande quel visage prendra la prochaine.


« Félicitations à tous ceux qui ont contribué au succès de la dernière opération. » Geary indiqua d’un signe de tête le colonel Carabali, les capitaines Tyrosian et Lommand, et les commandants de l’Exemplaire et du Cœur de Lion. « Le capitaine Tyrosian m’informe que les éléments trace exigés sont d’ores et déjà redistribués, pendant que nous nous entretenons, sur les quatre auxiliaires. Les munitions et cellules d’énergie déjà manufacturées ont été livrées aux vaisseaux. Dès les dernières livraisons effectuées et les navettes récupérées, nous piquerons vers le point de saut pour quitter le système de Baldur. »

Tous ne semblaient pas partager l’opinion de Geary sur Tyrosian et Lommand. Les commandants Casia du Conquérant et Yin de l’Orion avaient adressé un sourire approbateur à ceux des cuirassés de reconnaissance mais montré un visage de marbre aux officiers du génie. Geary prit le temps de balayer les deux flancs de la très longue table virtuelle du regard, en s’efforçant d’estimer le nombre de ses officiers qui prenaient modèle sur Casia et Yin. Peu d’entre eux, apparemment, mais on pouvait difficilement en juger, et Geary soupçonnait ses plus dangereux adversaires de ne pas manifester leur hostilité aussi ouvertement que ces deux-là.

Néanmoins, savoir que les individus qui refusaient de reconnaître son autorité sur la flotte tentaient de se servir des deux ingénieurs comme d’un moyen de le brouiller avec ses autres commandants n’en restait pas moins aussi exaspérant que critique.

« Capitaine Geary », l’interpella une voix qu’il ne connaissait pas encore. Il mit un bon moment à identifier son propriétaire malgré l’assistance du logiciel qui présidait à la réunion et avait obligeamment, surligné le nom d’un officier installé non loin à la table : Badaya, commandant de l’Illustre ainsi que du reliquat de la sixième division de croiseurs de combat, laquelle ne se composait plus que de ce vaisseau et de l’Incroyable. « Capitaine Geary, répéta lentement Badaya, comme s’il réfléchissait en même temps. Avant que nous n’abordions d’autres sujets, j’aimerais personnellement en soulever un. Nous devons affronter d’énormes difficultés pour regagner l’espace de l’Alliance et nous ne pouvons guère nous permettre de perdre notre temps à réfléchir à des moyens de frapper le plus durement possible les Syndics. Comme à Sancerre. J’ai réfléchi à ce qui s’était passé là-bas. »

Ça pouvait signifier nombre de choses et Badaya n’avait pas l’air de remettre en question son autorité, de sorte que Geary se contenta d’acquiescer d’un coup de tête et d’attendre la suite.

« Le portail de l’hypernet de Sancerre… reprit Badaya. Quand il s’est effondré, la décharge d’énergie a mis les boucliers de nos vaisseaux à rude épreuve. Je crois comprendre que les opérations entreprises par l’Indomptable, le Diamant et l’Audacieux en ont restreint la violence. » Il marqua une pause.

Ses paroles prenaient un chemin que Geary aurait préféré éviter, mais il voyait mal comment imposer le silence à cet officier sans attirer davantage l’attention sur ce sujet. Pour une fois, Geary s’estimait heureux que la coprésidente Rione n’assistât point aux réunions stratégiques. Si elle avait été présente, il n’aurait pas pu s’empêcher de couler un regard dans sa direction, ce qui aurait sans doute persuadé certains que Rione et lui détenaient des informations qu’ils ne partageaient pas avec autrui. « C’est exact, répondit-il calmement.

— Ne pourrions-nous pas nous en servir ? interrogea Badaya. Cette méthode nous permettrait d’infliger de graves dommages aux systèmes stellaires ennemis sur notre trajet de retour, et ce en une infime fraction du laps de temps requis pour les investir par les moyens conventionnels. »

C’était la stricte vérité. Mais elle pouvait également déclencher le génocide universel que redoutait Geary. Il cherchait encore une réponse, conscient que tout ce qu’il pourrait dire risquait d’avoir de très lourdes répercussions, quand le capitaine Cresida le devança, la voix empreinte de regret. « Le capitaine m’a déjà posé cette question, déclara-t-elle. Et je lui ai répondu que la violence de cette décharge d’énergie était tout simplement imprévisible. Elle pourrait se révéler très inférieure à ce que nous avons nous-mêmes connu, voire nulle. »

Le capitaine Tulev hocha judicieusement la tête. « Et nous espérons nous servir d’un tel portail pour rentrer chez nous. » Nul n’en disconvint. Au lieu de devoir bondir d’une étoile à l’autre par la méthode traditionnelle des sauts successifs, ils pourraient effectivement emprunter l’hypernet, non seulement pour gagner directement un système stellaire syndic proche de la frontière de l’Alliance, mais aussi beaucoup plus vite. « Si nous le détruisons, nous n’en aurons plus l’emploi.

— Nous y perdrions un atout sans pour autant avoir la certitude de nuire à son système stellaire syndic, fit observer le capitaine Duellos. Suggestion intéressante, capitaine Badaya, mais qui pourrait se révéler malcommode pour nous. »

Badaya se rembrunit mais hocha malgré tout la tête. « C’est vrai. Ce n’est pas une option viable pour l’instant, j’imagine. Mais nous devrions la garder à l’esprit. »

Geary s’efforça de prendre un air pensif. « Merci, capitaine. Ça reste une éventualité intéressante. Je vous remercie de l’avoir évoquée. » Mon œil ! J’aurais de loin préféré que vous n’en disiez pas le premier mot. Pardonnez-moi ce mensonge, ô mes ancêtres. Il ne me vaudra aucun avantage mais permettra peut-être de sauver d’innombrables vies. Il garda un instant la tête baissée, réfléchissant et s’étonnant tout à la fois de la rapidité avec laquelle Tulev et Cresida s’étaient interposés pour tuer dans l’œuf tout désir de se servir comme d’une arme des portails de l’hypernet. Cresida savait, bien entendu, puisqu’elle avait pondu elle-même les algorithmes qui avaient permis d’interdire au portail de Sancerre une explosion de l’amplitude d’une nova. Mais pas Tulev. Ou bien était-il au courant ? Un petit groupe d’officiers décidés à aider Geary à empêcher le plus longtemps possible la divulgation de ce savoir seraient-ils conscients qu’on pouvait, en un gigantesque génocide, balayer toute l’espèce humaine de l’univers grâce aux portails de l’hypernet ?

Qu’en feraient-ils à long terme, s’ils décidaient qu’il ne l’employait pas à bon escient ?

Il lui fallait continuer, ôter ce sujet de l’esprit des officiers présents. Fort heureusement, il disposait d’une diversion idéale. « J’ai réfléchi à notre prochaine ligne d’action. Comme vous le savez, je comptais tout d’abord conduire cette flotte à Wendaya. Je suis revenu sur cette décision. »

Une onde de surprise parcourut les deux bords de la table virtuelle. Geary scruta le visage de ses commandants et ce qu’il y lut ne lui plut pas. L’enthousiasme brillait par son absence, même parmi ses plus fermes soutiens. Mais seul le capitaine Casia s’exprima : « Nous sommes à peine plus proches de l’espace de l’Alliance que quand nous avons quitté le système mère syndic, se plaignit-il.

— Ce n’est pas moi qui y ai conduit cette flotte, lui rappela Geary. Nous sommes très loin de chez nous. Je n’y peux rien. » Il s’interrompit de nouveau pour observer les réactions. Trop d’officiers fixaient l’hologramme des étoiles en affichant une expression soucieuse ou résignée. « Mais nous devons adopter une autre méthode. Nous avons évité jusque-là les sauts en ligne directe vers l’espace de l’Alliance pour esquiver les pièges des Syndics, mais ils commencent à s’en rendre compte. »

Il les tenait de nouveau en haleine ; tous écoutaient attentivement mais Casia désigna d’un geste l’écran holographique. « Nous n’allons tout de même pas battre encore en retraite, au moins ? »

La formulation était parfaite, tant et si bien que Geary se demanda si la question venait de Casia en personne ou si un autre de ses adversaires, plus compétent, ne la lui aurait pas soufflée : exactement celle qu’il fallait poser pour saper son autorité ou saboter tous les plans qu’il pourrait avancer.

Mais, apparemment, il avait réussi cette fois-ci à déjouer les manœuvres de ses opposants. « Non, lui répondit-il, le regard dur. Je compte conduire cette flotte d’un trait vers l’espace de l’Alliance afin de voir jusqu’où nous pouvons aller avant que les Syndics ne devinent nos intentions et ne tentent de nouveau de resserrer sur nous les mâchoires de leur étau. Nous devrions couvrir une assez grande distance vers chez nous et déstabiliser les projets des Syndic fondés sur la conviction que nous nous en abstiendrions. »

Quelques visages s’illuminèrent autour de la table, mais Geary remarqua que les commandants Duellos, Tulev et Cresida restaient sur leur quant-à-soi, comme s’ils craignaient de le voir céder aux arguments de Casia. Il ne pouvait pas contenter tout le monde, semblait-il.

Cela dit, cette responsabilité ne lui incombait pas.

Il montra le visuel. « Au lieu de sauter vers Wendaya, nous allons nous rendre à Sendaï puis piquer droit sur Daïquon et, si la route est dégagée, poursuivre jusqu’à Ixion. » Des lignes brillantes apparurent sur l’écran, dessinant une flèche légèrement incurvée pointée vers l’espace de l’Alliance.

« Ce qui nous aura fait parcourir un tiers de la distance qui nous sépare de chez nous ! fit remarquer le commandant Neeson avec un grand sourire.

— Les Syndics le pressentiront avant que nous n’atteignions Ixion, rétorqua le capitaine Mosko du Défiant, l’air inquiet.

— C’est aussi mon avis, renchérit Tulev. Ai-je bien compris, capitaine Geary ? Nous devrons évaluer la situation dans chaque système stellaire avant de sauter vers le suivant ?

— Effectivement, confirma Geary. Je m’attends à ce que les Syndics s’aperçoivent de ce changement de méthode. Dès qu’ils en auront pris conscience, ils pourront se servir de leur réseau de l’hypernet pour rassembler des forces plus vite que nous ne pourrons nous déplacer et tenter de nous intercepter. Mais nous avons de bonnes chances de gagner Daïquon sans rencontrer de sérieuse opposition, me semble-t-il, et celles d’atteindre Ixion restent correctes. »

Il les tenait, apparemment. Il ressentit une petite pointe d’exaspération, furieux de se retrouver contraint de les convaincre au lieu de s’en faire carrément obéir. Si encore il avait commis d’innombrables erreurs depuis qu’il avait assumé, bien à contrecœur, le commandement de cette flotte… ! Mais il lui fallait donner tous les jours aux incrédules la preuve de ses compétences. « Nous profiterons du temps que nous passerons dans l’espace du saut pour faire fabriquer des cellules d’énergie et des munitions par les auxiliaires et les répartir ensuite entre les vaisseaux durant le trajet jusqu’à Sendaï et Daïquon. Je tiens à ce que nous soyons prêts à tout si nous poursuivons jusqu’à Ixion. »

Le capitaine Casia faisait toujours grise mine. « Et après Ixion ? On file tout droit vers chez nous ? »

Geary réprima une furieuse envie de l’étrangler. Fort heureusement, la seule vision de son visage en train de virer au violet pendant qu’il lui serrait le kiki suffit à le réjouir et à l’apaiser. « La destination finale de cette flotte restera toujours l’espace de l’Alliance, répondit-il d’une voix égale. Mais je n’ai fait de projets circonstanciés que pour les quatre prochains systèmes stellaires. Nous devrons tenir compte des réactions des Syndics à notre arrivée à Ixion.

— Si nous poursuivons dans ce sens…

— Les Syndics se déplacent plus vite que nous, capitaine Casia. Ils disposent de l’avantage de l’hypernet, dont eux seuls peuvent se servir. » Pourquoi devait-il toujours expliquer ce qui tombait sous le sens ?

Le commandant Yin reprit la parole comme si un signe qui avait échappé à Geary l’y encourageait. « Ramener cette flotte le plus tôt possible dans l’espace de l’Alliance est crucial pour son effort de guerre, fit-elle observer, l’air pénétrée.

— Si elle est détruite avant de l’avoir atteint, elle ne pourra plus grand-chose pour l’effort de guerre, railla Duellos.

— Nous nous frayons un chemin en combattant, ajouta Desjani en fusillant Yin du regard. Nous infligeons des dommages aux Syndics à chacune de nos étapes. »

Au lieu de répondre, Yin fixa Desjani, un coin de la bouche retroussé comme si ses dernières paroles l’amusaient. La mimique n’avait pas échappé à Desjani, de toute évidence, car ses traits se durcirent. Mais Tulev lui brûla la politesse. « Sans compter que nous paralysons une bonne partie de leur flotte en la forçant à nous pourchasser pour nous intercepter, lança-t-il, impassible. Ils ne peuvent pas tirer profit de notre absence dans l’espace de l’Alliance pour l’attaquer, parce qu’ils doivent mettre presque toutes leurs forces dans la balance pour nous traquer. »

Yin regarda autour d’elle et, ne rencontrant pas l’approbation à laquelle elle s’attendait, s’assombrit visiblement.

Il était plus que temps de rappeler à tous qu’ils faisaient partie de la même flotte. « L’Alliance a besoin que nous rentrions, déclara Geary d’une voix sereine, exigeant de tous ses officiers qu’ils prêtent une oreille attentive à ses propos. Les vaisseaux de l’Alliance qui n’accompagnaient pas cette flotte et qui s’emploient actuellement à tenir les Syndics en échec comptent très certainement sur notre retour. Les Syndics sont probablement aussi déterminés à nous arrêter que nous à rentrer. Que cette flotte continue à opérer derrière leurs lignes est pour l’Alliance une victoire et pour eux une défaite. Si nous rentrons chez nous, nous pourrons le faire la tête haute, parce que, grâce aux victoires que nous avons déjà remportées et que nous remporterons encore, nous aurons réduit de beaucoup la flotte syndic. Nos ancêtres seront fiers de nous. » Il marqua une pause. Tous le regardaient, mais il ne trouvait rien à ajouter. « Merci. Vos instructions concernant le saut vers Sendaï vous parviendront dans l’heure. »

Les images des commandants de vaisseaux éclatèrent comme un essaim de bulles de savon sous un vent violent. Le capitaine Desjani, qui continuait de jeter des regards noirs vers la place qu’occupait l’image du capitaine Yin, se leva et marmotta un laconique « Pardon, capitaine » avant de sortir.

Ne restait plus assise que l’image d’un seul homme, adossé à son fauteuil et les bottes posées sur la table. S’il n’avait pas su qu’il s’agissait d’une projection reflétant les gestes d’un homme installé dans un autre vaisseau, Geary aurait juré que cet autre officier se trouvait dans la même pièce. « Capitaine Duellos. Merci d’être resté. »

L’image virtuelle de Duellos sourit. « Ça ne me pèse pas.

— Je ne vous en suis pas moins reconnaissant. » Geary s’assit en soupirant. « J’avais deux ou trois questions à vous poser.

— Un problème ? Ou un autre problème ? devrais-je plutôt demander. »

Geary eut un sourire torve et accusa le coup d’un hochement de tête. « Aucun qui n’ait été soulevé durant cette réunion, je crois.

— Les mêmes intrigues sous-jacentes et discussions oiseuses, fit observer Duellos en fixant ses ongles.

— Ouais. » Un comportement routinier de la part de certains officiers de la flotte. Ni franchement irrespectueux ni carrément mutin. « Quelque chose m’intrigue. »

L’image de Duellos se leva, se dirigea vers le siège qui faisait face à celui de Geary et s’y installa. « Question politique ? Personnelle ?

— Les deux. Tout d’abord, que pouvez-vous me dire du capitaine Casia ? »

Les lèvres de Duellos se retroussèrent. « Un officier aux aptitudes très médiocres, à tel point que même Numos brillait par comparaison. Vous vous demandez pourquoi il s’est montré si fâcheux au cours des deux dernières conférences ?

— Ouais.

— Parce que Numos et Faresa sont tous deux aux arrêts pour l’heure. Ce qui laisse un vide au sein de la troisième division de cuirassés, celui de l’abus d’autorité. Comme vous l’aurez certainement remarqué, cette division est un authentique dépotoir d’officiers supérieurs problématiques. »

Geary y réfléchit. De son temps, compte tenu du nombre relativement restreint de cuirassés, l’idée de consacrer une entière division de ces vaisseaux à la mise au placard d’officiers problématiques aurait été proprement impensable. « Dans quelle mesure Casia représente-t-il un problème sérieux ?

— Difficile à dire, admit Duellos en plissant le front. Seul, on s’attendrait déjà à ce que sa mauvaise conduite suffit à faire du dégât. Mais, s’il sert d’abcès de fixation à tous ceux qui cherchent à contester votre autorité, il pourrait bien devenir l’homme de paille d’officiers plus compétents s’efforçant de dissimuler leurs mobiles réels. »

Hélas, cette analyse ne confirmait que trop les pires craintes de Geary. « Auriez-vous des scrupules à émettre des hypothèses sur l’identité de tels officiers ? »

Duellos laissa transparaître son embarras. « Je préfère m’en abstenir, capitaine. Si j’en avais la preuve ou une connaissance de première main, ce serait différent. Mais je répugne à accuser des hommes sur la foi de simples spéculations.

— Je comprends. Franchement, je n’ai aucune envie de passer pour un de ces commandants qui épient leurs subordonnés susceptibles de créer des problèmes. » Jamais, en vérité, il n’aurait imaginé en arriver là, car, un siècle plus tôt, la culture de la flotte n’aurait pas toléré ce comportement.

« Ce ne serait pas une première, avança Duellos. Comme vous l’aurez certainement pressenti, en n’espionnant pas vos subalternes pour tenter de découvrir ceux auxquels vous ne pouvez pas vous fier, vous allez à l’encontre des pratiques habituelles des amiraux. »

Cette assertion, pour on ne sait quelle raison, fit fleurir un sourire sur les lèvres de Geary. « Voici un siècle, on s’attendait à ce qu’un amiral fût assez qualifié pour les jauger sans les espionner.

— L’époque était plus simple. La méthode actuelle, comme beaucoup d’autres choses, a une excuse : nous livrons une guerre pour notre survie.

— Excellente justification, n’est-ce pas ? Mais je vois mal nos ancêtres la prendre en bonne part. » Geary secoua la tête. « Je refuse de mener une chasse aux sorcières parmi mes officiers. »

Duellos le scruta longuement. « Même si la perte de sa flotte et la poursuite de la guerre étaient le prix à payer par l’Alliance pour la sauvegarde de votre honneur ?

— Tenteriez-vous de me persuader que je devrais prendre contre mes officiers des mesures fondées sur de simples soupçons ? demanda Geary. Vous me surprenez.

— Et je vous déçois ? » Duellos balaya l’argument d’un geste. « Je reste convaincu que, si cette flotte rentre un jour chez elle, ce sera parce que nous n’aurons pas oublié l’honneur de nos ancêtres. » Son regard se reporta sur le champ d’étoiles qu’affichait une des cloisons. « Ça tombe sous le sens, en vérité. Les pratiques déplorables adoptées au cours du dernier siècle ont été regardées comme nécessaires, bien que regrettables, à notre victoire. Bizarrement, cette victoire n’est toujours pas acquise. Depuis le temps, on pourrait croire que quelqu’un aurait dû se demander pourquoi ces mesures nécessaires mais regrettables n’ont pas donné les résultats escomptés. Pas avant que vous ne débarquiez, du moins, et que vous ne nous incitiez à y réfléchir au lieu de l’accepter passivement. » Duellos soupira. » Non, capitaine Geary, je me fais tout bonnement l’avocat du diable. Tout commandant a besoin d’un personnage de cette espèce, non ?

— D’un à tout le moins.

— Et, en dehors de moi, vous disposez d’un autre conseiller. » Il jeta à Geary un regard inquisiteur. « Comment est-ce que ça se passe de ce côté ? Si je puis me permettre de poser la question.

— Vous pouvez y répondre aussi bien que moi.

— C’est une femme forte et une femme dure, aussi respectée que peut l’être un politique au sein de cette flotte.

— J’ai fait amplement l’expérience de ces deux premières qualités, et je ne doute aucunement de la troisième. » Geary haussa les épaules. « Elle se montre très distante depuis Ilion. J’ignore pour quelle raison. Elle n’en dit rien.

— Les commandants de vaisseau de la Fédération du Rift et de la République de Callas m’ont laissé entendre que la coprésidente Rione faisait preuve depuis quelque temps d’un détachement qui ne lui ressemblait guère, fit remarquer Duellos. Elle n’est pas moins distante avec eux.

Bizarre. » Je croyais être le seul fautif. Mais pourquoi, en ce cas, Rione observerait-elle le même comportement avec les officiers de sa propre nation ? À ce que j’ai pu en voir, elle portait à ces vaisseaux et leurs équipages une attention toute particulière. « Je tâcherai d’en avoir le cœur net. Une telle conduite de la part d’une personne comme Rione reste assez intrigante. »

Duellos opina.

« À propos de mystères, j’ai fait une constatation dont le sens m’échappe, reprit Geary. Cette dernière épine dans mon flanc… le capitaine Casia… commande bien à un cuirassé, n’est-ce pas ?

— En effet, convint Duellos, en se demandant visiblement où son interlocuteur voulait en venir.

— C’est ou c’était également vrai de gens comme Numos, Faresa et Kerestes. En même temps, d’excellents officiers comme Desjani, Tulev, Cresida et vous ne commandent qu’à un croiseur de combat. » Duellos écarta les mains en signe de feinte modestie, tout en hochant la tête. « Pourquoi ?

— Pourquoi ? répéta Duellos, à présent plongé dans la perplexité.

— Pourquoi mes commandants de cuirassé sont-ils moins qualifiés que mes commandants de croiseur de combat ? » demanda abruptement Geary.

Duellos afficha la même expression que si on venait de lui demander pourquoi l’espace était noir. « C’est ainsi que fonctionne la flotte. Les officiers les plus prometteurs sont destinés aux croiseurs de combat et ceux qu’on ne juge pas assez doués pour les commander sont affectés à un cuirassé. »

Geary attendit la suite, mais Duellos avait l’air de croire que ces dispositions n’exigeaient pas de plus amples explications. « D’accord. C’est comme ça que ça marche. Mais… pourquoi ? De mon temps, le commandement d’un cuirassé était le poste le plus prestigieux et le plus prisé. Les croiseurs de combat avaient eux aussi leur importance, mais ils n’arrivaient qu’au second plan. »

Sans doute était-ce la première fois que Geary prenait Duellos de court. « Vous parlez sérieusement ? Mais les cuirassés sont lents. Et lourds. Ils sont puissants, certes, mais ils ne conduisent pas la flotte au combat !

— Conduire la flotte ?

— Oui. » Duellos fendit l’air de la main. « Les croiseurs de combat sont rapides. Ils mènent les assauts, opèrent les premiers contacts avec l’ennemi…

—… et sont détruits plus vite et plus fréquemment parce qu’ils ne disposent pas de protections aussi puissantes que celles des cuirassés.

— Naturellement, admit Duellos, toujours aussi ébahi. Nous ne nous jetons pas dans la mêlée pour nous abriter derrière un bouclier. Mais pour nous battre. Et les croiseurs de combat sont en première ligne. »

Geary comprit brusquement : la culture de la flotte plaçait le combat au-dessus de tout, voyait dans l’affrontement rapide avec l’ennemi le plus grand des mérites et en était venue à privilégier les stratégies offensives au mépris de toutes les mesures considérées comme simplement défensives. Si bien que les meilleurs officiers briguaient naturellement le commandement des vaisseaux les mieux conçus pour l’attaque, tandis qu’on affectait les moins bien notés aux bâtiments dont les capacités défensives et l’armement massif étaient les plus développés.

Mais ce raisonnement présentait une faille sérieuse. Geary se demanda s’il n’avait pas enfin mis le doigt sur un des facteurs qui grevaient la chaîne de commandement de la flotte. « Réfléchissez à ce que la flotte est en train de faire, capitaine Duellos : elle affecte ses meilleurs officiers aux bâtiments les plus vulnérables et les pires aux vaisseaux les mieux protégés. À long terme, est-ce que ça ne vous paraît pas insensé ? »

Duellos plissa pensivement le front. « Je ne l’avais pas vu sous ce jour. Mais la flotte a besoin de ses meilleurs officiers sur les vaisseaux les plus rapides et les moins lourdement cuirassés. Un officier moins compétent pourra survivre à bord d’un cuirassé puisqu’il sera moins facile à détruire, vous comprenez ? »

Geary ne put réprimer un éclat de rire. « Le système serait donc destiné à protéger les moins compétents ? »

Les rides se creusèrent sur le front de Duellos. « Je n’avais encore jamais vu présenter le problème sous cet angle. Le raisonnement habituel, c’est que les défenses d’un cuirassé peuvent compenser les erreurs de jugement de son commandant. »

D’une certaine étrange façon, ça pouvait faire sens. « Les Syndics font-ils pareil ?

— Je n’en sais rien, avoua Duellos. J’imagine. »

Si tel était le cas, les deux bords se seraient à tout le moins échinés à décimer aussi vite que possible leurs meilleurs officiers. Geary se demanda de nouveau pourquoi une espèce extraterrestre se donnerait la peine d’attaquer l’humanité quand elle mettait tant de talent et de zèle à se nuire. « Je viens au moins de comprendre une chose capitale. De vous à moi, je trouve cette méthode parfaitement absurde, mais il me semble évident que je n’y peux rien changer pour l’instant. » S’il continuait de perdre des croiseurs de combat, il perdrait aussi ses meilleurs officiers supérieurs. Mais, en cas de nouveau heurt avec les Syndics, il ne voyait aucun moyen de leur interdire d’intervenir. Ce serait aller à l’encontre de leur entraînement, de leurs convictions et de leurs méthodes de combat traditionnelles. Mais je ferais bien de trouver une solution pour les protéger, sinon cette flotte est foutue. « Y a-t-il autre chose que je devrais savoir et que je n’ai pas encore deviné ? »

Duellos fronça les sourcils et parut hésiter. « Vous êtes conscient que vos opposants au sein de la flotte continuent de répandre des bruits pour tenter de saper votre autorité ?

— Ouais. Pas neuf. En font-ils circuler de nouveaux ? »

Le front de Duellos se plissa davantage. « Je suis partagé entre le désir de vous les divulguer et celui de vous les cacher, capitaine Geary. Mais vous avez sûrement remarqué ce petit aparté entre les capitaines Desjani et Yin vers la fin de la réunion.

— En effet. De quoi s’agissait-il ?

— Je ne pense pas que le capitaine Desjani soit au courant, à moins que quelqu’un ne lui ait répété ces rumeurs par soi-disant amitié, répondit Duellos avec une visible réticence. Certaines affirment que vous entretiendriez une étroite relation avec elle. Sans doute devriez-vous être informé. »

Au tour de Geary de froncer les sourcils. « Plus étroite qu’une relation professionnelle, j’imagine. »

Duellos opina ; son visage exprimait très nettement le dégoût que lui inspiraient ce sujet et l’obligation d’en débattre.

« Affirmeraient-elles que je trompe Rione ? Je croyais toute la flotte au courant de notre liaison.

— Vous êtes manifestement capable de rendre heureuses ces deux femmes, répliqua Duellos avant de se fendre d’un sourire sardonique. On vous fait la réputation d’un homme susceptible de satisfaire à la fois Rione et Desjani. Voilà qui devrait plutôt la rehausser, non ?

— Je ne trouve pas ça drôle, répondit Geary.

— Non. Ça met non seulement en cause votre honneur, mais aussi celui du capitaine Desjani et, par le fait, celui de la coprésidente Rione. » Duellos haussa les épaules. « Tous ceux en qui vos adversaires voient vos alliés constituent pour eux une proie de choix.

— Vous aussi ? »

Duellos hocha la tête sans mot dire et Geary secoua la sienne. « Ça ne devrait pas me surprendre. Mais je tâcherai de faire attention en présence de Desjani et de ne rien laisser échapper qui permette à des esprits tordus de tirer des conclusions indues.

— Les esprits tordus sont très inventifs, fit remarquer Duellos. Si vous étiez sur mon vaisseau, ils répandraient probablement les mêmes bruits sur vous et moi.

— Je ne voudrais pas vous vexer, capitaine Duellos, mais vous n’êtes pas mon type.

— Il n’y a pas de mal, répondit Duellos avec un sourire. En outre, mon épouse risquerait de se formaliser d’une telle relation.

— Les femmes sont ainsi faites », convint Geary en se rappelant que Duellos avait de la famille dans l’espace de l’Alliance ; il ne put s’interdire un petit sourire de dérision. « Ce qui est sûr, c’est que, pour un homme à qui l’on prête deux femmes, je n’en profite guère.

— Regardez le bon côté des choses, suggéra Duellos. Si vous trompiez vraiment Rione avec Desjani ou vice-versa, l’une des deux ou les deux à la fois finiraient probablement par vous tuer et vous regarder agoniser en ricanant. Les femmes sont aussi ainsi faites.

— Effectivement. Surtout quand elles s’appellent Rione ou Desjani. Merci pour les infos sur ces rumeurs. Je refuse que l’honneur de quiconque soit mis en cause par ma faute. » Geary hésita un instant, une autre question lui ayant traversé l’esprit au souvenir de Rione. « Cette affaire que le capitaine Badaya a soulevée, à propos des portails de l’hypernet… »

Duellos hocha tranquillement la tête. « Nous avons réussi à désamorcer la situation.

— Qu’en savez-vous exactement ?

— Extinction de l’espèce. » Duellos se rejeta de nouveau en arrière et ferma les yeux un instant. « Novas et supernovas dans tous les systèmes stellaires dotés d’un portail. Le capitaine Cresida a informé un petit nombre d’entre nous de cette menace potentielle. Elle s’est doutée que vous auriez besoin d’un soutien dans cette affaire. » Duellos rouvrit les yeux et jeta à Geary un regard empreint de gravité. « J’espère que vous ne lui en voudrez pas. Je pense qu’elle a eu raison de le faire, comme vous avez pu vous en rendre compte quand ce sujet est arrivé sur le tapis pendant la conférence.

— En effet, admit Geary. Vous avez raison. Bien lui en a pris. L’idée que quelqu’un soit au courant me terrorise, sincèrement, mais si nous voulons éviter le pire, certaines personnes doivent être mises dans le secret.

— À qui d’autre en avez-vous parlé ?

— Seulement à la coprésidente Rione.

— Ah ! Un sénateur de l’Alliance. » Duellos fit la grimace. « Le Sénat voterait sans doute en faveur de la destruction des portails de l’espace syndic. Vous en êtes conscient, n’est-ce pas ?

— C’était également l’avis de Rione. Et l’ennemi aurait le temps de comprendre ce que nous faisons et répliquerait sur le même mode. »

Duellos opina ; il semblait avoir brusquement pris un coup de vieux. « En ramenant cette flotte dans l’espace de l’Alliance, vous rapporterez aussi un moyen de balayer l’espèce humaine.

— Ouaip. » Geary s’affaissa dans son fauteuil et se massa le front. « Vous voulez prendre le commandement ?

— Jamais de la vie. » Le regard de Duellos se porta sur le diorama stellaire. « Les vivantes étoiles ont peut-être décidé que l’humanité était un cas désespéré.

— Les vivantes étoiles n’ont pas créé les portails de l’hypernet, répliqua sèchement Geary.

— Si elles nous ont guidés, c’est du pareil au même…

— Quelqu’un… quelque chose d’autre nous a transmis cette technologie. J’en ai la certitude. »

Duellos pesa longuement ces mots avant de répondre. « Quelque chose. De non humain ?

— C’est ce que je crois. La coprésidente Rione partage cette opinion. Selon nous, ils se trouvent de l’autre côté de l’espace syndic.

— Notion intéressante. » Nouveau silence prolongé. « Ils nous auraient offert une sorte de pilule empoisonnée enrobée de sucre et se contenteraient d’attendre qu’elle nous fonde dans la bouche ?

— Peut-être. » Geary montra le diorama de la main. « Nous ne pouvons que tenter de deviner leurs mobiles. Ils n’ont pas tort de se dire que l’humanité est assez stupide pour accepter leur cadeau et s’autodétruire, mais ils ont négligé d’autres traits de notre caractère. »

Duellos arqua un sourcil inquisiteur. « Et… lesquels ?

— Nous avons horreur qu’on nous dicte notre comportement. Et nous sommes très imprévisibles. »

L’autre officier sourit. « C’est vrai. Puis-je faire passer l’information ?

— Ouais. » Geary réfléchit un instant. « Transmettez à tous ceux qui sont déjà au courant des portails de l’hypernet. L’éventualité que ce savoir puisse tomber entre de mauvaises mains m’a tellement terrifié que j’en ai oublié de le partager, au cas où il m’arriverait malheur, avec davantage de personnes sûres. »

Duellos se rembrunit de nouveau. « Si moches que nous soyons devenus, l’assassinat d’un officier supérieur n’a encore jamais été un moyen de gravir les échelons de la flotte de l’Alliance. »

Geary ne put réprimer un éclat de rire. « Veuillez m’excuser. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Mais nous sommes en guerre, voyez-vous. Il arrive qu’on se fasse tuer.

— C’est ce que j’ai cru comprendre. » Duellos se leva lentement, pensif. « Les enjeux ne cessent de s’élever et l’ultime responsabilité vous incombe. Comment faites-vous ?

— Je patauge. »

Duellos hocha la tête. « Si le pire se produisait et que vous tombiez au combat, je ferais de mon mieux. Avec tous mes moyens. Je vous en fais le serment sur l’honneur de mes ancêtres. »

Geary se leva à son tour, tendit la main vers l’épaule de Duellos, se rappela juste à temps qu’il s’agissait d’un hologramme et se contenta de mimer le geste. « Je n’en ai jamais douté. Merci, mon ami. »

Duellos salua. Geary lui retourna la politesse puis l’image disparut, le laissant de nouveau seul. Et pour de bon cette fois.

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