BARRYTOWN

Il resta HS, quelque chose comme huit heures d’horloge, à en croire celle du Hitachi de sa mère. Émergea en train d’en contempler le cadran poussiéreux, un truc dur niché sous sa cuisse. L’Ono-Sendaï. Il roula sur le dos. Odeur de dégueulis rance.

Puis il se retrouva sous la douche, pas très sûr de savoir comment il y était parvenu, tournant les robinets, ses habits encore sur le dos. Il se griffa, pressa, tira la peau de son visage. Elle avait la consistance d’un masque en caoutchouc.

« Il est arrivé quelque chose. » Quelque chose de moche, il ne savait pas bien quoi.

Ses vêtements humides s’amoncelèrent sur le carrelage de la douche. Finalement, il en sortit, se dirigea vers le lavabo et releva de ses yeux les cheveux bruns et mouillés, pour examiner ce visage dans la glace. Bobby Newmark, pas de problème.

« Non, Bobby, problème. Gros problème… »

Serviette sur les épaules, dégoulinant, il suivit l’étroit couloir vers sa chambre, un minuscule renfoncement tout au fond de l’appartement. L’holo-porno s’alluma dès son entrée, demi-douzaine de nanas souriantes, le lorgnant avec un plaisir manifeste. Elles donnaient l’impression de se trouver derrière les murs de la pièce, dans le brumeux panorama d’espace bleu pulvérulent, avec leur sourire blanc et leur corps jeune et ferme, brillant comme néon. Deux d’entre elles s’avancèrent et commencèrent à se toucher.

— Stop, lança-t-il.

Le projecteur s’éteignit à son injonction ; les filles de rêve s’évanouirent. L’appareil avait à l’origine appartenu au frère aîné de Ling Warren ; la coiffure et les vêtements des filles étaient démodés et vaguement ridicules. On pouvait leur parler et les amener à se faire des trucs toutes seules ou bien entre elles. Bobby se rappela ses treize ans, quand il était amoureux de Brandi, celle avec la culotte en lastex bleu. À présent, il appréciait les projections essentiellement pour l’illusion d’espace qu’elles étaient susceptibles de lui procurer dans sa chambre improvisée.

— Y a dû avoir une merde quelque part, dit-il en passant un jean noir et une chemise presque propre. (Il hocha la tête.) Quoi ? Quel genre de merde ? (Une surtension quelconque sur la ligne ? Quelqu’un qui aurait déconné à l’Électro-nucléaire ? Peut-être que la base qu’il avait essayé de craquer avait subi une espèce de bizarre surcharge, ou bien avait essuyé une attaque venant d’un autre secteur… Mais il lui restait l’impression d’avoir rencontré quelqu’un, quelqu’un qui… Il avait inconsciemment étendu la main droite, les doigts étalés, dans une attitude implorante.) Et merde.

Ses doigts se refermèrent, il serra le poing. Et puis ça lui revint : d’abord, cette sensation du gros truc, le vraiment gros truc, qui lui débarquait dessus à travers le cyberspace, puis celle de la fille. Mince, brune, tapie quelque part dans une étrange obscurité lumineuse pleine de vent et d’étoiles. Mais elle lui échappait dès que son esprit tentait de la saisir.

Affamé, il enfila des sandales et retourna vers la cuisine, en se frictionnant les cheveux avec une serviette mouillée. Comme il traversait le séjour, le voyant ON de l’Ono-Sendaï posé sur le tapis lui sauta aux yeux. « Oh, merde. » Il s’arrêta, se mordit les lèvres. La bécane était encore branchée. Se pouvait-il qu’il soit encore relié à la base qu’il avait essayé de craquer ? Pouvaient-ils savoir qu’il n’était pas mort ? Il n’en avait aucune idée. Ce qu’il savait avec certitude, en revanche, c’est qu’ils devaient avoir repéré son matricule, et pour de bon. Il n’avait même pas pris la peine d’emprunter des voies de traverse et de faire le chichi qui l’aurait empêché d’être repéré.

Ils avaient son adresse.

Toute faim oubliée, il courut vers la salle de bains et fouina parmi ses fringues trempées, jusqu’à ce qu’il ait retrouvé sa carte à mémoire.


Il avait deux cent dix nouveaux yens roulés dans le manche de plastique creux d’un tournevis à lames interchangeables. Tournevis et carte à puce bien planqués dans son jean, il enfila sa plus vieille, sa plus solide paire de bottes, puis tâtonna sous le lit dans la pile de vêtements sales. Il en sortit un blouson de toile noire muni d’au moins une douzaine de poches dont l’une, énorme, dans le bas des reins, une espèce de sac à dos intégré. Il y avait un couteau de jet japonais au manche orange planqué sous l’oreiller ; il disparut dans la poche étroite cousue sur la manche gauche, près du poignet.

Les filles de rêve s’allumèrent comme il sortait :

— Bobby, Bo-bby, reviens vite jouer…

Dans le séjour, il débrancha la prise de l’Ono-Sendaï de la façade du Hitachi, roula le câble de fibre optique avant de le fourrer dans une poche. Il fit de même avec le jeu de trodes, puis enfin glissa l’Ono-Sendaï dans la poche arrière du blouson.

Les rideaux étaient encore fermés. Il sentit une bouffée d’exaltation nouvelle. Il partait. Il fallait qu’il parte. Déjà, il avait oublié la pathétique tendresse qu’avait générée sa prise de contact avec la mort. Il écarta prudemment les rideaux, de la largeur du pouce, jeta un œil dehors.

C’était la fin de l’après-midi. D’ici quelques heures, les premières lumières clignoteraient sur les masses sombres de la Zupe. La Mégabase de loisirs s’étalait comme une mer de béton ; la Zupe s’élevait au-delà de la rive opposée, vastes structures rectilignes adoucies par le semis aléatoire de serres en suspens sur les balcons, d’aquariums à poissons-chats, d’installations de chauffage solaire et des omniprésentes paraboles en grillage.

Deux-par-Jour devait être déjà là-haut, en train de dormir, dans un monde que Bobby n’avait jamais vu, le monde d’une arcologie de mentrafic. Deux-par-Jour descendait pour ses trafics, essentiellement avec les piquassettes de Barrytown, et puis il remontait là-haut. Ça avait toujours paru chouette à Bobby, là-haut, tant de choses devaient se produire sur ces balcons, la nuit, parmi les taches rouges du charbon de bois, les petits gosses en culotte courte qui grouillaient comme des singes, si petits qu’on les voyait à peine. Parfois, le vent tournait, et l’odeur de cuisine revenait. La Mégabase de loisirs, et parfois on voyait un ultra-léger glisser de quelque contrée secrète vers le sommet d’un toit, si haut, là-bas. Et toujours, la pulsation mêlée d’un million de haut-parleurs, des ondes de musique qui palpitaient, venaient et repartaient au gré du vent.

Deux-par-Jour ne parlait jamais de son existence, là où il vivait. Deux-par-Jour parlait trafic ou, pour être plus sociable, de femmes. Ce que Deux-par-Jour racontait sur les femmes donnait, plus que tout, envie à Bobby de quitter Barrytown, et Bobby savait que le trafic serait son seul billet de sortie. Mais pour l’heure, il avait besoin du fourgueur pour tout autre chose, car il était totalement largué.

Peut-être que Deux-par-Jour saurait lui dire ce qui arrivait. Il ne devait normalement pas traîner de produits létaux dans les alentours de cette base de données. Deux-par-Jour la lui avait indiquée puis lui avait loué le logiciel nécessaire pour y accéder. Et Deux-par-Jour était prêt à passer tout ce qui aurait pu se présenter à lui. Donc, Deux-par-Jour devait savoir. Savoir quelque chose, au moins.

— J’ai même pas ton numéro, mec, dit-il à la Zupe, laissant retomber les rideaux. (Fallait-il qu’il laisse quelque chose à sa mère ? Un mot ?) Mon cul, oui, dit-il en se retournant vers la chambre derrière lui, j’m’arrache, et certes il s’arracha, franchissant la porte, descendant le couloir, direction l’escalier. Définitif, ajouta-t-il en ouvrant d’un coup de pied une porte de sortie.

La Mégabase de loisirs semblait relativement sûre, hormis la présence d’un balayeur au torse nu, perdu dans quelque furieux dialogue avec Dieu. Bobby le contourna en décrivant un grand cercle ; il criait et sautait en battant l’air comme un karatéka. Le balayeur avait du sang séché sur ses pieds nus et les marques d’une tonsure de Lobo, sans doute.

La Mégabase de loisirs était un territoire neutre, du moins en théorie, et les Lobos étaient vaguement confédérés avec les Gothiks ; Bobby avait d’assez solides affinités avec ceux-ci même s’il conservait son statut d’Indie. En tout cas, songea-t-il tandis que le baragouin poussiéreux du balayeur se dissipait derrière lui, les bandes vous procuraient un minimum de structure. Si t’étais Gothik et que les Koulos te dégommaient, ben, ça se tenait. Peut-être que les raisons fondamentales derrière tout cela étaient dingues, mais il y avait des règles. Sauf que parfois, les Indies se faisaient aussi coincer par les balayeurs branchés cerveau-commande, par des timbrés prédateurs qui zonaient dans le coin, débarqués d’aussi loin que New York – comme l’autre collectionneur de pénis, l’été d’avant, celui qui planquait ses trouvailles dans sa poche, dans un sac en plastique…

Bobby avait essayé de se tirer de ce genre de plan, depuis le jour de sa naissance, du moins c’est l’impression qu’il avait. À présent, tandis qu’il marchait, la console de cyberspace dans sa poche arrière lui battait la colonne vertébrale. Comme si elle aussi le pressait de dégager.

— Allez, Deux-par-Jour, lança-t-il aux barres de la Zupe qui le dominaient, tire ton cul de là-haut et tâche de descendre me retrouver chez Léon, vu ?

Deux-par-Jour n’était pas chez Léon.

Il n’y avait personne, à moins qu’on tienne à compter Léon lui-même, occupé à sonder les mystères d’un convertisseur mural à l’aide d’un trombone déplié.

— Pourquoi que tu prendrais pas plutôt un marteau pour lui taper dessus jusqu’à ce qu’il reparte ? demanda Bobby. Ça t’avancerait autant.

Léon leva les yeux du convertisseur. Il avait sans doute la quarantaine, mais c’était difficile à dire. Il ne semblait pas d’une race particulière ou, sous certains éclairages, donnait l’impression d’appartenir à une race à laquelle plus personne n’appartenait : pléthore d’os faciaux hypertrophiés et crinière de cheveux bouclés, noir mat. Son club pirate en sous-sol constituait depuis deux ans un point de chute dans la vie de Bobby.

Léon fixa stupidement ce dernier de ses yeux déroutants aux pupilles gris nacré recouvertes d’un soupçon d’olive translucide. Les yeux de Léon faisaient penser à des huîtres et à du vernis à ongles, deux éléments dont l’évocation ne le mettait pas précisément à l’aise quand elle se rapportait à des yeux. Leur couleur tirait sur les teintes qu’on utilise pour recouvrir les sièges de bar.

— J’veux juste dire qu’on répare pas ce genre de truc rien qu’en tapant dessus, ajouta Bobby, gêné.

Léon hocha lentement la tête puis reprit son exploration. Les gens payaient un peu pour entrer ici parce que Léon piratait kino et simstim sur les câbles et diffusait tout un tas de trucs auxquels les Barrytowniens n’auraient jamais pu se payer l’accès. Il se faisait tout un tas de trafics dans l’arrière-salle et il était possible d’échanger des « donations » contre un verre, essentiellement un bon vieux raide de l’Ohio coupé avec une vague boisson à l’orange synthétique que Léon récupérait en quantités industrielles.

— Dis donc, euh, Léon, reprit Bobby, t’aurais pas vu Deux-par-Jour, dernièrement ?

Les horribles yeux se relevèrent pour venir s’attarder sur Bobby, bien trop longtemps à son goût.

— Non.

— Hier soir, peut-être ?

— Non.

— La veille, alors ?

— Non.

— Oh. Bon, d’accord. Merci.

Inutile de faire chier Léon. Quantité de raisons pour s’en dispenser, même. Bobby parcourut du regard la vaste salle obscure, les unités de simstim et les écrans de kino éteints. Le club était formé d’une série de pièces pratiquement identiques dans le sous-sol d’un ensemble semi-résidentiel prévu pour loger des célibataires et accueillir un semis d’industries légères. Bonne isolation phonique : c’est à peine si on pouvait entendre la musique, en tout cas pas de dehors. Combien de nuits avait-il jailli de chez Léon, la tête pleine de bruit et de pilules, pour se retrouver dans ce qui semblait le vide magique du silence, les oreilles carillonnantes, tout le long du chemin du retour à travers la Mégabase de loisirs.

Maintenant, il avait sans doute une heure devant lui avant l’arrivée des premiers Gothiks. Les fourgueurs, pour la plupart des Noirs de la Zupe et des Blancs de la ville ou de l’une ou l’autre Périph’, ne se pointeraient pas avant d’avoir un petit paquet de Gothiks sur qui se faire les dents. Rien ne donnait à un fourgueur l’air plus naze que de rester planté là, à attendre, parce que c’était synonyme d’inaction, et il était hors de question qu’un vrai fourgueur chébran traînaille chez Léon rien que pour ses beaux yeux. Léon, c’était rien que des plans pour piquassettes, des pirates de fin de semaine à consoles bas de gamme qui mataient des kinos de brise-glace japonais…

Mais Deux-par-Jour n’était pas de ce genre-là, se dit-il en se dirigeant vers les marches de béton.

Deux-par-Jour, lui, traçait son chemin. Bien parti pour tirer un trait sur la Zupe, sur Barrytown, sur la taule à Léon. Direction Paris, peut-être, ou Chiba. L’Ono-Sendaï lui battait le dos. Il se souvint que la cassette de brise-glace de Deux-par-Jour était toujours dedans. Il n’avait pas envie de devoir s’en expliquer. Il dépassa un kiosque-info. Une télécopie jaune de l’édition new-yorkaise de l’Asahi Shimbun{Le premier quotidien japonais (N.d.T.)} se dévidait derrière une fenêtre en plastique dans le renfoncement réflectorisé, un gouvernement renversé en Afrique, des trucs de Mars envoyés par les Russes…

C’était cette heure de la journée où l’on pouvait voir très clairement les choses, discerner chaque petit détail jusqu’au tréfonds de la rue, le vert des jeunes pousses qui commençaient tout juste à bourgeonner sur les branches noires des arbres prisonniers de leurs trous dans le béton, ou l’éclat de l’acier sur la botte d’une fille à l’autre coin de rue, c’était comme de regarder au travers d’une espèce d’eau spéciale qui rendrait la vision plus facile, bien qu’il fît presque nuit. Il se tourna et leva les yeux vers la Zupe. Des niveaux entiers à jamais éteints, qu’ils soient à l’abandon, ou que leurs vitres soient noircies. Qu’est-ce qu’ils fabriquaient, là-dedans ? Peut-être qu’il demanderait à Deux-par-Jour, un de ces quatre.

Il vérifia l’heure, à la pendule du Coca-kiosque. Sa mère devait être rentrée de Boston, à présent, obligé, ou alors elle allait rater l’un de ses feuilletons préférés. Nouveau trou dans sa tête. Elle était déjà dingue, de toute façon, pas de la faute à la prise qu’elle s’était fait installer dès avant sa naissance, non, mais ça faisait des années qu’elle se plaignait de parasites, de pertes de résolution et d’hémorragie sensorielle, si bien qu’elle avait finalement craqué sa carte pour aller à Boston se la faire remplacer dans un troc à puces. Le genre d’officine où t’avais même pas besoin de prendre rendez-vous pour une opération. T’entrais et on te l’enfichait dans la tête, pas plus difficile… Il la connaissait bien, ouais, il la voyait d’ici rentrer, une bouteille emballée sous le bras, et filer, sans prendre la peine d’enlever son manteau, droit se brancher sur le Hitachi, et se lessiver la cervelle pour six bonnes heures d’affilée. Son regard devenait vitreux et, parfois, si l’épisode était vraiment bon, elle bavait même un peu. Toutes les vingt minutes, en gros, elle arriverait à se souvenir de prendre une petite lichette à même la bouteille.

Elle avait toujours été comme ça, du plus loin qu’il se souvienne, s’enfonçant graduellement de plus en plus dans une demi-douzaine d’existences synthétiques, délires de séquences de simstim dont Bobby avait depuis toujours dû subir le récit. Il gardait encore quelque part l’impression terrifiante que certains des personnages dont elle parlait étaient de sa famille, oncles et tantes, beaux et riches, qui pourraient bien apparaître un de ces jours. Peut-être que tout ça avait été vrai, en un sens ; elle lui avait retransmis toute cette merde, direct, pendant sa grossesse, parce qu’elle le lui avait dit, de sorte que lui aussi, Newmark fœtus, pelotonné là-dedans, avait retenti de mille heures peut-être de Gens importants et d’Atlanta. Mais il n’aimait pas s’imaginer pelotonné dans le ventre de Marsha Newmark. Ça lui flanquait des suées et comme une vague nausée.

Marsha-mamma. Ça ne faisait qu’un an tout au plus que Bobby était parvenu à comprendre suffisamment le monde – tel qu’il le voyait aujourd’hui – pour se demander comment au juste elle pouvait encore faire son compte pour y tracer sa route, marginale comme elle était devenue, avec juste sa bouteille et ses spectres électroniques pour lui tenir compagnie. Des fois, quand elle était dans la bonne disposition d’esprit et qu’elle avait piqué le bon nombre de roupillons, elle essayait encore de lui raconter des histoires sur son père. Il savait depuis l’âge de quatre ans que c’était du flan, parce que les détails changeaient d’une fois à l’autre, mais depuis quelques années, il avait fini par y trouver quand même un certain plaisir.

Il trouva un quai de chargement, à quelques pâtés de maisons à l’ouest de chez Léon, à l’abri de la rue derrière une benne à ordures fraîchement peinte en bleu, la peinture cloquant déjà sur l’acier criblé de trous et cabossé. Un unique tube à halogène pendait au-dessus du quai. Il dénicha un rebord de béton confortable et s’y assit, en prenant soin de ne pas cogner l’Ono-Sendaï. Parfois, il suffisait d’attendre. C’était un des trucs que Deux-par-Jour lui avait appris.

La benne débordait de tout un assortiment de déchets industriels divers. Barrytown avait sa part de travail mi-blanc, mi-noir, sa part de « contre-économie » qu’aimaient tant évoquer les téléjournaux, mais Bobby ne leur prêtait guère attention. Du trafic. C’était que du trafic.

Des moucherons découpaient leurs orbites tordues autour du tube à halogène. Bobby regarda sans les voir trois gosses, dix ans peut-être pour le plus vieux, escalader la muraille bleue de la benne à l’aide d’une corde en nylon blanc crasseux terminée par un grappin improvisé à partir d’un vieux cintre. Dès que le dernier eut franchi le rebord pour sauter dans les débris de plastique, la corde fut rapidement hissée. Les ordures se mirent à crisser et bruire.

Exactement comme moi, songea Bobby. Moi aussi, je faisais ce genre de conneries, bourrer ma piaule des détritus les plus incroyables que je pouvais trouver. Un jour, la sœur de Ling Warren avait trouvé le bras d’un type, presque entier, emballé dans un sac en plastique fermé par des bracelets en caoutchouc.

Les fois où Marsha-mamma se prenait ses deux heures de crise religieuse, elle entrait dans la chambre de Bobby, la vidait de ses plus beaux débris et lui flanquait au-dessus du lit un de ses bons dieux d’affreux hologrammes autocollants. Des fois Jésus, des fois Hubbard, ou bien la Vierge Marie, peu lui importait, quand elle était dans ce trip. En tout cas, ça gonflait Bobby un max, jusqu’au jour où il fut assez grand pour entrer dans le séjour, un marteau de vitrier à la main qu’il brandit au-dessus du Hitachi : Tu touches encore une fois mes affaires, m’man, et j’tue tes copains ; tous. Elle n’avait plus jamais essayé. Mais les hologrammes adhésifs avaient quand même eu un certain effet sur Bobby, car la religion était aujourd’hui, il le sentait, un truc qu’il avait envisagé avant de l’écarter. Dans le fond, pour lui, c’était simplement que certains avaient besoin de ces merdes et il supposait qu’il en avait toujours été ainsi ; mais lui ne se comptait pas dans le tas et il pouvait donc s’en passer.

Voilà qu’un des gosses pointait la tête hors de la benne pour surveiller d’un œil plissé les alentours immédiats, avant de disparaître à nouveau. Bruits métalliques, crissements. De petites mains blanches firent basculer un bidon métallique cabossé par-dessus le bord, le faisant descendre à l’aide de la corde en nylon. Bonne pêche, estima Bobby ; ils pourraient en tirer un petit quelque chose chez un ferrailleur. Ils déposèrent l’objet sur le pavé, à un mètre environ des semelles de ses bottes ; en arrivant par terre, le bidon pivota, révélant le symbole à six cornes du risque biologique.

— Eh, bordel, fit Bobby en ramenant ses pieds d’un geste réflexe.

L’un des gamins se laissa glisser le long de la corde et redressa le bidon. Les deux autres suivirent. Ils étaient plus jeunes qu’il ne l’avait cru.

— Eh, dit Bobby, vous savez que ça pourrait être de la vraie saloperie ? Vous flanquer le cancer et tout ça…

— Va lécher le cul d’un clebs jusqu’à c’qu’y saigne ! lui conseilla le premier gosse descendu de la corde, tandis que d’une chiquenaude ils libéraient leur grappin, enroulaient la corde puis traînaient le bidon derrière la benne et disparaissaient hors de sa vue.

Il s’était donné une heure et demie. Largement le temps : Léon commençait à faire la cuisine.

Enfin, vingt Gothiks se pointèrent dans la salle principale, comme un troupeau de bébés dinosaures, avec leur crête de cheveux laqués qui ondulait et se tortillait. La majorité d’entre eux approchait l’idéal gothik : grands, minces, musclés, mais avec une vague touche d’émaciation crispée : de jeunes athlètes au premier stade de l’épuisement. La pâleur cadavérique était obligatoire et le cheveu noir par définition. Bobby savait que mieux valait éviter les rares spécimens capables de conformer leur corps au moule de cette subculture ; rencontrer un petit Gothik, c’était des ennuis, un gros Gothik, du suicide.

Il regardait leur groupe se pavaner et frimer dans la salle de Léon, telle une créature composite, moulage bourbeux à la surface déchiquetée de cuir noir et d’éperons en inox. La plupart avaient des traits presque identiques, remodelés pour correspondre à d’antiques archétypes piqués dans les banques de kino. Il choisit un Dean particulièrement travaillé dont les cheveux ondulaient comme la crête nuptiale d’un lézard nocturne.

— Eh, frère ! commença Bobby, qui n’était pas sûr d’avoir déjà rencontré celui-ci.

— Chef, répondit languissamment le Doyen, la joue gauche distendue par un bâton de résine. Le Comte, chou – fit-il en aparté à sa nana –, Comte Zéro sur Interruption. (Longue main pâle avec une balafre récente sur le dos, qui agrippe le cul de la fille à travers la jupe de cuir.) Comte, j’te présente ma légitime.

La Gothik considéra Bobby avec un vague intérêt mais sans manifester le moindre éclair de reconnaissance humaine, comme si elle contemplait la pub pour un produit dont elle aurait entendu parler sans avoir toutefois l’intention de l’acquérir.

Bobby scruta la foule. Quelques visages impassibles mais aucune tête connue. Pas de Deux-par-Jour.

— Eh, dis donc, confia-t-il, tu sais comment c’est, tout ça, enfin, je cherche un pote très proche, pour affaires – et à cela, le Gothik hocha sagement sa crête –, du nom de Deux-par-Jour…

Il marqua un temps d’arrêt. Le Gothik prit l’air nul, faisant claquer sa résine. La fille avait l’air de se faire chier, nerveuse.

— Y fourgue du matos, ajouta Bobby, haussant les sourcils. Du matos, au noir.

— Deux-par-Jour, dit le Gothik. Bien sûr. Deux-par-Jour. Pas vrai, chou ?

Sa poule secoua la tête puis regarda ailleurs.

— Tu l’connais ?

— ’Videmment.

— L’est ici, ce soir ?

— Non, dit le Gothik, avec un sourire dénué de sens.

Bobby ouvrit la bouche, la referma, se contraignit à acquiescer.

— Merci, frère.

— À ton service, chef, dit le Gothik.


Encore une heure, même topo. Trop de blanc, blanc pâle crayeux de Gothik. Les yeux brillants vacants de leurs nanas, les talons des bottes comme des aiguilles d’ébène. Il essaya de rester à l’écart de la salle de simstim, où Léon passait une espèce de bande tordue de baise dans la jungle, qui vous branchait/débranchait sur tout un tas d’animaux, bourrée de séquences de galipettes arboricoles qui désorientaient plutôt Bobby. Il avait déjà bien assez faim pour se sentir un rien à côté de ses pompes, à moins que ce ne soit le contrecoup de ce qui lui était arrivé plus tôt ; en tout cas, il commençait à avoir du mal à se concentrer, et ses pensées se mettaient à dériver dans de drôles de directions. Comme, par exemple, qui avait bien pu grimper dans ces arbres pleins de serpents et câbler cette espèce de couple de rats pour la simstim ?

Les Gothiks, eux, étaient complètement dedans, sans exception. Ils s’agitaient, piétinaient, bref, en pleine identification avec les rats arboricoles. Le nouveau tube de Léon, jugea Bobby.

Juste à sa gauche, mais nettement hors de portée de la simstim, se tenaient deux filles de la Zupe, leurs fringues baroques faisant un net contraste avec l’attirail monochrome des Gothiks : longs manteaux noirs ouvrant sur un corsage rouge serré de soie tissé, les pans de l’immense chemise blanche tombant bien en dessous des genoux. Leurs traits sombres étaient dissimulés sous le bord du chapeau mou où étaient épinglés et suspendus de vieux bouts de bimbeloterie : épingles, charmes, dents, montres mécaniques. Bobby les lorgnait, en douce ; les fringues disaient qu’elles avaient du fric mais aussi que celui qui s’aviserait d’y mettre la main connaîtrait sa douleur. Une fois, Deux-par-Jour était descendu de la Zupe, dans son modèle en velours frappé bleu glacier, celui avec les boucles de diamant aux genoux, plus ou moins le genre du type qui n’a pas eu le temps de se changer, mais Bobby avait fait comme si le camelogiciel portait son cuir habituel, devinant qu’une attitude cosmopolite était cruciale pour réussir en affaires.

Il essaya de s’imaginer en train de les aborder, à l’aise, leur lançant, peinard : Hé ! les nanas, vous devez sûrement connaître mon vieux pote, môssieur Deux-par-Jour ? Mais elles étaient plus âgées que lui, plus grandes, et leurs gestes avaient une dignité qu’il trouvait intimidante. Sans doute se contenteraient-elles de rigoler mais quelque part, il n’avait pas envie de ça, mais alors pas du tout.

S’il avait envie d’une chose, vraiment envie, pour l’heure, c’était de bouffer. Il effleura sa carte à puce à travers la toile de son jean. Il n’avait qu’à traverser la rue et se prendre un sandwich… Puis il se rappela la raison de sa présence ici, et soudain ça ne lui parut pas si futé que ça d’utiliser sa carte. S’il s’était fait choper après sa tentative de passe avortée, ils devaient avoir son numéro de carte ; l’utiliser le ferait repérer par quiconque le pistait dans le cyberspace, aussi visible sur la trame de Barrytown qu’un projo d’autoroute dans un stade de foot éteint. Il avait bien du liquide mais on pouvait pas payer de la bouffe avec ça. Ce n’était pas vraiment illégal d’en avoir sur soi, c’était simplement que plus personne ne réalisait plus la moindre transaction légale avec. Il allait falloir qu’il se trouve un Gothik avec une puce, qu’il troque ses nouveaux yens contre du crédit, sans doute à un taux vicelard, puis qu’il demande au Gothik de lui payer à bouffer. Et qu’est-ce que l’autre était censé faire ensuite de son fric ?

Peut-être que t’es tout bêtement foutu, se dit-il. Il n’était pas certain d’avoir été repéré et la base qu’il avait essayé de craquer était d’accès légal, enfin, supposée. C’était pour ça que Deux-par-Jour lui avait dit de ne pas s’en faire pour la glace noire. Qui s’amuserait à flanquer des programmes rétroactifs létaux pour protéger une boîte qui louait du kino porno soft ? Le plan consistait à repiquer quelques heures de kino numérisé, du matériel nouveau pas encore sur le marché noir. Ce n’était pas le genre de bande pour laquelle on était susceptible de vous tuer…

Quelqu’un pourtant avait essayé. Et quelque chose était en train de se produire. Tout autre chose. Il remonta les marches de chez Léon, traînant ses lattes. Il savait qu’il ignorait quantité de choses au sujet de la matrice, mais il n’avait jamais entendu parler d’une histoire aussi bizarre… On colportait des histoires de fantômes, d’accord, et des piquassettes vous juraient avoir vu des trucs dans le cyberspace mais, pour lui, c’étaient des wilsons qui se branchaient quand ils étaient chargés à la neige ; on pouvait halluciner dans la matrice aussi bien qu’ailleurs…

C’était peut-être ce qui était arrivé. La voix n’avait été qu’une part de la mort, du rêve de trait plat, une espèce de délire dingue que votre cervelle dégueulait pour vous requinquer, seulement, un truc quelconque avait dû se produire à la source, peut-être un plantage dans leur partie de la trame, de sorte que la glace avait perdu son emprise sur son système nerveux.

Peut-être. Mais il n’en savait rien. Il ne savait rien au turf. Et son ignorance avait commencé à le turlupiner réellement, parce qu’elle l’empêchait de procéder aux mouvements qu’il avait besoin d’accomplir. Il n’y avait guère songé jusqu’ici mais, jusqu’alors, il n’avait pas eu besoin de savoir grand-chose sur quoi que ce soit en particulier. En fait, jusqu’à ce qu’il se mette à pirater, il avait toujours eu l’impression d’en savoir largement assez. Et c’était ainsi qu’étaient les Gothiks, et c’était la raison pour laquelle les Gothiks restaient collés ici à se cramer à la neige ou se faire dégommer par les Koulos, et le phénomène d’usure produisait au bout du compte le pourcentage adéquat de survivants nécessaires à porter la vague suivante de progéniture, de futurs copropriétaires barrytowniens, et tout le cirque repartait pour un tour.

Il était comme un gosse qui aurait grandi à côté d’un océan, le considérant aussi normal que le ciel mais ignorant tout des courants, des routes maritimes, ou des tenants et aboutissants de la météo. Il avait pianoté sur des consoles à l’école, des jouets qui vous embarquaient à travers les confins infinis de cet espace qui n’était pas l’espace, l’incroyablement complexe hallucination consensuelle de l’humanité, la matrice, le cyberspace, où les unités centrales des grosses boîtes brûlaient comme novas de néon, données si denses qu’elles vous flanquaient des surcharges sensorielles si vous essayiez d’en appréhender plus qu’un vague contour.

Mais depuis qu’il avait commencé à pirater, il avait une certaine idée de ses faibles et précieuses connaissances sur le fonctionnement de tout le système, et pas seulement la matrice. Ça s’ébruitait, plus ou moins, et il avait commencé à s’interroger, à réfléchir. Comment fonctionnait Barrytown, ce qui faisait tenir sa mère, pourquoi Gothiks et Koulos investissaient une telle énergie à essayer de s’entre-tuer. Ou pourquoi Deux-par-Jour était noir et vivait là-haut dans la Zupe. Et ce qui rendait tout ça différent.

Tout en marchant, il continuait à chercher son camelogiciel. Visages blancs, encore et toujours des visages blancs. Son estomac s’était mis à faire un certain boucan ; il pensa au paquet neuf de côtelettes de céréales dans le frigo chez lui ; les griller avec un peu de soja, entamer un paquet de beignets de krill…

Repassant devant le kiosque, il vérifia l’heure à la pendule Coca. Marsha était rentrée, pas de doute, bien plongée dans les complexités labyrinthiques des Gens importants, dont elle partageait la vie des protagonistes féminines via sa prise depuis près de vingt ans. La télécopie de l’Asahi Shimbun continuait à se dévider derrière sa petite fenêtre et il s’en approcha juste à temps pour voir la première annonce du bombardement du bloc A, niveau 3, ruelle du Cours Covina, Barrytown, New Jersey…

Puis l’info était partie, suivie d’un article sur les obsèques officielles d’un patron de Yakuzas de Cleveland. Strictement traditionnelles. Tout le monde avec le parapluie noir.

Il avait passé toute son existence au 503, bloc A.

Cette chose énorme qui se penchait pour écrabouiller Marsha Newmark et son appartement Hitachi. Et, bien entendu, c’était lui qu’on avait visé.

— Il y a quelqu’un qui fait pas de détail, s’entendit-il dire.

— Eh ! Chef ! Comte ! T’es blindé, frère ? Eh ! Mais où qu’tu t’barres ?

Les yeux de deux Doyens qui roulaient pour le suivre dans sa course éperdue de panique.

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