LEGBA

— Eh, connard ! (Rhéa lui flanqua sans douceur une bourrade dans les côtes.) Lève ton cul.

Il émergea, en train de se battre avec l’écharpe au crochet, de se battre avec les formes à peine distinctes d’ennemis inconnus. Avec les assassins de sa mère. Il se trouvait dans une pièce inconnue, une pièce qui aurait pu se trouver n’importe où. Partout, des miroirs encadrés de plastique doré. Papier crépon écarlate sur les murs. Il avait vu des Gothiks décorer ainsi leur chambre, quand ils en avaient les moyens, mais il avait également vu leurs parents décorer les appartements d’immeubles entiers dans ce style. Rhéa lança un paquet de fringues sur le matelas de mousse, puis fourra ses mains dans les poches d’un blouson de cuir noir.

Il avait les carrés roses et noirs du cache-nez enroulés autour de la taille. Il baissa les yeux et vit le tronçon annelé du mille-pattes submergé sous une bande large comme le doigt de tissu cicatriciel rose et frais. Beauvoir avait dit que la chose accélérait la circulation. Il effleura la pointe luisante d’un doigt hésitant, la trouva tendre mais supportable. Il leva les yeux vers Rhéa.

— Et toi, tu peux te mettre ça dans le cul, dit-il, avec un geste éloquent.

Durant quelques secondes, ils se fusillèrent mutuellement du regard, de part et d’autre de son majeur dressé. Puis elle rit.

— D’accord, fit-elle, un point pour toi. Je vais te foutre la paix. Mais ramasse ces fringues et mets-les. Dans le tas, devrait bien y en avoir à ta taille. Lucas va bientôt passer te prendre et Lucas, il aime pas attendre.

— Ah ouais ? Eh bien, moi, il m’a fait l’effet d’un mec plutôt relax. (Il se mit à fouiller dans la pile de vêtements, écartant une chemise noire à motif cachemire imprimé en or passé, un modèle en satin rouge gansé de skaï blanc le long des manches, un genre de collant noir avec des plaques en une espèce de matériau translucide…) He ! fit-il, où avez-vous déniché ce genre de truc ? Je vais pas porter des merdes pareilles…

— C’est à mon petit frère, dit Rhéa. C’est de la saison dernière et t’aurais intérêt à couvrir ton petit cul blanc avant que Lucas descende ici… Hé ! lança-t-elle, c’t à moi, ça ! et elle récupéra le collant comme s’il avait eu l’intention de le lui taxer.

Il enfila la chemise noir et or et tâtonna avec les pressions en imitation de perles noires. Il trouva une paire de jeans noirs mais qui se révélèrent amples, avec un plissé élaboré, mais apparemment dépourvus de poches.

— C’est tout ce que t’as, comme futal ?

— Seigneur, dit-elle. J’ai vu les fringues que Pye a dû te découper à même la peau, mec. T’as vraiment rien d’une gravure de mode. Alors, tu t’habilles, un point c’est tout, vu ? J’ai pas envie d’avoir d’ennuis avec Lucas. Ça se pourrait qu’il se montre tout doux avec toi mais c’est uniquement parce qu’il désire un truc assez fort pour s’en donner la peine. Avec moi, ça risque pas, alors Lucas a moins de scrupules, quand il s’agit de moi.

Il se leva, gêné, à coté de la paillasse, et essaya de remonter le zip du jean.

— Y a pas de zip, fit-il en la regardant.

— Y a des boutons, quelque part dessous. Ça fait partie du style, tu piges ?

Bobby découvrit en effet les boutons. C’était un arrangement complexe et il se demanda ce qu’il adviendrait s’il lui prenait une urgente envie de pisser. Avisant les tongues en nylon noir à côté du matelas, il y glissa les pieds.

— Et Jackie, au fait ? demanda-t-il en avançant d’un pas traînant vers un emplacement d’où il pourrait s’examiner dans les miroirs au cadre doré. Lucas a-t-il des scrupules à son égard ?

Il la regarda dans la glace, vit quelque chose traverser son visage.

— Ce qui veut dire ?

— Beauvoir, il m’a parlé qu’elle était une cavale…

— Tu la boucles, dit-elle, la voix devenue basse et pressante. Beauvoir peut raconter ce qu’il veut, c’est son affaire. Mais sinon, t’as pas intérêt à parler de ça, compris ? C’est déjà bien assez moche, t’as envie de te retrouver là-bas à te faire débiter la couenne ?

Il regarda ses yeux réfléchis dans le miroir, des yeux noirs dissimulés dans l’ombre profonde du feutre mou. Ils semblaient avoir un peu plus de blanc que tout à l’heure.

— D’accord, fit-il après un silence, puis il ajouta : Merci.

Il tripota le col de la chemise, le monta, le rabattit, effectuant divers essais.

— Tu sais, dit Rhéa en inclinant la tête, quelques vêtements sur le dos, t’as déjà l’air moins nul… À part que t’as les yeux comme deux trous de pisse dans une congère…


— Lucas, dit Bobby lorsqu’ils furent dans l’ascenseur, est-ce que vous savez qui a liquidé ma vieille ?

Ce n’était pas une question qu’il envisageait de poser mais, quelque part, elle avait jailli en lui comme une bouffée de gaz de marais.

Lucas le regarda d’un air affable, long visage lisse et noir. Son costume sombre, superbement coupé, donnait l’impression d’avoir été fraîchement repassé. Il portait une canne épaisse en bois huilé et poli, au grain tout en volutes noires et rouges, surmonté d’un gros pommeau de laiton poli. Longues comme le doigt, des cannelures de laiton descendaient du pommeau, incrustées à la perfection dans le bois de la tige.

— Non, on n’en sait rien. (Ses lèvres épaisses dessinaient un trait droit, parfaitement sérieux.) Et c’est un truc qu’on aimerait beaucoup savoir…

Bobby se trémoussa, mal à l’aise. L’ascenseur le rendait timide. Il avait la taille d’un petit autobus et bien qu’il ne fût pas bondé, il y était le seul Blanc. Les Noirs, nota-t-il en parcourant sans cesse du regard la cabine, n’avaient pas cet air à moitié mort qu’ont les Blancs sous l’éclairage fluorescent.

À trois reprises, au cours de la descente, la cabine fit halte à un niveau pour y demeurer immobile durant près d’un quart d’heure. La première fois que la chose se produisit, Bobby jeta sur Lucas un regard interrogatif.

— Un truc avec la cage, avait dit Lucas.

— Quoi ?

— Une autre cabine.

Les ascenseurs étaient logés au cœur de l’arcologie, leurs cages regroupées avec les canalisations d’eau, les descentes d’eaux usées, les énormes câbles électriques et des tuyauteries calorifugées que Bobby supposa faire partie de l’installation géothermique décrite par Beauvoir. On pouvait voir l’ensemble chaque fois que s’ouvraient les portes ; tout était exposé, brut, comme si les constructeurs avaient désiré voir précisément comment tout fonctionnait et où menait chaque conduite. Et toutes les surfaces visibles, sans exception, étaient recouvertes d’un réseau enchevêtré de graffiti, tellement denses et superposés qu’il était presque impossible d’y relever le moindre message, la moindre esquisse de symbole.

— T’étais jamais encore monté ici, hein, Bobby ? demanda Lucas comme les portes se refermaient à nouveau et que reprenait leur descente. (Bobby fit non de la tête.) Pas de veine, dit Lucas. Compréhensible, sans doute, mais vraiment dommage. Deux-par-Jour me dit que t’étais pas trop chaud pour rester à Barrytown. C’est vrai, ça ?

— Un peu, oui, agréa Bobby.

— Je suppose que ça aussi, c’est compréhensible. Tu m’as l’air d’un jeune homme plein d’imagination et d’initiative. T’es pas d’accord ?

Lucas fit tourner dans sa paume rose le pommeau de laiton poli de sa canne, en fixant Bobby avec insistance.

— Je suppose que oui. Je ne peux pas tenir en place. Ces derniers temps, je me suis mis à remarquer à quel point, eh bien, il ne se produit jamais rien, vous voyez ? Je veux dire, il y a bien des choses qui se produisent, mais c’est toujours pareil, encore et encore, comme un programme qui repasse, chaque été semblable à l’été d’avant…

Il laissa sa voix s’éteindre, incertain de la réaction de Lucas.

— Oui, dit Lucas, je connais cette sensation. Ça peut être un peu plus justifié à Barrytown qu’à certains autres endroits mais tu peux éprouver la même chose aussi aisément à New York ou Tokyo.

Ça se peut pas, songea Bobby, c’est pas possible, mais il acquiesça néanmoins, gardant l’avertissement de Rhéa dans un coin de la tête. Lucas n’était pas plus menaçant que Beauvoir, mais sa carrure seule était un avertissement. Et Bobby travaillait sur une nouvelle théorie du maintien personnel ; il ne l’avait pas encore tout à fait mise au point mais une partie impliquait l’idée que les individus authentiquement dangereux n’avaient peut-être pas besoin d’exhiber la chose, et que la capacité à dissimuler une menace les rendait encore plus dangereux. Ceci contredisait directement la règle en vigueur autour de la Mégabase de loisirs, où les gosses qui n’avaient pas la moindre dégaine avaient le plus grand mal à mettre en avant leur rage nickelée. Ce qui sans doute valait mieux pour eux, du moins en termes d’action locale. Mais Lucas n’avait clairement rien à branler de l’action locale.

— Je vois bien ton air dubitatif, observa Lucas. Eh bien, tu le découvriras sans doute par toi-même bien assez tôt ; mais pas pour le moment. Vu le pli que va prendre ton existence, les choses devraient continuer de t’apparaître toutes neuves et pleines de surprises, pendant un bout de temps.

La porte de l’ascenseur s’ouvrit en tressautant et Lucas avança, poussant Bobby devant lui comme un gosse. Ils posèrent pied dans un hall carrelé qui semblait s’étendre à l’infini, derrière des kiosques et des stands drapés de tissu, avec des gens accroupis à côté de couvertures sur lesquelles s’étalaient des objets.

— Mais on ne traîne pas, dit Lucas en donnant du plat de sa grosse main une petite bourrade à Bobby chaque fois qu’il s’arrêtait devant une pile de logiciels en vrac. T’es parti pour faire ton entrée dans la Conurb, chef, et tu vas le faire d’une manière qui sied à un comte.

— Comment ça ?

— En limousine.


La voiture de Lucas était un surprenant véhicule à l’interminable carrosserie noire pailletée or, avec baguettes en laiton poli comme un miroir, hérissé de toute une collection de gadgets baroques sur l’intérêt desquels Bobby ne put faire que des suppositions. L’un des objets était une antenne parabolique, sauf qu’elle ressemblait plutôt à des roues de calendrier aztèque, et puis il se retrouva à l’intérieur, Lucas laissant la lourde porte se refermer sur eux en douceur. Les vitres teintées étaient si sombres que dehors la nuit semblait être tombée, une nuit agitée où les foules de la Zupe auraient vaqué à leurs occupations diurnes. L’intérieur du véhicule n’était qu’un unique et vaste compartiment tapissé d’une moquette de couleur vive et couvert de coussins de cuir pâle, même s’il ne semblait pas spécialement y avoir de sièges. Ni de volant non plus ; le tableau de bord était un panneau de cuir capitonné, que n’interrompait pas le moindre cadran. Bobby regarda Lucas qui était en train de desserrer sa cravate noire.

— Comment vous faites pour conduire ?

— Assieds-toi quelque part. On la conduit comme ça : Ahmed, trimbale-nous à New York, le centre est.

La voiture s’écarta en douceur du trottoir tandis que Bobby tombait à genoux sur une pile de coussins moelleux.

— Le déjeuner sera servi dans trente minutes, monsieur, à moins que vous ne préfériez grignoter quelque chose plus tôt, dit la voix.

Elle était douce, mélodieuse et semblait venir de nulle part en particulier. Lucas rit :

— Savaient vraiment bien travailler, à Damas.

— Où ça ?

— Damas, dit Lucas en déboutonnant sa veste pour s’installer dans un coin garni de coussins pâles. C’est une Rolls. Un vieux modèle. Ces Arabes construisaient de la bonne bagnole, quand ils avaient le fric.


— Lucas, dit Bobby, la bouche à moitié pleine de poulet grillé froid, comment ça se fait qu’il nous faille une heure et demie pour nous rendre à New York ? On ne se traîne pourtant pas spécialement…

— Parce que, dit Lucas, en s’interrompant pour boire encore une gorgée de vin blanc frappé, c’est le temps qu’il lui faut. Ahmed dispose de toutes les options d’usine, y compris un système de contre-surveillance de tout premier ordre. Sur la route, tout en roulant, Ahmed procure un remarquable degré d’intimité, plus que je ne suis en temps ordinaire prêt à payer pour l’obtenir à New York. Ahmed, as-tu l’impression que quelqu’un essaierait de nous filer, de nous écouter ?

— Non, monsieur, dit la voix. Il y a huit minutes, notre plaque d’identification a été balayée aux infrarouges par un hélicoptère de la Tactique. Le numéro de l’hélicoptère était MH-tiret-3-tiret-848, piloté par le caporal Roberto…

— Ça va, ça va, dit Lucas. Parfait. Laisse tomber. Tu vois ? Ahmed en sait plus sur ces Tactiques qu’eux sur nous.

Il s’essuya les mains avec une épaisse serviette de toile blanche puis sortit de sa pochette de veste un cure-dents en or.

— Lucas, dit Bobby, tandis que celui-ci nettoyait délicatement les interstices entre ses grosses dents carrées, qu’adviendrait-il si, mettons, je vous demandais de me conduire à Times Square et de m’y déposer ?

— Ah, dit Lucas, en ôtant le cure-dents, l’arpent le plus chaud de la cité. Pour quoi faire, Bobby, un problème de drogue ?

— Eh bien non, mais je me posais la question.

— Quelle question ? Tu veux aller à Times Square ?

— Non, c’est simplement le premier endroit auquel j’ai songé. Ce que je voulais dire, je suppose, c’est si vous me laisseriez partir.

— Non, dit Lucas, pour ne pas trop insister. Mais tu ne dois pas te considérer comme un prisonnier. Plutôt comme un hôte. Un hôte estimé.

Bobby sourit tristement.

— Oh ! D’accord. On pourrait appeler ça de la détention préventive, je suppose.

— Exact, dit Lucas, remettant en circuit le cure-dents en or. Et tant que nous sommes ici, bien protégés par ce brave Ahmed, c’est le moment d’avoir une petite discussion tous les deux. Le frère Beauvoir t’a déjà parlé un peu de nous, je crois. Qu’est-ce que tu en penses, toi, Bobby, de ce qu’il t’a raconté ?

— Eh bien, dit Bobby, c’est vraiment intéressant mais je ne suis pas sûr de bien comprendre.

— Qu’est-ce que tu ne comprends pas ?

— Eh bien, je ne comprends rien à cette histoire de vaudou…

Lucas haussa un sourcil.

— Je veux dire, c’est votre affaire, ce que vous voulez gober, enfin croire, je veux dire, d’accord ? Mais enfin, à un moment Beauvoir cause affaires, techno de la rue, comme je n’avais jamais entendu jusque-là, et juste après, voilà qu’il parle de mambos, de spectres, de serpents et de… et de…

— Et quoi ?

— De chevaux, dit Bobby, la gorge nouée.

— Bobby, sais-tu ce qu’est une métaphore ?

— Un composant ? Comme un transistor ?

— Non. Bon, laisse tomber la métaphore. Quand Beauvoir ou moi te parlons de loa et de leurs cavales, comme nous qualifions les rares élus que les loa choisissent de chevaucher, tu devrais faire comme si nous parlions deux langages à la fois. L’un, tu le comprends déjà. C’est la langue de la techno de la rue, comme tu l’appelles. Il se peut qu’on emploie des termes différents mais c’est du langage technique. Peut-être qu’on appellera Ougou Feray quelque chose que tu vas appeler un brise-glace, tu comprends ? Mais au même moment, avec les mêmes mots, nous parlons d’autres choses, celles-là que tu ne comprends pas. Tu n’as pas besoin.

Il jeta son cure-dents.

Bobby prit une profonde inspiration.

— Beauvoir disait que Jackie était la monture d’un serpent, un serpent appelé Danbala. Vous pouvez me traduire ça en techno de la rue ?

— Certainement. Pense à Jackie comme à une console, Bobby, une console de cyberspace, une très mignonne avec de jolies chevilles… (Lucas sourit ; Bobby rougit.) Pense à Danbala, que certains appellent un serpent, comme à un programme. Disons, un brise-glace. Danbala s’enfiche dans la console de Jackie, Jackie coupe la glace. C’est tout.

— D’accord, dit Bobby, qui commençait à piger, alors c’est quoi, la matrice ? Si elle est une console et Danbala un programme, le cyberspace, c’est quoi ?

— Le monde, dit Lucas.


— Mieux vaut continuer à pied, à partir d’ici, dit Lucas. (La Rolls s’arrêta dans un silence soyeux et Lucas se leva en reboutonnant sa veste de costume.) Ahmed attire trop l’attention.

Il récupéra sa canne, et la porte se déverrouilla avec un doux chuintement.

Bobby descendit derrière lui, envahi par l’indubitable signature olfactive caractéristique de la Conurb, un puissant amalgame d’exhalaisons de métro rance, de vieille suie, de la fragrance carcinogène du plastique frais, le tout pimenté de la pointe carbonée des combustibles fossiles illicites. Loin au-dessus, dans le reflet des lampes à arc, l’un des dômes Fuller inachevés obscurcissait les deux tiers du ciel vespéral rose saumon, sa lisière déchiquetée comme un nid d’abeilles gris brisé. Le patchwork de dômes de la Conurb tendait à générer, au hasard, des microclimats ; il y avait des zones, de quelques pâtés de maisons, où un fin crachin de condensation tombait en permanence des géodes tachées de suie, et des sections de dômes célèbres pour leurs décharges d’électricité statique, variante typiquement urbaine des éclairs d’orage. Il soufflait un vent violent dans la rue où Bobby suivait Lucas, une brise chaude et grumeleuse, sans doute en rapport avec les gradients de pression dans le réseau métropolitain qui parcourait tout.

— Rappelle-toi ce que je t’ai dit, dit Lucas, les yeux plissés pour se protéger de la poussière. L’homme est bien plus que ce qu’il paraît. Mais même s’il n’était rien de plus que ce qu’il paraît, tu lui devrais néanmoins un certain respect. Toi qui veux devenir un pirate, tu es sur le point de rencontrer quelqu’un qui fait autorité dans le domaine.

— Ouais, d’accord. (Il sauta pour éviter l’accordéon gris d’un listage d’imprimante qui tentait de s’enrouler autour de sa cheville.) Alors, c’est à lui que Beauvoir et vous, vous avez acheté le…

— Ah non ! Rappelle-toi ce que je t’ai dit. Tu causes comme ça en pleine rue, tu pourrais aussi bien écrire tes paroles au tableau…

Bobby grimaça puis acquiesça. Merde. Il n’arrêtait pas de se planter. Voilà qu’il se trouvait avec un méga-opérateur, enfoncé jusqu’au cou dans un plan dingue, et il continuait de se comporter comme un wilson. Opérateur. C’était le terme pour qualifier Lucas, et Beauvoir aussi, et tout ce discours vaudou n’était qu’une espèce de jeu fait sur le dos des gens de l’extérieur, décida-t-il. Dans la Rolls, Lucas s’était lancé dans une espèce de long numéro bizarre sur Legba, à l’en croire, le loa de la communication, « le maître des routes et des chemins », tout cela pour dire que l’homme à qui il allait présenter Bobby était un favori de Legba. Lorsque Bobby lui avait demandé si l’homme était un autre oungan, Lucas avait répondu non ; il avait ajouté que l’homme avait marché au côté de Legba toute sa vie, tellement près qu’il était devenu incapable de savoir si le loa était bel et bien là, ou s’il n’était qu’une partie de lui-même, son ombre. Et c’était cet homme, avait dit Lucas, qui leur avait vendu le logiciel que Deux-par-Jour avait loué à Bobby…

Lucas tourna à un coin et s’arrêta, Bobby sur les talons. Ils se trouvaient devant un immeuble en meulière noircie dont les fenêtres avaient été obturées, des décennies plus tôt, avec des plaques de tôle ondulée. Une partie du rez-de-chaussée avait jadis été occupée par un magasin quelconque, aux vitrines brisées opacifiées de crasse. La porte, entre leurs glaces aveugles, avait été renforcée à l’aide des mêmes plaques de tôle qui obturaient les ouvertures des étages supérieurs, et Bobby crut discerner un vague signe derrière la vitrine de gauche, les italiques d’une enseigne au néon abandonnée, pendant en diagonale dans la pénombre. Lucas resta planté là, face à la porte, le visage inexpressif, le bout de la canne fermement planté devant lui sur le trottoir, et ses mains larges posées l’une sur l’autre au-dessus du pommeau de laiton.

— Première chose que tu dois apprendre, dit-il sur le ton d’un homme qui récite un problème, c’est qu’il faut toujours patienter…

Bobby crut percevoir un raclement derrière la porte, puis un cliquetis comme celui de chaînes.

— Étrange, dit Lucas, presque comme si on nous attendait.

La porte s’entrouvrit de dix centimètres sur ses gonds bien huilés puis sembla accrochée par quelque chose. Un œil les considéra, sans ciller, suspendu là dans cette fissure de crasse et d’ombre, et au début, Bobby crut qu’il s’agissait de l’œil de quelque grand animal, avec son iris à l’étrange tonalité de jaune brunâtre et les blancs, mouchetés et injectés de rouge, la paupière inférieure béante, plus rouge encore, au-dessous.

— Le Houdou, dit le visage invisible auquel appartenait l’œil, puis : Le Houdou, et un p’tit tas de merde. Seigneur… (Il y eut un effroyable gargouillis, comme quelque antique catarrhe remontant de tréfonds cachés, puis l’homme cracha.) Eh bien, remue-toi, Lucas. (Il y eut un nouveau crissement et la porte s’ouvrit vers l’intérieur, sur les ténèbres.) Je suis un homme occupé…

Cette dernière remarque fut proférée un mètre plus loin, comme si le propriétaire de l’œil s’éloignait en trottinant de la lumière introduite par la porte ouverte.

Lucas franchit le seuil, Bobby sur les talons ; ce dernier sentit la porte pivoter en douceur pour se clore derrière lui. L’obscurité soudaine lui hérissa les poils sur les avant-bras. Elle lui semblait vivante, cette obscurité, encombrée, dense, et quelque part, intelligente.

Puis une étincelle craqua et une sorte de lampe à acétylène siffla en crachotant lorsque s’alluma le gaz. Bobby ne put qu’entrevoir le visage derrière la lanterne, un visage où l’œil jaune injecté de sang attendait avec son homologue, au milieu de ce que Bobby aurait fort volontiers préféré croire être un masque quelconque.

— Je ne suppose pas que tu nous attendais, non, le Finnois ? demanda Lucas.

— Si tu veux tout savoir, dit le visage en révélant de grosses dents jaunes et plates, je m’apprêtais à sortir trouver quelque chose à manger.

À Bobby, il donnait l’impression de pouvoir survivre en rongeant des tapis pourris, ou en fouissant patiemment la pulpe de bois brunie des vieux bouquins gonflés d’humidité qui s’empilaient jusqu’à hauteur d’épaule de part et d’autre du tunnel où ils se trouvaient.

— Qui est le petit merdeux, Lucas ?

— Tu sais, Finn, que Beauvoir et moi éprouvons certaines difficultés avec un truc que nous t’avions acheté en toute bonne foi.

Lucas tendit sa canne pour tâter délicatement le dangereux surplomb de brochures effritées.

— Tu l’as encore, maintenant ? (Le Finnois pinça ses lèvres minces, mimant un rictus soucieux.) Me bousille pas ces tirages de tête, Lucas. Tu les fous par terre, tu les paies.

Lucas retira sa canne. Sa virole polie jeta un éclair à la lueur de la lanterne.

— Alors, comme ça, reprit le Finnois, on a des problèmes. Marrant, Lucas, un truc bigrement marrant. (Il avait les joues grisâtres, marquées de profondes rides diagonales.) En bien, j’ai quelques problèmes, moi aussi, trois exactement. Je ne les avais pas ce matin. Je suppose que c’est ainsi que va la vie, des fois. (Il posa la lanterne sifflante sur un classeur en acier bosselé et pêcha une cigarette sans filtre tordue de la poche latérale de ce qui avait dû jadis être une veste en tweed.) Mes trois problèmes, ils sont en haut. Peut-être que t’auras envie d’y jeter un œil…

Il craqua une allumette en bois contre la base de la lanterne et alluma sa cigarette. L’odeur âcre du tabac brun cubain emplit l’air entre eux.


— Tu sais, dit le Finnois en enjambant le premier des corps, ça fait un bout de temps que je suis ici. Tout le monde me connaît. On sait que je suis ici. T’achètes au Finnois, tu sais à qui t’achètes. Et je garantis mes produits, chaque fois…

Bobby fixait le visage tourné vers le haut du cadavre, fixait les yeux devenus ternes. Il y avait quelque chose d’anormal dans la forme du torse, d’anormal dans sa manière d’être étendu là, en habits noirs. Des traits japonais, inexpressifs, des yeux morts…

— Et tout ce temps-là, continuait le Finnois, tu sais combien il y a eu de gens assez abrutis pour essayer d’entrer ici et m’éliminer ? Zéro ! Pas un, pas un avant ce matin, et voilà que ça m’en fait déjà trois, bordel. Enfin – il jeta sur Bobby un regard hostile –, sans compter ce drôle de petit tas de merde, je suppose, mais…

Il haussa les épaules.

— Il a l’air plutôt tordu, remarqua Bobby qui lorgnait toujours le premier cadavre.

— C’est parce que c’est tout de la pâtée pour chiens, à l’intérieur, répondit le Finnois, l’air mauvais. Tout réduit en purée.

— Le Finnois collectionne les armes exotiques, expliqua Lucas en caressant du bout de la canne le poignet du second corps. Tu les as déjà scannés pour détecter des implants, le Finnois ?

— Ouais. Boulot chiant. L’a fallu les descendre dans la salle du fond. Rien, en dehors du tout-venant. C’était qu’une bande de tueurs. (Il clappa de la langue bruyamment.) Mais qu’est-ce qu’ils ont tous à vouloir me tuer ?

— Peut-être que tu leur auras vendu un produit très coûteux et qu’a pas voulu marcher, hasarda Lucas.

— J’espère que t’es pas en train de me dire que c’est toi qui les as envoyés, Lucas, dit le Finnois d’un ton égal, à moins que t’aies envie de me voir refaire le coup de la pâtée pour chiens…

— Ai-je dit que tu nous as vendu quelque chose qui ne marchait pas ?

— « Éprouvé des difficultés », t’as dit. Et qu’est-ce que vous m’avez acheté d’autre ces derniers temps, les mecs ?

— Désolé, le Finnois, mais ils ne sont pas de chez nous. Et tu le sais bien, toi aussi.

— Ouais, je suppose. Alors, qu’est-ce que tu viens foutre ici, Lucas ? Tu sais très bien que ce que tu m’as acheté n’était pas couvert par la garantie habituelle…


— Tu sais, dit le Finnois après avoir écouté le récit par Bobby de sa passe avortée en cyberspace, y a vraiment un truc plus que bizarre, là-bas. (Il hocha lentement sa tête étroite, étrangement allongée.) C’était pas comme ça, dans le temps. (Il regarda Lucas.) Vous le savez, vous autres, pas vrai ?

Ils étaient assis autour d’une table blanche carrée dans une pièce blanche au rez-de-chaussée, derrière le bric-à-brac du magasin en façade. Le sol était en carrelage d’hôpital éraflé, à motifs antidérapants, et les murs formés de larges dalles de plastique blanc cassé qui dissimulaient des couches denses de circuits anti-écoute. Comparée à la vitrine, la salle blanche semblait d’une propreté chirurgicale. Plusieurs trépieds en alliage léger, hérissés de capteurs et de matériel d’examen, étaient disposés autour de la table, telles des sculptures abstraites.

— Savoir quoi ? demanda Bobby.

À chaque nouveau récit de son aventure, il se sentait moins l’air d’un wilson. Important. Il se sentait important.

— Pas toi, tête de nœud, dit le Finnois, l’air las. Lui. Môssieu le grand Houdou. Lui il sait. Il sait que ce n’est plus pareil… Que ça ne l’est plus depuis un bout de temps. J’ai toujours été dans la partie. Une éternité. Avant la guerre, avant qu’il y ait eu la moindre matrice, ou en tout cas, avant que les gens se soient aperçus qu’il y en avait une. (Il regardait Bobby, à présent.) J’ai une paire de bottes qu’est plus vieille que toi, alors qu’est-ce que tu pourrais bien m’apprendre, bordel ? Il y a des cow-boys depuis qu’il y a des ordinateurs. Ils ont construit les premiers pour craquer la glace des Allemands, pas vrai ? Des briseurs de code. On peut même dire que la glace a précédé les ordinateurs, si tu veux voir tes choses sous cet angle. (Il alluma sa quinzième cigarette de la soirée et la fumée se mit à envahir la salle blanche.) Lucas sait, ouais. Ces sept ou huit dernières années, y s’est passé des trucs marrants, là-dessus, sur le circuit des cow-boys de console. Les nouveaux opérateurs, ils passent des arrangements avec des trucs, pas vrai, Lucas ? Ouais, un peu, que je suis au courant ; ils ont toujours besoin de matos et de logos, et ils ont toujours besoin d’être plus rapides que des serpents sur la glace, mais tous, tous ceux qui savent vraiment comment trancher dedans, eh bien ils ont des alliés, pas vrai, ça, Lucas ?

Lucas sortit de sa poche le cure-dents et entreprit de se nettoyer une molaire du fond, le visage sombre et sérieux.

— Trônes et dominions, fit le Finnois, cryptique. Ouais, y a des choses, là-bas. Des spectres, des voix. Pourquoi pas ? Les océans avaient bien des sirènes, toutes ces conneries, et nous on a eu une mer de silicium, vous voyez ? Bien sûr, c’est jamais qu’une hallucination sur mesure qu’on s’est tous payée d’un commun accord, le cyberspace, mais ceux qui s’y branchent savent foutre bien que c’est un univers entier. Et chaque année, il devient de plus en plus encombré, il ressemble de plus en plus à…

— Pour nous, coupa Lucas, le monde a toujours fonctionné ainsi.

— Ouais, dit le Finnois, alors les mecs comme vous, vous pouvez vous brancher dessus direct, et raconter aux gens que les trucs avec lesquels vous trafiquez sont pareils à vos bons vieux dieux de la brousse…

— Les Cavaliers divins…

— Bien sûr. Peut-être même que vous y croyez. Mais je suis assez vieux pour me rappeler que ça n’a pas toujours été comme ça. Il y a dix ans, tu te serais pointé au Gentleman Loser et tu aurais essayé de raconter à tous les pontes du clavier que tu causais avec des spectres dans la matrice, tout le monde t’aurait pris pour un cinglé.

— Un wilson, intervint Bobby, qui se sentait abandonné et plus du tout aussi important.

Le Finnois le regarda, l’air interdit :

— Un quoi ?

— Un wilson. Un nullard. C’est du jargon de piquassette, je suppose… (T’as remis ça. Merde.)

Le Finnois le considéra avec un drôle de regard.

— Bon Dieu, alors, c’est votre mot pour ça, hein ? Seigneur, mais je connais ce type…

— Qui ?

— Bodine Wilson. Le premier mec que je connaisse à avoir fini en figure de style.

— Il était stupide ? demanda Bobby pour aussitôt le regretter.

— Stupide ? Merde, non, il était malin comme un singe. (Le Finnois écrasa sa cigarette dans un cendrier Campari en céramique fêlée.) Rien qu’un vrai fouteur de merde, c’est tout. Il avait bossé avec Dixie le Trait-Plat, à l’époque…

Les yeux jaunes injectés de sang étaient devenus lointains.

— Le Finnois, dit Lucas, où as-tu dégotté le brise-glace que tu nous as vendu ?

Le Finnois le considéra d’un air sombre.

— Quarante ans de métier, Lucas. Tu sais combien de fois on m’a posé cette question ? Tu sais combien de fois je serais mort si j’y avais répondu ?

Lucas acquiesça.

— Je comprends ton point de vue. Mais je vais t’exposer le mien. (Il brandit vers le Finnois son cure-dents, telle une dague miniature.) Ta vraie raison de vouloir rester planté ici à nous raconter des vannes, c’est que tu crois que les trois macchabées, là-haut, ont quelque chose à voir avec le brise-glace que tu nous as vendu. Et t’as juste tiqué quand Bobby t’a raconté qu’on avait fait sauter l’immeuble de sa mère, pas vrai ?

Le Finnois montra les dents.

— Peut-être.

— Quelqu’un t’a mis sur sa liste, le Finnois. Ces trois ninjas refroidis, là-haut, ont coûté à quelqu’un un paquet de fric. Quand il ne les verra pas revenir, ce quelqu’un sera encore plus déterminé, le Finnois.

Les yeux jaunes bordés de rouge se plissèrent.

— Ils étaient tous armés jusqu’aux dents, observa le Finnois, prêts à frapper, mais l’un d’eux avait en plus quelques autres trucs. Des trucs pour poser des questions. (Ses doigts tachés de nicotine, de la couleur des ailes de cafard, se levèrent pour masser sa lèvre supérieure. Il ajouta :) Je le tiens de Wigan Ludgate, le Wig.

— Jamais entendu parler de lui, dit Lucas.

— Un sacré petit salaud, dit le Finnois. Un ancien pirate.


— Il se trouve, commença le Finnois – et pour Bobby, c’était infiniment passionnant, mieux même que d’écouter Beauvoir et Lucas –, que Wigan Ludgate avait eu cinq années de ponte du clavier, ce qui fait une durée décente pour un cow-boy de cyberspace. Au bout de cinq ans, un pirate aura tendance à être soit riche soit cramé, à moins qu’il ne finance une écurie de jeunes loups tout en se cantonnant strictement à l’aspect gestion. Au beau temps de sa jeunesse et de sa gloire, le Wig avait débarqué en coup de vent d’une passe à rallonge à travers les secteurs relativement peu occupés de la matrice qui représentaient ces zones géographiques autrefois connues comme le tiers monde.

Le silicium est inusable ; les micropuces étaient effectivement immortelles. Le Wig releva le fait. Comme tous les enfants de son âge, toutefois, il savait que le silicium devenait obsolescent, ce qui était pire que de s’user ; ce fait était une constante sordide, et acceptée, pour le Wig, au même titre que la mort ou les impôts, et à vrai dire, il était en général plus préoccupé par l’idée que son matos se démode que par la mort (il avait vingt-deux ans) ou les impôts (il n’était pas enregistré, même s’il payait à une laverie automatique de Singapour un pourcentage annuel qui était en gros l’équivalent de l’impôt qu’il aurait été tenu de régler, eut-il déclaré son revenu). Le Wig se dit que tout ce silicium dépassé devait bien aller quelque part. Où il allait, apprit-il, c’était dans un certain nombre d’endroits très pauvres qui se débattaient autour de bases industrielles naissantes. Des nations tellement arriérées que le concept même de nation y était encore pris au sérieux. Le Wig se cliqua dans deux ou trois trous perdus d’Afrique et s’y retrouva comme un requin nageant dans une piscine remplie de caviar. Non qu’aucun de ces minuscules œufs parfumés eussent individuellement une grande valeur, mais il suffisait d’ouvrir le bec pour ramasser, et l’opération était facile, nourrissante et fructueuse. Le Wig ratissa les Africains pendant une semaine, causant incidemment l’effondrement de trois gouvernements et provoquant d’indicibles souffrances humaines. À la fin de sa semaine, gros de la crème de plusieurs millions de ridiculement dérisoires comptes en banques, il se retira. Et tandis qu’il s’en allait, les sauterelles débarquaient ; d’autres que lui avaient pigé le plan africain.

Le Wig resta deux ans sur la plage de Cannes, à ingérer les plus coûteuses des drogues synthé-mode et périodiquement allumer un minuscule téléviseur Hosaka pour étudier les corps ballonnés d’Africains morts avec une attention étrange et curieusement innocente. À un certain point – personne n’aurait su dire au juste où, quand, ou pourquoi –, on se mit à remarquer que le Wig avait dépassé les limites. Plus précisément, expliqua le Finnois, le Wig s’était persuadé que Dieu vivait en cyberspace ou peut-être que le cyberspace était bel et bien Dieu, ou quelque manifestation nouvelle de celui-ci. Les incursions du Wig dans la théologie tendaient à être marquées par de brusques changements de paradigmes, de véritables sursauts de foi. Le Finnois avait une vague idée du plan dans lequel était embarqué le Wig, ces derniers temps ; peu après sa conversion à cette nouvelle et singulière foi, Wigan Ludgate était retourné à la Conurb pour s’embarquer dans un voyage épique, quoique légèrement aléatoire, de découverte cybernétique. En tant qu’ancien fondu du clavier, il savait ou aller pêcher ce qu’il y avait de mieux dans ce que le Finnois appelait le matos et le logos. Le Finnois fournit au Wig tout ce qu’il avait dans les deux domaines, car le Wig était encore un homme riche. Le Wig expliqua au Finnois que sa technique d’exploration mystique impliquait de projeter sa conscience dans des secteurs vides, non structurés, de la matrice et d’y attendre. Au crédit de l’individu, nota le Finnois, il ne prétendit jamais avoir rencontré Dieu, même s’il maintenait bel et bien avoir, à plusieurs reprises, décelé Sa présence en train d’escalader la grille du réseau. Le moment venu, le Wig se trouva bien sûr à court d’argent. Sa quête spirituelle lui ayant aliéné les quelques relations d’affaires datant d’avant son expédition d’Afrique, il sombra sans laisser de traces.

— Mais voilà qu’un jour il refait surface, dit le Finnois, cinglé comme un rat d’égout. C’était plutôt le petit déconneur pâlichon, mais là, il avait fait très fort : costume africain, les colliers, les os et tout le tremblement.

Bobby abandonna le récit du Finnois assez longtemps pour se demander comment, avec son allure, on pouvait traiter quelqu’un de petit déconneur pâlichon, puis il jeta un œil vers Lucas dont le visage était parfaitement sinistre. Alors Bobby se rendit compte que Lucas pouvait bien prendre toute cette histoire d’Afrique très personnellement, plus ou moins. Le Finnois n’en poursuivit pas moins son récit.

— Il avait quantité de trucs qu’il désirait vendre. Des consoles, des périphériques, des logiciels. L’ensemble, vieux d’un an ou deux, mais c’était du matériel de pointe. Je lui ai donc fait une proposition. Je remarquai alors qu’il avait une broche crânienne et qu’il avait cette écharde de microgiciel branchée derrière l’oreille. C’est quoi, ce programme ? L’est vide, qu’il me répond. Il est assis devant moi, là où t’es, mon gars, et il me dit : il est vide mais c’est la voix de Dieu et je vis éternellement dans Son bourdonnement blanc, enfin une connerie dans ce genre. Alors je me dis, bon Dieu, ce coup-ci, le Wig est parti pour de bon, même qu’il recompte l’argent que je lui ai filé pour la cinquième fois au moins. Wig, je lui dis, le temps c’est de l’argent mais tu peux me dire ce que tu comptes faire à présent ? Parce que j’étais curieux. Le mec, je le connaissais depuis des années, relation d’affaires. Finnois, qu’il me dit, faut que je grimpe ce puits à gravité, Dieu est là-haut. Je veux dire, qu’il ajoute, Il est partout mais il y a trop de parasites ici-bas, ça obscurcit Ses traits. D’accord, je lui réponds, t’as gagné. Alors, je lui montre la porte, et voilà. Jamais revu le mec.

Bobby cligna des yeux, attendit, se tortilla un peu sur l’assise dure du siège pliant.

— Sauf qu’un an plus tard, un gars débarque ici, un réparateur en orbite haute descendu du puits en permission ; le type avait quelques bons programmes à vendre. Pas super, mais intéressants. Il dit venir de la part du Wig. Bon, peut-être que le Wig est cinglé et depuis longtemps hors jeu mais il est toujours capable de flairer la bonne camelote. Alors, j’achète. Tout ça remonte peut-être à dix ans, d’ac ? Et depuis, chaque année ou presque, un mec se pointe avec quelque chose. « Le Wig m’a dit que je devrais vous présenter ça. » Et d’ordinaire, j’achète. Jamais le truc spécial mais c’est du bon. Jamais le même gars, non plus.

— Et ça a toujours été cela, le Finnois, rien que du logiciel ? demanda Lucas.

— Ouais, essentiellement, excepté ces espèces de drôles de sculptures. J’avais oublié ça, tiens. J’ai cru que le Wig les avait fabriquées. La première fois qu’un type est arrivé avec un de ces machins, j’ai acheté son matos puis lui ai demandé ce qu’il comptait faire de ce genre de bordel. Le Wig a dit que ça pourrait vous intéresser, me répond le mec. Dis-lui qu’il est cinglé, que je lui renvoie. Le mec rigole. Eh bien, gardez-le, qu’il ajoute ; je vais pas me le retrimbaler là-haut. Je veux dire, c’était presque de la taille d’une console, ce machin, tout un tas de bric-à-brac merdique collé dans une boîte… Là-dessus, je le flanque derrière cette caisse à Coca, pleine de ferraille, et j’oublie le tout, sauf que le vieux Smith – c’tait un collègue à moi, à l’époque, il trafiquait surtout dans l’art et les pièces de collection – le vieux Smith voit le bidule et veut l’avoir. Alors on se passe un marché d’enfer. T’as de nouveaux trucs dans le genre, le Finnois, qu’il me dit, tu les prends. Dans les quartiers chic, y a des allumés qui craquent pour ce genre de connerie. Alors, la fois d’après qu’un gars a débarqué de la part de Wig, je lui ai aussi acheté la sculpture et je l’ai fourguée à Smith. Mais ça ne représentait jamais beaucoup de fric… (Le Finnois haussa les épaules.) Pas jusqu’au mois dernier, en tout cas. Un type a débarqué avec ce que t’as acheté. De la part de Wig. Écoutez, il me dit, c’est un biogiciel et un briseur. Wig dit que ça vaut un paquet. Je le vérifie et tout paraissait normal. J’ai pensé que ça pouvait être intéressant, tu vois ? Ton partenaire Beauvoir aussi était du même avis. Je l’ai acheté. Beauvoir me l’a racheté. Fin de l’histoire. (Le Finnois se sortit une cigarette, mais brisée, pliée en deux.) Merde, fit-il.

De la même poche, il tira une pochette pâle de papier à cigarettes pour en extraire une fragile feuille rose qu’il roula serrée autour de sa clope cassée, comme une éclisse. Lorsqu’il lécha la colle, Bobby aperçut l’extrémité fort pointue d’une langue gris-rose.

— Et dis-nous, le Finnois, où réside ce monsieur Wig ? demanda Lucas, les pouces sous le menton, ses longs doigts en pont devant son visage.

— Lucas, j’en ai pas le moindre début d’indice. Quelque part en orbite. Et modestement, si le genre de sommes qu’il tirait de moi voulait dire quelque chose pour lui. Tu sais, j’ai entendu dire qu’il y a des coins là-haut où t’as même pas besoin d’argent, pourvu que tu t’insères dans leur économie, alors peut-être qu’on peut y vivre avec pas grand-chose. Mais ne m’en demande pas plus, je souffre d’agoraphobie. (Il fit un sourire mauvais à Bobby qui essayait de s’ôter de l’esprit l’image de cette langue.) Tu sais, reprit-il en louchant vers Lucas, c’est à peu près à l’époque où j’ai commencé d’entendre ces drôles d’histoires qui se passeraient dans la matrice.

— Du genre ? demanda Bobby.

— T’occupe, toi, dit le Finnois, qui regardait toujours Lucas. C’était avant que vous débarquiez, les mecs, la nouvelle bande de Houdou. Je savais que ce samouraï des rues avait un boulot en cours pour un spécimen des Forces spéciales, qu’en comparaison, le Wig était tout ce qu’il y a de platement normal. Elle et l’autre cow-boy qu’ils étaient allés repêcher à Chiba, ils étaient sur un truc dans ce genre. Peut-être qu’ils l’ont trouvé. La dernière fois que je les ai vus, c’était à Istanbul{Voir : Neuromancien (N.d.T.)}. J’ai entendu dire qu’elle vivait à Londres, une fois, il y a quelques années. Qui pourrait dire ? Tout ça remonte à sept, huit ans.

Le Finnois parut soudain las, et vieux, très vieux. Il faisait à Bobby l’impression d’un gros rat momifié, animé par des ressorts et des câbles cachés. Il sortit de sa poche une montre au cadran brisé, montée sur un bracelet de cuir graisseux, et la consulta.

— Bon Dieu. Eh bien, c’est tout ce que tu tireras de moi, Lucas. J’ai des amis d’une banque d’organes qui arrivent dans vingt minutes, histoire de causer un peu affaires.

Bobby songea aux corps, au-dessus. Ils avaient attendu là-haut toute la journée.

— Hé ! dit le Finnois en lisant l’expression de son visage, les banques d’organes, c’est aussi extra pour se débarrasser des trucs. C’est moi qui les paie. D’ailleurs, ces pauvres cons d’orphelins, là-haut, il leur reste pas grand-chose question organes…

Et le Finnois éclata de rire.


— Tu dis qu’il était proche de… Legba ? Et Legba, à ce que vous dites, Beauvoir et vous, c’est celui qui m’aurait porté chance quand je suis tombé sur cette glace noire ?

Derrière la lisière en nids d’abeilles des géodes, le ciel s’éclaircissait.

— Oui, dit Lucas.

Il semblait perdu dans ses pensées.

— Mais il n’a pas l’air d’y croire des masses, à vos histoires.

— Peu importe, dit Lucas, tandis qu’apparaissait la Rolls. Il a toujours été proche de l’esprit de la chose.

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