— Peut-être que tu pourrais me refaire le topo, dit Bobby entre deux bouchées de riz aux œufs. J’ai cru que je t’avais déjà dit que ce n’était pas une religion.
Beauvoir retira sa monture de lunettes pour en examiner l’une des branches.
— Ce n’est pas ce que j’ai dit. J’ai dit que tu n’avais pas à te turlupiner là-dessus, point final, pour savoir si c’était une religion ou pas. C’est simplement une structure. Bon, on va tous les deux discuter de certains faits qui se produisent, sinon, on risque de ne pas avoir les mots qu’il faut, les concepts…
— Mais tu causes comme si ces – enfin, ces machins-choses – ces Lois, comme tu dis, étaient…
— Loa, rectifia Beauvoir, en déposant ses lunettes sur la table. (Il soupira, piocha une cigarette chinoise dans le paquet de Deux-par-Jour et l’alluma avec le crâne en étain.) Le pluriel est identique au singulier. (Il inhala profondément, souffla deux filets jumeaux de fumée par ses narines aux ailes arquées.) Quand tu penses religion, tu penses à quoi, au juste ?
— Eh bien, la sœur de ma mère, elle est scientologiste, la vraie orthodoxe, tu vois ? Et puis, il y a cette bonne femme, en face du couloir, c’est une catholique. Ma vieille – il s’interrompit, la nourriture soudain devenue insipide dans sa bouche –, elle avait des fois la manie d’accrocher ces hologrammes dans ma chambre, Jésus, Hubbard, ce genre de merde. Je suppose que c’est à ça que je pense.
— Le Vaudou n’a rien à voir avec ça, dit Beauvoir. Il ne s’occupe pas de notions de salut et de transcendance. Ce qui l’intéresse, c’est que les choses s’accomplissent. Tu me suis ? Dans notre système, il y a une grande quantité de dieux, d’esprits. Ils font partie d’une vaste famille, avec toutes les vertus, tous les vices. Il y a une tradition rituelle de manifestation communautaire, tu comprends ? Le Vaudou dit : il y a Dieu, bien sûr, le Gran Met, mais Il est grand, bien trop grand et trop lointain pour Se préoccuper que t’as pas un rond ou que t’arrives pas à baiser. Allez, mec, tu sais comment ça marche, c’est la religion de la rue, née d’un pauvre coin paumé, il y a un million d’années. Le Vaudou est comme la rue. Un camé quelconque vient lever ta frangine, tu vas pas pour ça aller camper devant la porte d’un Yakuza, pas vrai ? Pas question. Non, mais tu iras voir quelqu’un, quand même, quelqu’un qui peut te régler ton affaire. Vu ?
Bobby acquiesça, mâchonnant, l’air pensif. Un nouveau timbre plus deux verres de vin rouge avaient bien aidé, et le grand type avait emmené Deux-par-Jour faire une balade parmi les arbres et les pailles fluorescentes, laissant Bobby seul avec Beauvoir. Puis Jackie s’était pointée, toute gaie, avec un grand saladier de riz et d’œufs, ce qui n’était pas sale du tout, et quand elle avait posé le tout sur la table devant lui, elle avait pressé un de ses mamelons contre son épaule.
— De même, reprit Beauvoir, ce qui nous intéresse, c’est que les choses soient faites. Si tu veux, ce qui nous préoccupe, c’est les systèmes. Et c’est pareil pour toi, ou du moins, c’est ce que tu voudrais être, ou sinon tu ne piraterais pas les réseaux et tu n’aurais pas le coup de main, pas vrai ? (Il plongea ce qui restait de sa clope dans un verre marqué de taches de doigt et encore à moitié plein de vin rouge.) M’a tout l’air que Deux-par-Jour était sur le point de se lancer dans une partie sérieuse, juste quand il a commencé à y avoir du grabuge.
— Quel grabuge ? demanda Bobby en s’essuyant la bouche du revers de la main. À cause de qui ?
— De toi, dit Beauvoir en fronçant les sourcils. Non que ce soit le moins du monde de ta faute. Non, c’est ce que Deux-par-Jour veut en tirer qui fait problème.
— Et il veut ? Il m’a l’air salement crispé, en ce moment. Et j’te dis pas son humeur.
— Tout juste. T’as pigé. Tendu. Mort de trouille, plutôt.
— Ça alors, comment ça ?
— Eh bien, vois-tu, les choses ne sont pas exactement comme elles en ont l’air, avec Deux-par-Jour. Je veux dire, d’accord, il trafique effectivement dans le genre de trucs que tu sais, fourguer des logiciels détournés aux balourds, tu m’excuseras (il sourit) de Barrytown, mais son truc principal, je veux dire la vraie ambition du mec, tu piges, c’est ailleurs. (Beauvoir prit un canapé avarié, le considéra avec suspicion et le balança par-dessus la table, dans les arbres.) Son truc, vois-tu, c’est de farfouiller partout à la recherche d’une bonne paire d’oungans de la Conurb, des gros calibres.
Bobby hocha la tête sans comprendre.
— Des totos qui servent des deux mains.
— Là, j’suis largué.
— On cause de prêtrise professionnelle, là, si tu veux y mettre un nom. Sinon, t’as qu’à t’imaginer un duo de totos, des clients sérieux – des pirates du clavier, entre autres – qui font leur boulot de servir d’intermédiaire aux gens, de faire les choses pour eux. « Servir des deux mains », c’est une expression à nous, pour dire qu’ils bossent des deux côtés. Blanc et noir, pigé ?
Bobby déglutit puis hocha la tête.
— Des sorciers, dit Beauvoir. Laisse tomber. Méchants totos, grosse galette, c’est tout ce que t’as besoin de savoir. Deux-par-Jour, il se comporte comme un mignon en tête de ligne pour ces gens-là. Parfois, il trouve un truc susceptible de les intéresser, il le bascule sur eux, recueille plus tard quelques faveurs. Peut-être que s’il recueille une douzaine de faveurs en trop, c’est sur lui qu’ils vont basculer quelque chose, si tu vois ce que je veux dire… Disons qu’ils détiennent un truc qu’ils estiment avoir du potentiel mais ça leur fout la trouille. Ces particuliers ont une certaine tendance au conservatisme, tu vois ? Non ? Eh ben, t’apprendras.
Bobby acquiesça.
— Le genre de logiciel qu’un type comme toi peut louer à Deux-par-Jour, c’est nul. Je veux dire, il va tourner, d’accord, mais c’est jamais le truc qui intéressera un mec sérieux. T’as vu des tas de kinos de cow-boys, pas vrai ? Eh bien, ce qu’ils peuvent sortir pour ça, c’est pas grand-chose comparé au genre de bidouille qu’un opérateur vraiment costaud est capable de pondre. Particulièrement quand il s’agit de brise-glace. Les gros brise-glace sont plutôt coton à affronter, même pour les grosses têtes. Tu sais pourquoi ? Parce que la glace, la vraiment solide, les parois qui entourent toutes les banques de données importantes dans la matrice, la glace est toujours le produit d’une IA, une intelligence artificielle. Rien n’est assez rapide pour tisser de la bonne glace et en même temps l’altérer et l’améliorer en permanence. Alors, quand un brise-glace puissant débarque sur le marché noir, aussitôt, on voit entrer en jeu une série de facteurs très délicats. Comme, pour commencer, d’où vient le produit ? Neuf fois sur dix, il est venu d’une IA et les IA sont constamment passées au crible, essentiellement par les flics de Turing, chargés de vérifier qu’elles ne deviennent pas trop malignes. Alors, peut-être que tu vas te retrouver avec toute la machine de Turing au cul, parce qu’une IA, quelque part, s’est pris d’envie d’augmenter sa marge d’autofinancement. Certaines IA ont la citoyenneté, pas vrai ? Autre truc dont tu dois te méfier, ça pourrait être un brise-glace militaire, et là aussi, ça sent mauvais ; à moins encore qu’il soit allé faire un tour hors de la branche espionnage industriel de quelque zaibatsu, et ça non plus, on n’en veut pas. Tu piges le topo, Bobby ?
Bobby opina. Il avait l’impression d’avoir attendu toute sa vie que Beauvoir lui explique les rouages d’un monde dont il n’avait jusqu’ici qu’entrevu l’existence.
— Pourtant, un brise-glace qui coupe vraiment, ça vaut méga, je veux dire beaucoup. Alors supposons que t’es le ponte sur le marché, des types t’offrent le truc et t’as pas envie de les envoyer balader. Alors, tu l’achètes. Tu l’achètes, pas de problème, discret, mais tu vas pas le charger, oh non ! Qu’est-ce que t’en fais ? Tu le ramènes chez toi, tu le fais bidouiller par ton technicien pour qu’il ait l’air tout ce qu’il y a de courant. Mettons que tu l’intègres dans un format de ce genre – et il tapota une pile de programmes posée devant lui – puis tu l’amènes à ton mignon, qui te doit quelques faveurs, comme d’habitude…
— Attends une seconde, dit Bobby. Je crois pas que j’apprécie…
— À la bonne heure. Ça veut dire que tu deviens malin, un peu plus malin, en tout cas. Parce que c’est exactement ce qu’ils ont fait. Ils l’ont apporté ici à ton pote le bidouilleur, monsieur Deux-par-Jour, et ils lui ont exposé leur, problème. « Champion, qu’ils ont dit, on veut vérifier cette saloperie, la passer au banc d’essai, mais pas question qu’on fasse ça nous-mêmes. À toi de jouer, mon gars. » Alors, question pratique, qu’est-ce que Deux-par-Jour va en faire ? Est-ce qu’il va le charger, lui ? Macache. Il va se contenter de faire la même vacherie que les gros pontes lui ont faite, sauf qu’il se gardera bien de prévenir le mec à qui il va la resservir. Ce qu’il fait, c’est aller piocher une base dans le Midwest, bourrée de programmes de fraude fiscale et de gestion style blanchisserie jap pour l’un ou l’autre bordel de Kansas City, et tout le monde sauf le dernier des couillons sait pertinemment que ce genre de saloperie baigne jusqu’aux yeux dans la glace, la glace noire, les programmes à rétroaction totalement mortels. Il n’y a pas un seul cow-boy dans la Conurb ou ailleurs qui s’amuserait à mettre le doigt dans cette base : primo, parce qu’elle dégouline de défenses ; deuxio, parce que le matos planqué dessous ne vaut rien pour personne, en dehors du fisc, lequel, de toute manière, a déjà le proprio dans le collimateur.
— Eh, dit Bobby, mettons ça au clair…
— Je te mets ça au clair, petit Blanc ! Il a repéré cette base, puis épluché sa liste de pirates, les petits minables ambitieux de Barrytown, des wilsons assez cons pour lancer un programme qu’ils n’ont jamais vu sur une base qu’un tordu comme Deux-par-Jour leur a désignée en leur racontant que c’était une prise facile. Et qui va-t-il bien choisir ? Il va choisir un mec qu’est nouveau dans la partie, un bleu, un type qui ne sait même pas où il vit, qui n’a même pas son numéro, et il lui dit : Eh, chef, ramène ça chez toi et fais-toi un peu de fric. Tu dégottes quelque chose de valable, je me charge de te le fourguer ! (Les yeux de Beauvoir s’étaient agrandis ; il ne souriait plus.) Ça te fait penser à quelqu’un dans tes connaissances, mec, ou alors peut-être que t’évites de fricoter avec les perdants ?
— Tu veux dire qu’il savait que j’allais me faire tuer si je me branchais sur cette base ?
— Non, Bobby, mais il savait qu’il y avait une possibilité que le programme ne tourne pas. Ce qu’il voulait surtout, c’est que tu essaies. Ce qu’il s’est bien gardé de faire lui-même, il a juste mis deux cow-boys dessus. Ça aurait pu se goupiller de deux manières différentes. Mettons, si le brise-glace avait joué son rôle contre la glace noire, tu serais entré, t’aurais trouvé un paquet de chiffres auquel t’aurais entravé que dalle, tu serais ressorti, peut-être même sans laisser la moindre trace. Bon, tu serais retourné chez Léon, dire à Deux-par-Jour qu’il avait sélectionné les mauvaises données. Oh, il se serait confondu en excuses, pour sûr, et t’aurais eu droit à une nouvelle cible et un nouveau brise-glace, tandis que de son côté, il aurait ramené le premier dans la Conurb et annoncé qu’il avait l’air impec. Entre-temps, il t’aurait gardé à l’œil, juste histoire de voir comment tu te portais, pour s’assurer qu’un éventuel petit malin, prévenu que tu l’avais utilisé, n’ait pas des velléités de récupérer le programme. L’autre scénario, et c’est bien celui qui a failli se produire, c’est le brise-glace qui déconne, la glace qui manque te griller à mort, et l’un des cow-boys obligé d’entrer chez ta maman récupérer le programme avant qu’on ait découvert ton corps.
— Je sais pas. Beauvoir, c’est sacrément dur de…
— Dur, mon cul, oui. C’est la vie qu’est dure. Je veux dire, on cause boulot, au cas où t’aurais pas remarqué. (Beauvoir le considéra avec sévérité, la monture en plastique descendue sur le nez, qu’il avait fin. Il était plus mince que Deux-par-Jour ou le grand mec, le teint café avec un nuage de lait, le front haut et lisse sous un friselis brun taillé court. Il avait l’air émacié, sous sa tunique grise en peau d’ange, et Bobby ne lui trouvait franchement rien de menaçant.) Mais notre problème, la raison de notre présence ici, de ta présence ici, c’est de découvrir ce qui s’est vraiment produit. Et ça, c’est une autre histoire.
— Alors, tu veux dire qu’il m’a monté le coup, que Deux-par-Jour m’a monté le coup pour que je me fasse rétamer ? (Bobby était toujours dans le fauteuil roulant de la maternité Sainte-Marie, même s’il n’avait plus l’impression d’en avoir besoin.) Et il a des emmerdes avec ces mecs, les pontes de la Conurb ?
— T’as tout pigé.
— Et c’est pour ça qu’il se comporte ainsi, comme s’il s’en foutait totalement, ou même qu’il pouvait pas me saquer, c’est ça ? Et il est vraiment mort de trouille ?
Beauvoir acquiesça.
— Et, dit Bobby, voyant soudain ce qui faisait vraiment chier Deux-par-Jour et pourquoi il avait la trouille, c’est parce que je me suis fait choper là-bas, dans la Mégabase de loisirs, et que ces connards de Lobos m’ont taxé ma console ! Et leur programme, il était encore dedans ! (Il se pencha en avant, tout excité d’avoir assemblé le puzzle.) Et ces autres mecs, ils sont prêts à le liquider, ou peu s’en faut, s’il ne leur ramène pas, c’est ça ?
— Je constate que tu vois pas mal de kino, observa Beauvoir, mais c’est à peu près le topo, tout à fait.
— Bon, dit Bobby, se radossant dans le fauteuil roulant et posant son pied nu sur le bord de la table. Eh bien, Beauvoir, qui sont donc ces types ? Comment tu les appelles, déjà, des zonguents ? Des sorciers, tu dis ? Qu’est-ce que c’est supposé signifier, bordel ?
— Eh bien, Bobby, dit Beauvoir, je suis l’un d’eux et le grand type – tu peux l’appeler Lucas – c’en est un autre.
— T’en as sans doute déjà vu un, dit Beauvoir tandis que l’homme qu’il avait appelé Lucas déposait la cuve de projection sur la table, après lui avoir méthodiquement dégagé un espace.
— À l’école, dit Bobby.
— T’es allé à l’école, mec ? fit Deux-par-Jour, le ton brusque. Merde, pourquoi que tu y es pas resté ?
Il n’avait cessé de fumer depuis qu’il était revenu avec Lucas et semblait dans un état encore plus lamentable qu’avant.
— La ferme, Deux-par-Jour, fit Lucas. Un peu d’éducation ne te ferait peut-être pas de mal.
— On nous a appris à nous démerder dans la matrice, savoir comment accéder aux données par l’index de publications, des trucs comme ça…
— Eh bien, dans ce cas, dit Lucas qui se redressait en époussetant une poussière imaginaire sur ses grandes paumes roses, est-ce que tu t’es déjà servi de ces connaissances pour ça, pour accéder à des bouquins imprimés ?
Il avait retiré sa veste de costume noire immaculée ; son impeccable chemise blanche était traversée par une paire de fines bretelles marron, et il avait desserré le nœud de sa cravate unie noire.
— Je ne lis pas trop bien, dit Bobby. Je veux dire, je sais, mais c’est du boulot. Mais ouais. Je l’ai fait. J’ai regardé certains vieux bouquins-papier sur la matrice, tout ça…
— J’m’en doutais bien, dit Lucas en branchant une espèce de petit clavier sur la console qui formait la base de la cuve. Comte Zéro. Count Zero Interrupt : interruption provoquée par un zéro. Vieux jargon de programmateur.
Il passa le clavier à Beauvoir, qui se mit à taper des instructions.
Des formes géométriques complexes commencèrent à s’y disposer, alignées selon les plans pratiquement invisibles d’une trame tridimensionnelle. Bobby vit que Beauvoir dessinait les coordonnées cyberspatiales de Barrytown.
— On va t’assigner cette pyramide bleue, Bobby. Voilà qui est fait. (Une pyramide bleue se mit à pulser doucement au beau milieu de la cuve.) À présent, on va te montrer ce qu’ont vu les cow-boys de Deux-par-Jour, ceux qui te surveillaient. À partir de maintenant, tu vois un enregistrement.
Un tireté de lumière bleue jaillit de la pyramide, suivant une ligne de trame. Bobby regarda, se voyant lui-même dans le séjour de sa mère, rideaux tirés, l’Ono-Sendaï sur les genoux, les doigts volant sur le clavier.
— Le brise-glace est parti, commenta Beauvoir.
La ligne de traits bleus atteignit la paroi de la cuve. Beauvoir pianota et les coordonnées changèrent. Un nouvel assemblage géométrique remplaça la disposition précédente. Bobby reconnut l’amas de rectangles orange au centre de la trame.
— C’est ça, fit-il.
Le trait bleu progressait depuis le bord de la cuve, dirigé sur la base orange. De vagues plans d’orange spectral clignotaient autour des rectangles, oscillant et palpitant, à mesure qu’approchait la ligne.
— Tu peux voir qu’il y a quelque chose qui cloche, là-bas, dit Lucas. C’est leur glace et tu l’avais déjà sur le dos. T’avaient vu venir avant même que tu te sois calé dessus.
Dès que le tireté bleu eut touché le plan orange palpitant, il fut entouré par un tube orange translucide d’un diamètre légèrement supérieur. Le tube commença à s’allonger, rebroussant chemin sur la ligne, jusqu’à ce qu’il ait atteint la paroi de la cuve…
— Et pendant ce temps, commenta Beauvoir, chez toi, à Barrytown…
Il pianota de nouveau sur le clavier et cette fois, la pyramide bleue de Bobby revint au centre. Bobby vit le tube orange émerger de la paroi de la cuve de projection, suivant toujours la ligne bleue, et approcher en douceur de la pyramide.
— À ce point précis, t’étais bien parti pour aller très mal, cow-boy.
Le tube atteignit la pyramide ; des plans triangulaires orange jaillirent, la masquant entièrement. Beauvoir figea la projection.
— Maintenant, expliqua Lucas, quand Deux-par-Jour eut engagé de l’aide, sous la forme d’un couple de pianoteurs expérimentés, quand ils ont vu ce que tu vas pas tarder à voir, mon gars, ils ont décidé que leur console était bonne pour la révision du siècle. Étant des pros, ils avaient une bécane de secours. Lorsqu’ils l’ont mise en circuit, ils ont vu la même chose. C’est à ce moment qu’ils ont décidé de téléphoner à leur employeur, monsieur Deux-par-Jour qui, comme nous pouvons le constater au bordel environnant, était sur le point d’organiser une petite sauterie…
— Les mecs, intervint Deux-par-Jour, la voix tendue par l’hystérie, je vous l’ai dit. J’ai certains clients qu’ont besoin de distraction. J’ai payé ces petits gars pour surveiller, ils surveillaient, et ils m’ont appelé. Je vous ai appelé. Et d’abord, qu’est-ce que vous voulez, enfin, merde ?
— Notre bien, répondit doucement Beauvoir. Maintenant, regarde bien ça, de près. Cette saloperie, c’est ce qu’on appelle un phénomène anormal, pas à chier…
Il tapa de nouveau sur le clavier, relançant l’enregistrement.
Des fleurs liquides d’un blanc laiteux s’épanouirent depuis le fond de la cuve ; en se dévissant le cou, Bobby vit qu’elles semblaient formées de milliers de sphères ou de bulles minuscules, qui s’alignèrent parfaitement avec la trame cubique pour venir s’y coaguler, formant une épaisse structure asymétrique, une chose semblable à un champignon rectiligne. Les surfaces, les facettes, étaient blanches, parfaitement nues. L’image dans la cuve n’était pas plus grande que la paume ouverte de Bobby mais pour quiconque branché sur la console, elle aurait paru gigantesque. La chose déploya une paire de cornes ; celles-ci s’allongèrent, s’incurvèrent, devinrent des pinces qui s’arquèrent pour saisir la pyramide. Il vit leurs extrémités s’enfoncer en douceur au travers des plans orange frémissants de la glace ennemie.
— Elle m’a dit : « Qu’est-ce que tu fais ? » s’entendit-il dire. Puis elle m’a demandé pourquoi ils faisaient ça, me faisaient ça, à moi, pourquoi ils étaient en train de me tuer…
— Ah, fit tranquillement Beauvoir, voilà qu’on progresse enfin.
Il ne savait pas où ils allaient mais il était content d’avoir quitté cette chaise. Beauvoir se pencha pour éviter le tube incliné d’une lampe solaire qui pendouillait à deux bouts de fil torsadé ; Bobby suivit, dérapant presque dans une flaque d’eau recouverte d’une pellicule verte. Hors de la clairière au divan de Deux-par-Jour, l’air semblait plus épais. Il régnait une odeur de serre humide et de croissance végétale.
— Et voilà ce qui s’est passé, dit Beauvoir, Deux-par-Jour a envoyé quelques potes faire un tour dans le quartier du Cours Covina mais t’étais déjà parti. Et ta console avec.
— Eh bien, dit Bobby, je ne vois pas en quoi au juste il peut être responsable. Je veux dire, si je ne m’étais pas barré chez Léon – et c’était moi qui voulais contacter Deux-par-Jour, même que je cherchais le moyen de grimper ici – il m’aurait retrouvé, pas vrai ?
Beauvoir s’arrêta pour admirer un plant de chanvre indien particulièrement touffu, tendant un mince index brun pour caresser légèrement les fleurs pâles et sans couleur.
— Exact, dit-il, mais il s’agit d’une affaire sérieuse. Il aurait dû détacher quelqu’un pour surveiller ton domicile toute la durée de la passe, afin de garantir que ni toi ni ton programme ne partiez dans une direction incongrue.
— Eh bien, il a quand même envoyé Rhéa et Jackie chez Léon, je les ai vues là-bas.
Bobby passa la main dans le col de son pyjama noir pour gratter la blessure recousue qui lui traversait la poitrine et l’estomac. Puis il se rappela l’espèce de mille-pattes que Pye avait utilisé en guise de suture et retira vivement sa main. Ça le démangeait, une ligne droite de démangeaison, mais il n’avait pas envie d’y toucher.
— Non, Jackie et Rhéa sont avec nous. Jackie est une mambo, une prêtresse, la cavale de Danbala.
Beauvoir reprit sa route, suivant ce que Bobby présumait être un vague itinéraire, un sentier à travers l’enchevêtrement de la forêt d’hydroponiques, bien qu’il ne parût pas suivre une direction précise. Certains des plus gros arbustes étaient plantés dans des sacs-poubelles verts remplis d’humus sombre. Quantité d’entre eux avaient éclaté et de pâles racines cherchaient de la nourriture fraîche dans les ombres entre les lampes, là où le temps et la chute progressive des feuilles conspiraient pour produire un fin compost. Bobby portait une paire de tongues en nylon noir que lui avait trouvées Jackie, mais il avait déjà de la terre humide entre les orteils.
— Une cavale ? demanda-t-il à Beauvoir, en se penchant pour passer sous un truc apparemment hérissé de piquants qui ressemblait à un palmier retourné.
— Danbala la chevauche, Danbala Wedo, le serpent. D’autres fois, elle est la monture d’Aida Wedo, son épouse.
Bobby décida de ne pas poursuivre sur cette voie et de changer de sujet :
— Comment ça se fait que Deux-par-Jour habite un truc aussi maousse ? À quoi servent tous ces arbres et tous ces machins ?
À son arrivée, Jackie et Rhéa lui avaient fait franchir une porte, dans son fauteuil roulant de Sainte-Marie, mais il n’avait pas vu un mur depuis. Il savait également que l’arcologie couvrait six hectares, ce qui rendait fort possible que le domicile de Deux-par-Jour fût immense mais il lui semblait peu probable qu’un trafiquant de logiciels, si malin fût-il, pût se payer une telle surface. Absolument personne ne pouvait se payer un pareil espace et puis, qui accepterait de vivre dans l’humidité d’une forêt d’hydroponiques ?
L’effet du dernier timbre se dissipait et son dos et sa poitrine commençaient à l’élancer.
— Des ficus, des mapou… tout ce niveau de la Zupe est un véritable lieu saint{En français dans le texte (N.d.T.)}. (Beauvoir lui tapa sur l’épaule pour lui faire remarquer, du doigt, des cordelettes bicolores tortillées, pendues aux branches d’un arbre proche.) Les arbres sont consacrés à différents loa. Celui-là est pour Ougou, Ougou Feray, dieu de la guerre. Il y a quantité d’autres choses cultivées ici, les herbes dont ont besoin les hommes-médecine, et d’autres juste pour le plaisir. Mais ce n’est pas le terrain de Deux-par-Jour, c’est une terre communale.
— Tu veux dire que toute la Zupe est dans ce plan ? Vaudou et tout le tremblement ?
C’était pire que les plus sombres fantasmes de Marsha.
— Non, mec, et Beauvoir éclata de rire. Il y a une mosquée, tout en haut, et dix ou vingt mille baptistes bon teint répartis dans les étages, plus quelques Scientos… toute la ménagerie habituelle. En attendant… – il sourit – c’est quand même nous qui avons cette tradition de voir accompli le boulot… Mais quand ça a commencé, ce niveau, ça remonte à loin. Les gens qui ont conçu ces projets, il y a peut-être quatre-vingts, cent ans, ils avaient dans l’idée de les rendre autant que possible autosuffisants. Que chaque unité produise sa propre nourriture. Qu’elle se chauffe elle-même, génère son énergie, enfin tout. Prends celle-ci, si tu creuses assez loin, elle est posée sur une réserve géothermique. L’eau est vachement chaude, là-dessous, mais pas assez pour faire tourner un moteur, donc c’est pas comme ça qu’elle allait leur fournir de l’énergie. Celle-là, ils l’ont récupérée sur le toit, avec quelque chose comme une centaine de turbines Darrieus, ils appellent ça des batteurs à œufs. Se sont fait leur éolienne, tu vois ? Aujourd’hui, ils tirent la majeure partie de leurs watts de l’Électro-nucléaire, comme tout le monde. Mais cette source géothermique, ils s’en servent pour pomper l’eau dans un échangeur de chaleur. Comme elle est trop salée pour être consommable, elle se contente tout bêtement de réchauffer la vulgaire eau du robinet, que d’ailleurs quantité de gens ne considèrent même pas comme potable…
Ils approchèrent enfin d’une espèce de mur. Bobby regarda derrière lui. Dans des flaques peu profondes sur le béton vaseux se reflétaient les branches d’arbres nains, avec leurs racines pâles qui s’enfonçaient tant bien que mal dans les cuves improvisées de fluide hydroponique.
— La flotte est pompée dans les bassins à crevettes, où ils font leur élevage. Les crevettes se multiplient supervite dans l’eau chaude. Ensuite, l’eau passe par les canalisations noyées dans le béton, ici même, pour chauffer cette serre. C’est à cela que sert ce niveau, la culture sur ponique d’amarante, de laitue, ce genre de truc. Enfin, on pompe l’eau dans les aquariums à poissons-chats et les algues bouffent la merde des crevettes. Les poissons-chats bouffent les algues et c’est reparti pour un tour. Ou du moins, c’était l’idée initiale. Y a des chances que personne n’ait imaginé que quelqu’un monterait sur le toit et flanquerait en l’air ces turbines Darrieus pour faire place à une mosquée, et ils n’ont sans doute pas imaginé non plus tous les autres changements. Tant et si bien qu’on se retrouve avec cet espace. Mais tu peux toujours trouver ces fameuses crevettes dans la Zupe… et du poisson-chat, aussi.
Ils étaient parvenus au mur. Il était en verre, et couvert de grosses gouttes de condensation. Quelques centimètres derrière, il y avait une autre paroi, celle-ci apparemment constituée d’une feuille d’acier rouillée. Beauvoir pêcha dans une poche de sa tunique en peau d’ange une clé qu’il inséra dans une ouverture ménagée dans le montant en alliage nu qui séparait deux pans de la verrière. Quelque part à proximité, un moteur démarra en gémissant ; le large volet d’acier pivota vers le haut et l’extérieur, avec un mouvement saccadé, pour révéler un panorama que Bobby avait souvent imaginé.
Ils devaient se trouver près du sommet, tout en haut des Zupes, car la Mégabase de loisirs s’était réduite au point qu’il pouvait la masquer des deux mains. Les immeubles d’habitation de Barrytown ressemblaient à quelque moisissure blanc grisâtre, s’étendant jusqu’à l’horizon. Il faisait presque nuit et il pouvait distinguer une lueur rose, derrière l’ultime barre d’immeubles.
— C’est la Conurb, par là-bas, n’est-ce pas ? Toute rose ?
— Tout juste, mais plus t’approches, moins c’est joli. Est-ce que ça te dirait d’aller là-bas, Bobby ? Le Comte Zéro est prêt à se faire la Conurb ?
— Oh, ouais, fit Bobby, les paumes contre la vitre suante, t’as pas idée…
L’effet du timbre s’était entièrement dissipé, et son dos et sa poitrine lui faisaient un mal de chien.