SUR LE SITE

Il s’accorda trois heures de sommeil, en fin de compte, dans la casemate sans fenêtre où l’équipe avancée avait établi le poste de commande. Il avait rencontré le reste de l’équipe sur le site. Ramirez était mince, nerveux, perpétuellement câblé sur son talent personnel de pianoteur sur console ; tous dépendaient de lui, en même temps que de Jaylene Slide, sur la plate-forme en mer, pour la surveillance du cyberspace autour du secteur de la trame qui contenait les banques de données de Maas Biolabs protégées par un puissant glaçage{GLACE : Générateur logiciel anti-intrusions par contre-mesures électroniques. Voir Neuromancien (N.d.T.)} ; si Maas s’apercevait de leur présence, au dernier moment, il serait en mesure de les avertir. Il était également chargé de relayer les données médicales fournies par l’antenne chirurgicale, en direction de la plate-forme en mer, procédure complexe s’ils voulaient qu’elle échappe à Maas. La ligne en sortie filait vers une cabine téléphonique au beau milieu de nulle part. Une fois passée cette cabine, Jaylene et lui seraient livrés à eux-mêmes dans la matrice. S’ils merdaient, Maas pourrait à partir d’eux remonter la filière et repérer le site. Et puis, il y avait Nathan, le réparateur, dont le boulot consistait à surveiller l’ensemble du matos installé dans la casemate. Si jamais une partie quelconque de leur dispositif tombait en rideau, il y avait au moins une chance qu’il parvienne à le réparer. Nathan appartenait à cette espèce qui avait produit Oakey, et un millier d’autres Turner avaient bossé avec lui au cours des années, des techniciens francs-tireurs qui aimaient gagner de l’argent à risque et avaient fait la preuve qu’ils savaient la boucler. Les autres – Compton, Teddy, Costa et Davis – n’étaient que des gorilles coûteux, des mercenaires, des types qu’on engageait pour ce genre de boulot. Il avait pris un soin particulier à interroger Sutcliffe sur les procédures de dégagement, et leur avait expliqué où arriveraient les hélicos, l’ordre d’évacuation, et enfin, de manière précise, quand et comment ils seraient pavés.

Puis il leur avait demandé de le laisser tranquille dans la casemate et il avait ordonné à Webber de le réveiller dans trois heures.

La pièce avait été conçue soit comme une salle de pompage, soit comme une espèce de cabine de distribution électrique. Les tronçons en plastique qui saillaient des murs avaient sans doute été prévus pour servir de gaines ou de canalisations ; les lieux n’apportaient aucune preuve que ces conduites eussent jamais été raccordées à quoi que ce soit. Le plafond, une simple dalle de béton, était trop bas pour lui permettre la station debout et il régnait ici une odeur sèche et poussiéreuse qui n’était pas entièrement déplaisante. L’équipe avait balayé les lieux avant d’apporter les tables et l’équipement mais il traînait encore sur le sol quelques flocons jaunes, lambeaux de télécopie qui s’émiettaient dès qu’on les touchait. On distinguait des lettres, parfois un mot entier.

Toutes les tables de camping pliantes avaient été disposées le long d’un mur formant un L, dont chaque branche supportait une batterie de matériel de communication extraordinairement performant.

Ce qu’Hosaka, songea-t-il, avait pu obtenir de meilleur dans le genre.

Il se faufila avec précaution devant les rangées de tables, gratifiant chaque console, chaque boîte noire d’une petite tape au passage. Il y avait là des émetteurs-récepteurs militaires en BLU{BLU (Bande latérale unique) : mode de transmission radio où l’on supprime la fréquence porteuse pour ne transmettre que la bande de modulation supérieure ou inférieure. Plus complexe et moins fidèle que les transmissions classiques en modulation d’amplitude ou de fréquence, ce mode autorise en revanche une plus grande portée pour une puissance d’émission et un encombrement des canaux moitié moindres (N.d.T.)} fortement modifiés, bidouillés pour effectuer de la transmission par salves. Ils allaient constituer leur liaison au cas où Ramirez et Jaylene bousilleraient le transfert de données. Les salves étaient préenregistrées, complexes fictions technologiques codées par les cryptographes d’Hosaka. Le contenu d’une salve donnée était dépourvu de sens, en revanche, la séquence selon laquelle elles étaient transmises portait des messages simples : la séquence B/C/A informerait Hosaka de l’arrivée de Mitchell ; F/D indiquerait son départ du site, tandis que F/G devrait signaler sa mort et par conséquent la fin de l’opération. Turner tapota de nouveau l’installation de BLU, les sourcils froncés. La procédure choisie par Sutcliffe ne le ravissait pas outre mesure. Si l’exfiltration était découverte, il y avait peu de chances qu’ils s’en sortent, et moins encore qu’ils s’en sortent indemnes, et Webber l’avait tranquillement informé qu’en cas d’ennuis, elle avait l’ordre de faire usage d’un lance-roquettes antichar sur la mini-antenne chirurgicale des toubibs.

— Ils le savent, lui avait-elle dit. Vous pouvez parier qu’ils sont aussi payés pour ça.

Certains d’entre eux dépendaient pour leur évacuation des hélicoptères basés non loin de Tucson. Turner supposa que Maas, pourvu qu’elle soit alertée, pourrait aisément les éliminer à mesure de leur arrivée. Quand il souleva cette objection auprès de Sutcliffe, l’Australien se contenta de hausser les épaules :

— C’est peut-être pas ainsi que j’aurais procédé dans de meilleures circonstances, mon pote, mais on n’a guère eu le temps de se retourner, pas vrai ?

À côté de l’émetteur-récepteur, se trouvait un biomoniteur Sony très élaboré, directement relié à l’antenne chirurgicale et chargé de tout le passé médical enregistré dans le dossier biogiciel de Mitchell. Les toubibs, le moment venu, pourraient ainsi accéder à l’historique du transfuge ; simultanément, les procédures qu’ils mettraient eux-mêmes en œuvre dans l’antenne seraient renvoyées vers le Sony, mises en mémoire et collationnées, prêtes à être glacées par Ramirez avant d’être basculées dans le cyberspace, où Jaylene Slide mènerait la passe depuis son siège sur la plate-forme de forage. Si tout se passait comme prévu, la mise à jour médicale les attendrait dans le complexe d’Hosaka à Mexico, lorsque Turner l’amènerait avec le jet. Turner n’avait jamais rien vu de comparable au Sony mais il supposa que le Hollandais avait dû disposer d’un appareillage fort semblable dans sa clinique de Singapour. Cette pensée lui fit porter la main à sa poitrine nue, pour y dessiner inconsciemment la trace disparue d’une cicatrice de greffe.

La seconde table supportait le matériel de cyberspace. Le terminal était identique à celui qu’il avait vu sur la plate-forme pétrolière, un prototype Maas-Neotek. Sa configuration était standard mais Conroy lui expliqua qu’il était construit autour de nouvelles biopuces. On voyait une masse de plastic rose pâle grosse comme le poing plaquée sur le sommet de la console ; quelqu’un, Ramirez peut-être, y avait, du pouce, enfoncé deux dépressions pour figurer des yeux et dessous, la courbe grossière d’un sourire idiot. Deux câbles, un bleu, un jaune, partaient du front rose de l’objet vers l’une des canalisations béantes qui saillaient du mur derrière la console. Encore une tâche dévolue à Webber, au moindre danger de prise d’assaut du site. Turner lorgna les câbles en fronçant les sourcils ; une charge de cette taille, dans ce petit espace clos, garantissait une mort certaine pour tous les occupants du bunker.

Les épaules douloureuses, l’occiput effleurant le béton râpeux du plafond, il poursuivit son inspection. Le reste de la table était occupé par les périphériques du terminal, une série de boîtes noires disposées avec une précision maniaque. Il soupçonna chaque unité de se trouver à une distance bien précise de sa voisine ; elles étaient d’ailleurs alignées à la perfection. Ramirez en personne avait dû les installer et Turner était certain que s’il en touchait une, la déplaçait ne fût-ce que d’un cheveu, l’opérateur en serait aussitôt averti. Il avait déjà observé la même patte névrotique chez d’autres consolistes et ce trait ne lui révélait rien sur Ramirez. Il avait également constaté l’inverse chez d’autres opérateurs, qui emmêlaient délibérément câbles et prises dans un bordel inextricable, étaient terrifiés par l’ordre et décoraient leur console d’autocollants de dés et de crânes grimaçants. Il n’y avait pas moyen de savoir ; ou Ramirez était bon, ou dans le cas contraire, ils avaient toutes les chances d’être morts sous peu.

À l’autre extrémité de la table étaient posés cinq casques émetteurs-récepteurs Telefunken avec laryngophone adhésif, encore emballés sous blister individuel. Durant la phase cruciale de l’exfiltration, que Turner estimait à vingt minutes de part et d’autre de l’arrivée de Mitchell, lui, Ramirez, Sutcliffe, Webber et Lynch seraient en liaison, bien que les communications entre eux dussent être réduites au strict minimum.

Derrière les Telefunken, un emballage en plastique anonyme contenait vingt packs de chauffage catalytique suédois, boîtiers lisses en inox, oblongs et plats, emballés chacun dans un sac en feutrine rouge père Noël fermé par une cordelette.

— T’es vraiment malin, mon salaud, dit-il en regardant la boîte. Celle-là, j’aurais dû y penser tout seul…


Il dormit dans une couchette en mousse ondulée posée à même le sol du poste de commandement, la parka en guise de couverture. Conroy avait eu raison au sujet des nuits dans le désert mais le béton semblait retenir la chaleur du jour. Il garda treillis et chaussures ; Webber lui avait conseillé de secouer vêtements et bottes chaque fois qu’il se rhabillait.

— Pour les scorpions, avait-elle expliqué. Ils aiment la sueur, l’humidité sous toutes ses formes.

Il retira le Smith Wesson de l’étui de nylon avant de s’allonger, le disposant avec soin près de son matelas. Il laissa allumées les deux lanternes à pile et ferma les yeux.

Et glissa dans les hauts-fonds marins du rêve, images qui défilaient devant lui, fragments du dossier de Mitchell se fondant avec des morceaux de sa propre vie. Mitchell et lui, au volant d’un minibus, déboulant dans le hall d’un hôtel de Marrakech au milieu d’une cascade de verre brisé. Le savant poussait un cri de joie en pressant le bouton qui faisait détonner les deux douzaines de bidons de CN scotchés sur les flancs du véhicule, et Oakey était là, lui aussi, lui tendant une bouteille de whisky et de la cocaïne péruvienne sur un miroir circulaire à cadre en plastique qu’il avait pour la dernière fois vu dans le sac à main d’Allison. Il crut apercevoir celle-ci quelque part derrière le pare-brise du véhicule, toussant au milieu du nuage de gaz, et il essaya de le dire à Oakey, essaya de la lui désigner, mais la vitre était oblitérée par des hologrammes mexicains reproduisant des saints, des cartes postales de la Vierge, et Oakey brandissait une espèce d’objet lisse et rond, un globe de cristal rose, et il découvrit en son cœur une araignée tapie, une araignée en mercure, mais Mitchell riait, les dents pleines de sang, et tendait sa paume ouverte pour offrir à Turner le biogiciel gris. Turner vit que le dossier était un cerveau, rose grisâtre et vivant, sous une membrane humide et translucide, palpitant doucement dans la main de Mitchell, et puis il bascula par-dessus quelque onirique surplomb sous-marin pour enfin glisser en douceur dans les abysses d’une nuit totalement dépourvue d’étoiles.


Webber le réveilla, ses traits durs découpés dans l’embrasure carrée de la porte, les épaules drapées dans la lourde couverture militaire accrochée en travers de l’entrée.

— Z’avez eu vos trois heures. Les toubibs sont prêts, si vous voulez leur causer.

Elle se retira, crissement de ses bottes sur le gravier.

Les toubibs d’Hosaka attendaient, à côté de l’unité de neurochirurgie. Dans l’aube du désert, ils donnaient l’impression de débarquer de quelque transmetteur de matière, avec leur élégante tenue sport de Ginza un peu fripée. L’un des hommes était emmitouflé dans un tricot mexicain fait main trop grand, le genre de cardigan à ceinture que Turner avait vu sur le dos des touristes à Mexico. Les deux autres portaient de luxueux anoraks pour se protéger du froid du désert. Les hommes étaient une tête plus petits que la Coréenne, une femme mince aux traits vigoureux, archaïques, avec une crête de cheveux teints en rouge qui évoquaient à Turner quelque oiseau prédateur. Conroy avait dit que les deux hommes appartenaient à la compagnie et Turner le voyait sans peine ; la femme seule avait cette attitude, ce port caractéristique de l’univers de Turner, elle faisait partie des hors-la-loi, des médecins au noir. Elle aurait été parfaitement à l’aise avec le Hollandais, songea-t-il.

Il se présenta.

— Je m’appelle Turner. C’est moi le responsable, ici.

— Vous n’avez pas besoin de savoir nos noms, dit la femme tandis que les deux hommes d’Hosaka s’inclinaient.

Ils échangèrent un regard, avisèrent Turner puis tournèrent de nouveau les yeux vers la Coréenne.

— Non, dit Turner, ce n’est pas nécessaire.

— Pourquoi nous refuse-t-on toujours l’accès aux données médicales du patient ? demanda la femme.

— Par sécurité, dit Turner.

La réponse était une réaction presque automatique. En fait, il ne voyait personnellement aucune raison pour les empêcher d’étudier le dossier de Mitchell.

La femme haussa les épaules, se détourna, le visage dissimulé par le col relevé de son anorak.

— Voulez-vous inspecter l’antenne chirurgicale ? demanda l’homme au gros cardigan, le visage vif et poli, le masque parfait du cadre.

— Non, dit Turner. On vous transférera sur place vingt minutes avant son arrivée. On enlèvera les roues, on vous mettra à niveau avec des vérins. La sortie d’eaux usées sera déconnectée. Je veux que vous soyez opérationnels dans les cinq minutes après qu’on vous aura déposés.

— Pas de problème, fit l’autre homme dans un sourire.

— À présent, je voudrais que vous me disiez ce que vous allez faire là-bas, ce que vous allez lui faire et comment cela pourrait l’affecter.

— Vous n’êtes donc pas au courant ? demanda la femme sèchement, en se retournant pour lui faire face.

— J’ai dit que je voulais que vous me le disiez, répéta Turner.

— Nous allons tout d’abord procéder à une recherche immédiate d’éventuels implants létaux, commença l’homme au cardigan.

— Des charges corticales, ce genre de chose ?

— Je doute, dit l’autre, que nous rencontrions quelque chose d’aussi primitif mais, oui, nous allons rechercher toute la panoplie des dispositifs létaux. Simultanément, nous effectuerons un filtrage sanguin total. Nous croyons savoir que ses employeurs actuels travaillent sur des systèmes biochimiques extrêmement élaborés. Il ne serait donc pas impossible que les plus grands dangers résident dans cette direction…

— Il est tout à fait courant d’équiper les personnels de haute responsabilité avec des implants subdermiques de pompe à insuline modifiée, intervint son partenaire. Le métabolisme du sujet peut ainsi être faussé par une dépendance à certains analogues d’enzymes synthétiques. À moins que l’implant subdermique ne soit rechargé à intervalles réguliers, tout retrait de la source – à savoir l’employeur – peut occasionner un trauma.

— Nous sommes également préparés à traiter ce problème, reprit l’autre.

— Aucun d’entre vous n’est le moins du monde préparé à traiter ce que je soupçonne que nous allons rencontrer, dit la toubib au Noir, la voix aussi froide que le vent qui soufflait à présent de l’est.

Turner entendait le sable siffler sur la tôle d’acier rouillée au-dessus d’eux.

— Vous, dit Turner en s’adressant à elle, suivez-moi.

Puis il pivota, sans se retourner, et s’éloigna. Il était possible qu’elle n’obéît pas à son ordre, auquel cas il aurait perdu la face devant les deux autres, mais c’était, semblait-il, la seule chose à faire. Quand il fut à dix pas de l’antenne chirurgicale, il fit halte. Il entendit ses pas sur le gravier.

— Que savez-vous ? lui demanda-t-il sans se retourner.

— Peut-être pas plus que vous, dit-elle. Peut-être plus.

— Plus que vos collègues, manifestement.

— Ce sont des hommes extrêmement talentueux. Ce sont également… des domestiques.

— Et pas vous.

— Vous non plus, mercenaire. C’est pour ça qu’on m’a débauchée de la meilleure clinique au noir de Chiba. On m’a donné à étudier une grande quantité de matériel en vue de ma rencontre avec cet illustre patient. Les cliniques au noir de Chiba sont le fer de lance de la médecine ; même Hosaka ne pouvait pas se douter que ma position au sein de la médecine au noir pourrait me permettre de deviner ce que votre transfuge porte dans la tête. La rue essaie de trouver sa propre utilisation des choses, monsieur Turner. Ça fait déjà plusieurs fois qu’on m’engage pour tenter de retirer ces nouveaux implants. Une certaine quantité de biocircuits avancés de chez Maas ont trouvé moyen de s’infiltrer sur le marché. Ces tentatives d’implantations constituent une étape logique. Je soupçonne la Maas d’organiser délibérément ces fuites.

— Alors expliquez-moi leur fonctionnement.

— Je ne crois pas en être capable, avoua-t-elle, et il y avait une étrange touche de résignation dans sa voix. Je vous l’ai dit, je l’ai vu. Je n’ai pas dit que j’avais compris. (Il sentit soudain qu’on effleurait du bout des doigts la peau autour de sa prise crânienne.) Ceci, comparé à des implants de biopuces, est comme une jambe de bois à côté d’une prothèse myoélectrique.

— Mais dans son cas, l’implant menace-t-il sa vie ?

— Oh, non, dit-elle en retirant sa main, pas la sienne…

Et il l’entendit regagner à pas lourds l’antenne chirurgicale.


Conroy envoya un coursier avec l’ensemble du logiciel qui permettrait à Turner de piloter l’appareil à réaction à bord duquel il conduirait Mitchell au complexe d’Hosaka à Mexico. Le coursier était un type au regard affolé, noirci par le soleil, que Lynch appelait Harry, une apparition aux muscles noueux qui débarqua de la direction de Tucson sur un vélo décapé par le sable, équipé de pneus à tétines usés et de poignées de guidon en cuir tressé jaune d’os.

Lynch lui fit traverser le parking. Harry fredonnait pour lui-même, bruit étrange dans le calme absolu des lieux, et sa chanson, si on pouvait l’appeler ainsi, évoquait un auditeur tournant au hasard le bouton d’accord d’une radio cassée pour en parcourir d’un bout à l’autre le cadran à minuit, captant des cris de prédicateurs et des fragments de vingt ans de pop internationale. Harry portait son vélo, le cadre passé sur une épaule brûlée, fine comme un squelette d’oiseau.

— Harry a quelque chose pour vous, de Tucson, annonça Lynch.

— Vous vous connaissez tous les deux ? demanda Turner en regardant Lynch. Un ami commun, peut-être ?

— Qu’est-ce que c’est censé signifier ? demanda Lynch.

Turner soutint son regard.

— Vous connaissez son nom.

— C’est lui qui m’l’a dit, putain, Turner.

— Moi, c’est Harry, dit le basané.

Il jeta sa bicyclette sur un buisson épais. Son sourire vacant révélait des dents usées, irrégulièrement implantées. Sur sa poitrine nue recouverte d’une pellicule de sueur et de poussière, accrochés aux boucles de fines chaînes d’acier et de lacets de cuir, pendaient des bouts de corne et de fourrure, des douilles de balles en laiton, des pièces en cuivre rendues lisses par l’usure, et une bourse en cuir souple marron.

Turner considéra l’assortiment d’objets ballottant en travers de sa poitrine décharnée et tendit la main, secouant un morceau de cartilage grisâtre et tordu, suspendu au bout d’une cordelette tressée.

— C’est quoi, ce bon Dieu de truc, Harry ?

— C’est un zob de raton laveur, expliqua Harry. Le raton laveur a un cartilage articule dans le zob. Y en a pas beaucoup qui savent ça.

— Déjà vu mon copain Lynch, Harry ?

Harry plissa les yeux.

— Il avait les mots de passe, intervint Lynch. Il y a une hiérarchie dans l’urgence. Il connaissait les responsables. Il m’a donné son nom. Bon, vous avez besoin de moi ici ou je peux retourner au boulot ?

— Allez, filez, dit Turner.

Dès que Lynch fut hors de portée de voix, Harry se mit à tripatouiller les cordons qui fermaient la bourse en cuir.

— Vous ne devriez pas être dur avec ce garçon, dit-il. Il est vraiment très bien. Je ne l’avais à vrai dire pas rencontré avant qu’il m’ait pointé ce flécheur dans le cou.

Il ouvrit la bourse et pêcha délicatement dedans.

— Vous pourrez dire à Conroy que je l’ai épinglé.

— Désolé, dit Harry en extrayant de sa pochette une page jaune de carnet pliée en quatre. Z’avez épinglé qui ?

Il la tendit à Turner ; il y avait quelque chose à l’intérieur.

— Lynch. C’est la taupe de Conroy sur le site. Dites-lui ça.

Il déplia le papier et retira l’épais microgiciel militaire. Il y avait une note en capitales bleues : MAGNE-TOI LE CUL, CONNARD. RDV AU DF.

— Vous voulez vraiment que je lui répète ça ?

— Dites-le-lui.

— C’est vous le patron.

— Vous le savez foutre bien, dit Turner, chiffonnant en boulette le papier pour le jeter contre l’aisselle gauche de Harry.

Ce dernier sourit, d’un sourire doux et vacant, et l’intelligence qui s’était éveillée en lui sombra de nouveau, telle quelque bête aquatique replongeant sans effort dans une mer étale de platitude abrutie de soleil. Turner fixa ses yeux d’opale jaune craquelée et n’y découvrit rien que le soleil et la route défoncée. Une main où manquaient des phalanges se leva pour gratter machinalement une barbe d’une semaine.

— Bon, dit Turner.

Harry pivota, repêcha sa bécane dans le fouillis de ronces, la mit à l’épaule avec un grognement, et rebroussa chemin à travers l’aire de stationnement en ruine. Son short kaki, effrangé et trop grand, lui battait les cuisses, et sa collection de chaînes cliquetait doucement.

Sutcliffe siffla du haut d’une éminence à vingt mètres de là, brandissant un rouleau de ruban orange fluo. Il était temps de commencer à disposer l’aire d’atterrissage pour Mitchell. Il leur faudrait travailler vite, avant que le soleil soit trop haut, et il allait quand même faire chaud.


— Alors, dit Webber, il arrive par les airs.

Elle cracha un jus brun sur un cactus jauni. Elle avait la joue gonflée de chique de Copenhague.

— T’as tout pigé, dit Turner.

Il était assis près d’elle sur une corniche en schiste brun. Ils regardaient Lynch et Nathan dégager le terrain que Sutcliffe et lui avaient balisé avec le ruban orange. Le ruban délimitait un rectangle de quatre mètres de large sur vingt de long. Lynch trimbala un tronçon de poutre en I rouillée jusqu’au ruban et le bascula de l’autre côté. Quelque chose détala dans les broussailles lorsque la poutre heurta le béton.

— Ils peuvent voir ce ruban, s’ils le veulent, dit Webber en s’essuyant les lèvres du revers de la main. Peuvent lire les titres sur votre télécopie matinale, si ça leur chante.

— Je sais, dit Turner, mais s’ils ignorent encore notre présence ici, je doute qu’ils s’en aperçoivent maintenant. Et on ne le voit même pas de la route. (Il ajusta la casquette en nylon noir que lui avait donnée Ramirez, rabattant la longue visière sur ses lunettes noires.) De toute façon, on déménage jamais que le gros matos, les trucs qui risqueraient de nous retarder. Ça n’aura l’air de rien, et surtout pas vu d’orbite.

— Non, acquiesça Webber, son visage ridé impassible derrière les lunettes de soleil.

D’où il était, il pouvait sentir l’odeur de sa sueur, forte, animale.

Il la regarda :

— Qu’est-ce que vous fichez donc, Webber, quand vous n’êtes pas dans ce genre de trafic ?

— Sans doute sacrément plus de choses que vous, répondit-elle. La plupart du temps, j’élève des chiens. (Elle sortit de sa botte un couteau et se mit patiemment à le repasser sur la semelle, le retournant sans à-coups à chaque passe, avec l’aisance d’un barbier mexicain affûtant un rasoir.) Et je pêche. La truite.

— Vous avez du monde, là-bas, au Nouveau-Mexique ?

— Probablement plus que vous, dit-elle sèchement. Je suppose que les types comme vous et Sutcliffe, vous êtes de nulle part. C’est ici que vous vivez, n’est-ce pas, Turner ? Sur le site, au jour le jour, le jour où sort votre client, pas vrai ?

Elle éprouva le tranchant de la lame sur le gras du pouce avant de la réintroduire dans son étui.

— Mais vous avez bien quelqu’un ? Un homme à retrouver ?

— Une femme, si vous voulez tout savoir, dit-elle. Vous y connaissez quelque chose en élevage de chiens ?

— Non, fit-il.

— C’est bien ce que je pensais. (Elle le lorgna, les yeux plissés.) On a un gosse, aussi. À nous. C’est elle qui l’a porté.

— Ligation d’ADN ?

Elle acquiesça.

— C’est pas donné, observa-t-il.

— Tu l’as dit ; j’serais pas là s’il fallait pas terminer de régler la note. Mais elle est magnifique.

— Ta femme ?

— Notre gosse.

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