— La Chine est indestructible, nous sommes bien trop nombreux. Le feu, les inondations, la famine, la guerre ne font qu’élaguer l’arbre. Les branches tombées stimulent la vie. L’arbre continue de croître.
Le commandant Kuo se sentait en verve. C’était l’aube, l’heure de la Chine. La lumière matinale illuminait les avant-postes musulmans, qui avaient le soleil dans les yeux, ce qui leur faisait craindre les tireurs embusqués, et les empêchait de viser eux-mêmes. Le crépuscule était l’heure de l’islam. L’appel à la prière, les coups de fusil, parfois une pluie d’obus. Mieux valait rester dans les tranchées quand le soleil se couchait, ou dans les abris souterrains.
Mais là, le soleil était de leur côté. Ciel d’un bleu glacial, mains gantées frottées l’une contre l’autre pour se réchauffer, thé, cigarettes, le grondement d’un canon dans le lointain, plus au nord. Cela faisait deux semaines qu’ils les canardaient. Probablement un tir d’artillerie en vue d’un nouvel assaut ; peut-être l’attaque dont on parlait depuis des années – tellement d’années en fait que c’était devenu le terme signifiant que cela n’arriverait jamais. « Quand nous donnerons l’assaut », ou « quand les poules auront des dents », c’était la même chose. À moins que.
Rien de ce qu’ils voyaient ne leur permettait de se prononcer à ce sujet. Dehors, au beau milieu du corridor de Gansu, les vastes montagnes au sud et les immenses déserts au nord restaient invisibles. On se serait cru dans les steppes, en tout cas autrefois, avant la guerre. À présent, sur toute sa largeur, des montagnes jusqu’au désert, et sur toute sa longueur, de Ningxia jusqu’à Jiayuguan, le corridor était transformé en boue. Les tranchées avaient avancé, reculé, li après li, pendant à peu près soixante ans. Et tout ce temps, il n’était pas un brin d’herbe, pas un grain de poussière qui n’ait été bombardé, plus d’une fois. Ne restait plus qu’une sorte de mer immonde et noire, parsemée de crêtes, de failles et de cratères. Comme si l’on avait essayé de reproduire sur Terre la surface de la Lune. Chaque printemps, l’herbe s’escrimait à pousser, en vain. La ville de Ganzhou s’était jadis élevée en cet endroit précis, le long du fleuve Jo ; maintenant, il n’y avait plus signe ni de l’un ni de l’autre. La terre avait été pulvérisée jusqu’à la pierre. Ganzhou avait été autrefois le berceau d’une florissante culture sino-musulmane, de telle sorte qu’en observant ce morceau de terre dévastée, si morne dans la lumière de l’aube, c’était un peu de la géologie de cette guerre qu’on voyait.
Les énormes canons grondèrent derrière eux. Les obus des canons les plus récents partaient jusque dans l’espace, et atterrissaient deux cents lis plus loin. Le soleil montait toujours dans le ciel. Ils se retirèrent alors dans ce royaume souterrain, fait de boue noire et de planches humides, qui était leur maison. Tranchées, galeries, grottes. Dans de nombreuses grottes il y avait des niches, avec des bouddhas à l’allure inflexible, main tendue vers l’avant comme un policier réglant la circulation. Le sol des tranchées inférieures était inondé, à cause des pluies torrentielles de la nuit.
Plus bas, dans la grotte des transmissions, l’opérateur du télégraphe avait reçu des ordres. L’attaque générale commencerait dans deux jours. On monterait à l’assaut sur tout le long du corridor. Il fallait tenter de se sortir de cette impasse, se dit Iwa. Faire sauter le bouchon ! Par-delà les steppes et droit vers l’ouest, à l’assaut ! Bien sûr, être à la tête de cet assaut était le pire endroit où se trouver, pensa-t-il. Mais c’était une remarque purement académique. De toute façon, une fois au front, il ne voyait pas comment les choses auraient pu empirer. C’était vraiment une question de pure forme, puisqu’en Enfer ils y étaient déjà, et que morts, ils l’étaient aussi. Alors ! D’ailleurs, à chaque fois qu’ils portaient un toast, entrechoquant leurs verres de rakshi, le commandant Kuo le leur rappelait :
— Nous sommes tous des cadavres ! Levons nos verres en l’honneur du Seigneur Mourir-à-Petit-Feu !
Aussi Baï et Kuo se contentèrent-ils de hocher la tête : au pire endroit, c’était toujours là qu’on les envoyait. Ils y avaient déjà passé cinq ans, ou, d’une façon plus générale, leur vie tout entière. Prenant une dernière gorgée de thé, Iwa dit :
— Cela ne peut être qu’intéressant, c’est forcé.
Il aimait lire les télégrammes et les journaux, pour essayer d’imaginer ce qui allait se passer.
— Regardez ça, disait-il en brandissant un journal, alors que tous essayaient de dormir. Les musulmans ont été chassés du Yingzhou. Au terme d’une campagne de vingt ans !
Ou bien :
— Bataille navale géante ! Deux cents navires coulés ! Dont seulement vingt des nôtres, même si les nôtres sont plus gros, il faut le reconnaître. Dans le Dahai Nord, l’eau est à zéro degré ! Brrrr ! Je suis bien content de ne pas être un marin !
Il prenait des notes et traçait des cartes. Il étudiait la guerre. Quand les communications sans fil apparurent, il fut enchanté. Il passait des heures dans la salle des transmissions, à dialoguer avec d’autres enthousiastes aux quatre coins du monde.
— Perturbations importantes dans la kisphère ce soir, m’a dit un type d’Afrique du Sud. Ouaip, mauvaise nouvelle.
Il retoucha l’une de ses cartes.
— Il dit que les musulmans ont repris le Sahel et ont enrôlé de force tous les habitants d’Afrique de l’Ouest, pour en faire des soldats esclaves.
Pour lui, les voix qui sortaient du récepteur n’étaient pas toujours fiables, bien sûr, mais ne l’étaient ni plus ni moins que les communiqués officiels des quartiers généraux, qui tenaient plus de la propagande, ou du mensonge – pour tromper les espions adverses.
— Écoutez-moi ça, s’égosillait-il tout en lisant allongé sur sa couchette. Il paraît qu’ils sont en train de réunir tous les juifs, les Zott, les chrétiens et les Arméniens pour les tuer. Qu’ils font des expériences médicales sur eux… qu’ils remplacent leur sang par du sang de mule pour voir combien de temps ils survivent… Mais qui peut croire une chose pareille ?
— C’est peut-être vrai, suggéra Kuo. Tuons les indésirables, ceux qui pourraient nous trahir quand nous sommes au front…
— Pour moi, c’est peu probable. Pourquoi se donneraient-ils tant de mal… dit-il en chiffonnant le journal.
Mais, à présent, il se tenait face au sans-fil, tournant les boutons pour essayer d’en apprendre un peu plus sur le prochain assaut. Cela dit, nul n’avait besoin d’avoir étudié les guerres pour savoir ce qu’un assaut signifiait. Ils avaient déjà participé à tous les précédents, et la perspective d’en mener un autre leur sapa le moral pour la journée. En trois ans, le front n’avait bougé que de trois lis, et encore, vers l’est ! Les musulmans avaient dû se battre trois ramadans de suite. Chaque année de campagne leur avait coûté excessivement cher, plusieurs millions de soldats, avait calculé Iwa. C’est pourquoi le gros de leurs troupes était à présent essentiellement composé d’enfants et de femmes, comme chez les Chinois. Il y avait eu tellement de morts que ceux qui avaient survécu aux trois dernières années étaient un peu comme les Huit Immortels, ils vivaient au jour le jour, dans une sorte de transe, coupés d’un monde dont ils n’avaient que des échos, ou qu’ils auraient regardé par le mauvais bout de la lorgnette. Boire leur thé dans une tasse était à présent leur seul luxe. Nouvel assaut général, hordes humaines progressant vers l’ouest, dans la boue, barbelés, mitrailleuses, obus tombant du ciel : ainsi soit-il. Ils buvaient leur thé. Mais il avait un goût amer.
Baï était prêt à en finir. Il n’aimait plus cette vie. Kuo reprochait à la Quatrième Assemblée des Talents Militaires d’avoir ordonné l’assaut juste au moment de la courte saison des pluies.
— Ben voyons, que pouvait-on attendre d’autre d’un organisme appelé Quatrième Assemblée des Talents Militaires !
C’était un peu injuste, ainsi que Kuo se plut à le leur expliquer par une rapide analyse : la Première Assemblée était composée de vieilles badernes qui se battaient comme lors des précédentes guerres ; la Seconde Assemblée n’était qu’un ramassis d’arrivistes ambitieux, pour qui les hommes n’étaient que de la chair à canons ; la Troisième Assemblée, un mélange improbable de sous-officiers tatillons et de crétins irrécupérables ; la Quatrième Assemblée, quant à elle, était arrivée après le coup d’État qui avait renversé la dynastie des Qing pour la remplacer par un gouvernement militaire, de telle sorte qu’il n’était pas complètement idiot de penser que la Quatrième Assemblée pourrait peut-être obtenir de meilleurs résultats que les trois précédentes, et qu’elle pourrait enfin arranger les choses. Malheureusement, jusqu’à présent, les résultats n’avaient pas été à la hauteur des espérances.
Iwa, qui trouvait que l’on avait déjà abordé ces questions trop souvent, se contenta de faire quelques commentaires au sujet de la qualité du riz qu’on leur avait servi aujourd’hui. Puis, quand ils eurent mangé, ils sortirent dire à leurs hommes de se tenir prêts. Les escouades de Baï étaient essentiellement composées de conscrits venus du Sichuan. Elles comprenaient également trois pelotons de femmes qui occupaient les tranchées de quatre heures à six heures – on considérait qu’elles avaient de la chance. Quand Baï était plus jeune et que les seules femmes qu’il connaissait étaient celles des bordels de Lanzhou, il ne se sentait pas à l’aise avec elles, comme s’il avait affaire à des membres d’une autre espèce, des créatures épuisées qui le considéraient gravement, depuis l’autre côté d’un gigantesque abysse, et semblaient – c’est du moins l’impression qu’il avait – affreusement consternées, comme si elles leur reprochaient, quand elles pensaient aux hommes : « Bandes de sombres idiots, vous avez détruit le monde entier. » Mais à présent qu’elles étaient dans les tranchées, elles n’étaient plus que des soldats comme les autres, avec cette seule différence qu’en les regardant Baï comprenait à quel point les choses avaient changé : il n’y avait plus personne pour leur faire des reproches.
Dans la soirée, les trois officiers se réunirent à nouveau, en prévision de la prochaine visite d’un général qui commandait leur ligne, une nouvelle lumière de cette Quatrième Assemblée, quelqu’un qu’ils n’avaient encore jamais vu. Ils l’écoutèrent distraitement prononcer quelques mots, pour faire valoir l’importance de leur attaque du lendemain.
— C’est une diversion, déclara Kuo quand le général Shen fut remonté à bord de son train privé et reparti pour l’intérieur. Et si je vous disais qu’il y a des espions parmi nous et qu’il veut les tromper ? Si vraiment c’était d’ici que devait partir l’offensive, alors il y aurait des millions de soldats en renfort derrière nous. Mais vous entendez les trains : rien n’a changé dans leurs rotations.
En fait, il y avait eu de nouveaux trains, répondit Iwa. Des milliers de conscrits avaient été déplacés ici, et il n’y avait nulle part où les accueillir. Ils ne pourraient pas rester très longtemps.
Cette nuit-là, il plut. Des flottilles de bombardiers musulmans passèrent en bourdonnant au-dessus d’eux, et larguèrent leurs bombes, endommageant les rails. Les réparations commencèrent dès la fin du raid. Des lampes à arc trouèrent la nuit de grandes phosphorescences argentées, striées de blanc. On aurait dit le négatif abîmé d’une photo. Dans cette clarté artificielle, les hommes s’agitaient, maniant pelles, pioches et masses, poussant des brouettes, comme après n’importe quelle catastrophe, mais ils avaient ces mouvements accélérés qu’on voyait parfois sur les films. De toute façon, il n’y avait plus d’autres trains, et quand l’aube arriva, on s’aperçut que les renforts n’étaient pas si nombreux que ça. De même, on n’avait pas distribué de munitions supplémentaires.
— Ils s’en foutent, conclut Kuo.
Le plan prévoyait qu’on lançât d’abord une première attaque aux gaz, qui descendraient la colline devant eux, poussés par les vents d’est du matin. Au premier tour de garde, un câble arriva, signé du général : Attaquez !
Mais, ce matin-là, il n’y avait pas un souffle de vent. Kuo télégraphia la nouvelle au poste de commandement de la Quatrième Assemblée, trente lis vers l’arrière, et réclama de nouveaux ordres. La réponse arriva rapidement : Ne changez rien, attaquez ! Aux gaz, comme prévu.
— Nous allons tous y rester, soupira Kuo.
Ils mirent leur masque et ouvrirent les vannes qui commandaient l’ouverture des lourds réservoirs métalliques. Le gaz jaillit avec force, formant un nuage épais, nauséabond, de couleur jaunâtre. Il descendit la colline, noyant chaque aspérité de la pente, puis stagna en bas, inerte, menaçant. Leur cachant complètement cette zone neutre, qu’ils surnommaient « la zone de mort ». D’une certaine façon, c’était parfait, même si ceux dont les masques étaient défectueux risquaient d’avoir quelques soucis. Mais l’effet sur les musulmans serait indéniable : quelle horreur, que ce brouillard jaune qui s’approchait d’eux en flottant doucement, et d’où sortiraient, vague après vague, des monstres à visage d’insecte, tirant au fusil et lançant des grenades ! Enfin, ils s’approchèrent de leurs mitrailleuses et les dessertirent de leur pied.
Bien vite, Baï ne pensa à rien d’autre qu’à progresser, de cratère en cratère, se servant comme d’un bouclier de tel monticule de boue, ou de tel cadavre, encourageant les soldats terrés dans leurs trous à en sortir et à avancer.
— Il vaut mieux y aller maintenant, avant que le gaz ne s’installe ! Il faut qu’on déborde leurs lignes, et qu’on foute en l’air leurs mitrailleuses !
Et ainsi de suite, dans un tonnerre si assourdissant que de toute façon personne ne l’entendait. Un souffle de l’habituel vigoureux petit vent du matin déplaça la poche de gaz de la zone neutre vers les lignes musulmanes, et les tirs de mitrailleuses se firent moins nombreux. Leur attaque gagna en vigueur, des hommes avec des cisailles s’activèrent à couper les barbelés, que franchissaient des hommes en armes. Ils se trouvèrent alors dans les tranchées musulmanes, et ils retournèrent les énormes canons iraniens sur les ennemis, qui fuyaient, et tirèrent jusqu’à ne plus avoir de munitions.
Ensuite, s’ils avaient eu quelques renforts, les choses auraient pu devenir intéressantes. Mais les trains étant bloqués cinquante lis en arrière de leurs lignes, le vent ramenant la poche de gaz vers l’est et les puissants canons musulmans les canardant, commençant à détruire ce qui avait été leurs propres lignes, la position obtenue au cours de cet assaut devint rapidement intenable. Baï donna l’ordre à ses troupes de descendre se cacher dans les galeries des musulmans. Le jour passa, empli de cris confus, d’échanges de télégrammes et d’incommunications sans fil. Pour finir, Kuo cria à Baï que l’ordre de faire retraite avait été donné. Ils rassemblèrent les rescapés et repartirent, à travers cette mer de boue empoisonnée, retournée, mêlée de restes de corps éparpillés, qui était tout ce qu’ils avaient gagné ce jour-là. Une heure après la tombée de la nuit, ils avaient retrouvé leurs propres tranchées, deux fois moins nombreux qu’ils ne l’étaient au matin.
Bien après minuit, les officiers se réunirent dans leur petit abri, allumèrent leur réchaud et mirent du riz à cuire. Chacun avait encore dans les oreilles les cris de ses hommes. D’ailleurs, ils ne s’entendaient pas parler. Cela continuerait un jour ou deux. Kuo était encore bouillonnant de colère, et l’on n’avait pas besoin d’entendre ce qu’il disait pour le comprendre. Il était en train de se demander comment revoir les Cinq Plus Graves Erreurs de la campagne de Gansu : fallait-il déclasser l’une des précédentes Cinq Plus Graves Erreurs, ou les rebaptiser « Six Plus Graves Erreurs » ?
— Une Assemblée de génies, en effet ! hurla-t-il en plaçant la casserole de riz sur leur feu de charbon, les mains tremblantes, noires de boue. Quelle bande de putains d’imbéciles !
À la surface, les trains-hôpitaux poussaient de longs cris métalliques, laissant parfois s’échapper une plainte vaporeuse. Ils avaient les oreilles qui sifflaient. De toute façon, trop de choses s’étaient passées pour qu’ils puissent en parler. Ils mangèrent dans le silence d’un énorme rugissement. Malheureusement, Baï se mit à vomir, puis eut du mal à respirer. Il dut accepter d’être transporté à la surface, et vers l’arrière, jusqu’à l’un des trains-hôpitaux. Jeté au milieu des gazés, des blessés, des mourants. Il leur fallut un jour entier pour se déplacer de seulement vingt lis vers l’est, puis encore un jour, avant qu’une équipe de médecins débordée s’occupe enfin d’eux. Baï faillit mourir de soif, mais fut sauvé par une fille qui portait un masque. Elle lui fit boire quelques gorgées d’eau, pendant qu’un médecin diagnostiquait une brûlure des poumons, consécutive aux gaz. On lui introduisit des aiguilles d’acupuncture dans le cou et sur la figure, grâce auxquelles sa respiration s’améliora. Il eut alors la force de boire plus, mangea un peu de riz, puis commença à parler de sa sortie de l’hôpital. Il n’avait pas l’intention de rester là, risquant de mourir de faim ou de la maladie d’un autre. Il retourna à pied vers le front, faisant une partie du voyage à l’arrière d’une carriole tirée par un âne. Il faisait nuit quand il atteignit enfin une première batterie de canons. Il voyait luire de façon éclatante les tubes noirs des mortiers et des canons, pointés vers les étoiles, et les petites silhouettes de leurs servants, courant au-dessous d’eux à la lumière des lampes à arc, se bouchant les oreilles avec les mains (ce que fit aussi Baï), avant de s’éloigner. Tout cela lui fit penser de façon claire, une fois encore, qu’ils avaient tous été déplacés dans le royaume supérieur, empêtrés dans la guerre des asuras, un conflit titanesque où les humains n’étaient que des fourmis, broyées sous les roues géantes des machines de guerre asuras.
Quand il fut de retour sous terre, Kuo se moqua de lui pour être revenu si vite – « Tu es comme un singe apprivoisé, on ne peut pas se débarrasser de toi ! » – mais Baï, à présent soulagé, répondit simplement :
— On est plus en sécurité ici qu’à l’hôpital.
Ce qui déclencha chez Kuo une nouvelle crise de rires. Iwa revint de la grotte des transmissions, avec plein de nouvelles : apparemment, leur assaut se révélait n’avoir été qu’une simple diversion, ainsi que Kuo l’avait dit depuis le début. Il fallait faire pression sur le bouchon de Gansu afin d’y fixer les armées musulmanes, pendant que le Japon acceptait enfin d’honorer ses engagements à aider la cause. En échange, la Chine acceptait de reconnaître son indépendance ; indépendance que les Japonais avaient de toute façon fini par conquérir, mais qui aurait pu se voir compromise. Des troupes fraîches de Japonais avaient fait une profonde percée sur le front nord. Ils avaient enfoncé les lignes musulmanes sur plusieurs lis, causant une profonde déroute chez les musulmans, et se ruaient vers l’ouest et le sud comme une horde de ronins enragés lancés dans une équipée sauvage. Avec un peu de chance, les Japonais prendraient à revers les troupes musulmanes du corridor de Gansu, les obligeant à se retirer, y laissant seules les troupes chinoises, épuisées, sur une bande de terrain enfin redevenue paisible.
— Je suppose, commença Iwa, que la haine que nous vouent les Japonais a été moins forte que la peur qu’ils avaient de voir l’islam conquérir le monde.
— Ils vont s’emparer de la Corée et de la Mandchourie, prédit Kuo. Ils ne voudront jamais les rendre. Ils prendront quelques villes côtières aussi. Maintenant que nous sommes saignés à blanc, ils n’ont plus qu’à se servir.
— Parfait, lança Baï. Qu’ils prennent Beijing, si c’est ce qu’ils veulent, et si cela signifie la fin de la guerre.
Kuo le regarda, ne sachant quoi penser.
— Je ne sais pas, des musulmans ou des Japonais, lesquels feraient les pires maîtres. Ces Japonais, ce sont des coriaces. Et ils ne nous portent pas dans leur cœur. Depuis qu’Edo a été détruite par un tremblement de terre, ils s’imaginent que les dieux sont avec eux. Ils ont déjà tué tous les Chinois qu’il y avait au Japon.
— Quoi qu’il arrive, nous ne serons les esclaves ni des uns, ni des autres, dit Baï. Les Chinois ne peuvent être vaincus, ça vous dit quelque chose ?
Les deux jours précédents n’avaient pas abondé dans le sens de ce proverbe.
— Sauf par des Chinois, ironisa Kuo. Ils ont tellement de talents !
— Les Japonais ont peut-être déjà débordé leur flanc nord, nota Iwa. Cela changerait bien des choses.
— Cela mettrait un terme à la guerre, dit Baï.
Il toussa, et Kuo se moqua de lui :
— Pris entre le pilon et le mortier ! s’exclama-t-il.
Il marcha vers leur coffre-fort, inséré dans l’un des murs en boue de leur antre, l’ouvrit et en sortit une bouteille de rakshi, dont il but une goulée. Il buvait une bouteille de gnôle par jour, quand il parvenait à s’en procurer, commençant à boire dès son réveil, et finissant alors qu’il avait déjà les yeux fermés, le soir avant de s’endormir.
— À la santé du Dixième Grand Succès ! Ou bien est-ce le Onzième ? Et dire que nous avons réchappé à chacun d’entre eux !
En cet instant, il franchissait la limite de la plus élémentaire prudence, qui voulait que l’on évitât ces sujets.
— Nous nous en sommes sortis, ainsi que des Six Bourdes Majeures, des Trois Incroyables Foirages, et des Neuf Plus Grands Manques de Bol. Un miracle ! Je parie qu’une bande de fantômes affamés tient de sacrées ombrelles au-dessus de nos têtes, mes frères !
Baï hocha la tête, mal à l’aise. Il n’aimait pas qu’on parle de ces choses-là. Il se concentra sur le vacarme des bombardements. Il essaya d’oublier ce qu’il avait vu au cours des trois derniers jours.
— Comment est-il possible de survivre à tout ça ? demanda Kuo imprudemment. Tous ceux avec qui nous étions au début sont morts. En fait, chacun d’entre nous a dû connaître cinq ou six promotions de nouveaux officiers. Depuis combien de temps cela dure-t-il ? Cinq ans ? Comment est-ce possible ?
— Je suis Peng-zu, dit Iwa. Je suis l’Immortel Malchanceux, je ne peux être tué. Je pourrais même plonger dans un nuage de gaz, et m’en sortir vivant.
Il leva la tête de son bol de riz, la mine lugubre.
Même Kuo était effrayé par ses propos.
— Bon, eh bien, tu n’as pas eu de chance jusqu’à présent, mais il y aura d’autres occasions, ne t’inquiète pas. Ne crois pas que dès demain tout sera terminé. Les Japonais peuvent toujours prendre le Nord, de toute façon personne n’en veut. Mais quand ils voudront sortir de la taïga pour descendre dans les steppes, alors là, les choses sérieuses commenceront. Je ne crois pas qu’ils aillent très loin. Si la percée s’était faite au sud, ce serait différent. On aurait alors un accès direct à l’Inde.
— Cela ne se fera jamais, déplora Iwa en secouant la tête.
Ce genre d’analyse, c’était tout lui. Les deux autres durent lui demander de s’expliquer. Pour les Chinois, le front sud était essentiellement constitué de la grande muraille de l’Himalaya, du Pamir et des jungles d’Annam, de Birmanie, du Bengale et d’Assam. Il n’y avait que très peu de passages envisageables dans les montagnes, et ils étaient inexpugnables. Comme les jungles, le seul moyen de les traverser était les fleuves, et c’était trop dangereux. Les fortifications le long de leur front sud étaient donc géographiques et immuables. Mais il en allait de même pour les musulmans de l’autre côté. Les Indiens se retrouvaient donc bloqués dans le Deccan. En fait, les steppes étaient le seul passage possible, mais comme les armées des deux camps s’y étaient regroupées, on arrivait à une impasse.
— Il faudra bien que cela finisse un jour, fit remarquer Baï. Sinon, cela ne finira jamais.
Kuo explosa de rire, aspergeant tout le monde de rakshi.
— J’admire ton sens de la logique, mon ami Baï ! Mais cette guerre n’est pas logique. Elle est la fin de tout, et elle ne finira jamais. Nous passerons notre vie à nous battre, puis nos enfants après nous, puis leurs enfants… jusqu’à ce que tout le monde soit mort. Et alors le monde recommencera, ou non, selon le cas.
— Je ne suis pas d’accord, renâcla doucement Iwa. Cela ne peut pas durer éternellement. Elle finira juste d’une autre façon, c’est tout. Il y a la guerre en mer, en Afrique, au Yingzhou. Il faudra bien que, quelque part, quelqu’un l’emporte. Alors cette région ne sera plus que… comment dire ? Un épiphénomène de cette longue guerre, une anomalie, ou je ne sais quoi. Le front qui ne bougeait pas. Ce que cette guerre avait d’immobile là où elle était la plus immobile. Notre histoire passera de génération en génération, parce qu’il ne se produira plus jamais rien de pareil.
— C’est vraiment réconfortant, dit Kuo. Nous sommes donc dans la plus immobile des situations jamais connue de mémoire de soldat !
— Au moins, nous sommes dans quelque chose, rétorqua Iwa.
— Mais oui ! C’est un hommage ! Un honneur même, si c’est ce à quoi tu penses !
Baï préférait ne pas y penser. Une explosion, à la surface, délogea un peu de terre du plafond. Ils se ruèrent sur leurs assiettes, leurs tasses, afin de les couvrir.
Quelques jours plus tard, la routine habituelle avait repris son cours. Les Japonais avaient-ils réussi leur percée, là-bas, plus au nord ? En tout cas, ici, il n’y avait rien de nouveau. Les bombardements et les tirs embusqués des musulmans n’avaient pas diminué, comme si la Sixième Bourde Majeure, avec ses cinquante mille morts (et mortes), ne s’était jamais produite.
Peu après, les musulmans imitèrent les Chinois et commencèrent eux aussi à utiliser des gaz empoisonnés, qui se répandaient sur la zone neutre au moindre souffle de vent. La seule nouveauté, c’est qu’ils les envoyaient parfois dans des obus, qui tombaient avec un sifflement infernal, et explosaient en répandant leur habituel quota d’éclats (sans compter toutes sortes de choses coupantes, car les musulmans commençaient, eux aussi, à être à cours de métal, et c’est ainsi que les Chinois trouvèrent des baguettes, des os de chat, des sabots, et même un jour tout un dentier). S’ajoutant aux éclats, donc, un épais nuage de fumée jaunâtre sortait en sifflant des obus. Ce n’était apparemment pas que du gaz moutarde, mais toutes sortes de poisons et de substances, qui obligeaient les Chinois à porter en permanence leur masque à gaz, ainsi que des gants, et une espèce de capuche. De toute façon, harnaché ou non, quand un de ces obus tombait, il était difficile de ne pas se retrouver immédiatement brûlé, au niveau des poignets, des chevilles et du cou.
Parmi tout cet éventail d’inconvénients, il y avait ces nouveaux obus, si énormes, lancés si haut par de si gros canons qu’ils redescendaient des nuages à une allure supérieure à la vitesse du son, si bien qu’on ne les entendait pas arriver. Ces obus étaient plus gros qu’un homme, et avaient été spécialement étudiés pour ne pas exploser à l’impact, mais s’enfoncer loin sous terre avant d’éclater. Leur souffle était si terrible que beaucoup plus d’hommes mouraient enterrés dans leurs tranchées, leurs galeries ou leurs grottes, qu’il n’y en avait de tués par l’impact proprement dit. Quand un de ces obus tombait sans éclater, on s’affairait précautionneusement à le déterrer, pour le charger soigneusement à bord d’un train, dont il occupait tout un wagon. L’explosif utilisé était d’un genre nouveau. On aurait dit une sorte de colle de poisson, avec une odeur de jasmin.
Un soir, au crépuscule, ils commentaient autour d’un verre de rakshi les nouvelles qu’Iwa avait entendues dans la grotte des transmissions. L’armée du Sud était sévèrement châtiée pour une faute qu’elle aurait commise sur le front : chaque chef d’escadron devait envoyer un certain pourcentage de ses hommes devant le peloton d’exécution, afin d’encourager les autres.
— Quelle bonne idée ! dit Kuo. Justement, je sais qui envoyer !
Iwa secoua la tête.
— Une loterie aurait créé plus de solidarité.
— Solidarité ! ironisa Kuo. Autant se débarrasser de tous les tire-au-flanc pendant qu’il en est temps, avant qu’ils ne vous tirent dans le dos, une nuit.
— Je trouve que c’est une idée horrible, dit Baï. Ce sont des Chinois. Comment peut-on tuer des Chinois qui n’ont rien fait de mal ? C’est de la folie. La Quatrième Assemblée des Talents Militaires est devenue complètement folle.
— Comme s’ils avaient jamais été sains d’esprit, rétorqua Kuo. Il y a plus de quarante ans que tout le monde est fou sur cette Terre !
Soudain, un violent souffle d’air les plaqua au sol. Baï et Iwa se rentrèrent dedans en se relevant. Iwa n’entendait plus rien. Kuo n’était nulle part, il avait disparu. À l’endroit où il se tenait, il n’y avait plus qu’un énorme trou dans le sol. Un trou parfaitement rond, d’à peu près douze pieds de diamètre, profond d’une trentaine de pieds, et au fond duquel brillait de sinistre façon le culot d’un énorme super obus musulman. Encore un obus qui n’avait pas explosé.
Une main droite gisait sur le sol à côté du trou, pareille à une énorme araignée blanche.
— Merde alors, dit Iwa entre deux détonations. Ils ont tué Kuo !
L’obus musulman lui était tombé pile dessus. D’ailleurs, fit remarquer plus tard Iwa, il n’était pas impossible que ce fut parce qu’il lui était tombé dessus que l’obus n’avait pas explosé. L’obus l’avait écrasé comme un vulgaire ver de terre. Il ne restait plus que sa pauvre main.
Baï considéra la main, trop sonné pour bouger. Il entendait encore le rire de Kuo retentir à ses oreilles. Kuo lui-même aurait certainement bien ri, s’il avait pu voir la tournure prise par les événements. Il n’y avait aucun doute, c’était bien sa main ; et Baï se rendit compte alors qu’il le connaissait beaucoup plus intimement qu’il n’en avait jamais eu conscience ; ils avaient passé tellement d’heures ici, assis dans leur terrier, où Kuo tenait son bol de riz, posait la bouilloire sur le réchaud, leur apportait une tasse de thé ou un verre de rakshi. Sa main, comme le reste de sa personne, faisait partie de la vie de Baï. Calleuse, couverte de cicatrices, la paume propre et le dos crasseux, telle qu’elle avait toujours été, alors qu’il n’était plus au bout. Baï se laissa tomber sur le sol boueux.
Iwa ramassa doucement la main tranchée, à laquelle ils offrirent la même cérémonie funèbre qu’aux corps complets, avant de la mettre à bord du train de la mort, qui l’emmènerait vers les crématoriums. Ensuite, ils burent ce qui restait du rakshi de Kuo. Baï n’arrivait pas à parler, et Iwa le laissa tranquille. La propre main de Baï s’était mise à trembler, sous l’effet de la fatigue qu’on ressentait toujours quand on était dans les tranchées. Qu’était devenue leur ombrelle magique ? Que ferait-il à présent, sans les rires acides de Kuo pour dissiper ces miasmes de mort ?
Puis les musulmans attaquèrent à leur tour, et les Chinois durent défendre leurs tranchées pendant à peu près une semaine. Ils ne quittèrent pas leur masque à gaz et tirèrent munition sur munition sur les fedayins et les assassins qui sortaient, pareils à des fantômes, des plis du brouillard jaune. Baï, qui n’arrivait plus à respirer, dut être évacué vers l’arrière ; mais, à la fin de la semaine, il retrouva Iwa dans la même tranchée que celle où ils avaient commencé le combat, sauf qu’il y avait un nouvel escadron, composé quasi exclusivement de conscrits venus d’Aozhou, le pays de la tortue qui soutenait le monde : de la bleusaille du Sud jetée dans la bataille comme autant de balles tirées par une mitrailleuse. Ils eurent si peu de répit que l’épisode de l’obus qui avait raté paraissait s’être passé il y avait bien des années.
— Autrefois, j’avais un frère nommé Kuo, expliqua Baï à Iwa.
Iwa hocha la tête, et lui tapota l’épaule.
— Va voir si nous n’avons pas reçu de nouveaux ordres.
Son visage était noir de cordite, sauf autour de la bouche et du nez, protégés par son masque à gaz, et sous les yeux, où ses larmes avaient tracé de petits deltas blancs. Il ressemblait à une marionnette, son visage figurant le masque d’un asura en peine. Il avait passé un peu plus d’une quarantaine d’heures d’affilée à tirer à la mitrailleuse, et avait dû tuer un peu plus de trois mille hommes. Il avait le regard vide, et ne semblait voir ni Baï, ni le monde.
Baï se détourna et descendit d’un pas mal assuré dans les galeries, vers la grotte des transmissions. Là, il s’affala sur une chaise et essaya de reprendre son souffle. Il avait perpétuellement l’impression de tomber, de traverser le sol, la terre, pour se perdre quelque part au fond de l’oubli. Mais un craquement le fit sursauter ; et il leva les yeux pour regarder qui était assis là, à la table du télégraphe.
C’était Kuo, qui le regardait avec un sourire grimaçant.
Baï se raidit.
— Kuo ! s’exclama-t-il. Nous te croyions mort !
Kuo hocha la tête, lourdement.
— Je suis mort, lui dit-il. Et toi aussi.
Baï le regarda. Sa main droite était bien là, au bout de son bras.
— L’obus a explosé, dit-il. Il nous a tous tués. Et depuis, tu erres dans le bardo. Comme nous tous. Mais toi, tu fais comme si tu n’y étais pas. Pourtant, je me demande bien ce que tu peux trouver de si intéressant à cet enfer pour vouloir y rester. Vraiment, je n’arrive pas à comprendre. Tu es tellement, tellement obstiné, Baï. Il faut que tu admettes que tu es dans le bardo si tu veux arriver à comprendre ce qui t’arrive. C’est la guerre du bardo qui compte le plus. La guerre des âmes.
Baï essaya de dire oui ; puis non ; puis se retrouva sur le sol de la cave. Apparemment, il avait dû tomber de sa chaise, et ça l’avait réveillé. Kuo était parti, sa chaise était vide.
— Kuo ! Reviens ! gémit Baï.
Mais la pièce resta vide.
Plus tard, Baï raconta à Iwa, d’une voix tremblante, ce qui s’était passé. Le Tibétain lui jeta un regard acéré, et haussa les épaules.
— Peut-être qu’il disait vrai, dit-il, ajoutant, avec un ample geste du bras : D’ailleurs, rien ne prouve le contraire.
Un nouvel assaut fut lancé sur leurs lignes, et ils reçurent l’ordre de faire retraite vers l’arrière, où des trains les prendraient en charge. Évidemment, au dépôt régnait la plus extrême confusion. Des hommes les poussèrent du bout de leur fusil à bord de wagons, comme du bétail, et les trains partirent, dans un chaos de sifflets et de bruits de ferraille.
Iwa et Baï s’étaient assis au fond de l’un des wagons qui les emmenaient vers le sud. De temps en temps, ils profitaient de leurs privilèges d’officiers pour sortir sur l’étroite plate-forme à l’extrémité du wagon, et fumer une cigarette, les yeux perdus dans le vague, sous le ciel bas couleur d’acier. Leur convoi gravissait une pente, et plus ils montaient, plus il faisait froid. La raréfaction de l’air réveilla des douleurs dans les poumons de Baï, qui fit un geste en direction des monceaux de roches et de glace entre lesquels ils roulaient.
— Voilà, c’est peut-être à ça que ressemble le bardo.
— Mais non, c’est le Tibet, dit Iwa.
Mais Baï voyait bien que c’était pire que ça. Des cirrus s’étendaient comme des faux, au-dessus de leurs têtes. Ils se seraient crus sur une scène de théâtre, tant tout paraissait irréel. Même le ciel était noir, d’un noir uniforme, infini.
En tout cas, quel que fut ce royaume, Tibet ou bardo, dans la vie ou hors d’elle, la guerre continuait. La nuit, des avions, précédés par de petits dirigeables de reconnaissance, passaient en grondant au-dessus d’eux, et larguaient leurs bombes. De puissants projecteurs à arc trouaient la nuit, clouant les avions aux étoiles, et parfois les faisant exploser, dans un déluge de flammes. Le paysage paraissait hanté par les images que voyait Baï dans ses rêves. Une neige d’un noir de jais brillait à la pâle lumière du soleil rivé à l’horizon.
Le convoi s’arrêta au pied d’une gigantesque chaîne de montagnes apparemment infranchissable. Le deuxième acte de cette pièce de cauchemar pouvait enfin commencer. La scène où il allait se dérouler était si profonde qu’ils la voyaient se perdre sous le niveau du plateau aride de la steppe. Cette passe était leur but. Leur objectif était d’annihiler les défenses qui la protégeaient, et de poursuivre vers le sud, vers un quelconque niveau situé en dessous de ce plancher de l’univers. C’était probablement la passe vers l’Inde. La porte menant à un royaume inférieur. Très bien défendue, évidemment.
Les « musulmans » qui la défendaient demeuraient invisibles, toujours au-dessus de l’énorme masse neigeuse de ces pics de granit, qui s’élevaient bien plus haut que toutes les montagnes de la Terre ; des montagnes asuras, tout comme les canons qu’ils avaient apportés pour les écraser étaient des canons asuras. Jamais il n’avait été aussi clair pour Baï qu’ils se trouvaient pris dans une guerre qui les dépassait, et qui faisait des millions de morts pour une cause qui n’était pas la leur. Des crocs de glace et de roche noire mordaient le plafond des étoiles. Le vent arrachait aux cimes de longues bannières de neige, qui se perdaient dans la voie lactée. À la fin du jour, ces mêmes bannières, crevées par le soleil couchant, se transformaient en grandes flammes asuras, pareilles aux langues d’un gigantesque brasier brûlant parallèlement au ciel ; comme si le royaume des asuras était perpendiculaire au leur. Baï se disait que c’était d’ailleurs peut-être pour ça que leur pauvre petite parodie de guerre allait si désespérément de travers.
Les énormes canons des musulmans se trouvaient de l’autre côté des montagnes, sur leur versant sud. Ils ne les entendaient jamais. Leurs obus passaient en sifflant au-dessus des étoiles, traçant dans le ciel noir de longues traînées blanches, cristallines. La plupart de ces obus tombaient sur l’énorme montagne blanche qui se trouvait à l’est de l’immense passe, la détruisant petit à petit, explosion après explosion ; comme si les musulmans étaient devenus fous et avaient déclaré la guerre à la Terre elle-même.
— Pourquoi détestent-ils tant cette montagne ? demanda Baï.
— C’est le Chomolungma, répondit Iwa. C’était la plus haute montagne du monde. Alors les musulmans ont bombardé son sommet pyramidal, jusqu’à ce qu’il soit plus petit que le sommet de la deuxième plus haute montagne du monde, qui se trouve en Afghanistan. Comme ça, maintenant, la plus haute montagne du monde est musulmane.
Son visage était aussi pâle que d’habitude, mais il avait l’air triste, comme si le sort de la montagne comptait vraiment pour lui. Cela inquiéta Baï : si Iwa était fou, alors tout le monde sur Terre l’était aussi. Iwa aurait dû être la dernière personne au monde à perdre la raison. Mais il était peut-être déjà trop tard. Un soldat de leur escouade avait fondu en larmes à la vue de cadavres de mules et de chevaux ; la vue de corps humains déchiquetés ne le dérangeait pas, mais les carcasses sanguinolentes de ces pauvres bêtes lui fendaient le cœur. D’une manière étrange, cela pouvait se comprendre. Sauf que Baï n’éprouvait aucune sorte de compassion pour les montagnes. Au pire, c’était un dieu en moins. Cela faisait partie de la guerre du bardo.
La nuit, le froid était si intense qu’il induisait comme une sorte de stase. À la lumière étincelante des étoiles, tout en fumant une cigarette près des latrines, Baï réfléchissait à ce que cela pouvait bien vouloir dire : une guerre dans le bardo. Ce plateau était l’endroit où l’on triait les âmes, où elles étaient réconciliées avec la vraie nature des choses, avant d’être renvoyées dans le monde. On rendait le jugement, on évaluait le karma ; les âmes repartaient sur Terre pour essayer encore, ou étaient envoyées au nirvana. Baï avait lu l’exemplaire du Livre des morts d’Iwa. Ici, chaque phrase faisait sens et donnait forme au plateau. Morts ou vivants, ils marchaient dans une pièce du bardo, écrivant leur destin. C’était toujours pareil ! Cette pièce était aussi froide qu’une scène de théâtre vide. Ils avaient établi un camp, sur du gravier et du sable, au pied d’un glacier gris. Leurs gros canons semblaient tapis, leurs futs pointés vers le ciel. De plus petits canons, sur les contreforts de la vallée, les protégeaient des attaques aériennes. Leurs emplacements ressemblaient à ces anciens monastères de style dzong, que l’on voyait toujours çà et là, perchés au sommet des éperons montagneux.
Le bruit courut qu’ils allaient essayer de franchir Nangpa La, la profonde passe qui trouait la chaîne de montagnes. L’une de ces anciennes routes du sel, le meilleur endroit où traverser, sur plusieurs lis de distance. Des sherpas tibétains, qui s’étaient établis au sud de la passe, les guideraient. De l’autre côté de la passe, un canyon menait à leur capitale, le village de Namche Bazaar, maintenant en ruines, comme le reste. De Namche, des pistes partaient directement vers le sud, vers les plaines du Bengale. C’était un excellent endroit où traverser l’Himalaya, en fait. Le chemin de fer pourrait remplacer le chemin de pierre en quelques jours seulement, et ils pourraient alors faire venir par bateau les nombreuses armées de Chine, ou du moins ce qu’il en restait, et les débarquer sur la plaine du Gange. Les rumeurs fusaient, remplacées chaque jour par de nouvelles. Iwa passa la nuit entière au télégraphe.
Il semblait à Baï que quelque chose avait changé dans le bardo lui-même. Comme s’ils étaient passés dans la pièce suivante, un enfer tropical cramponné à l’histoire ancienne. La bataille pour la passe s’annonçait particulièrement violente, comme l’étaient toutes les batailles pour n’importe quelle passe au monde. Les artilleries de deux civilisations se faisaient face de part et d’autre, déclenchant de fréquentes avalanches sur les flancs de granit. Pendant ce temps, des tirs continuaient de faire descendre le sommet du Chomolungma. Les Tibétains se battirent comme des prêtas quand ils virent cela. Iwa semblait s’être réconcilié avec cette idée :
— Ils ont un proverbe parlant des montagnes allant à Mahomet. Mais je crois que la déesse mère s’en fout.
En attendant, cela leur fit, encore une fois, mesurer le degré de folie auquel étaient parvenus leurs assaillants. Disciples fanatiques et ignorants d’un cruel culte du désert, auxquels on avait promis l’éternité dans un paradis où les orgasmes sexuels avec de magnifiques houris dureraient dix mille années, il n’était pas surprenant qu’ils cherchassent à ce point à se suicider, heureux de mourir, luttant avec l’insouciance des fumeurs d’opium, qu’il était difficile de contrer. D’ailleurs, il était bien connu qu’ils étaient de grands amateurs de benzédrine et de haschich, menant la guerre dans un état second, proche du rêve, guerroyant de façon saccadée, parfois comme des bêtes enragées. Beaucoup de Chinois auraient été heureux de les y rejoindre. L’opium avait évidemment droit de cité dans l’armée chinoise, mais il y avait pénurie. Cela dit, Iwa avait des contacts dans la région, et alors qu’ils se préparaient à monter à l’assaut du Nangpa La, il en extorqua un peu à des membres de la police militaire. Baï et lui le fumèrent sous forme de cigarettes, et le burent dans un mélange d’alcool, de clous de girofle et de médicaments de Travancore – réputés améliorer la vue et endormir les émotions. Cela marchait assez bien.
Finalement, il y eut tellement de bannières, de divisions, de gros canons réunis sur cette haute plaine du bardo, que Baï fut convaincu que les rumeurs étaient fondées, et qu’un assaut général mené contre Kali, Shiva ou Brahma était sur le point de commencer. La preuve supplémentaire en était que beaucoup de divisions étaient composées de soldats expérimentés, plutôt que de jeunes garçons, de paysans ou de femmes – des divisions qui avaient une grande expérience de la guerre, acquise dans les îles ou dans le Nouveau Monde, où les combats avaient été particulièrement intenses, et où ils prétendaient l’avoir emporté. En d’autres termes, c’étaient précisément le genre de soldats qui auraient déjà dû mourir. D’ailleurs, ils semblaient morts. Ils fumaient cigarette sur cigarette, comme des morts. Toute une armée de morts, réunis là pour envahir le riche Sud des vivants.
La lune crût et décrût, et le bombardement de l’ennemi invisible continua. Des flottilles d’avions ressemblant à des serpes partaient vers la passe et n’en revenaient jamais. Le huitième jour du quatrième mois, jour de la conception du Bouddha, l’assaut commença.
La passe elle-même avait été piégée, et quand ses premiers défenseurs furent tous tués, ou se furent repliés vers le sud, les falaises bordant la passe explosèrent dans de terribles déflagrations, obstruant le large col. Le Cho Oyu lui-même maigrit un peu dans la terrible explosion. Ce fut la fin pour de nombreuses bannières chargées de le sécuriser. Baï les regarda d’en bas, et se demanda : Quand on meurt dans le bardo, où va-t-on ? Seul le hasard lui avait évité de faire partie des premiers escadrons envoyés dans la passe.
En attendant, les défenses ennemies avaient été neutralisées, en même temps que les premières vagues d’assaut chinoises. Maintenant, la passe était à eux, et ils pouvaient commencer à descendre le canyon formé par le glacier qui menait à la plaine du Gange. Ils durent lutter pour chaque pouce de terrain, principalement sous le feu de bombardements à distance, et tombant dans des pièges ou sur des champs de mines placés à des endroits cruciaux. Ils déminaient, ou faisaient exploser les charges à chaque fois qu’ils le pouvaient, ou sautaient sur celles qu’ils avaient laissées passer. Mais, globalement, ils avançaient assez vite, construisant même une route et une voie ferrée au fur et à mesure que les musulmans abandonnaient le terrain, se retirant dans la plaine. Bientôt, ils n’eurent plus qu’à subir leurs bombardements aériens, et quelques coups tirés depuis et autour de Delhi, erratiques et désopilants, sauf quand par hasard ils arrivaient à faire mouche.
Dans le profond canyon sud, ils eurent l’impression de changer à nouveau de monde. Et d’ailleurs, Baï revint complètement sur l’idée qu’ils étaient dans le bardo. De toute façon, si c’était le cas, c’était à un tout autre niveau : chaud, humide, luxuriant, avec des arbres foisonnants, des buissons et des touffes d’herbe qui explosaient au-dessus d’une terre noire et recouvraient tout. Ici, même le granit paraissait vivant. Peut-être que Kuo lui avait menti, et que lui, Iwa, et tous les autres étaient encore en vie, dans un vrai monde où il était mortel de mourir. Quelle horrible idée ! Le vrai monde devenant le bardo, les deux étant la même chose… Baï fut ballotté à travers ces jours frénétiques sans réussir à se sentir concerné. Après toute cette souffrance, il n’avait fait que renaître dans sa propre vie, qui continuait toujours. Il avait récupéré comme s’il ne devait jamais la quitter, en dehors d’un moment d’une cruelle ironie, quelques jours de folie, et il s’était déplacé dans une nouvelle existence karmique tout en restant coincé dans le même minable cycle biologique qui, pour une raison inconnue, était devenu une parfaite imitation de l’enfer. Tout se passait comme si la roue du karma s’était cassée et que les rouages de la vie karmique et de la vie biologique s’étaient détachés, dispersés de telle sorte que tout s’était mis à fluctuer sans avertissement. On vivait sans le savoir, parfois dans le monde physique, d’autres fois dans le bardo, tantôt dans ses rêves, et tantôt éveillé, le plus souvent tout cela en même temps, sans qu’il y ait de cause ou d’explication. Déjà, les années qu’il avait passées dans le corridor de Gansu, c’est-à-dire toute sa vie, aurait-il dit autrefois, se perdaient dans les brumes du rêve, et même le très étrange aspect mystique de la plaine du Tibet devenait rapidement une sorte de fausse mémoire, dont il avait le plus grand mal à se souvenir, bien qu’elle fut gravée sur ses yeux et qu’il passât son temps à la voir, superposée à tout ce qu’il regardait.
Un soir, l’officier du télégraphe vint les trouver en courant et leur ordonna de se dépêcher de monter au sommet de la colline. En amont, le barrage de glace qui retenait un lac de montagne avait été bombardé par les musulmans. Ses eaux se déversaient à présent dans le canyon, l’emplissant sur une profondeur de cinq cents pieds, parfois plus, en fonction de l’étroitesse de la gorge.
L’escalade commença. Et quelle escalade ! Ils étaient là, hommes déjà morts, morts depuis des années, et pourtant ils grimpaient comme des singes, pris d’une frénésie qui les poussait de corniche en corniche, jusqu’en haut du canyon. Ils avaient établi leur campement au fond d’un défilé étroit, ce qui était parfait pour éviter les bombardements aériens, et lorsqu’ils émergèrent au-dessus des broussailles ils entendirent de plus en plus distinctement un grondement lointain, un roulement de tonnerre – peut-être un éboulement comme il s’en produisait dans le si bruyant Dudh Kosi, mais peut-être pas, c’étaient peut-être les flots approchants de la rivière en crue –, quand la pente s’adoucit enfin. Ils se retrouvèrent après une bonne heure de marche à près de mille pieds au dessus du Dudh Kosi, regardant loin en bas la ligne blanche qui leur semblait si inoffensive vue du large promontoire où les officiers les avaient réunis, regardant loin en bas dans la gorge, mais aussi, autour d’eux, les extraordinaires murailles de glace et les sommets des montagnes, entendant un sourd rugissement montant de la plus haute, au nord, un rugissement terrible et victorieux, comme le feulement d’un dieu tigre. De leur position privilégiée ils observèrent l’inondation, qui arriva alors que la nuit tombait : le rugissement enfla, devint aussi assourdissant qu’un bombardement sur le front, mais beaucoup plus grave et bas, presque tectonique, passant du sol à leurs pieds avant de parvenir à leurs oreilles, et puis un mur d’eau sale apparut, charriant des arbres et des rochers sur son front chaotique et bouillonnant, déchirant les parois du canyon jusqu’à son lit de pierre et provoquant des éboulements parfois si importants qu’ils retenaient les eaux pendant quelques minutes, jusqu’à ce que le flot passe par-dessus, l’aplanissant, provoquant un nouveau surgissement dans l’inondation générale. Une fois la première vague passée, partie plus loin dans le canyon, il ne resta plus à leurs pieds que des parois déchirées, blanches dans le crépuscule, et une rivière terreuse, écumante, qui grondait et ronflait juste un peu au-dessus de son niveau habituel.
— Nous devrions construire les routes plus haut, nota Iwa.
Baï ne put s’empêcher de rire tant Iwa semblait calme. L’opium rendait tout vibrant. Il se rendit compte soudain :
— Oh là ! Cela vient de me revenir – je suis déjà mort noyé ! J’ai senti l’eau me submerger. L’eau, la neige et la glace. Toi aussi tu étais là ! Je me demande si cette inondation ne nous était pas destinée, et si ce n’est pas par hasard que nous en avons réchappé. Je ne pense pas vraiment que nous devrions être là.
Iwa le regarda.
— Que veux-tu dire ?
— Que cette inondation, là, en dessous, était censée nous tuer !
— Eh bien, répondit Iwa lentement, apparemment concerné, on dirait qu’on ne l’a pas attendue…
Baï ne peut s’empêcher de rire. Sacré Iwa, va !
— Oui. Au diable l’inondation ! C’était une autre vie.
Les constructeurs de routes avaient cependant appris une bonne leçon qui ne leur avait pas causé trop de pertes (en vies humaines, en tout cas, car les pertes matérielles furent importantes). À présent, ils construisaient les routes en haut des canyons, là où leur pente était plus douce, y créant des corniches et des traversées, remontant très haut le long des gorges tributaires, construisant des ponts au-dessus de l’eau, prévoyant l’emplacement de batteries anti-aériennes, et même une petite piste d’atterrissage sur un épaulement presque plan près de Lukla. Jouer le rôle d’un bataillon du génie était beaucoup plus intéressant que se battre, ce que faisaient la plupart des troupes qui étaient restées dans les profondeurs du canyon, afin de le garder assez longtemps ouvert pour laisser aux trains le temps de le traverser. Ils n’arrivaient pas à croire à leur chance, ni à la chaleur des jours, ou à la réalité de cette vie loin du front, si luxueuse, à ce silence, à la douceur des muscles qui se détendent, à tout ce riz, et à ces légumes, curieux mais frais…
Puis ces jours heureux parurent se brouiller lorsque arriva le moment où toutes les routes, où toutes les voies furent enfin achevées. Ils prirent les premiers trains qui redescendaient, et campèrent dans une grande plaine verte, poussiéreuse, car ce n’était pas encore la mousson. Division après division, on les dirigea vers le front, qui se trouvait à une distance variant tous les jours, quelque part à l’ouest. C’était là que ça se passait, maintenant.
Un matin, ils durent y aller, eux aussi. Ils voyagèrent toute une journée par le train, puis on les fit descendre et ils continuèrent à pied. Ils traversèrent une succession de ponts flottants, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent quelque part près de Bihar. Une autre armée y avait déjà établi son campement. Des alliés. Alliés, quel concept ! Des Indiens qui étaient ici chez eux, et faisaient mouvement vers le nord après avoir contenu l’avancée des hordes musulmanes qui descendaient vers le sud du continent, depuis près de quarante ans. Maintenant c’était à leur tour d’avancer et de traverser l’Indus. Maintenant, c’était au tour des musulmans de risquer d’être coupés en deux par un mouvement en tenaille qui enserrait toute l’Asie Quelques-uns étaient déjà piégés en Birmanie, le gros de la troupe étant toujours dans l’Ouest et commençant obstinément une lente retraite.
Iwa bavarda alors pendant plus d’une heure avec quelques officiers travancoriens, parlant en népalais, qu’il avait lui-même pratiqué quand il était enfant. Les officiers et les soldats indiens étaient petits et noirs de peau. Les hommes comme les femmes étaient rapides et agiles, propres, bien habillés, bien armés – fiers, voire arrogants, dans la mesure où ils assumaient le plus gros de l’attaque musulmane, et qu’ils avaient évité à la Chine d’être conquise en ouvrant un second front. Iwa les approcha, sans trop savoir si discuter de la guerre avec eux était une si bonne idée que ça.
Mais Baï était impressionné. Le monde ne serait peut-être pas réduit en esclavage, après tout. La percée en Asie du Nord semblait au point mort, les montagnes de l’Oural étant en quelque sorte l’équivalent de la Grande Muraille de Chine pour la Horde d’Or et les Franjs, même si d’après les cartes les choses se passaient agréablement loin, à l’ouest. Par ailleurs, avoir franchi l’Himalaya en force face à une telle résistance, avoir rallié les armées indiennes et coupé le monde de l’islam en deux…
— La guerre maritime pourrait bien faire passer au second plan le conflit en Asie…, dit Iwa, un soir, alors qu’ils s’étaient assis par terre pour manger un peu de riz dont la teneur en épices paraissait vouloir venger les défunts sommets du Chomolungma.
Entre deux bouchées incendiaires, transpirant abondamment, il ajouta :
— Pendant cette guerre, nous avons connu deux ou trois nouvelles générations d’armes, révolutionnant généralement à chaque fois la technologie. De nouveaux canons, tous plus énormes les uns que les autres, de nouveaux navires, et maintenant de nouveaux avions. Il arrivera, assurément, un jour où la seule chose qui comptera vraiment pour un pays sera le nombre de ses avions et de ses bombardiers. Le gros de la bataille se livrera dans les cieux, et ceux qui en auront le contrôle pourront larguer des bombes plus grosses que celles que pourrait envoyer n’importe quel canon, pile sur la capitale de l’ennemi. Sur ses usines, sur ses palais, sur ses bâtiments gouvernementaux.
— Bien, dit Baï, au moins ce sera plus propre. Viser la tête et frapper fort. C’est ce que Kuo dirait.
Iwa approuva avec un énorme sourire, en pensant à la façon dont Kuo l’aurait dit. Sans compter que le riz d’ici n’avait rien à voir avec celui que leur faisait Kuo.
Les généraux de la Quatrième Assemblée des Talents Militaires rencontrèrent les généraux indiens, et ils s’accordèrent à dire qu’il fallait construire plus de voies ferrées en direction du front ouest. Il se préparait une offensive combinée, c’était clair, et chacun y allait de ses supputations. Ils resteraient en réserve pour protéger leurs lignes arrière des forces musulmanes toujours stationnées dans la péninsule malaise ; ou bien ils seraient embarqués dans des bateaux à l’embouchure du Gange sacré, et emmenés sur la côte arabe afin d’attaquer La Mecque même ; ou alors, on les ferait débarquer sur les plages des péninsules au nord de la Franji ; et ainsi de suite. Mais jamais aucune de ces histoires ne disait comment ils rentreraient chez eux.
Finalement, ils marchèrent vers l’avant, comme d’habitude, vers l’ouest, tenant le flanc droit qui longeait les contreforts du Népal, des collines qui surgissaient, abruptes et vertes, de la plaine du Gange – comme si, remarqua Iwa un jour en passant, l’Inde était une sorte de bateau bélier qui était rentré dans l’Asie, s’était glissé par en dessous, poussant jusqu’au Tibet, et doublant la hauteur de la terre là-bas, tout en s’enfonçant pratiquement sous le niveau de la mer ici.
Baï secoua la tête devant ce fantasme géomorphologique. Il ne voulait pas voir les continents comme de grands navires en mouvement ; pour lui la Terre était solide. Il essayait de se convaincre que Kuo et lui s’étaient trompés, qu’il était toujours en vie, et pas dans le bardo – où, bien sûr, les continents pouvaient se déplacer comme les scènes de théâtre qu’ils étaient. Kuo avait probablement été désorienté par sa propre mort brutale, et ne savait plus du tout où il était. Ce n’était pas très bon signe pour sa prochaine incarnation. Ou bien il avait juste voulu faire une blague à Baï – Kuo pouvait se montrer cruellement moqueur, même s’il le faisait assez rarement. Dans le fond, peut-être qu’il avait rendu service à Baï en le convainquant qu’il n’avait rien à redouter du reste de la guerre puisque de toute façon il était déjà mort ; et qu’effectivement il livrait combat à un niveau où cela avait un sens, où cela pouvait servir à quelque chose, où cela pouvait peut-être changer l’âme des gens dans cet endroit, hors du monde, où elle avait une chance de changer, d’apprendre ce qui comptait vraiment, afin qu’ils aient, dans leur prochaine vie, un cœur plus grand, un esprit plus entreprenant.
Qu’en feraient-ils alors ? Et pour quoi se battaient-ils ? Il n’était pas difficile de savoir contre quoi ils se battaient : contre des hordes de fanatiques esclavagistes et réactionnaires, qui voulaient que le monde ne change jamais, un peu comme autrefois les dynasties Tang ou Sung –, d’absurdes zélotes, des religieux passéistes et sanguinaires –, des assassins sans scrupules, qui se battaient l’esprit embrumé par l’opium, aveuglés par d’anciennes croyances. Contre tout ça, bien sûr, mais pour quoi ? Ce pour quoi les Chinois combattaient, décida Baï, c’était… la clarté, ou pour l’inverse de la religion, quoi que ça puisse être. Pour l’humanité. Pour la compassion. Pour le bouddhisme, le taoïsme, le confucianisme, ce trépied qui convenait si bien à une description du monde : une religion sans dieu, rien qu’avec le monde, et aussi d’autres royaumes potentiels de réalité, des royaumes de l’esprit, et le vide lui-même – une religion sans dieu, sans berger pour les guider en ressassant toutes sortes d’interdits dignes d’un vieux patriarche dément, une religion plutôt peuplée d’innombrables esprits immortels dans une vaste panoplie de royaumes et d’êtres, dont les humains, et bien d’autres choses conscientes, tout ce qui vit, tout ce qui est sacré, tout ce qui était dans la tête de Dieu – parce que oui, il y avait bien un DIEU, au sens d’une entité transcendantale universelle consciente d’elle-même et qui était la réalité proprement dite, le cosmos, avec tout ce qu’il comporte, y compris les idées humaines, les formes et les relations mathématiques. Cette idée elle-même était Dieu, et évoquait une sorte de culte qui était l’attention que l’on devait au vrai monde, une sorte d’étude naturelle. Le bouddhisme chinois était l’étude naturelle de la réalité, et pouvait susciter des sentiments de dévotion juste parce qu’on avait remarqué le vert d’un arbre, les couleurs du ciel, des animaux passant au loin, le mouvement d’un bûcheron ou d’une porteuse d’eau. Cette étude initiale de la dévotion menait à une compréhension plus profonde des mathématiques sous-jacentes à la nature des choses, par pure curiosité, et parce que ça semblait les aider à y voir plus clair. C’est pourquoi ils fabriquaient des instruments permettant de voir les choses plus en détail, ou plus loin, un yang plus haut, un yin plus profond.
Il s’ensuivait une sorte de compréhension de la réalité humaine qui plaçait la compassion au-dessus de toutes les valeurs, une compassion issue d’une compréhension éclairée, elle-même issue de l’étude de ce qui se trouvait là, dans le monde. C’est ce qu’Iwa passait son temps à dire, pendant que Baï préférait penser aux émotions suscitées par ces mêmes efforts d’attention et de compréhension : la paix, une curiosité aiguisée, un intérêt débridé – la compassion.
Mais en attendant : quel cauchemar ! Un cauchemar où tout s’accélérait, quoi qu’on fasse, partant dans toutes les directions et plein d’incohérences, comme un rêveur sentant les rapides mouvements de l’œil qui précèdent le réveil, et l’ouverture à un nouveau jour. Chaque jour nous nous réveillons dans un nouveau monde, chaque sommeil engendre une nouvelle réincarnation. Certains gourous locaux disent que cela se produit à chaque nouveau souffle.
Ils quittèrent donc le bardo pour partir dans le monde réel, faire la guerre, avec leur aile gauche composée de ces régiments de vétérans indiens, de petits hommes noirs et barbus, de plus grands, blancs et au nez crochu, de Sikhs, barbus et enturbannés, de femmes au buste généreux, de Gurkhas descendus de leurs montagnes, et même une escouade de Népalaises, si belles qu’on aurait dit que chacune était la reine de beauté de son quartier. À les voir tous ensemble, on avait l’impression d’un cirque, mais ils étaient très rapides, très bien armés, et se déplaçaient en train ou dans de longues files de camions. Les Chinois n’arrivaient pas à les suivre. Alors, on bâtit plus de voies ferrées, et les Chinois essayèrent de les rattraper, en envoyant vers l’ouest des milliers d’hommes avec tout leur matériel. Mais quand les voies ferrées s’arrêtaient, les Indiens continuaient d’avancer rapidement, à pied, ou dans des voitures à roues de caoutchouc qui, par centaines, traversaient sans encombre les routes des villages, sèches en cette saison, soulevant des nuages de poussière, ou sur les rares réseaux de routes goudronnées qu’on rencontrait parfois, les seules où l’on pourrait encore rouler quand arriverait la mousson.
Ils avancèrent à peu près tous ensemble vers Delhi, et tombèrent sur une armée musulmane qui fuyait sur les deux rives du Gange, parce que les Chinois avaient pris position au pied des collines népalaises.
Bien sûr, le flanc droit s’étendait jusqu’aux collines, chaque armée essayant de dépasser l’autre. Les escadrons de Baï et d’Iwa furent considérés comme des troupes de montagne à cause de leur expérience dans le Dudh Kosi, et bientôt vinrent les ordres de prendre et de tenir les collines, au moins la première crête, ce qui voulait dire s’emparer de quelques points plus hauts, sur les chaînes de montagnes beaucoup plus au nord. Ils se déplaçaient la nuit, apprenant à gravir des pistes trouvées et balisées par leurs éclaireurs gurkhas. Baï lui-même prit l’habitude de partir en reconnaissance toute la journée, et alors qu’il crapahutait dans des ravines encombrées de broussailles, il s’inquiétait, non pas d’être découvert par les musulmans – parce qu’ils paraissaient ne pas vouloir bouger de chez eux, de leurs routes, de leurs camps – mais plutôt de savoir si des centaines d’hommes pourraient suivre les sentiers tortueux qu’il était obligé d’emprunter pour franchir certains cols.
— C’est pour ça qu’ils t’ont envoyé, expliqua Iwa. Si tu peux le faire, alors n’importe qui peut y arriver.
Il sourit et ajouta :
— C’est ce que Kuo aurait dit.
Chaque nuit, Baï allait inspecter de haut en bas la piste qu’ils suivraient, s’assurant que toutes les routes étaient aussi bonnes que prévu, apprenant, étudiant, et n’allant se coucher qu’après avoir regardé le soleil se lever depuis sa nouvelle cachette.
C’est ce qu’ils faisaient lorsque les Indiens se présentèrent sur leur flanc sud. Ils entendirent au loin des tirs d’artillerie, puis virent des plumets de fumée dans le ciel blanc d’un matin brumeux, la brume étant le signe que la mousson approchait. Lancer un gigantesque assaut alors que la pluie menaçait dépassait l’entendement ; il était fort probable que cette idée figurerait bientôt en tête de la liste récemment augmentée des Sept Bourdes Majeures, et alors que les nuages de l’après-midi apparaissaient, grossissaient et noircissaient au-dessus d’eux, lardant les contreforts des collines et les vallées de terribles éclairs qui frappaient les parties métalliques des nombreuses pièces d’artillerie éparpillées sur les crêtes, il était impressionnant de voir que les Indiens continuaient d’avancer à toute allure, comme si de rien n’était. Parmi toutes les choses qu’ils avaient accomplies, ils avaient notamment mené à la perfection l’art de faire la guerre sous la pluie. Ce n’étaient ni des rationalistes tao-bouddho-chinois, convinrent Baï et Iwa, ni la Quatrième Assemblée des Talents Militaires, mais des hommes libres, ayant toutes sortes de religions, et même plus religieux que les musulmans, puisqu’il semblait que l’islam n’était que rage et vœux pieux, et ne souhaitait que l’établissement du gouvernement tyrannique de Dieu le Père – enfin, le leur. Les Indiens avaient une myriade de dieux, certains à tête d’éléphant, d’autres avec six bras. Même la mort était un dieu, à la fois mâle et femelle – la vie, la noblesse, il y avait des dieux pour tout. Chacune des qualités de l’homme était déifiée. Ce qui donnait un peuple bigarré de croyants, de farouches guerriers, entre autres – de grands cuisiniers, un peuple très sensuel. Parfums, saveurs, musique, uniformes chamarrés, art du détail, tout cela se retrouvait dans leurs camps, ostensiblement, les hommes et les femmes se tenant debout à côté d’un joueur de tambour et chantant, les femmes, grandes, à forte poitrine, avec de grands yeux et d’épais sourcils, des femmes terribles en fait, avec des bras de bûcherons, et présentes dans tous les régiments de tireurs d’élite indiens.
— Oui, reconnut en tibétain un adjudant indien, les femmes tirent mieux que les hommes, et notamment les femmes de Travancore. C’est probablement dû au fait qu’elles commencent à tirer dès l’âge de cinq ans. Apprenez à tirer aux garçons dès l’âge de cinq ans, et ils tireront aussi bien.
Maintenant les pluies étaient pleines de cendres noires, qui transformaient l’eau en boue sombre. Une pluie noire. On appela Baï et Iwa : leurs escadrons devaient se rendre dans la plaine aussi vite que possible. L’assaut général approchait. Ils descendirent les pistes en courant, se regroupèrent à une vingtaine de lis en arrière de la ligne de front et se mirent en marche. Ils devaient rejoindre ce qui tenait lieu d’arrière-garde aux assaillants, et stationner dans la plaine elle-même, mais juste dans le piémont des collines, de façon à pouvoir s’y réfugier en cas de résistance.
Enfin, c’était le plan prévu. Mais alors qu’ils approchaient du front, ils apprirent que les musulmans avaient cédé et que c’était la débandade. Ils devaient participer à leur poursuite.
Les musulmans fuyaient vraiment très vite, les Indiens les talonnaient, et les Chinois ne pouvaient rien faire d’autre que suivre les deux armées si rapides, dans les champs, les forêts, par-dessus les canaux ou à travers des ouvertures dans les barrières de bambous ou les murs, des hameaux trop petits pour être appelés villages, tous vides et silencieux, généralement brûlés, et qui pourtant les ralentissaient sans qu’on pût dire pourquoi. Des tas de cadavres, déjà en train d’enfler. Tout le sens de l’incarnation était ici rendu manifeste par son opposé, la désincarnation, la mort – le départ de l’âme, laissant si peu de choses derrière elle : une masse putréfiée, un hachis du genre de celui qu’on trouvait dans les saucisses. Cela n’avait rien d’humain. À part, çà et là, un visage épargné, parfois même paisible ; cet Indien par exemple, allongé sur le sol et regardant de côté, parfaitement immobile, figé, ne respirant pas ; la statue de ce qui avait dû être jadis un homme très impressionnant, costaud, large d’épaules, capable – un visage autoritaire, avec des moustaches, un front immense, des yeux comme ceux des poissons sur les étals des marchés, ronds, étonnés, et pourtant impressionnants. Baï dut réciter un charme pour réussir à passer à côté de lui, puis ils parvinrent à une zone où la terre elle-même fumait, comme la zone neutre de Gansu, des mares d’eau empoisonnée, puantes, leur surface argentée luisant au ciel plein de fumée et de poussière, sentant la cordite et le sang. Le bardo lui-même devait ressembler à peu près à cela, encombré par de si nombreux arrivants, fâchés, confus, souffrants, la pire façon d’entrer au bardo. Ici se trouvait son reflet vide, déchiqueté et immobile. L’armée chinoise passait au travers en silence.
Baï trouva Iwa, et ils traversèrent ensemble les ruines calcinées de Bodh-Gaya, en direction d’un parc sur la rive ouest du Phalgu. C’était là que l’arbre du Bouddha poussait autrefois, leur dit-on, le vieil arbre assattha, l’arbre pipai, sous lequel le Bouddha avait reçu l’illumination tant de siècles auparavant. Cet endroit avait été aussi bombardé que le sommet du Chomolungma, et il n’y avait plus trace d’arbre, de parc, de village ni de rivière, rien qu’une terre boueuse, noire, retournée, à perte de vue.
Puis Kuo se planta devant Baï.
— La branche est coupée, lui dit-il, en lui offrant de la main gauche une brindille de l’arbre du Bouddha.
Sa main droite manquait toujours. Baï prit la branche, et le remercia :
— Kuo, dit-il en déglutissant, je suis surpris de te revoir.
Kuo le dévisagea.
— Alors c’était vrai, nous sommes vraiment dans le bardo ? demanda Baï.
Kuo hocha la tête.
— Tu ne me crois toujours pas, hein ? Et pourtant, c’est la vérité. Regarde !
Il fit un geste en direction de la plaine noire, fumante.
— Le plancher de l’univers. Encore.
— Mais pourquoi ? demanda Baï. Je ne comprends pas.
— Comprends pas quoi ?
— Je ne comprends pas ce que je suis supposé faire. Vie après vie… je me les rappelle, maintenant !
Il y réfléchit un instant, les revoyant à travers les années.
— Oui, je me les rappelle, et j’ai essayé, à chaque fois. J’essaye encore !
Derrière le rideau de fumée noire de la plaine, il leur semblait voir les pâles échos des images de leurs vies passées, dansant dans la lumière soyeuse d’une légère bruine.
— On dirait que ça ne fait jamais aucune différence. Ce que je fais n’a aucune importance.
— Mais si, Baï. Mais en fait, tu es idiot. Un putain d’idiot très naïf.
— Arrête, Kuo. Je ne suis pas d’humeur.
Pourtant, sur son visage, se lisait une pénible ébauche de sourire. Après tout, il n’était pas si mécontent que ça d’être un peu taquiné. Iwa et lui avaient bien essayé de temps à autre de se taquiner un peu, mais nul n’y arrivait comme Kuo.
— Je ne suis peut-être pas un aussi bon chef que toi, mais j’ai pourtant fait quelques bonnes choses, et ça n’a jamais rien changé. Aucune des règles du dharma ne semble s’y rattacher.
Kuo s’assit à côté de lui, croisa les jambes, s’installant confortablement.
— Bon, qui sait. J’ai déjà réfléchi plusieurs fois à tout ça, moi aussi, pendant que j’étais dans le bardo. Et cela a duré longtemps, crois-moi – tellement de monde a été balancé ici, en une seule fois, qu’il y a maintenant une sacrée file d’attente. C’est exactement comme le reste de cette guerre, un cauchemar logistique, et je n’ai pas cessé de vous regarder lutter, vous jetant les uns sur les autres comme des mouches contre une vitre, ainsi que je l’avais fait moi aussi, et j’ai réfléchi. Je me suis dit alors que quelque chose avait peut-être mal tourné, autrefois, quand j’étais Kheim et toi Bouton d’Or, cette petite fille que nous aimions tous. Tu te souviens ?
Baï secoua la tête en signe de dénégation.
— Dis-moi.
— Étant Kheim, j’étais annamite. J’étais l’un des éléments de cette fière lignée d’amiraux chinois peu recommandables, venus de l’étranger. J’avais été un roi pirate pendant des années, sévissant le long des côtes d’Annam, et les Chinois avaient signé un traité avec moi comme ils l’auraient fait avec n’importe quel potentat. Au terme de ce traité j’acceptai de prendre la tête de leur armée d’invasion de Nippon, en tout cas la tête de la partie maritime, et peut-être plus.
» Quoi qu’il en soit, nos projets échouèrent à cause du manque de vent, mais nous avons poursuivi notre route et découvert les continents océaniques. Puis nous t’avons trouvée, prise avec nous, perdue, et sauvée du dieu exécuteur du peuple du Sud. C’est là que j’ai senti que quelque chose clochait, alors que nous redescendions de la montagne après t’avoir récupérée. J’ai tourné mon arme vers des gens, j’ai appuyé sur la gâchette, senti le pouvoir de vie ou de mort entre mes mains. Je pouvais les tuer, et ils ne l’auraient pas volé. C’étaient des sauvages, des cannibales sanguinaires, des tueurs d’enfants. Je pouvais le faire, rien qu’en pointant mon arme vers eux. Et j’ai alors pensé qu’une telle puissance devait forcément avoir un sens. Que notre supériorité militaire devait provenir d’une supériorité plus large, que notre morale elle-même était supérieure. Que nous valions mieux qu’eux. Je suis parti vers le bateau et j’ai mis le cap à l’ouest en ressentant toujours ce même sentiment de supériorité, comme si nous étions des dieux face à ces horribles sauvages. Et c’est pour ça que Bouton d’Or est morte. Tu es mort pour m’apprendre que j’avais tort – et que, bien que l’ayant sauvée, nous l’avions tuée aussi. Que ce sentiment que nous avions alors éprouvé, celui de marcher parmi eux comme s’ils n’étaient que des chiens, était un poison qui ne cesserait jamais de courir dans les veines de tous ceux qui tiennent un fusil. Jusqu’à ce que tous ceux qui comme Bouton d’Or vivent en paix sans jamais tenir d’arme soient morts, tués par nous. De telle sorte qu’il n’y aura plus que des hommes avec des fusils, qui se tireront dessus les uns les autres, le plus vite possible dans l’espoir que cela ne leur arrivera pas, à eux, jusqu’à ce que tous les hommes soient morts, et que nous tombions tous dans ce royaume des prêtas, et de là, en Enfer.
» Ainsi, notre jati est liée à celle de tous ceux avec qui nous vivons, quoi qu’on fasse, et ce n’est pas grâce à toi, je te le dis encore, Baï, quand on considère ta tendance à te montrer d’une naïveté confondante, à te sentir coupable, et ta radicale inefficacité parce que tu es trop gnan-gnan et le cœur sur la main…
— Hé, dit Baï. Ce n’est pas juste. Je t’ai aidé. J’ai fait tout ce chemin avec toi.
— Eh bien oui, c’est exact. Je te l’accorde. En tout cas, maintenant nous sommes tous dans le bardo, en route pour un royaume inférieur, au mieux le royaume des humains, mais peut-être même un peu plus bas, en route dans une de ces affreuses spirales qui mènent vers l’enfer, et qui nous guettent toujours, là en dessous… De toute façon c’est en cours, et on n’y peut rien changer, quoi qu’on fasse, l’humanité ne sera même pas un rêve pour nous, pendant encore quelque temps, nous avons fait tant de mal ! Putains d’enculés ! Bordel, parce que tu crois que je n’ai pas essayé ?
Kuo se releva d’un bond, très énervé.
— Est-ce que tu crois que tu es le seul au monde à avoir essayé de faire le bien ?
Il agita son moignon devant Baï, puis le tendit vers les cieux, bas et gris.
— Mais nous avons échoué ! Nous avons détruit la réalité elle-même, est-ce que tu comprends ? Est-ce que tu comprends ?
— Oui, répondit Baï.
Il se tenait à présent les genoux dans les mains, et tremblait.
— Je comprends.
— Très bien. Maintenant, nous sommes dans un de ces royaumes inférieurs. Il faut faire avec. Notre dharma nous commande de faire le bien, même ici. Dans l’espoir d’avancer vers le haut, même un peu. Jusqu’à ce que la réalité revienne, grâce aux efforts conjugués de millions de personnes. Le monde entier devra être reconstruit. C’est là que nous en sommes.
Il tapota doucement l’épaule de Baï en signe d’adieu. Puis il s’en alla, s’enfonçant un peu plus dans la boue à chaque pas, jusqu’à disparaître entièrement.
— Hé ! l’appela Baï. Kuo ! Ne pars pas !
Peu après, Iwa vint le voir et se tint debout devant lui, le regardant sans comprendre.
— Alors ? demanda Baï en levant la tête de ses genoux et en se redressant. Qu’est-ce qu’il y a ? Ils vont sauver l’arbre du Bouddha ?
— Ne t’inquiète pas pour l’arbre, dit Iwa. Ils prendront une pousse d’un arbre-fille à Lanka. Ils l’ont déjà fait. Mieux vaut s’occuper des gens.
— Pour eux aussi il va falloir prendre d’autres pousses. Et faire pousser de nouvelles vies. Quand les choses iront mieux ! cria-t-il à l’adresse de Kuo. Quand les choses iront mieux !
Iwa lâcha un profond soupir. Il s’assit juste là où Kuo s’était assis. La pluie se mit à tomber sur eux. Un long moment se passa, dans un profond silence.
— Le problème, dit Iwa, c’est qu’il n’y aura peut-être pas de prochaine vie. C’est ce que je crois. C’est comme ça. Fan Chen disait que l’âme et le corps étaient juste deux aspects d’une même chose. Il parle du tranchant et du couteau, comme images de l’âme et du corps. Sans couteau, pas de tranchant.
— Sans tranchant, pas de couteau.
— Non…
— Mais le tranchant dure, le tranchant ne meurt jamais…
— Regarde donc tous ces cadavres autour de nous. Ce qu’ils étaient ne sera jamais plus. Quand vient la mort, tout est fini.
Baï pensa à cet Indien, allongé, si immobile sur le sol.
— Tu es seulement égaré, dit-il. Bien sûr que tout n’est pas fini. J’en parlais avec Kuo, il n’y a pas une minute.
— Arrête de t’accrocher, Baï, dit Iwa en le regardant. C’est ce que le Bouddha a appris, ici même. N’essaye pas d’arrêter le temps. Personne ne peut le faire.
— Le tranchant dure. Je t’assure qu’il coupait aussi bien qu’autrefois !
— Il faut essayer d’accepter le changement. Et le changement mène à la mort.
— Puis au-delà de la mort.
Baï dit cela aussi joyeusement que possible, mais sa voix sonnait creux. Kuo lui manquait.
Iwa pensa à ce que Baï avait dit, le regardant de cet air qui semblait dire : Je me serais attendu à quelque chose d’un peu plus utile, de la part d’un bouddhiste assis sous l’arbre du Bouddha. Mais quoi ? Le Bouddha lui-même avait dit : La souffrance est réelle. Il faut lui faire face, vivre avec. On n’a pas le choix.
Après un certain temps, Baï se leva et retourna auprès des autres officiers, pour voir ce qu’ils faisaient. Ils étaient en train de chanter un soutra, probablement en sanskrit, se dit Baï. Et il se joignit à eux, en chantant doucement Lenyan jing en chinois. Au fil de la journée, des bouddhistes des deux armées vinrent se joindre à eux, par centaines. La boue était couverte de monde, priant dans toutes les langues du bouddhisme, debout sur cette terre brûlée qui fumait sous la pluie, d’une fumée qui s’étendait jusqu’à l’horizon, gris foncé et argent. Puis ils firent silence. Le cœur en paix, plein de compassion, de paix. Le tranchant restait en eux.