Quand il y avait du soleil, le matin, les parcs au bord du lac s’emplissaient de promeneurs. Aux premiers jours du printemps, alors que la végétation n’arborait encore que de petits bourgeons verts porteurs des promesses d’une profusion de couleurs, les cygnes affamés se regroupaient à la surface luisante de l’eau noire bordant la promenade et se disputaient les bouts de pain sec que leur lançaient les enfants. C’était d’ailleurs l’une des activités favorites de Budur quand elle était plus petite. La vue de ces cygnes se chamaillant pour quelques quignons de pain la faisait toujours rire ; maintenant, elle regardait la nouvelle génération d’enfants s’amuser de la même façon, avec un pincement au cœur à l’idée de son enfance perdue, et parce qu’elle savait que si les cygnes étaient beaux et comiques, ils n’en étaient pas moins affamés et désespérés. Elle aurait aimé avoir le courage d’aller se joindre aux gamins pour jeter encore un peu de pain à ces pauvres bêtes. Mais le faire, à son âge, aurait paru bizarre. On l’aurait prise pour une de ces demeurées que l’on emmenait parfois faire un tour en dehors de l’école. Et puis, de toute façon, il n’y avait pas beaucoup de restes de pain à la maison.
La lumière jouant sur l’eau baignait les façades des maisons de l’autre côté de la promenade de tons chauds, citron, pêche, abricot, comme si elles brillaient d’une lumière intérieure, prisonnière de leurs pierres. Budur rentra chez elle à travers la vieille ville, longeant de vieux bâtiments aux murs de granit gris ou de bois noirci. Turi était une ancienne ville romaine. Elle avait d’abord été une halte sur la route traversant les Alpes. Père les avait une fois amenés dans un obscur col au milieu des montagnes appelé le Trou de Serrure, où l’on pouvait encore voir un tronçon d’ancienne voie romaine, zigzaguant à travers l’herbe comme le dos pétrifié d’un dragon, chasseur solitaire traquant les pieds des soldats ou des commerçants. Maintenant, après des siècles d’une vie obscure, Turi était enfin redevenue une ville d’étape – mais pour les trains –, et la plus grande ville de la Franji centrale, la capitale des Émirats Alpins Unis.
Le centre-ville était sillonné de trams grinçants et brinquebalants, mais Budur préférait marcher. Elle ne s’occupait pas d’Ahab, son chaperon ; elle l’aimait bien, lui, en tant que personne, elle appréciait cet homme sans prétentions, mais elle n’aimait pas son travail, qui consistait entre autres à l’accompagner dans chacune de ses sorties. Elle l’ignorait, par principe, parce que sa présence était une offense à sa dignité. Elle savait aussi qu’il rapporterait à Père ses moindres faits et gestes, et quand il lui dirait qu’elle l’avait superbement ignoré, le harem ferait une nouvelle fois part à Père de son mécontentement, quitte à le faire de façon indirecte.
Elle mena Ahab entre les maisons incrustées comme des joyaux dans la colline dominant la ville, jusqu’à la Grande Rue. Le mur entourant leur maison était magnifique. On aurait dit une sorte d’immense tapisserie ornée de lierre vert et de pierres dressées. Le portail en bois était surmonté d’une arche de pierre qui semblait sourdre d’un treillis de glycine. On avait l’impression qu’on aurait pu en retirer la clé de voûte sans le faire tomber. Ahmet, leur gardien, était confortablement installé dans la petite cahute en bois à l’entrée du portail, où il bavardait à n’en plus finir avec les visiteurs, allant jusqu’à offrir le thé à tous ceux qui osaient s’attarder.
Dans la maison, tante Idelba parlait au téléphone, qui était posé sur une table de la cour intérieure, sous un auvent, de telle sorte que tout le monde l’entendait. C’était une façon pour Père d’empêcher que l’on dise quoi que ce soit de fâcheux ; mais en vérité, tante Idelba parlait généralement de choses microscopiques, des lois mathématiques régissant les noyaux des atomes, et personne ne comprenait rien à ce qu’elle disait. Budur aimait l’écouter quand même, parce que cela lui rappelait un peu ces contes de fées que tante Idelba lui racontait le soir, au lit, quand elle était petite, ou bien les conversations qu’elle avait avec sa mère à la cuisine – la cuisine était l’une de ses passions, et elle pouvait vous débiter toute une série de recettes, d’ingrédients et d’ustensiles, qui ressemblait assez, par ce qu’elle avait de mystérieux et d’évocateur, aux longues péroraisons de tante Idelba au téléphone, comme si cette dernière concoctait en fait un nouveau monde. Parfois, d’ailleurs, quand elle raccrochait, l’air préoccupée et absente, et que Budur venait la serrer dans ses bras, elle finissait par admettre que oui, c’était tout à fait ça : les ilmi, les scientifiques, étaient en train de concocter un nouveau monde. Ou en tout cas, ils pourraient le faire. Un jour, elle raccrocha, les joues rouges, et esquissa quelques petits pas de danse dans la cour, chantant des syllabes sans suite ou la chansonnette qu’elle poussait en étendant le linge : « Dieu est grand, grand est Dieu, lave notre linge, lave nos âmes ! »
Cette fois-ci, elle raccrocha sans paraître apercevoir Budur et leva les yeux vers le petit bout de ciel bleu qu’on voyait depuis la cour.
— Qu’est-ce qu’il y a, Idelba ? Tu te sens hem ?
Hem était le terme qu’employaient les femmes pour définir ces petits vagues à l’âme sans cause apparente.
— Non, répondit Idelba en secouant la tête, ce n’est qu’un mushkil.
Un mushkil était un problème bien précis.
— Ah bon ? Quoi donc ?
— Eh bien… Pour dire les choses simplement : les chercheurs du laboratoire ont obtenu des résultats très étranges. En gros, c’est ça. Personne n’arrive à comprendre ce qu’ils signifient.
Le laboratoire, avec lequel Idelba venait de parler au téléphone, était désormais son principal contact avec le monde extérieur. Elle avait enseigné les mathématiques et fait de la recherche, à Nsara. Elle travaillait avec son mari sur l’infiniment petit. Mais sa mort prématurée avait mis au jour certaines irrégularités dans ses travaux, et Idelba avait perdu son unique source de revenus. Le poste qu’ils partageaient s’était révélé n’être en fin de compte que celui de son mari ; elle s’était donc retrouvée sans travail et à la rue. C’est du moins ce que Yasmina disait ; Idelba elle-même n’en avait jamais parlé. Elle était arrivée, un beau jour, avec une simple valise, en larmes. Elle voulait voir le père de Budur, son demi-frère. Il avait accepté de l’accueillir, un certain temps. C’est à cela, expliqua Père plus tard, que servent entre autres choses les harems ; ils permettaient d’accueillir les femmes qui n’avaient nulle part où aller.
— Votre mère et vous, les filles, vous passez votre temps à vous plaindre de ce système, mais, tout bien considéré, quel autre choix avez-vous ? Sinon la souffrance des femmes abandonnées serait insupportable.
En entendant cela, Mère et la cousine la plus âgée de Budur, Yasmina, râlaient et grondaient, le visage empourpré. Rema, Aïsha et Fatima les regardaient alors bizarrement, essayant de comprendre ce qu’elles auraient dû ressentir face à cet état des choses qui leur semblait après tout si naturel. Tante Idelba, quant à elle, ne se permettait jamais le moindre commentaire. Ni pour approuver ni pour désapprouver ce système. Parfois, une ancienne connaissance l’appelait au téléphone, notamment l’un de ses neveux, qui avait apparemment un problème et semblait penser que tante Idelba pourrait l’aider à le résoudre ; il appelait assez régulièrement. Un jour, Idelba essaya d’expliquer à Budur et à ses sœurs de quel genre de problème il s’agissait, à l’aide d’un tableau noir et d’une craie.
— Les atomes ont des coquilles, comme les sphères que l’on voit dans les cieux des vieux dessins. Ces coquilles entourent le centre de chaque atome, qui est petit mais lourd. Trois genres de particules s’agglutinent dans le cœur de l’atome ; certaines sont chargées de yang, d’autres de yin, et les dernières sont neutres, chacune à des degrés divers. Elles sont reliées entre elles par une très grande force, extrêmement puissante, mais également très localisée, et qui diminue très vite quand on s’éloigne du cœur de l’atome.
— Comme dans un harem, commenta Yasmina.
— Oui, si tu veux. En fait, c’est plutôt comme la gravité. Mais, de toute façon, il y a une sorte de répulsion ki entre chacune des particules, que cette force contrebalance, créant une sorte de compétition entre elles deux et – grossièrement – les autres forces existantes. Maintenant, certains métaux très lourds sont composés de tellement de particules qu’un certain nombre parviennent à s’échapper, une par une. Ces particules en fuite laissent une trace caractéristique derrière elles, à des vitesses distinctes. Là-bas, à Nsara, ils ont obtenu des résultats étranges à partir d’un métal particulièrement lourd, un élément plus lourd encore que l’or, en fait, le plus lourd des éléments connus à ce jour, appelé l’alactin. Ils le bombardent de particules neutres, et obtiennent des résultats vraiment étranges, sur tous les plans, et très difficiles à expliquer. Le cœur lourd de cet élément semble instable.
— Comme Yasmina !
— Oui, bravo, c’est très intéressant que tu dises ça, parce que même si ce n’est pas vrai, cela illustre parfaitement cette manie que l’on a de toujours chercher un moyen de se représenter ces choses qui sont si petites qu’on ne peut pas les voir.
Elle se tourna vers le tableau noir, puis revint à ses étudiantes – qui n’avaient rien compris. Une émotion indéchiffrable passa sur son visage, et s’estompa.
— Enfin, c’est encore un de ces phénomènes inexplicables. Restons-en là pour l’instant. Il faudra procéder à d’autres expériences au laboratoire.
Ensuite, elle se mit à gribouiller en silence pendant plusieurs heures. Des nombres, des lettres, des idéogrammes chinois, des équations, des points, des traits, des schémas – qui ressemblaient un peu aux illustrations de ces épais traités où il était question de l’Alchimiste de Samarkand.
Après un temps, elle ralentit le rythme et s’étira.
— Il faudra que j’en parle à Piali, dit-elle.
— Il n’est pas à Nsara ? lança Budur.
— Si, si.
Budur comprit que c’était d’ailleurs visiblement l’un des éléments de son mushkil.
— Nous en parlerons par téléphone, c’est ce que je voulais dire.
— Parle-nous un peu de Nsara, lui demanda Budur pour la millième fois peut-être.
Idelba haussa les épaules. Elle n’était pas d’humeur. D’ailleurs, elle ne l’était jamais. Elle mettait toujours un moment à franchir les barrières du regret qui la séparaient de cette époque. Son premier mari l’avait répudiée vers la fin de sa période de fertilité, alors qu’elle n’avait pas eu d’enfants ; son second mari était mort jeune. Ça faisait beaucoup à surmonter. Mais quand Budur avait la patience de la suivre sur la terrasse et dans le dédale des chambres, elle finissait souvent par y arriver. Peut-être le fait de passer de chambre en chambre l’y aidait-il, peut-être que chaque chambre correspondait à l’un des endroits où elle avait vécu, comme s’il y avait également des chambres dans nos têtes, avec le ciel pour plafond, les collines pour murs, et les immeubles pour mobilier. On vivait peut-être ainsi, passant d’une chambre à une autre, dans une structure plus grande. Les chambres les plus vieilles continuaient d’exister tout en ayant disparu, ou bien avaient été vidées, comme si dans la réalité on ne pouvait traverser qu’une seule chambre à la fois. Parfois, on restait coincé, comme en prison ; et pourtant, par la pensée…
D’abord, Idelba commençait par parler du temps qu’il faisait à Nsara, de l’Atlantique, agité par les orages, où l’eau, le vent, les nuages, la pluie, la brume, le brouillard, la grêle, et parfois même la neige, s’éclipsaient, chassés par le soleil, bas sur l’horizon. Une lumière dorée illuminait alors le rivage, l’embouchure du fleuve et les quais de cette gigantesque ville qui emplissait la vallée jusqu’en Anjou. En fait, tous les États d’Asie et de Franji étaient venus là, dans l’Ouest, dans cette ville la plus à l’ouest, à la rencontre de cet autre grand flux venu de l’autre côté de la mer, de ces gens du monde entier, comme ces Hodenosaunees si beaux, et ces réfugiés d’Inka, grelottant sous leur poncho, dont les bijoux en or éclaboussaient de petits reflets métalliques la grisaille des après-midi d’hiver. Tous ces étrangers faisaient de Nsara un endroit fascinant, disait Idelba, comme le faisaient également les ambassades importunes, chinoises et travancoriennes, venues faire appliquer les accords d’après-guerre, installées là tels les monuments de la défaite des musulmans, dans leurs blocs d’immeubles sans fenêtres à l’arrière du quartier du port. Idelba décrivait cela les yeux brillants, d’une voix vibrante, et quand elle ne se retenait pas, elle finissait par s’exclamer :
« Nsara ! Nsara ! Ohhh, Nssssssssssarrrrra ! »
Alors, parfois, elle s’asseyait, par terre au besoin, et se prenait la tête dans les mains, dépassée par tout ça. Budur était sûre que c’était la plus excitante et la plus extraordinaire ville au monde.
Les Travancoriens y avaient bien évidemment établi une de leurs écoles monastiques bouddhiques, ainsi qu’ils l’avaient fait dans chaque ville et cité du monde, apparemment, une école dotée des facultés et laboratoires les plus modernes, jouxtant les vieilles madrasas et mosquées qui continuaient de fonctionner globalement comme depuis l’an 900. À côté des moines et des professeurs bouddhistes, les clercs des madrasas paraissaient bien ignorants et bien provinciaux, disait Idelba. Mais les nouveaux venus se montraient toujours très respectueux des pratiques musulmanes, n’intervenant jamais, toujours courtois, et, le temps passant, un certain nombre de professeurs soufis et de religieux réformateurs avaient fini par construire leurs propres laboratoires. Ils avaient même suivi l’enseignement des monastères pour préparer les cours sur les lois naturelles qu’ils donneraient dans leurs madrasas.
— Ils nous ont donné le temps d’avaler et de digérer la pilule arrière de notre défaite, disait Idelba à propos des bouddhistes. Ce fut très malin de la part des Chinois, cette façon de rester en arrière et de laisser ces gens leur servir d’émissaires. Ainsi, nous ne voyons jamais vraiment à quel point les Chinois peuvent être brutaux. Nous pensons que ce sont les Travancoriens qui ont tout fait.
Budur avait pourtant l’impression que les Chinois n’avaient pas été aussi durs qu’ils auraient pu l’être. Les sommes exigées en réparation étaient raisonnables, même Père le reconnaissait, et si elles ne l’étaient pas, les dettes finissaient toujours par être oubliées, voire abandonnées. D’ailleurs en Franji, au moins, les hôpitaux et les écoles monastiques bouddhiques étaient les seuls signes apparents que les vainqueurs imposaient leur volonté – ou à peu près ; ce côté obscur, l’ombre de leurs conquérants, l’opium, devenait de plus en plus courant dans les cités franjs, et Père déclara, furieux, après avoir lu les journaux, que puisque tout venait d’Afghanistan ou de Birmanie, alors leur transport par bateau jusqu’en Franji devait certainement être autorisé par les Chinois. Même à Turi on voyait dans les cafés des quartiers ouvriers, près de l’embouchure du fleuve, ces pauvres âmes abruties par la fumée à l’odeur étrange. Idelba disait qu’à Nsara la drogue était très répandue, comme dans toutes les grandes villes du monde, bien que ce fut une ville islamique ; en fait, la seule capitale islamique à n’avoir pas été détruite par la guerre : Konstantiniyye, Le Caire, Moscou, Téhéran, Zanzibar, Damas et Bagdad avait été bombardés et n’étaient pas encore complètement reconstruits.
Nsara avait traversé la guerre sans encombre, et était devenue la ville des soufis, des scientifiques – la ville d’Idelba ; elle y était allée après avoir passé son enfance à Turi et dans la ferme familiale des Alpes ; elle y était même allée à l’école, et les formules mathématiques lui avaient parlé, comme à haute voix, depuis les pages des manuels ; elle les comprenait, elle connaissait cet étrange langage alchimique. De vieux messieurs lui en expliquèrent la syntaxe, qu’elle s’appliqua à suivre, et à force de travail elle développa ses connaissances, et commença à se faire connaître du petit monde des études de la matière microscopique en publiant ses premières spéculations théoriques alors qu’elle n’avait pas vingt ans.
— Les esprits jeunes sont souvent les plus forts en mathématiques, expliqua-t-elle plus tard, alors qu’elle n’était plus impliquée dans ces travaux.
Elle avait intégré les laboratoires de Nsara, où elle avait aidé le célèbre Lisbi et son équipe à assembler un accélérateur de particules, elle s’était mariée, avait divorcé, puis, apparemment très vite, et plutôt mystérieusement, (mais ça c’était ce que pensait Budur), elle s’était remariée, sans qu’on en entendît vraiment parler à Turi. Elle avait encore travaillé, avec beaucoup de plaisir, en compagnie de son second mari, qui était mort très brutalement. Son retour à Turi, sa retraite étaient tout aussi mystérieux pour Budur, qui lui demanda un jour :
— Est-ce que tu portais le voile, là-bas ?
— Quelquefois, répondit Idelba, ça dépendait. Le voile a une sorte de pouvoir, dans certaines situations. Tous ces signes renvoient en fait à autre chose ; ce sont des phrases exprimées à l’aide de matière. Le hijab peut dire aux étrangers : « Je suis islamiste, et solidaire avec les hommes de mon pays, contre vous, contre le monde entier. » Aux hommes de l’islam, il dira : « J’accepte de jouer à ce jeu idiot, cette espèce de lubie que vous avez, mais seulement si en échange vous faites ce que je vous demande. » Pour certains hommes, cet échange, cette forme de capitulation devant l’amour, est une sorte de soulagement de cette folie que suppose le fait d’être un homme. Ainsi, porter le voile c’est un peu comme mettre un manteau d’une reine magicienne.
Puis, face à l’expression émerveillée de Budur, elle crut bon d’ajouter :
— Mais cela peut être aussi comme un collier d’esclave, c’est certain.
— Alors, tu ne le portais pas toujours ?
— D’habitude, je ne le portais pas. Au laboratoire, cela aurait été franchement idiot. Je portais une djellaba de laboratoire, comme les hommes. Nous étions là pour étudier les atomes, pour étudier la nature. Quoi de plus proche de Dieu ! Et de plus asexué ? Il n’est tout simplement pas question de sexe. Alors, tu peux voir les gens avec qui tu travailles face à face, âme à âme.
Les yeux brillants, elle cita une phrase d’un vieux poème :
— « À chaque instant vient une épiphanie qui fend les montagnes en deux. »
C’était ainsi que les choses s’étaient passées pendant la jeunesse d’Idelba ; et maintenant elle était là, dans le petit harem de classe moyenne de son frère, « protégée » par lui d’une façon qui lui valait de fréquentes crises de hem, ce qui en vérité faisait d’elle une personne d’humeur changeante, comme une Yasmina qui aurait été plus encline au secret qu’au bavardage. Seule avec Budur, alors qu’elles étendaient le linge sur la terrasse, elle regardait le sommet des arbres dépassant les murs et soupirait :
— Si seulement je pouvais encore me promener au petit matin parmi les rues vides de la ville ! Ce bleu, puis ce rose – refuser ça à quelqu’un est absurde. Refuser le monde à quelqu’un, et prétendre que c’est pour son bien, c’est de l’obscurantisme ! C’est inacceptable !
Mais elle ne s’enfuyait pas. Budur ne comprenait pas bien pourquoi. Assurément, Idelba aurait pu descendre la colline en tramway et aller à la gare, prendre le train pour Nsara, trouver un logement quelque part, et un travail quelconque. Si elle ne le faisait pas, qui le ferait ? Quelle femme en serait capable ? Sûrement pas une femme de bonne réputation. Si Idelba n’y arrivait pas, personne ne le ferait. La seule fois où Budur osa lui poser cette question, elle se contenta de hocher la tête gravement, et répondit :
— Il y a aussi d’autres raisons. Mais je ne peux pas t’en parler.
La présence d’Idelba dans la maison avait donc pour Budur quelque chose d’un peu effrayant, qui lui rappelait chaque jour que la vie d’une femme pouvait s’écraser comme un avion tombant du ciel. Et plus ça durait, moins Budur s’y faisait, et elle remarqua qu’Idelba elle-même commençait à s’agiter, passant de pièce en pièce, un livre à la main, marmonnant, ou bien plongée dans ses papiers, à côté d’une énorme machine à calculer, qui était une sorte de réseau de fils avec des voyants lumineux de toutes les couleurs. Elle pouvait rester des heures à écrire sur son tableau noir, et la craie crissait, cliquetait, voire sautait de ses doigts. Elle parlait au téléphone, en bas, dans la cour, l’air tantôt agacée, tantôt contente ; dubitative ou excitée – et tout ça à propos de chiffres, de lettres, de valeur de ceci ou de cela, de forces et de faiblesses, d’attractions entre des choses microscopiques que personne ne verrait jamais. Un jour, alors que Budur regardait ses équations, elle dit :
— Tu sais, Budur, il y a vraiment beaucoup, beaucoup d’énergie contenue à l’intérieur des choses. Chandalaa, de Travancore, est vraiment le plus grand penseur que l’on ait jamais eu sur Terre ; on pourrait même dire que la Longue Guerre a été une catastrophe rien que parce qu’il y est mort. Mais il nous a laissé beaucoup de choses, et notamment la formule de l’équivalence masse-énergie. Regarde, la masse est une mesure de poids, disons – tu la multiplies par le carré de la vitesse de la lumière – tu la multiplies par un demi-million de lis à la seconde, tu vois un peu ! Tu te rends compte combien ça fait ? Le résultat est absolument énorme, rien que pour une toute petite quantité de matière. C’est l’énergie ki contenue à l’intérieur. Une mèche de tes cheveux est bourrée d’encore plus d’énergie que n’en déploie une locomotive.
— Pas étonnant que j’aie tant de mal à y passer la brosse, dit timidement Budur.
Idelba éclata de rire.
— J’ai dit une bêtise ? demanda Budur.
Idelba ne répondit pas tout de suite. Elle était perdue dans ses pensées, absente. Puis elle regarda Budur.
— Quand les choses vont mal, c’est parce que nous les faisons aller mal. C’est ainsi. Rien dans la nature n’est faux en soi.
Budur n’était pas tout à fait d’accord avec elle. La nature faisait les hommes et les femmes, la nature faisait la chair, le sang, les cœurs, les règles, les sentiments amers… parfois tout cela paraissait faux à Budur, comme si le bonheur était un morceau de pain rassis, pour lequel les cygnes affamés de son cœur se battaient.
Les femmes n’avaient pas le droit d’aller sur le toit de la maison ; on aurait pu les y voir depuis les terrasses des maisons situées sur la colline, à l’est de Turi. Les hommes non plus n’y allaient jamais, alors que c’était un si bel endroit, d’où l’on pouvait contempler, par-dessus les arbres de la rue, les Alpes jusqu’au lac de Turi. Alors, quand tous les hommes étaient partis et qu’Ahmet dormait dans son fauteuil à côté du portail, tante Idelba et la cousine Yasmina prenaient les poteaux où l’on mettait le linge à sécher et les utilisaient comme les montants d’une échelle. Elles les plaçaient dans deux jarres à olives et les attachaient ensemble avec des cordes, sur lesquelles elles grimpaient en faisant bien attention, tandis que les filles en dessous tenaient les poteaux. Elles montaient ainsi sur le toit, la nuit, sous les étoiles, dans le vent, chuchotant pour qu’Ahmet ne les entende pas, chuchotant, parce que sinon elles se seraient mises à crier, de toute la force de leurs poumons. Au clair de lune, les Alpes se détachaient nettement sous le ciel, à la façon de ces décors de carton qui servent de fond aux théâtres de marionnettes, parfaitement verticales, l’image même de ce que les montagnes devaient être. Yasmina avait apporté ses chandelles et ses poudres afin de réciter les formules qui rendraient fous ses admirateurs – comme s’ils ne l’étaient pas déjà. Mais Yasmina avait un insatiable désir du regard des hommes, sans doute encore aiguisé par le fait qu’il n’y en avait aucun dans le harem. Son encens de Travancore s’élevait en volutes dans la nuit, bois de santal, musc, safran, nag champa… Toutes ces odeurs exotiques montaient à la tête de Budur, lui faisant voir le monde d’une façon complètement différente. Le lui faisant voir plus vaste, plus mystérieusement significatif – les choses étaient pleines de sens, comme des vases emplis d’eau, à ras bord. Chaque chose devenait son propre symbole, la lune le symbole de la lune, le ciel le symbole du ciel, les montagnes le symbole des montagnes, tout cela baigné dans la mer bleu sombre du désir. Le désir, l’essence même du désir, douloureux et beau, plus grand que le monde.
Mais une nuit, alors que c’était pourtant la pleine lune, Idelba n’organisa aucune expédition sur le toit. Elle avait passé de nombreuses heures au téléphone, ce mois-là, et après chaque conversation s’était montrée particulièrement éteinte. Elle n’avait pas dit aux filles de quoi elle avait parlé, ni avec qui, bien qu’à son attitude Budur pensât qu’il devait s’agir de son neveu, comme d’habitude. Mais elle ne leur en avait pas pipé mot.
C’est peut-être ce qui fit que Budur se montra attentive et sensible à certains changements. Une nuit de pleine lune, elle dormit à peine, se réveillant toutes les heures pour voir les ombres se déplacer sur le sol, se réveillant de rêves où elle fuyait, apeurée, à travers les rues d’une vieille ville, pour échapper à quelque chose qu’elle ne parvenait jamais à bien voir. Un peu avant l’aube, elle fut réveillée par un bruit provenant de la terrasse, et regarda par sa petite fenêtre. Dehors, Idelba était en train de transporter les poteaux qui servaient à étendre le linge, de la terrasse à la cage d’escalier. Puis les jarres d’olives.
Budur sortit dans le couloir et alla voir par la fenêtre qui donnait sur la cour de devant. Idelba appuyait leur échelle contre le mur de la propriété, juste au coin de la maison d’Ahmet, à côté du portail. Elle passerait le mur non loin d’un grand orme qui poussait dans la ruelle entre leur maison et celle des voisins.
Sans un instant d’hésitation, sans même prendre le temps de réfléchir, Budur retourna en courant dans sa chambre, s’habilla, puis dévala les escaliers et sortit dans la cour, derrière la maison, regardant un peu partout pour s’assurer qu’Idelba était bien partie.
Ce qui était le cas. La voie était libre, Budur pouvait la suivre sans problème.
Cette fois, elle hésita ; et il aurait été difficile de décrire ses pensées à ce moment crucial de son existence. Aucun enchaînement d’idées n’occupait particulièrement son esprit, mais plutôt une sorte d’oscillation de sa vie entière : le harem, les humeurs de sa mère, l’indifférence que son père avait pour elle, le visage simplet d’Ahab, toujours sur ses talons comme un idiot, les larmes de Yasmina ; tout Turi en équilibre sur les deux collines bordant les deux rives du Limât et dans sa tête ; et par-dessus tout ça, il y avait de grosses masses nuageuses de sentiments, comme les nuages que l’on voyait parfois bouillonner au-dessus des Alpes. À la fois dans sa poitrine, et en dehors d’elle, elle avait l’impression que des milliers d’yeux la regardaient ; ceux des fantômes qui l’avaient, probablement, étudiée toute sa vie, qu’elle soit consciente ou non de leur présence, un peu comme des étoiles. Ou quelque chose d’approchant. C’est toujours comme ça, quand on décide de changer, quand on décide de se sortir de la routine du quotidien, de se débarrasser des œillères de l’habitude et de se tenir nu face à la vie. Et même si le monde est vaste, même s’il est sombre et qu’il y a du vent, c’est le moment de choisir. Oui, le monde paraît immense dans ces moments-là. Trop immense pour qu’on y vive. À la vue de tous les fantômes de la Terre. Au centre de l’univers.
Elle se jeta en avant. Courut vers l’échelle, grimpa rapidement ; comme quand elle montait sur le toit. L’orme était gros et solide, et elle n’eut aucune difficulté à descendre dans les branches basses pour sauter jusqu’au sol, ce qui la réveilla complètement. Ensuite, elle se releva en douceur, comme si tout cela était prévu depuis le début.
Elle sortit de la ruelle en tapinois, et, une fois dans la rue, elle regarda vers l’arrêt du tramway. Son cœur battait à tout rompre, et elle était en sueur malgré la fraîcheur de l’air. Elle pourrait prendre le tram ou bien descendre directement les rues étroites, si pentues qu’en bien des endroits elles étaient remplacées par des escaliers. Elle était sûre qu’Idelba était partie vers la gare, et si elle se trompait, elle renoncerait à la suivre.
Même avec un voile, il était encore trop tôt pour qu’une jeune fille de bonne famille prenne le tram toute seule ; en fait, il était toujours trop tôt pour qu’une jeune femme respectable sorte toute seule. Alors elle courut en direction de la première volée de marches d’une ruelle et commença à dévaler aussi vite que possible un parcours sinueux, à travers des parcs, des cours, des avenues, l’escalier dit « des roses », un tunnel fait d’érables japonais, rouges. Elle descendit plus bas encore, suivant la route familière qui menait à la vieille ville et au pont qui franchissait le fleuve, derrière lequel se trouvait la gare. Arrivée au pont, elle jeta un coup d’œil en amont, vers ce petit coin de ciel qui se dessinait entre les vieux bâtiments de pierre. De bleu, l’arche du pont virait au rose, encadrant le sommet du petit morceau de montagne visible au loin, pareil à une broderie lâchée à l’autre bout du lac.
Sa résolution commençait à flancher quand elle vit Idelba dans la gare. Elle regardait les horaires des trains. Budur se cacha derrière un lampadaire et courut par une porte de côté dans la gare, où elle trouva un autre horaire de chemin de fer. Le premier train pour Nsara partait de la voie 16, qui était à l’autre bout de la gare. Départ à cinq heures pile. Probablement dans pas longtemps. Elle regarda la pendule suspendue au-dessus des voies, sous l’énorme toit de fer et de verre ; il lui restait cinq minutes. Elle se glissa dans le dernier wagon.
Le train s’ébranla doucement et partit. Budur se déplaça vers l’avant, passant de wagon en wagon, se retenant au dossier des sièges, le cœur battant de plus en plus vite. Que dirait-elle à Idelba ? Et si Idelba n’avait pas pris le train ? Et si elle s’y trouvait seule, en route pour Nsara, sans un sou en poche ?
Mais Idelba était là. Assise sur un siège, elle se penchait pour regarder par la vitre. Budur prit son courage à deux mains, s’élança à travers le compartiment, courut vers elle en pleurant, se jeta dans ses bras et dit :
— Pardon, tante Idelba, je ne savais pas que tu irais aussi loin, je ne t’ai suivie que pour te tenir compagnie, j’espère que tu as un peu d’argent pour m’offrir mon billet…
— Par Allah tout-puissant ! s’écria Idelba.
Son visage exprima d’abord la surprise puis la colère ; mais surtout contre elle-même, se dit Budur en la voyant à travers ses larmes, même si elle passa un moment ses nerfs sur Budur, en disant :
— Je m’occupe de choses sérieuses moi, ce n’est pas un caprice de gamine ! Oh, mais qu’est-ce qui va se passer ? Qu’est-ce qui va se passer ? Je devrais te renvoyer immédiatement par le prochain train !
Budur se contenta de secouer la tête en pleurant de plus belle.
Le train roulait à toute allure en cliquetant, traversant un paysage qui semblait des plus fades, collines et fermes, fermes et collines, bosquets, pâturages, qui défilaient à une allure incroyable – si vite que regarder par la fenêtre lui donnait le vertige.
À la fin d’une longue journée, le train entra dans les faubourgs lugubres d’une ville comme Basruisseau mais en plus grand. Sur des lis et des lis, ce n’était que des blocs d’appartements et des maisons particulières derrière leurs murs, des bazars grouillants de monde, des mosquées de quartier et de grands immeubles de toutes sortes ; puis des paquets entiers d’immenses bâtiments, regroupés autour des nombreux ponts franchissant le fleuve, juste avant qu’il ne se jette dans l’estuaire ; et maintenant un port géant, protégé par une jetée qui était suffisamment large pour qu’on puisse y faire passer une rue, avec des magasins de chaque côté.
Le train les emmena directement au cœur de ce quartier de grands immeubles, où une gare, au toit de verre sale, donnait sur une large rue bordée d’arbres, une avenue séparée en deux par de grands chênes plantés sur un terre-plein central. Le port et la jetée n’étaient qu’à quelques pâtés de maisons. L’air sentait le poisson.
Une longue esplanade longeait la rive du fleuve, bordée d’une rangée d’arbres à feuilles rouges. Idelba descendit rapidement la corniche, qui ressemblait un peu à celle de Turi, mais en plus grande. Puis elle prit une petite rue bordée de maisons à deux étages, dont le rez-de-chaussée était occupé par des magasins et des restaurants. Elles entrèrent dans l’une de ces maisons et montèrent l’escalier. Elles se retrouvèrent sur le palier du premier étage, face à trois portes. Idelba sonna à celle du milieu, et la porte s’ouvrit. Elle donnait sur un appartement qui avait des allures de vieux palais en ruines.
Il s’avéra que ce n’était pas un vieux palais, mais plutôt un vieux musée. Aucune des salles n’était très grande ou très impressionnante, mais il y en avait beaucoup. Les faux plafonds, les couloirs sans plafond, les tapisseries et les revêtements muraux coupés au milieu indiquaient que des pièces naguère plus grandes avaient été divisées et redivisées en de plus petites. La plupart n’étaient meublées que d’un lit ou d’un divan, et l’immense cuisine était pleine de femmes, généralement maigres, qui préparaient à manger ou attendaient de manger. La pièce bruissait de leurs conversations et du ronflement des fours.
— C’est quoi cet endroit ? demanda Budur par-dessus le vacarme.
— Une zawiyya, répondit Idelba. Une sorte de pension de famille pour femmes. Un anti-harem, lâcha-t-elle avec un sourire amer.
Elle expliqua qu’il y en avait beaucoup au Maghreb, et que la mode s’était répandue en Franji. La guerre avait tué trop d’hommes, laissant de nombreuses femmes seules – même si la désolation avait durement frappé hommes et femmes. Ces vingt dernières années, pendant lesquelles plus de civils que de soldats avaient trouvé la mort, les brigades de femmes avaient été aussi nombreuses chez les Chinois que chez les musulmans. Mais Turi, comme tous les autres émirats des Alpes, avait envoyé moins d’hommes au front que les autres pays, préférant les garder dans les usines d’armement. C’est pourquoi Budur avait plus entendu parler du problème des classes creuses qu’elle ne l’avait réellement constaté. Quant aux zawiyyas, Idelba disait qu’elles étaient théoriquement illégales, les lois régissant l’accès des femmes à la propriété n’ayant pas encore été modifiées. Mais le recours à des prête-noms masculins, et d’autres astuces légales, avait permis d’en régulariser plusieurs dizaines, voire centaines.
— Pourquoi ne t’es-tu pas installée dans une de ces maisons, après la mort de ton mari ? demanda Budur.
— J’avais besoin de prendre un peu de recul, répondit Idelba en se rembrunissant.
On leur donna une chambre à trois lits, pour elles deux. Le troisième lit servirait de table et de bureau. La pièce était poussiéreuse, et leur petite fenêtre donnait sur d’autres fenêtres, aux carreaux sales, par-delà une cheminée d’aération. Les bâtiments de cet endroit étaient tellement tassés les uns sur les autres qu’il avait fallu ménager des puits d’air au milieu.
Mais personne ne s’en plaignait. Un lit, une cuisine, des femmes autour de soi : Budur était contente. Pourtant, Idelba était encore préoccupée par quelque chose, qui avait un rapport avec son neveu Piali et son travail. Assise sur son lit, elle considérait Budur avec une détresse qu’elle ne pouvait dissimuler.
— Tu sais, je devrais te renvoyer chez ton père. J’ai déjà assez d’ennuis comme ça.
— Pas question.
Idelba la regarda.
— Quel âge as-tu, déjà ?
— Vingt-trois ans.
Enfin, elle les aurait dans deux mois.
Idelba fut surprise.
— Je te croyais plus jeune.
Budur baissa les yeux, écarlate.
— Désolée, fit Idelba avec une grimace. C’est à cause du harem. Et parce qu’il n’y a plus d’hommes à épouser… Mais écoute, il faut bien que tu fasses quelque chose.
— Je veux rester ici !
— Quand même, il faut que tu dises à ton père où tu es, et que ce n’est pas moi qui t’ai enlevée.
— Il va venir me chercher !
— Non. Je ne crois pas. De toute façon, il faut que tu lui dises quelque chose. Appelle-le, ou écris-lui.
Mais Budur avait peur de parler à son père, même au téléphone. L’idée d’une lettre était intéressante. Elle pourrait s’expliquer sans révéler précisément où elle était.
Elle écrivit donc :
Cher Père, chère Mère,
Quand Tante Idelba est partie, je l’ai suivie sans qu’elle le sache. Je suis venue habiter à Nsara, pour y faire des études. Le Coran dit que toutes les créatures d’Allah sont égales sous Son regard. Je vous écrirai toutes les semaines, à vous ainsi qu’au reste de la famille pour vous tenir au courant. Je vous promets d’être bien sage, et de ne pas faire honte à la famille. Je suis dans une bonne zawiyya, avec Tante Idelba, qui veillera sur moi. Il y a ici beaucoup d’autres jeunes femmes qui font cela, et elles m’aideront. J’étudierai à la madrasa. Transmettez toute mon affection à Yasmina, Rema, Aïsha, Nawah et Fatima.
Votre fille qui vous aime,
Elle posta sa lettre, et ne pensa plus à Turi. Après leur avoir écrit, elle se sentit moins coupable. Elle régla les formalités pour étudier à l’Institut dépendant de la madrasa, puis, alors que les semaines passaient entre ses études, le ménage, la cuisine et toutes les autres tâches auxquelles elle participait dans la zawiyya, elle comprit que son père ne lui répondrait jamais. Sa mère était une illettrée. Ses cousines avaient probablement reçu l’interdiction de lui écrire ; et peut-être lui en voulaient-elles de les avoir quittées. On n’enverrait pas son frère la chercher, ce dont il n’avait d’ailleurs probablement pas envie. De même que la police ne viendrait pas l’arrêter, pour la renvoyer, sous bonne garde, à Turi. Ce genre de chose ne se faisait plus. Il y avait littéralement des milliers de femmes qui fuyaient de chez elles, et bon débarras ! Ce qui avait passé pendant des années, à Turi, pour un système de lois et de coutumes immémoriales, universelles, n’était rien de plus en fait que les vestiges d’habitudes imposées par un fragment moribond d’une société conservatrice, perdue dans ses montagnes, s’ingéniant à inventer toutes sortes de « traditions » panislamistes au moment même où celles-ci disparaissaient partout dans le monde – comme une brume au petit matin, ou (plus approprié) la fumée d’un champ de bataille. Elle ne reviendrait pas, c’était aussi simple que ça ! Personne ne l’y obligerait. De toute façon, personne n’en avait envie ; ça aussi c’était un peu choquant. Il y avait des moments où elle avait moins l’impression d’être partie que d’avoir été abandonnée.
Mais il y avait cette vérité qui la frappait chaque jour, quand elle sortait de la zawiyya : elle ne vivait plus dans un harem. Elle pouvait aller où bon lui semblait, quand elle voulait. Et cela suffisait à lui faire éprouver un sentiment bizarre, une sorte d’ivresse. Elle était ivre, de liberté, de solitude, et presque trop heureuse, au point d’en être un peu désorientée et même légèrement paniquée. Un jour, alors qu’elle était envahie de cette euphorie, elle vit un homme, de dos, sortir de la gare, et pensa pendant un instant que c’était son père. Elle en fut heureuse, soulagée. Mais ce n’était pas lui. Ses mains tremblèrent pendant toute la journée. Elle était à la fois en colère, honteuse, effrayée, et mélancolique.
Cela se reproduisit. Plusieurs fois même, et elle en vint à considérer cette expérience comme une sorte de fantôme entrevu dans un miroir ; sa vie passée revenue la hanter : son père, ses oncles, son frère, ses cousins… En fait, il s’agissait à chaque fois d’étrangers, mais qui leur ressemblaient juste assez pour la faire sursauter, lui faire battre le cœur, apeurée. Elle les aimait, pourtant. Elle aurait été si heureuse de les savoir fiers d’elle, de savoir qu’ils tenaient assez à elle pour venir la chercher. Mais si cela impliquait de retourner au harem, alors elle ne voulait plus jamais les revoir. Jamais plus elle ne se soumettrait à un quelconque règlement. Même les règles normales, ordinaires, provoquaient chez elle un sursaut de colère, un NON radical et immédiat, qui l’emplissait comme un cri viscéral. L’islam, littéralement, voulait dire soumission. Mais NON ! Elle avait perdu cette faculté. Qu’une policière lui fasse signe de ne pas traverser la route du port, particulièrement encombrée, en dehors du passage protégé, et Budur la maudissait. Même les règles de la zawiyya la faisaient grincer des dents. Et n’oublie pas de laver ton assiette ! Et n’oublie pas d’aider à la lessive du jeudi ! NON !
Mais toute cette colère n’était rien en comparaison du fait qu’elle était libre. Elle se réveillait le matin, se rappelait où elle était et bondissait de son lit pleine d’une énergie stupéfiante. Une heure de travail acharné à la zawiyya, et elle avait fait sa toilette, s’était habillée, avait pris son petit déjeuner, avait fait sa part des travaux collectifs, la vaisselle, nettoyé les salles de bains, effectué toutes ces corvées répétitives, toutes ces corvées qui, à la maison, étaient faites par des domestiques – mais il valait tellement mieux consacrer une heure à ce travail que d’obliger d’autres personnes à y sacrifier leur vie entière ! Il était évident que c’était un modèle de relations et de travail humain !
Cela fait, elle sortait respirer l’air humide et salé de la mer, pareil à une drogue fraîche. Elle avait parfois une liste de courses à faire, parfois seulement sa sacoche d’étudiante, pleine de livres, de cahiers et de stylos. Où qu’elle aille, elle passait d’abord au port, regarder l’océan au bout de la jetée et les drapeaux claquer au vent. Par une belle matinée, elle alla au bout de la jetée, sans but précis. Personne au monde ne savait où elle était. Elle seule le savait. Mon dieu, que c’était bon ! Le port grouillait de bateaux, l’eau brune s’écoulait vers le large emportée par la marée, le ciel était un lavis de bleu pâle, et tout d’un coup elle se sentit éclore. Un océan de nuages battait dans sa poitrine. Elle pleurait de bonheur. Ah, Nsara ! Nssssssarrrrrra !
Mais la première tâche qui figurait sur sa liste, souvent, le matin, consistait à se rendre au Foyer des invalides de guerre du Croissant Blanc, de grands baraquements militaires reconvertis, assez loin dans le parc au bord du fleuve. C’était l’une des occupations qu’Idelba lui avait suggérées, et Budur trouvait cela à la fois contraignant et stimulant – c’était ce qu’aurait dû être, mais n’avait jamais été, la mosquée du vendredi. La majeure partie de ces baraquements et de l’hôpital était occupée par quelques milliers de soldats aveuglés par les gaz de combat, sur le front de l’Est. Ils passaient la matinée assis sans dire un mot, dans leur lit, dans un fauteuil ou une chaise roulante, selon le cas, et quelqu’un leur faisait la lecture, généralement une femme : le journal du jour, aux minces pages qui noircissaient les doigts, parfois le Coran ou les hadiths, même si ceux-ci étaient moins populaires. Beaucoup de ces hommes avaient été à la fois blessés et aveuglés, et ne pouvaient ni marcher ni se bouger. Ils restaient assis là, la moitié du visage ou les jambes arrachées, conscients, apparemment, de l’aspect qu’ils devaient offrir, tournés vers la personne qui leur faisait la lecture, l’air à la fois honteux et avides, comme s’ils l’auraient volontiers tuée et mangée, s’ils l’avaient pu, sous le coup d’un amour impossible, d’un amer ressentiment, ou les deux à la fois. Budur n’avait jamais vu d’expressions aussi crues de sa vie, et elle s’efforçait souvent de garder les yeux baissés sur le texte qu’elle lisait, craignant peut-être que, si elle les regardait, ils ne s’en rendent compte et n’aient un mouvement de recul ou un sifflement réprobateur. Du coin de l’œil, elle voyait un public de cauchemar, à croire que l’un des niveaux de l’enfer avait surgi des profondeurs, levant le rideau sur ses habitants, qui attendaient de savoir à quelle sauce on allait les manger, comme ils avaient attendu et été dévorés dans la vie. Mais elle avait beau faire, chaque fois qu’elle leur faisait la lecture, Budur en voyait plus d’un pleurer, quoi qu’elle lise, même si ce n’était que la météo de Franji, d’Afrique ou du Nouveau Monde. À vrai dire, le temps était l’un de leurs sujets préférés.
Parmi les autres lectrices, il y avait des femmes très ordinaires qui avaient néanmoins de belles voix, graves et claires, musicales, des femmes qui chantaient toute leur vie sans le savoir (d’ailleurs, si elles l’avaient su, l’effet aurait été gâché). Quand elles lisaient, bien des auditeurs se redressaient sur leur lit, dans leur fauteuil roulant, captivés, amoureux d’une femme à qui ils n’auraient pas accordé un regard s’ils avaient pu la voir. Et Budur vit que certains des hommes se penchaient en avant de la même façon pour elle, bien qu’à ses propres oreilles sa voix ait des accents désagréablement haut perchés et rocailleux. Mais il y en avait à qui cela plaisait. Elle leur lisait parfois des histoires de Schéhérazade, s’adressant à eux comme s’ils étaient le colérique roi Shahryar, et elle la rusée narratrice, restant en vie une nuit de plus. Par un midi brumeux, émergeant de cette antichambre de l’enfer dans la lumière irisée du soleil, elle fut saisie, jusqu’au vertige, par une évidence : cette vieille histoire s’était inversée ; Schéhérazade était libre de s’en aller, alors que les Shahryar étaient à jamais prisonniers de leurs corps démantibulés.
Ce devoir accompli, elle traversait le bazar pour se rendre à ses cours, où elle étudiait des matières conseillées par tante Idelba. L’Institut de la madrasa était une dépendance du monastère et de l’hôpital bouddhiques. Budur y suivait trois cours, qu’Idelba payait pour elle : statistiques élémentaires (en fait, au départ, des mathématiques de base), comptabilité et histoire de l’islam.
Cette dernière matière était enseignée par une femme appelée Kirana Fawwaz, une Algérienne courtaude, à la peau mate et à la voix rauque de fumeuse impénitente. On lui donnait quarante ou quarante-cinq ans. La première fois qu’elle rencontra ses élèves, elle leur dit qu’elle avait servi dans les hôpitaux militaires, pendant la guerre, puis, vers la fin de la Nakba (ou Catastrophe, ainsi qu’on appelait souvent la guerre), dans les brigades de femmes du Maghreb. Cependant, elle n’avait rien à voir avec les soldats du Foyer du Croissant Blanc ; elle était sortie victorieuse de la Nakba, et déclara lors de ce premier cours qu’ils auraient dû gagner, s’ils n’avaient pas été trahis à la fois à l’intérieur et hors de leurs frontières.
— Trahis par quoi ? demanda-t-elle de sa voix rauque de corbeau, voyant leurs visages étonnés. Je vais vous le dire : par les religieux. Par nos hommes, d’une façon plus générale. Et par l’islam lui-même.
Sa classe ne la quittait pas des yeux. Quelques élèves baissèrent la tête, mal à l’aise, comme s’ils s’attendaient à ce que Kirana se fasse arrêter sur-le-champ, à moins qu’un éclair ne la foudroie. En tout cas, au moins, elle se ferait écraser avant la fin de la journée par un tram surgi d’on ne sait où. Il y avait plusieurs hommes dans la salle, dont l’un était assis juste à côté de Budur. Il portait un bandeau sur un œil. Pourtant, aucun d’eux ne broncha, et le cours se poursuivit comme si tout le monde pouvait dire des choses pareilles et s’en sortir sans histoires.
— L’islam est la dernière des vieilles religions monothéistes du désert, disait Kirana. C’est donc un phénomène tardif, une anomalie. Il a succédé aux premiers monothéismes des campagnes du Moyen-Occident, qui existaient déjà, plusieurs siècles avant Mahomet, et s’est greffé sur eux : le christianisme, les Esséniens, les Juifs, les Zoroastriens, les adorateurs de Mithra, etc. C’étaient dans tous les cas des patriarcats rigoureux, qui avaient remplacé de plus anciens polythéismes matriarcaux, créés par les premières civilisations agricoles, où les dieux habitaient chaque plante domestique, et où les femmes étaient tenues pour essentielles pour tout ce qui touchait à l’alimentation et à la vie.
» L’islam était donc un arrivant tardif, une version révisée des premiers monothéismes. Et en tant que tel, il aurait pu être le meilleur des monothéismes, ce qu’il était par bien des côtés. Mais parce qu’il avait vu le jour dans une Arabie déchirée par les guerres de l’empire romain et celle des États chrétiens, il avait dû faire face dans un premier temps à une situation d’anarchie quasi totale, de guerre tribale opposant les uns aux autres, et où les femmes étaient à la merci de n’importe quel petit groupe d’hommes en armes. De ces abîmes-là, aucune religion n’aurait pu s’élever bien haut.
» C’est dans ce contexte que Mahomet arriva, prophète s’efforçant de faire le bien, de ne pas succomber à la guerre, et à travers qui Dieu était réputé parler – dans bien des cas, il s’agissait de babillages, ainsi que le Coran l’atteste.
Cette remarque souleva quelques cris étouffés, et plusieurs femmes se levèrent et sortirent. Les hommes, en revanche, restèrent tous, médusés.
— En tout cas, que ce fût la parole de Dieu ou de simples babillages, peu importe : dans un premier temps, il en sortit plutôt du bien. De formidables progrès eurent lieu dans le domaine des lois, de la justice, des droits de la femme et, d’une manière générale, de la place et du rôle réservés à l’homme dans l’histoire. D’ailleurs, ce fut très exactement ce sens de la justice et du divin qui donna à l’islam un pouvoir unique au cours des premiers siècles de son existence, alors qu’il se répandait dans le monde en dépit du fait qu’il n’apportait aucune nouveauté matérielle – encore une des preuves radicales que ce qui fait vraiment avancer l’histoire, ce sont les idées, et rien qu’elles.
» Puis vint le temps des califes, des sultans, des divisions, des guerres, des religieux et de leurs hadiths. Les hadiths prirent le pas sur le Coran proprement dit. Ils s’emparèrent de toutes les bribes un tant soit peu misogynes de la pensée globalement féministe de Mahomet, et les cousirent au linceul dans lequel ils venaient d’enfermer le Coran, dont le propos était bien trop radical pour pouvoir être promulgué, en tant que tel. Des générations de religieux misogynes rédigèrent des monceaux de hadiths qui n’étaient en rien justifiés par le Coran. Ils réinstaurèrent donc une tyrannie injuste, se réclamant fréquemment, et faussement, de la parole d’un étudiant qui la tenait d’un maître – toujours des hommes évidemment ; comme si un mensonge passant à travers trois, dix générations d’hommes pouvait se métamorphoser en vérité. Ce qui n’est pas le cas.
» C’est ainsi que l’islam, comme le christianisme et le judaïsme avant lui, se mit à stagner, et dégénéra. Mais il était si répandu que cet échec et cet effondrement furent difficiles à voir ; et en effet, il aura fallu la Nakba pour que les choses se voient enfin. Cette perversion de l’islam nous a valu de perdre la guerre. Ce sont les droits de la femme, et rien d’autre, qui ont donné la victoire à la Chine, à Travancore et au Yingzhou. C’est l’absence de droits de la femme en islam qui a transformé la moitié de sa population en une sorte de cheptel improductif et illettré, et nous a fait perdre la guerre. Les fabuleux progrès intellectuels et techniques qui avaient vu le jour au temps des premiers scientifiques de l’islam ont été récupérés et poursuivis par les moines bouddhistes de Travancore et de la diaspora japonaise ; et cette révolution des capacités mécaniques fut rapidement développée par la Chine et les États libres du Nouveau Monde ; par tout le monde en fait, sauf par le Dar al-Islam. Au beau milieu de la guerre nous voyagions encore à dos de chameau. Nos routes n’ont jamais eu que la largeur nécessaire pour permettre à deux dromadaires de se croiser. Pas une de nos villes qui ne ressemblât à une casbah ou à une médina, avec des maisons serrées les unes contre les autres comme des étals de bazar. Quoi d’étonnant à ce que rien n’ait pu être fait pour moderniser les choses. Seule la destruction des centres-villes au cours de la guerre nous a permis de les reconstruire de manière plus moderne, et seules nos tentatives désespérées pour essayer de nous défendre nous ont fait nous tourner, enfin, vers un semblant de progrès. Mais c’était insuffisant, et beaucoup trop tard.
À ce stade du cours de Kirana Fawwaz, la salle était nettement moins pleine qu’au début. Deux demoiselles s’étaient même exclamées, en sortant, outrées, qu’elles allaient rapporter ces propos blasphématoires aux religieux et à la police. Mais Kirana Fawwaz se contenta de prendre le temps d’allumer une cigarette, leur fit un petit signe de la main leur enjoignant de déguerpir au plus vite, et poursuivit, calmement, inexorablement, comme si de rien n’était :
— Aujourd’hui, après le désastre de la Nakba, tout doit être reconsidéré. Tout. Il faut regarder chaque racine, chaque branche, chaque feuille de l’islam, si nous voulons l’améliorer – si c’est possible. C’est une question de vie ou de mort pour notre civilisation. Mais en dépit de cette nécessité pourtant tellement évidente, les fondamentalistes ne cessent de radoter leurs vieux hadiths comme des sortilèges capables d’invoquer les djinns, et dans des États comme l’Afghanistan, le Soudan, ou même dans certains coins de Franji – dans les Émirats alpins ou au Skandistan par exemple –, le Hezbollah règne, les femmes doivent porter le tchador ou le hijab, sont cloîtrées dans des harems, et les hommes au pouvoir dans ces États se croient encore en l’an 300, à Bagdad ou à Damas, et s’imaginent que Haroun al-Rachid va sortir d’une lampe à huile pour arranger les choses. Ils feraient aussi bien de devenir chrétiens et de croire que les cathédrales vont recommencer à jaillir et que Jésus va descendre des cieux sur les ailes des anges.
En écoutant parler Kirana, Budur revoyait les aveugles de l’hôpital ; les résidences, cachées derrière leur mur, le long des rues de Turi ; le visage de son père tandis qu’il faisait la lecture à sa mère ; l’océan ; une tombe blanche dans la jungle ; toute sa vie en fait, et bien des choses auxquelles elle n’avait jamais pensé auparavant. Elle en était bouche bée, abasourdie, effrayée – mais aussi exaltée, par chacune de ses paroles, si choquantes : cela confirmait tout ce qu’avait toujours suspecté la petite fille révoltée, bridée, qu’elle avait été, prisonnière de la maison de son propre père. Elle avait passé sa vie à se dire que quelque chose en elle n’allait pas – en elle, dans le monde, ou dans les deux. Et voilà que la réalité s’ouvrait sous ses pieds comme une trappe. Tous ses pressentiments venaient de trouver une éclatante confirmation. Elle se cramponnait à son siège, pétrifiée, regardant leur professeur, comme hypnotisée par un grand faucon tournoyant dans le ciel au-dessus de sa proie, hypnotisée non seulement par ce qui ressortait de colère de son analyse des causes de l’échec, mais aussi par l’image qu’elle suscitait de l’histoire elle-même, cet immense chapelet d’événements qui les avait menés à ce moment, ici et maintenant, dans cette ville portuaire occidentale battue par la pluie ; hypnotisée comme si Kirana avait été l’oracle du temps personnifié, s’adressant à eux de sa voix de corbeau, intense et rocailleuse. Il s’était déjà passé tellement de choses, Nahdas après Nakbas, pas à pas ; que dire après tout ça ? Il fallait avoir du courage ne serait-ce que pour oser en parler.
Et du courage, il était clair que cette Kirana Fawwaz n’en manquait pas. C’est alors qu’elle s’interrompit et parcourut du regard la classe à moitié vide.
— Bien…, dit-elle chaleureusement.
Elle adressa un sourire à Budur, dont les yeux écarquillés devaient la faire ressembler à l’un de ces poissons stupéfaits, étalés sur la glace des poissonniers.
— Maintenant que tous ceux qui devaient partir sont partis, il ne reste plus que ceux qui ont assez de cœur au ventre pour oser s’aventurer dans ce sombre territoire : le passé !
Ceux qui avaient du cœur au ventre ou n’avaient pas les couilles de partir, se dit Budur, en jetant un coup d’œil autour d’elle. Un vieux soldat manchot regardait imperturbablement devant lui. Le borgne était toujours assis à côté d’elle. Plusieurs femmes d’âges divers et variés regardaient autour d’elles, mal à l’aise, en se tortillant sur leur banc. Quelques-unes parurent à Budur n’être que des femmes ordinaires. L’une d’elles souriait béatement. Cela ne ressemblait en rien à ce qu’Idelba lui avait dit de la madrasa de Nsara, et de l’Institut des Hautes Études ; c’étaient plutôt les épaves du Dar al-Islam, les pauvres survivants de la Nakba, des cygnes dans leur hiver ; des femmes qui avaient perdu leur mari, leur fiancé, leur père, leurs frères, des femmes restées seules et qui n’avaient plus eu depuis l’occasion de rencontrer un homme ; des blessés de guerre, dont un vétéran aveugle comme ceux à qui Budur faisait la lecture, et que sa sœur emmenait en classe, ou ce manchot, ou cet autre, avec un bandeau sur l’œil, assis à côté d’elle ; il y avait aussi deux Hodenosaunees, une mère et sa fille, dignes et sûres d’elles, à l’aise, intéressées, même si rien de tout cela ne les impliquait vraiment. Un docker au dos cassé paraissait ne venir ici que pour s’abriter de la pluie six heures par semaine. Tels étaient ceux qui étaient restés, les âmes perdues de la ville, à la recherche d’une activité d’intérieur sans trop savoir laquelle. Peut-être, pour le moment du moins, leur suffisait-il de rester ici à écouter les dures paroles de Kirana Fawwaz.
— Ce que je veux faire, dit-elle, c’est déchirer le voile de toutes ces histoires, ces millions d’histoires que nous nous sommes racontées pour nous protéger de la réalité, de la Nakba, et trouver une explication. Comprendre le sens de ce qui s’est passé, vous me suivez ? Il s’agit d’une introduction à l’histoire, comme celle de Khaldun, mais sous la forme d’une conversation. Je vous suggérerai différents projets de recherche au fur et à mesure que nous progresserons. Maintenant, allons boire quelque chose.
Elle les conduisit dans la pénombre de ces longues soirées du nord, vers un de ces cafés derrière les quais, où elle retrouva des relations issues d’autres pans de sa vie qui étaient déjà là, en train de prendre un dîner tardif, de fumer des cigarettes, de tirer sur un narguilé collectif ou de boire de petites tasses d’un café épais. Ils passèrent toute la soirée à discuter, jusque tard dans la nuit. Dehors, les quais étaient vides et calmes, les lumières de l’autre côté du port couraient sur les eaux noires. Il s’avéra que l’homme au bandeau sur l’œil était un ami de Kirana ; il s’appelait Hasan. Il se présenta à Budur et l’invita à s’asseoir à côté de lui et de ses amis – dont certains étaient des chanteurs et des comédiens de l’institut et des théâtres de la ville.
— Ma camarade étudiante, dit-il à ses amis, a été, je crois, assez saisie par le discours d’ouverture de notre professeur.
Budur hocha timidement la tête, et tous s’adressèrent à elle en jacassant. Elle commanda un café.
Les conversations autour des marbres salis couvraient tous les sujets, comme toujours dans ces endroits – et Turi ne faisait pas exception à la règle. Les nouvelles des journaux. Des considérations sur la guerre. Des ragots sur les notables de la ville. Ce qu’on disait des pièces et des films du moment. Kirana écoutait tout cela, parfois se taisant, parfois participant à la conversation comme si elle faisait encore cours.
— L’Iran est le vin de l’histoire, ils se font toujours pressurer…
— Il y a des années meilleures que d’autres…
— … pour eux, toutes les grandes civilisations finissent toujours par se faire écraser…
— C’est al-Katalan qui recommence, voilà tout. C’est trop facile.
— Une histoire du monde se doit d’être simple, dit le vieux soldat manchot.
Il s’appelait Naser Shah, ainsi que l’apprit Budur. Il parlait franjic avec un accent iranien.
— Le truc c’est d’aller droit aux causes des choses, de donner un sens à l’ensemble.
— Et s’il n’y en a pas ? demanda Kirana.
— Mais si, il y en a un, répondit Naser calmement. Tous les peuples de la Terre ont toujours interagi pour donner un sens global à l’histoire. L’histoire n’est qu’une. Certains de ses aspects sont facilement repérables. La théorie du choc des civilisations d’Ibrahim al-Lanzhou par exemple… Il ne fait aucun doute qu’il s’agit encore de yin et de yang, mais elle fait apparaître assez clairement que ce nous appelons le progrès est pour l’essentiel provoqué par le choc de deux cultures.
— Progresser en s’entrechoquant ! Tu parles d’un progrès ! Tu as vu ces deux trams, l’autre jour, quand l’un d’eux a déraillé ?
— Pour al-Lanzhou, les trois civilisations pivots correspondent aux trois religions logiquement possibles : l’islam, qui croit en un dieu unique, l’Inde en plusieurs dieux, et la Chine en aucun dieu.
— C’est pour ça que la Chine a gagné ! s’exclama Hasan, son œil unique brillant de malice. Les événements leur ont donné raison. La Terre a émergé de la poussière cosmique, la vie est apparue et a évolué jusqu’à ce qu’un certain singe se mette à articuler de plus en plus de sons, et nous voilà ! Dieu n’a jamais rien eu à voir là-dedans, il n’y a rien de surnaturel dans cette histoire, pas d’âmes éternelles se réincarnant jusqu’à la fin des temps. Il n’y a que les Chinois qui ont osé affronter ça, montrant la voie avec leur science, n’honorant que leurs ancêtres, ne travaillant que pour leurs descendants. Voilà pourquoi ils nous dominent !
— Mais non, c’est juste parce qu’ils sont plus nombreux ! dit l’une des femmes à l’allure équivoque.
— En attendant, ils nourrissent plus de gens avec moins de terres. Cela prouve bien qu’ils ont raison !
— Mais ce qui fait la force d’une culture peut être également son point faible, dit Naser. On l’a vu à la guerre. Le fait que les Chinois n’aient pas de religion les a rendus particulièrement cruels.
Les élèves hodenosaunees arrivèrent et se joignirent à leur conversation. Elles aussi connaissaient Kirana. Kirana les salua :
— Voici nos conquérantes ! dit-elle. Une culture où les femmes ont le pouvoir ! Je me demande si l’on ne pourrait pas juger les civilisations à l’aune de la réussite de leurs femmes ?
— C’est elles qui les ont toutes bâties ! proclama l’une des plus vieilles femmes, qui jusqu’à présent s’était contentée d’écouter en tricotant.
Elle avait au moins quatre-vingts ans. Elle n’avait donc pratiquement connu que la guerre, du début à la fin, de l’enfance à la vieillesse.
— Aucune civilisation ne peut durer sans les maisons que les femmes bâtissent en elle.
— Ah oui ? Et quel pouvoir politique ont-elles pris, hein ? Regardez comme leurs hommes apprécient l’idée que les femmes aient ce genre de pouvoir…
— Elles l’ont en Chine.
— Non, chez les Hodenosaunees.
— Pas à Travancore ?
Personne ne se risqua à dire quoi que ce soit.
— C’est un sujet qui mérite d’être creusé ! dit Kirana. Ce sera l’un de nos sujets d’étude. Une histoire des femmes des autres pays du monde – leurs actions en tant qu’actrices de la vie politique, leur destin. Le fait que notre histoire ne mentionne aucune de ces choses-là est le signe que le naufrage du patriarcat n’est toujours pas terminé. Et nulle part ce n’est plus vrai que dans l’islam.
Budur raconta bien évidemment à Idelba la leçon de Kirana et la réunion qui l’avait suivie. Elle en parla avec beaucoup d’excitation, pendant qu’elles faisaient la vaisselle, puis la lessive. Idelba l’écoutait attentivement, hochant la tête et posant des questions, se montrant très intéressée. Mais pour finir elle dit :
— J’espère que tu trouveras le temps de travailler sérieusement tes cours de statistiques. On peut parler de tout ça jusqu’à la fin des temps, mais les mathématiques sont la seule chose qui te permettra de faire des progrès.
— Que veux-tu dire ?
— Tout simplement que le monde est régi par des nombres et par des lois physiques, traduites en termes mathématiques. Les connaître te permettra de mieux appréhender les choses. Et ça te servira pour ton travail, plus tard. À propos…, je pense pouvoir t’obtenir une place au laboratoire. Tu nettoieras les éprouvettes. Ce sera bien, comme ça tu auras un peu d’argent, et puis tu comprendras qu’il faut que tu apprennes un vrai métier. Ne tombe pas dans le piège des conversations de café.
— Mais parler peut servir ! Ça permet d’apprendre des tas de choses, pas seulement sur l’histoire, mais sur sa signification aussi. Cela me permet d’y voir plus clair, comme lors de nos conversations au harem.
— Certes ! Au harem, on pouvait parler tant qu’on voulait ! Mais il n’y a que dans un institut que tu pourras te pencher vraiment sur la science. Tu t’es donné le mal de venir ici, alors autant en profiter au maximum.
Budur réfléchit un moment. Idelba, la voyant songeuse, poursuivit :
— Et même si tu veux étudier l’histoire, ce qui n’est pas bête, il y a un autre moyen de le faire que de bavasser dans les cafés. C’est d’aller voir les antiquités, de visiter des sites archéologiques. Tu y trouverais des éléments pour étayer les théories – comme on le fait dans les autres sciences. La Franji regorge de vieux endroits de ce genre que l’on étudie actuellement pour la première fois avec cette rigueur scientifique dont je te parle, et c’est très intéressant. D’ailleurs, il faudra des dizaines, voire des centaines d’années, pour inspecter tous ces sites.
Elle se redressa et se massa les reins, en regardant Budur.
— Viens avec moi pique-niquer vendredi. Je t’emmènerai sur la côte, au nord, voir les menhirs.
— Les menhirs ? Qu’est-ce que c’est ?
— Tu verras vendredi.
Le vendredi, elles prirent donc le tram jusqu’au bout de la ligne, où elles changèrent pour un bus qui traversait des rangées de pommiers entre lesquelles elles voyaient parfois des petites parcelles bleu sombre d’océan. Elles descendirent après une demi-heure de route, et se rendirent à l’ouest d’un petit village, dans une forêt où de gigantesques pierres levées étaient disposées en longs alignements sur une plaine herbeuse, légèrement mamelonnée. Çà et là, un vieux chêne interrompait le défilé de pierres. C’était vraiment très étrange.
— Qui les a mises là ? Les Francs ?
— Ça date d’avant les Francs. Peut-être même avant les Celtes. Personne ne sait vraiment. On n’a pas encore trouvé avec certitude l’endroit où ils vivaient, et il est très difficile de dire à quelle époque ces pierres ont été dressées.
— Il a dû falloir, je ne sais pas…, des siècles pour lever toutes ces pierres !
— Cela dépend combien ils étaient pour le faire. Peut-être étaient-ils aussi nombreux autrefois qu’aujourd’hui, qui sait ? Mais je pense que non, parce qu’on n’a pas trouvé de villes en ruines, comme en Égypte ou au Moyen-Occident. Non, il devait s’agir d’une plus petite population, à qui cela a demandé beaucoup de temps et d’efforts.
— Mais que peut faire un historien de trucs pareils ? demanda Budur, alors qu’elles suivaient l’une des longues avenues créées par les alignements de pierres, examinant les motifs de lichen noir et jaune qui noircissaient leur surface érodée.
Elles étaient pour la plupart au moins deux fois plus grandes que Budur. C’étaient vraiment de très grosses choses.
— On peut étudier les objets à la place des histoires. Cela s’écarte parfois de l’histoire, pour se rapprocher de l’enquête scientifique. Savoir dans quelles conditions matérielles vivaient ces gens, quels objets ils fabriquaient. Tu sais, c’est une science qu’on a commencé à pratiquer à l’époque des premiers âges de l’islam, en Syrie et en Irak, puis qu’on a laissée de côté. Jusqu’à la Nahda.
La Nahda était la renaissance de la culture islamique la plus raffinée dans certaines villes, comme Téhéran ou Le Caire, durant le premier demi-siècle précédant la Longue Guerre, qui avait tout détruit.
— Maintenant, nos connaissances en physique et en géologie sont telles que de nouvelles façons d’enquêter apparaissent tout le temps. Les reconstructions et les constructions nouvelles permettent de mettre au jour toutes sortes de trouvailles, et tout cela arrive en même temps. C’est très excitant. La Franji s’avère être l’un des endroits les plus intéressants à étudier. C’est un très vieil endroit, tu sais ?
Elle se tourna vers les longues rangées de pierre, pareilles à des semailles faites par des dieux de pierre qui ne seraient jamais revenus pour les moissons. Les nuages filaient à toute allure dans le ciel, qui paraissait anormalement bas et plat.
— Il n’y a pas que ces alignements d’ailleurs, ni les cercles de pierres en Britannia. Il y a aussi des tombeaux de pierre, des monuments, parfois des villages entiers. Il faudra que je t’emmène un de ces jours visiter les Orcades. De toute façon, il n’est pas impossible que je m’y rende prochainement. Tu viendras avec moi. J’aimerais que tu penses à étudier toutes ces choses. Cela te donnera des bases solides pendant que tu écouteras ta madame Fawwaz débiter ses contes des mille et une nuits.
Budur passa la main sur le fin manteau de lichen recouvrant l’une des pierres levées, et promit :
— Je le ferai.
Ses cours, son nouveau boulot consistant à laver la vaisselle de labo à l’institut d’Idelba, ses promenades le long du port et de la jetée, son rêve d’un nouveau syncrétisme, d’un islam incorporant le meilleur du bouddhisme qui prévalait au labo : les journées de Budur passaient dans un brouillard de pensée qui se nourrissait de tout ce qu’elle faisait et voyait. La plupart de ceux qui travaillaient au laboratoire d’Idelba étaient des moines et des nonnes bouddhistes. Compassion, rectitude, une sorte d’agape, comme disaient les anciens Grecs – les Grecs, les fantômes de ces lieux, des gens qui avaient eu toutes les idées, dans un paradis perdu dont il était déjà question dans les histoires de Platon sur l’Atlantide ; qui se révélaient exactes, à en croire les derniers travaux des archéologues fouillant les ruines de la Crète.
Budur s’intéressa aux cours de cette nouvelle matière, l’archéologie. De l’histoire qui n’était pas que palabres, qui pouvait être une science… Les gens qui la pratiquaient étaient un curieux mélange de géologues, d’architectes, de physiciens, d’étudiants du Coran, d’historiens, qui ne se contentaient pas d’étudier les histoires, mais aussi les objets que les gens avaient laissés derrière eux.
Pendant ce temps, on continuait à parler, dans la classe de Kirana, et ensuite dans les cafés. Un soir, dans un café, Budur demanda à Kirana ce qu’elle pensait de l’archéologie :
— Oui, bien sûr, l’archéologie est très importante, répondit-elle. Cela dit, les pierres levées ne sont pas très bavardes. Enfin, on vient de découvrir des grottes, dans le Sud, pleines de peintures murales apparemment très anciennes, beaucoup plus anciennes que les Grecs même. Je peux te donner les noms des gens qui s’en occupent, à Avignon.
— Merci.
Kirana but son café à petites gorgées et écouta les autres un certain temps. Puis elle dit à Budur, murmurant au milieu du vacarme :
— Ce qui est intéressant, je crois, derrière toutes ces théories dont nous parlons, c’est ce qui n’est jamais écrit. C’est particulièrement important pour les femmes, parce que la plupart des choses que nous avons faites n’ont jamais été consignées par écrit. Ce ne sont que des choses très ordinaires, tu comprends, la vie quotidienne : élever les enfants, nourrir la famille, tenir la maison. Il s’agit plus d’une culture orale, transmise de génération en génération. Une culture utérine, comme disait Kang Tongbi. Tu devrais lire ses travaux. Enfin, la culture utérine n’a pas de dynasties à revendiquer, pas de guerres, pas de nouveaux continents inexplorés, c’est pourquoi les historiens ne se sont jamais souciés de la rapporter – ce qu’elle est, comment elle se transmet, comment elle évolue au fil du temps, en fonction des conditions matérielles et sociales. Évoluant avec elles, enfin, je veux dire : s’entremêlant avec elles.
— Dans les harems, cela paraît assez évident, dit Budur, nerveuse de se retrouver collée, genou contre genou, avec cette femme.
Sa cousine Yasmina avait dirigé en cachette suffisamment de « travaux pratiques » entre filles, où l’on s’embrassait et tout ça, pour que Budur sache très exactement ce que signifiait le genre de pression qu’exerçait sur elle la jambe de Kirana. Elle décida de l’ignorer et poursuivit :
— C’est comme Schéhérazade, vraiment. Raconter des histoires pour continuer à vivre. L’histoire des femmes est un peu comme ça, des histoires racontées les unes après les autres. Et chaque jour tout est à recommencer.
— Oui, l’histoire de Schéhérazade est un bon exemple de nos rapports avec les hommes. Mais on doit pouvoir trouver mieux. Les femmes devraient trouver mieux, pour transmettre l’histoire aux plus jeunes femmes, par exemple. Les Grecs avaient une mythologie passionnante, pleine de déesses qui servaient de modèle au comportement des femmes. Déméter, Perséphone… Ils avaient aussi une fabuleuse poétesse qui parle de tout cela, Sapho. Tu n’as jamais lu ses poèmes ? Je t’en donnerai les références.
Ce fut le début de bien des conversations plus personnelles autour d’un verre, tard dans la nuit dans des cafés battus par la pluie. Kirana prêta à Budur plusieurs livres sur toutes sortes de sujets, mais principalement sur l’histoire des Franjs : comment la Horde d’Or avait réchappé à la peste qui avait anéanti les chrétiens ; l’influence permanente des structures nomadiques de la Horde sur les nouvelles civilisations issues des États du Skandistan ; le repeuplement, par les Maghrébins, d’al-Andalus, de Nsara et des îles celtes ; la zone de conflit entre les deux cultures repeuplant la vallée du Rhin. Ainsi que d’autres livres décrivant les mouvements des Turcs et des Arabes à travers les Balkans, venant s’ajouter à la mésentente des émirats de Franji, et des petits États taïfas qui s’entredéchiraient depuis des siècles, en fonction de leur allégeance aux sunnites ou aux chiites, aux soufis ou aux wahhabites, aux Turcs, aux Maghrébins ou aux Tartares ; guerres pour la suprématie ou la survie, souvent désespérées, créant des situations toujours oppressives pour les femmes. À vrai dire, il n’y avait qu’en Extrême-Occident que le sort des femmes s’était un tant soit peu amélioré avant la Longue Guerre, progrès que Kirana associait à la présence de l’océan, aux contacts avec d’autres civilisations maritimes, et au fait que Nsara était depuis ses origines un refuge pour les orthodoxes et les marginaux. La ville avait d’ailleurs été fondée par une femme, la légendaire sultane Katima.
Budur prit ses livres et entreprit d’en faire la lecture à haute voix aux soldats aveugles de l’hôpital. Elle leur lut l’histoire de la Glorieuse Révolution du Ramadan, quand les femmes turques et kirghizes avaient mené des mouvements qui s’étaient emparés des centrales des grands barrages au-dessus de Samarkand et étaient venues s’installer dans les ruines de la ville légendaire, qui avait été abandonnée depuis près d’un siècle à cause d’une série de violents tremblements de terre ; comment elles y avaient formé une nouvelle république où les lois saintes du ramadan s’appliquaient toute l’année, et où la vie des gens se fondait dans une communauté dévouée à Dieu, où tous les êtres étaient égaux, qu’ils fussent mâles ou femelles, adultes ou enfants, de telle sorte que la ville avait retrouvé sa gloire d’antan ; et comment elles avaient réussi à y faire de nombreux progrès, aussi bien en matière culturelle que juridique. Tous y vivaient heureux. Jusqu’au jour où le shah avait envoyé ses armées à l’est de l’Iran, et les avait massacrés comme hérétiques.
Ses soldats l’écoutaient en hochant la tête. Ainsi vont les choses, disaient leurs visages silencieux. Le bien finit toujours par être écrasé. On finit toujours par arracher les yeux de ceux qui voient le mieux. Ils avaient une telle façon d’écouter chacun de ses mots, comme des chiens affamés regardant les gens manger à la terrasse des cafés, qu’en les voyant Budur emprunta des livres pour les leur lire. Elle fit un tabac avec le Livre des rois, de Firdoussi, ce grand poème épique décrivant l’Iran d’avant l’islam. De même qu’avec le poète lyrique soufi Hafiz, et bien sûr Rumi, et Khayyam. Budur elle-même adorait leur lire des extraits de sa version très annotée de la Muqaddimah, d’ibn Khaldun.
— Il y a tellement de choses chez Khaldun, disait-elle à ses auditeurs. Tout ce que j’ai appris à l’Institut, je le retrouve chez lui. L’une de mes profs est très fière de sa théorie selon laquelle l’univers est un agrégat de trois ou quatre civilisations majeures, chacune d’elles étant l’État pivot, entouré de plus petits États périphériques. Écoutez ce que dit Khaldun, dans le chapitre intitulé « Chaque dynastie ne peut avoir plus d’une certaine quantité de provinces, de terres »…
Elle lut :
— « Quand les groupes dynastiques débordent de leurs frontières pour envahir celles de leurs voisins, leur nombre ne peut que diminuer. C’est le moment où la dynastie atteint son expansion maximale, et où les régions frontalières forment une sorte de ceinture protectrice autour du cœur du royaume. Si la dynastie entreprend alors de s’étendre au-delà de ses possessions, l’accroissement de son territoire fait qu’elle ne peut maintenir partout la même présence militaire, et elle court le risque de se faire envahir par n’importe quel ennemi ou voisin. Ce qui se fait au détriment de la dynastie. »
Budur leva les yeux de son texte et expliqua :
— C’était une description très succincte de la théorie cœur-périphérie. Khaldun dit aussi que l’islam n’a pas d’État-cœur auquel les autres États peuvent se rallier.
Ses auditeurs hochèrent la tête. Ils savaient tout ça. L’absence d’alliance coordonnée sur les différents fronts pendant la guerre avait été un sérieux problème, aux conséquences parfois terribles.
— Khaldun parle aussi du problème économique récurrent de l’islam, qui trouve sa source dans les pratiques bédouines. Il dit de ces dernières : « Les endroits qui tombent entre les mains des bédouins sont aussitôt dévastés. La raison en est que les bédouins sont un peuple de sauvages, parfaitement habitués à la sauvagerie et à ses causes. La sauvagerie est devenue pour eux une sorte de seconde nature. Ils l’apprécient, parce qu’elle leur rappelle qu’ils sont libres de toute autorité, et qu’ils ne se soumettent à aucun chef. Une telle disposition naturelle est l’opposé et la négation même de toute forme de civilisation. » Puis il poursuit en disant : « Il est dans leur nature de piller tout ce que les autres peuples possèdent. Leur nourriture, ils la trouvent partout où s’étend l’ombre de leurs lances. » Ensuite, il nous expose sa théorie de la valeur du travail : « Le travail est désormais la seule vraie base du profit. Quand le travail n’est pas apprécié à sa juste valeur et récompensé, l’espoir de profit diminue, et aucun travail productif ne peut être effectué. Les populations sédentaires se dispersent, et la civilisation décline. » C’est vraiment extraordinaire, tout ce qu’a vu Khaldun, et cela à une époque où les gens à Nsara mouraient de la peste, et où dans le reste du monde les gens ne pensaient même pas à l’histoire.
Sa lecture touchait à sa fin. Ses auditeurs s’engoncèrent dans leurs fauteuils et dans leurs lits, se recroquevillant dans l’attente des longues heures vides de l’après-midi.
Budur s’en alla, en proie à ce mélange désormais habituel de culpabilité, de soulagement et de plaisir, et se rendit cette fois directement au cours de Kirana.
— Comment pouvons-nous transcender nos origines ? lui demanda-t-elle d’une voix plaintive. Quand notre foi nous commande de ne pas y renoncer ?
— Notre foi ne dit rien de tel, répondit Kirana. C’est juste quelque chose que les fondamentalistes disent pour conserver leur emprise sur nous.
Budur se sentit troublée.
— Mais que faut-il penser de ces passages du Coran dans lesquels il est dit que Mahomet est le dernier prophète et que la loi coranique doit s’appliquer jusqu’à la fin des jours ?
Kirana secoua la tête, l’air agacée.
— Encore une fois, c’est faire d’un cas particulier une loi générait, ce qui est vraiment la tactique favorite des fondamentalistes. En fait, il y a, dans le Coran, certaines vérités dont Mahomet a dit qu’elles étaient éternelles – et notamment cette réalité existentielle selon laquelle tous les individus sont fondamentalement égaux entre eux. D’ailleurs, comment cela pourrait-il jamais changer ? Mais les problèmes dont le Coran parle le plus, et qui se posèrent surtout à l’époque de la construction de l’État arabe, changèrent au gré des circonstances, et même dans le Coran proprement dit. Au sujet de l’alcool, par exemple, ses recommandations ne sont pas toujours les mêmes. D’où le naskh, qui stipule que les recommandations les plus récentes du Coran l’emportent sur les plus anciennes. Les dernières paroles du prophète étaient très claires : nous devions nous ouvrir au changement, afin d’améliorer l’islam, d’apporter des solutions morales correspondant à l’esprit du Coran, mais qui permettraient de répondre à des problèmes nouveaux.
— Je me suis toujours demandé si l’un des sept scribes de Mahomet n’avait pas pu ajouter dans le Coran quelques-unes de ses propres idées, dit Budur.
Encore une fois, Kirana fit un signe de dénégation.
— Rappelle-toi la façon dont le Coran a été écrit. Le mushaf, c’est-à-dire le document matériel final, a été rédigé par Osman, qui avait réuni tous les témoins encore en vie après la mort de Mahomet – ses scribes, ses femmes, ses compagnons –, et, tous ensemble, ils se mirent d’accord pour reconnaître une seule et unique version du livre saint. Aucun ajout personnel n’aurait pu passer entre les mailles d’un tel filet. Non, le Coran parle d’une seule voix, celle de Mahomet, celle d’Allah. Et c’est un important message de justice et de paix pour la Terre ! Ce sont les hadiths qui contiennent des faux messages, réimposant hiérarchie et patriarcat, où les cas particuliers sont transformés en lois générales. C’est dans les hadiths qu’est abandonné le grand jihad, le combat que chacun doit mener contre ses propres tentations, au profit du petit jihad, la défense de l’islam contre toute attaque. Non. Dans bien des cas, les dirigeants et les religieux ont déformé le Coran pour défendre leurs intérêts particuliers. C’est ce qui s’est passé dans toutes les religions, bien sûr. C’est inévitable. Tout ce qui est divin doit se présenter à nous vêtu d’habits humains, et donc nous parvient changé. Le divin est pareil à la pluie tombant sur Terre, réduisant en boue tous nos efforts pour parvenir à la divinité – sauf dans ces rares moments de totale inondation décrits par les mystiques, où nous ne sommes plus que pluie. Mais ces moments sont toujours extrêmement brefs, comme les soufis eux-mêmes s’accordent à le reconnaître. Nous ne devrions pas hésiter à briser le calice des circonstances, quand il le faut, pour arriver à la vérité de l’eau qu’il contient.
Encouragée, Budur demanda :
— Alors, comment faire pour devenir des musulmans modernes ?
— C’est impossible, rétorqua la vieille femme au tricot, sans que s’interrompe le cliquetis de ses aiguilles. Il s’agit d’un ancien culte du désert qui n’a apporté que ruine et désolation à d’innombrables générations, dont la tienne et la mienne, hélas. Il est temps de le reconnaître et d’aller de l’avant.
— Mais vers quoi ?
— Vers tout ce qui voudra bien se présenter ! s’écria la vieille dame. Vers les sciences, vers la réalité elle-même ! Pourquoi se cramponner à ces anciennes croyances du désert ? Il ne s’agit jamais que de la domination des faibles par les forts, des femmes par les hommes. Mais ce sont les femmes qui portent les enfants et qui les élèvent, plantent les semailles et font les récoltes, font à manger, s’occupent de la maison et des personnes âgées ! Ce sont les femmes qui font le monde ! Les hommes font la guerre, et en font ce qu’il y a de plus important, avec leurs lois, leurs religions et leurs armes. Des bandits, des gangsters, c’est ça l’histoire ! Je ne vois pas pourquoi nous devrions nous plier à ça !
Le silence se fit dans la classe, et la vielle dame se remit à manier ses aiguilles comme si elle était en train d’assassiner tous les rois et tous les religieux de la Terre. Soudain, ils entendirent tomber la pluie, les cris des enfants qui jouaient dans la cour, et le bruit des aiguilles de la vieille dame, qui cliquetaient comme un appel au meurtre.
— Mais alors, si nous nous engageons sur cette route, dit Naser, les Chinois auront gagné pour de bon.
Le silence se fit encore plus assourdissant.
La vieille dame finit par répondre :
— S’ils ont gagné, ce n’est pas par hasard. Ils n’ont pas de dieu, et ils adorent leurs ancêtres et leurs descendants. Leur humanisme leur a permis d’accomplir d’immenses progrès, d’étudier les sciences – tout ce dont nous avons été privés !
Le silence s’accrut encore, tellement qu’ils purent entendre la corne de brume, là-bas dans le port, meuglant sous la pluie.
— Mais tu ne parles que de leurs élites, remarqua Naser. Leurs femmes avaient les pieds bandés si serré que cela les estropiait, comme ces oiseaux auxquels on coupe les ailes. Ça aussi c’est la Chine. Ce sont de sacrés enculés, je te le dis tel quel. Je l’ai vu à la guerre. (Il se tourna vers les autres.) Je ne vous dirai pas ce que j’ai vu, mais je le sais, croyez-moi. Ils n’ont aucun sens de la divinité, et donc aucune règle de conduite ; rien qui les empêche de faire preuve de cruauté. Et pour être cruels, ils sont cruels. Ils ne considèrent pas les gens qui vivent hors de Chine comme de vrais êtres humains. Seuls les Han sont humains. Les autres sont des hui hui, comme les chiens. Arrogants, cruels au-delà de toute expression – il ne me semble pas bon du tout de chercher à les imiter, de faire en sorte qu’ils aient gagné à ce point-là.
— Mais nous n’étions pas meilleurs qu’eux, répondit Kirana.
— Sauf quand nous nous comportions en vrais musulmans. Ce qui serait un excellent sujet pour un cours d’histoire, je trouve, serait de se concentrer sur ce qu’il y avait de meilleur dans l’islam, qui a traversé le temps, et de voir si cela peut nous aider aujourd’hui. Chaque sourate du Coran nous y incite par ses premiers termes : Au nom de Dieu, le miséricordieux, le très miséricordieux, plein de miséricorde. La compassion, le pardon – comment exprimer tout ça ? Ce sont des concepts que les Chinois n’ont même pas. Les bouddhistes ont essayé de les leur apporter, mais on les a traités comme des mendiants et des voleurs. Pourtant ce sont des concepts fondamentaux, au cœur de l’islam. Notre vision est celle d’un peuple uni comme une seule famille, ayant pour seule règle la compassion et le pardon. C’est ce qui a motivé Mahomet, conduit par Allah ou par son seul sens de la justice, par l’Allah qui est en chacun de nous. C’est ça, l’islam, pour moi ! Voilà ce pour quoi je me suis battu pendant la guerre. Voilà les qualités que nous pouvons apporter au monde et que les Chinois n’ont pas. L’amour, pour dire les choses simplement. L’amour.
— Mais si ces choses ne nous permettent pas de vivre…
— Assez ! s’écria Naser. Pas de ce bâton-là, s’il vous plaît. Je ne vois aucun peuple sur Terre qui vive de bons sentiments. C’est d’ailleurs ce que devait voir Mahomet quand il regardait autour de lui : de la sauvagerie, partout, des hommes comme des bêtes. C’est pourquoi chaque sourate commence par un appel à la compassion.
— Tu parles comme un bouddhiste, dit-elle.
Le vieux soldat était d’ailleurs prêt à le reconnaître.
— La compassion, n’est-ce pas le principe directeur de leurs actions ? J’apprécie ce que les bouddhistes font dans ce monde. Ils nous font beaucoup de bien. Ils ont fait beaucoup de bien aux Japonais, et aux Hodenosaunees. J’ai lu des livres expliquant que nous devons tous nos progrès scientifiques à la diaspora japonaise, qui est la dernière et la plus puissante des diasporas bouddhiques. Ils ont repris les idées des anciens Grecs et de Samarkand.
— Nous devrions peut-être chercher ce qu’il y a de plus bouddhique dans l’islam, dit Kirana. Et le cultiver.
— Je vous le dis, faisons fi du passé !
Clic, clic, clic !
Naser n’eut pas l’air d’approuver.
— Et c’est comme ça qu’on verra arriver une nouvelle sauvagerie, scientifique. Comme pendant la guerre. Nous devons garder les valeurs qui nous paraissent bonnes, qui suscitent la compassion. Nous devons garder ce qu’il y a de mieux dans nos traditions, et créer quelque chose de nouveau, quelque chose de mieux qu’avant.
— Cela me paraît être de bonne politique, dit Kirana. Mais n’est-ce pas, après tout, ce que Mahomet nous a enjoint de faire ?
Tels étaient l’amer scepticisme de la vieille femme, l’espoir obstiné du vieux soldat, la quête insatiable de Kirana, une quête dont les réponses ne la satisfaisaient jamais, mais qu’elle poursuivait, idée après idée – les confrontant à la façon dont elle ressentait les choses, à trente années de boulimie de lecture, à la piètre vie menée derrière les quais de Nsara. Budur, encapuchonnée dans son ciré, courait en courbant le dos sous la pluie, vers la zawiyya. Elle sentait tout un monde invisible se presser autour d’elle – la rapide et vigoureuse désapprobation de jeunes passants estropiés, les nuages en effervescence, les mondes secrets qui gravitaient dans toutes ces choses qu’Idelba étudiait au laboratoire. Son travail qui consistait, la nuit, à balayer et à reconstituer les stocks était… intéressant. De plus grandes choses attendaient, tapies dans la distillation finale de toutes ces recherches, dans les formules griffonnées sur les tableaux noirs. Il y avait des années de travaux mathématiques derrière les expériences des physiciens, des siècles de travaux qui aboutissaient enfin à des explorations concrètes d’où pourraient émerger de nouveaux mondes. Budur eut le sentiment qu’elle n’arriverait jamais à comprendre les mathématiques utilisées dans ces recherches, mais les laboratoires devaient tourner rond si l’on voulait que les travaux progressent, de sorte qu’elle s’occupa bientôt des commandes de fournitures, du bon fonctionnement des cuisines et des salles à manger, et du règlement des factures (la facture de ki était particulièrement salée).
Et pendant que les scientifiques continuaient à discuter, dans les cafés les conversations se poursuivaient. Idelba et son neveu Piali passaient des heures au tableau noir, développant telle ou telle de leurs idées, et proposant telle ou telle solution à l’un ou l’autre de leurs mystérieux problèmes, concentrés, ravis, mais parfois inquiets – à en juger par certains accents de la voix d’Idelba –, comme si les équations révélaient en quelque sorte des nouvelles auxquelles elle ne pouvait pas, ou ne voulait pas croire. Elle passait à nouveau beaucoup de temps au téléphone, cette fois-ci dans le petit bureau de la zawiyya, et bien souvent elle s’absentait sans prévenir. Budur était incapable de dire si tous ces phénomènes étaient liés entre eux. Il y avait encore bien des aspects de la vie d’Idelba qui lui étaient totalement étrangers.
Des hommes auxquels elle parlait en dehors de la zawiyya, des paquets, des appels… Mais il semblait, à voir les sillons verticaux entre ses sourcils, qu’elle était fort préoccupée, et que son existence n’était pas des plus simples.
— Mais sur quoi porte cette étude qui vous pose tant de problèmes, à Piali, les autres et toi ? demanda une nuit Budur à Idelba, qui rangeait consciencieusement son bureau.
Elles étaient les dernières au laboratoire, et Budur en tirait un certain orgueil : on leur faisait vraiment confiance. Ce qui lui avait donné suffisamment d’assurance pour interroger sa tante.
Idelba cessa de s’activer pour la regarder.
— Il semblerait que nous ayons des soucis. Tu ne dois parler à personne de tout ça. Enfin… Je t’ai déjà dit que le monde était fait d’atomes, de petites choses avec un noyau, autour duquel tournent, en cercles concentriques, des particules de foudre. Tout cela se passe à une échelle si petite qu’il est difficile de l’imaginer. Chaque grain de poussière que tu balayes en comporte plusieurs millions. Et tu en as des milliards au bout des doigts.
Elle agita ses mains sales dans l’air.
— Et chacun de ces atomes recèle une importante quantité d’énergie. Il s’agit de l’énergie ki, qui est vraiment semblable à de la foudre en cage. Rends-toi compte de la puissance que cela représente, des billions de ki contenus dans chacune de ces petites choses.
Elle fit un geste en direction du mandala ovale peint sur l’un des murs : la table d’éléments périodiques, représentés par des chiffres et des lettres arabes, accompagnés d’une profusion de commentaires en caractères minuscules.
— Le cœur recèle une force qui confine toute cette énergie, comme je te l’ai déjà dit, une force incroyable à brève distance, qui concentre si fortement l’énergie électrique dans les limites du cœur qu’elle ne peut s’en échapper. Ce qui tombe bien, parce que la quantité d’énergie contenue là est proprement phénoménale. Nous vivons à son rythme.
— C’est aussi l’impression que ça me fait, dit Budur.
— Oui. Mais regarde, elle est mille fois plus puissante que nous ne le ressentons. La formule proposée, comme je te l’ai déjà dit, c’est l’énergie est égale à la masse multipliée par le carré de la vitesse de la lumière, et la lumière va vraiment très vite. Ainsi, il suffirait que l’énergie d’un tout petit peu de matière vienne à être libérée, pour que le monde…
Elle hocha la tête.
— Bien sûr, la force qui la contient est si grande que ce genre de chose n’arrivera jamais. Mais nous continuons à étudier cet élément, l’alactin, que les physiciens de Travancore appellent Main de Tara. Je suspecte son noyau d’être instable, et Piali commence à être d’accord avec moi. Il est évident que cela grouille de djinns, à la fois yin et yang, organisés de telle sorte que, pour moi, l’ensemble se comporte un peu comme une goutte d’eau dont la cohésion est assurée par la tension de surface, mais si grosse que la tension aurait le plus grand mal à la contenir, tant et si bien que la goutte s’étirerait comme si elle était en train de tomber, se déformant à ses extrémités, mais restant entière. Sauf que, à un moment donné, elle s’étirerait tellement que la tension de surface ne parviendrait plus à la contenir, malgré l’énorme force exercée, si bien que le djinn finirait par sortir de sa prison, la cassant en deux, et que le noyau se transformerait alors en atomes de plomb, tout en émettant une partie de sa force intrinsèque, sous forme de rayons d’énergie invisible. C’est eux que nous voyons sur ces plaques photographiques que tu nous aides à réaliser. Ça fait une sacrée quantité d’énergie pour un seul noyau brisé. Ce que nous nous sommes demandé – ce que nous avons été obligés de prendre en compte, étant donné la nature du phénomène – c’est, si nous réunissons suffisamment d’atomes ensemble, et si nous brisons ne serait-ce qu’un seul de leurs noyaux, est-ce que l’énergie ki ainsi libérée pourrait briser d’autres noyaux au même moment, et ainsi de suite – tout cela à la vitesse de la lumière, dans un espace à peu près grand comme ça (elle écarta les mains). En fait, est-ce que cela ne déclencherait pas une sorte de réaction en chaîne ? dit-elle.
— C’est-à-dire…
— C’est-à-dire une énorme explosion !
Pendant un long moment, ce fut comme si le regard d’Idelba s’était perdu dans un univers de pures mathématiques.
— Ne parle jamais à personne de tout ça, répéta-t-elle enfin.
— Je te le promets.
— À personne.
— Promis.
Des mondes invisibles, gorgés d’énergie et de puissance : des harems subatomiques, chacun vibrant au bord d’une immense explosion. Budur soupira en imaginant tout cela. Il n’y avait pas d’échappatoire à la violence contenue au cœur des choses. Même les pierres étaient mortelles.
Budur se réveillait le matin à la zawiyya, puis aidait à la cuisine et au bureau. En fait, il y avait beaucoup de points communs entre son travail à la zawiyya et son travail au laboratoire, et bien que l’ambiance fut radicalement différente dans les deux cas, les tâches avaient toujours quelque chose d’un peu fastidieux. Ses cours et ses longues promenades dans la ville devinrent des moments privilégiés de rêverie et de réflexion.
Elle se promenait donc le long des quais ou du fleuve, sans plus craindre de voir soudain surgir quelqu’un de Turi pour la remmener chez son père. Il y avait encore beaucoup d’endroits de la ville qu’elle ne connaissait pas, mais elle avait ses itinéraires favoris et, de temps en temps, elle montait dans un tram et allait jusqu’au terminus, juste pour voir quel genre de quartiers il traversait. Elle aimait surtout les quartiers du port et ceux qui bordaient le fleuve, où elle pouvait se promener pendant des heures. Une lumière blafarde perçait à travers les nuages chassés par le vent marin ; elle s’asseyait à la terrasse des cafés le long du port ou de la promenade qui donnait sur la mer. Elle lisait, écrivait, levant quelquefois les yeux pour voir les moutons d’écume se perdre au pied du grand phare, au bout de la jetée ou sur la côte rocheuse plus au nord. Elle se promenait sur la plage. Bleus pâles du ciel, derrière le désordre des nuages ; bleus vifs de l’océan ; blancs des nuages et des vagues mourantes ; elle adorait ces choses-là, les aimait de tout son cœur. Ici, elle était libre d’être elle-même. Un air de cette pureté cristalline valait bien un peu de pluie.
Dans un quartier plutôt miteux, battu par les vents du bord de mer, au terme de la ligne de tram numéro six, s’élevait un petit temple bouddhiste, près duquel Budur aperçut un jour la mère et la fille hodenosaunees qui étaient dans sa classe. Elles la virent et s’approchèrent d’elle.
— Bonjour, dit la mère. Tu es venue nous rendre visite !
— En fait, je me promenais dans la ville, répondit Budur, surprise. J’aime bien ce quartier.
— Je vois, dit la mère poliment, l’air dubitative. Pardon, mais comme nous connaissons ta tante Idelba, je croyais que c’était elle qui t’avait envoyée. Bon, tu ne veux pas entrer quand même ?
— Oui, merci.
Quelque peu décontenancée, Budur les suivit dans l’enceinte du temple, où s’étendait un jardin. Des arbrisseaux bordant des allées de gravillons entouraient une cloche jouxtant un bassin. Des nonnes vêtues de longues robes rouge foncé arpentaient les galeries et les promenoirs. L’une des nonnes s’assit à côté des Hodenosaunees, qui s’appelaient Hanea – la mère – et Ganagweh – la fille. Elles parlaient le franjic, avec un fort accent nsarais teinté d’un autre, que Budur ne parvenait pas à identifier. Elle les écouta parler des travaux de réparation du toit. Ensuite, elles l’invitèrent à les suivre dans une pièce où se trouvait une grosse radio ; Hanea s’assit devant un microphone et tint une conversation dans sa propre langue avec quelqu’un de l’autre côté de l’océan.
Après quoi, elles rejoignirent quelques nonnes dans la salle de méditation, et restèrent un moment assises là à chanter.
— Alors, vous êtes bouddhistes ? demanda Budur aux Hodenosaunees à la fin de la séance, comme elles regagnaient le jardin.
— Oui, répondit Hanea. C’est très fréquent dans notre peuple. Nous trouvons que le bouddhisme ressemble beaucoup à notre ancienne religion. Et je crois vraiment que cela nous a rapprochés des Japonais qui vivent à l’ouest de notre pays, et qui nous ressemblent par bien d’autres côtés. Nous avions besoin qu’ils nous aident à nous défendre contre des gens qui venaient de chez vous.
— Je vois.
Elles s’arrêtèrent devant un groupe de personnes assises en cercle autour de blocs de grès dont elles faisaient des sortes de grosses briques plates, apparemment, parfaitement régulières et à la surface lisse. Hanea les montra du doigt et expliqua :
— Ce sont des pierres sacrées, pour le sommet du Chomolungma. As-tu entendu parler de ce projet ?
— Non.
— Voilà : le Chomolungma était la plus haute montagne du monde, avant la destruction de son sommet par l’artillerie musulmane durant la Longue Guerre. Il y a actuellement un projet en cours, un projet à long terme, qui consiste à reconstituer le sommet de la montagne. On y envoie des briques comme celles-ci. Des alpinistes faisant l’ascension du Chomolungma en emportent chacun une, pour la laisser là-haut, où des maçons l’utiliseront pour reconstruire un nouveau sommet en forme de pyramide.
Budur considéra les blocs de pierre dressée, plus petits que la plupart des rochers qui décoraient le jardin. On l’invita à ramasser l’une des briques ; elle pesait presque aussi lourd que trois ou quatre de ses livres.
— Il en faudra beaucoup ?
— Plusieurs milliers. C’est un projet de très longue haleine, répondit Hanea en souriant. Une centaine d’années, peut-être mille. Cela dépendra du nombre d’alpinistes qui voudront bien faire l’ascension en emportant une pierre avec eux. Une masse considérable de roche a été pulvérisée. C’est une bonne idée, non ? Le symbole de la restauration d’un ordre beaucoup plus général dans le monde.
Elles étaient en train de préparer à manger dans la cuisine, et elles invitèrent Budur à partager leur repas, mais elle déclina leur invitation, expliquant qu’elle devait prendre le prochain tram pour rentrer.
— Bien sûr, acquiesça Hanea. Salue ta tante pour nous. Nous avons hâte de la voir.
Elle n’expliqua pas ce qu’elle entendait par là, et Budur y réfléchit en retournant à l’arrêt près de la plage. Elle se blottit derrière la vitre, à l’abri des fortes rafales de vent, en attendant le tram qui la ramènerait en ville. À moitié endormie, elle eut une vision : une longue ligne de gens montant au sommet du monde, des livres de pierre dans leurs bras.
— Viens avec moi aux Orcades, lui dit Idelba. Tu pourrais m’aider, et puis il y a des ruines que j’aimerais te montrer.
— Les Orcades ? Où c’est, déjà ?
C’était un archipel situé à l’extrême nord des îles celtes, au nord de l’Écosse. La majeure partie de la Britannia était peuplée par des gens venus d’al-Andalus, du Maghreb et d’Afrique de l’Ouest ; puis, au cours de la Longue Guerre, les Hodenosaunees avaient construit une importante base navale dans une baie au creux de la plus grande île des Orcades, où ils se trouvaient toujours, dominant de fait la Franji, mais protégeant également par leur présence les rares descendants des premiers habitants de ces îles : des Celtes qui avaient survécu à la fois à l’arrivée des Francs, des Franjs, et aussi à la peste, bien sûr. Budur avait lu des histoires au sujet de ces survivants de la grande peste. C’étaient des hommes de haute taille, à la peau claire, aux cheveux roux et aux yeux bleus. Assise dans la nacelle du dirigeable où elle avait pris place avec Idelba, Budur regardait le paysage au-dessous d’elle. Elle voyait les vertes collines anglaises, tavelées par l’ombre des nuages et quadrillées par les cultures, les haies et des murets de pierres grises, et elle se demanda quel effet cela pourrait faire de se trouver devant de véritables Celtes. Arriverait-elle à soutenir leur regard muettement accusateur sans flancher à la vue de leurs yeux et de leur peau d’albinos ?
Mais, bien sûr, les choses ne se passèrent pas ainsi. Elles s’aperçurent en se posant que les Orcades étaient des collines herbeuses, avec à peine un arbre ici ou là, à l’exception de quelques bosquets poussant contre les murs chaulés de fermes typiques. Elles avaient toutes deux cheminées, une à chaque extrémité – architecture réplique d’elle-même, apparemment ancienne, puisqu’on la retrouvait à l’identique dans les ruines grises situées non loin des versions modernes des mêmes maisons. En outre, les Orcadiens n’étaient pas ces demeurés dégénérés par la consanguinité et criblés de taches de rousseur que Budur s’attendait à trouver après avoir entendu parler des esclaves blancs des sultans ottomans. C’étaient des pêcheurs en cirés, forts en gueule, solidement charpentés, à la face rubiconde, et qui se criaient après comme tous les marins de tous les villages de pêcheurs sur la côte de Nsara. Ils faisaient comme si de rien n’était quand ils traitaient avec les Franjs, à croire que c’étaient eux qui étaient normaux et les Franjs qui étaient exotiques ; ce qui bien sûr était exact, ici. Apparemment, pour eux, les Orcades étaient le monde entier.
Budur et Idelba commencèrent à comprendre pourquoi en allant visiter les ruines de l’île en véhicule à moteur. Il y avait trois mille ans sinon plus que le monde venait aux Orcades. Ils avaient donc des raisons de se sentir au cœur des événements, à un carrefour. Toutes les civilisations qui s’étaient succédé ici, et il avait dû y en avoir des dizaines au fil des siècles, avaient érigé leurs constructions en se servant du grès stratifié de l’île, que les vagues avaient fort commodément séparé en plaques, en solives et en grandes briques plates, parfaites pour construire des murs de pierres sèches, qui étaient encore plus solides si on les scellait avec du ciment. Les plus vieux habitants s’étaient également servis des pierres pour construire leurs châlits, des étagères dans leur cuisine, de telle sorte qu’ici, dans cette petite étendue d’herbes dominant la mer occidentale, il était possible de se pencher sur d’antiques maisons de pierre, maintenant dégagées du sable qui les avait envahies. On pouvait alors voir comment s’étaient organisés les gens qui avaient vécu là cinq mille ans auparavant, à ce qu’on disait, leurs outils, leur mobilier, dans l’état exact où ils les avaient laissés. Les pièces enfoncées dans le sol rappelaient à Budur sa propre chambre à la zawiyya. Le temps n’y avait rien changé d’essentiel.
Idelba hocha la tête quand on lui dit à quelle époque remontait la colonisation et quelles méthodes de datation avaient été utilisées. Elle réfléchit à haute voix à certaines géochronologies qu’elle avait en tête, et qui pourraient être approfondies. Mais, au bout d’un moment, elle fit silence, comme les autres, et resta là à contempler les magnifiques intérieurs vides des maisons des anciens. Ces choses, que nous laissons et qui durent.
De retour dans la seule ville de l’île, Kirkwall, elles marchèrent dans des rues pavées jusqu’à un petit complexe de temples bouddhiques, situé derrière la vieille cathédrale des anciens, un modeste ensemble par rapport aux immenses squelettes qu’on trouvait sur le continent, mais avec un toit, et achevé. Il s’agissait de quatre bâtiments étroits entourant un jardin de pierre, d’un style que Budur trouva chinois.
C’est là qu’Hanea et Ganawegh accueillirent Idelba. Budur eut un choc en les voyant, et elles rirent devant la tête qu’elle faisait.
— Nous t’avions bien dit que nous ne tarderions pas à nous revoir, tu te rappelles ?
— Oui, dit Budur. Mais pourquoi ici ?
— C’est ici que se trouve la plus grande communauté hodenosaunee de Franji, répondit Hanea. C’est de là que nous sommes descendues à Nsara, en fait. Et nous y revenons très souvent.
Ensuite, on leur fit visiter le complexe, et elles s’assirent dans une pièce donnant sur la cour, où elles prirent le thé. Idelba et Hanea s’étaient éclipsées, laissant une Budur fort déconcertée en compagnie de Ganagweh.
— Mère a dit qu’elles en avaient pour une heure ou deux, dit Ganagweh. Sais-tu de quoi elles vont parler ?
— Non, répondit Budur. Et toi ?
— Non. Je veux dire, je suppose que cela a un rapport avec les efforts que fait ta tante pour essayer d’améliorer les relations diplomatiques entre nos deux pays. Mais je ne fais que rappeler une évidence.
— Oui, fit Budur, improvisant. Je savais qu’elle s’y intéressait. Mais comme je vous ai rencontrées dans la classe de Kirana Fawwaz…
— Oui. Sans parler de la fois où tu es venue nous voir au monastère, là-bas. On dirait que nos vies sont destinées à se croiser.
Elle avait un sourire que Budur ne parvenait pas à comprendre.
— Allons nous promener. Elles en ont pour un moment. Il est vrai qu’elles ont beaucoup de choses à se dire, après tout.
Budur ignorait tout cela, mais ne fit aucun commentaire. Elle passa le reste de la journée à se promener dans Kirkwall avec Ganagweh, qui se révéla être une fille vive, sûre d’elle, pleine d’esprit ; les rues étroites et les solides gaillards des Orcades ne l’impressionnaient pas le moins du monde. Et en effet, arrivées au bout de la ligne de tram, elles poursuivirent à pied jusqu’à un rivage désert dominant la grande baie, qui avait été jadis une base navale grouillante d’animation. Ganagweh s’arrêta non loin d’un rocher, se déshabilla et courut dans l’eau en criant. Elle en ressortit en hurlant, dans un geyser d’eau blanche, sa peau noire brillant au soleil alors qu’elle se séchait avec les doigts, éclaboussant Budur et la défiant d’aller piquer une tête.
— Ça te fera du bien ! Elle n’est pas si froide, et ça te réveillera !
C’était exactement le genre de choses que Yasmina voulait tout le temps qu’elles fassent, mais Budur refusa, par timidité, gênée de regarder le gros et bel animal ruisselant debout à côté d’elle, au soleil ; et quand elle s’avança vers la mer pour prendre la température de l’eau, elle fut contente d’avoir refusé : elle était glacée ! Ce fut alors comme si elle se réveillait. Elle prit conscience de l’odeur de sel du vent, et des cheveux noirs et trempés de Ganagweh, qui volaient autour de sa tête, alors qu’elle s’ébrouait comme un chien, l’aspergeant. Ganagweh se moqua d’elle et se rhabilla encore toute mouillée. En repartant, elles croisèrent un groupe d’enfants à la peau pâle, qui les regardèrent bizarrement.
— Rentrons voir comment les vieilles se débrouillent, dit Ganagweh. C’est drôle de voir ces grand-mères prendre le sort du monde entre leurs mains, non ?
— Oui, dit Budur en se demandant ce qui pouvait bien se passer dans le monde.
Au cours du vol de retour vers Nsara, Budur interrogea Idelba à ce sujet, mais Idelba secoua la tête. Elle ne voulait pas en parler, et était trop occupée à écrire dans son carnet de notes.
— Plus tard, répondit-elle.
À Nsara, Budur se remit sérieusement au travail. Sur les conseils de Kirana, elle lut des livres sur l’Asie du Sud-Est, et apprit comment les civilisations hindoue, bouddhique et islamique s’étaient mélangées pour donner naissance à quelque chose de tout nouveau, de vivant, qui avait survécu à la guerre et exploitait maintenant les grandes richesses minérales et botaniques de Birmanie, de Malaisie, de Sumatra, de Java, de Bornéo et de Mindanao pour former un groupe d’opposants au pouvoir centralisateur de la Chine, afin de se libérer de son influence. Ils s’étaient répandus en Aozhou, l’énorme île-continent de terre brûlée qui se trouvait au sud, et avaient même franchi les océans pour atteindre l’Inka et, de l’autre côté, Madagascar et l’Afrique du Sud. Cela marquait en quelque sorte l’émergence d’une culture du Sud, où les immenses villes de Pyinkayaing, Djakarta et Kwinana, sur la côte ouest de l’Aozhou, ouvraient la voie, commerçaient avec Travancore et construisaient à tour de bras, élevant des villes où se dressaient de nombreux gratte-ciel d’acier, de plus d’une centaine d’étages. La guerre avait endommagé ces villes, mais ne les avait pas détruites, et à présent les différents gouvernements mondiaux se réunissaient à Pyinkayaing pour tenter de se mettre d’accord et faire du monde d’après guerre un endroit plus juste, plus paisible.
Le temps passant, et les choses s’aggravant, il y eut de plus en plus de réunions. Il fallait tout essayer pour empêcher la guerre de recommencer ; elle avait réglé si peu de choses. C’était du moins ce que pensaient les membres de l’alliance des vaincus.
Il n’était pas bien clair alors qu’il fut dans l’intérêt des Chinois et de leurs alliés, ainsi que des pays du Yingzhou qui étaient entrés en guerre bien après les autres, de satisfaire aux exigences de l’islam. Kirana fit remarquer en passant, lors d’un de ses cours, que l’islam était peut-être bien en ce moment dans la poubelle de l’histoire et ne le savait même pas. Et plus Budur lisait de livres à ce sujet, plus elle se disait que, si c’était le cas, le monde n’aurait pas à en souffrir. Les vieilles religions mouraient ; et quand un empire échouait à conquérir le monde, il finissait généralement par disparaître.
C’est ce que Kirana disait de façon très claire dans ses propres écrits. Budur avait emprunté ses livres à la bibliothèque du monastère. Certains avaient été publiés plus de vingt ans auparavant, pendant la guerre elle-même. Kirana devait alors être bien jeune. Budur les lut avec la plus grande attention, entendant la voix de Kirana dans sa tête à chaque phrase ; c’était un peu comme une transcription de ses cours, mais son propos allait beaucoup plus loin. Elle avait écrit sur toutes sortes de sujets, théoriques et pratiques. Des recueils entiers de ses textes sur l’Afrique traitaient des nombreux problèmes des femmes, et de santé publique. Budur ouvrit un livre au hasard, et tomba sur un discours qu’elle avait fait à des sages-femmes au Soudan :
Si les parents de la fille insistent, et si l’on ne peut les en dissuader, il est très important de ne couper qu’un tiers du clitoris et de laisser les deux autres tiers intacts. Mutiler une jeune fille avec un couteau, en lui coupant tout, va à l’encontre des paroles du Prophète. Les hommes et les femmes sont faits pour être égaux devant Dieu. Mais si on retire à une femme tout son clitoris, alors elle devient une sorte d’eunuque, elle devient frigide, paresseuse, sans aucun désir, sans humour, elle ne s’intéresse plus à rien, comme un mur de boue, un morceau de carton, sans étincelle, sans buts, sans plus d’aspirations qu’une mare d’eau croupie, sans vie. Ses enfants sont malheureux, son mari est malheureux, elle ne fait rien de sa vie. Au moment de pratiquer l’excision, rappelez-vous : coupez un tiers, laissez deux tiers ! Coupez un tiers, laissez deux tiers !
Budur tourna les pages du livre, troublée. Il lui fallut quelque temps pour se remettre, puis elle lut la nouvelle page qui lui tombait sous les yeux :
J’ai eu le privilège de voir Raiza Tarami à son retour du Nouveau Monde, où elle a assisté au colloque de l’Ile-Longue, au Yingzhou, sur les problèmes des femmes, juste à la fin de la guerre. Les participants au colloque, qui venaient du monde entier, furent très impressionnés par la maîtrise avec laquelle cette femme de Nsara abordait tous les problèmes. Ils s’attendaient à voir une femme arriérée, ignorante et voilée, vivant recluse dans un harem. Mais Raiza n’était pas ce genre de femme, et elle pouvait en remontrer à ses sœurs de Chine, de Birmanie, du Yingzhou et de Travancore. En fait, ses conditions de vie l’avaient menée à pousser ses travaux théoriques bien plus loin que la plupart de ses consœurs.
Elle nous représenta donc dignement, et quand elle rentra en Franji, elle était arrivée à la conclusion que le voile était le principal obstacle au progrès que rencontraient les femmes musulmanes, et qu’en fait il symbolisait la complicité du système tout entier. Le voile devait tomber si l’on voulait que tombe le système réactionnaire. Et c’est ainsi qu’à son arrivée au port de Nsara, elle se présenta à visage découvert devant l’Institut des femmes. Ses condisciples les plus proches avaient également retiré leur voile. Autour de nous, la foule commençait à faire entendre son mécontentement, dont les premiers signes, des cris, des bousculades, se manifestaient déjà. C’est alors que les femmes de la foule apportèrent leur soutien à celles qui s’étaient dévoilées, retirèrent leur propre voile, et le jetèrent à terre. Ce fut un très beau moment. Après cela, les voiles commencèrent à disparaître rapidement de Nsara. Il suffit ensuite de quelques années pour que les femmes enlèvent leur voile dans tout le pays. C’était une première brique ôtée dans le mur des réactionnaires. Grâce à ce geste, Nsara prit la tête de notre mouvement en Franji. Et j’ai eu la chance de voir tout cela de mes propres yeux.
Budur prit une profonde inspiration et corna cette page. Elle la lirait plus tard à ses soldats aveugles. Les semaines passèrent, et elle continua de lire les œuvres de Kirana, dévorant ses nombreux recueils d’essais et de conférences. Ce fut une expérience éprouvante, Kirana n’hésitant pas à s’attaquer de front, et avec virulence, à tout ce qui lui déplaisait. Quelle vie, décidément ! Budur eut soudain honte de son enfance et de sa jeunesse cloîtrée, et du fait qu’elle avait vingt-trois ans, bientôt vingt-quatre, et qu’elle n’avait toujours rien fait. Au même âge, Kirana Fawwaz était déjà allée en Afrique, avait fait la guerre et travaillé dans les hôpitaux. Elle avait tellement de choses à rattraper !
Budur lut également de nombreux livres dont Kirana n’avait pas parlé. Elle étudia pendant quelque temps les civilisations sino-musulmanes d’Asie centrale, et comment elles avaient essayé, plusieurs siècles durant, de réconcilier leurs deux cultures. Il y avait dans ces livres quelques vieilles et mauvaises photographies de ces gens, chinois en apparence, musulmans de religion, chinois de langue, musulmans de loi. On avait du mal à croire que des gens aussi bigarrés aient pu exister. Les Chinois les avaient presque tous éliminés pendant la guerre et avaient exilé les survivants de l’autre côté du Dahai, par-delà les déserts et les jungles du Yingzhou et d’Inka, où ils travaillaient dans les mines et les plantations. En fait, c’étaient des esclaves, même si la Chine prétendait ne plus pratiquer l’esclavage, dont elle disait que c’était un atavisme musulman. En attendant, quel que fut leur nom, il n’y avait plus aucun musulman dans leurs provinces du Nord. Cela pouvait se reproduire n’importe où.
Budur eut alors l’impression, quoi qu’elle lût, quelque partie de l’histoire qu’elle étudiât, que tout était déprimant, dégoûtant, effrayant, horrible ; sauf quand il s’agissait du Nouveau Monde, où les Hodenosaunees et les Dineis avaient réussi à créer une civilisation, capable tout juste, mais quand même, de résister aux Chinois à l’ouest, et aux Franjs à l’est. Sauf que, même là, les maladies et les pestes avaient fait tellement de ravages, au cours des douzième et treizième siècles, que leur population avait failli disparaître, et que les survivants avaient été contraints de se cacher au centre de leur île. Néanmoins, si peu nombreux qu’ils fussent, ils survécurent et s’adaptèrent. Ils avaient réussi à rester ouverts aux influences étrangères, incorporant à leur Ligue tous ceux qu’ils rencontraient, devenant bouddhistes, s’alliant à la Ligue de Travancore à l’autre bout du monde, qu’ils avaient en fait aidée à se créer en lui montrant l’exemple ; se renforçant de tout, en gros, même quand ils étaient terrés dans leur sauvage forteresse, loin de tout rivage et du Vieux Monde en général. Peut-être en réalité cela les avait-il aidés. Prendre ce qui pouvait servir, combattre le reste. Un endroit où les femmes avaient toujours eu un certain pouvoir. Et maintenant que la Longue Guerre avait dévasté le Vieux Monde, ils étaient soudain devenus un nouveau géant, de l’autre côté des mers, dont les représentants en cet endroit étaient des gens comme les grandes Hanea et Ganagweh, qui arpentaient les rues de Nsara dans leurs longs manteaux de fourrure ou de peau huilée, écorchant le franjic avec dignité et sans penser à mal. Kirana n’avait pas beaucoup écrit sur les Hodenosaunees, pour autant que Budur puisse en juger. Cependant, Idelba travaillait avec eux, d’une façon mystérieuse, mais qui impliquait, maintenant, de convoyer des colis. Budur donnait un coup de main en les apportant en tram au temple d’Hanea et Ganagweh, sur la côte nord. Elle le fit à quatre reprises pour Idelba sans jamais poser de questions, et sans jamais qu’Idelba lui fournisse d’explication. Encore une fois, comme à Turi, on aurait dit qu’Idelba savait des choses que les autres ignoraient. Idelba vivait une vie terriblement compliquée. Des hommes l’attendaient à l’entrée de leur immeuble. Certains lui jetaient des regards énamourés, et il y en avait même un qui frappait à la porte en bêlant :
— Idelbaaa, je t’aime, s’il te plaaaît !
Il se mettait alors à chanter d’une voix d’ivrogne dans une langue que Budur ne reconnaissait pas, tout en martyrisant une guitare. Idelba en profitait pour s’éclipser dans sa chambre, et réapparaissait une heure plus tard, comme si de rien n’était. D’autres fois, elle disparaissait pendant plusieurs jours, revenait, les sourcils en bataille, quelquefois heureuse, d’autres fois agitée… Une vie vraiment très compliquée. Et dont plus de la moitié se passait en secret.
— Oui, dit un jour Kirana en réponse à une question de Budur sur les Hodenosaunees, alors qu’il en passait quelques-uns devant le café où elles étaient assises. Il n’est pas impossible qu’ils soient l’espoir de l’humanité. Mais je ne crois pas que nous les comprenions encore suffisamment pour en être sûrs. Quand ils auront achevé la domination du monde, alors nous en saurons davantage.
— Étudier l’histoire te rend cynique, remarqua Budur.
Le genou de Kirana était encore fortement appuyé sur le sien. Budur la laissa faire, sans réagir d’aucune façon.
— Ou disons plutôt que tes voyages et l’enseignement t’ont rendue pessimiste.
Pour dire les choses avec délicatesse.
— Absolument pas, répliqua Kirana en allumant une cigarette. Elle fit un geste en direction de son paquet et dit, en changeant de sujet :
— Tu vois déjà comme ils nous ont rendus accros à leur tabac ! Enfin, je ne suis pas pessimiste. Juste réaliste. Pleine d’espoir, ah, ah ! Les faits sont là, il suffit de les regarder.
Elle aspira une longue bouffée de sa cigarette et fit la grimace.
— Aïe, mal au ventre ! Ha ! L’histoire, jusqu’à présent, c’est un peu comme les règles des femmes, un ovule de possibilités, caché dans ce que la vie a de plus ordinaire, où des hordes de petits barbares lui donnent l’assaut, s’efforcent de le trouver, échouent, se bagarrent les uns contre les autres – jusqu’à ce qu’un putain de flot de sang foute en l’air tout espoir d’y arriver. Après quoi, il n’y a plus qu’à recommencer.
Budur gloussa, choquée et amusée. Jamais cette pensée ne lui avait traversé l’esprit.
Kirana partit d’un rire espiègle en la voyant réagir.
— L’œuf rouge, dit-elle. Le sang et la vie.
Son genou appuya plus fort sur celui de Budur.
— Le problème c’est : les hordes de spermatozoïdes parviendront-elles à l’œuf ? L’un d’eux parviendra-t-il à prendre la tête et à féconder la graine, pour que la Terre tombe enceinte ? Ne naîtra-t-il donc jamais de civilisation digne de ce nom ? Ou l’histoire est-elle condamnée à mourir vieille fille ?
Elles rirent ensemble, Budur avec gêne, pour bien des raisons.
— Il lui faudra choisir le bon partenaire, se risqua-t-elle à dire.
— Oui, dit Kirana avec cet air finaud qu’elle avait toujours, les coins de ses lèvres imperceptiblement relevés. Les Martiens, peut-être ?
Budur se rappela sa cousine Yasmina « s’entraînant à embrasser ». Des femmes aimant des femmes ; faire l’amour à des femmes ; cela était courant, dans la zawiyya, et probablement ailleurs aussi. Il y avait, après tout, beaucoup plus de femmes que d’hommes à Nsara, comme dans le reste du monde. On voyait très peu d’hommes d’une trentaine ou d’une quarantaine d’années dans les rues ou dans les cafés de Nsara, et ces rares hommes paraissaient souvent hantés, ou fuyants, perdus dans les brumes de l’opium, bien conscients de s’être, en quelque sorte, tirés des griffes du destin. Oui – toute cette génération avait été sacrifiée. C’est pourquoi l’on voyait si souvent des femmes en couple, se tenant par la main, vivant ensemble dans des vieux immeubles sans ascenseurs ou dans des zawiyyas. Plus d’une fois, Budur les avait entendues dans sa propre zawiyya, dans la salle de bains ou dans les chambres, ou marchant dans le couloir, tard dans la nuit. Cela faisait simplement partie de la vie, quoi qu’en disent les gens. Elle avait elle-même participé une ou deux fois aux jeux de Yasmina, au harem. Yasmina lisait à haute voix l’un de ses romans roses, écoutait l’un de ses feuilletons radiophoniques, ou l’une de ces plaintives mélodies qui leur arrivaient de Venise ; après quoi elle sortait se promener dans la cour, en chantant sous la lune, espérant qu’un homme serait en train de l’espionner en cet instant précis, ou qu’il sauterait par-dessus le mur pour la prendre dans ses bras. Mais il n’y avait pas d’hommes dans les parages pour faire ça. Essayons juste de voir ce que cela ferait, murmurait-elle d’une voix rauque à l’oreille de Budur, comme ça on saura quoi faire, et une fois la surprise passée, Budur la sentait l’embrasser passionnément sur la bouche en se collant contre elle, et quand Budur avait surmonté sa surprise, elle sentait la passion l’envahir, comme si un transfert de ki venait de s’opérer. Alors, elle lui rendait son baiser en pensant : Est-ce que quand ce sera pour de vrai ça me fera battre le cœur aussi fort que ça ? Est-ce possible ?
La cousine Rema était encore plus experte, bien que moins passionnée, que Yasmina. Comme Idelba, elle avait déjà été mariée, et avait vécu dans une zawiyya à Rome. Elle les regardait faire et disait calmement : Non, pas comme ça, passez votre jambe derrière celle de l’homme que vous embrassez, pressez votre pubis contre sa hanche, ça les rend complètement fous, cela ferme le circuit, vous comprenez, le ki passe de vous à lui comme dans une dynamo. Quand elles essayaient de le faire, elles constataient que c’était vrai. Après quelque temps de cet exercice, Yasmina avait le rouge aux joues, et se mettait à pleurer de manière peu convaincante, Oh, que nous sommes mauvaises, que nous sommes mauvaises, alors Rema se gaussait et disait : Ces choses arrivent dans tous les harems de la Terre. Cela montre à quel point les hommes sont idiots. Cela montre à quel point le monde est devenu fou.
Maintenant, au beau milieu de la nuit, dans ce café de Nsara, Budur pressa doucement son genou contre celui de Kirana, d’une manière éloquente, amicale mais neutre. Les fois précédentes, elle s’était toujours arrangée pour partir en même temps que d’autres étudiants. Elle évitait de croiser le regard de Kirana quand cela aurait pu prêter à conséquence, passer pour une invitation à la suivre. Elle n’était pas sûre, si elle répondait de manière plus directe à ses avances, ou s’engageait dans quoi que ce fût, dans l’au-delà des baisers et des caresses, des répercussions que cela pourrait avoir sur ses études, ou sur sa vie en général. Le sexe, elle savait ce que c’était, ce serait la partie la plus évidente ; mais elle ne savait rien du reste. Elle n’était pas sûre de vouloir une aventure avec cette femme plus vieille qu’elle, si forte, sa prof, et pourtant, encore, d’une certaine façon, une étrangère. Mais si on ne se jette pas à l’eau, est-ce que les gens ne restent pas, pour toujours, des étrangers ?
Budur et Kirana étaient à une soirée mondaine, se sentant un peu perdues au milieu de la foule des invités qui se pressaient en grand nombre sur l’immense patio dominant la Lawiyya et son estuaire. Elles se tenaient si près l’une de l’autre que leurs bras se touchaient un peu, comme sans le faire exprès, comme si la cohue autour du riche mécène, le philosophe Tahar Labid, les obligeait à le faire si elles voulaient jouir des magnifiques perles qui sortaient de sa bouche ; même si en fait il était évident qu’il n’était qu’un affreux vantard, un homme qui ne cessait de répéter votre nom tout en vous parlant, à peu près à chaque phrase qu’il daignait vous adresser, ce qui à la longue était des plus troublants. On aurait dit qu’il essayait de vous dominer, ou bien, plus simplement, de se rappeler quel était le nom de la personne à laquelle il débitait l’un de ses interminables monologues. Se rendrait-il compte un jour que cela poussait les gens à le fuir à tout prix ?
Après un certain temps de ce régime, Kirana ne put s’empêcher de frissonner. Elle avait l’impression qu’il était en train de boire ses propres paroles, et cela ressemblait un peu trop à cette façon qu’elle avait elle aussi, parfois, de se perdre. Il était temps de s’éloigner. Elle prit Budur par la main et l’emmena un peu plus loin. À force de nettoyer la vaisselle du laboratoire, Budur avait les mains toutes blanches et gercées.
— Tu devrais mettre des gants en caoutchouc, lui dit Kirana. Je pensais qu’ils feraient attention à ça, au laboratoire.
— C’est le cas, et j’en mets. Mais parfois, avec, on a du mal à tenir les choses…
— Qu’importe.
Budur sourit intérieurement que Kirana, cette grande intellectuelle, s’intéresse aux craquelures de ses mains. Puis on vint lui demander ce qu’elle pensait de certaines féministes chinoises, et un auditoire se forma autour d’elle, avide d’entendre sa réponse. Budur la regarda expliciter les liens qui les rattachaient aux musulmans chinois, et notamment à Kang Tongbi. Grâce aux encouragements de son mari, l’intellectuel sino-musulman Ibrahim al-Lanzhou, elle avait jeté les bases d’un féminisme théorisé plus tard dans la Chine intérieure par plusieurs générations de femmes de la défunte période Qing. Leurs revendications avaient été farouchement combattues par la bureaucratie impériale, puis la Longue Guerre avait fait passer tout cela au second plan, et les brigades de femmes et les équipes d’ouvrières s’étaient trouvées plongées dans une misère sociale telle que rien, même pas les efforts des fonctionnaires chinois, n’avaient pu leur faire faire marche arrière. Kirana pouvait réciter de mémoire la liste des demandes faites au cours de la guerre par le Conseil Chinois des Femmes Travaillant dans l’Industrie, et ne se priva pas de le prouver sur-le-champ :
— Égalité des droits pour les hommes et pour les femmes, accès plus large et facilité des femmes à l’éducation, amélioration du statut de la femme au foyer, monogamie, droit des femmes au choix du conjoint, aides aux carrières, interdiction de vendre ou d’acheter une femme, interdiction d’avoir une concubine, interdiction de mutiler physiquement une femme, amélioration du statut politique de la femme, réforme de la prostitution…
On aurait dit une sorte de chanson étrange, comme un chant ou une prière.
— Seulement, vous comprenez, les féministes chinoises disaient que les femmes avaient la partie plus belle au Yingzhou ou à Travancore, et à Travancore les femmes disaient avoir tout appris des Sikhs, qui avaient tout appris dans le Coran. Et nous nous sommes focalisées sur les Chinoises. En fait, vous comprenez, c’est un peu comme si les femmes du monde entier s’étaient donné le mot pour dire qu’ailleurs les femmes sont mieux traitées, et avaient ainsi entrepris le long processus d’amélioration de leurs conditions de vie ! Sur des bases fausses : cela n’allait bien nulle part, sauf chez les Hodenosaunees, mais cela nous ne le savions pas encore.
Et elle continua de parler, brossant brillamment un tableau des trois cents dernières années du féminisme dans le monde, et pendant tout ce temps Budur crispait ses mains aux jointures blanchies, pensant : Elle a envie de toi, elle veut que tu aies les mains douces, parce que si elle arrive à ses fins, tu la caresseras…
Budur s’éloigna de quelques pas, pensive, solitaire. Elle aperçut Hasan sur une terrasse, un peu plus loin, et alla rejoindre le groupe qui l’entourait, où se trouvait Naser Shah, ainsi que la vieille grand-mère du cours de Kirana, qui paraissait désœuvrée, sans son tricot. Il s’avéra qu’en fait ils étaient frère et sœur, et qu’elle était même l’hôtesse de cette soirée : Zainab Shah, qui répondit un peu sèchement quand on lui présenta enfin Budur. Hasan était un vieil ami de la famille. Budur comprit en écoutant Naser discuter avec eux que cela faisait des années qu’ils connaissaient Kirana et qu’ils avaient même suivi ses cours, autrefois.
— Ce qui me gêne le plus, c’est de voir à quel point il peut se montrer répétitif et étroit d’esprit, comme un homme de loi…
— C’est pour ça que ça marche si bien quand il s’agit de le mettre en pratique…
— Ça marche pour qui ? C’était l’homme de loi des religieux.
— Pas un écrivain, en tout cas.
— Le Coran est fait pour être récité et entendu, en arabe, c’est comme de la musique. C’est un grand poète. Tu devrais l’entendre à la mosquée.
— Je n’y mettrai pas les pieds. C’est bon pour les gens qui veulent pouvoir dire : « Je suis meilleur que vous, regardez, tout le monde peut voir que je crois en Allah. » Je déteste ça. Le monde est ma mosquée.
— La religion est comme un château de cartes. Il suffit de la toucher du bout du doigt pour la faire s’écrouler.
— C’est brillant, mais c’est faux. Comme la plupart de tes aphorismes.
Budur laissa Naser et Hasan, et se dirigea vers une longue table où se trouvaient des petits-fours et des verres de vin rouge ou blanc, écoutant au passage ce qui se disait, tout en se régalant de quelques canapés au hareng mariné.
— J’ai entendu dire que le conseil des ministres devait se prosterner devant l’armée pour l’empêcher de puiser dans le trésor. En fait, rien n’a changé…
— … les six lokas sont les noms des parties du cerveau qui permettent d’accomplir les différents types de mentation. Le niveau animal est le cervelet, le niveau des fantômes affamés est l’archipel limbique, le royaume des humains est le lobe pariétal, le royaume des asuras est le cortex frontal, et le royaume des dieux est le thalamus qui joint les deux hémisphères du cerveau, lequel, lorsqu’il est excité, nous permet d’avoir des aperçus d’une réalité supérieure. C’est très impressionnant, vraiment, de rendre les choses aussi claires que ça par la pure introspection.
— Mais ça ne fait que cinq ! Et l’enfer ?
— L’enfer, c’est les autres.
— … je t’assure qu’il n’y en a pas autant que ça.
— Ils contrôlent les océans, alors ils peuvent venir chez nous quand ils veulent. Et nous, ne nous pouvons pas aller chez eux sans leur permission. Donc…
— Donc, nous devrions remercier notre bonne étoile. Il faut que les généraux se sentent aussi faibles que possible…
— C’est vrai, mais il ne faut pas exagérer non plus. Il ne faudrait pas jeter le bébé avec l’eau du bain.
— … est bien connu que la croyance en la réincarnation est répandue un peu partout dans le monde, et qu’elle passe d’une culture à l’autre, allant généralement vers celles qui sont soumises aux plus grandes tensions.
— Peut-être que le passage d’une culture à une autre se fait parce que les gens qui y croient y sont réincarnés. Tu n’y avais jamais pensé ?
— … une étudiante après l’autre, on a l’impression que c’est compulsif. Comme s’il cherchait à remplacer des amis, ou quelque chose comme ça. C’est vraiment triste, d’un autre côté, ce sont les étudiantes qui en souffrent le plus, alors c’est difficile d’avoir trop de peine…
— … l’histoire aurait été complètement différente si seulement…
— Oui ? Si seulement quoi ?
— Si seulement nous avions conquis le Yingzhou quand nous le pouvions encore.
— … c’est un véritable artiste, ce n’est pas si facile de travailler avec les parfums, tout le monde a son propre système d’association, et pourtant il arrive à nous toucher au plus profond de nous-même, oui, il nous touche vraiment. Cette fragrance, d’abord de vanille, puis de cordite et enfin de jasmin, c’est… Et je ne parle que des odeurs de tête, bien sûr, chaque effluve en comprend un bouquet d’une intense richesse, je crois, mais quelle progression, c’est… bouleversant, non, vraiment…
Non loin de la table des cocktails un ami d’Hasan, appelé Tristan, tirait d’un oud aux accents bizarres des sons encore plus étranges, sur des accords répétitifs, en chantant dans une ancienne langue franque. Budur sirota un verre de vin blanc et le regarda jouer, en évacuant le brouhaha des conversations. Sa musique était intéressante, chacun de ses sons semblant flotter dans l’air comme pour s’y attarder. Il avait une moustache noire incurvée au-dessus de ses lèvres. Son regard croisa celui de Budur, et il lui sourit, brièvement. La ballade se termina enfin et il y eut quelques applaudissements. Des gens entourèrent le musicien et l’assaillirent de questions. Budur s’approcha pour écouter ses réponses. Hasan était là, et Budur se retrouva juste à côté de lui. Tristan répondait laconiquement, par timidité sans doute. Il ne voulait pas parler de sa musique. Budur aimait bien son allure, son visage. Les chansons venaient de France et de Navarre, disait-il. Et de Provence. Troisième et quatrième siècles. Les gens voulaient en savoir plus, mais il eut un mouvement dédaigneux et rangea son oud dans son étui. Il n’expliqua pas son comportement, mais Budur se dit qu’il devait trouver que la foule faisait trop de bruit. Tahar se replia vers la table des cocktails, suivi par tout un aréopage.
— Mais enfin, Vika, puisque je te dis que c’est seulement une amie…
— … tout ça remonte à l’époque de Samarkand, quand il y avait encore…
— … il faudra que ce soit beau, dur. Je veux faire honte à tout le monde.
— … c’est à ce moment précis, ce jour-là, à cette heure-là, que tout a commencé…
— … décidément, Vika, je ne sais pas ce que tu as, tu dois être sourde…
— … non, ce que je veux dire, en fait, c’est que…
Budur s’éloigna doucement du groupe, puis, fatiguée de la soirée et de ses invités, quitta la fête. À la gare, l’horaire indiquait que le tram suivant ne passerait pas avant une demi-heure. Alors elle partit à pied, marchant le long du fleuve. Quand elle arriva enfin au centre-ville, elle appréciait tant le simple fait de marcher qu’elle poursuivit sa promenade. Elle alla sur la jetée, dépassa les échoppes des poissonniers et s’offrit au vent, à l’endroit où la jetée se transformait en une allée de réglisse noir versé sur les épais et ronds rochers verts posés sur la mer huileuse qui venait les lécher. Elle regarda les nuages, le ciel, et se sentit soudain heureuse – une émotion naquit en elle, tel un enfant, un bonheur où l’inquiétude n’était qu’une chose distante et vague, l’ombre d’un nuage à la surface bleu sombre de la nuit. Et dire qu’elle aurait pu mourir sans avoir vu l’océan !
Idelba vint trouver Budur un soir à la zawiyya et la mit à nouveau en garde :
— Budur, ce que je t’ai dit à propos de l’alactin. Ce que sa fission impliquerait… N’en parle à personne, hein…
— Bien sûr que non. Mais dans ce cas, pourquoi m’en as-tu parlé ?
— Eh bien… nous nous demandons si nous ne sommes pas surveillés… Apparemment, par quelques-uns des membres du gouvernement, par un service de sécurité quelconque. C’est un peu flou. En tout cas, on n’est jamais trop prudent.
— Pourquoi ne préviens-tu pas la police ?
— Bah…
Budur vit qu’elle se retenait de lever les yeux au ciel.
— Depuis la guerre, la police fait partie de l’armée, dit Idelba en baissant la voix. Alors nous préférons absolument éviter d’attirer l’attention sur ce genre de sujets.
— Enfin, ça ne devrait pas être un problème ici, répondit Budur avec un ample geste du bras. Les femmes de la zawiyya ne trahiraient jamais l’une de leurs compagnes, et sûrement pas à la police.
Idelba la regarda en se demandant si elle était sérieuse.
— Ne sois pas si naïve, dit-elle enfin, sèchement.
Puis elle lui tapota le genou et se leva pour aller aux toilettes.
D’autres nuages devaient bientôt assombrir le bonheur de Budur. Dans tout le Dar al-Islam, les journaux ne parlaient que de troubles et d’inflation. Les coups d’État militaires au Skandistan, en Moldavie, en al-Germanie et au Tyrol, tout près de Turi, avaient inspiré au reste du monde une terreur sans commune mesure avec leur portée ; ils avaient été perçus comme le signe d’un regain d’agressivité de la part des musulmans. L’islam tout entier était accusé de ne pas respecter les résolutions imposées après la guerre par la Conférence de Shangaï, comme si l’islam était un bloc monolithique – ce qui était déjà un concept lisible au plus fort de la guerre. La Chine, l’Inde et le Yingzhou demandèrent la remise en vigueur des sanctions et des embargos. L’effet de cette seule menace se fit immédiatement sentir en Franji. Les cours du riz, des pommes de terre, du sirop d’érable et du café montèrent vertigineusement. Les habitants se remirent à stocker, les vieilles habitudes de la guerre reprenant rapidement le dessus, et alors que les prix grimpaient en flèche, les produits de première nécessité disparurent des épiceries au moment où ils apparaissaient sur les étagères. Et cela valait pour tout, pour les denrées alimentaires comme pour le reste. Le stockage était un phénomène extrêmement contagieux, une sale mentalité, un manque de confiance dans la faculté du système à faire face aux problèmes ; et comme le système s’était en effet désastreusement effondré à la fin de la guerre, beaucoup de gens étaient prompts à stocker à la première alerte. Faire à manger à la zawiyya était devenu un exercice d’ingéniosité. Elles n’avaient souvent pour dîner qu’une soupe de pommes de terre, aromatisée ou agrémentée de tout ce qui permettait de lui donner un semblant de goût ; mais elles étaient souvent obligées de l’allonger de beaucoup d’eau pour que toutes, autour de la table, en aient un bol.
La vie dans les cafés se poursuivait dans sa gaieté coutumière, en apparence du moins. Les voix trahissaient peut-être une certaine nervosité ; les rires semblaient parfois forcés, les yeux étaient plus brillants, les piliers de bar encore plus soûls que d’habitude. On commença même à stocker l’opium. Des gens se déplaçaient avec des brouettes de papier-monnaie. Certains sortaient de leurs poches des billets romains de cinq quintillions de drachmes pour payer les cafés, et s’esclaffaient quand on les leur refusait. En fait, ce n’était pas très drôle. Toutes les semaines le prix des choses augmentait, et on avait l’impression qu’il n’y avait rien à faire. Les gens riaient de leur propre désarroi. Budur allait moins souvent au café, ce qui lui faisait faire des économies, et lui évitait l’un de ces moments bizarres avec Kirana. Elle allait parfois avec Piali, le neveu d’Idelba, dans d’autres genres de cafés, plus populaires. Piali et ses copains, dont parfois Hasan et son ami Tristan, semblaient préférer les gargotes fréquentées par les marins et les dockers. Et c’est ainsi que, cet hiver-là, alors qu’un épais brouillard stagnait dans les rues de la ville, Budur passa de longs moments à écouter des histoires du Yingzhou et du tempétueux Atlantique, le plus redoutable de tous les océans.
— Nous vivons de souffrances, dit amèrement Zainab Shah, tout en tricotant dans leur café habituel. Nous sommes comme les Japonais une fois conquis par les Chinois.
— Que se brise le calice des circonstances, murmura Kirana.
Elle avait une expression sereine et indomptable dans la pénombre.
— Ils se sont déjà tous brisés, ajouta Naser.
Il était assis dans un coin, et regardait la pluie courir sur les vitres. Il fit tomber la cendre de sa cigarette dans un cendrier.
— Et je ne dirai pas que je le regrette.
— En Iran non plus ils n’ont pas l’air de le regretter, dit Kirana comme pour le réconforter. Ils font de sacrés progrès là-bas, ils sont très en avance dans des tas de domaines. La linguistique, l’archéologie, les sciences physiques… Les plus grands savants sont chez eux.
Naser approuva, perdu dans ses pensées. Budur avait compris qu’il avait consacré sa fortune à financer bon nombre de recherches, depuis son exil à la cause indéterminée. Encore une vie bien compliquée.
La pluie redoubla. Le temps semblait communier avec eux. Le vent et la pluie giflaient la devanture du café La Sultane, et de grands filets d’eau serpentaient sur les carreaux, chassés par de brusques rafales. Le vieux soldat regardait la fumée de sa cigarette monter, plumets jumeaux de gris et de brun, puis se détacher en volutes solitaires. Piali lui avait naguère expliqué la dynamique de cette paresseuse ascension, reflet inversé des deltas de pluie qui ruisselaient sur les vitres. Une lumière d’orage parait d’argent la rue détrempée. Budur se sentait heureuse. Le monde était beau. Elle avait tellement faim que le lait de son café lui faisait comme un repas. La lumière de l’orage était un repas. Elle pensait : Cet instant est beau. Ces vieux Perses sont beaux ; leur accent persan est beau. La rare sérénité de Kirana est belle. Adieu, passé ! Adieu, futur ! Ce bon vieux Khayyam l’avait bien compris, et c’était l’une des raisons pour lesquelles les mollahs ne l’aimaient pas.
Emplis la coupe et dans l’embrasement du printemps
Quitte les habits hivernaux de la repentance,
Bref est le vol de l’oiseau du temps.
Voler – partir ! L’oiseau s’en est allé !
Les autres rentrèrent chez eux, et Budur resta avec Kirana, qui écrivait dans son carnet à couverture marron. Kirana leva les yeux, contente que Budur la regarde. Elle prit une cigarette, et elles parlèrent un moment, du Yingzhou et des Hodenosaunees. Comme toujours, les idées de Kirana débouchaient sur quelque chose d’intéressant. Elle pensait que, aussi paradoxal que cela puisse paraître, si les Hodenosaunees avaient réussi à survivre lorsque le Vieux Monde les avait découverts, c’était parce qu’ils étaient au tout premier stade de la civilisation. C’étaient des chasseurs et des cueilleurs astucieux, plus intelligents que les individus des cultures plus développées, et beaucoup plus ouverts que les Inkas, engoncés dans un système théocratique rigide. S’ils n’avaient pas été aussi vulnérables aux maladies du Vieux Monde, les Hodenosaunees auraient très certainement déjà conquis la planète. Maintenant, ils rattrapaient le temps perdu.
Elles parlèrent de Nsara, de l’armée, des religieux, de la madrasa et du monastère. De l’enfance de Budur. Du séjour en Afrique de Kirana.
Quand le café ferma, Budur suivit Kirana jusqu’à sa zawiyya, où il y avait un petit bureau mansardé dont la porte était souvent fermée. Là, sur un canapé, elles roulèrent l’une sur l’autre, en s’embrassant à pleine bouche, glissant d’une étreinte à la suivante. Kirana serrait Budur à lui broyer les côtes. Elle l’étreignait encore de toutes ses forces quand son ventre se crispa sous l’effet d’un violent orgasme.
Ensuite, Kirana la tint contre elle, plus calme que jamais, avec son habituel sourire en coin.
— À ton tour, dit Budur.
— J’ai déjà joui, je me frottais sur ton tibia.
— Tu sais, il y a plus doux que ça.
— Non, vraiment, ça va. Je suis contente.
Et Budur comprit, avec un choc qu’elle ne put s’empêcher de trahir par son regard, que Kirana ne la laisserait pas la toucher.
Par la suite, Budur éprouva un curieux sentiment pendant les cours, puis au café. Kirana se comportait avec elle comme elle l’avait toujours fait, sans doute par souci des convenances. Budur trouva cela déroutant, et presque triste. Au café, elle s’asseyait de l’autre côté de la table, en face de Kirana, dont elle croisait rarement le regard. Mais Kirana paraissait fort bien s’en accommoder, continuant à discourir comme d’habitude. Maintenant, Budur trouvait à sa façon de parler quelque chose d’un peu forcé, voire d’exaspérant. Pourtant celle-ci n’avait en rien changé. Ce n’était ni plus ni moins verbeux qu’avant.
Budur se tourna vers Hasan, qui racontait son futur voyage vers les îles du Sucre, où il comptait bien passer ses journées à fumer de l’opium, vautré sur les vastes plages de sable blanc, ou à nager dans l’eau turquoise, aussi chaude qu’un bain.
— Ce serait génial, non ? demanda-t-il.
— Je garde ça pour ma prochaine vie, répondit Budur.
— Ta prochaine vie ! fit Hasan en haussant les épaules, tout en la regardant les yeux brillants, avec un sourire sardonique. C’est si mignon d’y croire…
— On ne sait jamais, dit Budur.
— C’est vrai. Tu devrais aller voir madame Sururi, elle te dirait qui tu étais dans tes vies passées. Tu pourrais même parler à tes anciens amoureux, dans le bardo. La moitié des veuves de Nsara le font. Il paraît que ça les aide à se sentir mieux. Tant qu’on y croit… (Il fit un geste en direction de la vitre, derrière laquelle on voyait passer des gens, la tête rentrée dans les épaules, sous leur parapluie.) Quoi qu’il en soit, c’est stupide. La plupart des gens ne vivent même pas la seule vie qu’ils ont…
Une seule vie… Budur avait du mal à accepter cette idée, bien que la science, et tout le reste, l’ait clairement établi : on n’avait qu’une seule vie. Quand Budur était petite, sa mère lui avait dit un jour : Sois gentille ou tu reviendras plus tard sous la forme d’un escargot. Aux enterrements, on disait une prière pour la prochaine vie des morts ; on demandait à Allah de leur donner une chance de s’améliorer. Il n’était plus question de ça maintenant, pas plus que de l’idée de vie future, de paradis, d’enfer, de Dieu lui-même – toutes ces sornettes, toutes ces croyances superstitieuses des anciennes générations qui, dans leur immense ignorance, concoctaient des mythes pour donner un sens aux choses. Ils vivaient à présent dans un monde matériel, devenu ce qu’il était grâce à la chance et à la physique ; ils se démenaient pendant une seule et unique vie, et mouraient ; c’était la conclusion que les physiciens avaient tirée de leurs travaux. Et rien de ce que Budur avait pu voir ou vivre ne lui permettait de démentir cette affirmation. Pas de doute, c’était vrai. C’était la réalité ; ils devaient s’y faire, ou vivre dans le mensonge. Tout le monde devait accommoder cet état de fait à sa propre solitude cosmique, à la Nakba, à la faim, aux soucis, aux cafés, à l’opium, et à la conscience de sa finitude.
— J’ai bien entendu ? Tu as dit que nous devrions aller voir madame Sururi ? lança Kirana depuis l’autre côté de la table. C’est une très bonne idée ! Ce serait une sorte de classe de nature ! Ce serait très profitable pour tout le monde – un peu comme de visiter un endroit où les gens n’auraient pas changé de mode de vie depuis des siècles.
— D’après ce qu’on m’a dit, ce serait une vieille drôlesse, mais tout ça c’est du charlatanisme.
— Une de mes amies est allée la voir. Elle m’a dit qu’elle s’était beaucoup amusée.
Ils avaient passé bien trop d’heures assis là, à regarder les mêmes cendriers, les mêmes ronds de café sur les tables, les mêmes deltas de pluie sur les vitres. Alors, ils allèrent tous chercher leur manteau, leur parapluie, et prirent le tram numéro quatre vers un quartier déshérité, près du vieux port. Il y avait de petites épiceries arabes à chaque coin de rue. Entre un petit magasin de couture et une laverie, une étroite volée de marches montait vers des appartements au-dessus d’une boutique. Ils frappèrent à une porte, et on les fit entrer dans une sorte de grande pièce noire, pleine de canapés et de tables basses. Apparemment, il s’agissait de l’ancien salon d’un grand appartement défraîchi.
Une dizaine de femmes âgées et trois vieux messieurs regardaient, assis sur des chaises, une femme aux cheveux noirs. Elle était plus jeune que Budur ne s’y attendait, mais pas si jeune que ça. Elle était habillée comme les Zott, elle avait les yeux passés au khôl, les lèvres et les joues maquillées, et ses bras et son cou disparaissaient sous une profusion de bijoux fantaisie. Quand ils entrèrent, elle parlait à ses adeptes d’une voix basse et gutturale. Elle invita, d’un geste, les nouveaux arrivants à prendre place sur des chaises vides à l’arrière de la pièce.
— Chaque fois que l’âme descend dans un corps, poursuivit-elle, c’est comme si un soldat de Dieu montait au front de la vie pour combattre l’ignorance et les méchants. Il essaye alors dans la mesure de ses moyens de révéler son propre statut divin et d’établir la vérité de Dieu sur Terre. Puis, à la fin de son voyage dans cette incarnation, il retourne à sa propre région du bardo. Quand les conditions le permettent, je peux parler à cette région du bardo.
— Combien de temps y reste l’âme avant de revenir ? demanda l’une des vieilles dames.
— Cela dépend des circonstances, répondit madame Sururi. Chaque âme a sa propre façon d’évoluer. Certaines ont commencé dans le monde minéral, d’autres dans le monde animal. Quelquefois cela commence par l’opposé ; les dieux cosmiques assument directement forme humaine. (Elle hocha la tête comme si elle était coutumière de ce dernier fait.) Il y a tellement de façons différentes…
— Alors, ce serait vrai ? Nous aurions été des animaux lors d’une précédente incarnation ?
— Oui, c’est tout à fait possible. Au cours du long voyage de notre âme, nous avons été toutes sortes de choses. Y compris des plantes et des animaux. On ne peut évidemment pas évoluer beaucoup entre deux incarnations. Mais en l’espace de plusieurs incarnations, de grands changements peuvent être accomplis. Par exemple, le seigneur Bouddha a lui-même révélé avoir été une chèvre dans une précédente existence. Mais comme il était devenu dieu, cela n’avait plus d’importance.
Kirana étouffa un sifflement entre ses dents et bougea sur sa chaise pour masquer le bruit.
Madame Sururi fit comme si de rien n’était et continua :
— Il n’était pas difficile pour lui de voir ce qu’il avait été dans le passé. Certains d’entre nous ont cette faculté. Mais il savait que le passé ne comptait pas. Notre but n’est pas derrière nous, il est devant nous. À toute personne un tant soit peu dotée de conscience, je le dis toujours, le passé n’est que poussière. Je dis cela parce que le passé ne nous a pas donné ce que nous cherchions. Ce que nous voulons, c’est « réaliser Dieu » et être auprès de ceux que nous aimons. Cela ne dépend que de notre cri intérieur. Nous devons dire : « Je n’ai pas de passé. Je commence ici et maintenant, avec la grâce de Dieu et mes propres aspirations. »
Il n’y avait pas grand-chose à objecter, pensa Budur. Cela lui allait droit au cœur ; étrange, étant donné de qui cela venait ; mais elle sentait le scepticisme qui émanait de Kirana, pareil à la chaleur d’un brasier. D’ailleurs, il lui sembla qu’il commençait à réchauffer la pièce elle-même, comme un radiateur poussé au maximum. Mais peut-être tout cela n’était-il que l’effet de la propre gêne de Budur. Elle se pencha vers Kirana et lui serra la main dans l’espoir d’apaiser son agitation. Budur trouvait les propos de la voyante finalement très intéressants.
Une vieille veuve, qui portait toujours cette sorte de badge qu’on leur avait distribué pendant la guerre, dit :
— Quand une âme choisit d’investir un nouveau corps, est-ce qu’elle sait déjà le genre de vie qu’elle va avoir ?
— Elle ne verra que les possibles. Dieu est omniscient, mais Il cache le futur. Même Dieu ne se sert pas tout le temps de son omniscience. Sinon, ce serait trop facile.
La bouche de Kirana s’ouvrit, toute ronde, comme pour dire quelque chose, et Budur lui flanqua un coup de coude.
— L’âme se souvient-elle de ce qu’elle a connu précédemment, ou bien oublie-t-elle tout à chaque fois ?
— L’âme n’a pas besoin de se rappeler ce genre de choses. Ce serait comme se souvenir de ce qu’on a mangé la veille, ou de ce qu’une disciple a fait à manger. Il me suffit de me rappeler que la disciple a été gentille avec moi, et qu’elle m’a donné à manger. Je n’ai pas besoin de me rappeler le menu de chaque repas. Juste qu’on me l’a offert. Seul cela marque l’âme.
— Parfois, mon… mon amie et moi, nous méditons en nous regardant dans les yeux… Il nous semble parfois que nos visages se transforment… Que nos cheveux n’ont plus la même couleur. Je me demande ce que cela veut dire…
— Cela veut dire que vous voyez vos précédentes incarnations. Mais je ne vous le recommande pas. Supposez, que trois ou quatre incarnations plus tôt, vous ayez été une féroce tigresse ? À quoi bon le savoir ? En vérité je vous le dis, le passé n’est que poussière…
— Est-ce que, par hasard, certains de vos disciples… heu… est-ce que certains d’entre nous se seraient connus dans leurs précédentes incarnations ?
— Oui. Nous voyageons en groupe. Nous passons notre temps à nous croiser. Il y a deux disciples, ici, par exemple, qui sont des amies dans cette vie présente. En méditant sur elles, j’ai appris que dans une vie passée elles avaient été sœurs, très proches l’une de l’autre. Et dans une incarnation antérieure, elles étaient mère et fils. Les choses sont ainsi. Rien n’échappe à mon troisième œil. Quand vous avez établi un profond lien spirituel, rien ne peut vraiment le faire disparaître.
— Pouvez-vous nous dire… pouvez-vous nous dire qui nous étions autrefois ? Ou qui parmi nous a ce lien ?
— En fait, je n’ai rien dit personnellement à ces deux personnes, mais mes vrais disciples m’ont entendu le leur dire en leur for intérieur. Et donc ils le savent déjà, au plus profond d’eux. Mes vrais disciples – ceux que j’ai choisis comme miens, et qui m’ont choisie moi – seront comblés et se réaliseront dans cette incarnation, ou dans la prochaine, ou dans très peu d’incarnations. Certains disciples auront besoin d’une vingtaine d’incarnations, parce qu’ils ont mal commencé. D’autres, qui sont venus à moi dans leur première ou deuxième incarnation humaine, auront peut-être besoin de centaines d’incarnations pour atteindre leur but. La première ou la deuxième incarnation ne sont, la plupart du temps, que des incarnations à moitié animales. L’animal est toujours en eux, comme un facteur dominant. En ce cas, comment pourraient-ils réaliser Dieu ? Même ici, parmi nous, au Centre de développement spirituel de Nsara, il y a de nombreux disciples qui n’ont eu que six ou sept incarnations… Et quand je me promène dans les rues de la ville, je vois certains Africains, ou des gens de l’autre côté des mers, qui sont encore à l’évidence plus proches de l’animal que de l’humain. Que peut faire un gourou de telles âmes ? Eh bien, il ne peut pas faire grand-chose.
— Pouvez-vous… pouvez-vous nous mettre en relation avec les âmes qui sont parties ? Maintenant ? N’est-il pas temps, enfin ?
Madame Sururi rendit à celle qui l’interrogeait son regard, calme, posé.
— Elles vous parlent en ce moment même, n’est-ce pas ? Nous ne pouvons les faire venir ici ce soir, à la vue de tout le monde. Les esprits n’aiment pas être ainsi exposés. Nous avons des invités qui n’y sont pas encore habitués. Et je suis fatiguée. Vous savez comme il est exténuant de dire à haute voix, dans ce monde-ci, les choses qui nous sont murmurées à l’esprit. Passons plutôt dans la salle à manger, et allons nous régaler des mets que vous avez eu la bonté d’apporter. Nous mangerons en sachant que ceux que nous aimons nous parlent en silence.
Ceux du café décidèrent, du regard, de partir pendant que les autres passaient dans la pièce voisine, ne voulant pas commettre l’indélicatesse de prendre la nourriture d’autrui sans croire à sa religion. Ils firent don de quelques piécettes à la voyante, qui les accepta dignement, ignorant les regards appuyés de Kirana, se contentant de la regarder sans honte ni complicité.
Le tram n’arriverait pas avant au moins une demi-heure, aussi le petit groupe préféra-t-il rentrer à pied, en traversant le quartier ouvrier, longeant le fleuve, s’amusant à rejouer certaines des scènes auxquelles ils venaient d’assister, rigolant, se moquant. Kirana riait plus fort que tous les autres, et dit, prenant le fleuve à témoin :
— Rien n’échappe à mon troisième œil ! Mais je ne peux rien vous dire pour le moment ! Quel tas de conneries !
— Je vous ai déjà dit ce que j’avais à vous dire à l’intérieur de vous-mêmes, maintenant, à table !
— Certains de mes disciples étaient des sœurs dans leurs vies antérieures, en fait des sœurs chèvres, mais de toute façon le passé, on s’en fout, ah, ah, ah, ah, ah, ah !
— Oh, ça va ! coupa sèchement Budur. Il faut bien qu’elle vive. (Puis elle se tourna vers Kirana :) Elle dit des choses aux gens, et ils lui donnent de l’argent. En quoi est-ce si différent de ce que tu fais, toi ? Et si, grâce à elle, ils se sentaient mieux ?
— Tu crois ça ?
— Elle leur donne quelque chose, et ils lui donnent à manger. Elle leur dit ce qu’ils souhaitent entendre. Toi, tu dis aux gens des choses qu’ils ne veulent pas entendre en échange de quoi manger, est-ce que c’est mieux ?
— Et comment ! répondit Kirana en gloussant de nouveau. C’est un sacré bon truc, vu comme ça. Voici ce que je te propose, hurla-t-elle au monde par-delà le fleuve. Je te dis ce que tu ne veux pas entendre, et toi tu me nourris !
Même Budur se mit à rire.
Ils franchirent le dernier pont bras dessus, bras dessous, en bavardant et en riant. Ils arrivèrent ainsi au centre-ville, dans le vacarme des trams et le brouhaha de la foule. Budur regardait les gens avec intérêt, se remémorant le visage aux traits fatigués de la fausse gourou, qui avait l’air si froidement professionnel, et si dur. Elle comprenait l’hilarité de Kirana. Les vieux mythes n’étaient que des histoires. La seule réincarnation à laquelle on avait droit était celle du lendemain matin, au réveil. Personne d’autre n’était vous, même pas celui qu’on était un an auparavant, ni celui qu’on serait dans dix ans. Tout était affaire de moment, d’une quantité infinitésimale de temps, si petite qu’elle était toujours derrière nous. La mémoire était sélective, une pièce sombre au chic désuet dans un quartier miteux animé par les flashs de lointaines lumières. Elle avait jadis été une jeune fille, dans le harem d’un brave marchand. Et maintenant ? Maintenant, elle était une femme libre, libre d’arpenter les rues de Nsara, de jour comme de nuit, en compagnie d’un groupe d’intellectuels railleurs – et voilà tout. Cela la fit rire elle aussi, d’un rire tellement éclatant qu’il en était douloureux, empli d’une joie qui touchait à la férocité. En fait, c’était là ce que Kirana donnait en échange d’un peu de nourriture.
La zawiyya de Budur accueillit trois nouvelles locataires. C’étaient des femmes tranquilles, qui avaient été poussées à venir là par des histoires pareilles à celles des autres, et qu’elles gardaient pour elles. Comme toujours, on commença par les faire travailler à la cuisine. La façon dont elles la regardaient et évitaient de se regarder entre elles mettait Budur mal à l’aise. Elle avait vraiment du mal à croire que de telles jeunes femmes puissent trahir une autre jeune femme si semblable à elles, et trouvait d’ailleurs deux des nouvelles arrivantes charmantes. Budur était plus dure avec elles qu’elle n’aurait voulu l’être, en évitant cependant de se montrer ouvertement hostile : Idelba l’avait prévenue qu’une telle attitude aurait pu éveiller leurs soupçons. C’était un jeu subtil auquel Budur n’avait pas l’habitude de jouer – en tout cas pas vraiment – et qui lui rappelait les divers rôles qu’il lui était déjà arrivé de jouer face à Père ou Mère, ce qui n’était pas un souvenir agréable. Elle voulait que tout soit complètement nouveau, elle voulait se tenir droite face au monde, poitrine contre poitrine, comme disaient les Iraniens. Mais, apparemment, vivre supposait de porter un masque la plupart du temps. Elle devait faire comme si de rien n’était pendant les cours de Kirana, jouer l’indifférence quand elles se retrouvaient dans les cafés, même quand elles étaient jambe contre jambe, et elle devait être aimable avec ces espionnes.
Pendant ce temps, de l’autre côté de la place, au laboratoire, Idelba et Piali travaillaient plus dur que jamais, continuant leurs recherches jusque tard dans la nuit, tous les soirs. Budur avait l’impression que les choses devenaient de plus en plus sérieuses bien qu’elle s’efforçât de minimiser ses problèmes. « Ce n’est que de la physique, répondait Idelba quand on l’interrogeait sur ses travaux. J’essaie d’y voir plus clair. Vous savez à quel point les théories peuvent être intéressantes, mais cela reste des théories. Il ne s’agit pas de vrais problèmes. »
On aurait dit que tout le monde portait un masque, même Idelba. Mais elle s’y prenait mal, alors qu’elle avait si souvent besoin d’en porter un. Budur voyait parfaitement que pour elle l’enjeu était manifestement très important.
— S’agit-il d’une bombe ? lui demanda-t-elle un soir, à voix basse, tandis qu’elles fermaient le labo désert.
Idelba eut une brève hésitation.
— Peut-être, murmura-t-elle, en regardant autour d’elle. En tout cas, c’est faisable. Alors, je t’en prie, n’en parle plus jamais.
Pendant les mois qui suivirent, Idelba travailla tant et, comme tout le monde à la zawiyya, mangea si peu qu’elle tomba malade et dut s’aliter. Pour elle, c’était extrêmement frustrant, et alors qu’elle était encore gravement malade, elle essaya de se lever. Mais elle dut se contenter de travailler dans son lit, noircissant des feuilles de papier et faisant cliqueter sa règle à calculs dès son réveil.
Puis, un jour, elle reçut un coup de téléphone alors que Budur était là. Elle enfila sa robe de chambre et se traîna dans le couloir pour prendre l’appel. À son retour, elle se précipita à la cuisine et demanda à Budur de la rejoindre dans sa chambre.
Budur la suivit, surprise de la voir se déplacer si vite. Idelba ferma la porte de sa chambre et commença à fourrer ses livres, ses papiers et ses cahiers dans un sac de marin.
— Cache ça pour moi, lui dit-elle sur le ton de l’urgence. Malheureusement, je ne crois pas que tu puisses partir. Ils t’arrêteraient et te fouilleraient. Il faut que cela reste quelque part dans la zawiyya, mais pas dans ta chambre, ni dans la mienne. Ils les passeront toutes les deux au peigne fin. Ils pourraient chercher partout, je ne sais trop quoi te conseiller.
Elle parlait à voix basse, sur un ton désespéré. Budur ne l’avait jamais vue ainsi.
— Qui ça, « ils » ?
— Peu importe, dépêche-toi ! C’est la police ! Ils sont en route, dépêche-toi !
On sonna à la porte une première fois, puis une seconde.
— Ne t’inquiète pas, dit Budur.
Puis elle se précipita vers sa chambre. Elle regarda autour d’elle : on fouillerait sa chambre, peut-être toute la maison. Et le sac était particulièrement rebondi. Elle parcourut encore une fois la chambre du regard, passant mentalement tous les endroits en revue, se demandant si cela dérangerait Idelba qu’elle se débarrasse du sac de toile… Elle n’avait rien de particulier en tête, et elle ignorait l’importance exacte de ces papiers, mais elle pourrait peut-être les déchirer, puis les jeter dans les toilettes et tirer la chasse.
Il y avait des gens dans le couloir. Elle entendait des voix de femmes. Apparemment, les officiers de police qui étaient entrés étaient des femmes. Les lois de la zawiyya, qui en interdisaient l’accès aux hommes, étaient donc respectées. C’était peut-être un signe. Et puis des voix d’hommes montèrent de la rue, se disputant avec les anciennes de la zawiyya. Il y avait des femmes dans le couloir. On frappa brutalement à sa porte. Elles commenceraient par sa chambre et par celle d’Idelba, c’était sûr. Elle passa son sac en sautoir, grimpa sur son lit puis sur le dosseret métallique, se dressa sur la pointe des pieds, fit coulisser un panneau du faux plafond et d’une détente qui rappelait les bonds des danseurs, suivie d’un rétablissement, se faufila dans l’espace situé entre les deux parois, passa dans le caisson du plafond et grimpa sur le sommet poussiéreux du mur, large d’environ deux pieds. Elle s’y installa et remit le panneau en place, tout cela sans bruit.
Le vieux musée avait eu jadis de très hauts plafonds, percés de lucarnes vitrées, à présent complètement opacifiées par la crasse. Dans la pénombre, elle distinguait, entre le plafond et le faux plafond, des enfilades de chambres, le haut ouvert des couloirs, ainsi que les véritables murs, qui limitaient la perspective, au loin. Ce n’était vraiment pas l’endroit idéal pour se cacher, puisqu’il suffisait de lever les yeux, n’importe où dans le couloir, pour la voir.
Le haut des murs était constitué de poutres de bois gauchies appuyées sur les murs porteurs, comme autant de chapiteaux. Chaque mur était doublé de part et d’autre par des cloisons de plâtre, particulièrement sonores. Elle pourrait donc passer d’un mur à l’autre, si elle trouvait une poutre, quelque part.
Elle mit son sac sur son dos et avança à quatre pattes sur les poutres poussiéreuses, à la recherche d’une issue, tout en faisant bien attention à rester hors de vue du couloir. Dans le faux plafond, tout paraissait délabré, assemblé à la va-vite, et elle trouva rapidement un endroit où trois murs se rencontraient, et où la poutre n’allait pas jusqu’au mur porteur. L’espace ménagé au bout n’était pas suffisant pour contenir le sac plein, mais elle put y mettre pas mal de papiers ; ce qu’elle fit rapidement, jusqu’à ce que le sac soit vide, après quoi, elle l’y fourra à son tour. La cachette n’était pas parfaite, elle ne résisterait pas à une fouille minutieuse, mais c’était ce qu’elle avait encore trouvé de mieux dans l’urgence, et elle n’en était, au fond, pas mécontente. Cela dit, si jamais on la voyait là-haut sur les poutres, tout était perdu. Elle repartit en rampant le plus discrètement possible, entendant des voix venir de sa chambre. Il leur suffirait de monter sur le dosseret de son lit et de soulever un des panneaux du faux plafond pour la voir. La salle de bains, un peu plus loin, n’avait pas l’air occupée, aussi se dirigea-t-elle dans cette direction, s’écorchant le genou sur un clou. Enfin, elle souleva délicatement le coin d’un des panneaux du faux plafond, s’assura qu’il n’y avait personne, le retira, se coula par le trou, resta un moment suspendue par les mains au faux plafond, lâcha tout, et tomba lourdement sur le sol carrelé de la salle de bains. Elle avait maculé le mur de sang et de poussière ; ses genoux et ses pieds étaient noirs de crasse. Quant à ses mains, elles laissaient un peu partout des traces aussi sombres que l’âme de Caïn. Elle se lava à un lavabo, ôta précipitamment sa djellaba, la mit dans le panier à linge sale, prit quelques serviettes propres dans l’armoire et en mouilla une pour nettoyer le mur. Le panneau du plafond était resté de guingois, et il n’y avait pas de chaise dans la salle de bains ; il n’y avait donc pas moyen de le remettre en place. Elle jeta un bref coup d’œil dans le couloir. Elle entendait de fortes voix en train de se disputer, parmi lesquelles elle reconnut celle d’Idelba, indignée. Mais il n’y avait personne en vue. Elle se précipita dans la première chambre ouverte, prit une chaise et revint en courant dans la salle de bains. Elle plaça la chaise contre le mur, grimpa dessus, monta très précautionneusement sur le dossier et remit le panneau en place, en se coinçant les doigts au passage. Elle prit une fraction de seconde pour s’assurer que les panneaux étaient bien jointifs, et redescendit, faisant déraper la chaise, qui bascula sur le carrelage, et – bang ! Elle se releva en vitesse, jeta un nouveau coup d’œil dans le couloir : la dispute continuait, mais le bruit se rapprochait. Elle courut remettre la chaise en place, retourna dans la salle de bains, se précipita sous la douche, se savonna les genoux, sentit son écorchure la brûler. Elle se lava et se relava, entendit des voix devant la salle de bains. Elle se rinça le plus rapidement possible, et elle était déjà séchée et enveloppée dans une grande serviette quand des femmes firent irruption dans la pièce. Deux d’entre elles portaient des uniformes de l’armée, ressemblant à ces soldats que Budur avait vus, jadis, à la gare de Turi. Elle prit un air étonné, resserrant la serviette autour d’elle.
— Êtes-vous Budur Radwan ? demanda l’une des policières.
— Oui ! Que se passe-t-il ?
— Nous voulons-vous parler. Où étiez-vous ?
— Comment ça, où j’étais ? Vous le voyez bien, où j’étais ! De quoi s’agit-il, enfin ? Que me voulez-vous ? Que faites-vous ici ?
— Nous voulons vous parler.
— Bon, eh bien, laissez-moi m’habiller, et je vous parlerai. Je suppose que je n’ai rien fait de mal ? Je peux quand même m’habiller avant d’aller parler à mes compatriotes, non ?
— Ici, on est à Nsara, dit l’une d’elles. Vous venez de Turi, n’est-ce pas ?
— Certes, mais nous sommes toutes franjs, toutes de bonnes musulmanes dans une zawiyya, à moins que je ne me trompe ?
— Allez vous habiller, dit une autre. Nous avons quelques questions à vous poser concernant certaines affaires, des problèmes de sécurité liés peut-être à des personnes habitant ici. Alors, venez. Où sont vos vêtements ?
— Dans ma chambre, bien sûr !
Et Budur passa devant elles pour aller dans sa chambre, à la recherche de la djellaba qui cacherait ses genoux, et le sang qui pourrait couler le long de sa jambe. Son sang était chaud, mais sa respiration tranquille. Elle se sentait forte, et elle sentait grandir en elle une colère pareille à ces rochers de la jetée, ancrant sa résolution.
Ils eurent beau fouiller, ils ne trouvèrent pas les papiers d’Idelba. De même qu’ils sortirent de leurs interrogatoires quelque peu déconcertés et assez écœurés. La zawiyya poursuivit la police en justice, l’accusant de violation de propriété ; et seule l’invocation du secret militaire empêcha que l’affaire soit jetée en pâture aux journaux, ce qui aurait à coup sûr donné lieu à un nouveau scandale. La cour légitima l’enquête, mais aussi le droit de la zawiyya au respect de sa vie privée. Ainsi, tout redevint normal, ou presque. Idelba ne parla plus jamais de son travail à personne, ne travailla plus dans certains laboratoires et ne passa plus une seconde en compagnie de Piali.
Budur, elle, continuait comme d’habitude à aller de la maison au travail, ou au café La Sultane. Elle s’asseyait près de la vitre et regardait le port, les forêts de mâts et de superstructures métalliques, le haut du phare au bout de la jetée, tandis que les conversations faisaient autour d’elle. À leur table venaient aussi très souvent s’asseoir Hasan et Tristan. On aurait dit des coquillages exposés par la marée basse, qui brillaient d’un éclat mouillé au clair de lune. Les talents oratoires, le sens de la poésie d’Hasan lui conféraient une force avec laquelle il fallait compter, vérité que toute l’avant-garde de la ville avait fini par accepter, parfois à contrecœur. Hasan lui-même commentait sa notoriété avec un air narquois censé traduire son humilité, et souriait de façon sardonique quand il parlait de son entregent. Budur savait combien il pouvait être désagréable, mais elle l’aimait bien. Elle s’intéressait plus à Tristan et à sa musique, qui ne se limitait pas aux chansons qu’il leur avait interprétées au cours de la réception. Il composait des pièces bien plus ambitieuses, pour des orchestres allant parfois jusqu’à deux cents musiciens, à l’interprétation desquelles il n’hésitait pas à participer en jouant du kundun – un instrument à cordes venu d’Anatolie, diaboliquement difficile à jouer, muni de touches métalliques qui servaient à changer de tonalité. Il écrivait la partition de chaque instrument de ces vastes compositions, le moindre accord ou changement de ton, la plus petite note en vérité. Comme dans ses chansons, ces compositions plus longues témoignaient de son intérêt pour les anciennes harmoniques des chrétiens disparus. Dans la plupart des cas, il ne s’agissait que de simples accords, offrant chacun des possibilités de modulations sophistiquées, qui pouvaient, à des moments charnières, retrouver les accords pythagoriciens qui servaient de bases aux chorales et aux chants des anciens. Écrire chaque note et exiger des musiciens de l’orchestre qu’ils ne jouent que, et très exactement, les notes portées sur leur partition, était un exercice que beaucoup considéraient, au mieux, comme pratiquement impossible, au pire, comme mégalomaniaque. La musique orchestrale, bien que rappelant dans sa structure les classiques ragas hindous, n’interdisait pourtant pas aux musiciens d’improviser dans les détails. Ce qui donnait lieu à certaines créations spontanées, qui faisaient tout le charme et l’intérêt de la musique, chaque musicien jouant à la fois en accord et en opposition avec les ragas. Personne n’aurait jamais accepté de se laisser torturer par Tristan si le résultat n’avait été de toute beauté, ainsi que tout le monde pouvait en juger. De son côté, Tristan insistait pour dire que cette façon de jouer n’était pas de son invention, mais s’inscrivait dans le prolongement des anciennes civilisations. En fait, il s’inspirait de leur façon de jouer, faisant même de son mieux pour invoquer les fantômes affamés des anciens dans ses rêves et rêveries musicales. Les vieilles pièces franques qu’il espérait ressusciter étaient toutes d’inspiration religieuse, dévote, et devaient être comprises et jouées comme telles : de la musique sacrée. Même si dans le petit cercle hyper branché de cette élite avant-gardiste tous considéraient que c’était la musique proprement dite qui était sacrée, de telle sorte que cette définition était un peu redondante.
De même, le fait de considérer l’art comme sacré impliquait le plus souvent que l’on fume de l’opium ou que l’on boive du laudanum afin de se préparer à cette expérience ; certains se servaient également des formes plus concentrées d’opium développées pendant la guerre, la fumant ou se l’injectant. Les états, proches du rêve, qu’elles induisaient rendaient la musique de Tristan inoubliable, quasi hypnotique – comme disaient ceux qui la jouaient, même ceux qui n’étaient pas vraiment fanas des petits airs simplets des anciennes civilisations. L’opium faisait plonger ceux qui les écoutaient dans un au-delà de sons et de musique, de notes et d’harmonies, les faisant vibrer à l’unisson de leurs interprètes. Si au cours du concert un artiste parfumeur diffusait ses arômes, alors c’était carrément mystique. Certains jugeaient cela avec scepticisme. Kirana avait un jour déclaré :
— Quand ils planent dans leur stratosphère, ils pourraient se contenter de chanter la même note pendant des heures en se respirant les dessous de bras, et ils seraient aussi heureux que des oiseaux !
Souvent, c’était Tristan lui-même qui donnait le départ de la célébration de l’opium, avant de commencer à diriger. Ainsi, ces soirées avaient une allure quasi religieuse, dont Tristan était une sorte de maître soufi mystique, ou l’une de ces incarnations d’Hussein des pièces mettant en scène son martyre, auxquelles la foule opiacée assistait une fois partie pour le pays des rêves. On y voyait Hussein revêtir son propre linceul avant d’être assassiné par Shemr, sous les gémissements de la foule, non parce qu’il s’était fait tuer, mais parce qu’il avait choisi cette forme de martyre. Dans certains pays chiites, l’acteur qui jouait Shemr devait parfois s’enfuir en courant après la représentation, et plus d’un acteur malchanceux, ou trop épuisé par l’excellence de sa prestation pour pouvoir courir, avait été sacrifié par la foule en colère. Tristan approuvait parfaitement tout cela ; c’était le genre d’immersion artistique dans laquelle il voulait plonger son auditoire.
Mais seulement dans le monde laïc ; pour la musique, pas pour Dieu. Tristan était plus persan qu’iranien, comme il le faisait parfois remarquer, plus proche d’Omar que n’importe quel mollah, ou d’un mystique d’obédience zoroastrienne, préparant quelque rituel en l’honneur d’Ahura-Mazda, une sorte de culte au soleil qui, dans les brumes de Nsara, venait parfois du fond du cœur. Frayer avec les chrétiens, fumer de l’opium, adorer le soleil ; il faisait toutes sortes de folies pour sa musique, et notamment travailler plusieurs heures par jour pour coucher chaque note à sa juste place. Rien de tout cela n’eût compté si la musique avait été mauvaise, or il se trouvait qu’elle était bonne, et même plus que ça. En fait, c’était la musique de leur vie, c’était la musique de la Nsara de ce temps-là.
Il exposait toutes les théories sous-jacentes à l’aide d’aphorismes, ou de petites phrases courtes, énigmatiques, que l’on se répétait en disant « Vous connaissez la dernière de Tristan ? » ; mais bien souvent il se contentait de hausser les épaules, de sourire et de tendre sa pipe à opium, et surtout, de commencer à jouer. Il composait ce qu’il composait. Les intellectuels pouvaient toujours s’amuser à discourir sur le sens de sa musique. C’est ce qu’ils faisaient, d’ailleurs, parfois jusque tard dans la nuit. Tahar Labid était intarissable sur ce sujet, et ensuite il disait à Tristan, avec une pointe d’agressivité : C’est exact, n’est-ce pas, Tristan Ahura ? Puis il continuait sans même attendre de réponse, comme si Tristan était un savant idiot, risible, incapable d’expliquer pourquoi il avait choisi telle note plutôt que telle autre ; comme si vraiment il ne savait pas ce que sa musique voulait dire. Mais Tristan se contentait de sourire à Tahar, aussi énigmatique qu’un sphinx sous sa moustache, aussi détendu que s’il avait été allongé sur son divan à contempler de l’autre côté de la vitre les pavés humides et noirs. Parfois, il jetait à Tahar un regard amusé.
— Pourquoi ne me réponds-tu jamais ? s’exclama un jour Tahar.
Tristan pinça les lèvres et lui siffla une réponse.
— Oh, allez ! fit Tahar, rouge de colère. Parle, qu’enfin on voie que tu as quelque chose dans la tête !
Tristan se leva.
— Pas d’injure, je te prie ! Bien sûr que je n’ai aucune idée en tête, pour qui me prends-tu !
Alors Budur alla s’asseoir à côté de lui. Quand il l’invita, d’un geste du menton et en pinçant les lèvres, à le rejoindre dans l’une des arrière-salles du café où se réunissaient les fumeurs d’opium, elle accepta. Elle avait déjà pris la décision, bien avant cela, d’accepter si jamais l’opportunité lui en était offerte, afin de voir ce que cela faisait d’entendre la musique de Tristan sous influence ; afin de voir ce que cela faisait de se droguer, de se servir de la musique comme d’un rituel lui permettant de dépasser sa peur de la fumée, peur sans nul doute importée de Turi.
La pièce était petite et sombre. Un houka plus gros qu’un narguilé était posé sur une table basse, au milieu des coussins. Tristan coupa un morceau d’un pain d’opium, le mit dans le bol et l’alluma avec un petit briquet en argent, tandis que l’un des occupants de la salle se mettait à inhaler. On fit alors circuler l’unique tuyau de pipe entre les fumeurs, qui aspirèrent la fumée à tour de rôle, et se mirent aussitôt à tousser. Le morceau noir dans le bol bouillonnait comme du goudron en se consumant, dégageant une épaisse fumée blanche, dont l’odeur rappelait celle du sucre. De peur de tousser, Budur décida de n’en prendre qu’un tout petit peu, mais quand on lui passa la pipe, elle eut beau inhaler le plus doucement possible, la première bouffée la fit tousser comme une perdue. Comment cette chose qui était si peu entrée en elle pouvait-elle à ce point l’affecter ? Cela semblait impossible.
L’effet gagna bientôt en intensité. Elle sentit ses veines gonfler sous sa peau. Le sang la remplissait comme un ballon. Il aurait jailli hors d’elle si sa peau, maintenant brûlante, palpitant au rythme de son pouls et du monde, ne l’en avait empêché. Tout semblait bondir et danser en écho aux battements de son cœur. Les murs devinrent flous, se mirent à puiser. De nouvelles couleurs apparaissaient à chaque battement de cœur. La surface des choses fluctuait, ondulant au gré de tensions diverses. En fait, tout semblait être, comme le disait tante Idelba, un agrégat d’énergies. Budur se leva avec les autres, et alla, en faisant bien attention à ne pas se casser la gueule, jusqu’à la salle de concert sise dans l’ancien palais.
C’était une salle immense, toute en longueur, assez semblable à un paquet de cartes placé sur la tranche. Les musiciens entrèrent et s’assirent. Leurs instruments ressemblaient à des armes extraterrestres. Sous la conduite de Tristan, qui dirigeait de la main et du regard, ils commencèrent à jouer. Les chœurs adoptaient le style des anciens pythagoriciens, pur, presque suave, une voix solitaire continuant à chanter au moment du déchant. Tristan avec son oud, et les autres joueurs d’instruments à cordes, des plus graves aux plus aigus, firent entendre leurs accents, doucement d’abord, puis de plus en plus fort, brisant les harmonies les plus simples, créant un monde nouveau, une Asie de sons, faisant éclore une « réalité » tellement plus complexe et sombre qu’après une longue et rude bataille l’ancien plain-chant de l’Ouest rendait grâce. Budur comprit alors que Tristan chantait l’histoire de la Franji. C’était la narration, en musique, du passé de l’endroit où ils vivaient, eux, les occupants tardifs de ces lieux. Franjs, Francs, Celtes, et ainsi de suite, en remontant jusqu’aux ténèbres éternelles… Chaque peuple faisait son temps. Ce n’était pas un concert olfactif, et pourtant des bâtons d’encens brûlaient devant les musiciens, dont la musique, en s’épanouissant, semblait tisser ensemble les épaisses fumées aux odeurs de santal et de jasmin, qui se répandaient dans la salle de concert. Lorsqu’elles parvinrent à Budur, elles se mirent à chanter en elle, jouant un rondeau complexe calqué sur son pouls et sur la musique elle-même. D’ailleurs, la mélodie tout entière était clairement un autre langage du corps, et Budur se rendit compte qu’elle en saisissait chacune des subtilités au moment où elle était énoncée, alors qu’elle ne pourrait jamais le parler, ni s’en souvenir.
C’était un langage assez proche de celui du sexe – comme elle le découvrit plus tard cette même nuit, quand elle alla chez Tristan et, de là, dans son lit. Il habitait un appartement miteux de l’autre côté du fleuve, dans les quartiers sud du port. C’était une sorte de mansarde froide et humide, un vrai cliché d’artiste. Apparemment, le ménage n’avait pas été fait depuis que sa femme était morte, peu après la fin de la guerre – dans un accident d’usine, avait cru comprendre Budur d’après ce que disaient les autres, une conjonction de malchance et de machine défectueuse. Mais il y avait un lit et des draps propres, ce qui mit la puce à l’oreille de Budur. Enfin, il y avait si longtemps qu’elle montrait à Tristan qu’il l’intéressait… Il ne s’agissait peut-être, après tout, que d’une marque de courtoisie, ou d’amour-propre, d’un genre assez touchant. C’était un amant de rêve, et il joua de son corps comme d’un oud, la caressant doucement, langoureusement, attisant sa passion, y ajoutant une dimension de lutte et de résistance qui décuplait son excitation. L’expérience la hanta par la suite, comme si l’amour avait enfoncé ses crocs en elle. Cela n’avait rien à voir avec la rude animalité de Kirana, et Budur se demanda ce que Tristan attendait d’elle, de leur relation. Elle comprit également, dès leur première nuit, qu’elle ne l’apprendrait pas de lui ; il était aussi peu loquace avec elle qu’avec Tahar. Elle devrait se contenter, pour apprendre à le connaître, de ce quelle arriverait à déduire de sa musique, de son visage, de ses expressions. Qui se trouvaient d’ailleurs parfaitement révélatrices, annonciatrices de ses changements d’humeur, ainsi que (peut-être) de son caractère ; qu’elle appréciait. C’est ainsi que pendant un certain temps elle rentra souvent avec lui, s’arrangeant pour les préservatifs avec la clinique de la zawiyya, passant ses soirées dans les cafés et saisissant au vol les opportunités qui se présentaient.
Au bout d’un certain temps, elle commença à trouver lassant de tenter de parler avec un homme qui ne savait que chanter – autant essayer de vivre avec un oiseau. Cela lui rappelait douloureusement cette distance qu’il y avait entre son père et elle, et le mutisme qui accompagnait ses tentatives d’exploration de son passé, tout aussi peu bavard. Et alors que la situation en ville allait en s’aggravant, et que chaque semaine qui passait voyait un nouveau zéro s’ajouter à la valeur faciale des billets de banque, il devint presque impossible de réunir les grands ensembles requis par les compositions de Tristan. Quand le panchayat qui s’occupait du vieux palais refusait de leur prêter une salle, ou quand les musiciens étaient retenus par leur vrai travail, à l’école, au port, ou dans les boutiques – où ils vendaient des chapeaux et des imperméables –, Tristan se contentait de jouer de son oud, ou de jouer avec ses stylos, couchant des mélodies sur le papier. Il utilisait pour cela la notation indienne, qu’on disait plus vieille encore que le sanskrit, même si Tristan avoua un jour à Budur l’avoir oubliée pendant la guerre, et avoir été obligé d’inventer un nouveau système, dont il se servait à présent et qu’il avait appris à ses musiciens. Elle trouva que ses mélodies étaient plus tristes, telles les plaintes d’un cœur lourd, pleurant ce qui avait disparu pendant la guerre, ce qu’on avait perdu ensuite, ce qu’on perdait encore, au moment même où Tristan jouait. Budur, qui comprenait tout cela, continua de venir voir Tristan de temps à autre, ne quittant pas des yeux les mouvements de ses lèvres sous sa moustache, pour savoir ce qui l’amusait quand elle ou les autres parlaient, observant le bout jaune de ses doigts pendant qu’ils faisaient fleurir sur les cordes de son oud de nouvelles mélodies, ou semaient sur le papier une longue plainte d’encre dont les notes étaient autant de larmes. Un jour, elle entendit une chanteuse dont elle se dit qu’elle devrait lui plaire, et l’emmena l’écouter. Il s’avéra qu’elle lui plut. Sur le chemin du retour, il ne cessa de chantonner, jetant à travers les vitres du tram des regards qui se perdaient dans les rues noires, où les gens se hâtaient de lampadaire en lampadaire, courant sur le vif-argent des pavés luisants de pluie, courbés sous leur parapluie ou leur poncho.
— C’est comme dans la forêt, dit Tristan (et les pointes de sa moustache se relevèrent). Là-haut, dans tes montagnes, tu sais ? On voit des endroits où les avalanches ont couché tous les arbres sur leur passage, et puis, à la fonte des neiges, les arbres ne peuvent plus se redresser. Ils restent couchés, comme s’ils craignaient encore la furie des éléments.
Il fit un geste en direction de la foule qui attendait à l’arrêt du tram, et ajouta :
— Maintenant, nous sommes comme ces arbres…
Les jours et les semaines suivants, Budur continua de lire avec avidité, à la zawiyya, à l’Institut, dans les parcs, au bout de la jetée et à l’hôpital des soldats aveugles. Entre-temps, ils avaient vu arriver, avec les immigrés du Moyen-Occident, de nouveaux billets de dix quintillions de piastres, alors qu’ils utilisaient déjà des billets de dix milliards de drachmes. Récemment, un homme avait bourré sa maison de billets du sol au plafond, et avait échangé le tout contre un cochon. À la zawiyya, il devenait de plus en plus difficile de préparer des repas suffisamment conséquents pour les nourrir toutes. Elles faisaient pousser des légumes sur le toit, maudissant les nuages, et vivaient du lait de leurs chèvres, des œufs de leurs poules, de pots de concombres au vinaigre, de potirons accommodés à toutes les sauces, de soupes de pommes de terre, si allongées d’eau qu’elles étaient encore plus liquides que du lait.
Un jour, Idelba surprit les trois espionnes en train de fouiller la petite étagère au-dessus de son lit, et les fit expulser de la maison comme de vulgaires voleuses. Elle avait appelé la police, sans mentionner qu’il s’agissait d’espionnes, ce qui lui aurait valu d’être confrontée à la difficulté d’expliquer ce qui aurait bien pu mériter d’être volé chez elle, en dehors de ses idées.
— Elles vont avoir des problèmes, fit remarquer Budur quand les trois filles furent parties. Même si leurs employeurs les font sortir de prison.
— Oui, convint Idelba. J’ai failli les laisser là, comme tu as pu le constater. Mais à partir du moment où elles se sont fait pincer, nous devions faire comme si nous ne savions pas qui elles étaient. La vérité, c’est que nous ne pouvions plus nous permettre de les nourrir. Autant les laisser retourner auprès de ceux qui les ont envoyées. Enfin, si elles ont de la chance…
Une ombre passa sur son visage. Elle n’avait pas envie d’y penser – de penser à ce à quoi elle les avait peut-être condamnées. C’était leur problème. Elle s’était endurcie durant les deux années qui avaient suivi son arrivée à Nsara avec Budur. En tout cas, c’était l’avis de Budur.
— Il ne s’agit pas que de mon travail, lui expliqua Idelba en voyant la tête qu’elle faisait. Le problème est toujours d’actualité. Non, il s’agit plutôt des problèmes que nous avons maintenant. Les choses en resteront peut-être là si nous mourons toutes de faim avant. La guerre s’est mal terminée, voilà tout. Je veux dire, pas seulement pour nous, les vaincus, mais pour tout le monde. L’équilibre est tellement précaire que tout pourrait s’effondrer. C’est pourquoi nous devrions nous serrer les coudes. Et si certains ne jouent pas le jeu, alors je ne sais pas ce qui…
Un soir, au café, Budur demanda à Tristan :
— Après tout le temps que tu as passé à étudier la musique des Francs, t’est-il déjà arrivé de te demander comment ils pouvaient bien être ?
— Oui, bien sûr, répondit-il, ravi qu’on lui pose la question. Tout le temps. Je pense qu’ils étaient exactement comme nous. Ils passaient leur temps à se battre. Ils avaient des monastères, des madrasas, et des machines actionnées par l’eau. Ils avaient de petits navires, mais qui pouvaient faire voile contre le vent. Ils auraient pu être les premiers à dominer les mers.
— Alors ça, ça m’étonnerait ! dit Tahar. Comparés aux navires chinois, leurs bateaux n’étaient pas plus gros que des boutres. Allons, Tristan, tu le sais bien.
Tristan haussa les épaules.
— Ils avaient dix ou quinze langues différentes, et trente ou quarante principautés, n’est-ce pas ? demanda Naser. Ils étaient trop divisés pour conquérir qui que ce soit.
— Ils se sont battus tous ensemble pour prendre Jérusalem, remarqua Tristan. Leurs guerres entre eux avaient fait d’eux de redoutables guerriers. Ils croyaient qu’ils étaient le peuple élu de Dieu.
— Les primitifs le croient souvent.
— En effet, répondit Tristan avec un sourire.
Il se pencha de côté pour regarder, par la vitre, la mosquée, non loin de leur café.
— Comme je vous le disais, reprit-il, ils étaient exactement comme nous. S’ils n’avaient pas disparu, il y aurait plus de gens comme nous.
— Personne n’est comme nous, dit Naser tristement. Je pense que les Francs étaient un peuple très différent.
Tristan haussa de nouveau les épaules.
— Tu aurais beau dire, ça ne changerait rien. Tu pourrais dire qu’ils auraient fini en esclavage, comme les Africains, ou qu’ils nous auraient réduits en esclavage, ou apporté un âge d’or, ou que leurs guerres auraient été pires que la Longue Guerre…
Les autres hochaient la tête en l’entendant énumérer toutes ces possibilités.
— Cela ne changera absolument rien. Nous ne le saurons jamais, alors, tu peux raconter ce que tu veux… Ce sont nos djinns.
— Je trouve étrange cette façon que l’on a de les regarder de haut, dit Kirana. Tout ça parce qu’ils sont morts. À un niveau inconscient, on a l’impression que c’est de leur faute. À cause d’une faiblesse physique, d’un travers moral, ou d’une mauvaise habitude…
— Leur orgueil était un affront pour Dieu.
— Ils étaient pâles parce qu’ils étaient faibles, ou inversement. Muzaffar l’a expliqué : plus noire la peau, plus forts les gens. Les plus noirs des Africains sont les plus forts de tous, les plus pâles des habitants de la Horde d’Or sont les plus faibles. Il a fait des tests. Sa conclusion était que les Francs étaient génétiquement inaptes à la survie. Les perdants du jeu de l’évolution, de la sélection du plus fort.
Kirana secoua la tête.
— C’est probablement dû à une mutation de la peste, tellement puissante qu’elle a tué tous ceux qui l’ont contractée avant de s’éteindre d’elle-même. Cela aurait pu arriver à n’importe qui. Aux Chinois, ou à nous.
— Il y a autour de la Méditerranée une sorte d’anémie générale qui aurait pu les rendre plus sensibles à ce genre de…
— Non. Cela aurait pu nous arriver.
— Cela n’aurait pas été forcément plus mal, dit Tristan. Ils croyaient en un Dieu de pardon, leur Christ n’était qu’amour et pardon.
— C’est difficile à croire, à en juger par ce qu’ils ont fait en Syrie.
— Ou en al-Andalus…
— Mais c’était là, en eux, prêt à éclore. Alors que pour nous, ce qui est latent, c’est le jihad.
— Tu disais qu’ils étaient comme nous…
Tristan sourit sous sa moustache.
— Peut-être. La carte a bien des blancs, il y a des ruines sous nos pieds, et le miroir est vide. Et les nuages du ciel ressemblent à des tigres.
— Tout cela est tellement vain, lança Kirana. Et si cela s’était passé autrement, ou si ce n’était pas arrivé, et si la Horde d’Or avait enfoncé le corridor de Gansu dès le début de la Longue Guerre, et si les Japonais avaient attaqué la Chine juste après avoir repris le Japon, et si les Ming avaient gardé la Flotte des trésors, et si nous avions découvert et conquis le Yingzhou, et si Alexandre le Grand n’était pas mort si jeune, et si, et si… Les choses auraient été tellement différentes, et pourtant, tout cela reste vain. Et ces historiens, qui parlent de se servir de l’histoire parallèle pour étayer leurs théories, sont tellement ridicules. Parce que personne ne sait pourquoi les choses arrivent, vous comprenez ? Tout peut découler de tout. Même l’histoire, la vraie, ne nous apprend rien. Parce que nous ne savons pas si l’histoire est sensible au point que, faute d’un clou, une civilisation se serait effondrée, ou si, au contraire, nos actes les plus lourds de signification ne sont pas que des pétales dans un raz-de-marée, ou les deux à la fois, ou si la vérité n’est pas quelque part entre les deux. Nous ne savons pas, c’est tout ce que l’on peut dire. Et les « et si » ne nous aideront pas à y voir plus clair.
— Pourquoi les gens les apprécient-ils autant ?
Kirana haussa les épaules et s’alluma une cigarette.
— Parce qu’ils aiment les histoires.
Et en effet, ils se mirent tous à s’en raconter, en dépit du fait que Kirana les trouvait inutiles. Les gens adoraient contempler ce-qui-aurait-pu-arriver : et si la flotte perdue du Maroc, en 924, avait été poussée par les vents jusqu’aux îles du Sucre et en était revenue ? Et si le Kerala de Travancore n’avait pas conquis de si grands territoires en Asie, s’il n’avait pas construit son vaste réseau de chemins de fer, ni créé son système de lois ? Et s’il n’y avait jamais eu d’îles du Nouveau Monde ? Et si la Birmanie avait perdu sa guerre contre le Siam ? Et ainsi de suite…
Kirana se contentait de secouer la tête.
— Peut-être vaudrait-il mieux se concentrer sur le futur.
— Toi ? Une historienne, dire une chose pareille ? Mais on ne peut pas connaître le futur !
— Certes, et pourtant, il existe : dès à présent, pour nous, en tant que projet à mettre en œuvre. Depuis le siècle des lumières à Travancore, on sent bien que le futur est ce que l’on en fait. Ce nouveau rapport au temps à venir est quelque chose de très important. Cela fait de nous les fils d’une tapisserie qui a commencé d’être tissée des siècles avant nous, et continuera de l’être plusieurs siècles après. Nous nous situons à mi-chemin du tissage, c’est le présent, et ce que nous faisons envoie la navette dans telle ou telle direction, changeant le motif par la même occasion. Quand nous commencerons à essayer de tisser un motif susceptible de nous plaire, à nous et aux générations futures, alors, nous pourrons peut-être dire que nous avons une prise sur l’histoire.
En attendant, on pouvait s’asseoir auprès de personnes de ce genre, avoir des conversations de ce genre, et continuer à marcher dehors, sous la lumière humide, sans rien avoir à manger ni un sou valide. Budur faisait de son mieux à la zawiyya. Elle avait organisé des cours de persan et de franjic pour les pauvres filles affamées, ces nouvelles arrivantes qui ne parlaient que le berbère, l’arabe, l’andalou, le skandistanais, ou le turc. La nuit, elle continuait de hanter les cafés de toutes sortes, dont elle était devenue un pilier, et parfois les fumeries d’opium. Elle trouva un travail, dans l’une des agences gouvernementales, comme traductrice, tout en poursuivant ses études d’archéologie. Elle s’inquiéta pour Idelba quand celle-ci tomba de nouveau malade, et passa beaucoup de temps à s’occuper d’elle. Le médecin disait qu’Idelba souffrait de « fatigue nerveuse » – une fatigue qui ressemblait à celle qu’éprouvaient les soldats à la fin de la guerre. Mais pour Budur il était évident qu’elle était physiquement affaiblie, souffrant d’un mal que les médecins n’arrivaient pas à identifier. Une maladie sans cause ; Budur trouvait l’idée trop effrayante pour s’y arrêter. Le mal avait probablement une cause, mais elle se tenait cachée. Et cela aussi était effrayant.
Elle s’investit de plus en plus dans les affaires courantes de la zawiyya, remplaçant Idelba partout où celle-ci s’était impliquée. Elle avait moins de temps pour lire. D’ailleurs, lire ne lui suffisait plus, ni même écrire des comptes rendus : elle se sentait trop nerveuse pour lire, et puis, passer son temps à lire toutes sortes de textes, en extraire la substantifique moelle et en faire la synthèse lui sembla tout à coup être une activité des plus étranges ; elle avait l’impression d’être un alambic. Que l’histoire était une sorte de cognac. Elle avait envie de quelque chose de plus substantiel.
Pendant cette période, elle ne cessa jamais de sortir. Elle aimait tout particulièrement se rendre, peu après minuit, dans les cafés ou les fumeries d’opium. Là, elle écoutait Tristan jouer de l’oud (ils n’étaient plus que de simples amis, à présent), souvent dans une sorte de rêve opiacé, au cours duquel elle arpentait les longs couloirs brumeux de ses pensées sans pousser aucune porte en particulier. Elle était perdue quelque part au fond d’une rêverie tournant autour de la théorie du docteur Ibrahim sur la façon dont les civilisations, et l’histoire, progressaient en s’entrechoquant – un peu comme la tectonique des plaques, si les géologues avaient raison. Leur fusion faisait apparaître de nouvelles choses, comme à Samarkand, ou dans l’Inde des Moghols, ou chez les Hodenosaunees dans leurs rapports avec les Chinois, à l’ouest, et l’islam, à l’est, ou en Birmanie, oui – tout cela était clair à présent, un peu comme ces cailloux colorés éparpillés sur le sol qui s’assemblaient pour former l’une des mosaïques aux motifs élaborés de Sainte-Sophie. C’était sûrement un effet de l’opium, mais c’était aussi ça, l’histoire : une combinaison d’événements dus au hasard s’assemblant pour former un schéma halluciné, et il n’y avait après tout aucune raison de remettre en question la façon dont l’histoire apparaissait, même si c’était sous la forme d’une illumination. L’histoire en guise d’opium, un rêve d’opiomane…
Halali, une fille de la zawiyya, surgit dans l’arrière-salle du café, regardant autour d’elle ; en la voyant, Budur comprit tout de suite qu’il était arrivé quelque chose à Idelba, quelque chose de grave. Halali s’approcha, l’air préoccupée.
— Son état s’est mis à empirer.
Budur la suivit dehors, en titubant sous les effets de l’opium, pensant que sa panique les balaierait en un rien de temps, alors qu’en fait elle fut plongée plus loin encore, dans un délire visuel plus profond. Jamais Nsara ne lui avait paru aussi laide que cette nuit-là, avec ses trottoirs battus par la pluie, ses arabesques de lumière sur les pavés, et ces ombres… Elles avaient la forme de rats humains, nageant pour échapper à la noyade.
Idelba n’était plus à la zawiyya, on l’avait emmenée à l’hôpital le plus proche, une grande construction biscornue datant de la guerre, sur une hauteur juste au nord du port. Budur s’y traîna à grand-peine. L’endroit semblait perdu dans le nuage de pluie lui-même, et le bruit de l’eau tambourinant contre le maigre toit d’aluminium emplissait tout le bâtiment. La lumière, une sorte de blanc-jaune, intense et lancinant, donnait à tous un faciès de tête de mort. Sous un tel éclairage, les gens ressemblaient à ces tas de viande ambulants, comme on appelait, pendant la guerre, les hommes partis au front.
Idelba n’offrait pas un aspect pire que les autres. Budur se précipita à son chevet.
— Elle a du mal à respirer, dit en levant les yeux une infirmière assise sur une chaise.
Budur songea : Ces gens travaillent en enfer. Elle était très effrayée.
— Écoute…, commença calmement Idelba. (Elle se tourna vers l’infirmière :) S’il vous plaît, vous pourriez nous laisser dix minutes ?
Puis, quand l’infirmière fut partie, elle poursuivit à voix basse :
— Écoute, si je meurs, ce sera à toi d’aider Piali…
— Voyons, tante Idelba, tu ne vas pas mourir !
— Chut ! Je ne peux pas courir le risque de l’écrire, de même que je ne puis courir le risque de ne le dire qu’à une seule personne, au cas où il lui arriverait quelque chose. Tu diras à Piali d’aller à Ispahan, afin de rapporter nos résultats à Abdol Zoroush. Ensuite, qu’il aille voir Ananda, à Travancore, et Chen, en Chine. Ils ont tous beaucoup d’influence dans leurs gouvernements respectifs. Hanea saura ce qu’elle a à faire. Rappelle bien à Piali ce que nous avions décidé. Bientôt, vois-tu, les physiciens atomistes comprendront les conséquences théoriques de la fission de l’alactin. Et ses applications possibles. Si tous connaissent ses possibilités, alors ils sauront qu’ils doivent essayer d’imposer la paix éternelle. Les scientifiques pourront faire pression sur leur gouvernement, en leur expliquant la situation, et en prenant la direction des domaines scientifiques concernés. Soit ils arrivent à faire régner la paix, soit ce sera la course au désastre, total et immédiat. Placés devant ce choix, ils n’auront d’autre ressource que de faire la paix.
— Oui, dit Budur tout en se demandant si cela suffirait à les motiver.
Son esprit se cabrait à l’idée d’avoir à se charger d’un tel fardeau. En outre, elle n’aimait pas beaucoup Piali.
— Par pitié, tante Idelba, par pitié… Ne te fais pas de soucis… Tout ira bien.
— Je n’en doute pas, dit Idelba en hochant la tête.
Son état s’améliora tard dans la nuit, peu avant l’aube. Le délire opiacé de Budur commençait juste à se dissiper. Elle avait passé une longue, longue nuit, et ne se rappelait plus rien. Mais elle n’avait pas oublié ce qu’Idelba voulait qu’elle essaie de faire. L’aube arriva, aussi noire que si le jour avait été masqué par une éclipse bien décidée à s’installer.
Idelba mourut l’année d’après.
Il y eut beaucoup de monde à ses funérailles. Peut-être des centaines de personnes. La plupart venaient de la zawiyya, de la madrasa et de l’Institut, mais aussi du monastère bouddhique, de l’ambassade hodenosaunee, du panchayat, du conseil d’État, et de bien d’autres endroits de Nsara. Mais personne ne vint de Turi. Budur se tint, à demi comateuse, dans une longue file de femmes de la zawiyya, et serra des mains, une interminable suite de mains. Puis, lors de la triste veillée, Hanea vint à nouveau la trouver.
— Nous aussi nous l’aimions, dit-elle avec un sourire âpre. Nous ferons tout pour tenir les promesses que nous lui avons faites.
Quelques jours plus tard, Budur se rendit, comme d’habitude, auprès de ses soldats aveugles pour leur faire la lecture. Elle alla dans leur quartier, et se tint face à eux, les regardant, dans leur lit ou dans leur fauteuil. Elle se dit : Ce doit être une erreur. Je me sens vide, mais je dois me tromper…
Elle leur dit que sa tante était morte. Ensuite elle essaya de leur lire quelques passages des travaux d’Idelba ; mais ça n’avait rien à voir avec les écrits de Kirana. Même les résumés étaient incompréhensibles. Quant aux textes proprement dits, des articles scientifiques portant sur le comportement des choses invisibles, ils étaient pour l’essentiel composés de tableaux de chiffres. Elle renonça à les leur lire et prit un autre livre.
— C’était l’un des livres préférés de ma tante : une anthologie des écrits autobiographiques trouvés dans les travaux d’Abu Ali ibn Sina, l’un des tout premiers scientifiques et philosophes – et l’un de ses héros. D’après ce que j’ai pu lire, ibn Sina et ma tante se ressemblaient par bien des aspects. Ils étaient l’un comme l’autre très curieux, cherchant à tout savoir du monde. Ibn Sina commença par se familiariser avec la géométrie euclidienne, puis s’efforça ensuite de comprendre tout le reste. Idelba a fait exactement pareil. Quand ibn Sina était encore jeune, il se lança dans une sorte de longue quête fébrile, qui l’occupa pendant près de deux ans. Maintenant, je vais vous lire ce qu’il a lui-même écrit au sujet de cette période :
À cette époque, je n’eus pour ainsi dire pas une nuit de sommeil complète, et le jour, je ne faisais pratiquement rien d’autre que d’étudier. J’avais mis au point, à mon seul usage, un système de fiches, et pour chaque preuve que j’examinais, j’ouvrais un dossier où je notais ses principes syllogistiques, leur classification, et ce qu’on pouvait en déduire. Je réfléchissais longuement à ce qui avait pu conditionner ces principes, jusqu’à ce que j’aie vérifié, par moi-même, chacun des cas. Quand l’envie de dormir était trop forte, ou quand je sentais que mes forces m’abandonnaient, j’allais me servir une coupe de vin pour reprendre des forces. Et quand le sommeil finissait par m’emporter, je continuais à voir ces problèmes en rêve. C’est ainsi que bien des questions trouvèrent une réponse. Je travaillai de la sorte, jusqu’à ce que toutes les disciplines scientifiques fussent profondément ancrées en moi, jusqu’à ce que je les comprenne aussi bien qu’il était humainement possible de les comprendre. Tout ce que je savais alors est tout ce que je sais aujourd’hui. Car je n’ai pas trouvé grand-chose de nouveau depuis.
— Voilà le genre de personne qu’était ma tante, dit Budur.
Elle posa le livre et en prit un autre, se disant qu’il valait peut-être mieux arrêter là toute lecture inspirée des travaux d’Idelba. Cela ne l’aidait pas à se sentir mieux. Elle tira de son sac un livre intitulé Histoires de marins de Nsara. C’était un recueil d’histoires vraies arrivées à des marins ou à des pêcheurs locaux, de formidables aventures, pleines de poissons, de dangers et de mort, d’air marin, de vagues et de vent. Les soldats avaient beaucoup apprécié les premiers chapitres qu’elle leur avait lus auparavant.
Elle leur lut cette fois-ci un récit intitulé Le Vent du ramadan. Il se déroulait il y a fort longtemps, à l’époque de la marine à voile. Des vents contraires avaient empêché des navires chargés de blé de regagner le port, les obligeant à jeter l’ancre loin des côtes et des routes maritimes, dans le noir complet. Là, au beau milieu de la nuit, alors que les vents s’étaient mis à tourner, une formidable tempête, venue de l’Atlantique, s’était levée. Les navires ne pouvaient pas regagner la côte, et les gens à terre ne pouvaient rien faire d’autre que d’attendre la fin de la nuit en arpentant le rivage. La femme de l’auteur du récit s’occupait alors de trois petits enfants dont la mère était morte, et dont le père commandait l’un des bateaux bloqués en haute mer. Incapable de regarder plus longtemps les enfants jouer pour tenter de tromper leur inquiétude, l’auteur était sorti se promener sur la grève avec les autres, bravant les vents hurlants. À l’aube, ils avaient vu que le sable découvert par la marée basse était jonché de milliers de petits grains de blés. Ils surent alors que le pire était arrivé. « Pas un navire n’avait échappé à la tempête, et les vagues jouaient avec les corps des marins en les faisant rouler sur la plage. Et comme l’aube de ce matin-là était aussi celle d’un vendredi, à l’heure où le muezzin s’apprêtait à monter au sommet du minaret pour appeler à la prière, l’idiot du village, devenu fou furieux, l’avait retenu en criant : Qui pourrait louer le Seigneur en un moment pareil ? »
Budur cessa de lire. Un profond silence s’était abattu sur la pièce. Quelques hommes hochaient sombrement la tête, comme pour dire : Oui, c’est bien ce qui s’est passé ; il y a des années que je pense à tout ça. Pourtant, quelques autres firent mine de vouloir quitter leur fauteuil ou leur lit, comme pour lui prendre le livre des mains, et l’inviter, d’un geste, à quitter la pièce. Va-t’en. S’ils n’avaient pas été aveugles, ils l’auraient reconduite eux-mêmes à la porte, ou ils lui auraient fait quelque chose. Mais, étant donné la situation, nul ne savait quoi faire.
Elle bredouilla une parole, se leva et partit. Elle traversa la ville en longeant le fleuve, vers le port, puis jusqu’au bout de la jetée. La mer, d’un bleu superbe, venait se fracasser au pied des rochers, jetant dans l’air ses embruns, qui retombaient en bruine salée.
Budur s’assit sur le dernier rocher chauffé par le soleil, et regarda les nuages filer au-dessus de Nsara. Elle se sentait aussi pleine de colère que l’océan était plein d’eau, et pourtant, il y avait quelque chose dans les images et dans le brouhaha de la ville qui lui réchauffait le cœur. Elle se dit : Nsara, tu es maintenant ma seule famille. Maintenant, tu es ma tante Nsara.
À présent, elle devait faire plus ample connaissance avec Piali.
C’était un petit homme peu communicatif, introverti, à l’air toujours ailleurs, et apparemment assez imbu de lui-même. Budur s’était dit que son exceptionnel manque de charme devait être compensé par ses compétences en sciences physiques.
Mais elle fut très impressionnée par l’ampleur du chagrin que lui causait la mort d’Idelba. Budur s’était souvent dit qu’il la traitait comme un meuble un peu encombrant, une collaboratrice dont il avait besoin mais dont il se serait bien passé. Maintenant qu’elle était partie, il retournait souvent sur le banc au bout de la jetée, où ils allaient parfois s’asseoir, Idelba et lui, quand il faisait beau, et il soupirait, disant :
— C’était un tel bonheur de parler avec elle… Idelba était l’une de nos plus brillantes physiciennes, tu sais. Si elle avait été un homme, rien n’aurait pu l’arrêter – elle aurait changé le monde. Bien sûr, elle avait quelques petites lacunes, mais elle avait une excellente intuition de la façon dont les choses devaient marcher. Quand nous étions coincés, elle tournait et retournait le problème, obstinément, tu vois ce que je veux dire… Moi, j’aurais laissé tomber, mais elle, elle ne s’avouait jamais vaincue. Elle était particulièrement douée pour trouver de nouveaux angles d’approche, et prendre les problèmes par le flanc quand ils semblaient insurmontables. Brillante. C’était vraiment une personne brillante.
Il paraissait affreusement sérieux à présent, insistant sur le terme « personne », plutôt que sur celui de « femme », comme si Idelba lui avait montré sur les femmes des choses qu’il n’avait pu s’empêcher de remarquer, n’étant pas assez stupide pour ne pas les voir. Il ne commettait pas non plus l’erreur de penser à elle comme à une exception – aucun physicien n’aurait commis ce genre de bévue : considérer les exceptions comme une catégorie valide. Désormais, il s’adressait à Budur sur le même ton qu’il prenait pour parler à Idelba, ou à ses collègues masculins. Mais il le faisait de manière un peu trop intentionnelle, s’efforçant de paraître le plus normal, et humain, possible, et – en fait – y arrivant. Presque. Car il gardait toujours cette allure un peu ahurie, assez peu gracieuse. Mais Budur commença à l’apprécier davantage.
Ce qui n’était pas plus mal, car Piali, lui aussi, se mit à s’intéresser à elle, et, les mois passant, il se mit même à lui faire la cour à sa façon, si particulière. Il vint à la zawiyya, fit la connaissance de toutes ses colocataires, et l’écouta lui parler de ses problèmes d’histoire, tout en lui racontant, parfois si longuement que c’en devenait insupportable, ses difficultés, dans ses recherches et à l’Institut. Il aimait, comme elle, aller dans les cafés, et ne parut pas faire cas de ses possibles incartades depuis qu’elle était arrivée à Nsara ; il n’en tint pas compte, et se concentra sur les choses de l’esprit, même quand il était dans un café en train de boire un cognac, ou de griffonner sur les nappes – ce qui était une de ses manies. Ils parlaient des heures durant de la nature de l’histoire, et ce fut sous l’influence de son profond scepticisme, ou matérialisme, qu’elle finit par franchir complètement le pas de l’histoire à l’archéologie, passant des textes aux objets – en partie convaincue par son argument que les textes n’étaient jamais que les impressions de personnes, tandis que les objets étaient dotés d’une réalité qui leur était propre, immuablement. Bien sûr, les objets menaient à d’autres impressions, auxquelles ils se fondaient, dans cette toile de preuves que tout étudiant du passé devait apporter pour étayer sa thèse ; mais Budur se sentait nettement plus à l’aise quand elle travaillait à partir des outils et des bâtiments plutôt que des mots du passé. Elle en avait marre de distiller du cognac. Et elle s’aperçut qu’elle considérait le monde d’un œil beaucoup plus critique, pareil à celui d’Idelba, ce qu’elle s’appliqua à faire comme une sorte d’hommage à la mémoire de sa tante. Idelba lui manquait tant qu’elle n’arrivait pas à se l’avouer franchement. Elle abordait le problème par ces sortes d’hommages, invoquant le souvenir d’Idelba au travers de ses habitudes, devenant ainsi une sorte de madame Sururi. Elle se fit même plusieurs fois la réflexion que, d’un certain point de vue, on connaissait mieux les morts que les vivants, parce que la vraie personne n’était plus là pour distraire notre attention lorsque nous pensions à elle.
Ce qui amena Budur à se poser un grand nombre de questions, qui reliaient son travail à ce qu’elle avait compris du travail d’Idelba, puisqu’elle devait étudier les changements physiques des matériaux utilisés dans le passé : des changements dans la chimie, la physique, le ki (ou les fuites de ki) dans les choses, qui pourraient servir à les dater, comme autant d’horloges enfouies dans la texture des matériaux étudiés. Elle en parla à Piali, et il lui répondit aussitôt qu’au fil du temps le nombre de particules du noyau et de l’enveloppe changeait, de telle sorte que, par exemple, l’anneau-de-vie quatorze d’un corps se transformerait lentement en anneau-de-vie douze, à peu près dans les cinquante années suivant la mort de l’organisme, et continuerait à se dégrader pendant environ cent mille ans, jusqu’à ce que tout l’anneau-de-vie de l’organisme soit retombé à douze – étape à laquelle l’horloge s’arrêterait.
Il y avait donc largement de quoi dater la plupart des activités humaines, se dit Budur. Elle commença à élaborer une méthode de travail avec Piali et les différents chercheurs de l’Institut. Puis l’idée fut reprise et améliorée par une équipe de scientifiques de Nsara, qui avait été mise sur pied ce mois-là, et bientôt les efforts de quelques-uns devinrent ceux de tous, comme cela arrive si souvent dans le domaine de la science. Budur n’avait jamais travaillé aussi dur.
C’est ainsi qu’au fil du temps elle finit par devenir archéologue, s’occupant entre autres de dater les choses, avec l’aide de Piali. En fait, pour Piali, elle avait remplacé Idelba, et il avait même, en conséquence, en partie changé de domaine d’activité pour s’adapter à ce sur quoi elle travaillait. Il ne se liait aux autres qu’en travaillant avec eux, et c’est pourquoi, même si elle était très jeune et travaillait dans une autre spécialité, il s’était adapté à elle, et avait ensuite fait comme avant. Il poursuivait également ses recherches en physique atomique, évidemment, travaillant avec de nombreux collègues au laboratoire de l’Institut, et quelques scientifiques de l’usine du sans-fil située dans la banlieue de la ville, et dont le laboratoire commençait à rivaliser avec ceux de la madrasa et de l’Institut dans le domaine de la recherche en physique théorique.
Les militaires de Nsara étaient également impliqués. Les recherches de Piali suivaient la voie ouverte par Idelba, et même s’il y avait longtemps déjà que rien de neuf n’avait été publié sur la possibilité de déclencher une réaction en chaîne à partir de la fission de l’alactin, de nombreux physiciens musulmans, au Skandistan, en Toscane et en Iran, en avaient souvent parlé entre eux ; et ils se doutaient que de pareilles conversations devaient avoir lieu dans les laboratoires de Chine, de Travancore ou du Nouveau Monde. À Nsara, on épluchait désormais les publications internationales portant sur cet aspect de la physique, afin de voir si rien ne leur avait échappé, s’il n’y avait pas de nouveau développement, ou si un soudain silence ne signifiait pas qu’un gouvernement avait décidé de classer le sujet secret défense. Jusqu’à présent, rien ne laissait croire qu’on avait censuré ou préféré étouffer quoi que ce fut, mais Piali semblait penser que ce n’était qu’une question de temps, et que cela devait déjà se produire dans d’autres pays, voire chez eux, sans qu’on en ait vraiment conscience, ou que ce fût seulement prévu. À la première crise de politique internationale, disait-il, avant que les hostilités ne soient déclarées, il ne faudrait pas s’étonner si ce pan de la recherche disparaissait bel et bien dans les laboratoires top secret des militaires, et, en même temps que lui, un nombre significatif des physiciens de leur génération, qui se verraient alors refuser tout contact avec leurs collègues du monde entier.
Et bien sûr, les problèmes pouvaient surgir à tout moment. La Chine, malgré sa victoire, s’était effondrée presque aussi complètement que la coalition défaite, et sombrait apparemment dans l’anarchie et dans la guerre civile. L’heure de la fin avait sonné pour les chefs de guerre chinois qui avaient remplacé la dynastie Qing.
— C’est bien, dit Piali à Budur. Il n’y a qu’une bureaucratie de militaires pour essayer de construire une bombe aussi dangereuse. Mais c’est mauvais, parce que les gouvernements militaires détestent s’en aller sans livrer une dernière bataille.
— Aucun gouvernement n’aime s’en aller, dit Budur. Rappelle-toi ce que disait Idelba. Le meilleur moyen d’empêcher un gouvernement de s’approprier ces idées, c’est de les répandre dans le monde entier, aussi vite que possible. Si tout le monde sait que chacun peut fabriquer une arme pareille, alors aucun n’essaiera de la faire.
— Peut-être pas au début, dit Piali, mais cela pourrait arriver, avec les années.
— Ce n’est pas une raison pour nous décourager, dit Budur.
Et elle continua de harceler Piali pour qu’il fasse enfin ce qu’Idelba avait suggéré. Il ne semblait pas y avoir renoncé, mais il ne faisait rien non plus qui allât dans ce sens. En tout cas, Budur devait bien admettre avec lui qu’il n’était pas facile de décider comment s’y prendre au juste. Ils étaient assis sur ce secret comme des pigeons sur un œuf de coucou.
Pendant ce temps, la situation à Nsara continuait de se dégrader. Un bon été avait succédé à plusieurs mauvais, permettant d’échapper à la pire des famines. Mais les journaux ne parlaient que d’émeutes de la faim, de grèves dans les usines du Rhin, de la Ruhr et du Rhône, et même d’une « révolte contre les réparations de guerre », dans les petites montagnes de l’Atlas, révolte qu’on eut du mal à contenir. En fait, l’armée avait en son sein des éléments plutôt disposés à encourager qu’à réfréner ce type de mouvement, peut-être parce qu’ils les approuvaient. À moins que ce ne fut pour que les choses empirent au point qu’un coup d’État militaire aurait paru parfaitement justifié. D’ailleurs, on entendait bien des rumeurs allant dans ce sens.
Tout cela ressemblait de façon désespérante aux derniers jours de la Longue Guerre, et les gens se mirent à stocker de plus belle. Budur avait du mal à se concentrer sur ses lectures, et était souvent submergée par le chagrin de la mort d’Idelba. C’est pourquoi elle fut d’abord surprise, puis ravie, quand Piali lui annonça la tenue d’un colloque à Ispahan, une rencontre internationale de physiciens atomistes, qui devaient faire le point sur les derniers résultats de leurs travaux, « y compris le problème de l’alactin ». De plus, le colloque se tiendrait en même temps que la quatrième édition d’une grande réunion de scientifiques, dont la première avait eu lieu à Ganono, la grande cité portuaire des Hodenosaunees – d’où son nom, désormais, de Conférence de l’Ile-Longue. La deuxième avait eu lieu à Pyinkayaing, et la troisième à Beijing. Le colloque d’Ispahan était par conséquent le premier à se dérouler dans le Dar, et il était prévu qu’aurait lieu également toute une série de rencontres sur le thème de l’archéologie. Piali s’était déjà arrangé pour faire financer par l’Institut le fait que Budur y assiste avec lui, en tant que coauteur des articles qu’ils avaient écrits avec Idelba sur la méthode de datation à l’anneau-de-vie quatorze.
— Cela me semble l’endroit idéal où parler en privé des idées de ta tante. Une séance de travail sera même consacrée à ses recherches. Elle sera organisée par Zoroush. Chen y sera aussi, ainsi qu’un certain nombre de ses correspondants. Tu viendras ?
— Bien sûr.
Les trains pour l’Iran passaient tous par Turi, la ville natale de Budur. Alors, peut-être à cause de cela, Piali s’arrangea pour leur trouver deux places à bord du dirigeable qui allait de Nsara à Ispahan. C’était un appareil du même modèle que celui que Budur avait pris avec Idelba pour aller aux Orcades. Elle s’assit à côté de la vitre de la nacelle pour regarder la Franji : les Alpes, Rome, la Grèce et les îles brunes de la mer Égée ; puis l’Anatolie et les États du Moyen-Occident. Dieu que le monde est grand ! se dit Budur après plusieurs heures de vol.
Puis ils survolèrent les cimes enneigés des Zagros, jusqu’à Ispahan, située dans une haute vallée traversée par un fleuve tumultueux, le Zayandeh Rud, vallée qui dominait des plaines salines à l’est. Alors qu’ils approchaient de l’aérodrome, ils virent un immense cercle de ruines autour de la nouvelle ville. Ispahan s’était trouvée sur la route de la Soie, et plusieurs villes avaient été détruites, tour à tour par Gengis Khan, Tamerlan, les Afghans au onzième siècle, et finalement le Travancore, au cours de la Longue Guerre.
La dernière incarnation de la ville n’en était pas moins florissante. De nouveaux bâtiments s’élevaient un peu partout, si bien que lorsqu’ils traversèrent la ville en tramway ils eurent l’impression de s’aventurer dans une forêt de grues poussant dans tous les sens sur une ruche de métal et de béton. Abdol Zoroush et les autres scientifiques iraniens accueillirent la petite équipe de Nsara dans une grande madrasa au cœur du nouveau centre-ville, et la conduisirent dans les vastes appartements réservés aux invités de l’Institut de recherche scientifique. Après quoi, ils les emmenèrent dîner dans la ville, qui s’étendait alentour, au pied des monts Zagros.
Un fleuve coulait au sud de la ville basse, que l’on venait de reconstruire entièrement sur les ruines de l’ancien centre-ville. Les habitants de la ville leur apprirent que les collections archéologiques de l’Institut accueillaient une profusion d’antiquités et d’artefacts anciens, récemment récupérés. La nouvelle ville était parcourue de larges avenues bordées d’arbres, qui maillaient la ville du fleuve jusqu’au nord. À cette altitude, et même sous de plus hautes montagnes, ce serait un spectacle magnifique quand les arbres auraient enfin atteint leur taille adulte. Mais c’était déjà impressionnant.
Les Isfahanis étaient visiblement très fiers, à la fois de leur ville, de leur Institut, et de l’Iran en général. Dévasté plusieurs fois pendant la Longue Guerre, leur pays était maintenant en pleine reconstruction. Ils disaient qu’ils essayaient de lui insuffler un nouvel esprit, une façon d’être au monde typiquement persane, où leurs propres chiites ultraconservateurs se trouvaient noyés sous un afflux d’immigrants et de réfugiés plus tolérants, ainsi que d’intellectuels locaux qui se faisaient appeler cyrusiens, en hommage à celui que l’on tenait pour le premier roi d’Iran. Les Nsarais trouvèrent ce renouveau patriotique persan particulièrement intéressant, parce qu’il semblait illustrer un moyen de s’affranchir de l’islam, sans pour autant l’abandonner. Les Cyrusiens attablés avec eux se réjouirent de leur apprendre que cette année n’était plus pour eux l’an 1381 A. H., mais l’an 2561 de « l’ère du roi des rois ». Un homme se leva pour porter un toast en récitant un poème anonyme que l’on venait de découvrir, peint sur l’un des murs de la nouvelle madrasa :
Ancien Iran, Perse éternelle,
Pris dans l’étau du monde et du temps,
Auxquels tu donnes ce persan superbe,
Langue d’Hafiz, de Firdoussi et de Khayyam,
Langue de mon cœur, maison de mon âme,
C’est toi que j’aime si j’aime quelque chose,
Une fois encore, grand Iran, chante-nous cet amour.
Alors les autochtones se mirent à boire et à se congratuler. Beaucoup d’entre eux étaient en fait des étudiants venus d’Afrique, du Nouveau Monde ou d’Aozhou.
— C’est à cela que le monde entier finira par ressembler, quand les gens auront pris l’habitude de se déplacer, dit ensuite Abdol Zoroush à Budur et Piali, alors qu’il leur faisait visiter les immenses terrains de l’Institut, puis le quartier fluvial qui se trouvait juste au sud.
On était justement en train de construire au-dessus du fleuve une promenade bordée de cafés d’où l’on pouvait admirer les montagnes et le fleuve en amont. Zoroush leur dit que ce panorama avait été construit sur le modèle de la corniche surplombant l’estuaire, à Nsara.
— Nous souhaitions quelque chose qui rappellerait votre grande cité, tout entourés de terres que nous soyons. Nous voulions un symbole de notre ouverture d’esprit.
Le colloque commença le jour suivant et, pendant toute la semaine, Budur assista à diverses communications portant sur des sujets variés touchant à ce que beaucoup d’entre eux appelaient la nouvelle archéologie, une science et pas seulement un passe-temps pour antiquaires, ou concernant le nébuleux point de départ de l’histoire. Piali, pendant ce temps, disparaissait dans les bâtiments consacrés aux sciences physiques pour assister à des débats de physiciens. Ils se retrouvaient pour dîner parmi tous les autres savants, et n’avaient que peu d’occasions de se parler en privé.
Budur trouva que les différentes conférences sur l’archéologie, faites par des conférenciers venus des quatre coins du monde, constituaient une initiation passionnante. Il en ressortait clairement qu’au cours des années de reconstruction qui avaient suivi la guerre, avec la découverte et le développement de nouvelles méthodologies, et grâce à ce qu’ils savaient déjà des premiers temps de l’histoire du monde, une nouvelle science, une nouvelle façon d’envisager les profondeurs de leur passé le plus lointain, était en train d’émerger, là, sous leurs yeux. Les salles de conférences étaient bondées, et les communications se prolongeaient toujours jusque tard dans la nuit. Beaucoup avaient lieu dans les couloirs, où les conférenciers parlaient, s’agitaient, répondaient aux questions devant de grands tableaux noirs et des panneaux d’affichage couverts de photos et de documents. Il y en avait tellement que Budur ne pouvait se rendre à toutes, aussi prit-elle très vite l’habitude de se tenir au fond des salles ou derrière la foule, quand les conférences avaient lieu dans les couloirs, arrivant au beau milieu et épluchant le programme pour choisir ce qu’elle allait faire l’heure d’après.
Elle s’arrêta dans une salle pour écouter un vieil homme, apparemment d’origine chinoise, japonaise, ou de l’ouest du Yingzhou, qui parlait dans un persan maladroit des civilisations du Nouveau Monde au moment où le Vieux Monde l’avait découvert. Ce qui l’avait poussée à venir l’écouter était le fait qu’il connaissait Hanea et Ganagweh.
— En fait, en termes de mécanisation, d’architecture et ainsi de suite, les habitants du Nouveau Monde étaient déjà assez avancés. Même s’il n’y avait pas d’animaux domestiques au Yingzhou (mis à part les cochons d’Inde et les lamas en Inka), les civilisations aztèque et inka ressemblaient à celle des anciens Égyptiens, telle que nous la découvrons. On peut donc dire que les tribus du Yingzhou vivaient comme les habitants du Vieux Monde avant que n’existent les villes, c’est-à-dire il y a environ huit mille ans, alors que les empires inkas, plus au sud, rappelaient le Vieux Monde d’il y a quatre mille ans. C’est une différence de taille, qu’il serait intéressant d’expliquer, si c’était possible. Peut-être l’empire inka bénéficiait-il d’atouts topographiques, ou de ressources, comme par exemple le lama, une bête de somme qui leur donnait un avantage sur les habitants du Yingzhou – même s’il s’agit d’un avantage assez mince au regard des critères du Vieux Monde. Mais ils disposaient, grâce à lui, d’un peu d’énergie supplémentaire, et ainsi que notre hôte, Maître Zoroush, l’a clairement expliqué, l’énergie que ces lamas leur permettait de mettre en jeu pour dompter la nature constitue l’un des principaux facteurs de développement.
» Quoi qu’il en soit, l’étude des conditions de vie primitives du Yingzhou nous permet de comprendre les structures sociales qui ont pu être celles des sociétés pré-agricoles du Vieux Monde. Elles sont étrangement modernes par certains aspects : elles possédaient les bases de l’agriculture – la courge, le mais, les haricots, et ainsi de suite –, leur population n’était pas très nombreuse, et vivait dans une forêt giboyeuse, avec beaucoup d’arbres fruitiers, leur économie en était au stade pré-pénurique, même si nous découvrons aujourd’hui qu’ils avaient les moyens de développer une technologie post-pénurique. Dans chacune de ces deux civilisations, l’individu était mieux considéré, en tant que créateur de valeur, qu’il soit homme ou femme, que dans une économie de type pénurique. De même, on trouvait moins de cas de domination d’une caste par une autre. Derrière ces conditions d’abondance et d’aisance matérielle, nous voyons le grand égalitarisme des Hodenosaunees, le pouvoir qu’ont les femmes dans leur société, et l’absence d’esclavage – au contraire, les tribus défaites étaient rapidement assimilées dans le tissu même de l’État.
» À l’époque des Premiers Grands Empires, il y a quatre mille ans, tout cela avait disparu et laissé place à une structure d’une extrême verticalité, avec des rois-dieux, une caste de religieux toute-puissante, un contrôle militaire permanent, et l’asservissement des vaincus. Ces premiers développements, ou, pourrait-on dire, ces premiers symptômes, de civilisation (car l’urbanisation avait grandement accéléré ce processus) ne se rencontrent aujourd’hui, près de quatre mille ans plus tard, que dans les civilisations les plus progressistes du monde.
» Pendant ce temps, bien sûr, chacune de ces deux sociétés primitives a presque entièrement disparu de la surface de la Terre, en partie à cause des maladies du Vieux Monde qui avaient frappé leurs populations. Chose intéressante, les empires méridionaux se sont effondrés plus vite, et plus totalement, à peu près au moment même où ils étaient conquis par les armées d’or chinoises, avant d’être rapidement ravagés par la famine et les maladies, comme si un corps sans tête ne pouvait survivre un instant. Plus au nord, les choses se passèrent tout autrement, d’abord parce que les Hodenosaunees purent se défendre en s’enfonçant dans l’immense forêt à l’est de leurs terres, parvenant ainsi à échapper, du moins en partie, aux Chinois ou aux incursions islamiques venues de l’autre côté de l’Atlantique ; ensuite, parce qu’ils étaient bien moins sensibles aux maladies du Vieux Monde, peut-être parce qu’ils y avaient déjà été exposés, au contact de moines japonais itinérants, de commerçants, de trappeurs et de prospecteurs, qui contaminèrent de petits groupes d’autochtones, faisant office de vaccins humains, immunisant la population du Yingzhou, ou en tout cas la préparant à une arrivée plus massive d’Asiatiques, dont les effets dévastateurs purent ainsi être contrés, même si, bien sûr, nombre de gens et de tribus périrent.
Budur alla voir un peu plus loin, tout en réfléchissant à la notion de société post-pénurique, dont elle n’avait jamais entendu parler dans Nsara en proie à la famine. Mais une autre conférence, qu’elle ne voulait manquer à aucun prix, allait bientôt commencer, or c’était l’une des plus courues. Elle traitait de la question des anciens Francs, et de la raison pour laquelle la peste les avait si durement frappés.
Beaucoup de travaux avaient été effectués sur ce sujet, notamment par le savant zott Istvan Romani, qui avait effectué des recherches sur les régions frontalières de la peste, au Magyaristan et en Moldavie. Quant à la peste proprement dite, elle avait été étudiée en profondeur pendant la Longue Guerre, quand il avait paru possible que l’on se serve de cette maladie comme d’une arme d’un côté ou de l’autre. On savait maintenant qu’elle avait été transmise au cours des premiers siècles par les puces vivant sur les rats qui voyageaient à bord des bateaux ou suivaient les caravanes. Une ville appelée Issyk Kul, au sud du lac Balkhash, au Turkestan, avait été étudiée par des Romains et par un chercheur chinois, appelé Jiang, qui avaient mis au jour, dans un cimetière nestorien de la ville, les preuves que la peste avait durement sévi au cours de l’an 700. Cela avait été apparemment le point de départ de l’épidémie qui s’était déplacée le long des routes de la Soie, jusqu’à Sarai, alors capitale du khanat de la Horde d’Or. L’un de leurs khans, Yanibeg, avait assiégé le port génois de Kaffa, en Crimée, catapultant par-dessus les remparts des cadavres de victimes de la peste. Les Génois avaient jeté les corps à la mer, mais cela n’avait pas empêché la peste de contaminer le réseau génois de ports de commerce, puis, finalement, toute la Méditerranée. La peste s’était déplacée de port en port, entrant en sommeil pendant les hivers et recommençant à frapper de plus belle dans l’intérieur des terres au printemps. Cela dura une vingtaine d’années. Les péninsules de l’ouest du Vieux Monde avaient toutes été ravagées, en remontant vers le nord à partir de la Méditerranée, puis repartant vers l’est, jusqu’à Moscou, Novgorod, Copenhague et les ports de la Baltique. À la fin, la population de Franji n’était plus que de trente pour cent environ de ce qu’elle était avant le début de l’épidémie. Puis, vers 777, année considérée à cette époque comme cruciale par les mollahs et les soufis mystiques, une seconde vague de peste – si c’était bien la peste – avait tué la quasi-totalité des survivants de la première vague, de telle sorte que les marins du début du huitième siècle rapportèrent avoir vu, généralement depuis la mer, une terre complètement vide.
Puis des conférenciers exposèrent une théorie selon laquelle la seconde vague avait en fait été une vague d’anthrax, qui avait suivi la peste ; d’autres tenaient un discours opposé, expliquant que les récits faits à l’époque de la première épidémie correspondaient plus souvent aux symptômes de l’anthrax qu’aux bubons de la peste bubonique, et que la peste n’avait frappé qu’ensuite. On expliqua au cours de ces mêmes conférences qu’il y avait plusieurs types de peste, bubonique, septicémique et pulmonaire. La pneumonie causée par cette dernière forme était mortelle, contagieuse, et se répandait très vite. Quant à la forme septicémique, elle était encore plus mortelle. Les tristes expériences menées au cours de la Longue Guerre avaient permis d’en apprendre long sur ces différentes maladies.
Mais comment expliquer que ce fléau, quel qu’il fut, ait été si mortel en Franji et pas ailleurs ? Le colloque donnait l’occasion à toute une flopée de conférenciers d’exposer leurs théories. Grâce à ses notes, Budur put les résumer à Piali, au cours du dîner, et il s’empressa de les inscrire sur la nappe.
• Dans les années 770, des animalcules de la peste mutèrent, prenant des formes proches de la tuberculose ou de la typhoïde, d’une virulence au moins équivalente.
• Les villes de Toscane étaient particulièrement peuplées aux alentours du huitième siècle ; certaines comptaient jusqu’à deux millions d’habitants, et les systèmes sanitaires, débordés, favorisèrent la prolifération des vecteurs de la peste.
• Les ravages provoqués par la première peste furent suivis de toute une série d’inondations désastreuses qui anéantirent le système agricole, provoquant la famine.
• À la fin de la première épidémie, une forme super contagieuse de l’animalcule muta dans le nord de la France.
• La peau claire des Francs et des Celtes ne possédait pas les pigments permettant de résister à la maladie – en témoignent leurs nombreuses taches de rousseur.
• Des taches solaires perturbèrent le climat et provoquèrent des épidémies, dont la gravité alla en s’accroissant…
— Des taches solaires ? coupa Piali.
— C’est ce qu’il a dit, confirma Budur en haussant les épaules.
— Si je comprends bien, reprit Piali, en relevant son regard de la nappe, l’épidémie serait due soit à des animalcules de la peste ou d’autres types de bacilles, soit à la nature des populations, ou à leurs coutumes, ou à leur pays, ou au climat, ou à des taches solaires…
Il grimaça.
— À mon humble avis, cela couvre l’éventail des causes possibles… Peut-être aurait-il fallu y inclure également les rayons cosmiques. Eh, euh, dis-moi, n’y aurait-il pas eu une supernova, quelque part, à cette époque ?
Budur ne put s’empêcher de rire.
— Je pense qu’elle a eu lieu un peu plus tôt. De toute façon, tu dois bien reconnaître que c’est quelque chose qui mérite une explication.
— Comme bien d’autres problèmes. Mais j’ai l’impression qu’en ce qui concerne celui-là, nous ne sommes pas près d’y arriver.
Le colloque se poursuivit, avec ses conférences traitant de ce qu’on savait des premiers hommes, jusqu’à l’immédiat avant-guerre. Les travaux sur les origines de l’homme fournirent le point de départ de l’une des plus formidables controverses qui aient jamais eu lieu à ce sujet.
L’archéologie, en tant que discipline, trouvait en gros sa source dans la bureaucratie chinoise. Ensuite, elle avait été récupérée par les Dineis, qui avaient étudié avec les Chinois, avant d’aller au Yingzhou, où des chercheurs essayèrent de comprendre les origines des Anasazis, ce peuple mystérieux qui avait été le premier à fouler le sol poussiéreux de l’ouest du Yingzhou. Le savant dinei Anan et ses collègues avaient apporté une ébauche d’explication à l’histoire de l’homme et de ses migrations, en prouvant que des tribus du Yingzhou avaient exploité des mines d’étain sur l’île Jaune, une île du Manitoba, le plus grand des Grands Lacs, et avaient envoyé cet étain par-delà les océans, aux civilisations de l’âge du bronze d’Afrique et d’Asie. L’équipe d’Anan prétendait que la civilisation avait vu le jour au Nouveau Monde, avec les Inkas, les Aztèques et les plus anciennes tribus du Yingzhou, qui avaient précédé les Anasazis des déserts à l’ouest. Leurs grands et vieux empires envoyaient leur étain sur des radeaux de roseau et de sapin, et le troquaient contre des épices et différentes espèces végétales avec les ancêtres des Asiatiques. Ces commerçants du Yingzhou avaient créé les premières civilisations méditerranéennes avant même les Grecs, et notamment les civilisations égyptiennes et celles des empires du Moyen-Occident, les Assyriens et les Sumériens.
C’est en tout cas ce que disaient les archéologues dineis, qui étayaient leurs thèses à l’aide de toutes sortes d’objets venus du monde entier. Mais voilà que l’on commençait à mettre au jour en Asie, en Franji et en Afrique, de nombreuses autres preuves démontrant le contraire. La datation à l’anneau-de-vie des plus anciennes traces de présence humaine dans le Nouveau Monde les faisait remonter à une vingtaine de milliers d’années, ce qui était fort ancien, et bien antérieur aux premières civilisations connues de l’histoire du Vieux Monde – les Chinois, les Moyen-Occidentaux et les Égyptiens. Théorie qui à l’époque paraissait plausible. Mais maintenant que la guerre était terminée, les scientifiques commençaient à étudier le Vieux Monde d’une façon qui n’avait pas été possible avant l’invention de l’archéologie moderne. Et ils trouvaient d’importantes traces d’un passé humain bien plus ancien que tout ce qu’on avait cru jusqu’alors. Des grottes dans le sud de Nsara, avec de magnifiques peintures d’animaux, étaient maintenant datées de façon assez certaine d’environ quarante mille ans. On avait retrouvé dans le Moyen-Occident des squelettes vieux d’à peu près cent mille ans. Et certains savants, à Ingali, en Afrique du Sud, disaient avoir trouvé des restes humains, ou de lointains ancêtres de l’homme, qui paraissaient avoir plusieurs centaines de milliers d’années. La datation à l’anneau-de-vie n’était pas utilisable pour ces vestiges, mais ils avaient recours à d’autres méthodes de datation qu’ils estimaient tout aussi fiables.
Personne au monde n’avait formulé de revendication semblable à celle des Africains, que bien des gens considéraient avec scepticisme ; certains remettaient en question leurs techniques de datation, d’autres écartaient tout simplement leurs assertions, n’y voyant que la manifestation d’un chauvinisme continental ou racial. Bien sûr, cette réponse agaçait les savants africains, et la conférence de l’après-midi fut tellement orageuse qu’elle rappela à bien des gens l’atmosphère qui régnait à l’époque de la guerre. Il était important de s’en tenir, dans tout discours, aux bases scientifiques, et de n’interroger que les faits, sans considérations religieuses, politiques ou raciales.
— Je suppose que le patriotisme peut prendre toutes les formes, dit cette nuit-là Budur à Piali. Un patriotisme archéologique est absurde, mais apparemment, c’est sous cette forme qu’il a vu le jour au Yingzhou. Un préjugé sans nul doute inconscient, que l’on a tous pour son propre pays. Et tant que nous n’aurons pas réglé le problème de datation, la question du modèle qui remplacera le leur reste ouverte.
— Les méthodes de datation vont finir par s’améliorer, c’est certain, dit Piali.
— Certes. Mais en attendant, tout est confus.
— C’est vrai pour tout.
Les jours se suivirent, perdus dans un brouillard de conférences. Budur se levait tous les jours à l’aube, prenait son petit déjeuner au réfectoire de la madrasa et enchaînait les conférences, les réunions et les exposés jusqu’au dîner. Après quoi, elle suivait encore d’autres communications, et ne retournait dans sa chambre qu’à une heure avancée de la nuit. Un jour, elle fut intriguée par le discours d’une jeune femme qui décrivait sa découverte de ce qui semblait avoir été une branche perdue d’un féminisme des premiers temps de l’islam, une branche qui avait permis à Samarkand de renaître avant d’être détruite puis rayée de l’histoire. Apparemment, des femmes de Qom s’étaient élevées contre le pouvoir des mollahs et avaient mené leur famille vers le nord-est, dans la ville de Derbent, en Bactriane. La ville, qui avait été conquise par Alexandre le Grand, vivait depuis plus d’un millier d’années à la mode des Grecs dans une sorte de béatitude transoxianique, quand les rebelles musulmanes étaient arrivées avec leurs familles. Ensemble, ils bâtirent un mode de vie où tous les êtres vivants étaient égaux entre eux et devant Allah, quelque chose qui ressemblait à ce qu’Alexandre aurait créé, en bon disciple de la reine de Crète. C’est ainsi que les habitants de Derbent vécurent des années de bonheur, sans chercher à imposer leur mode de vie au reste du monde, mais en parlant de ce qu’ils avaient appris aux gens de Samarkand avec qui ils commerçaient. Et à Samarkand, ils prirent cette connaissance et en firent le début de la renaissance du monde. Tout cela peut se lire dans les ruines, répéta la jeune chercheuse.
Budur nota les références, se rendant compte que l’archéologie aussi pouvait être une sorte de profession de foi, ou d’engagement sur l’avenir. Elle repartit dans les couloirs en secouant la tête. Il faudrait qu’elle en parle à Kirana. Il faudrait qu’elle se plonge là-dedans elle-même. Qui savait, en réalité, ce que les gens avaient fait dans le passé ? Il était arrivé bien des choses, qui n’avaient jamais été consignées par écrit et qu’au bout d’un moment on avait complètement oubliées. Tout était possible. À peu près tout. Et il y avait ce phénomène que Kirana avait mentionné une fois en passant : les gens imaginaient que l’herbe était toujours plus verte ailleurs, ce qui leur donnait le courage d’essayer de promouvoir un certain progrès dans leur propre pays. C’est ainsi que les femmes de partout, imaginant que le sort des femmes d’ailleurs était meilleur que le leur, avaient eu le courage d’initier des changements. Et on pouvait sans doute multiplier les exemples de gens qui anticipaient une amélioration de la réalité, comme dans ces histoires de paradis mythique, découvert puis perdu, que les Chinois appelaient les histoires de « la source des fleurs de pêcher ». Histoire, fable, prophétie ; on ne savait pas ; jusqu’à ce que passent les siècles, peut-être, et que le temps en fasse des histoires d’une sorte ou d’une autre.
Elle assista à beaucoup de conférences, et cette impression de gens en lutte permanente, d’expériences interminables, d’êtres humains se démenant pour essayer de trouver un moyen de vivre ensemble, ne fit que s’approfondir. Un faux Potala, à l’échelle deux tiers, construit à l’extérieur de Beijing ; d’anciens temples, d’origine grecque peut-être, perdus dans les jungles d’Amazonie ; un autre ensemble de temples dans les jungles du Siam ; une capitale inka, là-haut dans les montagnes ; des squelettes d’hommes au crâne légèrement différent de celui de l’homme moderne retrouvés en Franji ; des huttes rondes faites avec des os de mammouth ; le calendrier formé par les cercles de pierres de Britannia ; la tombe intacte d’un pharaon égyptien ; les restes miraculeusement préservés d’un village médiéval français ; une épave sur la péninsule de Ta Shu, le continent de glace entourant le pôle Sud ; une ancienne poterie inka primitive ornée de schémas du sud du Japon ; les légendes mayas de la « grande arrivée » d’un dieu Itzamna, qui était le nom de la déesse mère Shinto de la même période ; des mégalithes du grand bassin hydrographique inka, qui ressemblaient à ceux du Maghreb ; de vieilles ruines grecques en Anatolie qui rappelaient la Troie de l’Iliade, le poème épique d’Homère ; de grandes figures linéaires tracées sur les plaines d’Inka que l’on ne voyait bien que du ciel ; le village côtier des Orcades, que Budur avait visité avec Idelba ; une cité gréco-romaine complète à Éphèse, sur la côte d’Anatolie ; ces vestiges et beaucoup, beaucoup d’autres furent passés en revue. Chaque jour apportait son fleuve de paroles, Budur prenant des notes, infatigablement, et demandant des tirés-à-part des articles quand ils étaient en arabe ou en persan. Elle prenait un intérêt particulier aux communications sur les méthodes de datation, et les chercheurs qui travaillaient dans ce domaine lui disaient souvent tout ce qu’ils devaient aux travaux précurseurs de sa tante. Ils exploraient à présent d’autres méthodes de datation, comme le décompte des anneaux concentriques des troncs d’arbre (la « dendrochronologie ») ou la mesure d’un genre particulier de luminescence due à la fuite de ki que l’on remarquait dans la poterie cuite à des températures suffisantes. Mais ces techniques étaient encore balbutiantes, et personne n’était satisfait des méthodes actuellement utilisées pour dater les objets du passé qu’on trouvait dans la terre.
Un jour, des archéologues qui avaient utilisé les travaux d’Idelba sur les méthodes de datation se joignirent à Budur, et ils traversèrent le campus de la madrasa pour assister à une réunion à la mémoire d’Idelba, organisée par les physiciens qui l’avaient connue. Cette réunion comporterait un certain nombre d’éloges, une présentation des divers aspects de ses travaux, des communications sur les travaux récents dans les domaines sur lesquels elle s’était penchée, suivis d’une petite fête ou d’une veillée en son honneur.
Budur se promena dans les salles où la manifestation devait se tenir, recevant les louanges adressées à sa tante, et les condoléances. Les hommes de l’assistance (il y avait très peu de femmes) se montrèrent plein de sollicitude à son égard, et généralement amicaux. Le seul souvenir d’Idelba suffisait à amener des sourires sur leurs visages. Budur était stupéfaite et très fière de ces témoignages d’affection, même s’ils lui faisaient souvent aussi un peu de peine ; ils avaient perdu une collègue de valeur, mais elle avait perdu l’unique membre de sa famille qui comptait pour elle, et avait parfois du mal à se concentrer sur le seul aspect professionnel qu’on lui présentait de sa tante.
À un moment donné, on lui demanda de dire quelques mots, et elle prit sur elle pour aller au pupitre sur le devant de la salle. Elle songea à ses soldats aveugles, qui étaient devenus pour elle une sorte de rempart, d’ancrage, ou d’étalon de la tristesse. Par rapport à cela, c’était vraiment une fête, et elle sourit en voyant tous ces gens réunis pour honorer sa tante. Elle n’avait plus qu’à trouver quoi dire, et en montant les marches de l’estrade, il lui vint à l’esprit qu’elle n’avait qu’à imaginer ce qu’Idelba elle-même aurait dit, puis broder dessus. C’était une forme de réincarnation à laquelle elle pouvait croire.
Elle regarda donc l’assemblée de physiciens, calmement, soudain pleine d’assurance. Elle les remercia d’être venus et ajouta :
— Vous savez tous à quel point Idelba s’impliquait dans ses recherches sur la physique atomique, que vous poursuivez actuellement. Elle pensait qu’elles devaient être utilisées pour le bien de l’humanité, et pour rien d’autre. Le meilleur tribut que vous pourriez rendre à sa mémoire serait de fonder une organisation de savants qui se consacrerait à la diffusion et à l’utilisation de ce savoir. Nous aurons l’occasion d’en reparler. L’idéal serait que cette conférence voie se concrétiser cette aspiration. Elle avait, vous le savez, la conviction que l’on pouvait compter sur les savants entre tous pour agir au mieux, parce que c’était le mieux à faire du point de vue scientifique.
On aurait entendu une mouche voler dans la salle. L’expression qu’elle lisait sur leur visage lui rappelait beaucoup celle de ses soldats aveugles : souffrance, nostalgie, vains espoirs, regrets et résolution. Beaucoup de ceux qui étaient là avaient sans nul doute été impliqués dans l’effort de guerre de leurs pays respectifs – vers la fin, forcément, quand la course aux armements s’était accélérée et que les choses étaient devenues particulièrement dures et pénibles. Les inventeurs des obus à gaz de combat qui avaient aveuglé ses soldats pouvaient très bien se trouver dans cette salle.
— Maintenant, poursuivit prudemment Budur, il est évident que ça n’a pas tout le temps été le cas. Les savants n’ont pas toujours fait ce qu’il fallait. Mais pour Idelba, la science était perfectible, et on pouvait sans cesse la rendre plus scientifique. C’est même l’une des façons de définir la science, par opposition à bien d’autres disciplines ou institutions humaines. Pour moi, cela en fait une sorte de prière ou d’adoration du monde. C’est un travail, et c’est une dévotion. Nous devrions avoir cela constamment présent à l’esprit, chaque fois que nous repensons à Idelba, et chaque fois que nous réfléchissons aux conséquences ou aux applications de notre travail. Merci.
Par la suite, de plus en plus de gens vinrent la remercier et lui exprimer leur reconnaissance, si déplacée qu’elle fut dans la mesure où c’était sa tante qui aurait dû la recevoir. Puis, comme le moment d’honorer sa mémoire prenait fin, certains d’entre eux allèrent dîner dans un restaurant proche, après quoi un groupe encore plus restreint s’attarda autour de cafés et de baklavas. Budur avait l’impression de se retrouver dans l’un de ces cafés fouettés par la pluie de Nsara.
Finalement, très tard cette nuit-là, alors qu’ils n’étaient plus qu’une douzaine et que les serveurs du restaurant donnaient l’impression de vouloir fermer, Piali parcourut la salle du regard et, sur un hochement de tête d’Abdol Zoroush, se tourna vers Budur.
— Je vous présente le docteur Chen, dit-il en indiquant un Chinois aux cheveux blancs à l’autre bout de la table. Il nous a apporté les travaux de son équipe sur l’alactin. Il a manifesté le désir de partager ses résultats avec nous. Il arrive aux mêmes conclusions que nous en ce qui concerne la fission des atomes d’alactin et la façon dont on pourrait l’exploiter pour en faire une bombe. Mais son équipe est allée plus loin dans ses calculs, ce que nous avons vérifié pendant le colloque, et notamment Maître Ananda, ici présent (un autre homme assis à côté de Chen hocha la tête). Il apparaît maintenant évident que le type particulier d’alactin nécessaire pour déclencher une réaction en chaîne est tellement rare dans la nature qu’on ne pourrait pas en réunir une quantité suffisante. Il faudrait se contenter de sa forme naturelle, et la retraiter en laboratoire, selon un process qui est pour l’instant hypothétique, et même si on le rendait applicable, il serait tellement complexe qu’il faudrait la capacité industrielle de tout un État pour en produire assez pour une bombe.
— Vraiment ? demanda Budur.
Ils acquiescèrent avec ensemble, l’air calmes et soulagés, peut-être même heureux. L’interprète du docteur Chen lui dit quelque chose en chinois. Il opina du chef, répondit, et le traducteur répéta ses paroles en persan :
— Le docteur Chen ajoute que d’après ses observations, il paraît très peu vraisemblable que, même s’il le voulait, un pays, quel qu’il soit, réussisse à créer ces matériaux avant bon nombre d’années. Nous sommes donc tranquilles. De ce côté-là tout au moins.
— Je vois, dit Budur, avec un hochement de tête approbateur en direction du vieux Chinois. Vous devez imaginer à quel point Idelba aurait été contente de vous entendre ! Elle s’en faisait beaucoup, vous le savez. Mais elle insisterait aussi pour que soit créée une organisation scientifique internationale, peut-être de physiciens atomistes. Ou d’un groupe de scientifiques plus généralistes, qui prendraient les mesures nécessaires pour que l’humanité ne soit jamais menacée par ces possibilités. Après ce que le monde vient de traverser pendant la guerre, je crois qu’il ne survivrait pas à l’invention d’une super bombe. Ce serait de la folie.
— Certainement, approuva Piali.
Et quand ses paroles eurent été traduites, le docteur Chen parla à nouveau, et son traducteur dit pour lui :
— D’après l’honorable professeur, les comités scientifiques devraient conseiller…
Le docteur Chen ajouta un commentaire.
— … les gouvernements, reprit l’interprète, et les informer de ce qui est possible, ce qui est préférable… Le professeur Chen pense que cela pourrait être fait discrètement, dans l’épuisement… de l’après-guerre. Il dit que les gouvernements devraient accepter l’existence de ce genre de comités, parce que au départ ils ne seront pas conscients de ce qu’ils signifient… et le temps qu’ils s’en rendent compte, ils ne pourront plus… les démanteler. Et alors les scientifiques pourront jouer… un plus grand rôle dans les affaires politiques. Voilà ce qu’il a dit.
Tous autour de la table hochèrent la tête pensivement, certains avec circonspection, d’autres avec inquiétude. Sans doute les travaux de la plupart des chercheurs ici présents étaient-ils financés par leur gouvernement.
— Nous pouvons toujours essayer, dit Piali. Ce serait un merveilleux hommage à Idelba. Et ça pourrait marcher. En tout cas, cela pourrait nous aider.
Tout le monde hocha la tête à nouveau, et, après traduction, le docteur Chen en fit autant.
— On pourrait les présenter comme de simples scientifiques réunis pour parler de science, proposa Budur. Un effort de coordination, pour faire avancer la science. Au début, quelque chose d’anodin, comme l’harmonisation des poids et mesures, ou la codification des mathématiques. Ou un calendrier solaire plus fidèle aux mouvements de la Terre autour du Soleil. Nous tous ici présents n’avons pas le même calendrier. Pour l’instant, nous ne sommes même pas d’accord sur les dates ou la longueur de l’année. À vrai dire, nous vivons encore dans des histoires différentes, et pourtant dans le même monde, comme la guerre nous l’a appris. Vous devriez peut-être vous réunir entre mathématiciens et astronomes, afin de définir un calendrier des plus précis, qui servirait pour tous les travaux scientifiques. Cela pourrait contribuer à forger un sentiment de communauté mondiale.
— Mais par où commencer ? demanda quelqu’un.
Budur haussa les épaules ; elle n’y avait pas réfléchi. Que dirait Idelba ?
— Et pourquoi ne pas le faire commencer maintenant, en prenant ce colloque comme année zéro ? C’est le printemps, après tout. Faisons commencer l’année à l’équinoxe de printemps, comme dans la plupart des pays, non ? Ensuite, il suffirait de numéroter les jours de chaque année en évitant tous les modes de calcul compliqués, les mois, les semaines de sept ou de dix jours, et tout ce qui s’ensuit. Il faudrait que ce soit simple, indiscutable, que ça transcende les cultures, parce que ça trouverait son origine dans la physique. Le jour deux cent cinquante-sept de l’an 1. On compterait à partir de cette date zéro, trois cent soixante-cinq jours par an, en ajoutant un jour pour les années bissextiles, enfin, ce qu’il faut pour que ce soit en conformité avec la nature. Et puis, quand ce principe sera banalisé ou standardisé dans le monde entier, si le moment vient où les gouvernements commencent à mettre la pression sur leurs savants pour qu’ils ne travaillent que pour une partie de l’humanité, ils pourront dire : Pardon, mais la science ne marche pas comme ça. Nous sommes au service de l’humanité. Notre seul souci est de faire en sorte que tout aille pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.
Le docteur Chen n’avait pas quitté Budur des yeux pendant son intervention. Quand elle se tut, il hocha la tête et dit quelque chose.
L’interprète traduisit sa réponse :
— Il dit : Ce sont de bonnes idées. Il dit : Essayons. On verra bien.
Par la suite, Budur continua d’aller aux conférences, de prendre des notes. Mais elle avait la tête ailleurs. Elle pensait à toutes ces conversations privées qui avaient lieu en ce moment même entre les physiciens, de l’autre côté de la madrasa : on y échafaudait bien des plans, dont Piali lui parlait. Et ses notes devinrent bientôt des listes de choses à faire. Sous le soleil d’Ispahan, cette cité à la fois ancienne et entièrement nouvelle, pareille à un jardin dans un champ de ruines, il était facile d’oublier qu’on mourait de faim en Franji, en Chine, en Afrique, et à vrai dire presque partout dans le monde. Sur le papier, on avait l’impression de pouvoir tout sauver.
Mais, un matin, elle passa devant un panneau d’affichage qui attira son attention. Il présentait un reportage photo intitulé : « On a trouvé un village tibétain, intact ! » Il ressemblait à tous les autres reportages affichés dans des centaines d’autres couloirs, mais il avait quelque chose de différent. Comme souvent, le texte principal était en persan, avec des traductions en plus petits caractères, en chinois, en tamoul, en arabe et en algonquin, les « cinq grandes » langues de la conférence. L’auteur de ce reportage était une grande jeune femme à la face plate, qui répondait nerveusement aux questions d’une demi-douzaine de personnes. Elle était elle-même tibétaine, apparemment, et faisait appel aux services d’un interprète iranien. Budur ne savait pas trop si elle parlait tibétain ou chinois.
Quoi qu’il en soit, comme elle l’expliquait, une avalanche avait recouvert un village de haute montagne au Tibet. Tout y avait été préservé, comme dans un réfrigérateur naturel géant : les meubles, les vêtements, la nourriture, et même les derniers messages que deux ou trois villageois qui savaient écrire avaient laissés avant de mourir asphyxiés. Même les corps avaient été congelés.
Les petites photos du chantier de fouille firent une drôle d’impression à Budur. Un picotement dans les sinus, ou sur la voûte du palais, comme si elle allait éternuer, vomir, ou pleurer. Ces corps que les siècles avaient épargnés, surpris par la mort et condamnés à l’attendre, avaient quelque chose de terrible. Elle regarda les photos des messages d’adieu, griffonnés en marge d’un livre religieux ; l’écriture était claire ; on aurait dit du sanskrit. La traduction en arabe de l’un de ces messages lui parut étrangement familière :
Nous avons été enfouis par une grande avalanche et ne pouvons nous dégager. Kenpo essaye encore, mais ses efforts sont voués à l’échec. Nous avons de plus en plus de mal à respirer. Je crois que c’est bientôt fini. Ici, dans la maison, il y a Kenpo, Iwang, Sidpa, Zasep, Dagyab, Tenga et Baram. Puntsok est parti juste avant l’avalanche, et nous sommes sans nouvelles de lui. « La vie n’est qu’un reflet dans un miroir, sans substance, un fantôme de l’esprit. Nous reprendrons forme ailleurs, plus tard. » Loué soit le Bouddha, le compatissant.
Les photos rappelaient un peu à Budur le spectacle de certains désastres de la guerre, la mort frappant sans laisser de traces visibles, sauf qu’après la vie était à jamais changée. En les regardant, elle eut soudain une sorte de vertige. Debout là, dans le couloir, elle eut l’impression de sentir la neige et les roches s’abattre sur le toit de la maison, l’emprisonnant. Avec toute sa famille et ses amis. C’est ainsi que cela s’était passé. C’est ainsi que cela se passait…
Elle était encore sous le choc quand Piali déboula en criant :
— Il faut rentrer, tout de suite ! L’armée a renversé le gouvernement et essaie de prendre le pouvoir à Nsara !
Ils rentrèrent le lendemain. Piali pesta tout le long du vol contre la lenteur de ces transports militaires, en regrettant qu’ils n’aient jamais été prévus pour les passagers civils et en se demandant s’ils ne risquaient pas d’être arrêtés à leur arrivée – Quoi ! Un couple d’intellectuels en visite à l’étranger, alors que la nation est en danger ! Enfin, sous ce prétexte ou un autre…
Mais quand leur appareil se posa, dans la banlieue de Nsara, non seulement ils ne furent pas arrêtés, mais encore rien ne permettait de dire, en regardant par les vitres du tram qui les ramenait en ville, qu’il s’était passé quoi que ce soit.
Ce ne fut qu’une fois descendus du tram, et alors qu’ils allaient à pied vers le quartier de la madrasa, qu’ils remarquèrent de subtils changements. Il y avait moins d’activité au port. Les dockers interdisaient l’accès aux quais en protestation contre le coup d’État. Et on pouvait voir des soldats monter la garde au pied des grues et des ponts roulants. Des attroupements se produisaient aux coins des rues.
Piali et Budur se rendirent directement au pavillon de physique, où les collègues de Piali les mirent au courant des derniers événements. Les généraux avaient dissous le conseil d’État nsarais et les panchayats, et décrété la loi martiale. Ils appelaient ça la charia, et ils s’étaient arrangés avec quelques mollahs pour conférer à tout ça un parfum de légitimité, qui ne faisait pas illusion une seconde. Ces mollahs étaient de sales réactionnaires, complètement en décalage avec tout ce qui s’était passé à Nsara depuis la guerre – ce qui ne les avait pas empêchés de se rallier au dernier moment au clan des « on a gagné ! », ceux qu’Hasan appelait les « on aurait gagné s’il n’y avait pas eu ces Arméniens, ces Sikhs, ces Juifs, ces Zott, bref, toute cette racaille que nous vomissons ! » ; en fait, la foule des « on aurait gagné si le reste du monde ne nous avait pas flanqué la pâtée ». S’ils avaient voulu se retrouver parmi des gens qui pensaient comme eux, il aurait fallu qu’ils fichent le camp aux Émirats Alpins ou en Afghanistan dès le début.
Ainsi, personne n’était dupe. On savait très bien qui tirait les ficelles de ce coup d’État. Et comme les choses avaient depuis peu commencé à s’améliorer, les généraux n’avaient pas très bien choisi leur moment. Cela n’avait aucun sens ; apparemment, cela ne s’était produit que parce que la solde des officiers n’avait pas été augmentée malgré l’inflation galopante, et qu’ils croyaient que tout le monde était aussi désespéré qu’eux. Mais il y avait encore beaucoup, beaucoup de gens qui ne pouvaient plus voir l’armée, même en peinture, et qui soutenaient leur panchayat, sinon le conseil d’État. Budur pensait que la résistance avait de bonnes chances de l’emporter.
Kirana était beaucoup plus pessimiste. En fait, elle était à l’hôpital, et Budur s’y précipita dès qu’elle l’apprit, se sentant à vif et terrifiée. Il ne s’agit que d’examens, lui dit sèchement Kirana, sans préciser quel genre d’examens, mais Budur crut comprendre que c’était un problème sanguin ou pulmonaire. Ce qui ne l’empêchait en tout cas pas d’organiser les choses depuis son lit d’hôpital, en appelant toutes les zawiyyas de la ville.
— Ils ont les armes pour eux, alors il se peut qu’ils l’emportent. Mais on ne va pas leur rendre la tâche facile.
Beaucoup des étudiants de la madrasa et de l’Institut étaient déjà massés sur la corniche, le port et la place principale de la grande mosquée, où ils criaient, chantaient, sifflaient et parfois lançaient des pierres. Mais tout cela ne plaisait pas beaucoup à Kirana, qui passait son temps au téléphone à essayer d’organiser un grand rassemblement politique.
— Ils vont vous obliger à remettre le voile, ils vont vouloir remonter le temps jusqu’à ce que vous redeveniez toutes de gentils animaux domestiques. Il faut descendre dans la rue, il n’y a que ça qui puisse faire peur aux organisateurs de ce coup d’État…
C’était toujours « vous » et pas « nous », remarqua Budur, comme si Kirana s’excluait ou parlait à titre posthume, même si elle était visiblement ravie de prendre une part active à tout ça. Et ravie aussi que Budur soit venue la voir à l’hôpital.
— Ils ont mal calculé leur moment, dit-elle à Budur avec une sorte d’ardente jubilation.
Non seulement les restrictions alimentaires étaient moins fréquentes, et moins sévères, mais en plus, c’était le printemps ! Et, comme cela arrivait occasionnellement à Nsara, le ciel sempiternellement nuageux s’était brusquement dégagé et le soleil brillait depuis des jours, illuminant les jeunes pousses qui verdissaient partout, dans les jardins et entre les pavés. Le ciel était d’un bleu radieux et brillait comme du lapis-lazuli. Aussi, quand vingt mille personnes se réunirent au port de commerce et descendirent le boulevard de la Sultane Katima, jusqu’à la mosquée des pêcheurs, des milliers d’autres vinrent les regarder et se joignirent au défilé. C’est alors que l’armée, qui encerclait le quartier, envoya des gaz lacrymogènes dans la foule. Les gens s’éparpillèrent dans les grandes artères adjacentes et s’engagèrent dans les médinas bordant le fleuve. On avait l’impression que la ville tout entière était à feu et à sang. Une fois les victimes des gaz soignées, la foule revenait, chaque fois plus nombreuse.
Cela se reproduisit deux ou trois fois dans la journée, jusqu’à ce que l’énorme place devant la mosquée et le vieux palais soit noire de monde. Les gens se massaient contre les barbelés qui défendaient l’entrée du palais. Et ça chantait, ça écoutait des discours, ça criait des slogans et diverses sourates du Coran qui parlaient de droit du peuple à l’autodétermination. La place ne désemplissait pas. Il y avait toujours autant de monde. Les gens rentraient chez eux pour manger ou pour toute autre raison, laissant les jeunes faire la fête la nuit durant, et s’en revenaient le lendemain pour occuper le terrain. Toute activité cessa de fait dans la ville pendant le premier mois du printemps, alors que les jours rallongeaient. Ce fut comme un ramadan de folie.
Un jour, les étudiants de Kirana l’emmenèrent sur la place en fauteuil roulant, et elle eut un immense sourire en voyant la foule assemblée.
— Voilà ! C’est ça qui marche ! dit-elle. La force du nombre !
Ils la conduisirent à travers la foule jusqu’à une estrade improvisée avec des tonneaux, sur laquelle ils la hissèrent pour qu’elle prononce un discours ; ce qu’elle fit avec délectation, dans son style habituel, malgré sa très grande fatigue. Elle s’empara du micro et s’adressa à la foule :
— Mahomet a été le premier à dire que les êtres humains avaient des droits dont on ne pouvait les priver sans offenser le Créateur. Allah a fait les hommes, Ses enfants, égaux entre eux. Et nul ne sera jamais l’esclave de quiconque. Ces paroles furent énoncées à une époque où ces pratiques n’étaient pas en vigueur, loin de là. Pour l’islam, le progrès passe par la clarification de ces principes et l’instauration d’une vraie justice. Aujourd’hui, si nous sommes là, c’est pour continuer ce chemin !
» Les femmes, en particulier, ont dû se battre contre une interprétation erronée du Coran. Elles ont été emprisonnées dans la triple prison de leur foyer, du voile et de l’ignorance, jusqu’à ce que l’islam lui-même flanche sous le coup d’un trop-plein d’ignorance. Comment, en effet, des hommes pourraient-ils devenir sages et prospères quand leurs premières années s’écoulent dans les jupes de femmes ignares ?
» C’est pourquoi nous avons livré la Longue Guerre et l’avons perdue. C’était le temps de la Nakba ! Et ce ne sont ni les Arméniens, ni les Birmans, ni les juifs, ni les Hodenosaunees, ni les Africains, qui nous ont vaincus. Ce n’est pas non plus ce qui est au cœur de l’islam ! Rappelez-vous, l’islam est la voix de Dieu, Son amour, la voix de l’humanité tout entière ! Ce qui nous a vaincus, c’est un islam dévoyé, déformé !
» Nous avons dû affronter cette réalité à Nsara depuis la fin de la guerre, et nous avons fait de grands progrès. Tous, nous avons assisté et pris part à cette explosion de bonnes choses ! Oui, tout cela nous l’avons fait, malgré la faim, la soif, la fatigue, et sous une pluie battante !
» Et aujourd’hui les généraux pensent qu’ils vont pouvoir arrêter tout ça et revenir en arrière, comme s’ils n’avaient pas perdu la guerre, nous obligeant à faire preuve d’ingéniosité et de créativité ? Comme si l’on pouvait remonter dans le temps ! Rien de tel n’arrivera jamais ! Nous avons fait de cette terre ancienne quelque chose de nouveau, sous la protection d’Allah ! Et cela, grâce à ceux qui aiment vraiment l’islam, et croient à ses chances de survie dans le monde à venir.
» C’est pourquoi nous sommes réunis ici, pour nous battre contre l’oppression, unis dans la révolte, la rébellion et la révolution. Battons-nous pour reprendre le pouvoir à l’armée, à la police, aux mollahs, et pour le rendre au peuple. Chaque victoire nous fait faire deux pas en avant pour un pas en arrière. Le combat est éternel. Mais à chaque fois nous progressons un peu, et personne ne nous fera reculer ! S’ils pensent y arriver, alors le gouvernement devra destituer le peuple et en nommer un autre ! Et ça, ce n’est pas près d’arriver !
Son discours eut un certain effet, et la foule continua de croître. Budur se réjouit de voir qu’il y avait beaucoup de femmes, des employées des cuisines et des conserveries, des femmes pour qui le voile ou le harem n’avaient jamais été une option, qui avaient eu leur lot de souffrances durant la guerre et la crise ; d’ailleurs, elles formaient la plus dépenaillée, et apparemment affamée, des foules possibles. Elles donnaient parfois l’impression de dormir debout, et pourtant elles étaient là, occupant le terrain, refusant de se rendre au travail. Le vendredi, elles restèrent sourdes aux appels du flic monté en chaire, et ne se tournèrent vers La Mecque que lorsque l’un des religieux révolutionnaires se dressa au milieu d’elles. Elles se sentaient plus proches de cet homme, qui leur rappelait ce que Mahomet avait été de son vivant. Comme c’était vendredi, ce religieux entre tous leur lut le premier chapitre du Coran, la Fatiha, que tout le monde connaissait, même les nombreux bouddhistes et Hodenosaunees qui se trouvaient là, de sorte que la foule tout entière la récita, plusieurs fois, encore et encore :
Louange à Dieu, Seigneur des univers !
Le Très miséricordieux, le Miséricordieux !
Le roi du Jour du Jugement !
C’est Toi que nous adorons, c’est Toi dont nous implorons le secours.
Guide-nous sur la voie de la rectitude,
La voie de ceux que Tu as comblés de Tes bienfaits,
Non pas celle de ceux qui osent Te défier, ni celle de ceux qui se sont égarés !
Le lendemain matin, le même religieux remonta sur l’estrade et inaugura la journée en récitant au micro un poème de Ghaleb, ce qui réveilla les gens et les fit à nouveau s’attrouper sur la place :
Je ne serai bientôt plus qu’une histoire
Mais il en va de même pour vous.
J’espère ne pas me retrouver seul dans le bardo
Mais on ne sait jamais où l’on vivra.
Le passé et l’avenir se confondent,
Ouvrez la fenêtre aux oiseaux prisonniers !
Que reste-t-il alors ? Les histoires auxquelles vous
Ne croyez plus. Vous feriez bien d’y croire.
Ce sont elles qui donnent sens à la vie.
Ce sont elles qui donnent sens à la mort.
Elles donnent sens à ceux qui viennent après nous.
Vous feriez mieux d’y croire.
Dans son histoire Rumi a vu tous les mondes,
Ils étaient Un, c’était l’Amour, il l’appela et le connut,
Ni musulman, ni juif, ni hindou, ni bouddhiste,
Rien qu’un ami, un souffle soufflant l’humain,
Racontant son histoire de bodhisattva. Le bardo
Attend que nous lui donnions forme.
Ce matin-là, Budur fut réveillée à la zawiyya par quelqu’un qui vint lui dire qu’elle avait reçu un coup de fil : c’était l’un de ses soldats aveugles. Ils voulaient lui parler.
Elle prit le tram pour l’hôpital en proie à une grande inquiétude. Lui en voulaient-ils de ne pas être venue depuis quelque temps ? Étaient-ils inquiets, à cause de la façon dont elle était partie la dernière fois ?
Non. Les plus anciens parlèrent pour les autres – pour une partie du moins ; ils voulaient participer à la manifestation contre le putsch militaire. Et ils voulaient qu’elle les conduise. Près des deux tiers du dortoir le voulaient.
C’était une demande qu’on ne pouvait pas refuser. Budur accepta et les conduisit dehors, tremblante et mal à l’aise. Ils étaient trop nombreux pour prendre le tram, aussi marchèrent-ils le long du front de mer, puis de la corniche, chacun la main sur l’épaule de celui qui le précédait, comme des éléphants à la parade. Dans le cadre de l’hôpital, Budur s’était habituée à leur aspect, mais au-dehors, en pleine lumière, elle les revoyait tels qu’ils étaient, mutilés et horribles, une vraie foire aux monstres. Il y en avait trois cent vingt-sept pour être exact, à défiler sur la corniche : ils s’étaient comptés en sortant de la salle commune.
Naturellement, les vétérans attirèrent la foule, et certains commencèrent à les suivre jusque sur la grande place, déjà noire de monde. On les laissa rapidement passer aux premiers rangs de la manifestation, juste devant le vieux palais. Ils se mirent en rang, à tâtons, et se comptèrent à nouveau, à rebours cette fois-ci, et à voix basse. Puis ils restèrent plantés là, en silence, la main sur l’épaule de leur voisin, écoutant les orateurs parler au micro. Derrière eux, la foule grandissait toujours.
Des avions de l’armée passèrent en rase-mottes au-dessus d’eux, et des voix sorties de haut-parleurs leur intimèrent l’ordre de s’en aller. Un couvre-feu général avait été décrété, beugla la voix métallique.
Cette décision avait sans nul doute été prise alors qu’on ne savait pas encore qu’il y aurait sur la place les soldats aveugles. Ils restaient là sans bouger, et la foule fit de même. L’un des soldats aveugles hurla :
— Qu’est-ce qu’ils vont nous faire ? Nous gazer ?
En réalité, c’était bien possible, puisque des gaz asphyxiants avaient déjà été employés contre le siège du Conseil d’État et les baraquements de la police, et au port. Plus tard, beaucoup de gens rapportèrent que les soldats avaient en fait été attaqués aux gaz lacrymogènes, mais qu’ils étaient restés plantés là stoïquement, parce qu’ils n’avaient plus de larmes à verser, la main sur l’épaule de leur plus proche voisin, chantant la Fatiha, et la bismallah qui ouvrait chaque sourate :
Au nom de Dieu, le Très miséricordieux, le Miséricordieux !
Au nom de Dieu, le Très miséricordieux, le Miséricordieux !
Budur, pour sa part, ne vit jamais d’attaque au gaz sur la place du palais, bien qu’elle entendît ses soldats chanter la bismallah plusieurs heures d’affilée. Mais elle n’était pas restée sur la place tout le temps, et son groupe de soldats aveugles n’avait pas été le seul à quitter l’hôpital pour aller manifester. Alors il était possible que cela se soit produit. En tout cas, peu après, plus personne n’en doutait.
Quoi qu’il en soit, au cours de cette rude semaine, les gens passèrent leur temps à réciter de longs passages de Rumi Balkhi, de Firdoussi, de ce blagueur de mollah Nasreddin, du poète épique franj, Ali, et de leur propre poète soufi, le jeune Ghaleb, qui avait été tué le dernier jour de la guerre. Budur allait souvent voir Kirana à l’hôpital des femmes, pour la tenir au courant de ce qui se passait dans la ville, maintenant vibrionnante. Les gens qui étaient descendus dans la rue ne voulaient plus rentrer chez eux, et même quand la pluie se mit à tomber, ils restèrent à battre le pavé. Kirana était avide de nouvelles. Elle mourait d’envie de sortir, irritée au-delà de toute expression d’être enfermée en ces heures historiques. Il fallait qu’elle soit gravement malade, sinon elle ne l’aurait jamais accepté. Elle avait beaucoup maigri, des cernes noirs s’étaient creusés sous ses yeux et on aurait dit un raton-laveur du Yingzhou. « Clouée là, comme elle disait, juste au moment où ça devient intéressant. » Juste au moment où sa propension à déverser d’acides discours sur la tête de ses ennemis aurait pu servir à quelque chose, et où elle aurait pu faire l’histoire autant qu’elle la commentait. Cela ne devait pas arriver ; elle était condamnée à se battre, mais contre la maladie. La seule fois où Budur se risqua à lui demander comment elle se sentait, elle fit la grimace et répondit :
— Les termites m’ont tuée.
Mais elle resta quand même proche du centre du combat. Une délégation de chefs de l’opposition comprenant un contingent de femmes des zawiyyas de la ville rencontra des représentants de la junte afin de leur faire connaître leurs protestations et de négocier avec eux – si c’était encore possible. Ces gens venaient souvent voir Kirana pour discuter de la stratégie à adopter. Dans les rues, la rumeur disait qu’on était en train d’aboutir à un compromis, mais Kirana restait allongée sur son lit, les yeux enfiévrés, le visage hâve, et secouait la tête en écoutant Budur pleine d’espoir.
— Ne sois pas si naïve, disait-elle avec un sourire sardonique. Ils essayent juste de gagner du temps. Ils pensent que s’ils se cramponnent assez longtemps le conflit pourrira, et qu’ils pourront continuer comme avant. Ils ont probablement raison. C’est eux qui ont les fusils, après tout.
C’est alors qu’une flotte de guerre hodenosaunee fit son entrée dans les eaux du port, où elle mouilla l’ancre. Hanea ! se dit Budur en la voyant. Quarante immenses navires d’acier, hérissés de canons d’une portée de quarante lis. Ils émirent sur un canal ki réservé à une station de musique populaire ; et le gouvernement eut beau s’emparer de la station, ils ne purent empêcher ce message d’arriver sur tous les récepteurs de la ville, où beaucoup l’entendirent et le répétèrent à leurs proches : les Hodenosaunees voulaient parler au gouvernement légitime, celui avec lequel ils négociaient avant. Ils refusaient de parler aux généraux qui avaient enfreint la Convention de Shanghai en renversant le gouvernement prévu par la Constitution, ce qui était une affaire très grave ; ils déclarèrent qu’ils ne quitteraient pas le port de Nsara tant que le conseil mis en place après la guerre n’aurait pas été rétabli, et qu’ils refusaient de négocier avec tout gouvernement où siégeraient les généraux. Comme le blé qui avait permis à Nsara d’échapper à la famine, l’hiver précédent, avait été convoyé essentiellement par les navires hodenosaunees, c’était un sérieux défi en vérité.
L’affaire resta trois jours en suspens, durant lesquels les rumeurs volèrent au-dessus de la ville comme des chauves-souris au crépuscule : les négociations se poursuivaient entre la flotte et la junte, le port avait été miné ; des troupes marines s’apprêtaient à débarquer ; les négociations étaient rompues…
Le quatrième jour, les chefs de la junte devinrent soudain introuvables. La flotte du Yingzhou comptait quelques bâtiments de moins. Les généraux avaient été exfiltrés, disait-on, vers des asiles dans les îles du Sucre ou aux Maldives, en échange du fait qu’ils se retireraient sans livrer combat. Les officiers restés derrière ramenèrent les unités de l’armée qui avaient été déployées à leurs baraquements, où elles restèrent terrées en attendant des instructions complémentaires du Conseil d’État légitime. Fin du coup d’État.
Les gens dans les rues se congratulèrent, poussèrent des cris et des acclamations, chantèrent, embrassèrent de parfaits inconnus, fous de joie. Budur fit tout cela, et ramena ses soldats à leur hôpital. Puis elle se précipita auprès de Kirana pour lui dire tout ce qu’elle avait vu. Elle eut un pincement au cœur en voyant à quel point Kirana était malade, alors qu’ils triomphaient. Kirana hocha la tête en entendant ces nouvelles et dit :
— Nous avons eu de la chance de recevoir une aide pareille. Le monde entier l’a vu ; ça aura un effet positif, tu vas voir. Même si maintenant, c’est reparti ! On va voir ce que c’est que d’appartenir à une ligue, on va voir de quel bois ces gens-là sont faits.
D’autres amis proposèrent de la conduire en fauteuil roulant prononcer un autre discours, mais elle refusa en disant :
— Dites seulement aux gens de se remettre au travail. Dites-leur qu’on est impatient de remanger des croissants !
Noir. Silence. Puis une voix dans le vide : Kirana ? Tu es là ? Kuo ? Kyu ? Kenpo ? Quoi. Tu es là ? Je suis là.
Nous sommes dans le bardo. Il n’existe rien de tel.
Si. D’ailleurs, nous y sommes. Tu ne peux pas dire le contraire. Nous n’arrêtons pas de revenir.
(Ténèbres. Silence. Refus de parler.)
Allez, tu ne peux pas dire le contraire. Nous n’arrêtons pas de revenir. On va nous renvoyer dehors, une fois encore. Comme tout le monde. C’est le dharma. Nous essayons toujours. Nous avançons toujours.
Un bruit, pareil à un feulement.
Mais si ! Regarde, il y a Idelba, et Piali, et même madame Surun.
Elle avait donc raison.
Oui.
C’est ridicule.
Ça ne change rien. Nous sommes là. Là pour être renvoyés une fois encore, renvoyés tous ensemble, notre petite jati. Je ne sais pas ce que je ferais si vous n’étiez pas là. Je crois que la solitude finirait par me tuer.
Tu es déjà morte.
Oui, mais là je me sens moins seule. Et maintenant, grâce à nous il y a eu des changements. Regarde ce que nous avons fait ! Regarde tout ce qui s’est passé ! Tu ne peux pas le nier !
Des choses ont été faites. Ce n’est pas grand-chose.
Bien sûr. Tu l’as dit toi-même, nous avons des milliers de vies de travail devant nous. Mais ça marche !
Ne t’emballe pas. Tout pourrait s’effacer.
Bien sûr. Mais nous repartons, pour essayer encore. À chaque génération son combat. Et quelques tours de roue supplémentaires. Allez – en route pour un nouvel avenir. De retour sur le ring !
Comme si on avait le choix.
Oh, allez. De toute façon, tu ne refuserais pas. Tu as toujours été la première à nous ramener en bas, la première à te battre.
… Je suis fatiguée. Je ne sais pas comment tu fais pour tenir le coup. Et tu me fatigues, d’ailleurs. Tout cet espoir, alors que tout est tellement absurde. Parfois, je me dis que cela devrait t’affecter un peu plus. Parfois, je me dis que c’est à moi de prendre la relève.
Allez. Tu redeviendras pareille à toi-même quand tout aura été arrangé. Idelba, madame Sururi, Piali, vous êtes prêts ?
Nous sommes prêts.
Kirana ?
… Bon, d’accord. Encore un tour.