Les Portiers envoyèrent des messagers, avec des ceintures de wampum, annoncer une réunion du conseil au Pont Flottant. Ils voulaient élever au rang de chef l’étranger qu’ils appelaient Delouest. Il n’y avait rien d’extraordinaire à cela, et les cinquante sachems avaient accepté de se réunir. Il y avait beaucoup plus de chefs que de sachems, dont le titre mourait avec l’homme. Chaque nation était libre de choisir le sien, en fonction de ce qui se passait sur le sentier de la guerre et dans les villages. La seule chose inhabituelle dans cette nomination était l’origine étrangère du candidat, mais cela faisait déjà quelque temps qu’il vivait avec les Portiers, et le bruit courait parmi les neuf nations et les huit tribus que c’était quelqu’un d’intéressant.
Il avait été sauvé par une escouade de guerriers Portiers qui s’étaient avancés loin vers l’ouest pour infliger encore une leçon aux Sioux, voisins des Hodenosaunees. Les guerriers étaient arrivés alors que les Sioux étaient en train de torturer un homme, suspendu au-dessus d’un feu par des crochets enfoncés dans sa poitrine. Tout en préparant leur embuscade, les guerriers avaient été impressionnés par le discours de la victime, qui parlait dans un dialecte compréhensible par les Portiers, comme s’il avait vu qu’ils étaient là.
D’ordinaire, l’attitude à adopter quand on était torturé consistait à rire frénétiquement au nez de ses ennemis, afin de leur montrer qu’une douleur infligée par l’homme ne pouvait triompher de l’esprit. Mais l’étranger n’agissait pas ainsi. Calmement, il faisait remarquer à ses tortionnaires, dans la langue des Portiers et non en sioux :
— Vous êtes vraiment minables comme tortionnaires ! Ce qui blesse l’esprit ce n’est pas la passion, puisque toute passion est un encouragement. En me haïssant, vous m’aidez. Ce qui meurtrit vraiment, c’est d’être broyé comme un gland par une meule. Là d’où je viens, il existe un millier d’outils permettant de déchirer les chairs, mais ce qui fait souffrir, c’est l’indifférence. Vous, vous me rappelez que je suis un être humain, doué de passion, une cible de passion. Je suis heureux d’être ici. Et je suis sur le point d’être sauvé par des guerriers bien meilleurs que vous.
Les Seneques tapis dans les fourrés prirent cela comme le signal évident de l’attaque, et ils se ruèrent sur les Sioux en poussant des cris de guerre. Ils scalpèrent tous ceux qu’ils purent attraper, tout en prenant soin de sauver ce captif qui avait si bien parlé, qui plus est dans leur langue.
Comment saviez-vous que nous étions ici ? lui demandèrent-ils.
Suspendu comme je l’étais, leur répondit-il, j’avais vu vos yeux dans les fourrés.
Et comment se fait-il que vous parliez notre langue ?
Il y a, sur la côte ouest de cette île, une tribu parente de la vôtre, qui est venue ici il y a bien longtemps. C’est avec eux que j’ai appris votre dialecte.
Et voilà comment ils le ramenèrent chez eux, près du Niagara, où il vécut avec les Portiers et le Peuple de la Grande Colline, pendant plusieurs mois. Il participa aux chasses et prit part aux combats. On vanta ses exploits dans toutes les neuf nations, et bien des gens le rencontrèrent et furent impressionnés. Personne ne fut surpris qu’on le nommât chef.
Le conseil devait se tenir sur la colline, en amont du lac Canandaigua, où les Haudenosaunees étaient apparus, en sortant de la terre comme des taupes.
Le Peuple de la Colline, le Peuple du Granit, les Maîtres du Silex et les Tisseurs-de-Chemises, qui étaient montés du sud voici deux générations, après avoir connu bien des malheurs avec les gens venus d’au-delà des océans de l’Est, tous partirent vers l’ouest en suivant la Piste de la Longue-Maison, qui traversait la terre du peuple d’est en ouest. Ils campèrent à quelque distance de la maison du conseil des Portiers, envoyant des messagers pour dire qu’ils arrivaient, comme on le faisait autrefois. Les sachems seneques confirmèrent le jour de la réunion, et renouvelèrent leur invitation.
Au matin convenu, avant l’aube, les gens se levèrent, roulèrent leur couverture et se pressèrent autour des feux pour un rapide repas de gâteaux de maïs et de sirop d’érable. Le ciel était clair, avec seulement une mince ligne de nuages gris à l’est, pareille à l’ourlet finement brodé du manteau que portaient les femmes. La brume du lac se mit à danser. On aurait dit que des farfadets patinaient à la surface, y formant des tourbillons, des farfadets qui se rendaient à un conseil des farfadets, comme il y en avait un à chaque fois que les hommes se réunissaient. L’air était humide et froid, sans un brin de cette chaleur qui les accablerait probablement dans l’après-midi.
Les nations invitées se réunirent dans la prairie, au bord du lac, et s’installèrent là où elles en avaient l’habitude. Le temps que le ciel passe du gris au bleu, il y avait déjà quelques centaines de gens venus assister au Salut au Soleil, chanté par l’un des sachems seneques.
Les nations Onandagas gardaient le bâton de parole, ainsi que le wampum auquel on avait murmuré les lois de la Ligue. Leur puissant et vénérable sachem, Keeper, le Gardien du Wampum, se leva et brandit dans ses mains tendues les ceintures de wampum, lourdes et blanches. Les Onandagas étaient la nation du centre, le feu de leur conseil était le siège des conseils du peuple. Le Gardien du Wampum se lança dans une danse endiablée autour de la prairie, chantant quelque chose que la plupart d’entre eux ne perçurent que sous la forme d’une faible plainte.
On alluma un feu, et les pipes se mirent à tourner. Les Mohawks, les Onandagas et les Seneques, frères entre eux et pères de tous les autres, s’installèrent à l’ouest du feu ; les Oneidas, les Cayugas et les Tuscaroras s’assirent à l’est ; les jeunes nations, les Cherokees, les Shawnees et les Choctaws, s’assirent au sud. Le soleil apparut à l’horizon ; sa lumière coula dans la vallée comme du sirop d’érable, teintant chaque chose d’un jaune estival. Un filet de fumée s’éleva, de gris et de brun mêlés. C’était un matin sans vent, et la brume du lac finit par se dissiper. Des oiseaux se mirent à chanter dans le dais de verdure, à l’est de la prairie.
Des flèches d’ombre et de lumière sortit un homme. Il était petit, râblé, marchait pieds nus, et ne portait pour tout vêtement que le pagne du messager. Son visage était un ovale plat. C’était un étranger. Il avançait les mains jointes, le regard humblement baissé, et passa entre les jeunes nations jusqu’au feu central, où il se présenta, les paumes en avant, au Gardien du Wampum.
— Aujourd’hui, lui dit Keeper, tu deviens chef Hodenosaunee. En cette occasion, l’usage veut que je lise l’histoire du peuple, telle que la raconte le wampum que je tiens, et que je vous rappelle les lois de la Ligue, qui nous ont donné la paix pendant tellement de générations, à nous et aux jeunes nations qui nous ont rejoints, de la mer au Mississippi, des Grands Lacs au Tennessee.
Delouest hocha la tête. Sa poitrine portait encore les profondes cicatrices des tortures infligées par les Sioux. Il était aussi solennel qu’un hibou.
— Je suis plus qu’honoré. Vous êtes la plus généreuse des nations.
— Nous sommes la plus grande assemblée de nations sous les deux, répondit le Gardien d’un ton grave et sérieux. Nous vivons ici, sur les hautes terres de la Longue-Maison, d’où de bonnes routes descendent dans toutes les directions. Dans chaque nation vivent huit tribus, réparties en deux groupes. Les Loups, les Ours, les Castors, et les Tortues ; et les Daims, les Bécassines, les Hérons et les Faucons. Chaque membre de la tribu des Loups est le frère ou la sœur de tous les autres Loups, quelle que soit leur nation. La relation des Loups entre eux est presque plus importante que la relation des membres d’une même nation. C’est une relation croisée, comme la chaîne et la trame d’un panier tressé ou d’un vêtement tissé. De la sorte, nous ne sommes qu’un même vêtement. Nous ne pouvons nous disputer entre nations, car cela déchirerait l’étoffe dont sont faites les tribus. Les frères n’attaquent pas les frères, les sœurs n’attaquent pas les sœurs. Maintenant, Loups, Ours, Castors, Tortues, étant frères et sœurs, ne peuvent se marier entre eux. Ils doivent se marier à l’extérieur, avec les Faucons, les Hérons, les Bécassines ou les Daims.
Delouest hochait la tête à chaque parole du Gardien, cet homme qui non seulement avait œuvré toute sa vie pour la survie du système, mais encore avait contribué à le faire s’étendre et évoluer. Delouest avait été fait membre de la tribu des Faucons, et jouerait ce matin-là au jeu de lacrosse dans l’équipe des Faucons. Il regardait le Gardien avec l’intensité d’un faucon, s’imprégnant de chacun des mots de l’irascible vieil homme, indifférent à la foule grandissant au bord du lac.
Quand le Gardien eut enfin fini son discours, Delouest prit la parole à son tour :
— C’est le plus grand honneur de ma vie, dit-il lentement et distinctement, avec son accent étrange mais compréhensible. Être accepté par le meilleur peuple de la Terre, c’en est plus qu’un pauvre vagabond ne pouvait espérer. Même si je l’ai longtemps désiré. En vérité, j’ai passé de très nombreuses années à parcourir cette grande île dans cet espoir.
Il joignit les mains et courba la tête.
— Cet homme est particulièrement modeste, fit remarquer Iagogeh, Celle-Qui-Entend, l’épouse du Gardien du Wampum. Et pas des plus jeunes. Ce sera intéressant d’entendre ce qu’il dira ce soir.
— Et de le voir jouer, ajouta Tecarnos, encore appelée Goutte-d’Huile, l’une des nièces de Iagogeh.
— Sers la soupe, dit Iagogeh.
— Oui, mère.
Puis tous s’en retournèrent à leurs occupations, les femmes autour du feu et aux préparatifs de la fête, tandis que les hommes allaient arranger le terrain de lacrosse, près du lac.
Les arbitres inspectèrent le terrain, à la recherche de pierres ou de terriers de lapins, puis les piquets des buts furent plantés à chaque extrémité du large champ. Comme toujours, le tournoi opposait l’équipe des Loups, Ours, Castors et Tortues à celle des Daims, Bécassines, Hérons et Faucons. Beaucoup de gens pariaient, et les mises s’amoncelaient dans des filets, gardés par les organisateurs du tournoi. Il s’agissait surtout d’objets personnels, décoratifs, mais aussi de silex, de tambours, de blagues à tabac et de pipes, de lances et de flèches, de deux pistolets à silex, et de quatre mousquets.
Les deux équipes et les arbitres se rejoignirent au milieu du champ. Autour d’eux, et au sommet des collines, la foule assemblée les regardait, attendant. Le match du jour se déroulerait en dix manches. Cinq tirs au but réussis permettaient de gagner la partie. L’arbitre en chef rappela, comme il se doit, les règles principales : pas le droit de toucher la balle avec la main, le pied, un membre, le corps ou la tête ; pas le droit de frapper intentionnellement l’adversaire avec sa crosse. Puis il leva la balle, faite de peau de daim emplie de sable, à peu près de la taille de son poing. Les vingt joueurs – dix de chaque côté du terrain – défendaient leurs buts, l’un d’eux étant près de l’arbitre, afin d’attraper la balle en premier, une fois que l’arbitre l’aurait lâchée – ce qui signifiait l’ouverture du match. La foule hurla au moment où l’arbitre lâcha la balle et alla rejoindre les autres arbitres au bord du terrain, d’où ils suivraient le match, guettant la moindre faute.
Les deux capitaines se disputèrent âprement la balle, les filets en cerceau au bout de leur crosse heurtant le sol et s’entrechoquant. Bien que frapper un joueur fut interdit, on avait le droit de repousser sa crosse avec la sienne ; c’était cependant assez risqué, puisqu’un coup mal dirigé pouvait toucher l’adversaire, et donner à son équipe le droit de tenter un tir au but. C’est pourquoi les deux capitaines tapèrent dans tous les sens, jusqu’à ce que celui des Hérons attrape la balle dans son filet et l’envoie en arrière, vers l’un de ses équipiers. La partie pouvait enfin commencer.
Les joueurs se jetèrent sur celui qui avait la balle. Il louvoya entre eux tant qu’il put et finit par envoyer, d’un coup de crosse, la balle dans le filet de l’un de ses coéquipiers. Si la balle était tombée par terre, presque tous les joueurs se seraient jetés dessus, dans de violents claquements de crosses, pour s’en emparer. Deux joueurs de chaque équipe se tenaient en arrière, en défense, au cas où l’un des joueurs adverses tenterait une percée vers leurs buts.
Très vite, il devint évident que Delouest avait déjà pratiqué le lacrosse auparavant, probablement chez les Portiers. Il n’était pas aussi jeune que la plupart des autres joueurs, ni aussi rapide que les meilleurs coureurs de chaque équipe, mais ceux-ci étaient déjà occupés à se garder mutuellement. Les seuls adversaires véritablement dangereux auxquels Delouest avait à faire face étaient les mieux bâtis des joueurs de l’équipe des Ours-Loups-Tortues-Castors, qui pouvaient opposer à sa robustesse de vigoureux coups d’épaules. Mais ils n’étaient pas aussi rapides que lui. L’étranger tenait sa crosse à deux mains, comme une faux, bas sur le côté, ou devant lui, dans l’attente d’un clash libératoire qui projetterait la balle en avant. Sauf que ses adversaires avaient vite compris que s’ils s’y risquaient, après s’être envolée, la balle ne retomberait plus, le petit homme s’en étant saisi, et ayant détalé à une vitesse incroyable pour un corps aussi trapu. Quand d’autres adversaires parvenaient à le bloquer, ses passes à ses coéquipiers partaient comme des flèches tirées d’un arc ; et si on pouvait leur reprocher quelque chose, c’était d’être tellement puissantes que même les joueurs de son équipe avaient du mal à les attraper. Mais quand ils y arrivaient, ils filaient vers les buts, agitant leur crosse afin de troubler le dernier joueur à garder les buts adverses, mêlant leurs cris à ceux, hystériques, de la foule. Delouest ne parlait ni ne criait jamais, mais jouait dans un silence étrange, sans jamais invectiver les joueurs adverses ni croiser leur regard, ne quittant pas la balle des yeux, sauf pour jeter parfois un coup d’œil au ciel. Il jouait comme en transe, comme s’il était perdu. Et pourtant, quand ses coéquipiers étaient talonnés et bloqués, il se trouvait toujours là, quelque part, prêt à recevoir une passe, quels que soient les efforts que faisait son gardien – ou bientôt ses gardiens – pour le contrer. Des équipiers apparemment cernés, cherchant désespérément à conserver leur crosse libre pour une dernière passe, trouvaient toujours Delouest dans la seule direction où ils pouvaient envoyer la balle. Ce n’était pas évident, mais si, par miracle, ils y arrivaient, alors Delouest la prenait avec dextérité et filait en zigzaguant, semant ses adversaires en décrivant des virages à angle droit, virant, tournant, les surprenant sans cesse, jusqu’à ce qu’il soit enfin bloqué, et qu’une opportunité de passe surgisse. Son tir partait en sifflant, et la balle parcourait le terrain de jeu à la vitesse d’une flèche. C’était très agréable à regarder, tellement particulier que c’en était bizarrement comique. La foule hurla alors que l’équipe des Daims-Bécassines-Faucons-Hérons mettait un nouveau tir au but, qui passa en vrombissant au-dessus du plongeon du gardien adverse. Rarement le score avait été ouvert aussi vite.
Ensuite, l’équipe des Ours-Loups-Castors-Tortues fit ce qu’elle put pour arrêter Delouest, mais ils étaient troublés par son étrange façon de jouer, et ne parvenaient pas à le contrer correctement. S’ils lui tombaient dessus à plusieurs, il faisait une passe à l’un de ses rapides jeunes équipiers, qui gagnaient en assurance au fur et à mesure de leurs succès. S’ils le prenaient à un seul, alors il se mettait à s’agiter bizarrement, chancelant, feintant, paraissant hésiter, trébucher, tant et si bien qu’il troublait son adversaire, qui ne pouvait l’empêcher d’arriver à portée de tir des buts, vers lesquels il se ruait alors, soudain ressuscité, sa crosse à la hauteur du genou, pour, d’un tour du poignet, lancer la balle entre les deux poteaux comme une flèche. Personne n’avait jamais vu de tirs aussi puissants.
Après chaque tir au but, on regagnait le bord du terrain pour se désaltérer, d’un bol d’eau ou de sirop d’érable. Les équipiers des Ours-Loups-Castors-Tortues s’entretinrent sombrement, et décidèrent de faire des changements. Ensuite, un coup de crosse « accidentel » atteignit Delouest en pleine tête, lui ouvrant le crâne et le laissant couvert de son propre sang. Mais la foule lui accorda un tir au but, qu’il sut transformer depuis le milieu du terrain, arrachant au public une formidable ovation. En outre, cela n’affecta pas son étrange mais particulièrement efficace façon de jouer, ni ne le fit regarder une seule fois ses adversaires ; ce qui tira ce commentaire à Iagogeh :
— Il joue comme si les joueurs adverses étaient des fantômes. Il joue comme s’il était tout seul sur le terrain, et qu’il apprenait à courir de façon élégante.
Excellente connaisseuse du jeu de lacrosse, elle appréciait particulièrement cette partie.
Beaucoup plus vite que d’habitude, le score fut de quatre à un pour l’équipe des jeunes tribus. Les vieilles tribus se réunirent pour revoir leur stratégie. Les femmes distribuèrent des gourdes d’eau et de sirop d’érable, et Iagogeh, qui était elle aussi de la tribu des Faucons, s’approcha de Delouest pour lui tendre un peu d’eau – puisque c’était, avait-elle remarqué, la seule chose qu’il buvait.
— Il te faut quelqu’un maintenant, murmura-t-elle en s’accroupissant à côté de lui. Personne ne peut finir seul.
Il la regarda, surpris. D’un geste de la tête, elle lui désigna son neveu, Doshoweh, Fend-la-Fourche.
— C’est ton homme, dit-elle avant de s’éclipser.
Les joueurs se regroupèrent au milieu du terrain pour le lancer, l’équipe des Ours-Loups-Castors-Tortues ne laissant derrière elle qu’un seul joueur en défense. Ils se saisirent de la balle et coururent furieusement, désespérément, vers l’ouest. Le jeu dura quelque temps, aucune équipe ne parvenant à prendre l’avantage, chacune montant et descendant follement le terrain sans réussir à marquer. Puis l’un des joueurs des Daims-Bécassines-Faucons-Hérons se blessa à la cheville, et Delouest demanda à Doshoweh d’entrer pour le remplacer.
L’équipe des Ours-Loups-Castors-Tortues redoubla d’énergie, harcelant ce nouveau joueur. L’une de leurs passes frôla Delouest, qui l’intercepta en bondissant par-dessus un homme à terre. Il la renvoya à Doshoweh, et tous convergèrent en direction du jeune homme, qui paraissait terrorisé et vulnérable ; mais il eut la présence d’esprit de faire une longue passe à Delouest, qui courait déjà à toute allure de l’autre côté du terrain. Delouest attrapa la balle et tous se ruèrent à sa poursuite. Malheureusement, on aurait dit qu’il disposait d’un supplément secret d’énergie, que personne ne lui aurait soupçonné, et dont il se servait à présent pour distancer tous ses poursuivants et atteindre les buts adverses, où, après une feinte du corps et de la crosse, il tira, envoyant la balle se perdre loin derrière les buts, dans les bois. Fin du match.
La foule hurla de bonheur, et une pluie de chapeaux et blagues à tabac s’abattit sur le terrain. Les joueurs, qui s’étaient allongés sur l’herbe, épuisés, se relevèrent et s’embrassèrent en une joyeuse mêlée, sous les regards attendris des arbitres.
Ensuite, Delouest s’assit au bord du lac avec les autres.
— Quel soulagement, dit-il. Je commençais à fatiguer.
Il accepta que des femmes lui mettent une écharpe brodée sur la tête, sur sa blessure, et les remercia, en baissant la tête.
Dans l’après-midi, les plus jeunes s’amusèrent à envoyer un javelot à travers un cerceau que l’on faisait rouler. On proposa à Delouest d’essayer, et il accepta.
— Rien qu’une fois, dit-il.
Il se tint parfaitement droit, et envoya son javelot d’un tir habile et souple à travers le cerceau, qui continua sa course comme si de rien n’était. Delouest s’inclina et céda sa place à qui la voulait.
— Je jouais à ça quand j’étais petit, expliqua-t-il. Cela faisait partie de l’entraînement pour devenir un de ces guerriers que nous appelons samouraïs. Ce que le corps apprend, il ne l’oublie jamais.
Iagogeh, qui avait assisté à tout, alla trouver son mari, le Gardien du Wampum.
— Nous devrions demander à Delouest de nous parler de son pays, lui dit-elle.
Il hocha la tête, se renfrognant comme à chaque fois qu’elle lui prodiguait un conseil, bien qu’il eût l’habitude, chaque jour, depuis plus de quarante ans, de discuter avec elle des affaires de la Ligue. Le Gardien était ainsi, irritable et mauvais. Mais c’était parce que la Ligue était très importante pour lui. Alors Iagogeh ne disait rien. La plupart du temps.
Les préparatifs étant terminés, chacun se dirigea vers la fête. Comme le soleil disparaissait entre les branches des arbres, des feux se mirent à rugir dans les ombres, les peuplant de lumière. Le terrain cérémoniel, au centre des quatre feux dressés aux quatre points cardinaux, s’emplit d’une foule de plusieurs centaines de personnes faisant la queue pour recevoir des bols emplis d’une bouillie de maïs épicée et de gâteaux de maïs, de soupe de pois, de courge chaude et de tranches de viande de daim, d’élan, de canard et de caille. La foule se mettant à manger, le vacarme diminua. Puis on prit le dessert, du pop-corn et de la gelée de fraise des bois nappée de sirop d’érable, que l’on savourait lentement, et qui faisait le délice des enfants.
Pendant que l’on se délectait de ce festin crépusculaire, Delouest se promena dans les champs, une plume d’oie sauvage à la main. Il se présentait aux gens qu’il ne connaissait pas, écoutant leurs histoires ou répondant à leurs questions. Il s’assit avec les proches des joueurs de son équipe, et se remémora leur triomphe de la journée à la partie de lacrosse.
— Ce jeu ressemble à mon ancien travail, dit-il. Dans mon pays, les guerriers se battent avec des armes qui ressemblent à de grandes lances. J’ai vu que vous en aviez quelques-unes, ainsi que des fusils. Ils ont dû être apportés par l’un de mes frères aînés, ou bien par ceux qui sont venus ici jadis, par la mer, de l’est.
Ils hochèrent la tête, songeurs. En effet, des étrangers venus de l’autre côté de la mer avaient établi un village fortifié non loin de la côte, près de la grande baie où se jetait le fleuve de l’Est. Leurs lances, les fers de certains tomahawks et leurs fusils venaient de chez eux.
— Les lances sont très utiles, dit Iagogeh. Et ce n’est pas Brise-Lance qui me contredira !
Les gens s’esclaffèrent en regardant Brise-Lance, qui grimaça, embarrassé.
— Mais ce métal vient de certaines roches, très particulières, dit Delouest. Des roches rouges. À l’aide d’un feu suffisamment chaud, dans un grand four en glaise, vous pourriez vous aussi forger ce même métal. Les pierres qu’il vous faut sont juste au sud de vos terres, en bas de la vallée étroite et mamelonnée.
Prenant un bout de bois, il traça une sorte de carte sur le sol.
Deux ou trois sachems écoutaient ce qu’il disait à Iagogeh. Delouest les salua, en s’inclinant.
— Il faut que je parle au conseil des sachems. C’est très important.
— Mais est-ce qu’un four en glaise supportera une chaleur aussi importante ? l’interrogea Iagogeh, en regardant les grosses aiguilles à tricoter qu’elle portait au cou, suspendues à l’un de ses colliers.
— Oui. Et la pierre noire, en se consumant, chauffe autant que du charbon. Je m’en servais moi-même pour forger des épées. Elles ressemblaient à des faux, en plus longues. Comme des brins d’herbes, ou des crosses de lacrosse. Aussi longues que les crosses, en fait, mais aussi affûtées qu’un tomahawk ou qu’un brin d’herbe, lourdes, et solides. On apprend à frapper de taille, fit-il en envoyant une main devant lui, paume contre terre, et hop, plus de tête ! Personne ne peut rien contre vous.
Tous l’écoutaient attentivement. Ils le voyaient encore, agitant sa crosse autour de lui, comme une graine d’orme dansant au gré du vent.
— Sauf un homme équipé d’un fusil, fit remarquer le grand sachem mohawk Sadagawadeh, Humeur-Égale.
— C’est vrai. Mais la majeure partie d’un fusil est composée d’un métal de même qualité.
Sadagawadeh en convint, très intéressé maintenant. Delouest s’inclina.
Le Gardien du Wampum envoya une cinquantaine de jeunes Neutres chercher les différents sachems, et ils durent parcourir le terrain pour les trouver. Quand ils revinrent, Delouest se tenait au milieu d’un groupe, une balle de lacrosse entre le pouce et l’index. Il avait de grandes mains carrées, couvertes de cicatrices.
— Là, imaginons que ceci est le monde. Le monde est couvert d’eau, dans sa quasi-totalité. Il y a deux grandes îles au milieu du lac du monde. La plus grande île se trouve de l’autre côté, par rapport à nous. L’île sur laquelle nous sommes est grande, mais pas aussi grande que l’autre. Moitié moins grande, ou même moins. Quant à savoir à quel point le lac est grand, je ne sais pas trop…
Avec un morceau de charbon, il traça deux traits sur la balle pour indiquer les îles. Puis il donna à Keeper la balle de lacrosse.
— C’est une sorte de wampum.
Keeper eut un sourire.
— On dirait une image.
— Oui, une image. Du monde entier, sur une balle, parce que le monde est une grande balle. Et qu’on peut y tracer les noms des îles et des lacs.
Le Gardien n’avait pas l’air convaincu, mais Iagogeh n’arrivait pas à voir pourquoi. Il dit aux sachems de se préparer pour le conseil.
Iagogeh alla aider les autres femmes à tout nettoyer. Delouest prit quelques bols et les apporta au lac, pour les laver.
— Je vous en prie, dit Iagogeh, gênée. Nous nous en occuperons…
— Je ne suis le serviteur de personne, répondit Delouest.
Et il continua pendant un moment d’apporter les bols aux filles, en leur posant des questions sur leurs broderies. Quand il vit que Iagogeh était allée se reposer un peu à l’écart, sur un talus, il alla s’asseoir à côté d’elle.
— Je sais que la sagesse hodenosaunee est telle, dit-il tout en continuant de regarder les filles, que ce sont les femmes qui décident qui doit épouser qui.
Iagogeh réfléchit un instant.
— Je suppose qu’on peut voir les choses comme ça, répondit-elle enfin.
— Je suis un Portier à présent, et un Faucon. Je passerai le restant de ma vie ici, parmi vous. Moi aussi, j’espère me marier un jour.
— Je vois.
Elle le regarda, puis regarda les filles.
— Pensez-vous à quelqu’un en particulier ?
— Oh non ! s’exclama-t-il. Je n’aurai pas cette hardiesse. C’est à vous de décider. Après le conseil que vous m’avez donné pour le joueur de lacrosse, je suis sûr que vous ferez un très bon choix.
Elle sourit. Elle regarda les robes de fête des filles, dont certaines savaient que leur aînée les regardait, et d’autres pas.
— Combien d’étés avez-vous connus ? demanda-t-elle.
— Trente-cinq, à peu près. Dans cette vie.
— Vous avez eu d’autres vies ?
— Nous en avons tous eu. Vous ne vous souvenez pas ?
Elle le considéra, ne sachant s’il était sérieux.
— Non.
— Je m’en souviens en rêve, le plus souvent. Et parfois un événement se produit, que l’on a déjà vu.
— J’ai déjà eu cette sensation.
— Eh bien, c’est ça.
Elle frémit. Il commençait à fraîchir. Il était temps d’allumer de nouveaux feux. Entre les branches chargées de feuilles, au-dessus d’eux, une étoile, puis une autre scintillèrent.
— Êtes-vous sûr de ne pas avoir de préférence ?
— Aucune. Les femmes hodenosaunees sont les femmes les plus puissantes de ce monde. Non seulement à cause de l’héritage et de la lignée familiale, mais aussi parce qu’elles choisissent leur partenaire. En fait, cela veut dire que c’est vous qui décidez qui reviendra au monde.
Elle gloussa.
— Si les enfants étaient comme leurs parents !
En effet, les enfants qu’elle avait eus avec le Gardien étaient des plus étranges, et dangereux.
— Celui qui vient au monde attendait d’y venir. Mais beaucoup attendent. Ce sont les parents qui décident qui doit revenir.
— Vous croyez ? Parfois, quand je regarde les miens, j’ai l’impression de voir des étrangers – invités à venir passer quelque temps dans la Longue-Maison.
— Comme moi.
— Oui, comme vous.
C’est alors que les sachems les trouvèrent, et emmenèrent Delouest pour le conduire à la cérémonie d’élévation.
Iagogeh s’assura que le rangement était à peu près fini, puis s’en alla rejoindre les sachems, pour les aider à préparer l’accueil du nouveau chef. Elle brossa ses longs cheveux noirs, qui ressemblaient tellement aux siens, et lui fit un chignon au-dessus de la tête, comme il le voulait. Elle considéra son visage souriant. C’était un homme très particulier.
On lui donna les ceintures et les bandeaux adéquats, qui avaient demandé un hiver entier de travail à une brodeuse de talent, et avec lesquels il parut tout à coup des plus élégants. Un guerrier, un chef, malgré son visage lunaire et ses yeux bridés. Il ne ressemblait à personne, et certainement pas aux étrangers venus de l’autre côté de la mer, à l’est, qu’elle avait parfois entr’aperçus. Pourtant, elle commençait à éprouver un sentiment de familiarité. Ce sentiment la troublait.
Il leva les yeux vers elle pour la remercier de l’avoir aidé. Quand elle croisa son regard, elle eut l’impression bizarre de le reconnaître.
Quelques branches et plusieurs grosses bûches vinrent alimenter le feu central, et le son des tambours et des hochets en carapace de tortue monta dans le ciel, alors que les cinquante sachems des Hodenosaunees formaient un large cercle pour la cérémonie. La foule se massa derrière eux, d’abord mouvante, puis s’asseyant pour que tout le monde puisse voir – vallée immense de visages attentifs.
La cérémonie d’élévation au rang de chef n’était pas longue, par rapport à celle de l’élévation au rang de sachem. Le sachem-parrain, en l’occurrence Grand-Front, de la tribu des Faucons, s’avança et annonça à tous la promotion de Delouest au rang de chef. Grand-Front leur raconta, une nouvelle fois, l’histoire de Delouest, comment ils l’avaient rencontré alors qu’il était torturé par les Sioux, et qu’il leur expliquait les tortures raffinées en pratique dans son pays ; comment il se faisait qu’il parlait déjà un dialecte, certes d’un genre un peu particulier, du langage portier, et combien il désirait, avant même d’être capturé par les Sioux, rencontrer la Ligue de la Longue-Maison. Comment il avait vécu parmi les Portiers, s’était familiarisé avec leurs coutumes et avait mené une petite troupe de guerriers en aval du fleuve Ohio, secourir les Seneques, esclaves des Lakotas, faisant de cette opération de sauvetage un succès, et les ramenant ensuite à la maison. Comment cela, et bien d’autres prouesses, avait fait de lui un candidat apte à être élevé au rang de chef, fort du soutien de tous ceux qui le connaissaient.
Grand-Front continua son discours, leur annonçant que les sachems s’étaient concertés le matin même, et avaient approuvé le choix des Portiers, bien avant que Delouest ne fasse la démonstration de son savoir-faire à la partie de lacrosse. Alors, dans une tempête d’acclamations, on conduisit Delouest dans le cercle des sachems. Son visage plat brillait à la lumière du feu, son sourire était si grand que ses yeux paraissaient s’effacer derrière ses pommettes.
Il leva la main, indiquant qu’il s’apprêtait à leur faire un discours. Les sachems s’assirent sur le sol de terre battue, pour que tout le monde puisse le voir.
— C’est le plus beau jour de ma vie, commença-t-il. Jamais je n’oublierai cette magnifique journée, dussé-je vivre cent ans. Laissez-moi maintenant vous raconter comment cela est arrivé. Vous n’avez entendu qu’une partie de mon histoire. Je suis né sur l’île d’Hokkaido, qui fait partie de Nippon. J’y ai grandi, d’abord en tant que moine, puis en tant que samouraï. C’est-à-dire en guerrier. Je m’appelais Busho.
» À Nippon, les choses ne se passent pas comme chez vous. Nous avions un groupe de sachems, mais un seul chef, appelé empereur, et un clan de guerriers entraînés à se battre pour leur maître, veillant à ce que les paysans lui versent bien une part de leurs récoltes. J’ai quitté le service de mon premier maître parce qu’il était trop cruel envers les paysans. Je suis alors devenu un ronin, un guerrier sans clan.
» J’ai vécu ainsi pendant des années, passant des montagnes d’Hokkaido à celles de Honshu, en mendiant, me faisant à l’occasion moine, chanteur ou soldat. Et puis Nippon tout entier fut envahi par des gens venus de l’Ouest, et qui vivaient sur la grande île du monde. Ces gens, les Chinois, dirigent la moitié de l’autre monde, peut-être plus. Quand ils envahirent Nippon, il n’y eut pas cette fois-ci de grand vent kamikaze pour couler leurs flottes, comme cela arrivait autrefois. Les anciens dieux avaient abandonné Nippon, peut-être à cause de ceux qui vénéraient Allah, dans les îles plus au sud. En tout cas, puisqu’ils pouvaient franchir les mers, plus rien ne pouvait les arrêter. Nous utilisâmes alors nos batteries côtières, plaçâmes des chaînes dans l’eau, lançâmes des feux, leur tombâmes dessus par surprise à la nuit tombée, nageâmes jusqu’à leurs vaisseaux en haute mer pour les y massacrer. Nous en tuâmes beaucoup, flotte après flotte, mais il en venait toujours. Ils établirent sur la côte un fort, dont nous ne parvînmes pas à les chasser. C’était un fort qui protégeait une longue péninsule. Un mois leur suffit pour s’en emparer. Ensuite ils s’attaquèrent à l’île, débarquant sur chacune des plages à l’ouest avec des milliers d’hommes. Tous les hommes et les femmes de la Ligue haudenosaunee n’auraient été qu’une poignée dans cette multitude. Nous avions beau nous battre, encore et encore, nous regrouper dans les collines et les montagnes – dont nous connaissions chaque ravine, chaque grotte –, ils finirent par conquérir les plaines, puis Nippon tout entier. Mon pays, mon peuple n’existaient plus.
» J’aurais dû mourir plus d’une centaine de fois, mais, lors de chaque bataille, une chance extraordinaire, ou autre chose, me sauvait la vie. Je me sortais des luttes au corps à corps, ou bien je parvenais à m’enfuir, afin de remettre le combat à une prochaine fois. Finalement, quand nous ne fûmes plus assez nombreux pour nous battre à Honshu, nous élaborâmes un plan. Il s’agissait d’aller tous ensemble, une nuit, voler trois longs canoës chinois, de ces bateaux dont ils se servaient pour débarquer leurs troupes, et qui sont longs comme plusieurs maisons flottantes mises bout à bout. Nous mîmes alors le cap à l’est, sous le commandement de ceux d’entre nous qui étaient déjà allés à la Montagne d’Or.
» Ces navires avaient des sortes de vêtements cousus ensemble, accrochés à de hauts mâts, qui servaient à attraper le vent. Peut-être en avez-vous déjà vu aux mâts des navires des envahisseurs venus de l’est, car, là-bas comme ici, le vent souffle le plus souvent de l’ouest. C’est ainsi que nous voguâmes vers l’est pendant plusieurs lunes, puis quand les vents devinrent moins favorables, nous nous laissâmes dériver sur le grand courant de la mer.
» En arrivant à la Montagne d’Or, nous trouvâmes d’autres Nippons, qui s’y étaient établis avant nous ; certains des mois auparavant, d’autres des années, voire des dizaines d’années. Quelques-uns étaient les petits-enfants d’anciens colons, parlant une ancienne forme de nippon. Ils se réjouirent de voir débarquer toute une troupe de samouraïs ; ils dirent que nous étions comme les légendaires cinquante-trois ronins, parce que les navires chinois étaient déjà arrivés, s’approchant des rivages pour les bombarder avec leurs puissants canons, avant de rentrer en Chine pour dire à leur empereur qu’un coup de lance suffirait à soumettre le pays.
À ce stade de son histoire, il poussa un long hurlement pour leur montrer ce que voulait dire le fait de mourir transpercé par une de ces énormes lances. C’était horrible à entendre, et, à cause de ses grimaces, horrible à regarder.
— Nous décidâmes de tout entreprendre pour aider notre peuple à défendre cet endroit, afin d’en faire un nouveau Nippon. Évidemment, nous ne perdions pas l’espoir de retourner un jour chez nous, notre vrai chez-nous. Et puis, quelques années plus tard, les Chinois revinrent. Non à bord de navires venus de la Porte d’Or, comme nous nous y attendions, mais par voie de terre, du nord, avec une immense armée. En avançant, ils construisaient des routes et des ponts, et ne parlaient que d’or, de l’or de nos collines. Une fois encore, les Nippons furent exterminés, comme des rats dans un grenier, chassés vers l’est ou le sud, où ils allaient, en titubant, se perdre dans de terribles montagnes, où seul un sur dix survécut.
» Une fois les rares survivants à l’abri dans les grottes et les ravines, je me promis que, si je pouvais les en empêcher, je ne verrais pas les Chinois s’emparer de l’île de la Tortue comme ils s’étaient emparés de la grande île du monde, à l’ouest. Je vécus donc parmi diverses tribus, apprenant leur langage, et, au fils des ans, je parvins à l’est, après avoir franchi de nombreux déserts et plusieurs montagnes immenses. Ces terres arides, de sable et de poussière, où pas un brin d’herbe ne pousse, sont si proches du soleil que tout y paraît brûlé, comme du maïs grillé, et crisse sous les pas. Quant aux montagnes, imaginez de gigantesques pics rocheux, où serpentent quelques canyons étroits. De l’autre côté de ces montagnes, au pied de leur versant est, s’étendent de vastes prairies herbeuses, comme celles que l’on trouve de l’autre côté de vos fleuves. De grands troupeaux de bisons y paissent en paix, fournissant aux tribus vivant là de quoi subsister. Elles migrent au nord, au sud, suivant les bisons dans leurs déplacements. Ces tribus ont beau ne manquer de rien, elles sont pourtant dangereuses, en lutte constante les unes avec les autres ; aussi fis-je très attention en traversant leurs terres. Je continuai vers l’est, jusqu’à ce que je tombe sur une bande de paysans, d’origine hodenosaunee, réduits à l’esclavage. Ils me parlèrent, dans un langage qui, à ma grande surprise, me parut tout de suite familier, et je compris alors, en les écoutant, que les Hodenosaunees étaient enfin les gens que je cherchais. La seule tribu capable de résister aux Chinois.
» C’est pourquoi je vous ai cherchés, et suis venu ici, dormant dans des troncs creux, me faufilant de-ci de-là comme un serpent afin de mieux vous étudier. J’ai remonté l’Ohio et exploré le territoire alentour. J’ai sauvé une jeune esclave seneque, qui compléta mon vocabulaire, jusqu’au jour où nous fumes capturés par une bande de guerriers sioux. C’était à cause de la fille. Elle se battit si furieusement qu’ils furent obligés de la tuer. De même qu’ils étaient en train de me tuer, lorsque vous êtes arrivés, pour me sauver. Pendant qu’ils me torturaient, j’ai senti que des guerriers seneques allaient venir me secourir – d’ailleurs, ils étaient déjà là. Leurs yeux reflétaient la lumière du feu. Et pour finir, je suis ici, avec vous !
Il leva les bras et cria :
— Merci à vous, peuple de la Longue-Maison !
Il prit quelques feuilles de tabac dans sa blague, et les déposa délicatement dans le feu.
— Merci, Grand Esprit, Conscience Unique qui nous contient tous.
— Grand Esprit, répéta la foule en murmurant.
Delouest prit la longue pipe de cérémonie que lui tendait Grand-Front, et la bourra de tabac, en faisant très attention. Tout en tassant les brins avec son pouce, il continua son discours :
— Ce que j’ai vu de votre peuple m’a ravi. Partout ailleurs dans le monde, les canons font la loi. Les empereurs les pointent sur la tête des sachems, qui les pointent sur celle des guerriers, qui les pointent sur celle des paysans, et tous ensemble ils les pointent sur celle des femmes. Et seul l’empereur et quelques sachems ont leur mot à dire. La terre leur appartient, comme vos vêtements vous appartiennent. Quant aux gens, beaucoup sont des esclaves, d’une sorte ou d’une autre. Le monde entier contient peut-être cinq ou dix de ces empires, mais ce nombre diminue sans arrêt, puisqu’ils n’arrêtent pas de se battre entre eux. Et cela continuera, jusqu’à ce qu’un seul survive. Ils dominent le monde, mais personne ne les aime. S’il n’y avait pas ces canons, pointés sur la tête des gens, tous s’en iraient ou se soulèveraient. Ce n’est que violence des uns contre les autres, homme contre homme, et tous contre les femmes. Et malgré ça, leur population ne cesse de s’accroître, parce qu’ils ont des troupeaux, d’élans par exemple, dont ils tirent viande, lait, cuir. Ils élèvent des cochons, des sortes de sangliers, des moutons, des chèvres, des chevaux – pour les monter. Ils sont de plus en plus nombreux, plus nombreux que les étoiles, grâce à ces animaux et grâce à leurs légumes, comme vos trois sœurs, la courge, les haricots et le maïs, et une autre sorte de maïs qu’ils appellent riz, et qui pousse dans l’eau… Ils font pousser tellement de choses que dans chacune de vos vallées ils pourraient nourrir autant de personnes que tous les Hodenosaunees réunis. C’est la vérité, je l’ai vu de mes propres yeux. Sur votre île, déjà, cela a commencé. Sur la côte ouest, et peut-être même sur la côte est.
Il hocha gravement la tête en les dévisageant, fit une pause pour prendre un bout de bois enflammé dans le feu et allumer sa pipe. Puis il tendit la pipe au Gardien du Wampum, et continua, pendant que chaque sachem tirait une grande bouffée.
— Sachez que j’ai étudié les Hodenosaunees aussi attentivement que l’enfant regarde sa mère. J’ai vu comment les enfants sont élevés dans le respect du matriarcat et ne peuvent rien hériter de leur père, ce qui fait qu’aucun homme ne peut à lui seul accumuler trop de biens. Il n’y a pas, chez vous, de place pour les empereurs. J’ai vu comment les femmes arrangent les mariages et donnent leur avis sur chaque question, comment vos vieillards et vos orphelins sont pris en charge. Comment les nations sont divisées en tribus, liées les unes aux autres de telle sorte que tous sont frères et sœurs d’une même ligue, la trame et la chaîne. Comment les sachems sont choisis par tous, même par les femmes. Comment, si par malheur un sachem venait à commettre une mauvaise action, il était renvoyé. Comment leurs fils ne sont en rien des personnes spéciales, mais des hommes comme les autres, qui attendent de se marier, et d’avoir eux-mêmes des garçons, qui s’en iront, et des filles, qui resteront, jusqu’à ce que chacun ait trouvé sa voie. J’ai vu comment cette façon de mener ses affaires apportait la paix à la Ligue. C’est le meilleur système que l’homme ait jamais inventé.
Il leva les mains, comme pour faire une offrande. Il bourra de nouveau la pipe, la ralluma et souffla un filet bleuté dans la colonne de fumée qui montait du brasier. Il nourrit le feu en y mettant d’autres branches, et donna la pipe au sachem à côté de lui, Peur-au-Ventre – qui effectivement, en cet instant, semblait bien mériter son nom. Comme les Hodenosaunees appréciaient autant un bon orateur qu’un bon guerrier, ils l’écoutaient tous, très attentivement.
— Oui, le meilleur des gouvernements, continua Delouest. Mais regardez-vous : votre île regorge de tant de nourriture que vous n’avez pas besoin de fabriquer d’instruments pour exploiter la terre. Vous n’avez pas non plus de métal, ni d’armes de métal. D’ordinaire, voici comment cela arrive : il faut creuser profondément la terre, pour trouver de l’eau. Mais vous, pourquoi creuseriez-vous ? Vous n’en avez pas besoin : il y a des lacs et des rivières partout. Et c’est ainsi que vous vivez.
» Malheureusement, les habitants de la grande île se sont battus pendant bien trop de générations, ils ont fabriqué tellement d’armes et d’outils, et ils sont prêts à traverser les océans, des deux côtés de votre île, pour vous envahir. D’ailleurs, ils sont là. Ils viennent comme des biches chassées par les loups. Ils sont à l’est, derrière Par-delà-l’Ouverture. Ce sont les habitants de l’île située à l’opposé de celle d’où je viens. Ils arrivent, se déployant de par le vaste monde !
» Et il en arrivera toujours ! Laissez-moi vous dire ce qui va se passer, si vous ne faites rien pour défendre cette île, votre île. Ils viendront, et ils bâtiront d’autres forts, sur la côte. Ils ont déjà commencé. Ils commerceront avec vous, échangeront des vêtements contre des fourrures. Des vêtements ! Des vêtements contre cette terre, comme si c’était un vêtement ! Quand vos guerriers se rebelleront, ils vous tueront avec leurs fusils, et vous ne pourrez leur résister longtemps, quel que soit le nombre que vous parviendrez à en tuer, parce qu’ils sont aussi nombreux que les grains de sable de la plus longue de vos plages. Ils vous submergeront, comme les eaux du Niagara.
Il s’arrêta un bref instant, de façon à laisser cette image faire son effet.
— Mais il peut en être autrement, fit-il en levant les mains. Un peuple aussi grand que les Hodenosaunees, avec ses femmes sagaces et ses guerriers avisés, une nation pour laquelle chacun serait heureux de se sacrifier s’il le fallait, comme on se sacrifie pour sa famille – ce peuple peut apprendre à résister aux empires, puisque seuls les empereurs croient aux empires.
» Comment faire ? demandez-vous. Comment empêcher les chutes du Niagara de nous tomber dessus ?
Il fit encore une pause, bourrant une nouvelle fois sa pipe, rajoutant des feuilles de tabac dans le brasier. Il fit passer la pipe de l’autre côté du cercle des sachems.
— Voici comment. Votre Ligue peut accueillir de nouveaux membres, ce que vous avez déjà prouvé en accueillant les Tisseurs-de-Chemises, les Shawnees, les Choctaws et les Chickasaws. Vous devriez inviter toutes les nations voisines de la vôtre à vous rejoindre, puis leur inculquer votre façon de vivre, et leur apprendre le danger que représente la grande île. Chaque nation apportera son savoir-faire et son dévouement à la cause de cette île. Si vous vous unissez, les envahisseurs ne pourront jamais pénétrer plus avant, dans les profondeurs de la grande forêt – qui, même sans opposition, est déjà difficile à pénétrer.
» Enfin, et surtout, il faut que vous appreniez vous aussi à fabriquer des fusils.
La foule l’écoutait à présent avec une attention toute particulière. L’un des sachems se leva, afin que tous puissent voir le mousquet qu’il tenait à la main, et qu’il avait trouvé sur le rivage. Ossature de bois, long canon de métal, détente de métal, et chien muni d’un silex. Il brillait d’une lueur orangée, presque surnaturelle, dans la lumière du feu. Le canon du fusil jetait de tremblants reflets sur leurs visages, comme pour leur dire : « Je suis né, personne ne m’a fabriqué. »
Mais Delouest le montra du doigt.
— Oui. Comme ça. Cela demande moins de travail que n’importe lequel de vos paniers. Le métal vient de pierres broyées que l’on fait chauffer. Les pots et les moules qui servent à contenir le métal fondu sont eux aussi en métal ; mais en un métal plus dur, et qui ne fondra plus. Ou en terre. Même chose pour le canon : il suffit, pour l’obtenir, de faire couler du métal autour d’un bâton de métal solide. On fait chauffer le feu à l’aide de charbon et de houille ; la flamme est attisée par des soufflets. On peut aussi construire un moulin, dont la roue, grâce au courant d’un fleuve, fera se lever et s’abaisser un soufflet si puissant qu’une centaine d’hommes devraient travailler ensemble pour l’actionner.
Il commença alors à décrire un processus, dans sa langue natale. Un quelque chose faisait quelque chose qui actionnait un autre quelque chose. Il illustrait son propos en soufflant sur la braise d’une branche qu’il tenait devant sa bouche, jusqu’à ce qu’elle s’enflamme.
— Les soufflets sont comme des sacs en peau de daim, que l’on comprime de façon répétée à l’aide de mains de bois : des plaques en bois articulées à l’aide de charnières, dit-il en battant vigoureusement des mains. Ce mécanisme peut être actionné grâce au fleuve. D’ailleurs tout pourrait être fait très facilement en exploitant la force des eaux qui nous environnent. Le pouvoir du fleuve sera enfin vôtre. C’est vous qui commanderez à la puissance du Niagara. Vous pourrez faire des disques métalliques, à bords dentelés, et utiliser l’énergie du fleuve pour découper n’importe quel arbre comme si c’était une branche, en faire des planches, vous bâtir des bateaux, des maisons. La forêt couvre toute la moitié est de l’île de la Tortue, fit-il avec un large geste du bras. Des arbres en quantité infinie. Vous pourriez tout faire. De grands navires pour franchir les océans, afin d’apporter la guerre sur leurs propres terres. Tout. Vous pourriez voguer jusque chez eux, et demander aux habitants ce qu’ils préfèrent : être les esclaves d’un empereur, ou bien faire partie d’une grande congrégation de tribus ? Tout, je vous dis !
Delouest s’arrêta, le temps d’une autre bouffée. Le Gardien du Wampum profita de cette occasion pour dire :
— Tu ne parles que de guerres et de batailles. Mais les étrangers établis sur nos côtes se sont montrés amicaux, avides de nous connaître. Ils font du commerce, nous donnent des fusils contre des fourrures. Ils ne nous tirent pas dessus, ils n’ont pas peur de nous. Ils parlent de leur Dieu comme s’il ne nous concernait pas.
Delouest se frotta le menton.
— Et cela continuera, jusqu’au jour où vous vous réveillerez, et vous apercevrez qu’il n’y a autour de vous que des étrangers, dans vos vallées, avec des forts sur vos collines. Ils insisteront pour posséder la terre qu’ils cultivent et la revendiqueront comme si c’était leur propre pot à tabac, prêts à tirer sur tous ceux qui viendront y chasser, ou y couper un arbre. À ce moment-là, ils diront que leurs lois l’emportent sur les vôtres, parce qu’ils sont plus nombreux, et qu’ils ont plus de fusils. Alors ils auront des gardes armés en permanence, prêts à combattre pour eux, partout dans le monde. Vous serez contraints d’abandonner cette terre, et de partir vers le nord, laissant à jamais derrière vous ce pays, le plus haut qui soit en ce monde.
Il se redressa de toute sa taille et leva la main, afin que tous voient à quel point cette terre était haute. Beaucoup rirent en dépit de leur consternation. Ils l’avaient vu aspirer trois ou quatre profondes bouffées de la pipe, et ils avaient maintenant eux aussi fumé, au moins une fois. Alors ils savaient bien à quelle hauteur il planait. Il était parti et bien parti. C’était clair. Il se mit à parler comme s’il était très loin, perdu en lui-même, ou carrément dans les étoiles.
— Ils apporteront des maladies. Beaucoup d’entre vous mourront, terrassés par la fièvre, ou des affections surgies de nulle part, qui se répandront d’une personne à l’autre. La maladie vous détruira de l’intérieur, elle vous rongera de partout, comme le gui. De petits parasites, dans vos corps, de grands parasites, à l’extérieur, des gens qui vivent de votre travail alors même qu’ils sont de l’autre côté du monde, vous obligeant à travailler pour eux sous la menace de leurs fusils, et de leurs lois. Des lois pareilles au gui ! Tout ça pour garantir une vie de luxe à des empereurs, partout dans le monde. Et il y en aura tant qu’elles finiront par détruire tous les arbres de la forêt.
Il prit une profonde inspiration et remua la tête comme un jeune chiot pour chasser ce cauchemar.
— Parfait ! cria-t-il. Ainsi soit-il ! Vivez comme si vous étiez déjà morts ! Vivez comme si vous étiez des guerriers déjà faits prisonniers ! Vous ne comprenez pas ? Les étrangers sur vos côtes doivent être combattus, et refoulés dans un port, si vous pouvez. De toute façon la guerre viendra, quoi que vous fassiez. Mais plus tard elle viendra, mieux vous pourrez vous y préparer, et plus vous aurez de chances de la gagner. Défendre sa maison est plus facile que conquérir l’autre bout de la Terre, après tout. Donc nous pouvons réussir ! En tout cas, nous devons essayer, pour toutes les générations qui nous succéderont !
Encore une longue bouffée, suivie d’un nuage de fumée.
— D’où les fusils ! Des gros, des petits ! Et de la poudre. Des scieries. Des chevaux. Rien qu’avec ça, nous pouvons nous en sortir. Nous échangerons nos informations en tapant sur des troncs creux. Chaque sonorité de notre langue aura son équivalent sur le bois. Taper sur un tronc, c’est communiquer. C’est facile. On peut parler ainsi sans jamais s’arrêter, et sur de grandes distances, pendant de longs moments, quel que soit le lieu où se trouvent celui qui parle et celui qui écoute. Partout dans le monde des gens communiquent ainsi. Écoutez, votre île est isolée des autres par des mers si grandes que vous vivez dans un autre monde depuis l’aube des temps, depuis que le Grand Esprit a créé les gens. Mais à présent les autres arrivent ! Pour leur résister, vous n’avez que votre intelligence, votre imagination, votre courage, et les lois qui régissent vos nations, comme la trame et la chaîne de vos paniers. Grâce à elles, vous êtes beaucoup plus forts que n’importe quel boisseau de roseaux. Plus forts que des fusils !
Tout à coup, il leva les yeux, et cria en direction des étoiles de l’est :
— Plus forts que des fusils !
Vers l’ouest :
— Plus forts que des fusils !
Vers le nord :
— Plus forts que des fusils !
Et vers le sud :
— Plus forts que des fusils !
Beaucoup crièrent avec lui.
Il attendit que le silence revienne.
— Chaque nouveau chef a le droit de demander au conseil des sachems, réuni pour honorer son élévation, qu’on revoie certain point de politique. Je demande à présent aux sachems de bien vouloir considérer le problème des étrangers établis sur la côte est, et de les affronter, en exploitant la force des fleuves, en fabriquant des fusils, et en menant une campagne d’opposition totale à leur présence. Je demande aux sachems de privilégier notre puissance plutôt que nos affaires.
Il joignit les mains et se courba.
Les sachems se levèrent.
Le Gardien dit :
— Cela fait plusieurs requêtes. Mais nous prendrons la première en considération, sachant qu’elle inclut les suivantes.
Les sachems se réunirent par petits groupes et commencèrent à discuter, Broie-la-Roche parlant vivement, plaidant la cause de Delouest ; Iagogeh le voyait bien.
Pour une décision de cette importance, il fallait être des plus attentifs. Les sachems de chaque nation étaient divisés en sous-groupes de deux ou trois membres chacun, et ces sous-groupes s’entretenaient à voix basse, concentrés sur leurs propres paroles comme sur celles de leurs interlocuteurs. Une fois qu’ils avaient décidé quel était l’avis de leur sous-groupe, l’un d’eux allait retrouver les représentants des autres sous-groupes de sa nation – quatre pour les Portiers et les Marécageux. Ces derniers parlaient alors un moment entre eux, pendant que les sachems se consultaient en fumant la pipe. Enfin, un sachem par nation exprimait l’avis des siens aux sept autres, et ils confrontaient leurs points de vue.
Cette nuit-là, la conférence des huit représentants dura un long moment, si long que les gens finirent par se regarder les uns les autres, ne sachant que penser. Quelques années auparavant, au cours d’une conférence où avait été débattu le problème des étrangers établis sur la côte est, ils n’avaient pas réussi à se mettre d’accord, et aucune décision n’avait été prise. Volontairement ou non, Delouest avait évoqué le plus important des problèmes non résolus de ces derniers temps.
D’ailleurs, les événements semblaient se répéter. Keeper, le Gardien, demanda à faire une pause, et annonça au peuple :
— Les sachems se réuniront à nouveau demain matin. Le problème évoqué ce soir est trop important pour qu’on puisse prendre une décision cette nuit, et nous ne voulons pas surseoir plus longtemps aux festivités.
Une rumeur d’approbation parcourut la foule. Delouest s’inclina profondément face aux sachems et se joignit au premier groupe de danseurs, qui ouvrirent le bal en jouant avec des hochets en carapace de tortue. Il prit lui-même un de ces hochets et l’agita bizarrement autour de lui comme s’il s’agissait d’une crosse. Pourtant, ses mouvements étaient extraordinairement fluides et n’avaient rien à voir avec ceux des guerriers hodenosaunees en train de danser. Ces derniers semblaient donner des coups de tomahawk, extrêmement rapides et agiles, tout en sautant en l’air, le plus haut possible, sans cesser de chanter. Bientôt, des perles de sueur brillèrent sur leur peau, tandis que leur chant était ponctué des efforts qu’ils faisaient pour reprendre leur souffle. Delouest regardait, béat d’admiration, un large sourire sur le visage, ces gesticulations, tout en secouant la tête, l’air de dire que tout cela dépassait, et de loin, ses capacités. Alors, la foule, heureuse de voir enfin qu’il y avait quelque chose qu’il ne savait pas faire, se mit à rire et se joignit à la danse. Delouest se retira, dansant avec les femmes, à la façon des femmes, et la longue file des danseurs fit le tour du feu, puis du terrain de lacrosse, avant de revenir au feu. Delouest quitta la file et prit un peu de tabac dans sa blague. Il en plaça dans la bouche de chacune des personnes qui passaient devant lui, y compris Iagogeh et les autres danseuses, dont la grâce entraînante durerait plus longtemps que les sauts endiablés des guerriers.
— Le tabac des shamans, expliqua-t-il à chacun d’eux. Le don des shamans, pour danser.
Cela avait un goût amer, et beaucoup durent boire du sirop d’érable pour le faire passer. Les hommes et les femmes les plus jeunes continuèrent à danser, leurs membres se troublant à la lumière du brasier, plus lumineux et imposant qu’auparavant. Quant au reste de la foule, qu’ils fussent jeunes ou vieux, ils dansaient doucement çà et là, tout en se promenant, en commentant les événements de la journée. Beaucoup se regroupèrent autour de ceux qui regardaient la balle de lacrosse où Delouest avait dessiné le monde. Elle paraissait luire à la lumière du feu, d’un feu étrange et comme venu de l’intérieur.
— Delouest, demanda Iagogeh après un moment, qu’y avait-il dans ce tabac des shamans ?
— C’est une nation plus à l’ouest, où j’ai vécu, qui me l’a donné, répondit Delouest. Cette nuit, plus que les autres nuits, les Haudenosaunees ont besoin de partir en quête d’une vision, tous ensemble. Cela fait voyager l’esprit, comme tous les voyages. Cette nuit, tous partiront loin de la Longue-Maison, tous ensemble.
Il prit une flûte qu’on lui avait donnée, plaça ses doigts délicatement sur les trous, et joua une première séquence de notes, puis une gamme.
— Ha ! s’exclama-t-il, en la regardant de plus près. C’est parce que nos trous ne sont pas placés de la même façon. Qu’importe, je vais réessayer.
Il joua une musique si aiguë que tous se mirent à danser à son rythme, comme des oiseaux. Delouest grimaçait en jouant, puis son visage parut s’apaiser, et il joua, ayant enfin apprivoisé l’instrument.
Quand il eut terminé, il regarda de nouveau la flûte, et déclara :
— C’était « Sakura ». Ou en tout cas, la partition de « Sakura », mais ce n’était pas tout à fait le même morceau. Il ne fait aucun doute que tout ce que je peux vous dire sort de ma bouche également déformé, de même que vos enfants entendent vos paroles à leur façon, et les changent à leur tour. Ainsi, peu importe ce que j’aurai dit ce soir, ou ce que vous ferez demain.
Une des filles dansait en tenant un œuf peint en rouge, l’un de ses jouets, et Delouest se mit à la regarder, attiré par il ne savait quoi. Il regarda autour de lui, et ils virent que sa blessure à la tête avait recommencé à saigner. Ses yeux se révulsèrent et il s’effondra, comme frappé par la foudre, lâchant sa flûte. Il cria quelque chose dans une autre langue. La foule se calma, et ceux qui étaient le plus près de lui s’assirent à ses côtés.
— Cela s’est déjà produit, déclara-t-il d’une voix étrange, lente, grinçante. Ça y est ! Tout me revient !
Il poussa un léger cri, ou plutôt une plainte.
— Pas cette nuit, exactement recommencée, mais son reflet d’autrefois. Écoutez bien : nous vivons plusieurs vies. Nous mourons, puis nous revenons pour une autre vie, jusqu’à ce que nous ayons enfin bien vécu, et que tout se termine. Autrefois j’ai été un guerrier de Nippon – non, de Chine !
Il s’arrêta, se massant le front.
— Oui, de Chine. Et c’était mon frère, Peng. Il a traversé l’île de la Tortue, rocher par rocher, dormant dans les troncs, luttant même contre un ours dans sa tanière, faisant tout ce chemin jusqu’ici, là-haut. Il a atteint cet endroit précis, ce campement, cette maison du conseil. Il me l’a dit après notre mort.
Il poussa un glapissement, parut chercher du regard quelque chose à côté de lui, puis partit en courant vers la maison des ossements.
C’est là qu’étaient disposés les os des ancêtres, une fois blanchis par les oiseaux et les dieux, au cours d’une longue exposition du corps au soleil, sur un hamac de branchages. Ils étaient soigneusement rangés dans la maison des ossements, sous la colline, et ce n’était pas un endroit que les gens allaient voir pendant les fêtes. En vérité, ils n’y allaient presque jamais.
Mais les shamans étaient connus pour le courage avec lequel ils relevaient de tels défis, et la foule regarda les javelots de lumière qui saillaient par les fentes des murs d’écorce de la maison des ossements. La lumière bougeait au gré des mouvements de Delouest, qui promenait sa torche çà et là. C’est alors qu’un long cri sortit de sa bouche, cri qui devint hurlement, « Aaaaaaah ! », alors qu’il émergeait de la maison, éclairant de sa torche un crâne auquel il s’adressait dans son idiome natal.
Il s’approcha du feu et leur présenta le crâne.
— Regardez, c’est mon frère ! C’est moi !
Il plaça le crâne brisé à côté de sa tête, puis le plaça devant ses yeux, et se mit à regarder les orbites vides. Effectivement, la taille correspondait. Alors, la foule s’immobilisa, prête à l’écouter.
— J’ai quitté notre bateau sur la côte ouest, et j’ai pénétré vos terres, avec une fille. Droit vers l’est, vers le soleil levant. Je suis arrivé là juste au moment où vous étiez réunis pour un conseil, similaire à celui-ci, où vous discutiez les lois qui sont les vôtres aujourd’hui. Les cinq nations s’étaient disputées, et avaient été appelées par Daganoweda à tenir un conseil, afin de trouver comment mettre un terme aux combats qui troublaient ces paisibles vallées.
C’était vrai. C’était l’histoire de la façon dont les Haudenosaunees étaient nés.
— Daganoweda, je l’ai vu faire ! Il les rassembla, et leur proposa une ligue de nations, menée par des sachems, par ce système qui relie les tribus entre elles, et par les vieilles femmes. Et toutes les nations ont accepté. C’est ainsi que votre Ligue de paix est née, au cours de ce conseil de la première année, que l’on désigne encore comme celle du premier conseil. Il ne fait aucun doute que beaucoup d’entre vous y ont également assisté, dans l’une de leurs vies antérieures, ou peut-être vous trouviez-vous de l’autre côté du monde, en train d’assister à la construction de ce monastère où je devais grandir. Les voies de la renaissance sont étranges. Les voies sont étranges. J’étais là pour protéger vos nations des maladies que nous ne manquerions pas d’apporter. Je ne vous ai pas donné cette si magnifique façon de gouverner : c’est Daganoweda qui l’a fait, avec ceux d’entre vous qui étaient là, mais je n’en savais rien. Mais je vous ai tout appris de la gale. Il vous a apporté la gale, et vous a appris comment faire une entaille, y placer un peu de croûte, prendre un résidu de la gale qui s’y forme, et lui faire subir le même rituel que lors de la variole, le régime et les prières au dieu de la variole. Pour que nous puissions nous guérir nous-mêmes, sur cette Terre ! Et donc dans les cieux !
Il fit pivoter le crâne et plongea son regard dans ses orbites vides.
— Pauvre, pauvre Peng ! C’est toi qui as fait ça ! Et personne ne le savait ! Personne ne savait qui tu étais ! Personne ne se souvient de ce que j’ai fait, aucune trace n’en subsiste, sauf dans mon esprit, par intermittences, et dans la vie de tous ceux ici qui seraient morts si je n’avais rien fait. C’est cela, l’histoire des hommes, pas celle des empereurs, des généraux et de leurs guerres, mais les actes oubliés de personnes sans nom, et dont on ne parle jamais. Le bien que ces personnes font est comme une bénédiction, elles font à des étrangers ce que vos mères vous ont fait, et elles ne font jamais ce à quoi vos mères sont opposées. Et tout cela nous permet d’avancer, et d’être ce que nous sommes.
La suite de son discours se fit dans sa propre langue, et dura quelque temps. Mais tous le regardaient parler au crâne, qu’il caressait d’une main. Cette vision les tenait tous sous son charme, et quand il s’arrêtait pour écouter, émerveillé, le crâne lui répondre, il leur semblait également entendre le crâne parler, dans une langue faite de pépiements. Ils eurent ainsi plusieurs échanges, et tout à coup, Delouest pleura. Ce fut un choc de le voir se tourner de nouveau vers eux, pour leur parler, dans son curieux seneque :
— Le passé nous envoie ses reproches. Il y a tant de vivants ! Et nous changeons si lentement, oh, si lentement. Vous croyez que cela n’arrive pas, mais ces choses arrivent. Toi, Keeper…
Il se servit du crâne pour désigner le Gardien du Wampum.
— Tu n’aurais jamais pu devenir sachem, autrefois, quand je t’ai connu, ô mon frère. Tu étais trop en colère, mais maintenant tu ne l’es plus. Et toi…
Cette fois-ci, il montra Iagogeh, dont le cœur se mit à battre à toute allure.
— Tu n’aurais jamais su quoi faire de tes grands pouvoirs, ô ma sœur. Tu n’aurais jamais pu apprendre tant de choses au Gardien.
» Nous grandissons ensemble, ainsi que le Bouddha nous l’avait dit. Mais c’est seulement maintenant que nous le comprenons, et que nous sommes capables d’assumer ce fardeau. Vous avez le meilleur gouvernement qui soit sur Terre, jamais personne n’avait à ce point compris combien tous sont nobles, et font partie de la même Conscience Unique. Mais c’est également un fardeau, voyez-vous ? Il vous faut le porter – tous les non-nés appelés à renaître dépendent de vous ! Sans vous, le monde deviendrait un cauchemar. Le jugement des ancêtres…
Il promena alors le crâne autour de lui comme s’il s’agissait d’une pipe à faire tourner, en faisant des gestes furieux en direction de la maison des ossements. Sa blessure saignait abondamment maintenant, et il pleurait, pleurait à chaudes larmes, et la foule le regardait bouche bée, voyageant avec lui dans l’espace sacré des shamans.
— Toutes les nations de cette île sont composées de vos futurs frères, de vos futures sœurs. Voici comment vous devriez les accueillir. Bonjour, futur frère ! Comment vas-tu ? Ils sauraient que votre âme est la leur. Ils s’uniraient à vous si vous vous comportiez comme leurs frères aînés, qui les guideraient sur le chemin. Les luttes entre frères et sœurs cesseraient. Nation après nation, tribu après tribu, la Ligue des Hodenosaunees grandirait. Quand les étrangers arriveront dans leurs canoës pour vous prendre vos terres, vous les affronterez unis, vous leur résisterez, et saurez prendre d’eux ce qui peut servir et rejeter ce qui est néfaste. Vous leur montrerez que sur cette Terre nous sommes tous égaux. Je vois maintenant ce qui va se passer dans un futur proche, je le vois ! Je le vois ! Je le vois ! Je le vois ! Les personnes que je vais être sont en train de rêver et me parlent par l’au-delà des temps, elles s’expriment à travers moi, pour me dire que tous dans le monde regarderont les Hodenosaunees, émerveillés par la justice de leur gouvernement. L’histoire passera de Longue-Maison en Longue-Maison. Partout où des gens souffrent sous le joug d’un chef, on parlera des Hodenosaunees, et on se racontera comment les choses pourraient être, si l’on partageait tout, si chaque homme avait l’occasion, et le droit, de participer à la vie des choses, s’il n’y avait pas d’esclaves, ni d’empereurs, pas de conquêtes ni de soumissions, si les gens étaient comme des oiseaux dans le ciel. Comme des aigles dans le ciel ! Oh, faites que cela vienne, oh, faites que ce jour arrive, oh, ooooohhhhhhhh…
Delouest s’arrêta soudain, pour reprendre son souffle. Iagogeh s’approcha de lui et lui mit un vêtement autour de la tête, afin d’épancher le sang qui suintait de sa blessure. Il était trempé de sueur et de sang. Il la regarda sans la voir, puis leva les yeux vers le ciel étoilé, et dit « Ah ! », comme si les étoiles étaient des oiseaux, ou bien le clignotement d’âmes attendant de naître. Il regarda le crâne comme s’il se demandait comment il était arrivé là, dans sa main. Il le tendit à Iagogeh, qui le prit. Il s’avança vers les plus jeunes guerriers, et chanta, faiblement, les premières paroles d’un de leurs chants. Cela libéra les hommes du sort qui les tenait sous son charme, et ils bondirent sur leurs pieds, au son des tambours et des hochets dont on se remettait à jouer. Bientôt, on dansa autour du feu.
Delouest récupéra le crâne des mains de Iagogeh. Elle eut l’impression de lui donner sa tête. Il repartit, lentement, vers la maison des ossements, titubant comme un ivrogne, se perdant dans la nuit à chacun de ses pas hésitants. Il entra dans la pièce sans prendre de torche. Quand il en ressortit, il ne tenait plus rien, mais s’empara d’une flûte, et s’en alla jouer avec les autres musiciens, improvisant joyeusement, sans mélodie précise. Iagogeh s’insinua dans la danse, et quand elle passa près de lui, l’attira dans la file des danseurs, où il la suivit.
— C’était bien, dit-elle. C’était une très belle histoire que tu nous as racontée.
— Vraiment ? demanda-t-il. Je ne m’en souviens pas.
Elle n’était guère surprise.
— Tu étais parti. Un autre Delouest parlait à travers toi. C’était une bonne histoire.
— Est-ce l’avis des sachems ?
— Nous leur dirons de le penser.
Elle le mena à travers la foule, le plaçant à côté de telle ou telle fille, afin de voir s’ils allaient bien ensemble. Delouest ne réagit à aucune de ses tentatives, continuant à danser et à souffler dans sa flûte, regardant vers le sol ou vers le feu. Il paraissait vidé, diminué, et après quelques danses supplémentaires, Iagogeh l’emmena loin du feu. Il s’assit, jambes croisées, jouant de la flûte les yeux fermés, ajoutant des notes enthousiastes à la musique.
Peu avant l’aube, le feu mourut, se transformant en un amas de cendres grises, où quelques braises rougeoyaient encore. La plupart des gens étaient allés dormir dans la Longue-Maison des Onondagas, tandis que d’autres s’étaient endormis dehors, sur une couverture étendue à même l’herbe, sous les arbres. Ceux qui ne dormaient pas s’étaient rassemblés autour du feu, chantonnant ou se racontant des histoires, attendant l’aube, tout en jetant de temps à autre une branche dans le brasier, pour la voir s’enflammer puis se consumer.
Iagogeh se promenait sur le terrain de lacrosse, épuisée, mais sentant encore dans ses membres vibrer le plaisir de la danse et du tabac. Elle chercha Delouest, ne le trouva pas, ni dans la Longue-Maison, ni dans la prairie, ni dans la forêt, ni dans la maison des ossements. Elle commença à se demander si cette merveilleuse visite n’avait pas été un rêve qu’ils auraient fait ensemble.
À l’est, le ciel se teintait de gris. Iagogeh se dirigea alors vers le lac, à l’endroit des femmes, derrière une avancée de terre couverte d’arbres. Elle voulait profiter du fait qu’il n’y avait encore personne pour faire sa toilette. Elle retira tous ses vêtements, à l’exception de son linge de corps, puis s’avança dans le lac jusqu’à avoir de l’eau en haut des cuisses, et commença à se laver.
C’est alors qu’elle vit quelque chose bouger, de l’autre côté du lac. Une tête noire glissait à la surface de l’eau, comme celle d’un castor. Delouest, se dit-elle. Il nageait, comme un castor, ou comme une otarie. Peut-être était-il redevenu animal ? L’eau se plissait devant lui au fur et à mesure de sa progression, venant mourir en vaguelettes sur le ventre de Iagogeh. Delouest respirait comme un ours.
Elle resta un moment sans bouger, puis quand il eut de nouveau pied, non loin de l’avancée de terre, elle se tourna vers lui et le regarda. Il la vit, et s’immobilisa. Il ne portait que sa ceinture, comme pendant la partie. Joignant les mains, il la salua profondément. Alors elle sortit de l’eau, marcha vers lui, d’abord sur un fond de sable, puis dans la boue.
— Viens, lui dit-elle doucement. J’ai choisi pour toi.
Il la regarda calmement. Il paraissait beaucoup plus âgé que la veille.
— Merci, répondit-il.
Il dit encore autre chose, mais dans sa langue à lui. Un nom, se dit-elle. Son nom à elle.
Ils regagnèrent le rivage. Iagogeh heurta une racine, et s’appuya avec le plus de dignité possible sur l’avant bras de Delouest pour s’aider à marcher. Sur la rive, elle se sécha avec les doigts puis se rhabilla, tandis que Delouest, parti chercher ses propres vêtements, faisait de même. Côte à côte, ils marchèrent jusqu’au feu, passèrent à côté de ceux qui avaient guetté l’aube, et maintenant ronflaient, lovés les uns contre les autres. Iagogeh s’arrêta devant l’un de ces corps. Il s’agissait de Tecarnos. Ce n’était plus une jeune fille, mais une jeune femme, qui n’était toujours pas mariée. Pleine d’esprit, la langue bien pendue, drôle, intelligente. Comme elle dormait, on ne pouvait pas s’en rendre compte, mais l’une de ses jambes sortait avec grâce de sous sa couverture, sous laquelle se devinaient ses formes robustes.
— Tecarnos, dit Iagogeh, doucement. Ma fille. La fille de ma sœur aînée. De la tribu du Loup. C’est une femme bonne. On peut compter sur elle.
Delouest hocha la tête en la regardant, les mains toujours jointes devant lui.
— Je te remercie.
— J’en parlerai aux autres femmes. Nous le dirons à Tecarnos, et aux hommes.
Il sourit, regarda autour de lui, paraissant voir à travers chaque chose. Sa blessure à la tête était à vif, et saignait abondamment, d’un sang mêlé d’eau. Le soleil perça à travers les arbres, et des chants s’élevèrent non loin des feux, de plus en plus fort.
— Ensemble, vous donnerez naissance à de nombreuses bonnes âmes, dit-elle.
— Espérons-le.
Elle posa la main sur son bras, comme elle l’avait fait en sortant de l’eau.
— Tout peut arriver, mais nous (que voulait dire ce nous ? voulait-elle parler d’eux, des femmes, ou des Hodenosaunees ?), nous ferons de notre mieux. C’est tout ce qu’on peut faire.
— Je sais.
Il regarda la main posée sur son bras, et le soleil dans les arbres.
— Peut-être que tout ira bien.
Iagogeh, qui nous a raconté cette histoire, a vu ces choses par elle-même.
C’est ainsi que, bien des années plus tard, les membres de la jati furent de nouveau réunis dans le bardo. Ils avaient réussi à repousser les étrangers établis à l’embouchure du fleuve de l’Est, survécu à toutes les nouvelles maladies qui les avaient frappés, s’étaient alliés avec le peuple de Delouest, ils avaient rassemblé toutes les nations et vécu heureux dans la forêt. Après toutes ces années, donc, Delouest s’approcha de Keeper et lui dit fièrement :
— Tu dois bien l’admettre, j’ai fait ce que tu m’avais demandé. Je suis allé dans le monde et je me suis battu pour le bien ! Nous avons à nouveau fait le bien !
Keeper mit la main sur l’épaule de son jeune frère alors qu’il approchait de la monumentale estrade du jugement, et répondit :
— Oui, petit gars ! Tu as fait ce qu’il fallait. Nous avons fait ce que nous pouvions.
Mais il regardait déjà vers l’avant, vers les énormes tours et les créneaux du bardo. Il regardait vers l’avant avec méfiance, insatisfait, concentré sur les tâches qui l’attendaient. Tout dans le bardo semblait être devenu encore plus chinois que lors de leur précédent passage, comme tous les autres royaumes, peut-être. Mais peut-être aussi n’était-ce qu’une coïncidence due à la perspective sous laquelle ils s’en approchaient. La grande muraille de l’estrade était divisée en dizaines et en dizaines de niveaux, qui menaient dans des centaines de chambres, de sorte qu’on aurait dit une ruche.
Le dieu fonctionnaire à l’entrée de ce labyrinthe, un certain Biancheng, distribuait le programme des réjouissances qui les attendaient plus haut, de gros volumes de plusieurs centaines de pages, intitulés Le Registre de Jade, pleins d’instructions détaillées, avec des descriptions, abondamment illustrées, des divers châtiments qu’ils pouvaient s’attendre à subir pour les crimes et les affronts commis dans leurs vies les plus récentes.
Keeper prit l’un de ces gros volumes et, sans hésitation, le brandit comme un tomahawk, assommant Biancheng, qui s’écroula sur son bureau couvert de papiers. Puis il regarda autour de lui, les longues files d’âmes qui attendaient d’être jugées, et vit qu’elles le regardaient, stupéfaites. Il leur cria :
— Rébellion ! Révolte ! Révolution !
Et sans attendre de voir ce qu’elles allaient faire, il mena sa petite jati à une salle des miroirs, la première pièce de la longue traversée qui les mènerait au jugement, où les âmes devaient contempler ce qu’elles étaient vraiment.
— Bonne idée, admit Keeper après s’être arrêté au milieu de la salle et s’être regardé dans un miroir pour voir ce que personne d’autre ne pouvait voir. Je suis un monstre, annonça-t-il. Mes excuses à vous tous. Et surtout à toi, Iagogeh, pour avoir dû me supporter la dernière fois, et toutes les autres fois auparavant. Et à toi, petit gars, dit-il avec un signe de tête en direction de Busho, qu’il avait connu sous le nom de Delouest. Enfin, nous avons du pain sur la planche. J’ai l’intention de mettre cet endroit en pièces.
Et il commença à parcourir les lieux du regard, à la recherche de quelque chose à jeter sur les miroirs.
— Attends ! fit Iagogeh en feuilletant rapidement son exemplaire du Registre de Jade. Les attaques directes sont inefficaces, si je me souviens bien. Ça me rappelle quelque chose… Nous devons nous attaquer au système proprement dit. Nous avons besoin de quelque chose de plus subtil… Là. C’est bien ça : juste avant qu’on nous renvoie dans le monde, la déesse Meng nous administre une fiole d’oubli.
— Je ne m’en souviens pas, dit Keeper.
— Exactement. Chaque fois que nous entrons dans une nouvelle vie, nous oublions notre passé, et nous devons chaque fois nous battre sans avoir rien retenu des expériences précédentes. Nous devons éviter cela si possible. Alors, écoutez, et retenez bien ce que je vous dis : quand vous serez dans les cent huit chambres de cette Meng, ne buvez rien ! Si on vous y oblige, alors faites semblant, et recrachez tout quand on vous libérera. (Elle poursuivit sa lecture.) Nous émergerons dans le Fleuve Ultime, un fleuve de sang, entre ce royaume et le monde. Si nous pouvions y arriver la mémoire intacte, alors nous agirions plus efficacement.
— Très bien, répondit Keeper. Mais j’ai l’intention de foutre en l’air cet endroit.
— Rappelle-toi ce qui s’est passé la dernière fois que tu as essayé, l’avertit Busho en se plaçant dans le coin de la pièce, afin d’étudier les jeux de reflets. Quand tu as levé l’épée sur la Déesse de la Mort, et qu’elle t’a fait payer chaque coup.
Certaines choses lui revenaient, comme l’avait dit Iagogeh.
Keeper se renfrogna, essaya de se rappeler. Au-dehors, on entendait des gens crier, pousser des rugissements, tirer des coups de feu, courir avec de lourdes bottes. Irrité, distrait, il lança :
— On ne peut pas faire preuve de prudence en de pareils moments. Il faut combattre le mal chaque fois qu’on en a l’occasion.
— C’est vrai, mais il faut le faire intelligemment. À petits pas.
Keeper le regarda avec scepticisme. Il fit un cercle avec son pouce et son index et le leva en l’air.
— Aussi petits que ça ?
Il prit le livre de Iagogeh et le lança contre l’un des murs de miroirs, qui vola en éclats. Un cri s’éleva, de l’autre côté des miroirs brisés.
— Arrête de discuter, dit Iagogeh. Maintenant, fais attention.
Keeper alla récupérer le livre et ils traversèrent en courant une enfilade de pièces fermées, de plus en plus hautes, ils redescendirent, puis remontèrent. Ils n’arrêtaient pas de monter et de descendre des escaliers, dont les volées de marches étaient des multiples de sept ou de neuf. Keeper tapa sur plusieurs fonctionnaires avec le gros livre. Broie-la-Roche n’arrêtait pas de se faufiler dans des pièces latérales et de se perdre.
Ils finirent par arriver aux cent huit chambres de Meng, la Déesse de l’Oubli. Chacun devait passer par une chambre différente et boire la coupe de vin-qui-n’était-pas-du-vin préparée pour lui. Des gardes dont on avait l’impression qu’un coup de livre, si gros soit-il, les laisserait indifférents se dressaient à chaque sortie pour faire appliquer la consigne ; les âmes n’étaient pas censées regagner la vie trop pénalisées ou avantagées par leur passé.
— Je refuse ! hurla Keeper, qu’ils entendirent tous dans les pièces voisines. Je ne me rappelle pas qu’on ait exigé ça de moi les fois précédentes !
— C’est parce que nous avançons ! lui cria Busho. Rappelle-toi le plan ! Rappelle-toi le plan !
Il prit lui-même sa fiole, qui était assez petite, heureusement, et fit semblant d’en avaler le contenu en déglutissant avec un bruit exagéré, gardant le liquide sucré sous sa langue. C’était si bon qu’il eut de la peine à ne pas l’avaler tout rond, mais il résista et n’en laissa que très peu couler dans son gosier.
C’est ainsi que lorsque le garde le jeta dans le Fleuve Ultime, avec les autres, il recracha ce qu’il put du non-vin, mais fut quand même désorienté. Les autres membres de la jati se débattirent de la même façon dans les hauts-fonds, crachant et hoquetant. Flèche-de-Tout riait comme une femme soûle, ayant tout oublié. Iagogeh les rassembla et Keeper, quoi qu’il ait pu oublier, n’avait pas perdu de vue son but principal, qui était de faire autant de dégâts que possible. Mi-nageant, mi-flottant, ils traversèrent le fleuve rouge et arrivèrent à la rive opposée.
Alors, au pied d’un grand mur rouge, ils furent tirés du fleuve par deux dieux démons du bardo, La-Vie-Est-Courte et Mort-À-Petit-Feu. Une banderole pendait le long du mur au-dessus de leurs têtes. Il y était écrit : « Il est facile d’être un être humain, difficile de vivre une vie humaine ; vouloir être humain est encore plus difficile la deuxième fois. Si vous voulez échapper à la roue, persévérez. »
Keeper lut le message et ronchonna.
— La deuxième fois ! Et la dixième ? Et la cinquantième ?
Il se mit à rugir et poussa Mort-À-Petit-Feu dans les flots de sang. Ils avaient recraché suffisamment du non-vin d’oubli de Meng dans le fleuve pour que le dieu gardien oublie rapidement qui l’y avait jeté, quel était son travail, et comment on nageait.
Mais les autres membres de la jati virent ce que Keeper avait fait, et le plan leur revint encore plus clairement à la conscience. Busho jeta l’autre garde dans le fleuve.
— Justice ! hurla-t-il au nageur qui avait soudain tout oublié. La vie est courte, c’est bien vrai !
D’autres gardes apparurent en amont, sur la rive du Fleuve Ultime, et coururent vers eux. Les membres de la jati réagirent rapidement, et pour une fois tous ensemble. Ils arrachèrent la banderole et la tordirent pour en faire une sorte de corde, avec laquelle ils se hissèrent sur la Muraille Rouge. Busho, Keeper, Iagogeh, Broie-la-Roche, Flèche-de-Tout, Zigzag et tous les autres grimpèrent en haut du mur, qui était assez large pour qu’ils puissent s’y allonger. Là, ils purent reprendre leur souffle et jeter un coup d’œil autour d’eux : en bas, dans le bardo noir et enfumé, un combat encore plus chaotique que d’habitude avait éclaté. On aurait dit qu’ils avaient provoqué une révolte générale. De l’autre côté, tout en bas, de gros nuages flottaient au-dessus du monde.
— Ça me rappelle la fois où ils ont emmené Bouton d’Or en haut de la montagne pour la sacrifier, remarqua Keeper. Je m’en souviens, maintenant.
— Là-bas, nous pourrons faire quelque chose de nouveau, dit Iagogeh. Tout dépend de nous. Rappelez-vous !
Et ils se laissèrent tomber au pied du mur comme des gouttes de pluie.