Bao Xinhua avait quatorze ans quand il rencontra Kung Jianguo pour la première fois, dans son unité de travail au sud de Beijing, non loin de la Dahongmen, la Grande Porte Rouge. Kung n’avait que quelques années de plus que lui, mais était déjà à la tête de la cellule révolutionnaire située juste à côté de son unité de travail. Ce qui était quand même un sacré exploit étant donné qu’il était encore un sanwu, un « trois sans » – sans famille, sans unité de travail, sans carte d’identité –, quand il était allé frapper, tout jeune homme, à la porte du commissariat du district de Zhejiang, juste à l’extérieur de la Dahongmen. La police l’avait alors placé dans son actuelle unité de travail, mais il n’avait jamais réussi à s’y faire accepter, y gagnant même le surnom d’« individualiste », ce qui est encore considéré de nos jours comme une critique très grave en Chine, alors même que tant de choses ont changé. « Il n’en fait toujours qu’à sa tête, quoi qu’on lui dise » ; « Il s’obstine à poursuivre sa route » ; « Il est si seul qu’il n’a même pas d’ombre » : voilà ce qu’on disait de lui dans son unité de travail, de telle sorte qu’il était normal qu’il porte son regard ailleurs, et notamment dans son quartier et dans le reste de la ville. C’est ainsi qu’il devint un garçon des rues, ce qu’il était en fait depuis longtemps. Depuis quand exactement ? Nul n’aurait su le dire, pas même lui. Mais c’était un art dans lequel il excellait. Alors qu’il n’était encore qu’un gamin, il était devenu l’un des boutefeux des mouvements politiques clandestins de Beijing, et c’est à ce moment-là qu’il s’était rendu à l’unité de travail de Bao Xinhua.
— L’unité de travail est l’équivalent moderne des anciens domaines claniques de la Chine, dit-il à ceux qui s’étaient attroupés pour l’écouter. C’est autant une unité sociale et spirituelle qu’une unité économique, qui perpétue les traditions dans la modernité. Personne ne veut vraiment changer le monde, parce que tout le monde veut pouvoir reconnaître l’endroit où il reviendra après sa mort. Tout le monde a besoin d’un endroit. Mais ces gigantesques usines n’ont rien à voir avec les anciens domaines familiaux qu’elles tentent d’imiter. Elles sont des prisons, construites à l’origine pour encadrer les sacrifices faits pendant la Longue Guerre. La Longue Guerre est terminée depuis plus de cinquante ans, et pourtant nous continuons d’être ses esclaves, comme si nous travaillions pour la Chine, alors qu’en fait nous travaillons pour des gouverneurs militaires corrompus ; même pas pour l’empereur, disparu depuis longtemps, mais pour des généraux et des seigneurs de la guerre qui espèrent que nous travaillerons, encore et encore, sans jamais remarquer à quel point le monde a changé.
» Nous disons « nous sommes de telle unité de travail » comme nous dirions « nous sommes de telle famille », ou « nous sommes frères et sœurs », et c’est bien. Mais nous ne regardons jamais plus loin que les murs de nos usines, vers le vaste monde.
Beaucoup hochèrent la tête. Leur unité de travail était très pauvre, composée quasi exclusivement d’immigrants du Sud, qui souffraient souvent de la faim. Les années d’après-guerre à Beijing avaient été marquées par bien des changements, et maintenant, en l’an 29, comme les révolutionnaires se plaisaient à le dire, conformément aux pratiques des organisations scientifiques, tout commençait à foutre le camp. La dynastie Qing avait été renversée en pleine guerre, quand les choses allaient vraiment très mal ; l’empereur lui-même, qui avait six ou sept ans à l’époque, avait disparu, et maintenant tout le monde pensait qu’il était mort. La Cinquième Assemblée des Talents Militaires était encore aux commandes de la bureaucratie confucéenne, et tenait toujours le timon de leur destinée ; mais elle le tenait d’une main sénile, la main morte du passé, et partout en Chine il y avait des rébellions de toute sorte. Certaines à la solde d’idéologies étrangères, mais surtout des insurrections internes, organisées par des Chinois Han dans l’espoir de se débarrasser une bonne fois pour toutes des Qing, des généraux et des seigneurs de la guerre. D’où le Lotus Blanc, Les Singes Rebelles, le Mouvement Révolutionnaire de Shanghai, et ainsi de suite. À ces groupements se joignirent des révoltes nationales des diverses minorités et groupes ethniques de l’Ouest et du Sud – les Tibétains, les Mongols, les Xinzings, et ainsi de suite, tous désireux de se libérer du joug écrasant de Beijing. Et il ne faisait aucun doute que, malgré la grande armée que Beijing était en théorie capable de leur opposer, une armée encore très admirée et honorée par la population pour ses sacrifices pendant la Longue Guerre, le commandement militaire proprement dit avait des problèmes et ne tarderait pas à s’effondrer. La Grande Entreprise – le changement de dynastie – sévissait de nouveau en Chine et la question était : qui allait prendre le pouvoir ? Quelqu’un pourrait-il encore parvenir à réaliser l’unité de la Chine ?
Kung vanta à l’unité de travail de Bao la Ligue de l’École du Changement Révolutionnaire de Tous les Peuples, qui avait été fondée pendant les dernières années de la Longue Guerre par Zhu Tuanjie-kexue (« Tous pour la science »), un demi-Japonais dont le nom de naissance était Isao. Zhu Isao, ainsi qu’on l’appelait généralement, avait été le gouverneur chinois de l’une des provinces japonaises avant qu’elles ne se révoltent. Au moment de leur révolution, il avait négocié un compromis avec les Forces indépendantistes japonaises. Il avait donné l’ordre à l’armée chinoise qui occupait Kyushu de rentrer en Chine sans ouvrir le feu, était reparti avec elle en Mandchourie et avait déclaré le port de Tangshan « Cité Internationale de la Paix », dans le fief même des chefs Qing et au beau milieu de la Longue Guerre. La position officielle de Beijing avait été que Zhu était un Japonais et un traître, et que, le moment venu, son insurrection serait écrasée par les armées chinoises qu’il avait trahies. Les choses tournèrent de telle sorte que, quand la guerre prit fin et que les années d’après-guerre défilèrent, en une parade de mort et de famine, la ville de Tangshan ne fut jamais reprise ; au contraire, des révoltes semblables se produisirent dans beaucoup d’autres villes chinoises ; et en particulier dans les grands ports de la côte, jusqu’à Canton. Zhu Isao publia un flot continu d’articles théoriques expliquant les actions de son mouvement et détaillant la nouvelle organisation de la cité de Tangshan, qui était dirigée comme une entreprise égalitaire appartenant à tous ceux qui vivaient à l’intérieur de ses frontières, alors en guerre.
Kung parla de tout cela avec l’unité de travail de Bao, exposant la théorie de Zhu sur la création de valeur pour tous et ce qu’elle signifiait pour les Chinois ordinaires, qui s’étaient pendant si longtemps fait voler les fruits de leur travail.
— Zhu a étudié la vraie nature des choses, et analysé en détail notre économie, notre politique, la façon dont le pouvoir s’exerce et les richesses s’accumulent. À partir de là, il a proposé une nouvelle organisation de la société qui tenait compte de tout ce savoir sur la façon dont les choses marchaient, et l’a appliquée pour qu’elle serve à tous les individus d’une communauté, de toute la Chine, et de tout le monde en fait.
Pendant une pause déjeuner, Kung s’arrêta pour parler à Bao, et lui demanda son nom. Le prénom de Bao était Xinhua, « Nouvelle Chine » ; Kang s’appelait Jianguo, « Construire la nation ». Ils surent alors qu’ils étaient les enfants de la Cinquième Assemblée, qui avait encouragé les prénoms patriotiques pour compenser leur propre banqueroute morale et les sacrifices surhumains du peuple pendant les famines d’après-guerre. Tous ceux qui étaient nés une vingtaine d’années avant s’appelaient « Opposition à l’islam » (Huidi), ou « Bagarre ! » (Zandou), alors qu’à ce moment-là la guerre était finie depuis plus de trente ans. Les noms des filles avaient plus particulièrement souffert de cette toquade, leurs parents essayant de garder quelques éléments traditionnels des noms féminins au sein d’une ferveur patriotique montée en neige, de telle sorte qu’il y avait des filles de leur âge appelées « Soldate Parfumée », « Gracieuse Armée », « Fragrance Populaire » ou « Orchidée J’aime-La-Patrie », et ainsi de suite.
Kung et Bao rirent de bon cœur en évoquant certains de ces exemples et parlèrent des parents de Bao et de l’absence de parents de Kung ; Kung regarda alors Bao droit dans les yeux et lui dit :
— Pourtant, Bao est un mot ou un concept très important, tu sais. Remboursement, rétribution, honorer ses parents et ses ancêtres, tenir, et tenir bon. C’est un bon nom.
Bao approuva, déjà fasciné par l’attention que lui portait cet homme si intense, si chaleureux, aux yeux si noirs, tellement intéressé par les choses. Bao n’aurait su dire ce qui chez lui l’attirait, l’attirait si fortement qu’il avait l’impression que cette rencontre était une sorte de yuanfen, une « relation prédestinée », une chose destinée à se produire, faisant partie de son yuan, ou destin. Cela le sauvait peut-être d’un nieyuan, ou « mauvais destin ». En effet, il commençait à être frappé par l’étroitesse d’esprit de son unité de travail et le fait qu’elle était oppressive au point d’en être étouffante. Une sorte de mort de l’âme, une prison dont on ne s’échappait pas et qui était déjà pour lui comme un cercueil. En fait, il avait l’impression de connaître Kung depuis toujours.
C’est pourquoi il suivit Kung dans Beijing comme un jeune frère, et qu’à cause de lui ce fut comme s’il avait abandonné son unité de travail et était devenu en quelque sorte un révolutionnaire. Kung l’emmena à des réunions de la cellule révolutionnaire dont il faisait partie, et lui donna à lire des livres et des pamphlets de Zhu Isao. Il prit en charge son éducation, comme il l’avait fait pour bien d’autres ; et ni les parents de Bao ni son unité de travail ne purent rien y faire. Il avait une nouvelle unité de travail, maintenant, disséminée partout dans Beijing, dans la Chine et dans le monde entier – l’unité de travail de ceux qui allaient tout changer.
À Beijing, en ce temps-là, on souffrait des pires privations. Des millions de personnes s’y étaient installées pendant la guerre, dans des bidonvilles improvisés aux portes de la ville. Les unités de travail du temps de guerre s’étaient étendues loin à l’ouest et elles ressemblaient toujours à une succession de forteresses grises qui dominaient de leur hauteur les larges nouvelles avenues. Tous les arbres de la ville avaient été abattus au cours des Douze Difficiles Années, et à présent la ville était à peu près complètement dépourvue de végétation ; on avait planté de nouveaux arbres, qui étaient protégés par des chevaux de frise, et des hommes armés jusqu’aux dents montaient la garde autour toute la nuit, ce qui n’était pas toujours efficace. En se réveillant le matin, les pauvres vieux gardes trouvaient parfois les barrières mais pas l’arbre, qui avait été coupé et sans doute transformé en bois de chauffage, ou bien arraché avec les racines pour être vendu ailleurs, et ils pleuraient inconsolablement la disparition de leurs protégés et parfois même se suicidaient. La morsure de l’hiver tenaillait la ville dès l’automne, des pluies de boue, jaune à cause des poussières arrachées au lœss de l’ouest, ruisselaient sur la ville de béton sans qu’une seule feuille tombe sur le sol. On chauffait les pièces avec des radiateurs atmosphériques, mais les coupures de ki étaient fréquentes et pouvaient durer plusieurs semaines, alors tout le monde souffrait sauf les caciques du gouvernement, dont les domaines disposaient de générateurs. La plupart des gens se protégeaient du froid en bourrant leurs manteaux de papier journal, et c’était une population d’obèses empotés qui se déplaçait dans ces épais manteaux bruns, acceptant tous les petits boulots qu’ils trouvaient, l’air gras et rebondis comme des chapons bien nourris ; ce qui n’était pas le cas.
C’est ainsi que beaucoup de gens étaient mûrs pour le changement. Kung était aussi étique et affamé que la plupart d’entre eux, mais débordant d’énergie. On aurait dit qu’il n’avait plus besoin de nourriture ni de sommeil : il passait son temps à lire et à parler, à parler et à lire, et il allait à vélo de réunion en réunion, où il exhortait des groupes à s’unifier et à rejoindre le mouvement révolutionnaire initié par Zhu Isao pour changer la Chine.
— Écoutez ! disait-il d’un ton pressant à son auditoire. C’est la Chine que nous voulons changer parce que nous sommes chinois, mais si nous changeons la Chine, nous changerons le monde. Parce que tout revient toujours à la Chine, vous comprenez ? Nous sommes plus nombreux que tous les autres peuples de la Terre réunis. Et à cause des années de colonialisme impérial des Qing, toutes les richesses du monde ont afflué vers la Chine pendant de nombreuses années, en particulier l’or et l’argent. Pendant des dynasties entières, nous avons fait venir de l’or grâce au commerce, puis nous avons conquis le Nouveau Monde et pris leur or et leur argent, qui lui aussi est revenu à la Chine. Pas une seule piécette n’en est jamais repartie ! Si nous sommes pauvres, c’est à cause du système, vous comprenez ? Nous avons souffert pendant la Longue Guerre, mais ni plus ni moins que tous les autres pays, et le reste du monde se remet alors que nous pas, alors que nous avons gagné, et tout ça à cause du système ! L’or et l’argent sont cachés dans les coffres des bureaucrates corrompus et les gens gèlent et meurent de faim pendant que les bureaucrates se gobergent, bien au chaud dans leur tanière et le ventre plein. Et cela ne changera jamais si nous ne faisons rien !
Ensuite il expliquait les théories de Zhu sur la société : comment pendant de nombreuses et longues dynasties un système d’extorsion avait dominé la Chine et la majeure partie du monde, et comment, parce que les terres étaient fertiles et que les taxes des fermiers n’étaient pas accablantes, le système avait pu perdurer. Pour finir, cependant, une crise avait ébranlé les bases de ce système au sein duquel les dirigeants avaient proliféré, et la terre s’était tellement épuisée que les impôts étaient devenus trop lourds ; c’était alors une question de famine ou de révolte, et les fermiers s’étaient révoltés, comme souvent avant la Longue Guerre.
— Ils l’ont fait pour leurs enfants. On nous a toujours appris à honorer nos ancêtres, mais la tapisserie des générations s’étend dans les deux directions, et ce fut le génie du peuple que de commencer à se battre pour les générations à venir, de sacrifier leur vie pour leurs enfants, et les enfants de leurs enfants. C’est ainsi que l’on honore vraiment sa famille ! Et c’est pourquoi nous avons eu les révoltes des Ming et des Anciens Ming, et des soulèvements similaires un peu partout dans le monde, et que finalement les choses se sont cassé la gueule, tous se battant contre tous. Alors, même la Chine, la plus riche de toutes les nations de la Terre, a été dévastée. En attendant, la révolution continue. Nous devons mettre un terme à la tyrannie des dirigeants pour établir un nouveau monde basé sur le partage équitable des richesses entre tous. L’or et l’argent viennent de la terre, et la terre appartient à tous, tout comme l’air et l’eau. Il ne peut plus y avoir de hiérarchies comme celles qui nous ont opprimés pendant si longtemps. Le combat doit continuer, et chaque défaite n’est qu’une ornière inévitable dans la longue marche vers notre but.
Inévitablement aussi, quelqu’un qui passait des heures, tous les jours, à tenir ce genre de discours, comme Kung, devait finir par avoir de sérieux problèmes avec les autorités. En tant que capitale et plus grande cité ouvrière de la Chine, Beijing, qui avait moins souffert pendant la Longue Guerre que bien d’autres villes, disposait de nombreuses divisions de police militaire. Les murailles de la ville leur permettaient de fermer les portes et de procéder à des fouilles quartier par quartier. C’était, après tout, le cœur de l’empire. Les autorités pouvaient ordonner que l’on rase un quartier si l’envie les en prenait – ce qu’elles firent plus d’une fois. Des bidonvilles et même des quartiers tout ce qu’il y a de plus légaux furent rasés au bulldozer et reconstruits selon le plan standard des cités des unités de travail, dans l’intention de se débarrasser de tous les mécontents. Un boutefeu comme Kung était destiné à avoir des ennuis. Et c’est ainsi que, pendant l’an 31, alors qu’il avait à peu près dix-sept ans, et que Bao en avait quinze, il quitta Beijing pour les provinces du Sud afin d’apporter son message aux masses, ainsi que l’y avaient incité Zhu Isao et tous les autres cadres comme lui.
Bao le suivit. Il fourra dans un sac une paire de chaussettes en soie, une paire de chaussures bleues à semelle de cuir, une veste matelassée, un vieux costume à rayures, un pantalon uni, une serviette de toilette, des baguettes de bambou, un bol en laque, une brosse à dents et un exemplaire de L’Analyse du colonialisme chinois, de Zhu – et il partit.
Une année passa, pendant laquelle Bao apprit bien des choses sur la vie et les gens, et sur son ami Kung Jianguo. Les émeutes de l’an 33 étaient devenues une révolte générale contre la Cinquième Assemblée des Talents Militaires, tournant en fait à la guerre civile. L’armée essaya de garder le contrôle des villes, les révolutionnaires s’éparpillèrent dans les villages et dans les champs. Là, ils respectèrent des usages qui firent d’eux les favoris des fermiers. Ils se donnaient beaucoup de mal pour les protéger, eux, leurs récoltes et leurs animaux, ne réquisitionnant jamais ni leurs bicoques ni leur nourriture, préférant mourir de faim plutôt que de spolier les gens mêmes qu’ils s’étaient juré de libérer un jour.
Chaque bataille de cette étrange guerre diffuse avait une sorte de macabre qualité ; on aurait dit une série infinie de meurtres de civils. On ne voyait jamais d’uniformes ni de vraies batailles ; des hommes, des femmes, des enfants, des fermiers dans les champs, des marchands à la porte de leurs magasins, des animaux ; l’armée était sans pitié. Et pourtant, la révolution était en route.
Kung devint l’un des chefs importants du Collège Militaire Révolutionnaire d’Annan, dont le quartier général se trouvait dans la gorge du Brahmapoutre, mais qui s’étendait aussi à travers chaque unité de force révolutionnaire et dont les professeurs ou les conseillers s’efforçaient de tirer les leçons de chaque rencontre avec l’adversaire sur le terrain. Bientôt Kung prit la tête de cet effort, particulièrement quand il s’agissait de se battre pour des unités de travail urbaines ou côtières ; il était une source inépuisable d’idées et d’énergie.
La Cinquième Assemblée des Talents Militaires finit par abandonner le gouvernement central et éclata en plusieurs petites seigneuries. C’était une victoire, et pourtant chaque seigneur de la guerre (et sa petite armée) devait être défait l’un après l’autre. Le théâtre des opérations se déplaça donc de province en province, de façon erratique. Une embuscade ici, un pont dynamité là. Kung fut lui-même la cible de plus d’une tentative d’assassinat, et, naturellement, la vie de Bao, son camarade et son assistant, se trouva aussi menacée. Il se serait bien vengé de ces tentatives d’assassinat, mais Kung restait imperturbable.
— Bah, ça n’est pas grave. De toute façon, il faut bien mourir de quelque chose.
Il prenait cela avec un sourire que Bao ne lui avait jamais vu.
Bao ne devait voir Kung vraiment en colère qu’une seule fois, et même alors, il y avait quelque chose d’étrangement chaleureux dans sa colère, étant donné les circonstances. Cela se passa quand l’un de leurs propres officiers, un certain Shi Fandi (« Sus à l’Impérialisme ! »), fut convaincu par un témoin d’avoir violé et tué une prisonnière dont il avait la garde.
Shi avait jailli de la cellule où il était gardé en criant :
— Ne me tuez pas ! Je n’ai rien fait de mal ! Mes hommes savent que j’ai essayé de les protéger. La criminelle qui est morte était l’une des plus cruelles du Sechuan. Ce n’est pas juste !
Kung sortit de l’entrepôt où il avait dormi cette nuit-là.
— Pitié, commandant ! dit Shi. Ne me tuez pas !
— Shi Fandi, dit Kung. Pas un mot de plus ! Quand un homme fait quelque chose d’aussi grave que ce que tu as fait et que l’heure de mourir est venue pour lui, il devrait se taire et faire bonne figure. C’est la seule chose qu’il puisse faire pour préparer sa prochaine venue en ce bas monde. Tu as violé et tué une prisonnière. Trois témoins peuvent l’attester et c’est l’un des pires crimes qui soient. En outre, il y a des rapports disant que ce n’était pas la première fois. Te laisser en vie et donc te permettre de continuer à faire ce genre de chose ne servira qu’à te faire haïr des gens, et notre cause avec – ce qui ne serait pas bien. Je ne veux plus discuter avec toi. Je veillerai à ce que ta famille ne manque de rien. Essaie donc d’avoir un peu plus de courage.
— Plus d’une fois on m’a offert dix mille taels pour te tuer et je les ai toujours refusés, répondit Shi amèrement.
Kung eut un geste dédaigneux.
— Tu n’as fait que ton devoir, et pourtant tu crois que ça fait de toi quelqu’un de spécial. Comme si tu avais été obligé de résister à ton caractère pour faire ce qu’il fallait. Mais ton caractère n’est pas une excuse ! J’en ai marre de ton caractère ! Moi aussi, mon âme est en colère, mais c’est pour la Chine que nous nous battons ! Pour l’humanité ! Alors tu dois laisser ton caractère de côté et faire ce qu’il faut !
Et il s’en alla tandis que l’on emmenait Shi Fandi.
Après quoi Kung fut d’humeur maussade, n’éprouvant pas de remords pour la condamnation de Shi, se sentant juste déprimé.
— Il fallait le faire, mais cela n’a rien changé. Ce genre d’homme se retrouve souvent au sommet. Et ce sera probablement toujours pareil. Peut-être que la Chine n’échappera pas à son destin. Comme disait Zhu : « De vastes territoires, des ressources en abondance, un grand peuple – à partir d’aussi bonnes choses, sommes-nous condamnés à tourner en rond, piégés par la roue des naissances et des morts ? »
Bao ne savait pas quoi répondre ; il n’avait jamais entendu son ami tenir des propos aussi pessimistes. Pourtant, actuellement, tout cela lui paraissait assez familier. Kung était d’humeur changeante. Mais il finissait toujours par reprendre le dessus ; il soupira, se releva d’un bond.
— Enfin, il faut bien continuer ! Continuer, continuer ! Nous ne pouvons pas faire autrement que d’essayer. Il faut bien occuper sa vie d’une façon ou d’une autre. Alors autant nous battre pour le bien.
Ce fut l’alliance avec les fermiers qui fit la différence. Kung et Bao assistaient à des réunions nocturnes dans des centaines de villes et de villages, où des milliers de soldats révolutionnaires comme eux parlaient au peuple des analyses et des plans de Zhu. La plupart des gens, dans les campagnes, étaient de parfaits illettrés ; de sorte qu’on devait leur communiquer les informations de vive voix. Mais il n’y a pas de forme de communication plus rapide et plus efficace que le bouche à oreille, une fois passé un certain stade.
À cette époque, Bao se familiarisa avec tous les détails de la vie à la ferme. La Longue Guerre avait pris la plupart des hommes, et bien des femmes les plus jeunes. Où que l’on aille, il ne restait que quelques vieillards, et la population était encore inférieure à ce qu’elle avait été avant la guerre. Certains villages étaient abandonnés, d’autres habités par des squelettes en guenilles. Les semailles et les récoltes étaient donc particulièrement difficiles, et les rares jeunes passaient leur temps à travailler, s’assurant que les cultures qui leur permettraient de vivre jusqu’à la saison prochaine et de payer les taxes poussaient bien. Les vieilles femmes faisaient de leur mieux en dépit de leur âge, conformément à l’attitude impériale de toutes les fermières chinoises. Généralement, dans les villages, celles qui savaient lire et faire les comptes étaient les grand-mères qui, dans leur jeunesse, avaient été élevées dans des familles plus prospères ; maintenant, elles apprenaient aux plus jeunes à lire, à tisser et à traiter avec le gouvernement de Beijing. C’est pour cette raison qu’à chaque fois que l’armée d’un seigneur de la guerre envahissait leur région, elles étaient les premières à être tuées, en même temps que les jeunes gens qui prenaient part au combat.
Dans le système confucéen, les fermiers étaient la deuxième classe par rang d’importance et en terme de prestige, juste en dessous des bureaucrates et des lettrés, qui avaient inventé ce système, mais au-dessus des artisans et des marchands. À présent, les intellectuels de Zhu étaient en train d’organiser les fermiers dans l’arrière-pays, et les marchands et les artisans des villes attendaient de voir ce que cela allait donner. On avait l’impression que c’était Confucius lui-même qui avait identifié les classes révolutionnaires. Il y avait, à l’évidence, beaucoup plus de fermiers que d’habitants des villes. Aussi, quand les armées de fermiers commencèrent à s’organiser et à se mettre en marche, les survivants de la Longue Guerre ne purent pas y changer grand-chose. Ils avaient eux-mêmes été décimés et n’avaient ni les moyens ni la volonté de tuer des millions de leurs compatriotes. Pour la plupart, ils se réfugièrent dans les plus grandes villes et se préparèrent à les défendre comme s’ils étaient attaqués par les musulmans.
Pendant cette période difficile, Kung s’opposa à tous les assauts directs, défendant des méthodes beaucoup plus subtiles pour soumettre les derniers seigneurs de la guerre établis dans les villes. On coupa les lignes de ravitaillement de certaines cités, on détruisit leurs aéroports, on fit le blocus de leurs ports ; des tactiques de siège d’un genre éprouvé, remises à jour par les nouvelles armes de la Longue Guerre. En fait, il s’agissait d’une autre longue guerre, civile cette fois-ci, qui semblait fermenter alors que personne en Chine ne voulait d’une chose pareille. Même les plus petits enfants vivaient dans le désastre et dans l’ombre de la Longue Guerre et savaient qu’un nouveau conflit serait une catastrophe.
Kung rencontra le Lotus Blanc et d’autres groupes révolutionnaires dans les villes contrôlées par les seigneurs de la guerre. Chaque unité de travail, ou presque, avait en son sein des travailleurs favorables à la révolution et bon nombre d’entre eux se joignirent au mouvement de Zhu. En réalité, il n’y avait à peu près personne qui supportât de manière active et enthousiaste l’ancien régime. D’ailleurs, comment aurait-ce été possible ? Il était arrivé trop de choses. Pour que cela change, il n’y avait qu’à faire en sorte que tous les mécontents résistent de la même façon et appliquent la même stratégie. Et dans cet effort, Kung se révéla être un chef des plus influents.
— Dans de telles périodes, où les choses ont tellement besoin d’être repensées, disait-il souvent, tout le monde devient une sorte d’intellectuel. C’est la gloire de ces époques que de nous avoir réveillés.
Certaines de ces discussions et des réunions de l’organisation consistaient en de dangereuses visites en territoire ennemi. Kung était monté trop haut, il était allé trop loin au sein du mouvement de la Nouvelle Chine pour pouvoir être tout à fait à l’abri au cours de ces missions ; il était trop célèbre maintenant, et sa tête était mise à prix.
Un jour, au cours de la trente-deuxième semaine de l’an 35, Bao et lui rendirent clandestinement visite à leur vieux quartier de Beijing. Ils se cachèrent dans un camion de choux et descendirent non loin de la Grande Porte Rouge.
Ils virent aussitôt que tout avait changé : les quartiers qui se trouvaient juste aux portes de la ville avaient été rasés, et il y avait partout de nouvelles rues. Ils ne parvenaient pas à retrouver leurs marques près de la porte ; elles avaient disparu. À la place se dressaient un immense commissariat et de nombreux lotissements hébergeant des unités de travail alignées parallèlement à l’ancienne enceinte de la ville, que l’on voyait encore sur une certaine distance, de part et d’autre de la porte. Des arbres assez gros avaient été plantés aux nouveaux coins de rues, protégés par de lourdes grilles métalliques avec des piques en haut, et les jeunes arbres avaient l’air de bien se porter. Les fenêtres des dortoirs des unités de travail donnaient sur l’extérieur, ce qui était une nouveauté fort appréciée. Dans le temps, ces bâtiments n’avaient pas de fenêtres donnant sur le monde extérieur, et les seuls signes de vie n’étaient visibles que dans les cours intérieures. Maintenant, les rues elles-mêmes étaient pleines de marchands ambulants et de vendeurs de journaux à vélo.
— Ça a l’air bien ! dut reconnaître Bao.
Kung fit la grimace.
— Je préférais comme c’était avant. Allons voir ce qu’on peut faire.
Ils avaient rendez-vous dans une vieille unité de travail qui occupait plusieurs petits bâtiments juste au sud du nouveau quartier. Là-bas, les ruelles étaient toujours aussi étroites, et tout n’était que briques, poussière et boue, sans aucun arbre. Ils s’y promenèrent tranquillement, portant des lunettes de soleil et des casquettes d’aviateur, comme la moitié des autres jeunes gens. Personne ne fit le moins du monde attention à eux. Ils achetèrent à un coin de rue des nouilles dans des bols de papier qu’ils mangèrent au milieu de la foule et de la circulation, observant tout ce spectacle familier qui ne semblait pas avoir changé depuis qu’ils l’avaient quitté, un certain nombre d’années auparavant.
— Cet endroit me manque, dit Bao.
Kung était d’accord.
— Nous reviendrons bientôt, si nous voulons. Profite de Beijing, le cœur du monde.
Mais d’abord, ils avaient une révolution à finir. Ils se glissèrent dans l’un des ateliers de l’unité de travail et rencontrèrent un groupe de superviseurs dont la plupart étaient des vieilles femmes. Elles n’étaient pas du genre à se laisser impressionner par le premier gamin venu leur parler de changements énormes ; mais à cette époque-là, Kung était déjà célèbre, alors elles l’écoutèrent attentivement, et lui posèrent tout un tas de questions précises. Quand il eut fini d’y répondre, elles hochèrent la tête, lui tapotèrent l’épaule et le renvoyèrent dans la rue. Elles lui dirent qu’il était un gentil garçon, qu’il ferait mieux de quitter la ville s’il ne voulait pas se faire arrêter, et qu’elles le soutiendraient le moment venu. C’était toujours comme ça avec Kung : tout le monde sentait le feu qui brûlait en lui, et répondait de façon humaine. S’il avait réussi à convaincre les vieilles femmes de la Longue Guerre, alors rien n’était impossible. Bien des unités de travail étaient dirigées par ce genre de femmes, de même que les collèges et les hôpitaux bouddhiques. Kung savait tout à leur sujet, maintenant. « Le gang des veuves et des grand-mères », comme il les appelait.
— Des esprits très effrayants. Elles sont au-delà du monde, mais elles savent combien vaut un tael, et elles ne font pas de sentiment. Elles peuvent même se montrer très dures. Il y a souvent de bonnes scientifiques parmi elles, des femmes politiques très astucieuses ; mieux vaut éviter de les contrarier.
Il apprenait beaucoup à leur contact, et leur rendait hommage ; Kung savait où se trouvait le cœur du pouvoir, quelle que soit la situation.
— Si les vieilles femmes et les jeunes gens arrivent à s’entendre, alors, c’est gagné !
Kung en profita aussi pour aller à Tangshan, rencontrer Zhu Isao, le vieux philosophe en personne, et discuter avec lui de la campagne pour la Chine. Sous l’égide de Zhu, il s’envola pour le Yingzhou afin de s’y entretenir avec des représentants japonais et chinois de la Ligue du Yingzhou, y rencontrant aussi des Travancoriens. Puis il se rendit à Fangzhang. À son retour, il rapporta la promesse du soutien de tous les gouvernements progressistes du Nouveau Monde.
Peu après, l’une des grandes flottes hodenosaunees arriva à Tangshan et y débarqua de grandes quantités d’armes et de vivres. Des flottes semblables apparurent dans les ports de toutes les villes qui n’étaient pas encore sous le contrôle de la révolution, en faisant le blocus de fait, même s’il ne disait pas son nom, et les forces de la Nouvelle Chine purent, deux ans plus tard, entrer victorieusement à Shanghai, à Canton, à Hangzhou, à Nanjing, et partout dans les terres à l’intérieur de la Chine. L’assaut final sur Beijing consista plus en une entrée triomphale qu’en autre chose ; les soldats de la vieille armée disparurent dans la vaste ville ou dehors, dans leurs dernières forteresses du Gansu. Kung se trouvait avec Zhu dans les premiers camions d’une file géante de véhicules qui entra dans la capitale maintenant bien à eux. On les accueillit chaleureusement quand ils passèrent par la Grande Porte Rouge. C’était l’équinoxe de printemps qui marquait la nouvelle année 36. Plus tard, au cours de cette même semaine, ils ouvrirent la Cité Interdite au peuple, qui n’avait pu y aller qu’en de rares occasions auparavant, après la disparition du dernier empereur, quand pendant quelques années elle avait été un jardin public et des baraquements pour l’armée. Depuis quarante ans, elle avait été de nouveau fermée au public, qui, maintenant, s’y précipitait pour écouter Zhu et ses plus proches collaborateurs parler à la Chine et au monde. Bao était dans la foule qui les accompagnait, et quand ils passèrent la Porte de la Grande Harmonie, il put voir Kung regarder autour de lui, comme surpris. Kung secouait la tête, une drôle d’expression sur le visage ; expression qu’il avait toujours quand il montait sur l’estrade, à côté de Zhu, pour parler à la foule extatique massée sur la place.
Zhu était encore en train de parler quand des coups de fusil se firent entendre. Zhu tomba. Kung tomba. Et ce fut le chaos.
Bao se fraya un chemin à travers la foule hurlante jusqu’au milieu des gens qui entouraient les blessés, la plupart étant des hommes et des femmes qu’il connaissait, qui essayaient de rétablir l’ordre, de faire venir une assistance médicale et de les évacuer de la Cité Interdite pour les emmener à l’hôpital. L’un d’eux reconnut Bao et le laissa approcher. Bao se précipita maladroitement vers Kung. L’assassin s’était servi de ces grosses balles dum-dum que l’on avait mises au point pendant la guerre, et il y avait du sang partout sur l’estrade, un horrible flot de sang rouge, brillant. Zhu avait été touché au bras et à la jambe ; Kung à la poitrine. Il avait un grand trou dans le dos et son visage était gris. Il était en train de mourir. Bao s’agenouilla à côté de lui, prit sa main et l’appela par son nom. Kung semblait voir à travers lui ; Bao se demanda même s’il voyait quoi que ce soit.
— Kung Jianguo ! cria Bao.
Ces mots le déchirèrent comme jamais parole ne l’avait déchiré auparavant.
— Bao Xinhua, murmura Kung. Continue…
Ce furent ses dernières paroles. Il mourut avant même qu’on ne l’emmène de l’estrade.
Tout cela se passa alors que Bao était encore jeune.
Après l’assassinat de Kung, il n’alla pas bien pendant un certain temps. Il assista aux funérailles sans verser une larme ; il se croyait au-dessus de tout ça. C’était un pragmatique, seule comptait la cause, et la cause continuait. Il n’écoutait pas sa peine, et pensait qu’en fait il n’en avait pas. C’était bizarre, mais c’était comme ça. Ce ne pouvait être vrai, ce n’était pas possible. Il s’en était remis.
Il ne levait pas le nez de ses livres, lisant sans arrêt. Il suivit des cours au collège de Beijing, lut des livres d’histoire et de science politique, et accepta des postes diplomatiques pour le nouveau gouvernement, d’abord au Japon, puis au Yingzhou, puis à Nsara, puis en Birmanie. Le programme de la Nouvelle Chine continuait d’avancer, mais lentement, tellement lentement, sans changement visible de prime abord, même si ça allait généralement un peu mieux. C’était différent, et pourtant, par certains côtés, toujours pareil. Les gens continuaient à se battre, la corruption gangrenait les nouvelles institutions, le combat continuait. Tout était beaucoup plus long que prévu ; et pourtant, les années passant, tout changeait. L’histoire avançait sur un rythme lent qui n’avait rien à voir avec le temps des hommes.
Un jour, quelques années plus tard, il rencontra une femme appelée Pan Xichun, une diplomate du Yingzhou en poste à Beijing. Ils travaillaient l’un et l’autre pour la Ligue du Dahai, l’association des États entourant le Grand Océan, et dans le cadre de cette mission, ils avaient été envoyés par leurs gouvernements respectifs à une conférence à Hawaii, au beau milieu du Dahai. Là-bas, ils passèrent beaucoup de temps sur les plages, et quand ils rentrèrent à Beijing, ils étaient en couple. Pan Xichun était d’origine sino-japonaise, mais ses grands-parents avaient vécu au Yingzhou, à Fangzhang et dans la vallée juste derrière. Quand la mission de Pan se termina et qu’elle rentra chez elle, Bao s’arrangea pour être muté à l’ambassade chinoise de Fangzhang, et traversa le Dahai, vers les collines dorées et la spectaculaire côte verte du Yingzhou.
Il épousa Pan Xichun, et ils vécurent là pendant vingt ans. Ils eurent deux enfants, un garçon, Zhao, et une fille, Anzi. Pan Xichun accepta un poste de ministre du gouvernement du Yingzhou, ce qui l’amena souvent à se rendre à l’Ile-Longue, à Quito, ou dans les pays bordant le pourtour du Dahai. Bao, qui travaillait chez lui pour l’ambassade de Chine, s’occupait des enfants, écrivait et enseignait l’histoire au collège de la ville. La vie à Fangzhang, la plus belle et la plus extraordinaire de toutes les villes, était agréable. Parfois, Bao avait l’impression que sa jeunesse dans la Chine en révolution était une sorte de rêve très intense qu’il aurait fait jadis. Des chercheurs venaient de temps en temps le trouver pour s’entretenir avec lui, ce qui lui donnait l’occasion de se remémorer cette époque. À une ou deux reprises, il écrivit même quelques petites choses sur son expérience ; mais tout cela lui paraissait tellement loin…
Puis, un jour, il sentit une protubérance dans le sein droit de Pan Xichun ; le cancer. Un an plus tard, après avoir beaucoup souffert, elle mourut. Comme d’habitude, elle l’avait devancé.
Bao, éploré, se retrouva seul pour élever leurs enfants. Son fils, Zhao, qui était déjà presque adulte, trouva un travail en Aozhou, de l’autre côté de la mer, et Bao ne le vit plus que rarement. Anzi, sa fille, était plus jeune. Alors il fit de son mieux, engagea des jeunes filles au pair, mais d’une manière ou d’une autre il en fit un peu trop. Il était trop inquiet. Anzi, qui se disputait souvent avec lui, quitta leur maison dès qu’elle fut en âge de le faire, se maria, et ne le vit presque plus par la suite. D’une certaine façon, sans trop savoir comment, il avait aussi bousillé ça.
On lui proposa un poste à Beijing, alors il rentra. Mais c’était trop étrange. Il se sentait comme un prêta, se promenant dans le théâtre d’une vie passée. Il trouva un logement dans les quartiers ouest de la ville, de nouveaux quartiers qui ne ressemblaient en rien à ceux qu’il avait connus autrefois. Quant à la Cité Interdite, il s’interdit lui-même d’y aller. Il essaya de lire et d’écrire, pensant que s’il parvenait à tout coucher par écrit, alors ses fantômes le laisseraient tranquille.
Après plusieurs années de ce régime, il accepta un poste à Pyinkayaing, la capitale de la Birmanie, auprès de la Ligue de l’Agence de Tous les Peuples pour l’Harmonie Avec la Nature, en tant que représentant chinois et diplomate itinérant.
Pyinkayaing se trouvait sur le canal ouest de l’embouchure de l’Irrawaddy, la grande route fluviale birmane, maintenant urbanisée sur la totalité de son delta, formant une énorme ville côtière – un agrégat de villes qui remontait vers Henzada sur tout le long de chacun de ses bras et, de là, suivait le fleuve jusqu’à Mandalay. Pyinkayaing était la mégalopole dans toute sa splendeur. Les bras du fleuve se jetaient dans la mer comme de grandes avenues, bordées d’incroyables touffes de gratte-ciel pareilles à de profonds canyons, parcourues par des centaines de rues et de ruelles qui reliaient ses nombreux canaux, formant une étonnante résille d’eau, de verre et de béton.
L’appartement de fonction de Bao était situé au cent soixantième étage de l’un des gratte-ciel dressés sur le canal principal de l’Irrawaddy, non loin du front de mer. Quand il sortit pour la première fois sur son balcon, il fut abasourdi par la vue et passa presque tout un après-midi à regarder le paysage : la mer au sud, Pagoda Rock à l’ouest, les autres embouchures de l’Irrawaddy à l’est, et en amont, dominant les toits de la mégalopole, les millions d’autres fenêtres des gratte-ciel qui bordaient le fleuve et s’étageaient sur le reste du delta. Les fondations des bâtiments plongeaient profondément dans le sol sédimentaire du delta jusqu’au lit de roche. Un célèbre système de barrages, d’écluses et de brise-lames protégeait la ville contre les inondations venant de l’amont, les marées hautes et les raz-de-marée de l’océan Indien, et les typhons. En réalité, la montée du niveau de la mer, déjà amorcée, ne menaçait pas fondamentalement la ville, qui était une sorte de collection de vaisseaux amarrés de façon permanente au lit de roche, de sorte que si, finalement, les habitants devaient abandonner leur « rez-de-chaussée » pour monter avec la mer, ce ne serait qu’un défi technologique supplémentaire, quelque chose qui occuperait l’industrie du bâtiment pendant les années à venir. Les Birmans n’avaient peur de rien.
En regardant en bas les petites jonques et les taxis d’eau tracer leur délicate calligraphie blanche sur les eaux bleues mêlées de brun, Bao avait l’impression d’y lire une sorte de message quasi surnaturel. Il comprenait maintenant pourquoi les Birmans écrivaient « l’histoire birmane » ; parce que c’était peut-être vrai : tout ce qui avait jamais été n’avait été que pour entrer en collision, ici, et donner naissance à quelque chose de plus grand que la somme de ses éléments. Comme quand les sillages de plusieurs taxis d’eau se rencontraient, projetant un geyser d’eau blanche plus haut que n’importe quelle vague n’aurait réussi à s’élever.
Cette cité monumentale, Pyinkayaing, devint le foyer de Bao pendant les sept années suivantes. Il traversait la rivière en télécabine pour aller au bureau de la Ligue pour l’Harmonie Avec la Nature. Là, il s’occupait des problèmes qui commençaient à pourrir le monde, causant de tels dégâts que même la Birmanie risquait d’en souffrir un jour, à moins que l’on n’envoie Pyinkayaing sur la Lune, ce qui ne semblait pas impossible étant donné leur énergie et leur confiance inébranlables.
Mais ils ne constituaient pas une puissance depuis assez longtemps pour avoir vu dans quel sens tournait la roue. Au fil des ans, et dans son travail, Bao avait visité une centaine de pays et beaucoup lui rappelaient que sur le long terme les civilisations s’élevaient et retombaient ; et que la plupart de celles qui retombaient ne se relevaient jamais vraiment. La scène du pouvoir se déplaçait à la surface de la Terre, suivant le soleil, comme un pauvre immortel incapable de tenir en place. La Birmanie n’était probablement pas à l’abri de ce destin.
Bao volait maintenant dans les navettes spatiales dernier cri, sillonnant la haute atmosphère comme les obus d’artillerie de la Longue Guerre, et se posait de l’autre côté du globe trois heures plus tard. Il prenait aussi les avions géants qui transportaient encore le gros des passagers et des marchandises tout autour du monde, dont la lenteur était plus que compensée par la capacité, et qui vrombissaient dans l’océan des airs comme de grands vaisseaux, apparemment insubmersibles. Il s’entretenait avec des représentants de la plupart des pays de la Terre, et finit par se dire que leurs problèmes d’harmonie-avec-la-nature étaient en partie dus à une question de nombre, la population de la planète ayant recommencé à croître si fortement, depuis la Longue Guerre, qu’elle frôlait maintenant les huit milliards d’habitants. C’était peut-être plus que la planète ne pouvait en supporter. Tel était du moins ce que disaient bien des savants, surtout les plus conservateurs, de tempérament quasi taoïste et que l’on trouvait principalement en Chine et au Yingzhou.
Mais aussi, au-delà de la simple question du nombre, il y avait le problème de l’accumulation des biens et de la répartition des richesses. Des gens de Pyinkayaing pouvaient organiser sans états d’âme une fête à Ingali ou Fangzhang, jetant dans un week-end de plaisirs dix années de revenus d’un salarié maghrébin, alors qu’il y avait en Franji et en Inka des gens qui souffraient encore fréquemment de malnutrition. Cette disparité persistait en dépit des efforts de la Ligue de Tous les Peuples et des mouvances égalitaires, en Chine, en Franji, à Travancore et au Yingzhou. En Chine, le mouvement égalitaire n’était pas seulement issu de la vision de Zhu, mais aussi des théories taoïstes de l’équilibre, comme le rappelait toujours Zhu. À Travancore, il découlait de la notion bouddhiste de la compassion, au Yingzhou, de la croyance hodenosaunee en l’égalité de tous, et, en Franji, de l’idée de justice devant Dieu. Partout cette idée existait, mais le monde appartenait encore à une petite minorité de riches ; la fortune avait été accumulée pendant des siècles dans quelques mains, et les gens qui avaient eu la chance de naître dans ces vieilles aristocraties vivaient à l’ancienne, les droits des rois étant maintenant étendus aux riches de la Terre. L’argent avait remplacé la terre en tant qu’assise du pouvoir, mais le vieux Zhu avait raison : le comportement de l’humanité était encore régi par de vieilles lois qui définissaient à qui appartenaient la nourriture, la terre, l’eau, les richesses excédentaires, et le travail de huit milliards d’êtres. Si ces lois ne changeaient pas, la surface de la Terre pourrait bien n’être plus qu’une épave dont hériteraient les mouettes, les fourmis et les cafards.
Ainsi, Bao voyageait, parlait, écrivait, et voyageait encore. Il fit la majeure partie de sa carrière dans l’Agence pour l’Harmonie Avec la Nature, et pendant des années il essaya de coordonner les efforts dans le Vieux Monde et le Nouveau pour préserver certains des plus grands mammifères. Beaucoup étaient menacés de disparition, et si on ne faisait rien, la plupart seraient victimes d’une extinction anthropogénique comparable aux effondrements massifs dont on retrouvait la trace dans les enregistrements fossiles.
Il rentrait de ces diverses missions diplomatiques après avoir voyagé dans ces grands nouveaux avions qui étaient une combinaison de dirigeables et d’avions, d’hovercrafts et de catamarans, qui filaient sur l’eau ou dans l’air en fonction des conditions climatiques et de leur cargaison. Il regardait le monde depuis son appartement de Pyinkayaing et voyait la relation de l’homme à la nature s’écrire en signes cabalistiques dans les sillons des taxis d’eau, des avions et dans les grands canyons formés par les gratte-ciel. C’était son monde, changeant année après année. Quand il allait en visite à Beijing et qu’il essayait de se rappeler sa jeunesse, ou à Kwinana, en Aozhou, voir son fils Zhao et sa famille, ou même quand il essayait de se rappeler Pan Xichun, il avait le sentiment que ces choses étaient parties, complètement parties, mangées par les années. Une fois, même, il alla à Fangzhang, où il avait vécu tellement de temps, et c’est à peine s’il put se remémorer ce qui s’y était passé. Ou, pour être plus précis, il se rappelait bien des choses, mais c’était comme si elles étaient arrivées à quelqu’un d’autre que lui. Comme si elles avaient été des incarnations précédentes.
Quelqu’un dans les bureaux de la Ligue proposa d’inviter Zhu Isao à venir donner des cours aux employés de la Ligue et à tous ceux qui auraient envie d’y assister. Bao fut surpris. Il avait fini par se dire que Zhu devait être mort. Cela faisait tellement de temps qu’ils avaient changé la Chine tous ensemble ; et Zhu était déjà vieux, à l’époque. En fait, il s’avéra que c’était une erreur de jeunesse de la part de Bao. On lui dit que Zhu avait maintenant quatre-vingt-dix ans, ce qui voulait dire qu’il n’en avait qu’une soixantaine à l’époque. Bao rit en pensant à son erreur d’appréciation, si caractéristique de la jeunesse. Il fut l’un des premiers à s’inscrire à ses cours, et il était très impatient d’y assister.
Zhu Isao se révéla être un vieil homme enjoué, aux cheveux blancs, petit, mais pas plus que pendant toutes ces années, avec quelque chose de curieux et de pétillant dans le regard. Il serra la main de Bao quand Bao alla le trouver, juste avant le début de son cours, et lui adressa un sourire léger mais amical.
— Je te reconnais, dit-il. Tu étais l’un des officiers de Kung Jianguo, n’est-ce pas ?
Bao lui serra très fort la main, en hochant la tête. Il alla s’asseoir avec une impression de chaleur. Le vieil homme avait toujours en marchant l’ombre d’une claudication qui datait de ce jour funeste. Mais il était heureux de revoir Bao.
Son premier cours consista en une exposition du plan de ses leçons, dont il espérait qu’elles seraient une suite de conversations sur l’histoire, une discussion sur la façon dont elle se construisait, ce qu’elle signifiait, et comment ils pourraient s’en servir pour rechercher la trajectoire qui leur permettrait de surmonter les difficultés des prochaines décennies, « quand nous serons bien obligés, enfin, d’apprendre à habiter la Terre ».
Bao écouta le vieil homme en prenant des notes, tapotant sur le clavier de son scripto, comme beaucoup d’autres dans la classe. Zhu expliqua qu’il souhaitait d’abord décrire les différentes théories historiques qui avaient été proposées au travers des siècles, puis analyser ces théories, non seulement en les mettant à l’épreuve des événements présents, « ce qui est difficile dans la mesure où bien souvent nous nous souvenons des événements parce qu’ils ont été le point de départ de la plupart des théories », mais aussi en étudiant la façon dont ces théories sont structurées, et quelle sorte de futur elles impliquent.
— Ce sera d’ailleurs la principale utilisation que nous en ferons. Pour moi, ce qui compte dans l’histoire, c’est ce que nous pouvons y trouver d’utile, conclut Zhu.
Ainsi, au fil des mois, ils eurent une sorte de rituel, et tous les trois jours, le groupe se réunissait dans une pièce située en haut de l’un des bâtiments de la ligue dominant l’Irrawaddy : quelques vingtaines de diplomates, des étudiants du crû, et de jeunes historiens du monde entier, dont la plupart étaient venus à Pyinkayaing spécialement pour ce cours. Tous s’asseyaient et écoutaient parler Zhu. Et bien qu’il n’arrêtât pas de les encourager à prendre la parole, beaucoup se contentaient de l’écouter penser tout haut, l’incitant à aller plus loin en lui posant des questions.
— Oui, mais je suis venu vous écouter, moi aussi, objectait-il.
Quand vraiment ils insistaient, il devenait réticent :
— J’imagine que je dois être comme Pao Ssu, qui avait l’habitude de dire : « J’écoute très bien, j’écoute en parlant. »
C’est ainsi qu’ils parlèrent de la théorie des quatre civilisations rendue fameuse par al-Katalan ; de la théorie du choc des civilisations d’al-Lanzhou, qui supposait le progrès par le conflit (« théorie amplement justifiée, vous avouerez, vu le nombre de conflits et de progrès que la Terre a connus ») ; et de celles, similaires, de la conjonction, selon lesquelles certaines conjonctions, passées inaperçues, de développement, souvent dans des domaines sans rapports entre eux, avaient eu de grandes conséquences. Zhu leur exposa avec un petit sourire l’un des nombreux exemples de ces théories : l’introduction du café et de l’imprimerie à peu près au même moment dans l’Iran des califes, provoquant une grande diarrhée de littérature. Ils discutèrent de la théorie de l’éternel retour, qui faisait appel aux cosmologies hindoues et aux dernières découvertes en physique pour suggérer que l’univers était si vaste et si ancien que tout ce qui était possible ne s’était pas seulement déjà produit, mais s’était produit un nombre infini de fois.
— J’avoue que ça, c’est un peu inutile, si ce n’est pour expliquer ce fameux sentiment de déjà-vu…
Enfin, ils abordèrent les autres théories cycliques, fondées sur le cycle des saisons ou sur la vie du corps.
Il mentionna ensuite « l’histoire du dharma », ou « l’histoire birmane », c’est-à-dire une histoire croyant à la marche vers un but, qui se révélait au monde soit directement, soit à travers des plans pour l’avenir. Zhu leur parla également de « l’histoire du Bodhisattva », basée sur l’existence de civilisations plus avancées que les autres, et qui étaient revenues en arrière pour aider le monde à progresser – la Chine ancienne, Travancore, les Hodenosaunees, la diaspora japonaise, l’Iran –, toutes ces civilisations ayant été proposées comme de possibles exemples de cette théorie.
— Même si cela semble être plutôt une question d’appréciation individuelle ou culturelle ; ce dont on n’a pas besoin, en tant qu’historien, quand on cherche à établir un système. Ce serait donc un euphémisme que de les qualifier de tautologiques, parce qu’à vrai dire toute théorie est tautologique. Notre réalité elle-même est une tautologie.
Quelqu’un lança une question : étaient-ce les « grands hommes » ou les « mouvements de masse » qui constituaient les principales forces de changement ? Mais Zhu évacua aussitôt la question en disant que c’était un faux problème :
— Nous sommes tous de grands hommes, n’est-ce pas ?
— Vous, peut-être, murmura la personne assise juste à côté de Bao.
— Ce qui compte, ce sont les moments où nous nous exposons dans notre vie, quand les habitudes ne suffisent plus et qu’il faut faire des choix. C’est alors que tout le monde devient un grand homme, pour un temps ; et les choix faits à ces moments, qui se reproduisent bien trop fréquemment, se combinent pour faire l’histoire. En ce sens, je suppose que je me suis rangé du côté des masses, puisqu’il s’est agi d’un processus collectif, pour autant qu’on puisse en juger.
» Même si, bien sûr, l’expression « grands hommes » doit nous amener à nous poser la question des femmes ; sont-elles comprises dans cette expression ? Ou bien devrions-nous décrire l’histoire comme étant la chronique des femmes reprenant le pouvoir politique qu’elles avaient perdu avec l’introduction de l’agriculture et la création de richesses excédentaires ? La défaite graduelle et interminable du patriarcat compose-t-elle la plus grande partie de l’histoire ? Comme peut-être la défaite graduelle et incertaine de quelques maladies infectieuses, comme si nous nous étions battus contre des microparasites et des macro-parasites, hein ? Les cancrelats et les patriarches ?
Il sourit à cette idée et continua à discuter, à commenter le débat issu des Quatre Grandes Inégalités et autres concepts nés des travaux de Kang et d’al-Lanzhou.
Par la suite, Zhu consacra quelques cours à la description de divers « moments de changements de phase » de l’histoire, qu’il considérait comme signifiants – la diaspora japonaise, l’indépendance des Hodenosaunees, le passage du commerce terrestre au commerce maritime, l’épanouissement de Samarkand, et ainsi de suite. Il consacra également quelques cours à discuter du dernier mouvement à la mode chez les historiens et les spécialistes des sciences sociales qu’il appelait « l’histoire animale », l’étude de l’humanité en termes biologiques, ce qui en faisait non plus une question de religion ou de philosophie, mais plutôt une étude des primates luttant pour leur nourriture et leur territoire.
Après plusieurs semaine de cours, il dit :
— Maintenant nous sommes prêts à aborder quelque chose qui m’intéresse au premier chef ces temps-ci, qui n’est pas le contenu de l’histoire, mais sa forme.
» On voit tout de suite que ce que nous appelons l’histoire a au moins deux sens : d’abord ce qui est arrivé dans le passé, que personne ne peut connaître parce que ça disparaît avec le temps, et ensuite toutes les histoires que nous racontons sur ce qui s’est passé.
» Ces histoires sont de différentes sortes, évidemment, et des gens comme Rabindra et Blanc Sagace les ont catégorisées. D’abord, il y a les témoignages visuels et les chroniques des événements faites sur le vif, comprenant les documents et les témoignages – cette histoire-là est comme le blé dans les champs, non moissonnée, attendant d’être travaillée, attendant qu’on lui fournisse des débuts, des fins ou des causes. Ce n’est qu’après que viennent les histoires cuites, qui tentent de coordonner et de réconcilier les matériaux avec les sources, et qui ne se contentent pas de décrire mais analysent aussi.
» Encore plus tard viennent les travaux qui mangent et digèrent ces comptes rendus cuisinés, et tentent de révéler ce qu’ils font, leur relation à la réalité, comment nous nous en servons, ce genre de choses – les philosophies de l’histoire, les épistémologies, et ainsi de suite. Beaucoup de digestions utilisent des méthodes initiées par Ibrahim al-Lanzhou, même quand elles dénoncent ses résultats. Il y a assurément matière à revenir aux textes d’al-Lanzhou pour voir ce qu’il a à dire. Par exemple, dans un passage très utile, il souligne que nous pouvons faire la distinction entre les arguments explicites et, plus profondément, les préjugés idéologiques inconscients. Ces derniers peuvent être dévoilés en identifiant leur mode de narration. Le mode de narration utilisé par al-Lanzhou est inspiré de la typologie des genres d’histoires de Rabindra. C’est un mode plutôt simpliste, mais par bonheur, ainsi que le souligne al-Lanzhou, les historiens sont souvent des conteurs assez naïfs. Ils ont recours plutôt schématiquement à l’un ou l’autre des modes de narration de Rabindra, par opposition aux grands romanciers, comme Cao Xueqin ou Murasaki, qui les mélangent constamment. C’est ainsi qu’une histoire comme celle de Tan Oo, que certains appellent « l’histoire birmane », au sens littéral du terme dans ce cas, mais que je préfère appeler « l’histoire du dharma », est un roman dans lequel l’humanité se débat pour réaliser son dharma, s’améliorer, et progresser, génération après génération, se battant pour la justice – ce qui est fort louable. Cette histoire suppose que nous finirons bien par remonter jusqu’à la source des fleurs de pêcher. Ce sera alors l’avènement d’une ère de grande paix. Cette vision des choses réalise, dans le monde, le mythe du Nirvana hindou et bouddhique. Ainsi, l’histoire birmane, les contes de Shambala, et n’importe quelle histoire téléologique supposant que nous progressons tous d’une façon ou d’une autre, sont des histoires du dharma.
» L’opposé de ce mode est le mode ironique ou satirique, que j’appelle l’histoire entropique. Elle découle des sciences physiques, du nihilisme, et, via certaines vieilles légendes, du thème de la chute. Dans ce mode, tout ce que l’humanité essaie de faire échoue ou se retourne contre elle, et la combinaison de la réalité biologique et de la faiblesse morale, de la mort et du mal, signifie que rien dans les affaires humaines ne peut réussir. Poussé à l’extrême, cela mène aux Cinq Grands Pessimismes, au nihilisme de Shu Shen, ou à l’anti-dharma du rival de Bouddha, Purana Kassapa, et à des gens qui disent que tout est un chaos sans cause, et que, en gros, l’un dans l’autre, il aurait mieux valu ne jamais naître.
» Ces deux modes de narration constituent des extrêmes : l’un où l’on dit : Nous sommes les maîtres du monde et nous pouvons vaincre la mort, et l’autre où l’on dit : Nous sommes prisonniers du monde, et ne vaincrons jamais la mort. On pourrait penser que cela représente les deux seuls modes possibles, mais, entre ces extrêmes, Rabindra a identifié deux autres modes de narration, qu’il appelle la tragédie et la comédie. Deux modes métis et partiaux comparés à leur voisins absolutistes, et dont Rabindra disait qu’ils offraient tous les deux des possibilités de réconciliation. Dans la comédie, la réconciliation est celle d’individus entre eux, et avec la société au sens large. Le tissu de la famille avec la famille, de la tribu avec le clan – c’est comme ça que finissent les comédies, et c’est ce qui en fait des comédies : le mariage avec quelqu’un d’un clan différent, et le retour du printemps.
» Les tragédies proposent une forme de réconciliation plus sombre. Blanc Sagace dit qu’elles racontent l’histoire de l’humanité face à face avec la réalité elle-même, et donc face à la mort, la dissolution et l’échec. Les héros tragiques sont détruits, mais pour les survivants qui racontent l’histoire, il y a une élévation de la conscience, une prise de conscience de la réalité, et c’est valable en soi et pour soi, si sombre que puisse être la connaissance.
À ce moment de son discours, Zhu Isao s’interrompit, chercha Bao du regard dans la salle, et lui fit un signe de tête. Bien qu’il eût semblé qu’il parlait de choses abstraites, des formes que prenait l’histoire, Bao éprouva un pincement au cœur.
Zhu poursuivit :
— Maintenant, il me semble que, en tant qu’historiens, il vaut mieux ne pas se laisser emprisonner dans un mode ou un autre. C’est trop facile, et ça ne colle pas bien avec notre perception des événements. Nous devrions plutôt tisser une histoire aussi ouverte que possible ; ça devrait être comme le symbole du yin-yang des taoïstes, avec ces points de tragédie et de comédie ponctuant les champs plus larges du dharma et du nihilisme. Cette vieille figure est l’image parfaite de toutes nos histoires mises ensemble, avec le point noir de nos comédies déparant la lumière du dharma, et l’éclair de connaissance tragique émergeant des ténèbres du néant.
» L’histoire ironique en tant que telle, nous pouvons la rejeter tout de suite. Bien sûr que nous sommes mauvais, bien sûr que les choses vont mal. Mais pourquoi s’étendre là-dessus ? Et pourquoi faire comme si c’était toute l’histoire ? L’ironie c’est simplement que la mort marche parmi nous. Cela ne relève pas le défi, ce n’est pas la vie qui parle.
» Mais je suppose que nous devons aussi rejeter la version plus pure de l’histoire du dharma, le fait de transcender ce monde et cette vie, la perfection de notre façon d’être. Cela peut se produire dans le bardo, s’il y a un bardo, mais dans ce monde tout est mélangé. Nous sommes des animaux, la mort est notre destin. Au mieux, nous pouvons dire que l’histoire de l’espèce doit être réalisée autant que possible, comme le dharma, par un acte de volonté collectif.
» Reste les modes intermédiaires, la comédie et la tragédie… (Zhu s’arrêta, leva les mains, perplexe.) Et de cela, nous ne manquons assurément pas. Peut-être la façon de construire une histoire correcte est-elle de la mettre en perspective et de dire que, pour l’individu, en fin de compte, c’est une tragédie, et, pour la société, une comédie. Si nous y parvenons.
Zhu Isao avait clairement une prédilection pour la comédie. C’était un être social, il invitait toujours Bao et quelques autres élèves de la classe, dont le ministre de la Santé du Monde Naturel de la ligue, à venir dans l’appartement de fonction qu’il occupait. Ces réunions informelles étaient émaillées de ses éclats de rire et de sa curiosité dans tous les domaines. Même ses recherches l’amusaient. Il avait fait venir par bateau de nombreux livres de Beijing, et toutes les pièces de son appartement étaient aussi remplies qu’un entrepôt. À cause de sa conviction croissante que l’histoire aurait dû être l’histoire de tous ceux qui avaient vécu, il étudiait actuellement la biographie en tant que genre, et il avait chez lui de nombreux recueils de biographies. D’où le nombre phénoménal de volumes posés un peu partout en grandes piles instables. Zhu ramassa l’un des énormes volumes, presque trop lourd pour lui.
— C’est le premier tome, dit-il avec un sourire, mais je n’ai jamais retrouvé les autres. Un livre comme celui-ci n’est que l’antichambre de toute une bibliothèque non écrite.
Le recueil de biographies était un genre qui semblait avoir pris son essor, dit-il en tapotant affectueusement ses piles de livres, dans la littérature religieuse : collection de vies des saints chrétiens et des martyrs de l’islam, ou textes bouddhiques décrivant des vies à travers leurs longues suites de réincarnations, un exercice spéculatif que Zhu adorait manifestement :
— L’histoire du dharma dans ce qu’elle a de plus pur, une sorte de proto-politique. En plus, ces histoires peuvent être tellement drôles. Par exemple celles de Dhu Hsien : il prend tellement les choses au pied de la lettre qu’il essaye de faire coïncider exactement les dates de naissance et de mort de ses personnages, créant des enfilades d’acteurs historiques de premier plan, qu’il suit à travers plusieurs réincarnation, en prétendant, d’après leurs actes, qu’ils sont une seule et même âme. Mais il a tellement de mal à faire coïncider les dates qu’il doit intercaler d’étranges personnages pour que leurs vies s’enchaînent. Finalement, il est obligé de mettre au point une théorie, un principe de « travail acharné suivi de repos », afin de justifier que ces immortels alternent des vies de génie et de généraux avec des carrières de portraitistes mineurs et de savetiers. Mais les dates coïncident toujours ! fit Zhu avec un sourire extatique.
Il tapota d’autres piles gigantesques, représentatives du genre qu’il étudiait : Les Quarante-Six Transmigrations, de Ganghadara, le texte tibétain des Douze Manifestations de Padmasambhava, ce gourou qui avait amené le bouddhisme au Tibet ; et la Biographie du Gyatso Rimpoche, vies Une à Dix-neuf, qui récapitulait les dernières vies du Dalaï Lama (jusqu’à l’époque actuelle) ; Bao avait rencontré cet homme une fois et n’avait pas imaginé alors que sa biographie complète puisse occuper tant de volumes.
Zhu Isao avait aussi chez lui des exemplaires des Vies, de Plutarque, et les Biographies des femmes exemplaires, de Liu Xiang, à peu près contemporaines de Plutarque ; mais il admettait qu’il trouvait ces textes moins intéressants que les chroniques des réincarnations qui consacraient dans certains cas autant de temps de la vie de leur sujet dans le bardo et les cinq autres lokas qu’à leur vie humaine. Il aimait aussi l’Autobiographie du Juif errant, les Testaments de la jati Trivicum, et le magnifique volume des Deux Cent Cinquante-Trois Voyageurs, ainsi qu’une collection scabreuse, peut-être (probablement) pornographique intitulée Cinq Siècles de vie d’un voleur tantrique. Autant de volumes que Zhu décrivait à ses visiteurs avec un grand enthousiasme. Pour lui, ils étaient l’une des clés de l’histoire humaine, si tant est qu’une chose pareille existât : l’histoire vue comme une simple accumulation de vies.
— En fin de compte, tous les grands moments de l’histoire se sont déroulés dans la tête des gens. Les périodes de changement, ou clinamen, comme l’appelaient les Grecs.
Ce moment, disait Zhu, était le principe régulateur, et peut-être l’obsession de Vieille Encre Rouge, l’anthologiste de Samarkand qui avait collationné dans son compendium de réincarnations des vies choisies en fonction de leur clinamen : chaque entrée de son anthologie narrant un épisode où les sujets, toujours réincarnés sous des noms commençant par la même lettre et parvenus à des carrefours de leur vie, ne prenaient pas le chemin qu’on s’attendait à les voir suivre.
— J’aime cette idée des noms, remarqua Bao en feuilletant l’un des volumes de la collection.
— Eh bien, Vieille Encre Rouge explique en marge d’un de ses textes que ce n’est qu’un système mnémotechnique pour faciliter la lecture, et qu’en réalité, bien sûr, chaque âme revient avec toutes ses caractéristiques changées. Pas de « médaillon de ma mère », pas de marques de naissance, pas de noms qui en rappellent un autre – pas question que ses méthodes ressemblent à celles des vieux contes populaires, ah ça non !
Le ministre de la Santé du Monde Naturel l’interrogea sur une montagne de fascicules, et Zhu eut un sourire ravi. C’était en réaction à ces interminables sommes, expliqua-t-il. Il avait pris l’habitude d’acheter tous les livres sur lesquels il tombait dont le sujet semblait exiger qu’ils soient brefs, parfois si courts que leur titre tenait à peine sur le dos. D’où les Secrets d’un mariage réussi, ou Les Bonnes Raisons de croire en l’avenir, ou les Histoires pour ne plus avoir peur des fantômes.
— Mais j’avoue que je ne les ai pas lus. Ils ne sont ici qu’à cause de leur titre, qui dit tout. Ils pourraient aussi bien contenir des pages blanches.
Plus tard, sur son balcon, Bao s’assit à côté de Zhu pour regarder la ville couler en dessous d’eux. Ils buvaient des tasses et des tasses de thé vert en parlant de tout et de rien, et alors que la nuit avançait, et que Zhu semblait pensif, Bao lui demanda :
— Vous arrive-t-il de penser à Kung Jianguo ? Vous arrive-t-il encore de penser à cette époque ?
— Non. Pas très souvent en tout cas, reconnut Zhu en le regardant dans les yeux. Et vous ?
Bao secoua la tête.
— Je ne sais pas pourquoi. Ce n’est pourtant pas spécialement pénible, mais ça paraît tellement loin…
— Oui. Très loin.
— Je vois que vous avez gardé un boitillement de cette époque.
— Oui, en effet. Et ça ne me plaît pas. Je marche moins vite, et ce n’est pas si grave. Mais c’est toujours là. Je déclenche les détecteurs de métaux dans les zones de haute sécurité, fit-il en riant. Enfin, cela fait si longtemps. Il y a tellement de vies de ça – je les confonds toutes, pas vous ?
Et il eut un de ses fameux sourires.
L’un des derniers cours de Zhu Isao fut une discussion sur l’histoire, à quoi elle pouvait servir et comment elle pouvait les aider à surmonter leurs difficultés actuelles.
Zhu faisait preuve d’innovation dans ce domaine.
— Il se peut que cela ne serve à rien, dit-il. Même si nous parvenons à une compréhension complète de ce qui est arrivé dans le passé, nous sommes toujours limités dans nos actions présentes. D’une certaine façon, on peut dire que le passé a hypothéqué l’avenir, ou qu’il l’a acheté, ou ligoté, au moyen de lois, d’institutions et d’usages. Mais on a toujours intérêt à essayer d’en savoir le plus possible, ne serait-ce que pour imaginer de nouvelles façons d’avancer. Vous savez, la question du résiduel et de l’émergent, dont nous avons déjà parlé – chaque période de l’histoire serait composée d’éléments résiduels des civilisations passées et d’éléments émergents qui prendront une existence plus entière dans l’avenir –, cette question, donc, est une lentille à très fort grossissement. Et seule l’étude de l’histoire permet de faire cette distinction, si tant est qu’elle soit possible. Nous pouvons considérer le monde où nous vivons et nous dire : Ce sont des lois résiduelles de l’ère des Quatre Grandes Inégalités, auxquelles nous sommes toujours assujettis. Il faut en finir. D’un autre côté, nous pouvons considérer des faits moins familiers de notre époque, comme la propriété commune de la terre en Chine, et dire : Ce sont peut-être des facteurs émergents qui deviendront prééminents un jour. Ils ont l’air utiles ; je vais les soutenir. Puis, encore une fois, il peut y avoir des éléments résiduels qui nous ont toujours aidés et qu’il faut conserver. Ce n’est donc pas aussi simple que de dire : Ce qui est nouveau est bon, ce qui est vieux est mauvais. Il faut nuancer. Mais meilleure sera notre compréhension, plus affûté sera notre jugement.
» Je commence à penser que cette question de « propriétés émergentes tardives » qu’évoquent les physiciens, quand ils parlent de la complexité et des sensibilités en cascade, est un concept important pour les historiens. La justice est peut-être une propriété émergente tardive. Et peut-être pouvons-nous entrevoir les prémices de son émergence ; à moins qu’elle n’ait émergé il y a longtemps, chez les primates et les proto-humains, et ne commence à se réaliser dans le monde que maintenant, grâce aux possibilités offertes par la période post-pénurique. C’est difficile à dire.
Il eut de nouveau son fameux petit sourire.
— Et voilà un cours qui finit sur de bonnes paroles.
Sa dernière classe était intitulée : « Ce qui reste à expliquer », et consistait en une liste de questions qu’il tournait et retournait dans sa tête, après toutes ces années d’étude et de réflexion. Il fit des commentaires sur ces questions, mais pas beaucoup, et Bao dut écrire vraiment très vite pour les saisir au vol :
Ce qui reste à expliquer
Pourquoi y a-t-il des inégalités dans l’accumulation des biens depuis que l’histoire est l’histoire ? Qu’est-ce qui provoque et fait disparaître les ères glaciaires ? Le Japon aurait-il pu gagner sa guerre d’indépendance sans les effets combinés de la Longue Guerre, du tremblement de terre et de l’incendie qui a détruit Edo ? Où a fini l’or des Romains ? Pourquoi le pouvoir corrompt-il ? Les indigènes du Nouveau Monde auraient-ils pu survivre aux maladies du Vieux Monde ? Quand les premiers habitants sont-ils arrivés dans le Nouveau Monde ? Pourquoi les civilisations du Yingzhou et d’Inka sont-elles à des niveaux de développement tellement différents ? Pourquoi n’y a-t-il pas de théorie mathématique qui unifie la gravitation et la microprobabilité harmonique ? Sans le Kerala, Travancore aurait-il initié la période moderne et dominé le Vieux Monde ? Y a-t-il une vie après la mort, ou une transmigration des âmes ? L’expédition polaire de la cinquante-deuxième année de la Longue Guerre a-t-elle bien atteint le pôle Sud ? Qu’est-ce qui amène des gens bien nourris et à l’abri du besoin à réduire en esclavage et à la misère des gens qui meurent déjà de faim et vivent dans l’insécurité ? Si al-Germanie avait conquis le Skandistan, le peuple sami aurait-il survécu ? Sans les réparations prévues par la conférence de Shanghai, le monde de l’après-guerre aurait-il été plus paisible ? Combien de gens la Terre peut-elle nourrir ? Pourquoi le mal existe-t-il ? Comment les Hodenosaunees ont-ils inventé leur forme de gouvernement ? Quelle maladie, ou combinaison de maladies, a tué les chrétiens de Franji ? La technologie conditionne-t-elle l’histoire ? Les choses auraient-elles tourné différemment si l’émergence de la science, à Samarkand, n’avait pas été interrompue par la peste ? Les Phéniciens ont-ils traversé l’Atlantique pour aller dans le Nouveau Monde ? Des mammifères plus gros que le renard survivront-ils au prochain siècle ? Le Sphinx a-t-il des milliers d’années de plus que les pyramides ? Les dieux existent-ils ? Comment faire revenir les animaux sur Terre ? Comment faire pour mener une vie décente ? Comment léguer à nos enfants et aux générations suivantes un monde redevenu sain ?
Peu après ce dernier cours, il y eut une grande fête. Zhu Isao rentra à Beijing, et Bao ne le revit jamais.
Ils travaillèrent dur pendant les années suivant la visite de Zhu pour mettre sur pied des programmes susceptibles d’apporter des embryons de réponse à ces dernières questions. De même que les géologues avaient été grandement aidés dans leurs travaux par un cadre de réflexion basé sur le mouvement des plaques de coquille d’œuf brisée qu’est la croûte terrestre, les bureaucrates, les technocrates, les savants et les diplomates de la Ligue de Tous les Peuples furent aidés dans leurs travaux par les considérations théoriques de Zhu. Ça aide d’avoir un plan ! Comme disait toujours Zhu.
Et c’est ainsi que Bao sillonna le monde en tous sens, rencontrant des gens, leur parlant, aidant à mettre des structures en place, renforçant la trame et la chaîne des traités et des accords qui solidarisaient tous les peuples de la planète. Il travaillait sur toutes sortes de sujets, comme la réforme agraire, la gestion des massifs forestiers, la protection animale, les ressources en eau, la subvention des panchayats et le partage des richesses, égratignant les blocs calcifiés des anciens privilèges qui avaient survécu à la Longue Guerre et à tout ce qui était arrivé pendant les siècles précédents. Tout cela avançait très lentement, et les progrès se faisaient toujours à petits pas, mais Bao avait eu l’occasion de remarquer que des améliorations dans une partie du monde avaient souvent des répercussions positives ailleurs. C’est ainsi, par exemple, que l’instauration de panchayats en Chine et dans les États islamiques donnait de plus en plus de pouvoir à un nombre sans cesse croissant de gens, surtout aux endroits où était adoptée la loi du Travancore qui exigeait que deux membres sur cinq au moins des panchayats soient des femmes ; et cela avait, à son tour, réglé une bonne partie de la question agraire. En effet, comme bien des problèmes du monde venaient du fait qu’il y avait trop de gens qui se battaient pour trop peu de ressources, cultivées à l’aide de technologies trop rudimentaires, un autre résultat positif de la délégation des pouvoirs aux panchayats et aux femmes fut que le taux de natalité chuta en flèche. Le taux de renouvellement de la population était de 2,1 enfants par femme. Avant la Longue Guerre, le taux mondial était beaucoup plus proche de 5, et de 7 ou 8 dans les pays les plus pauvres. Maintenant, dans tous les pays où les femmes bénéficiaient de l’ensemble des droits préconisés par la Ligue de Tous les Peuples, le taux de renouvellement était tombé à moins de 3, et souvent à moins de 2 ; cela, combiné aux progrès de l’agriculture et autres technologies, augurait bien de l’avenir. C’était l’expression d’espérance ultime de la chaîne et de la trame, du principe des propriétés émergentes tardives. Il semblait, bien que tout aille très lentement, qu’ils puissent concocter une sorte d’histoire du dharma. Peut-être ; ce n’était pas très clair ; mais il y avait du boulot de fait.
Quelques années plus tard, quand Bao apprit dans le journal la mort de Zhu Isao, il gémit et jeta le journal par terre. Il passa la journée sur son balcon, se sentant inexplicablement vidé. En fait, il n’y avait pas de quoi pleurer. Mais plutôt de quoi se réjouir : le grand homme avait vécu cent ans ! Il avait aidé la Chine à changer, et le monde entier avec elle ; à la fin de sa vie, il donnait l’impression de beaucoup s’amuser, voyageant partout, et écoutant en parlant. Il semblait avoir trouvé sa place dans le monde.
Alors que Bao ne connaissait pas sa place dans le monde. Contemplant l’immense cité en dessous de lui, puis levant les yeux vers les grands canyons trempés de pluie, il se rendit compte qu’il vivait à cet endroit depuis plus de dix ans et qu’il n’en savait encore rien. Il n’arrêtait pas d’en repartir ou d’y revenir, regardant toujours les choses d’un balcon, mangeant dans les mêmes bouis-bouis, parlant à des collègues de la ligue, passant la plupart de ses matinées et de ses soirées à lire. Il avait près de soixante ans maintenant, et il ne savait ni ce qu’il faisait ni comment il était censé vivre. La gigantesque cité était comme une machine, ou un vaisseau à demi échoué dans les hauts-fonds. Cela ne l’aidait en rien. Il avait travaillé tous les jours en essayant de poursuivre les travaux de Kung et de Zhu, de comprendre l’histoire et de travailler dessus au moment même du changement, et aussi de l’expliquer aux autres, en écrivant et en lisant, en lisant et en écrivant, parce qu’il se disait que s’il arrivait à l’expliquer, alors il ne se sentirait pas aussi oppressé. Mais ça n’avait pas l’air de marcher. Il avait le sentiment que tous ceux qui avaient jamais compté pour lui étaient morts à présent.
Quand il réintégra son appartement, il trouva un message de sa fille Anzi sur l’écran de son scripto, le premier depuis longtemps. Elle avait eu une fille et demandait à Bao s’il voulait leur rendre visite et faire la connaissance de sa nouvelle petite-fille. Il répondit par l’affirmative et alla faire son sac de voyage.
Anzi et son mari Deng vivaient sur une colline, au-dessus de Shark Point, dans l’un des faubourgs populeux sur la baie de Fangzhang. Leur petite fille s’appelait Fengyun, et Bao prit un grand plaisir à l’emmener dans le tram et à la promener en poussette dans le parc au sud de la ville, au-dessus de la Porte d’Or. Quelque chose dans son expression lui rappelait très fortement Pan Xichun – la courbe de sa joue, son regard déterminé. Ces traits que nous transmettons. Il la regarda dormir. Des écharpes de brouillard roulaient dans la Porte d’Or, s’enroulaient autour de l’immense pont qu’ils venaient de construire. Il les observait en écoutant un maître de feng shui faire cours à une petite classe assise à ses pieds.
— Vous voyez que c’est le meilleur endroit de toutes les villes de la Terre, disait-il.
Ce qui paraissait assez vrai à Bao.
Même Pyinkayaing n’avait pas de perspective à côté de celle-ci. Les gloires de la capitale de la Birmanie étaient toutes artificielles, et sans elles, ce n’était qu’une embouchure de delta comme toutes les autres, contrairement à cet endroit sublime qu’il avait tellement aimé, dans une autre existence.
— … oh non, je ne crois pas, il aurait fallu être nul en géomancie pour situer la ville de l’autre côté du détroit. En dehors de considérations pratiques sur le tracé des rues, il y a le ki propre à cet endroit. Les veines du dragon sont trop exposées au vent et au brouillard, il vaut mieux que ça reste un parc.
La péninsule opposée faisait assurément un parc magnifique, avec ses mamelons verts, léchés par les vagues, miellés par le soleil qui filtrait à travers les nuages. Toute la scène était si vibrante, si magnifique, que Bao sortit le bébé de sa poussette pour la lui montrer ; il la présenta aux quatre directions ; et la scène se brouilla devant ses yeux comme si lui aussi était un bébé. Tout devint une ondulation de formes, de masses nuageuses, de couleurs brillantes, fluctuantes, vives et éclatantes, dépouillées de leur signification : de choses connues elles devenaient du bleu et du blanc en haut, du jaune en bas… Il se mit à trembler, se sentant tout drôle. C’était comme s’il avait regardé à travers les yeux du bébé ; et l’enfant semblait avoir un peu peur aussi. Alors il la remmena à la maison, et Anzi lui reprocha de l’avoir laissée prendre froid.
— En plus il faut la changer !
— Mais je le sais ! Je vais le faire !
— Non, c’est moi qui vais le faire. Toi, tu ne saurais pas.
— Mais bien sûr que je saurais ! Je t’ai assez souvent changée quand tu étais bébé.
Elle eut un reniflement réprobateur, comme si cela avait été grossier, une sorte de violation de son intimité. Il empoigna le livre qu’il lisait et sortit se promener, énervé. D’une manière ou d’une autre, il y avait toujours des tensions entre eux.
Rumeur de la grande ville. Les gratte-ciel pareils aux montagnes verticales du sud de la Chine se dressaient sur les îles de la baie, avalant jusqu’aux pentes du mont Tamalpi… La ville enserrait étroitement ces collines, la plupart du temps encore à l’échelle humaine, avec leurs maisons de un ou deux étages, et leurs toits aux coins retournés vers le ciel à la façon des maisons anciennes, comme autant de pagodes… C’était la cité qu’il avait aimée, la cité où il avait vécu, pendant des années, avec sa femme.
Il était donc un prêta, ici. Et comme n’importe quel fantôme affamé, il déambula de l’autre côté de la colline, vers l’océan, et il se retrouva bientôt dans le quartier où ils avaient habité du vivant de Pan. Il se promena un moment dans les rues sans but précis, et puis il finit par y arriver : son petit chez-lui.
Il s’arrêta devant la maison, un immeuble ordinaire, maintenant peint en jaune pâle. Ils avaient habité un appartement au dernier étage, toujours en plein vent, exactement comme maintenant. Il considéra le bâtiment. Il ne ressentait rien. Il essaya pourtant, il s’efforça de ressentir quelque chose : mais rien. La seule chose qu’il éprouvait était un étonnement devant le fait d’éprouver si peu de chose ; un sentiment plutôt fade et insatisfaisant face à quelque chose d’aussi important que son passé, mais c’était ainsi. Chaque enfant y avait eu sa propre chambre, tandis que Bao et Pan dormaient sur un futon déroulé dans le salon, le réchaud de la kitchenette à leurs pieds ; c’était un endroit pas plus grand qu’un plumier, vraiment, mais c’est là qu’ils avaient vécu, et pendant un moment ils avaient cru que ce serait toujours comme ça, le mari, la femme, le fils, la fille, dans leur petit nid de Fangzhang, et tous les jours pareils, toutes les semaines pareilles, en une ronde éternelle. Tel était le pouvoir de l’insouciance, le pouvoir que les gens avaient d’oublier l’inévitable travail du temps.
Il repartit vers la Porte d’Or, au sud, dans le brouhaha de la foule et le grincement des trams qui passaient sur la promenade surplombant l’océan. Quand il atteignit le parc qui dominait le détroit, il retourna à l’endroit où il s’était trouvé un peu plus tôt avec sa petite-fille, et il regarda à nouveau autour de lui. Tout resta pareil cette fois, tout conserva sa forme et son sens ; plus de fluctuations de couleurs, pas d’océan jaune. Cela avait été une étrange expérience, et il frissonnait en y repensant.
Il s’assit sur le muret dominant la mer et prit son livre dans la poche de son veston, un recueil de poésies traduites de l’ancien sanskrit. Il l’ouvrit au hasard, et lut ceci : « Les spécialistes du sanskrit considèrent ce poème du Sakuntala, de Kalidasa, comme le plus beau jamais écrit dans cette langue. »
Ramyani viksya madhurans ca nisamya sabdan
Paryutsuki bhavati yat sukhito pi jantuh
Tac cetasa smarati nunam abodhapurvam
Bhavasthirani jananantarasauhrdani
Même en plein bonheur l’homme est parfois touché par quelque chose
Serait-ce une chanson ?
Alors son cœur se gonfle sous le poids
D’un souvenir qui ne lui dit rien
Ce doit être qu’il se souvient
D’un endroit inaccessible où sont à présent ceux qu’il a aimés
D’une vie passée
Dont le squelette est là, encore en lui
Il leva les yeux, regarda autour de lui. C’était un endroit bizarre, cette grande porte donnant sur la mer. Il pensa : Je devrais peut-être rester là. Peut-être que ce jour me dit quelque chose. Fantôme affamé ou non, peut-être que c’est mon chez-moi. Peut-être qu’on ne peut pas éviter de devenir un fantôme affamé, où que l’on vive ; alors ça pourrait aussi bien être chez moi.
Il rentra chez sa fille. Un message était arrivé sur son scripto, de quelqu’un qu’il avait connu à l’époque où il vivait à Beijing. Cette vieille relation, qui habitait un village agricole du collège de Fangzhang, une centaine de lis à l’intérieur des terres, dans la grande vallée centrale, avait appris qu’il était en visite dans la région et lui demandait s’il voulait venir donner un cours ou deux – d’histoire de la révolution chinoise peut-être : les relations étrangères, le travail de la ligue, ce qu’il voulait… Grâce notamment à son association avec Kung, les étudiants le considéreraient comme une pièce vivante de l’histoire du monde. « Un fossile vivant, tu veux dire ! » fit-il en reniflant. Comme ce poisson qu’on avait récemment retrouvé dans un filet, au large de Madagascar, et dont l’espèce avait quatre cent millions d’années. Le vieux poisson-dragon, le cœlacanthe. Il répondit qu’il acceptait l’invitation, puis il écrivit à Pyinkayaing pour demander une prolongation de congé.
Le collège se trouvait à l’ouest d’une ville appelée Putatoï. Celle-ci était située au bord de la Puta, un fleuve côtier torrentueux que suivait sur toute sa longueur un tunnel de chênes et d’arbrisseaux poussant sur une cicatrice alluviale qui balafrait la vallée. Laquelle était entièrement occupée par des rizières ; les fleuves descendant des montagnes avaient été détournés pour former un système élaboré d’irrigation, et le sol presque plan de la vallée avait été transformé en un système de larges terrasses inondées, s’étageant en escaliers, dont les marches faisaient à peine quelques pouces de hauteur. Les digues enserrant ces terrasses étaient lobées, afin de mieux résister à l’érosion, de telle sorte que le paysage ressemblait assez à ceux de l’Annam ou du Kampuchea, ou d’ailleurs du reste de l’Asie. Sauf qu’aux endroits où la terre n’était pas irriguée, elle était désespérément sèche. Des collines blondes comme les blés s’élevaient à l’ouest, formant la première des lignes côtières entre la vallée et la baie ; puis, à l’est, les hauts sommets des pics enneigés de la Montagne d’Or s’élevaient comme un lointain Himalaya.
Putatoï était nichée parmi les arbres, dans une grande étendue de vert et d’or. C’était un village de style japonais, avec des boutiques et des immeubles formant des îlots égrenés au fil de l’eau. De petits groupes de maisonnettes encerclaient le centre-ville sur la rive nord du fleuve. Après Pyinkayaing, cela paraissait petit, sans prétention endormi, vert, atone. Ce qui plaisait à Bao.
Les étudiants du collège venaient pour la plupart des fermes de la vallée, et étudiaient surtout pour devenir riziculteurs ou s’occuper des vergers. Les questions qu’ils posaient sur l’histoire de la Chine, pendant les cours de Bao, témoignaient d’une étonnante ignorance, mais elles avaient la fraîcheur et l’enthousiasme de la jeunesse. Ils ne se souciaient pas le moins du monde de savoir qui était Bao, ni de ce qu’il avait fait au cours de la Longue Guerre, il y avait si longtemps. Cela aussi plaisait à Bao.
Les étudiants plus âgés de son petit séminaire, spécialisés en histoire, étaient intrigués par sa présence parmi eux. Ils lui posèrent des questions sur Zhu Isao, bien sûr, mais aussi sur Kung Jianguo, et sur la révolution chinoise. Bao leur répondit comme s’il s’agissait d’une période de l’histoire qu’il avait particulièrement bien étudiée, et sur laquelle il aurait même écrit un livre ou deux. Il ne leur parlait jamais de ses propres souvenirs, et avait bien souvent le sentiment de ne pas en avoir à raconter. Ils le regardaient très attentivement quand il parlait.
— Ce qu’il faut que vous compreniez, leur dit-il, c’est que personne n’a gagné la Longue Guerre. Tout le monde a perdu, et personne ne s’en est encore remis.
» Rappelez-vous ce qu’on vous a appris : elle a duré soixante-sept ans, deux tiers de siècle, et l’on estime maintenant le nombre de morts à environ un milliard. Réfléchissez à ça : j’ai parlé à un biologiste, ici, qui travaille sur les questions de population, et qui s’est efforcé de calculer combien de personnes ont vécu depuis que l’histoire existe, du début de l’espèce humaine jusqu’à aujourd’hui.
Quelques étudiants rirent à cette idée.
— Vous n’en avez jamais entendu parler ? Il estime à quarante milliards environ le nombre d’êtres humains qui ont vécu depuis que notre espèce a vu le jour – même si, bien sûr, il n’y a pas de début précis, ce qui fait que tout cela n’est qu’un jeu de l’esprit. Mais cela veut dire que si quarante milliards d’êtres humains ont existé depuis les débuts de l’histoire, alors un sur quarante sont morts pendant la Longue Guerre. Cela fait un sacré pourcentage !
» Bon. Le monde entier a sombré dans le chaos, et nous vivons tous dans l’ombre de la guerre depuis si longtemps que nous ne savons même plus à quoi ressemble la vie en pleine lumière. La science continue de faire des progrès, dont beaucoup se retournent contre nous. Nous sommes si nombreux et il y a tellement d’usines mal foutues que nous empoisonnons la nature. Et si nous nous battons encore, on va tout foutre en l’air. Vous le savez probablement, la plupart des gouvernements le savent, la science est en mesure de fournir en très peu de temps des bombes extrêmement puissantes. Une bombe pour chaque ville, dit-on. Ce qui fait peser une menace sur la planète entière. Il suffirait qu’un seul pays essaie de posséder cette bombe pour que tous la veuillent à leur tour.
» Ce sont tous ces dangers qui ont inspiré la création de la Ligue de Tous les Peuples, dans l’espoir de créer un système susceptible de s’occuper des problèmes globaux. C’est venu dans la foulée des efforts de l’An Un, temps standard, et de tout le reste, pour former ce qui a été appelé depuis « la scientification » du monde, ou « la modernisation », ou « le programme hodenosaunee », entre autres appellations. Notre époque, en fait.
— Dans l’islam, ils n’apprécient pas du tout cela, fit remarquer l’un des étudiants.
— Oui, et cela a été un problème pour eux : comment réconcilier leurs croyances avec le mouvement de la science ? Mais nous avons vu les changements à Nsara s’étendre à travers presque toute la Franji, et une Franji unie implique qu’ils se sont tous entendus pour reconnaître qu’il existe plusieurs façons d’être un bon musulman. Quand votre islam est une forme de soufisme proche d’un bouddhisme qui ne dirait pas son nom, et que vous trouvez ça très bien, alors il vous est difficile de condamner les bouddhistes de la vallée voisine. Et c’est ce qui arrive dans bien des endroits. Tous les fils commencent à se nouer, voyez-vous. Bien obligés, si nous voulons survivre…
Quand il eut fini cette première série de cours, les professeurs d’histoire invitèrent Bao à rester, et à continuer. Après avoir bien réfléchi, Bao finit par accepter leur invitation. Le collège se consacrait essentiellement à l’étude de l’amélioration des rendements agricoles, tout en veillant à ce que l’homme vive de façon plus harmonieuse avec la nature. L’histoire pouvait y contribuer, et les professeurs d’histoire étaient plutôt sympathiques. Il se trouva qu’une célibataire de son âge, une assistante en linguistique, s’était montrée particulièrement amicale avec lui. Ils avaient mangé plusieurs fois ensemble, et avaient pris l’habitude de se retrouver pour déjeuner. Elle s’appelait Gao Qingnian.
Bao s’installa juste à côté de chez Gao dans une maisonnette qui venait justement de se libérer. C’était une maisonnette comme celles de Putatoï, de style japonais, aux cloisons minces et aux grandes baies vitrées, entourant une sorte de jardin communal. C’était un chouette petit quartier.
Le matin, Bao commençait par bêcher la terre et planter des légumes dans un des coins du jardin communal. Entre les maisonnettes, il voyait les grands chênes qui formaient une voûte au-dessus du fleuve, et, plus loin, les rizières vertes. Plus d’une centaine de lis au-delà, le sommet isolé du Miwok s’élançait à l’assaut du ciel, au sud du grand delta. Au nord-est un long escalier de rizières couvrait la vallée de vert. La côte s’étendait vers l’ouest, la Montagne d’Or à l’est. Il partait au collège sur une vieille bicyclette et faisait cours à ses élèves du séminaire sur de petites tables de pique-nique à côté du fleuve, sous les frondaisons de chênes gigantesques. De temps à autre, il louait un petit airboat et descendait le delta jusqu’à Fangzhang pour aller voir Anzi et sa famille. Bien que ses rapports avec Anzi fussent toujours aussi tendus et difficiles, ses visites répétées finirent par leur sembler normales et même, en un certain sens, constituer un rituel agréable. Elles ne semblaient se rattacher à rien dont ils se souvenaient, mais plutôt exister par elles-mêmes. Bien, disait Bao à Gao, je vais à Fangzhang me chamailler avec ma fille.
Amuse-toi bien, disait Gao.
La plupart du temps, il restait à Putatoï et faisait cours. Il aimait les jeunes et leur fraîcheur. Il aimait les gens qui vivaient dans le petit groupe de maisonnettes autour du jardin. La plupart des habitants travaillaient dans l’agriculture, soit dans les laboratoires d’agronomie et les champs expérimentaux du collège, soit à l’extérieur, dans les rizières et les vergers. C’est ce que les gens faisaient dans cette vallée. Les voisins lui donnaient tous des conseils sur la façon de cultiver son petit jardin, souvent des conseils contradictoires, ce qui n’était pas très rassurant compte tenu du fait qu’ils faisaient partie des experts mondiaux travaillant la question, et qu’il y avait peut-être plus de gens dans le monde qu’il n’y avait de quoi les nourrir. Mais ça aussi c’était une leçon, et même si ça l’ennuyait un peu, en même temps ça le faisait rire. Et il aimait ce travail, être assis dans la terre, arracher les mauvaises herbes et regarder pousser les légumes, en observant le Miwok de l’autre côté des rizières. Il gardait les enfants de certains des plus jeunes couples, commentait avec eux les événements en ville, et passait ses soirées sur les pelouses à jouer aux boules avec un groupe d’habitués.
Bientôt, la routine de cette vie s’imposa à lui comme s’il n’en avait jamais connu d’autre. Un matin, on lui demanda de garder une petite fille qui avait la varicelle. Alors qu’il la regardait mariner dans un bain d’avoine tiède, tapoter stoïquement l’eau avec son doigt et gémir occasionnellement comme un petit animal, il se sentit soudain emporté par une vague de bonheur : il était le vieux veuf du quartier, les gens faisaient appel à lui pour garder leurs enfants, et voilà !
Le vieux cœlacanthe !
Il y avait un homme comme ça à Beijing, qui vivait dans une anfractuosité du mur près de la Grande Porte Rouge, et qui réparait les chaussures en regardant les enfants dans la rue.
Le profond sentiment de solitude qui l’avait affligé depuis la mort de Pan commença à s’estomper. Même si les gens parmi lesquels il vivait n’étaient ni Kung, ni Pan, ni Zhu Isao, même si ce n’étaient pas les compagnons de son destin, juste des gens avec qui il s’était retrouvé par hasard, ils n’en étaient pas moins sa communauté. C’était peut-être comme ça que ça s’était toujours passé, le destin n’avait rien à voir là-dedans ; on se retrouvait simplement avec des gens autour de soi, et quoi qu’il puisse arriver dans l’histoire ou dans le vaste monde, pour l’individu c’était toujours une question de liens locaux – le village, le peloton, l’unité de travail, le monastère ou la madrasa, la zawiyya, la ferme, l’immeuble, le vaisseau ou le quartier –, ils formaient la véritable circonférence de son monde, une vingtaine de personnages, comme s’ils jouaient une pièce ensemble. Et à n’en pas douter, chaque distribution comportait les mêmes personnages, comme dans le théâtre nô, ou le théâtre de marionnettes. À présent, il incarnait le vieux veuf, celui qui gardait les enfants, le vieux poète, le vieux fonctionnaire, cassé, brisé, qui buvait du vin auprès du fleuve et chantait des chansons nostalgiques à la lune en gratouillant son jardin improductif avec une houlette. Ça le faisait sourire ; cela lui faisait plaisir. Il aimait bien avoir des voisins, et il aimait le rôle qu’il tenait parmi eux.
Le temps passa. Il continua à donner quelques cours en se débrouillant pour que ses classes aient lieu dehors, sous les chênes.
— L’histoire ! disait-il à ses élèves. Ce n’est pas une chose facile à appréhender. Il n’y a pas de façon simple de l’imaginer. La Terre tourne autour du Soleil, elle met trois cent soixante-cinq jours un quart à en faire le tour, tous les ans, année après année. Des milliers d’années ont passé comme ça. En attendant, une sorte de singe n’a pas arrêté de faire des choses, de croître et de se multiplier, s’emparant de la planète, en donnant sens à tout. Pour finir, une bonne partie de la matière et de la vie de la planète a été asservie, et puis cette espèce de singe s’est demandé quoi faire, en dehors du simple fait de survivre. Alors, ce singe s’est raconté des histoires sur la façon dont il en était arrivé là, ce qui s’était passé et ce que cela voulait dire.
Bao poussa un soupir. Ses étudiants le regardaient.
— Zhu voyait l’histoire comme une tragédie pour l’individu et une comédie pour la société. Au fil des longues pulsations de l’histoire, il pouvait y avoir réconciliation ; c’était la comédie. Mais chaque individu connaissait une fin tragique. Nous devons admettre que, quoi que nous puissions dire, pour l’individu, la mort est toujours une fin et une catastrophe.
Ses étudiants l’écoutaient, fascinés, parfaitement prêts à admettre tout cela, parce qu’ils avaient autour de vingt-cinq ans, alors qu’il en avait près de soixante-dix, et qu’ils avaient donc l’impression d’être immortels. Bao en avait conclu que c’était peut-être ce à quoi servaient les vieux dans l’évolution : ils fournissaient aux jeunes une sorte de bouclier psychique contre la réalité, les plongeant dans une sorte d’hypnose, de transe, qui leur permettait d’ignorer que l’âge et la mort les frapperaient à leur tour, et qu’ils pourraient être frappés par surprise. Une fonction très utile ! Qui avait en outre la vertu d’amuser les vieux, et d’ajouter un peu de sel à leur propre existence, pour leur rappeler de l’apprécier.
Le calme infondé de ses étudiants le faisait donc sourire.
— Bon, très bien, admettons qu’il y ait cette catastrophe et que les gens continuent de vivre. De vivre ! Ils tricotent les choses de leur mieux. Zhu Isao et mon vieux camarade Kung Jianguo avaient l’habitude de dire que chaque fois qu’une génération émergeait et se révoltait contre l’ordre établi pour essayer de rendre les choses un peu plus justes, elle était condamnée à échouer par certains côtés ; mais elle réussissait dans d’autres ; en tout cas, ça donnait du grain à moudre à la postérité, ne serait-ce que par la connaissance des difficultés traversées. Ce qui en faisait a posteriori une sorte de succès. Et permettait aux gens d’avancer…
Une jeune Aozhanienne venue là comme tant d’autres du bout du monde pour étudier l’agriculture avec les vieux du collège demanda :
— Mais puisque de toute façon nous nous réincarnons, pourquoi la mort est-elle donc si terrible ?
Bao prit une profonde inspiration. Comme la plupart de ceux qui avaient une éducation scientifique, il ne croyait pas à la réincarnation. C’était clair, ce n’était qu’une histoire, un vestige des vieilles religions. Et pourtant – comment expliquer ce sentiment de solitude cosmique, cette impression d’avoir perdu ses compagnons éternels ? Comment expliquer cette expérience à la Porte d’Or, lorsqu’il avait offert sa petite-fille aux quatre vents ?
Il y réfléchit tellement longtemps que ses étudiants commencèrent à échanger des regards. Et puis il répondit, avec circonspection :
— Bien, on va essayer quelque chose. Imaginez qu’il n’y ait pas de bardo. Pas de ciel, pas d’enfer ; rien après la mort. Pas de continuation de la conscience, ni même de l’âme. Imaginez que vous ne soyez qu’une expression de votre corps et que, quand il succombera finalement à un désordre et mourra, vous disparaîtrez pour de bon, complètement.
La fille et les autres le regardaient.
Il hocha la tête.
— Là, vraiment, il faut réenvisager ce que la réincarnation peut vouloir dire. Parce que nous en avons besoin. Nous en avons tous besoin. Et il pourrait y avoir un moyen de la reconceptualiser, de telle sorte qu’elle ait un sens, même si vous admettez que la mort du « soi » est réelle.
— Comment cela ? demanda la jeune femme.
— Eh bien, d’abord, évidemment, il y a les enfants. Nous nous réincarnons littéralement dans de nouveaux êtres, bien qu’ils soient un mélange de deux êtres préalables, deux êtres qui continueront de vivre dans les doubles échelles entrelacées qui se détachent et se recombinent, avant d’être retransmises aux générations suivantes.
— Mais ce n’est pas notre conscience.
— Non. Mais la conscience se réincarne d’une autre façon, quand les gens de l’avenir se souviennent de nous, utilisent notre langage et modèlent inconsciemment leur vie sur la nôtre, vivant une recombinaison de nos valeurs et de nos habitudes. Nous continuons de vivre dans la façon dont les gens de l’avenir pensent et parlent. Même si les choses changent tellement que seules les habitudes biologiques demeurent, elles sont réelles à cause de tout cela – peut-être plus réelles que la conscience, plus enracinées dans la réalité. Rappelez-vous, le mot réincarnation veut dire « retour à un nouveau corps ».
— Certains de nos atomes peuvent le faire au sens propre du terme, avança un jeune homme.
— En vérité, dans l’infinitude de l’éternité, les atomes qui faisaient partie de nos corps pendant un moment se déplaceront et seront incarnés dans d’autres vies sur cette Terre, et peut-être sur d’autres planètes, dans d’autres galaxies. Nous nous réincarnons donc de façon diffuse d’un bout à l’autre de l’univers.
— Mais ce n’est pas notre conscience, répéta obstinément la jeune femme.
— Pas la conscience, pas le soi, pas l’ego, l’enchaînement de pensées, le fleuve de la conscience, qu’aucun texte, qu’aucune image n’a jamais réussi à rendre – jamais.
— Mais je ne veux pas que ça finisse, dit-elle.
— Non. Et pourtant, cela finit. C’est la réalité dans laquelle nous sommes nés. Notre désir n’y changera rien.
— Le Bouddha dit que nous devrions renoncer à nos désirs, reprit le jeune homme.
— Mais ça aussi c’est un désir ! s’exclama la jeune femme.
— Alors, nous n’y renonçons jamais vraiment, acquiesça Bao. Ce que suggérait le Bouddha est impossible. Le désir, c’est la vie qui s’efforce de continuer à être la vie. Toutes les choses vivantes ont des désirs, les bactéries ont des désirs, la vie, c’est vouloir.
Les jeunes étudiants réfléchirent à cela. Il y a un âge, se disait Bao, en faisant appel à ses souvenirs, il y a une période de la vie où on est jeune, où tout semble possible, et où on veut tout ; on est simplement bouillonnant de désirs. On fait l’amour toute la nuit parce qu’on bouillonne de désir.
— Une autre façon de récupérer le concept de réincarnation, dit-il, est tout simplement de voir l’espèce comme un organisme. L’organisme survit et a une conscience collective propre – c’est l’histoire, ou le langage, ou la double échelle qui structure notre cerveau –, et peu importe en réalité ce qui arrive à l’une ou l’autre des cellules de cet organisme. En fait, leur mort est nécessaire pour que l’organisme reste en bonne santé et continue à vivre. Il s’agit de faire de la place pour de nouvelles cellules. En voyant les choses de cette façon, ça peut accroître le sentiment de solidarité et de devoir envers autrui. Cela permet de voir plus clairement que si une partie du corps souffre et qu’au même moment la partie qui commande à la bouche et au rire rit et proclame que tout va bien, qu’elle danse la tarentelle, comme ces anciens chrétiens quand ils perdaient leurs chairs par lambeaux, alors c’est qu’il est évident que cette espèce-créature ou cette créature-espèce est folle et ne peut faire face à sa propre maladie-de-mort. Cette vision des choses devrait permettre à un plus grand nombre de gens de comprendre que l’organisme doit essayer de se maintenir en bonne santé d’un bout à l’autre de son corps.
La jeune femme secouait la tête.
— Mais ce n’est pas la réincarnation non plus. Ce n’est pas ce que ça veut dire.
Bao haussa les épaules, laissant tomber.
— Je sais, je sais ce que vous voulez dire. Enfin, je crois. On dirait qu’il devrait y avoir quelque chose de nous qui dure. Et j’ai moi-même éprouvé plusieurs fois ce genre de sensation. Un jour, alors que j’étais à la Porte d’Or… (Il secoua la tête.) Mais il n’y a pas moyen de savoir. La réincarnation est une histoire que nous racontons, et à la fin, c’est l’histoire elle-même qui est la réincarnation.
Le temps passant, Bao en vint à comprendre qu’enseigner aussi était une forme de réincarnation, en ce sens que les années filaient, que les étudiants allaient et repartaient, de nouveaux jeunes, tout le temps, toujours du même âge, suivant le même cours ; les cours sous les chênes, réincarnés. Il en vint à apprécier cet aspect de la chose. Il commençait toujours son premier cours en disant :
« Regardez, nous revoilà… »
Ils ne savaient jamais ce qu’il fallait comprendre. La même réaction, chaque fois.
Il apprit, entre autres choses, qu’enseigner était la façon la plus rigoureuse d’apprendre. Il apprit à apprendre plus de ses étudiants qu’ils n’apprenaient de lui. Comme tant d’autres choses, c’était le contraire de ce que ça paraissait être, et les collèges existaient pour rassembler des groupes de jeunes gens, pour enseigner à quelques-uns de leurs aînés choisis les choses qu’ils savaient sur la vie, que les vieux professeurs auraient risqué d’oublier. Bao aimait donc ses étudiants, et les étudiait assidûment. Il avait l’impression que la plupart d’entre eux croyaient en la réincarnation ; c’était ce qu’on leur avait appris chez eux, même quand ils n’avaient pas reçu d’éducation religieuse à proprement parler. Ça faisait partie de leur culture, une idée récurrente. Alors ils soulevaient ce problème, et il en parlait avec eux, dans une conversation maintes fois réincarnée. Avec le temps, les étudiants ajoutaient à sa liste personnelle de nombreux exemples prouvant que la réincarnation était quelque chose de réel : on pouvait vraiment revenir dans une autre vie, les différentes périodes de la vie étaient des réincarnations karmiques, tous les matins on s’éveillait à une nouvelle conscience, et donc on se réincarnait dans une nouvelle vie.
Tout cela plaisait à Bao. Dans sa dernière vie, il avait essayé au quotidien de considérer son jardin du matin comme s’il le voyait pour la première fois, s’émerveillant de son étrangeté et de sa beauté. Pendant ses cours, il s’efforçait de parler d’une façon nouvelle de l’histoire, réenvisageant les choses sous un angle différent, ne se permettant pas de répéter ce qu’il avait dit auparavant ; c’était difficile, mais intéressant. Un jour, dans une de ses classes normales (c’était l’hiver et il pleuvait), il dit :
— Le plus difficile à saisir, c’est la vie quotidienne. Je pense que c’est ce qui fait le plus rarement l’objet de notations, et c’est ce dont on se souvient le moins – ce qu’on faisait les jours où l’on faisait des choses ordinaires, l’impression que cela faisait, les petites successions de moments, jusqu’à ce que les années aient fini de passer. Une question de répétition, ou de quasi-répétition. Rien, en d’autres termes, qui puisse être facilement systématisé, ce n’est ni le dharma, ni le chaos, ni même la tragédie ou la comédie. Rien que… le quotidien.
Un jeune homme au regard intense, avec de gros sourcils noirs, lança, comme pour le contredire :
— Mais tout n’arrive qu’une seule fois !
De cela aussi il devait se souvenir. Aucun doute, c’était vrai. Tout n’arrivait qu’une seule fois !
Et c’est ainsi qu’un jour particulier arriva : le premier jour du printemps, le jour un de l’an 87, un jour de fête, le premier matin de cette vie, la première année de ce monde. Bao se leva tôt avec Gao et alla avec quelques autres cacher des œufs peints et des bonbons dans l’herbe de la pelouse, de la prairie et des berges du fleuve. C’était un rite des habitants de leur petit cercle de maisonnettes. Chaque premier de l’an, les adultes allaient cacher des œufs qu’ils avaient peints la veille et des bonbons enveloppés dans des papiers métallisés aux couleurs chatoyantes, et, l’heure venue, le lendemain matin, tous les enfants du voisinage étaient lâchés dans la nature. Un panier à la main, les plus vieux courant devant les autres, bondissant de trouvaille en trouvaille, les entassant dans leur panier, les plus petits trébuchant rêveusement d’une grande découverte à la suivante. Bao avait appris à aimer ce matin-là, surtout le dernier tronçon de marche en aval du fleuve, vers le point de rendez-vous, après que tous les œufs et les bonbons ont été cachés : il baguenaudait dans les hautes herbes, humides. Il lui arrivait d’enlever ses lunettes. Alors, les vraies fleurs se confondaient avec les couleurs artificielles des œufs et des papiers de bonbons, piquetant le vert omniprésent, éclatant. Et la prairie et la rive du fleuve se transformaient en un tableau, ou un rêve : de l’herbe et des berges hallucinées, plus colorées et plus étranges que la nature ne l’avait jamais été.
Il refaisait donc cette promenade, comme il la faisait depuis tellement d’années maintenant, un bol de ciel d’un bleu parfait au-dessus de la tête, tel un autre œuf géant. L’air était frais, la rosée courbait les herbes. Il avait les pieds trempés. Les papiers brillaient à la périphérie de sa vision, d’un éclat plus vif que les années précédentes, se dit-il : bleu cyan, fuchsia, jaune citron, cuivre. Le niveau de l’eau de la Puta était particulièrement haut et bondissait par-dessus les déversoirs à saumons. Une biche et un faon se tenaient sur une hauteur, statues d’eux-mêmes, et le regardaient passer.
Il arriva au lieu de rendez-vous et s’assit tandis que les enfants couraient dans tous les sens à la recherche des œufs, en poussant des cris et des hurlements. Il se dit : Si tu vois que tous les enfants sont heureux, alors peut-être que ça ira, après tout.
De toute façon, il y a cette heure de plaisir. Les adultes se tenaient dans les parages, en buvant du thé vert et du café, en mangeant des gâteaux et des œufs durs, se saluant, s’embrassant.
« Bonne année ! Bonne année ! »
Bao s’assit dans une chaise longue et les regarda.
L’un des enfants qu’il gardait parfois, une petite fille de trois ans, s’approcha sans faire attention, distraite par le contenu de son panier.
— Tiens ! dit-elle en le voyant. N’œuf !
Elle prit un œuf rouge dans son panier et le lui fourra sous le nez. Il recula la tête, par prudence ; comme beaucoup des enfants du voisinage, celle-ci était venue au monde sous l’avatar d’une parfaite excitée, et il n’aurait pas été étonné qu’elle lui flanquât un coup sur le front avec l’œuf, juste pour voir ce qui allait arriver.
Mais, ce matin-là, elle était calme ; elle se contenta de tenir l’œuf entre eux deux pour qu’ils l’inspectent ensemble, l’un et l’autre absorbés dans sa contemplation. L’œuf était resté longtemps dans une solution de vinaigre et de teinture, et il était d’un rouge aussi vif que le ciel était bleu. Cercle de rouge dans un cercle de bleu, rouge et bleu, côte à côte…
— Très joli ! dit Bao en reculant la tête pour mieux le voir. Un œuf rouge, c’est signe de bonheur.
— N’œuf !
— Oui, oui. N’œuf rouge !
— Tiens, dit-elle en le lui fourrant dans la main.
— Hum ! Merci !
Elle s’éloigna. Bao regarda l’œuf. Il était vraiment très rouge – Bao ne se souvenait pas que la teinture l’était autant –, tacheté comme toutes les coquilles d’œuf quand on les teignait, mais d’un rouge très profond.
Le petit déjeuner champêtre touchait à sa fin, les enfants, assis un peu partout, mastiquant consciencieusement leurs trouvailles, les adultes ramassant les assiettes en carton. Tout était en paix. Bao regretta l’espace d’une seconde que Kung n’ait pas vécu pour voir cette scène. Il avait combattu pour quelque chose qui ressemblait à ce petit moment de paix, s’était battu, si plein de colère et de gaieté. Il aurait semblé juste qu’il vive pour voir ça. Enfin… juste, non. Non, il y aurait un autre Kung dans le village, un autre jour, peut-être cette petite fille, soudain tellement intense et grave. Ils se répétaient tous, à n’en point douter, encore et encore, la distribution tout entière : dans chaque groupe se trouvaient un Ka et un Ba, comme dans l’anthologie de Vieille Encre Rouge, Ka se plaignant toujours de son croassement de corbeau, de son feulement de félin, et de son cri de coyote, croa, croa, ce cri du ventre ; et puis Ba, toujours Ba, le baaanal bhaaa du buffle d’eau, le bruit du soc de la charrue fendant la terre, le bêlement de l’espoir et de la peur, l’os à l’intérieur. Celui à qui manquait tellement Ka, qui ressentait si douloureusement sa perte, mais par intermittence, quand la vie n’était pas assez forte ; celui aussi qui devait faire tout ce qu’il était possible de faire pour faire aller les choses en son absence. Allez, vivons ! Le monde était changé par les Kung, mais c’étaient les Bao qui l’empêchaient de se déliter, en bêlant tout du long. Et tous jouaient leur rôle, ensemble, accomplissant leur mission dans un dharma qu’ils n’arrivaient jamais tout à fait à comprendre.
Pour le moment, sa mission était d’enseigner. Troisième cours de cette année, le moment où il commençait à entrer dans le vif du sujet. Il était impatient de s’y mettre.
Il emporta l’œuf rouge avec lui dans sa maisonnette et le posa sur son bureau. Il mit ses papiers dans son havresac, dit au revoir à Gao, enfourcha son vieux vélo et prit la route pour le collège. Le sentier à bicyclette suivait la Puta, et les jeunes feuilles toutes neuves des arbres ombrageaient la route, de telle sorte qu’il y avait encore de la rosée sur le goudron. Les fleurs dans l’herbe lui rappelaient les œufs colorés et les bonbons. Les couleurs étaient comme saturées, le ciel particulièrement clair et d’une couleur intense pour la vallée, d’un bleu presque cobalt. L’eau opaque dans le fleuve était d’un vert de jade. Des chênes aussi gros que des villages surplombaient ses rives.
Il gara sa bicyclette et, avisant une bande de singes des neiges dans un arbre juste au-dessus de sa tête, la cadenassa à un piquet. Les singes adoraient faire rouler les bicyclettes sur la rive du fleuve et les pousser dans l’eau. Deux ou trois d’entre eux s’emparaient de la bicyclette, lui imprimaient un élan, et en avant ! Cela était arrivé à Bao plus d’une fois, jusqu’à ce qu’il achète une chaîne et un cadenas.
Il marcha le long du fleuve, vers la table de pique-nique où il disait toujours à ses classes de printemps de le retrouver. Jamais l’herbe ni les feuilles n’avaient été si vertes auparavant, d’un vert si profond qu’il en était soûlé. Il repensa à la petite fille et à son œuf, à la paix de la petite fête, chacun faisant ce qu’on faisait toujours en ce premier jour. Sa classe serait la même que d’habitude. Pour changer ! Ils étaient là, réunis sous le chêne géant, autour de la table ronde, et il s’apprêtait à s’asseoir et à leur dire tout ce qu’il pourrait de son expérience, essayant de la leur transmettre, partageant avec eux autant de bribes que possible de son savoir. Il leur dirait :
« Venez, asseyez-vous, j’ai des histoires à vous raconter, sur la façon dont les gens vont de l’avant. »
Mais il était là aussi pour apprendre. Et cette fois, sous les feuilles de jade et d’émeraude, il repéra une jeune femme d’une beauté frappante, une nouvelle élève, une étudiante de Travancore qu’il n’avait encore jamais vue, à la peau sombre, aux cheveux noirs, aux sourcils épais, aux yeux ardents, qui lui jeta un bref regard par-dessus la table.
Un regard acéré, plein d’un profond scepticisme ; et rien que par ce seul regard, il comprit qu’elle ne croyait pas aux professeurs, qu’elle ne leur faisait pas confiance, qu’elle n’était pas disposée à croire une seule des choses qu’il lui dirait. Il aurait beaucoup à apprendre d’elle.
Il s’assit avec un sourire et attendit qu’ils fassent silence.
— Je vois que nous avons une nouvelle élève, dit-il avec un hochement de tête poli en direction de la jeune femme.
Les autres étudiants la considérèrent avec curiosité.
— Si vous vous présentiez ?
— Bonjour, dit la jeune femme. Je m’appelle Kali.