Le Singe ne meurt jamais. Il revient toujours nous aider dans les moments difficiles, comme il aida Tripitaka à vaincre les périls lors de son premier voyage vers l’ouest, quand il rapporta le bouddhisme d’Inde en Chine.
Il s’était à présent incarné en un Mongol de petite taille appelé Bold Bardash, cavalier dans l’armée de Tamerlan. Fils d’un marchand de sel tibétain et d’une aubergiste mongole pleine d’entrain, c’était donc un voyageur avant même sa naissance, allant de-ci de-là, par monts et par vaux, par-delà les montagnes et les fleuves, les déserts et les steppes, parcourant en tous sens le cœur du monde sans jamais s’arrêter. Au début de notre histoire, il était déjà vieux : la face carrée, le nez crochu, la natte toute grise, comme ses quatre poils au menton. Il savait que ce serait la dernière campagne de Tamerlan, et peut-être aussi la sienne.
Un soir, au crépuscule, un petit groupe d’éclaireurs parti en reconnaissance à l’avant de l’armée quitta le couvert des sombres collines. Bold n’était jamais tranquille à la tombée du jour, quand le silence s’établissait sur toute chose. Bien sûr, tout n’était pas vraiment silencieux : les forêts étaient des endroits bruyants par rapport aux steppes ; un fleuve, plus loin, mêlait son grondement aux frôlements des branches agitées par le vent. Mais quelque chose manquait. Le chant des oiseaux, peut-être, ou bien un autre son que Bold n’identifiait pas encore. Les chevaux hennissaient doucement tandis que les hommes les conduisaient à petits coups de genoux. Les caprices du ciel n’arrangeaient rien. Des nuages pareils à de longues queues de jument orange, de soudaines sautes de vent dans l’air moite annonçaient un orage. Sous les gigantesques cieux des steppes ç’eût été évident. Ça ne l’était pas autant à l’orée de ces collines boisées, où le ciel se voyait moins et où les vents étaient hachés. Mais les signes étaient là.
Longues chevauchées dans les champs délaissés,
Lourds épis ployant, accablés,
Vergers endeuillés aux branches noires de fruits,
Sombres mares des pommes tombées à terre.
La route est de poussière sans trace aucune,
De pas, de roues, de sabots. Le soleil vaincu,
Une lune difforme hésite sur l’horizon.
Une chouette s’abat. Un souffle d’air.
Comme le monde paraît grand quand le vent se lève !
Les chevaux sont nerveux, le Singe aussi.
Ils franchirent un pont sans rencontrer âme qui vive, dans un vacarme de sabots ébranlant les planches. Puis ils atteignirent des bâtiments de bois au toit de chaume. Pas un feu, pas une lampe. Plus loin, entre les arbres, d’autres maisons apparurent. Mais, là encore, personne. Tout était noir et vide.
Psin leur dit de se dépêcher. En descendant des collines, la route s’élargit. Elle décrivait une large courbe dans la plaine. Les maisons se rapprochaient. Soudain apparut une immense cité, noire et silencieuse. Pas une lumière, pas un cri ; seulement le vent dans les branches qui caressaient le long ruban noir et luisant du fleuve. La ville était vide.
On naît et on renaît. Plusieurs fois. Bien sûr. On remplit son corps. Comme l’air dans une bulle. Et quand la bulle éclate, on s’en va, plus loin, dans le bardo. Errant, en attendant d’être projeté dans une nouvelle vie. Quelque part, dans le monde. Cette pensée avait souvent réconforté Bold quand il tombait, épuisé, sur des champs de bataille, après le combat, parmi les corps désarticulés, abandonnés comme autant de dépouilles vides.
Mais c’était autre chose que d’arriver dans une ville où il n’y avait pas eu de bataille, et de n’y trouver que des morts. Morts depuis longtemps. Des corps desséchés ; dans la pâle lumière du crépuscule ou à la lueur de la lune, leurs os brillaient, nettoyés par les loups et les corbeaux. Bold se répéta tout bas le soutra du Cœur. « La forme est le vide, le vide est la forme. Parti, parti, parti au-delà, parti complètement au-delà. Bodhi Svâhâ, complet éveil ! Ainsi soit-il ! »
Ils retinrent leurs chevaux à l’entrée de la ville. En dehors des clapotis et des chuintements du fleuve, tout était calme. L’œil torve de la lune tomba sur une façade de pierre, au beau milieu des maisons de bois. Un immense bâtiment de pierre, entre d’autres plus petits.
Psin leur ordonna de se couvrir le visage avec leur vêtement, de ne toucher à rien, de ne pas descendre de selle et de retenir leur cheval fermement par la bride. Lentement, ils s’engagèrent dans les rues étroites, bordées de maisons de bois d’un ou deux étages, appuyées les unes contre les autres comme dans les villes chinoises. Les chevaux avancèrent en renâclant.
Ils arrivèrent à une grande place pavée, non loin du fleuve, et s’arrêtèrent devant le grand bâtiment de pierre. Il était énorme. Bon nombre des habitants de la ville étaient venus y mourir. Leur lamaserie, certainement, mais sans toit, offerte au ciel – comme inachevée. On aurait dit que ces gens avaient retrouvé la foi peu avant de mourir, mais trop tard, l’endroit était un ossuaire. Parti, parti, parti au-delà, parti complètement au-delà. Rien ne bougeait, et Bold se dit que le col qu’ils avaient franchi dans la montagne n’était peut-être pas le bon, mais celui qui menait vers cet autre royaume de l’Ouest, au pays des morts. Pendant un court instant, il se remémora quelque chose, une parcelle d’une autre vie, une ville bien plus petite que celle-ci, un village balayé par un cataclysme qui avait envoyé tout le monde dans le bardo. Des heures dans une pièce, à attendre la mort ; c’était pourquoi il avait si souvent l’impression de reconnaître les gens qu’il rencontrait. Leur vie était un destin partagé.
— La peste, dit Psin. Partons d’ici.
Une lueur brilla dans ses yeux quand il regarda Bold. Il avait un visage si dur. Il ressemblait à ces statues de soldats, dans les tombeaux des empereurs.
— Je me demande pourquoi ils sont restés…, dit Bold en frissonnant.
— Peut-être n’avaient-ils nulle part où aller.
La peste avait déjà frappé l’Inde. Les Mongols l’avaient rarement eue, à part peut-être un bébé, de temps en temps. Les Turcs et les Indiens y étaient plus sensibles, et bien sûr il y en avait dans l’armée de Tamerlan, ainsi que des Perses, des Mongols, des Tibétains, des Tadjiks, des Arabes et des Géorgiens… La peste pouvait les tuer tous, ou seulement quelques-uns. Si c’était bien ce qui avait tué ces gens. On ne pouvait pas savoir.
— Retournons prévenir les autres, dit Psin.
Ses camarades approuvèrent, heureux de sa décision. Tamerlan les avait envoyés en reconnaissance dans la plaine magyare et au-delà, à quatre jours de cheval. Il n’aimait pas que les détachements d’éclaireurs reviennent au camp sans avoir rempli leur mission, même s’ils étaient composés de ses plus vieux qa’uchin. Mais Psin lui expliquerait.
Ils galopèrent donc à la lueur de la lune, s’arrêtant brièvement pour bivouaquer quand les chevaux n’en pouvaient plus. Ils repartaient dès l’aube, passant par le large défilé dans la montagne que les premiers éclaireurs avaient appelé la porte de Moravie. Ils ne virent de fumée dans aucun village ni dans aucune hutte. Ils chevauchèrent à bride abattue toute la journée.
Comme ils descendaient la longue pente vers la steppe à l’est, un énorme mur de nuages les rattrapa, couvrant la moitié du ciel, derrière eux.
… Telle Kali tirant le dais de la nuit,
La déesse de la mort les chassa de son pays.
Ventre d’encre ondoyant, fluctuant,
Tresses noires et vibrants hameçons vrillant l’air,
Lourde menace. Les chevaux ploient l’encolure,
Et les hommes s’évitent du regard.
Ils approchèrent du vaste campement de Tamerlan, et l’orage plongea le reste du jour dans des ténèbres pareilles à celles de la nuit. Bold sentit ses cheveux se hérisser sur sa nuque. Quelques grosses gouttes s’écrasèrent sur le sol, et le tonnerre gronda comme de grandes roues de fer. Ils se recroquevillèrent sur leur selle et talonnèrent leurs chevaux, rechignant à repartir sous un pareil orage avec de telles nouvelles. Tamerlan y verrait un mauvais présage, tout comme eux. Tamerlan disait souvent qu’il devait tous ses succès à un asura qui lui avait rendu visite et l’avait guidé. Bold avait été témoin d’une de ses visites : il avait vu Tamerlan engager la conversation avec un être invisible, puis révéler ensuite aux gens leurs pensées et leur avenir. Un nuage aussi noir était forcément mauvais signe. Le mal était à l’ouest. Quelque chose de terrible s’y était passé, quelque chose de pire que la peste, peut-être, et Tamerlan devrait renoncer à conquérir les Magyars et les Francs. Il y était contraint par la déesse de la mort elle-même. Il était difficile de se l’imaginer abandonnant, mais là, sous cet orage surnaturel, alors que tous les Magyars étaient morts…
De la fumée montait des braseros du gigantesque camp, faisant penser à quelques feux sacrificiels, l’odeur à la fois familière et distante – comme celle d’un foyer qu’ils avaient déjà quitté pour toujours. Psin regarda les hommes autour de lui, ordonna la halte, puis se tourna vers Bold.
Bold sentit la peur le traverser.
— Suis-moi.
Bold déglutit et hocha la tête. Il n’était pas courageux, mais il avait le stoïcisme des qa’uchin, les plus vieux des guerriers de Tamerlan. Psin devait également savoir que, du point de vue de Bold, ils étaient entrés dans un nouveau royaume : tout ce qui leur arriverait désormais serait à la fois inexorable et des plus étranges. Ils n’échapperaient pas à leur karma.
Psin se rappellerait aussi certainement un certain incident de leur jeunesse, quand ils avaient été tous deux capturés par une tribu de chasseurs de la rivière Kama. Ils avaient réussi à s’échapper après avoir poignardé le chef des chasseurs, couru à travers un feu de joie et fui dans la nuit.
Les deux hommes passèrent les premières sentinelles, puis celles qui gardaient la tente du khan. Des éclairs crevaient le ciel noir, au nord et à l’ouest. Aucun des hommes ici présents n’avait jamais vu pareil orage de toute sa vie. Bold en avait la chair de poule. L’air crépitait comme si des fantômes affamés, des prêtas, se massaient pour voir Tamerlan quitter sa tente. Il avait fait tant de morts…
Les deux hommes mirent pied à terre et attendirent. Des gardes sortirent de la tente, écartèrent les rabats et se mirent au garde-à-vous, l’arc au côté. Bold avait la gorge tellement sèche qu’il ne pouvait avaler, et il lui sembla qu’une lueur bleue brillait à l’intérieur de la grande yourte du khan.
Tamerlan parut alors, pareil à un géant, assis sur une litière que des hommes portaient sur leurs épaules. Il était pâle et transpirait à grosses gouttes. Le blanc de ses yeux formait un cercle autour de ses prunelles. Il toisa Psin.
— Pourquoi es-tu revenu ?
— Khan, la peste a frappé les Magyars. Ils sont tous morts.
Tamerlan dévisagea son général. Il ne l’aimait pas.
— Pourquoi es-tu revenu ?
— Pour vous le dire, khan, répondit Psin, impavide.
Il affronta le farouche regard de Tamerlan sans ciller. Tamerlan n’était pas content. Bold déglutit ; rien ici ne ressemblait à ce qu’ils avaient connu, Psin et lui, quand ils avaient échappé aux chasseurs. Rien de ce qu’ils avaient accompli alors ne leur serait utile cette fois. Seule l’idée qu’ils pouvaient recommencer demeurait.
Ce fut comme si quelque chose cédait à l’intérieur de Tamerlan. Bold vit que c’était à présent son asura qui parlait par sa bouche, et que c’était une torture. Pas son asura, peut-être, mais son nafs, l’esprit animal qui vivait en lui.
— Ils ne s’en tireront pas aussi facilement ! lança Tamerlan d’une voix rauque. Ils me le paieront ! Ils auront beau faire, ils ne m’échapperont pas ! Allons, lança-t-il avec un geste du bras, regagnez votre détachement !
Puis, quand ils se furent suffisamment éloignés, il murmura à ses gardes :
— Tuez-les, eux, leurs hommes et leurs chevaux. Faites un bûcher, brûlez-les et déplacez notre camp de deux jours à l’est.
Il leva la main.
Le monde explosa.
Ils avaient été frappés par la foudre. Bold se retrouva assis par terre, abasourdi. En regardant autour de lui, il vit que tout le monde était aussi hébété que lui. La tente du khan était en feu et la litière de Tamerlan renversée. Ses porteurs se tordaient de douleur, et le khan lui-même avait un genou en terre, les mains crispées sur la poitrine. Certains de ses hommes coururent vers lui. Un nouvel éclair s’abattit sur eux.
Bold se releva à tâtons et s’enfuit. Il regarda par-dessus son épaule et aperçut des images résiduelles vertes, palpitantes, vit le nafs noir de Tamerlan s’échapper de sa bouche en longues traînées sombres qui se fondirent dans la nuit. Tamerlan, le Boiteux de Fer, était abandonné, à la fois par son asura et par son nafs. Son écorce vide tomba à terre, sous la pluie. Bold courut vers l’est, dans les ténèbres. Nous ne savons pas dans quelle direction Psin alla, ni ce qu’il advint de lui. Quant à Bold, nous verrons cela au chapitre suivant.
Toute cette nuit-là Bold courut vers l’est, se frayant un passage dans la forêt luxuriante sous une pluie battante, gravissant les collines les plus escarpées qu’il trouvait, pour échapper aux cavaliers qui auraient pu le suivre. Personne ne devait être trop impatient de poursuivre un pestiféré en puissance, mais on pouvait toujours le tirer à l’arc, comme un lapin, et il voulait disparaître de leur monde à tout jamais. Sans cette tempête surnaturelle, il serait certainement mort, en route vers une nouvelle existence : il l’était maintenant, de toute façon. Complètement. Parti, parti, parti au-delà, parti complètement au-delà.
Il marcha tout le lendemain, et la nuit suivante. L’aube du deuxième jour le trouva en train de franchir précipitamment la Porte de Moravie. Il sentait que personne n’oserait l’y suivre. Une fois dans la plaine magyare, il prit vers le sud, vers une forêt de gros chênes. Dans la lumière humide du matin, il trouva un arbre couché à terre et s’insinua profondément entre ses racines pour passer le reste de la journée à l’abri.
La pluie cessa dans la nuit, et le matin du troisième jour, quand il ressortit de sa cachette, il mourait de faim. Il trouva rapidement des oignons sauvages, puis chercha quelque chose de plus substantiel à se mettre sous la dent. Il y aurait peut-être de la viande séchée encore accrochée dans les granges des villages déserts, ou du grain dans les greniers. Il y aurait peut-être aussi un arc et des flèches ; il n’avait pas envie d’approcher de ces villages dévastés par la peste, mais cela semblait être le meilleur moyen de trouver de la nourriture, et c’était tout ce qui comptait.
La nuit suivante, il dormit mal. Les oignons lui avaient donné des gaz. Le lendemain matin, il repartit vers le sud en suivant le grand fleuve. Toutes les fermes, tous les villages étaient abandonnés. Il ne voyait que des morts, par dizaines, étendus çà et là. C’était horrible, mais il n’y pouvait rien. Il se sentait comme mort lui aussi, une sorte de fantôme très affamé en vérité. Vivant au jour le jour, sans nom, sans compagnon, il commença à se replier sur lui-même, comme au cours de ses campagnes les plus pénibles dans les steppes. Il devenait de plus en plus animal, son esprit se recroquevillait telles les cornes d’un escargot quand on les touche. Pendant plusieurs nuits d’affilée, il ne pensa pas beaucoup, sauf au soutra du Cœur. La forme est le vide, le vide est la forme. Il ne s’était pas appelé pour rien Sun Wu Kong, Éveil au Vide, dans une incarnation antérieure. Le Singe dans le vide.
Il arriva dans un village qui avait l’air intact, et en fit le tour. Dans une écurie vide, il trouva un vieil arc et un carquois de flèches, aussi primitifs et médiocres l’un que l’autre. Quelque chose bougeait dans le pâturage au-dehors. Bold sortit et siffla une petite jument noire. Il l’attira avec des oignons et lui apprit très vite à le prendre sur son dos.
Il franchit à cheval un pont de pierre qui enjambait le vaste fleuve, et traversa lentement les reliefs du paysage, montant, descendant, en haut, en bas. Tous les villages étaient vides, toutes les réserves de nourriture pourries ou dévorées par les animaux, mais au moins, maintenant, il pouvait se nourrir du lait et du sang de la jument, de sorte qu’il était moins urgent de trouver à manger.
C’était l’automne, aussi commença-t-il à vivre comme les ours, se nourrissant de baies, de miel et de lapins tirés avec son arc rudimentaire. Peut-être avait-il été fait par un enfant ? Il n’arrivait pas à croire qu’un adulte ait pu bricoler un objet pareil. C’était un vulgaire bout de bois, probablement du frêne, en partie sculpté, de toute façon mal abouté ; pas d’encoche pour la flèche, pas de rainure pour l’ajuster. Quant à la corde, on avait en la tendant l’impression de lever un drapeau de prière. Son vieil arc était fait de houx et d’érable laminés, assemblés à la colle de tendon et gainé de cuir bleu. Sa détente était douce, mais il était assez puissant pour percer une armure à plus d’un li de distance. Il ne l’avait plus. Lui aussi était complètement parti au-delà ; il l’avait perdu comme tout ce qu’il possédait. Quand il tirait ces pauvres brindilles avec cet arc fait d’une seule branche et qu’il manquait sa cible, il secouait la tête et se demandait si cela valait seulement la peine d’essayer de retrouver la flèche. Pas étonnant que ces gens soient morts…
Dans un petit village, cinq maisons blotties au-dessus du gué d’un fleuve, la maison du chef se révéla disposer d’un lardoir fermé à clé, encore plein de gâteaux de poisson parfumés avec une épice que Bold ne reconnut pas, et qui lui retourna l’estomac. Mais, après avoir avalé cette étrange nourriture, il se sentit ravigoté. Dans une écurie, il trouva des sacs de selle pour sa jument et les remplit de nourriture séchée. Il continua sa route, en faisant plus attention désormais au paysage qu’il traversait.
Arbres crayeux, aux branches noires dressées,
Pins et cyprès à la crête inaltérée de vert.
Oiseau rouge, oiseau bleu, perchés aile à aile
Dans le même arbre. Et tout est possible.
Tout, sauf le retour à sa vie antérieure. Non qu’il ait encore le moindre ressentiment à l’égard de Tamerlan ; Bold aurait fait pareil, à sa place. La peste, c’était la peste, et il ne fallait pas la prendre à la légère. Et cette peste était manifestement pire que les autres. Elle avait tué presque tout le monde dans la région. D’habitude, chez les Mongols, la peste tuait quelques bébés, rendait peut-être malades quelques adultes. On tuait les rats et les souris à vue, et si les bébés avaient la fièvre et des bubons, leur mère les abandonnait à leur destin au bord des fleuves. On disait que c’était pire dans les villes indiennes, qu’il y avait beaucoup de morts. Mais ça n’avait jamais été aussi grave. Ils étaient peut-être morts d’autre chose ?
Lente errance dans la contrée déserte.
Nuages brumeux, lune décroissante et gelée.
Ciel de givre, regard glacé.
Vent perçant. Terreur soudaine.
Mille arbres rugissent dans la forêt décimée :
Collines chauves – un singe crie sa solitude.
Mais la terreur le parcourut et s’estompa, comme des filets de pluie, laissant l’esprit aussi vide que la Terre elle-même. Tout était extraordinairement calme. Parti, parti, complètement parti.
Pendant un moment, il eut envie de revenir en arrière. Quitter cette région désolée, retrouver des gens. Et puis il arriva à une rangée de collines noires, déchiquetées, et vit une grande ville en dessous. Il n’en avait jamais vu d’aussi grande. Les toits couvraient tout le fond de la vallée. Mais elle était vide. Pas une fumée, pas un bruit, aucun mouvement. Au centre, un autre temple de pierre géant était ouvert au ciel. En le voyant, il sentit la terreur l’envahir à nouveau, et il repartit dans la forêt pour fuir le spectacle de tous ces gens balayés comme les feuilles d’automne.
Bold savait vaguement où il était, bien sûr. Au sud de cet endroit, il finirait par arriver aux domaines des Turcs Ottomans, dans les Balkans. Il pourrait leur parler ; il serait de retour dans le monde, mais hors de l’empire de Tamerlan. Alors quelque chose recommencerait pour lui, une nouvelle façon de vivre.
Il continua vers le sud. Mais il n’y avait, encore une fois, que des villages peuplés de squelettes. La faim au corps, il talonnait trop brutalement sa jument, ne s’arrêtant que pour lui prendre chaque fois plus de sang.
Et puis, une nuit, alors que la lune perçait à grand-peine les ténèbres, une meute de loups hurlants fondit rageusement sur eux. Bold n’eut que le temps de couper la longe de la jument et de se réfugier dans un arbre. La plupart des loups pourchassèrent sa monture, mais certains restèrent à grogner, haletants, sous son arbre. Bold s’installa aussi bien que possible, et se prépara à attendre leur départ. Quand la pluie vint, ils s’éclipsèrent. Il se réveilla pour la dixième fois à l’aube, et descendit tant bien que mal. Il longea le fleuve vers l’aval et trouva le cadavre de sa jument. Il n’en restait plus que la peau, des os épars et un peu de chair sanguinolente. Ses sacs avaient disparu.
Il continua à pied.
Un jour, trop affaibli pour marcher, il s’allongea près d’un cours d’eau et tira une biche avec l’une de ses pauvres flèches. Il fit un feu et mangea à sa faim, engloutissant des masses de cuissot rôti. Il dormit près de la carcasse, espérant en reprendre. Les loups ne pouvaient pas grimper aux arbres, mais les ours, si. Il vit un renard, et, comme la renarde avait été le nafs de sa femme, autrefois, se dit que c’était bon signe. Le lendemain matin, il fut réveillé par le soleil. Manifestement, la biche avait été emportée par un ours, mais il se sentait ragaillardi maintenant qu’il s’était rassasié de sa viande, et il poursuivit sa route.
Il marcha plusieurs jours vers le sud, restant autant que possible sur les crêtes désertes et dénudées. Au-dessous de lui s’étendait une plaine nettoyée par l’eau jusqu’à la pierre, cuite à blanc par le soleil. À l’aube, il chercha du regard s’il n’y avait pas de renardes dans les vallées, se désaltéra à des sources et fouilla les villages morts, à la recherche de bribes de nourriture. Il avait de plus en plus de mal à en trouver et, pendant un instant, en fut réduit à mâcher la courroie de cuir d’un harnais – une vieille astuce de Mongol qui remontait aux moments les plus durs des campagnes dans les steppes. Mais il lui semblait que ça marchait mieux en ce temps-là, dans ces plaines infinies, tellement plus faciles à traverser que ces collines blanches, torturées, recuites.
Au bout d’une journée, alors qu’il était depuis longtemps habitué à vivre seul, parcourant le monde comme le Singe lui-même, il entra dans un petit bouquet d’arbres pour faire du feu et eut un choc en voyant qu’il y en avait déjà un, dont s’occupait un homme.
L’homme était petit, comme Bold. Ses cheveux étaient aussi rouges que les feuilles d’érable, sa barbe broussailleuse de la même couleur, sa peau pâle et tachetée comme celle d’un chien. Tout d’abord, Bold pensa que l’homme était malade, et se tint à distance. Mais les yeux de l’homme, de couleur bleue, étaient clairs. Il avait peur, lui aussi ; il paraissait prêt à faire n’importe quoi. Ils se regardèrent en silence, de part et d’autre de la petite clairière.
L’homme fit un signe en direction de son feu. Bold hocha la tête et s’approcha prudemment.
Il faisait cuire deux poissons. Bold tira de son manteau un lapin qu’il avait tué le matin même. Il le dépouilla et le nettoya avec son couteau, sous le regard approbateur de l’homme qui retourna ses poissons sur le feu et fit de la place dans les braises pour le lapin. Bold l’embrocha sur un bout de bois et le mit dessus.
Quand la viande fut cuite, ils mangèrent en silence, assis sur des troncs d’arbre, de part et d’autre du petit feu. Ils observaient les flammes, ne se jetant que de brefs coups d’œil, comme hésitant à se regarder, intimidés. Après toute cette solitude, ce n’était pas évident de parler à un autre être humain.
Finalement, ce fut l’homme qui lui adressa la parole. D’abord de façon saccadée, puis plus longuement, avec plus d’aisance. Il employait parfois un mot qui paraissait familier à Bold, mais pas autant que ses gestes autour du feu. Bold avait beau faire des efforts, il ne comprenait rien à ce qu’il disait.
Bold essaya à son tour, d’abord quelques phrases simples, sentant l’étrangeté des mots dans sa bouche, pareils à du gravier. L’homme l’écoutait attentivement, ses yeux bleus brillant à la lumière du feu qui réchauffait la peau pâle de son visage maigre ; mais il n’avait l’air de comprendre ni le mongol, ni le tibétain, ni le chinois, ni le turc, ni l’arabe, ni le chagataï, ni aucune des autres formules de salutation que Bold avait apprises au fil du temps passé dans la steppe.
À la fin de la litanie de Bold, le visage de l’homme se crispa et il se mit à pleurer. Puis il essuya ses larmes, laissant de grandes coulées claires sur son visage sale, se leva et dit quelque chose en gesticulant frénétiquement. Il pointa le doigt sur Bold comme s’il était en colère, recula, se rassit sur son tronc d’arbre et fit semblant de pagayer – tel est du moins ce que comprit Bold. Il ramait en tournant le dos à l’endroit où il allait, à la façon des pêcheurs de la mer Caspienne. Par gestes, il fit mine de pêcher, d’attraper un poisson, de le nettoyer, de le mettre à cuire et de le donner à manger à de petits enfants. Il évoqua ainsi, avec beaucoup de tendresse, tous ceux qu’il avait nourris, ses enfants, sa femme, les gens avec qui il avait vécu.
Puis il leva le visage vers les frondaisons éclairées par le feu et se remit à pleurer. Il remonta sa pelure sur ses bras, serra les poings et les enfouit sous ses aisselles en gémissant. Bold hocha la tête et sentit son estomac se nouer quand l’homme mima la maladie et la mort de tous les siens, en se couchant par terre et en geignant comme un chien. Ils étaient tous morts, sauf lui. Il se releva, se mit à tourner autour du feu et montra le sol jonché de feuilles en entonnant des paroles, peut-être des noms. Tout cela était tellement clair.
Ensuite l’homme expliqua comment il avait brûlé son village mort et s’était éloigné en barque. Assis sur son rondin, il rama pendant longtemps, tellement longtemps que Bold pensa qu’il avait oublié l’histoire ; et puis il s’arrêta et se laissa tomber dans son bateau. Il se releva, regarda autour de lui avec une feinte surprise, se mit à marcher. Il marcha une douzaine de fois autour du feu, faisant mine de manger de l’herbe et des brindilles, hurlant comme un loup, se blottissant sous son tronc d’arbre, recommençant à marcher, recommençant à ramer. Encore et encore, il répétait les mêmes choses, « Dea, dea, dea, dea », hurlant vers le ciel étoilé cerné par les branches, en mugissant au firmament.
Bold faisait oui de la tête. Il connaissait cette histoire. L’homme se lamentait, émettait des bruits de gorge, presque animaux, et traçait des dessins sur le sol avec un bâton. À la lumière du feu, ses yeux étaient rouges comme ceux d’un loup. Bold reprit du lapin, puis offrit le reste à l’homme, qui le dévora. Ils restèrent assis là, à regarder le feu. Bold se sentait à la fois seul et content de ne pas l’être. Il regardait l’homme, qui avait mangé ses deux poissons et commençait à somnoler. Celui-ci eut un sursaut, marmonna quelque chose, se roula en boule et s’endormit. Bold tisonna précautionneusement le feu, s’allongea de l’autre côté et essaya de dormir. Lorsqu’il se réveilla, le feu était éteint et l’homme avait disparu. C’était l’aube, il faisait froid et Bold était trempé de rosée. La piste de l’homme menait vers une prairie, puis une vaste courbe du fleuve, où elle disparaissait. Pas moyen de savoir où il avait pu aller.
Les jours passèrent et Bold continua vers le sud, l’esprit vide de toute pensée. Il se contentait de scruter les environs, de chercher à manger, d’observer le ciel en fredonnant parfois un mot ou deux Éveil au vide. Un jour, il arriva à une source près d’un village.
Vieux temples épars dans le vaste monde,
Colonnes brisées lacérant le ciel.
Silence, silence.
Qui a fâché ces dieux contre leur peuple ?
Que pourraient-ils encore faire
De cette âme solitaire
Errant après la fin du monde ?
Tambours de marbre blanc renversés çà et là :
Un oiseau pépie dans le vide, désolé.
Comme il n’avait pas envie de provoquer qui que ce fut, il fit le tour des temples en entonnant : « Om mani padme oum, om mani padme oum, ooouum. » Il prit soudain conscience qu’il parlait souvent tout seul, qu’il fredonnait sans s’en apercevoir, spectateur de lui-même, écoutant sans l’entendre le vieillard qui radotait à côté de lui.
Il continua vers le sud, légèrement vers l’est, bien qu’il eût oublié pourquoi. Il fouillait les maisons le long des routes à la recherche de nourriture. Il marchait sur des chemins vides ; c’était un vieux pays ; des oliviers difformes, noirs, chargés de fruits immangeables, le narguaient. En vérité, une personne seule était condamnée à mourir de faim. D’ailleurs, il était de plus en plus affamé, et manger devenait son seul but, jour après jour. Il passait devant des ruines de marbre, des fermes qu’il fouillait. Une fois, il tomba sur une grande jarre d’argile pleine d’huile d’olive, et il resta là quatre jours, le temps de la vider. Puis le gibier devint plus abondant. Il revit plusieurs fois la renarde. Comme il avait appris à mieux utiliser son arc ridicule, il réussit à ne pas mourir de faim. Il faisait de plus grands feux toutes les nuits et, une ou deux fois, se demanda ce qu’était devenu l’homme qu’il avait croisé. Le fait d’avoir rencontré Bold l’avait-il amené à prendre conscience qu’il serait toujours seul, quoi qu’il arrive ? S’était-il tué pour retrouver sa jati ? Et s’il avait glissé dans le fleuve en y buvant ? Ou s’il y était entré pour empêcher Bold de le suivre ? Bold ne le saurait jamais, mais il n’arrêtait pas de repenser à lui, surtout à la clarté avec laquelle ils s’étaient compris.
Les vallées étaient orientées vers le sud et l’est. Bien que son parcours s’inscrivît nettement dans son esprit, il se rendit compte qu’il ne se rappelait pas suffisamment les semaines passées pour être sûr de l’endroit où il était par rapport à la porte de Moravie ou au khanat de la Horde d’Or. À partir de la mer Noire, ils avaient chevauché pendant une dizaine de jours vers l’ouest, non ? C’était comme s’il essayait de se souvenir d’une vie passée.
Cela dit, il se pouvait qu’il aille vers l’empire byzantin, approchant de Constantinople par le nord. Assis, le dos rond, devant son feu comme tous les soirs, il se demanda si Constantinople serait morte, elle aussi. Si la Mongolie était morte, si tout le monde sur Terre était mort. Le vent soufflait dans les buissons en mugissant comme un fantôme. Bold sombra dans un sommeil agité. Il se réveilla au beau milieu de la nuit pour s’assurer que les étoiles étaient toujours là, et remit du bois sur son feu. Il avait froid.
Au petit matin, le fantôme de Tamerlan était planté de l’autre côté du feu, la lueur des flammes dansant sur son visage sévère. Ses yeux étaient si noirs qu’on aurait dit de l’obsidienne et que des étoiles y brillaient.
— Alors, fit sombrement Tamerlan. Tu as réussi à te sauver.
— Oui, murmura Bold.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? Tu ne veux pas reprendre la chasse ?
C’était une chose qu’il avait dite à Bold, autrefois. À la fin, Tamerlan était si fatigué qu’il avait fallu le transporter sur une litière, mais il ne lui serait jamais venu à l’idée de s’arrêter. Lors de son dernier hiver, il avait envisagé soit d’aller vers l’est au printemps, attaquer la Chine, soit vers l’ouest, attaquer les Francs. Au cours d’un gigantesque festin, il avait soupesé les avantages et les inconvénients de chacun des deux plans de campagne. Puis il avait regardé Bold. Quelque chose, sur son visage, avait amené le khan à élever sa voix puissante, encore forte malgré la maladie, le faisant sursauter.
« Qu’est-ce qui ne va pas, Bold ? Tu ne veux pas reprendre la chasse ? »
Cette fois-là, Bold avait répondu :
« Toujours, grand khan. J’étais là quand nous avons conquis le Ferghana, le Khorasan, le Sistan, le Kharezm et le Gulistan. Je suis d’accord pour repartir à la conquête. »
Tamerlan avait éclaté d’un rire furieux.
« Mais vers où, cette fois, Bold ? Vers où ? »
Bold, qui n’était pas tombé de la dernière pluie, avait haussé les épaules.
« Pour moi, grand khan, c’est pareil. Et si vous jouiez ça à pile ou face ? »
Ce qui lui avait valu un nouveau rire, une place au chaud dans l’écurie, cet hiver-là, et un bon cheval pour faire campagne. Puis, au printemps de l’année 784, ils s’en étaient allés vers l’ouest.
À présent, de l’autre côté du feu, aussi réel que s’il avait été vivant, le fantôme de Tamerlan regardait Bold d’un air de reproche.
— J’ai joué à pile ou face, comme tu me l’avais conseillé, Bold. Mais la pièce a dû tomber du mauvais côté.
— La Chine aurait peut-être été pire, répondit Bold.
Tamerlan ricana méchamment.
— Je ne vois pas comment ç’aurait pu être pire ! Tué par la foudre ? Qu’aurait-il pu m’arriver de pire ? C’est ta faute, Bold. La tienne et celle de Psin. C’est vous qui avez amené la malédiction de l’Ouest avec vous. Vous n’auriez jamais dû revenir. Et j’aurais dû partir pour la Chine.
— Peut-être.
Bold ne savait pas comment se débarrasser de lui. Les fantômes en colère devaient être affrontés autant qu’apaisés. Mais ces yeux d’un noir de jais, aussi brillants que des étoiles…
Soudain, Tamerlan se mit à tousser. Il porta la main à sa bouche et cracha quelque chose de rouge. Il regarda sa main puis la tendit vers Bold pour lui montrer : un œuf rouge.
— C’est à toi, dit-il en le lançant par-dessus les flammes dans sa direction.
Bold se tortilla pour l’attraper et se réveilla. Il eut un gémissement. Il était clair que le fantôme de Tamerlan n’était pas heureux. Errant entre les mondes, rendant visite à ses vieux soldats comme n’importe quel prêta… D’une certaine façon, c’était pathétique, mais Bold n’arrivait pas à chasser sa peur. L’esprit de Tamerlan recelait un grand pouvoir, dans quelque royaume qu’il fût. Il pouvait tendre la main dans ce monde et attraper le pied de Bold à tout moment.
Ce jour-là, Bold s’aventura vers le sud dans un brouillard de souvenirs, voyant à peine la campagne devant lui. La dernière fois que Tamerlan lui avait rendu visite, dans les écuries, cela avait été pénible, parce que le khan ne pouvait plus monter à cheval. Il avait regardé une solide jument noire comme s’il s’était agi d’une femme, lui avait caressé le flanc et avait dit à Bold :
« Le premier cheval que j’ai volé ressemblait exactement à celui-ci. J’ai commencé dans la misère. La vie était dure. Dieu a placé un signe sur moi. Mais il aurait quand même pu me faire mourir à cheval. »
Il avait braqué son regard intense sur Bold, un œil légèrement plus haut et plus grand que l’autre, comme dans le rêve. Sauf que, dans la vie, il avait les yeux marron.
La faim obligeait Bold à continuer la chasse. Mais Tamerlan, ce fantôme affamé, n’avait plus besoin de manger ; contrairement à Bold. Tout le gibier fuyait vers le sud, le long des vallées. Un jour, du haut d’une crête, il vit une nappe d’eau, couleur de bronze. Un grand lac, ou une mer. De vieilles routes le menèrent par un autre col, dans une autre ville.
Là encore, il n’y avait que des morts. Tout était immobile, silencieux. Bold s’aventura dans des rues vides, entre des bâtiments vides, sentant les mains froides des prêtas courir le long de son dos.
Sur la colline, au centre de la cité, se dressaient les ruines de temples blancs, pareils à des os blanchis par le soleil. En les voyant, Bold décida qu’il avait trouvé la capitale de ce pays mort. Il avait marché depuis les villes périphériques de pierre grossière jusqu’aux temples de marbre blanc, lisse, de la capitale, pour s’apercevoir qu’il n’y avait pas de survivants. Un brouillard blanc emplissait sa vision, il erra dans les rues crayeuses, gravit la colline du temple pour plaider sa cause auprès des dieux locaux.
Sur le plateau sacré, trois petits temples en flanquaient un plus grand, une splendeur rectangulaire avec des doubles rangées de colonnes lisses sur les côtés, soutenant un toit de marbre étincelant. Sous les avancées du toit, des silhouettes sculptées se battaient, défilaient, volaient, gesticulaient, dans un grand tableau de pierre décrivant le peuple disparu, ou ses dieux. Bold s’assit sur le socle de marbre d’une colonne à long chapiteau et leva les yeux vers les sculptures de pierre, regardant ce monde pétrifié.
Pour finir, il entra dans le bâtiment en priant à haute voix. Tout compte fait, contrairement aux grands temples de pierre du Nord, ce n’était pas un lieu de réunion ; il n’y avait pas de squelettes à l’intérieur. En vérité, il paraissait abandonné depuis de nombreuses années. Des chauves-souris étaient accrochées aux poutres, et l’obscurité était trouée par des rayons de soleil filtrant à travers les tuiles cassées du toit. À l’autre extrémité du temple, une sorte d’autel avait été érigé en hâte. Une unique chandelle s’y consumait dans un pot d’huile. Leur dernière prière, qui brûlait encore, longtemps après leur mort.
Bold n’avait rien à offrir en sacrifice, et le grand temple blanc se dressait, silencieux, au-dessus de lui.
— Parti, parti, parti au-delà, parti complètement au-delà. Complet éveil ! Ainsi soit-il !
Mais les colonnes seules entendirent ses paroles et se les répétèrent à l’infini.
Il ressortit en titubant dans l’aveuglante clarté de l’après-midi et vit, au sud, l’eau qui miroitait. C’est par là qu’il irait. Il n’y avait rien, ici, pour le retenir ; les hommes et leurs dieux étaient morts.
La mer s’avançait entre les collines. Le port, au bout de la baie, était vide, en dehors de quelques petites barques frappées par les vagues, ou retournées sur la plage de galets qui se perdait dans la lagune. Mais il ne connaissait rien aux bateaux et n’osa pas en prendre un. Il avait vu le lac Issyk Kul et celui de Qinghai, la mer d’Aral, la Caspienne et la mer Noire, mais il n’avait jamais pris de bateau, hormis les bacs qui permettaient de traverser les fleuves. Il n’avait pas envie de commencer.
Longue route sans voyageurs,
Nuit solitaire, horizon veuf de bateau,
Rien ne bouge dans ce port,
Tout est mort.
Sur la plage, il puisa de l’eau dans sa main en coupe, la but, et la recracha : elle était salée, comme la mer Noire ou les sources du bassin de Tarim. C’était drôle de voir une telle étendue d’eau saumâtre. Il avait entendu dire que la Terre était entourée d’eau. Il était peut-être au bout du monde. À sa limite ouest, ou sud ? Peut-être les Arabes vivaient-ils au sud de cette mer ? Il ne savait pas. Pour la première fois depuis le début de son errance, il avait vraiment l’impression de ne pas savoir où il se trouvait.
Il dormit sur le sable chaud d’une plage, rêvant des steppes, essayant de maintenir Tamerlan hors de son rêve par la seule force de sa volonté. Soudain, il fut secoué par des mains vigoureuses qui le firent rouler sur le ventre et lui attachèrent les jambes et les bras dans le dos. On l’obligea à se relever.
Un homme dit « Qu’est-ce que c’est que ça ? » ou quelque chose de similaire. Il parlait un sabir qui ressemblait à du turc. Bold n’en connaissait pas beaucoup de mots, mais c’était un genre de turc, et il arrivait généralement à en saisir le sens. Les hommes, autour de lui, avaient l’air de soldats, ou peut-être de brigands, de gros ruffians aux mains rudes, qui portaient des boucles d’oreilles en or et des vêtements de coton sale. En les voyant, il se mit à pleurer tout en souriant comme un idiot ; il sentit son visage se crisper et ses yeux le brûler. Ils le regardaient avec méfiance.
— Un fou, risqua l’un des hommes.
Bold secoua la tête.
— Je… je n’ai vu personne, dit-il en turc.
Mais il avait l’impression d’avoir les lèvres engourdies. En dépit de ses babillages avec lui-même et avec les dieux, il avait oublié comment parler aux gens.
— Je croyais que tout le monde était mort, reprit-il tant bien que mal avec un geste de la tête en direction du couchant.
Ils n’avaient pas l’air de le comprendre.
— Tuez-le, dit l’un d’eux, aussi expéditif que Tamerlan.
— Tous les chrétiens sont morts, répondit un autre.
— Tuez-le, allez ! Les bateaux sont pleins.
— Amenez-le, dit l’autre. Les marchands d’esclaves nous en donneront bien quelque chose. Il ne fera pas couler la barque ; il n’a que la peau sur les os, ajouta-t-il.
Ou quelque chose dans ce goût-là. Ils le tirèrent au bout d’une corde jusqu’à la plage. Bold devait se dépêcher pour ne pas tomber, et l’effort lui faisait tourner la tête. Il n’avait pas beaucoup de forces. Les hommes sentaient l’ail, ce qui réveillait sa faim, bien que ce fut une mauvaise odeur. Mais s’ils avaient l’intention de le vendre au marché aux esclaves, ils devraient lui donner à manger. Bold en avait tellement l’eau à la bouche qu’il salivait comme un chien. Son visage était baigné de larmes et son nez coulait. Ayant les mains attachées dans le dos, il ne pouvait s’essuyer.
— Ce qu’il bave ! On dirait un cheval.
— Il est malade.
— Il n’est pas malade. Amenez-le. Allez ! fit l’homme à l’intention de Bold. N’aie pas peur. Là où on t’emmène, même les esclaves vivent mieux que vous autres, chiens de barbares.
Puis on le poussa par-dessus le bord d’une barque échouée sur le sable. Il y eut de brutales secousses, et on la mit à l’eau, où elle se balança violemment. Il roula aussitôt sur le côté, contre la paroi de bois.
— Lève-toi et assieds-toi là, esclave ! Sur ce rouleau de corde !
Il s’assit pendant qu’ils travaillaient. Quoi qu’il puisse arriver, c’était toujours mieux que le désert qu’il venait de traverser. Rien que de voir bouger des hommes, de les entendre parler, le comblait. C’était comme de regarder des chevaux courir sur la steppe. Il les observa avidement hisser une voile, puis le bateau eut un soubresaut si violent qu’il s’écrasa le nez sur le pont. Ce qui fit rugir de rire l’équipage. Bold eut un sourire penaud et désigna la grande voile latine :
— Il faudrait un peu plus de vent que ce soupir pour nous faire chavirer.
— Allah nous protège !
— Allah nous protège !
Des musulmans !
— Allah nous protège, dit poliment Bold, en arabe. Au nom de Dieu, le miséricordieux, le très miséricordieux.
Pendant les années qu’il avait passées dans l’armée de Tamerlan, il avait appris à être aussi musulman que n’importe qui. Bouddha se fichait de ce qu’on pouvait dire par politesse. Bien sûr, ça ne l’empêcherait pas de finir en esclavage, mais ça lui vaudrait peut-être un peu de nourriture. Les hommes le considéraient avec curiosité. Il regardait défiler la côte. Ils lui détachèrent les bras et lui donnèrent un peu de pain et de mouton séché. Il essaya de mâcher chaque bouchée une centaine de fois. Ces saveurs familières lui rappelaient toute sa vie. Il mangea, et but l’eau fraîche d’une tasse qu’ils lui tendirent.
— Loué soit Allah. Merci, au nom de Dieu, le miséricordieux, le très miséricordieux.
Ils longèrent une vaste baie, et prirent le large. La nuit venue, ils mouillèrent l’ancre à l’abri d’un cap. Bold se pelotonna sous un rouleau de corde et dormit d’un sommeil agité. Il se réveilla souvent, se demandant où il était.
Le matin, ils repartirent, toujours vers le sud. Un jour, enfin, ils franchirent un long défilé et se retrouvèrent en pleine mer, ballottés par les vagues. Le roulis du bateau lui rappelait la démarche du chameau. Bold fit un geste interrogateur en direction de l’ouest. Les hommes lui dirent un nom, que Bold ne comprit pas.
— Ils sont tous morts, lui dirent-ils.
Quand le soleil se coucha, ils étaient toujours au large. Pour la première fois, ils passèrent la nuit en pleine mer. Ils ne dormirent pas. Chaque fois que Bold se réveillait, il les voyait observer les étoiles en silence. Pendant trois jours, ils voguèrent sans voir la terre, et Bold se demanda combien de temps ça durerait. Mais le matin du quatrième jour, le ciel au sud devint blanc, puis brun.
Une brume sèche, poudreuse,
Comme venue du Gobi. Terre !
Terre à l’horizon. La mer et le ciel
Se fondent dans un même brun.
Surgit une tour de pierre,
Puis une grande jetée, devant un port.
L’un des marins lança joyeusement : « Alexandrie ! » Bold avait entendu ce nom, mais n’en savait pas davantage. Nous non plus. Et si vous voulez savoir comment tout cela continue, vous n’avez qu’à lire le chapitre suivant.
Ses ravisseurs naviguèrent jusqu’à une plage, amarrèrent leur barque à l’aide d’une pierre attachée à une corde, ligotèrent Bold et le laissèrent à bord, sous une couverture.
C’était une plage pour les petits bateaux, non loin d’un immense quai, de l’autre côté de la digue, où mouillaient de plus gros navires. À leur retour, les hommes étaient soûls et se disputaient. Ils tirèrent Bold de la barque, lui délièrent les jambes et, sans lui adresser la parole, le poussèrent vers la muraille de la ville, que Bold trouva bien vieille et poussiéreuse, blanchie par les vents marins et puant au soleil comme un poisson mort – on en voyait d’ailleurs de grandes quantités pourrir çà et là. Sur les quais, devant un immense bâtiment, se trouvaient des balles de tissus, des caisses, des jarres en terre ; puis un étal de poissons, qui lui fit venir l’eau à la bouche en même temps que son estomac se mettait à gargouiller.
Ils arrivèrent au marché aux esclaves. C’était une place carrée avec une estrade au milieu, qui ressemblait un peu à celles des écoles de lamas. Trois esclaves furent vendus rapidement. Les femmes mises en vente suscitaient le plus d’intérêt et de commentaires dans la foule. Elles étaient nues, à l’exception de cordes et de chaînes, d’ailleurs inutiles. Elles se tenaient là, l’air absentes ou abattues. La plupart étaient noires, quelques-unes hâlées. On se serait cru à la fin d’une vente aux enchères, quand on brade le rebut. Avant Bold, une gamine émaciée de dix ans fut achetée par un gros homme habillé de robes de soie sales. La transaction se fit dans une sorte d’arabe, et elle partit pour quelques pièces d’or, dans une monnaie dont Bold n’avait jamais entendu parler. Il aida ses ravisseurs à lui retirer ses vieux habits.
— Inutile de m’attacher, essaya-t-il de leur dire en arabe.
Mais ils ne l’écoutèrent pas et lui entravèrent les chevilles.
Il marcha jusqu’à l’estrade, dans la chaleur cuisante du soleil. Il sentait mauvais, et il se rendit compte que son séjour dans la contrée vide l’avait laissé aussi amaigri que la petite fille qu’on venait de vendre. Il n’avait plus que la peau sur les os. Il se redressa, regarda le soleil tandis que les enchères commençaient et se récita le soutra du Lapis Lazuli : « Les démons étrangers de la méchanceté parcourent la Terre. Parti, parti ! Le Bouddha renonce à l’esclavage ! »
— Est-ce qu’il parle arabe ? demanda quelqu’un.
Un de ses ravisseurs lui flanqua un coup de coude, alors Bold lança, en arabe :
— Au nom de Dieu le miséricordieux, le très miséricordieux, je parle arabe, et aussi turc, mongol, ulu, tibétain et chinois.
Puis il commença à réciter la première sourate du Coran ou du moins ce qu’il en savait encore, jusqu’à ce qu’on tire sur sa chaîne, ce qu’il interpréta comme l’ordre de se taire. Il avait très soif.
Un petit Arabe fluet l’acheta pour vingt quelque chose. Ses ravisseurs eurent l’air contents. Ils lui tendirent ses vêtements alors qu’il descendait de l’estrade, lui flanquèrent une tape dans le dos et s’en allèrent. Il s’apprêtait à remettre son vieux manteau crasseux lorsque son nouveau propriétaire l’arrêta et lui tendit une sorte de drap de coton propre.
— Enroule-toi là-dedans et laisse tes vieux vêtements ici.
Surpris, Bold regarda par terre les vestiges de son ancienne vie. Ce n’étaient que de vieilles hardes, mais elles l’avaient suivi jusqu’ici. Abandonnant le couteau caché dans sa manche, il récupéra son amulette, mais son nouveau maître la lui prit et la jeta sur sa défroque.
— Allons, je connais un marché à Zanj où je peux vendre un barbare comme toi trois fois le prix que je t’ai payé. En attendant, tu peux m’aider à préparer notre voyage jusque là-bas. Tu comprends ? Aide-moi, et tout ira mieux pour toi. Je te donnerai plus à manger.
— Je comprends.
— Tu as intérêt. N’essaye même pas de t’échapper. Alexandrie est une ville superbe. Les mamelouks y font régner une loi encore plus dure que la charia. Il n’y a pas de pardon pour les esclaves en fuite. Ce sont des orphelins ramenés ici des confins de la mer Noire, des hommes dont les parents ont été tués par des barbares comme toi.
En fait, Bold avait lui-même tué quelques-uns des hommes de la Horde d’Or, aussi hocha-t-il la tête sans faire de commentaires.
— Les Arabes les ont élevés selon les préceptes d’Allah, et ce sont maintenant plus que des musulmans, dit son maître avec un sifflement suggestif. On les a entraînés à diriger l’Égypte sans se préoccuper des détails, à n’être fidèles qu’à la charia. Crois-moi, tu n’aimerais pas tomber sur eux.
— Je comprends, acquiesça Bold.
Traverser le Sinaï rappelait à Bold ses voyages en caravane, dans les déserts du cœur du monde, si ce n’est que, cette fois, il marchait en compagnie des esclaves, au milieu des nuages de poussière, dans le sillage des chameaux. Ils avaient rejoint le haj de l’année. Un nombre incroyable de chameaux et de pèlerins avaient foulé cette route dans le désert, et maintenant c’était une large piste poussiéreuse passant au pied de collines rocailleuses. Ils croisèrent quelques groupes, plus petits, qui montaient vers le nord. Jamais Bold n’avait vu autant de chameaux.
Le caravansérail était une vieille bâtisse aux murs lépreux, couverts de salpêtre. On n’ôtait jamais les cordes qui attachaient les esclaves les uns aux autres, et ils dormaient en rond par terre. Les nuits étaient plus douces que celles auxquelles Bold était habitué, ce qui compensait la canicule des journées. Leur maître, qui s’appelait Zeyk, leur donnait suffisamment à boire et à manger, matin et soir, les traitant en cela aussi bien que ses chameaux. Un commerçant prenant soin de ses marchandises et qui faisait de son mieux pour que la cordée d’esclaves dépenaillés reste en forme, se disait Bold, qui approuvait cette attitude. Si tous avançaient du même pas, la marche n’en était que facilitée. Une nuit, il leva les yeux et vit que l’Archer le regardait, du haut du ciel. Cela lui rappela les nuits qu’il avait passées seul dans la campagne vide.
Fantôme de Tamerlan,
Dernier survivant d’un peuple de pêcheurs,
Temples de pierre vides offerts au ciel,
Jours de disette, petite jument,
Arc et flèches ridicules,
Oiseau rouge, oiseau bleu, perchés aile à aile.
Arrivés à la mer Rouge, ils montèrent à bord d’un bateau trois ou quatre fois plus long que celui qui les avait amenés à Alexandrie, et qu’ils nommaient indifféremment boutre ou sambouk. Ils suivaient la côte occidentale au plus près, par fort vent d’ouest, leur grande voile latine gonflée comme le ventre du Bouddha. Ils avançaient à vive allure. Zeyk nourrissait de mieux en mieux son lot d’esclaves. Il les engraissait pour le marché. Bold ingurgitait avec plaisir sa ration supplémentaire de riz et de concombres, et constatait que les plaies de ses chevilles commençaient à cicatriser. Pour la première fois depuis longtemps, la faim le laissait tranquille. Il avait l’impression de sortir du brouillard ou d’un rêve, de s’éveiller un peu plus chaque jour. Bien sûr, il était esclave, mais ce ne serait pas toujours le cas. Il arriverait forcément quelque chose.
Après une escale dans un port sec et brun appelé Massawa, l’une des haltes sur le chemin du pèlerinage, ils mirent la voile vers la mer Rouge, à l’est, bordèrent le cap rouge, bas sur l’horizon, qui marquait la fin de l’Arabie, et descendirent vers Aden. C’était une grande oasis en bord de mer, en fait le plus grand port que Bold ait jamais vu, une ville extrêmement riche, pleine de citronniers, de palmiers qui dansaient au-dessus des toits de céramique et d’innombrables minarets. Zeyk ne débarqua ni ses marchandises ni ses esclaves, et, après avoir passé la journée à terre, revint l’air soucieux.
— Mombasa, dit-il au capitaine du navire.
Il lui redonna quelques pièces, et ils remirent le cap vers le sud, empruntèrent le détroit, contournèrent la corne de l’Afrique, laissèrent Ras Hafun derrière eux, et longèrent la côte de Zanj. Bold n’était jamais descendu si loin au sud. Dans le ciel sans nuages, le soleil brillait du matin au soir, les cuisant cruellement le midi, quand il était au zénith. L’air était brûlant comme dans un four. La côte passait sans transition d’un brun terne à un vert vibrant. Ils s’arrêtèrent à Mogadiscio, Lamu, Malindi, autant de prospères ports de commerce arabes, mais Zeyk ne s’y attarda pas.
En arrivant à Mombasa, le plus grand port où ils avaient fait escale depuis leur départ, ils virent une flotte de navires gigantesques, d’une taille inimaginable pour Bold. Chacun d’eux était aussi grand qu’une petite ville, avec une longue rangée de mâts au milieu. Une vingtaine de bateaux plus petits avaient mouillé l’ancre au milieu d’une dizaine de ces puissantes nefs.
— Fort bien, dit Zeyk au capitaine et propriétaire du sambouk. Les Chinois sont là.
Les Chinois ! Bold n’aurait jamais imaginé qu’ils puissent avoir une flotte pareille. D’un autre côté, ce n’était pas étonnant. Leurs pagodes, leur muraille : ils aimaient construire grand.
La flotte ressemblait à un archipel. Tous à bord du sambouk regardaient, stupéfaits, intimidés, les navires extraordinaires, comme s’ils avaient contemplé des dieux marins. Les immenses navires chinois étaient aussi longs qu’une douzaine de boutres, et Bold compta neuf mâts sur l’un d’eux. Zeyk surprit son regard et dit, avec un mouvement du menton :
— Observe-les bien. L’un d’eux sera bientôt ta nouvelle demeure, si Dieu le veut.
Le propriétaire du sambouk profita de la brise qui soufflait du large pour les amener à terre. Le port était entièrement occupé par les chaloupes qui débarquaient les arrivants et, après quelques discussions avec Zeyk, le propriétaire du sambouk décida d’accoster juste au sud du front de mer. Zeyk et son associé relevèrent le bas de leur robe et s’avancèrent dans l’eau, pour aider la longue file d’esclaves à gagner la terre. L’eau verte était aussi chaude que du sang, plus chaude même.
Bold reconnut quelques Chinois vêtus, malgré la chaleur, de leur épais manteau de feutre rouge. Ils parcoururent le marché, touchant les marchandises sur les éventaires et jacassant, marchandant à l’aide d’un traducteur que Zeyk connaissait. Zeyk s’approcha de lui et le salua avec effusion, demandant à traiter directement avec les Chinois. Le traducteur le présenta à quelques-uns des Chinois, qui se montrèrent polis, voire affables, à leur manière. Bold se mit à trembler légèrement, peut-être de chaleur et de faim, peut-être de voir ces Chinois, après toutes ces années, à l’autre bout du monde, commerçant comme toujours. Comme si de rien n’était.
Zeyk et son assistant menèrent les esclaves à travers le marché. C’était une effusion d’odeurs, de couleurs et de sons. Des gens noirs comme la poix, leurs dents blanches ou jaunes contrastant fortement avec leur peau, vantant leurs produits et marchandant joyeusement. Bold suivit les autres à travers des
Montagnes de fruits jaunes et verts,
De riz, de café, de poissons séchés et d’encornets,
De balles de coton et de tissus multicolores,
À pois ou à rayures, bleues et blanches.
À perte de vue, tout n’était que
Coupons de soie chinoise, tapis de prière,
Grosses noisettes brunes, casseroles de cuivre
Pleines de perles ou de joyaux colorés,
Boulettes d’opium à l’odeur douceâtre,
Nacre, cuivre, cornaline, vif-argent.
Dagues et épées, turbans et châles,
Défenses d’éléphants et cornes de rhinocéros,
Bois de santal et ambre gris,
Lingots et pièces, d’or et d’argent,
Toile blanche, brocart rouge et porcelaine…
Tout ce qu’offre le monde, éclaboussé de soleil.
Le marché aux esclaves était une enclave située non loin du marché principal, avec son podium central, si semblable à l’estrade des écoles de lamas.
Les autochtones étaient massés sur l’un des côtés pour une vente de gré à gré. La plupart étaient arabes, souvent vêtus de robes bleues et de babouches de cuir rouge. Derrière le marché, une mosquée et un minaret se dressaient au-dessus de bâtiments à trois, parfois quatre étages. La rumeur était forte, mais en étudiant la scène Zeyk hocha la tête et dit :
— Nous attendrons d’être reçus en privé.
Il donna des gâteaux d’orge aux esclaves et les conduisit vers l’un des grands bâtiments situés près de la mosquée. Quelques Chinois les rejoignirent, accompagnés de leur traducteur, et tous se rendirent dans une cour intérieure ombragée par des plantes à larges feuilles entourant une fontaine murmurante. Sur cette cour s’ouvrait une pièce aux murs garnis d’étagères où étaient harmonieusement disposés des bols et des statuettes. Bold reconnut des poteries de Samarkand, des figurines de Perse et des bols de porcelaine bleu de Chine, avec des motifs cuivrés et des incrustations de feuille d’or.
— Très joli, dit Zeyk.
Puis les discussions commencèrent. Les Chinois examinèrent les longues rangées d’esclaves que Zeyk avait amenées. Ils disaient quelque chose au traducteur, qui se tournait vers Zeyk. Lui parlant à l’oreille, hochant fréquemment la tête, Zeyk lui soufflait alors quelques mots. Bold se mit à transpirer bien qu’il fut transi de froid. On était en train de les vendre aux Chinois en un seul lot.
L’un des Chinois passa la rangée d’esclaves en revue et s’arrêta devant Bold.
— Comment t’es-tu retrouvé ici ? lui demanda-t-il en chinois.
Bold déglutit, fit un geste vers le nord.
— J’étais marchand, répondit-il dans un chinois un peu rouillé. La Horde d’Or m’a capturé et amené en Anatolie, puis à Alexandrie, et enfin ici.
Le Chinois hocha la tête et s’éloigna. Peu après, les esclaves furent reconduits vers le front de mer par des marins chinois en pantalons et maillots courts. Là, de nombreuses autres rangées d’esclaves attendaient. On les déshabilla, on les lava des pieds à la tête, à l’eau douce, fraîche. On leur donna des tuniques de coton écru, puis on les conduisit en barque vers l’un des gigantesques navires. Bold grimpa les quarante et une marches d’un escalier posé sur le flanc du navire, derrière un jeune et maigre esclave noir. On les fit descendre sous le pont principal, et on les mena vers une chambre, à l’arrière du navire. Ce qui se passa ensuite, nous ne vous le dirons pas ici, mais l’histoire n’aurait pas de sens si nous ne le faisions pas. Nous le verrons donc au chapitre suivant. Ces choses arrivèrent.
Le bateau était tellement énorme qu’on ne sentait pas le mouvement des vagues. On avait l’impression d’être sur une île. La pièce dans laquelle ils étaient gardés était vaste, basse de plafond, et s’étendait sur toute la largeur du bateau. Des grilles, des deux côtés, laissaient passer l’air et un peu de lumière, mais il faisait sombre. Un trou grillagé donnait sur le flanc du bateau et servait de lieux d’aisances.
Le garçon noir, osseux, se pencha au-dessus. Sans doute se demandait-il s’il pourrait fuir par là. Il parlait l’arabe mieux que Bold, bien que ce ne fût pas non plus sa langue natale ; il avait un accent guttural que Bold n’avait jamais entendu. « Y t’traitent kom d’la mird. » Il venait des collines de l’autre côté du Sahel, leur dit-il en regardant dans le trou. Il y mit un pied, puis l’autre. Il ne passerait pas par là.
Puis il y eut un bruit de serrure, alors il retira ses pieds du trou et recula d’un bond, comme un animal. Trois hommes entrèrent. Ils les firent se lever et se tenir debout devant eux. Des officiers mariniers, se dit Bold. Venus inspecter la cargaison. L’un d’eux examina attentivement le jeune Noir. Il fit un signe de tête aux autres, qui déposèrent par terre des bols de riz, ainsi qu’un grand bout de bambou creux contenant de l’eau. Puis ils repartirent.
Ils firent de même pendant deux jours. Le petit Noir, qui s’appelait Kyu, passait le plus clair de son temps à regarder par le trou qui servait de latrines, les yeux perdus dans le vague ou bien contemplant l’eau. Le troisième jour, on les conduisit sur le pont pour aider à charger le bateau. La cargaison fut montée à bord grâce à des cordes qui passaient sur des poulies accrochées aux mâts, puis descendue dans les soutes du navire. Les portefaix suivaient les instructions de l’officier de veille, généralement un grand Han au visage lunaire. La soute était divisée en neuf compartiments indépendants, tous plusieurs fois plus grands que les plus grands boutres de la mer Rouge. Les esclaves qui avaient déjà navigué disaient que, comme ça, le grand bateau ne pouvait pas couler ; si l’un des compartiments fuyait, on pouvait le vider et le réparer, ou on pouvait même le laisser se remplir d’eau ; les autres maintiendraient le navire à flot. En quelque sorte, cela revenait à se trouver sur neuf bateaux attachés ensemble.
Un matin, sur le pont, au-dessus de leur tête, retentit le martèlement des pieds des marins, et ils sentirent qu’on levait les deux ancres de pierre géantes. De grandes voiles furent hissées sur les espars, une par mât. Le bateau commença à se balancer lentement, régulièrement, sur l’eau, en s’inclinant légèrement.
C’était une vraie ville flottante. Des centaines d’individus vivaient à bord, déplaçant sacs et caisses, de soute en soute. Bold compta cinq cents personnes différentes, et il y en avait sûrement beaucoup plus. C’était stupéfiant, le monde qu’il pouvait y avoir à bord. Typiquement chinois, les esclaves étaient tous d’accord. Les Chinois ne voyaient pas à quel point le bateau était bondé ; pour eux, c’était normal. Ce n’était pas différent des autres villes dans lesquelles ils vivaient.
L’amiral de la grande flotte était sur leur vaisseau : Zheng He, un géant à la face plate. Un Chinois de l’Ouest, un hui, comme disaient tout bas certains esclaves. Sa présence leur valait un grouillement d’officiers, de dignitaires, de prêtres et de surnuméraires de toutes sortes sur le pont supérieur. Dans les cales, il y avait beaucoup de Noirs, de Zanjis et de Malais, qui faisaient les travaux les plus durs.
Cette nuit-là, quatre hommes entrèrent dans le quartier des esclaves. L’un d’eux, Hua Man, était le second de Zheng. Ils s’arrêtèrent devant Kyu et l’attrapèrent. Hua lui flanqua un coup sur la tête avec une courte matraque. Les trois autres remontèrent sa robe et lui écartèrent les jambes. Ils lui bandèrent étroitement les cuisses et la taille. Ils redressèrent le gamin à moitié inconscient, puis Hua tira un petit couteau incurvé de sa manche. Il attrapa le sexe du garçon et d’un seul coup de couteau le lui trancha, avec les bourses, au ras du corps. Le gamin gémit. Hua pinça la blessure qui saignait et glissa un lacet de cuir autour. Il se pencha, inséra un petit bout de métal dans la plaie, serra le lacet et le noua. Il s’approcha du trou à merde et jeta les parties génitales du garçon dans la mer. L’un de ses assistants lui tendit un tampon de papier humide qu’il colla sur la blessure, puis les autres le maintinrent en place avec des bandages.
Quand il fut bien attaché, deux des hommes prirent le gamin sous les bras et lui firent passer la porte.
Ils revinrent avec lui une ou deux gardes plus tard et l’allongèrent par terre. Apparemment, ils l’avaient fait marcher tout ce temps.
— Ne le laissez pas boire, dit Hua aux esclaves qui rentraient craintivement la tête dans les épaules. S’il boit ou s’il mange au cours des trois prochains jours, il mourra.
Le gamin gémit toute la nuit. Les autres esclaves se regroupèrent instinctivement de l’autre côté de la soute, trop terrorisés pour parler. Bold, qui avait châtré quelques chevaux en son temps, alla s’asseoir à son côté et ne le quitta plus. Le gamin avait peut-être dix ou douze ans. Son visage grisâtre avait quelque chose qui attirait Bold. Pendant trois jours, le gamin demanda de l’eau en gémissant, mais Bold ne lui en donna pas.
Le soir du troisième jour, les eunuques revinrent.
— Bon, c’est maintenant qu’on va voir s’il va vivre ou mourir, dit Hua.
Ils relevèrent le gamin, lui ôtèrent ses bandages et, d’un coup sec, Hua retira le bout de métal de la blessure. Kyu poussa un jappement et gémit pendant qu’un jet d’urine coulait de son entrejambe dans un pot de chambre en porcelaine que tenait le deuxième eunuque.
— Bien, fit Hua aux esclaves silencieux. Débrouillez-vous pour le laver. Rappelez-lui d’enlever la fiche pour se soulager et de la remettre tout de suite après, jusqu’à ce qu’il soit guéri.
Ils repartirent et fermèrent la porte.
Les esclaves abyssiniens consentirent alors à parler au gamin.
— Si tu gardes ça propre, ça cicatrisera comme il faut. L’urine le nettoie aussi, alors ça ira. Enfin, je veux dire, si tu te mouilles quand tu y vas.
— Une chance qu’ils ne nous l’aient pas fait à tous.
— Qui vous dit qu’ils ne vont pas le faire ?
— Ils ne le font pas aux adultes. Il en meurt trop. Il n’y a que les enfants qui peuvent supporter ça.
Le lendemain matin, Bold aida le gamin à s’approcher du trou à merde et à ôter le bandage pour qu’il puisse enlever la fiche et uriner. Puis Bold la lui remit et lui montra comment le faire lui-même, aussi délicatement que possible, pendant que le gamin gémissait.
— Il faut remettre la fiche, ou ça va se refermer et tu mourras.
Le gamin se recoucha sur sa chemise de coton. Il avait de la fièvre. Les autres essayèrent de ne pas regarder l’horrible blessure, mais il était difficile de ne pas la voir de temps à autre.
— Comment peuvent-ils faire une chose pareille ? demanda l’un d’eux en arabe, tandis que le gamin dormait.
— Ce sont eux-mêmes des eunuques, répondit l’un des Abyssiniens. Hua est un eunuque. L’amiral aussi est un eunuque.
— Ils devraient pourtant savoir, eux.
— Ils le savent, justement. Ils nous détestent, tous autant que nous sommes. Ils font marcher l’empereur de Chine à la baguette, et ils détestent tous les autres. Vous voyez ce qui va se passer, fit-il en indiquant l’immense vaisseau d’un geste du bras. Ils vont tous nous castrer. La fin est proche.
— Vous adorez dire ça, vous autres les chrétiens, mais jusque-là, ça n’a été vrai que pour vous.
— Dieu nous a pris les premiers pour abréger nos souffrances. Votre tour viendra.
— Ce n’est pas de Dieu que j’ai peur, c’est de l’amiral Zheng. Lui, l’Eunuque aux Trois Joyaux. L’empereur Yongle est son ami d’enfance, et pourtant, quand ils avaient treize ans, il a ordonné qu’il soit castré. Vous pouvez croire ça ? Maintenant, les eunuques le font à tous les jeunes garçons qu’ils font prisonniers.
Pendant les jours qui suivirent, la fièvre de Kyu empira et il n’avait plus que de rares moments de conscience. Bold resta assis à côté de lui et lui humecta les lèvres avec des chiffons humides, récitant des soutras dans sa tête. La dernière fois qu’il avait vu son propre fils, une trentaine d’années auparavant, celui-ci avait à peu près l’âge du jeune Noir. Ses lèvres étaient grises et parcheminées, sa peau noire était terne, sèche et brûlante. Tous ceux que Bold avait vus aussi fiévreux avaient fini par mourir, alors c’était probablement une perte de temps. Il eût certainement mieux valu laisser la pauvre créature asexuée s’en aller tranquillement. Mais il continuait à lui donner de l’eau quand même. Il se rappelait comment le gamin regardait partout dans le bateau, quand ils l’avaient fait monter à bord, son regard intense, scrutateur. Et maintenant, son corps gisait là, comme celui d’une pauvre petite Africaine, malade à crever d’une infection au bas-ventre.
Et puis la fièvre passa. Kyu mangea de mieux en mieux. Mais, même quand il fut sur pied, il parla peu par rapport à avant. Son regard avait changé. Il fixait les gens à la façon d’un oiseau, comme s’il n’arrivait pas à croire ce qu’il voyait. Bold se rendit compte que le garçon avait voyagé hors de son corps. Il était allé dans le bardo et celui qui était revenu n’était plus le même. Complètement différent. Le garçon noir était mort ; celui-ci repartait de zéro.
— Quel est ton nom, maintenant ? demanda-t-il.
— Kyu, répondit le gamin, pas surpris, comme s’il ne se rappelait pas avoir déjà parlé à Bold.
— Bienvenue dans cette vie, Kyu.
Voguer sur le vaste océan était une étrange façon de voyager. Les cieux défilaient au-dessus de leur tête, mais ils n’avaient pas l’impression d’avancer. Bold avait beau se demander ce que représentait une journée de mer pour la flotte, et s’ils allaient plus vite, au bout du compte, qu’à cheval, mais il n’y arrivait pas. Il ne pouvait que regarder filer les nuages et attendre.
Vingt-trois jours plus tard, la flotte arriva à Calicut, une ville bien plus grande que tous les ports de Zanj, aussi grande qu’Alexandrie, peut-être même plus.
Bulbes et tours de grès, murailles crénelées,
Envahies par une tempête de verts.
Si près du soleil, la vie jaillit vers le ciel.
Maisons de pierre au centre de la ville,
Maisons de bois tout autour, poussant dans la jungle,
Envahissant la côte, les collines,
Jusqu’à la montagne qui étreint la ville,
Aussi loin que porte le regard.
Malgré l’immensité de la ville, toute activité cessa à l’arrivée de la flotte chinoise. Bold, Kyu et les Éthiopiens regardèrent par leur grille la foule vociférante, bigarrée, agiter les bras en l’air, stupéfaite.
— Ces Chinois ! Ils vont conquérir le monde.
— Et puis les Mongols envahiront la Chine, répondit Bold.
Il vit Kyu observer les hordes massées sur le rivage. L’expression du gamin était celle d’un preta, qu’on aurait oublié d’enterrer. Certains masques de démon avaient ce regard, le vieux regard des prêtres Bon, celui du père de Bold quand il était en colère. Un regard qui plongeait dans l’âme et disait : J’emporte ça avec moi, vous ne pourrez pas me l’enlever, n’essayez même pas. Bold frémit en voyant ce regard dans les yeux d’un si jeune garçon.
Les esclaves déchargèrent la cargaison dans des barques, et chargèrent sur leur vaisseau les marchandises apportées par d’autres barques. Aucun d’eux ne fut vendu, et on ne les fit descendre qu’une fois sur le rivage, pour aider à dégrouper une pyramide de ballots de tissu puis à les transporter sur les longues pirogues qu’on utilisait pour transférer les marchandises des plages vers la Flotte des trésors.
Pendant ce travail, Zheng He descendit à terre sur sa barge personnelle, qui était peinte, dorée, incrustée de joyaux et de mosaïques de porcelaine, à la proue ornée d’une statue d’or. Zheng descendit la passerelle, vêtu d’une robe d’or brodée de rouge et de bleu. Ses hommes avaient déroulé pour lui un tapis sur la plage, mais il s’en écarta pour aller observer le chargement de la nouvelle cargaison. Il était vraiment immense, aussi large que haut, et se balançait d’avant en arrière en marchant. Son visage carré n’était pas celui d’un Han ; et c’était un eunuque. Il était tout ce que les Abyssiniens disaient qu’il était. Bold l’observa du coin de l’œil et remarqua que Kyu le regardait aussi, dressé comme un cobra, oubliant son travail, les yeux rivés sur Zheng He. Un faucon guettant sa proie. Bold l’empoigna et le remit au travail.
— Allez, Kyu, on est compagnons de chaîne, ici. Tu avances ou je t’assomme et je te traîne par terre. Je ne veux pas avoir d’ennuis. Tara sait ce qui pourrait arriver à un esclave qui s’attirerait des histoires avec ces gens-là.
En quittant Calicut, ils mirent le cap vers le sud et Lanka. Là, les esclaves furent laissés à bord du bâtiment, pendant que les soldats descendaient à terre, où ils disparurent pendant plusieurs jours. Le comportement des officiers restés à bord faisait penser à Bold que le détachement était en campagne. Ne cessant de les épier, il constata qu’ils étaient de plus en plus nerveux au fur et à mesure que les jours passaient. Il n’avait pas idée de ce qu’ils feraient si Zheng He ne revenait pas, mais il ne pensait pas qu’ils lèveraient l’ancre. En fait, les artificiers s’activèrent fébrilement, étalant leurs ressources incendiaires, pendant que la barge de l’amiral et les autres vaisseaux revenaient toutes voiles dehors du port intérieur de Lanka, leurs hommes remontant à bord en poussant des cris triomphants. Ils s’étaient sortis d’une embuscade tendue dans l’intérieur des terres, racontaient-ils, et avaient capturé l’usurpateur local, ce traître qui leur avait tendu l’embuscade. Ils avaient également capturé le roi légitime, pour faire bonne mesure, bien qu’à ce stade l’histoire semblât assez confuse quant à savoir qui était qui, et pourquoi ils avaient déposé le roi légitime en même temps que l’usurpateur. Le plus stupéfiant, c’est qu’ils disaient que le roi légitime avait en sa possession la relique la plus sainte de l’île, une dent du Bouddha appelée le Dalada. Zheng éleva le petit reliquaire d’or pour montrer la prise de guerre à tout le monde. Une canine, apparemment. L’équipage, les passagers, les esclaves, tous se mirent à hurler à s’en arracher la gorge.
— C’est une immense chance, dit Bold à l’oreille de Kyu quand le bruit eut un peu diminué.
Il joignit les mains et récita le soutra de la Descente à Lanka.
En réalité, c’était un tel coup de chance que ça l’effrayait. Et il n’y avait aucun doute que la peur entrait pour une bonne part dans les hurlements de l’équipage. Le Bouddha avait béni Lanka, c’était dorénavant un endroit à part. Une branche de l’arbre pipal poussait dans son sol, et ses larmes minéralisées coulaient encore sur les flancs de la montagne sacrée qui se dressait au centre de l’île ; la même que celle au sommet de laquelle se trouvait une empreinte de pied d’Adam. Il n’était sûrement pas bien d’enlever le Dalada de sa place légitime, qui était cette terre sacrée. Cet acte relevait indéniablement du blasphème.
Pendant qu’ils mettaient le cap à l’est, une histoire se mit à circuler à bord : le Dalada était la preuve que le roi déposé avait le droit de régner ; il serait restitué à Lanka quand l’empereur Yongle aurait déterminé les droits des uns et des autres dans cette affaire. Les esclaves furent rassurés par cette nouvelle.
— Alors, c’est l’empereur de Chine qui va décider qui doit régner sur cette île ? demanda Kyu.
Bold acquiesça. L’empereur Yongle était lui-même monté sur le trône à l’issue d’un violent coup d’État, et Bold ne voyait pas vraiment lequel des deux prétendants au trône de Lanka il fallait privilégier. En attendant, le Dalada était à bord.
— C’est bien, dit-il à Kyu après réflexion. En tout cas, rien de mauvais ne peut nous arriver pendant cette traversée.
C’est bien ce qui se passa. Les nuages noirs d’une tempête qui se dirigeait vers eux se dissipèrent mystérieusement juste au moment où ils allaient éclater. Des vagues géantes se dressaient sur l’horizon, d’énormes queues de dragon fouaillaient visiblement les vagues, alors qu’ils voguaient sereinement au centre, sur une mer d’huile qui se déplaçait sous eux. Ils passèrent même le détroit de Malacca sans être attaqués par les pirates de Palembanque ou, plus au nord, de Cham, ou encore par les Wakou japonais – bien que, comme le fit remarquer Kyu, aucun pirate doté d’un minimum de bon sens n’eût défié une flotte aussi énorme et puissante, dent du Bouddha ou non.
Puis, alors qu’ils voguaient dans le sud de la mer de Chine, quelqu’un vit le Dalada planer sur le vaisseau, la nuit, comme une petite flamme de chandelle.
— Comment sait-il que ce n’était pas la flamme d’une chandelle ? demanda Kyu.
Mais le lendemain matin, quand le soleil se leva, le ciel était rouge. De gros nuages noirs bouillonnaient à l’horizon, venant du sud en rangs serrés. Ils rappelaient fortement à Bold l’orage qui avait tué Tamerlan.
Une pluie battante s’abattit sur eux, poussée par un vent violent. La mer devint toute blanche. En montant et en descendant dans leur petite cale obscure, Bold se rendit compte que ce genre de tempête était encore plus terrifiant en mer que sur la terre ferme. L’astrologue du bord déclara qu’un grand dragon s’énervait dans les profondeurs de la mer, et que c’était lui qui agitait les eaux sur lesquelles ils voguaient. Bold rejoignit les autres esclaves cramponnés aux grilles et regarda par leurs minuscules ouvertures s’ils pouvaient voir la colonne vertébrale, les griffes ou le mufle du dragon, mais les embruns qui volaient sur les eaux blanches en brouillaient la surface. Pourtant, Bold crut entrevoir un bout de queue verte dans l’écume.
Vents hurlants dans les neuf mâts,
À sec de toile. Grand vaisseau couché sur les flots,
Roule et tangue. Petits vaisseaux
ballottés comme des coques de noix,
Apparaissent et disparaissent par la grille.
Quelle tempête ! Une seule chose à faire :
Se cramponner !
Bold et Kyu écoutent dans la tourmente
Crier les officiers et courir les matelots
Pour attacher les voiles
Et fixer la barre, solidement.
Peur dans les voix, peur dans les pas.
Paquets de mer, gifles d’eau,
Même à fond de cale ils sont trempés.
Sur le grand pont arrière, les officiers et les astrologues prenaient part à une cérémonie d’apaisement, et l’on entendait Zheng He en personne invoquer Tianfei, la déesse chinoise protectrice des marins.
— Que les dragons des eaux noires replongent dans l’océan et nous préservent des calamités ! Humblement, respectueusement, pieusement, nous offrons ce flacon de vin, l’offrons une fois et l’offrons encore, répandant ce bon vin odorant ! Que nos voiles se gonflent de vents favorables, que les routes de la mer soient paisibles, que les esprits-soldats des vents et des saisons qui voient tout et qui entendent tout, qui domptent les vagues et boivent la houle, les immortels qui voguent dans les airs, le Dieu de l’année et la protectrice de notre vaisseau, l’Épouse Céleste, la brillante, la divine, la merveilleuse, la sensible, la mystérieuse Tianfei nous sauvent !
En regardant par les fissures ruisselantes du pont, Bold voyait une image composite de matelots qui assistaient à la cérémonie, bouche bée, poussant des cris pour se faire entendre malgré les rugissements du vent. Leur garde hurlait : « Priez Tianfei ! Priez l’Épouse Céleste, la seule amie du marin ! Priez pour son intercession ! Vous tous ! Encore un peu de ce vent, et le vaisseau sera déchiqueté ! »
— Que Tianfei nous protège ! entonna Bold en pressant le bras de Kyu, l’incitant à faire de même.
Le jeune Noir l’ignora. Mais il indiqua les mâts visibles à travers la grille de l’écoutille. Bold leva les yeux et vit des filaments de lumière rouge danser entre les mâts : des boules de feu, comme les lanternes chinoises, mais sans le papier, ni le feu, qui brillaient à la pointe du mât et au-dessus, illuminant la pluie battante fouettée par le vent, et jusqu’au ventre noir des nuages qui filaient dans le ciel. Sa beauté surnaturelle tempérait l’épouvante qu’aurait dû lui inspirer cette vision ; Bold et tous les autres sortirent du royaume de la terreur. C’était un spectacle trop étrange et terrifiant pour qu’ils s’inquiètent plus longtemps de la vie ou de la mort. Les hommes hurlaient, priaient de toute la force de leurs poumons. Tianfei sortit de la lumière rouge, vacillante, sa silhouette illumina brièvement tout ce qui était au-dessus d’eux, et le vent tomba d’un seul coup. Les flots se calmèrent. Tianfei se perdit dans le berceau de sa lumière rouge, par-dessus le bastingage, et s’éleva dans les airs. À présent, leurs cris de gratitude couvraient le tumulte du vent. Les vagues coiffées d’écume poursuivaient leur danse frénétique, mais elles s’éloignaient d’eux, rejoignant l’horizon.
— Tianfei ! hurla Bold, avec les autres. Tianfei !
Zheng He, planté à la poupe, leva les deux mains dans la pluie devenue bruine. Il hurlait : « Tianfei ! Tianfei nous a sauvés ! » Et tous beuglaient avec lui, pleins de joie, de la même façon que l’air était plein de la lumière rouge de la déesse. Par la suite le vent se remit à souffler avec force, mais ils n’avaient plus peur.
Ce qu’il advint après n’est pas très important. Le reste de la traversée se fit sans encombre, et ils rentrèrent tranquillement au bercail. Quant à ce qui arriva ensuite, vous l’apprendrez en lisant le chapitre suivant.
Ballottée par l’orage, protégée par Tianfei, la Flotte des trésors mit le cap vers un estuaire immense. À terre, de l’autre côté du front de mer, se devinaient les toits d’une gigantesque cité. Le peu que Bold en voyait depuis le navire était plus grand que toutes les villes qu’il avait vues auparavant – tous les bazars d’Asie centrale, les villes indiennes rasées par Tamerlan, les villes fantômes du Franjistan, les blanches villes côtières de Zanj, de Calicut – toutes ensemble n’auraient occupé que le quart ou le tiers du territoire couvert par cette forêt, cette steppe de toits, qui s’étendait à perte de vue, jusqu’aux crêtes des collines visibles à l’ouest.
Les esclaves se tenaient sur le pont du grand bateau, silencieux au milieu des Chinois qui criaient « Tianfei, Épouse Céleste, merci ! » et « Hangzhou, mon pays, jamais je n’aurais cru te revoir ! », « Pays, femme, fête du nouvel an ! », « Nous sommes des hommes heureux, heureux d’être allés jusqu’au bout du monde et d’en être revenus ! », et ainsi de suite.
On jeta les lourdes ancres de pierre à la mer. Là où le Chientang se perdait dans l’estuaire, un puissant mascaret aurait entraîné n’importe quel navire mal ancré, l’échouant dans les eaux peu profondes ou le repoussant au large. Quand les navires furent bien amarrés commença le travail de déchargement. C’était une opération importante, et une fois, alors qu’il mangeait son riz entre deux tours au palan, Bold remarqua qu’il n’y avait ni chevaux, ni chameaux, ni buffles, ni mules, ni ânes pour aider à la tâche, que ce fut pour décharger le navire ou ailleurs dans la ville. Il n’y avait que d’interminables colonnes de travailleurs, qui y faisaient entrer la nourriture et les marchandises, et en faisaient sortir les ordures et les excréments. Les colonnes se croisaient, entrant et sortant de la ville, continuellement, surtout par le canal, entrant et sortant, comme si la ville était un monstrueux corps impérial étendu sur la côte, que des myriades de serviteurs s’activaient à nourrir et soigner.
Bien des jours se passèrent à décharger le navire. Bold et Kyu virent un peu le port de Kanpu, et même Hangzhou, en manœuvrant les barges vers les entrepôts d’État, sous l’enceinte de la colline sud qui était autrefois, des siècles auparavant, celle du palais impérial. À présent, ces bâtiments n’étaient plus occupés que par quelques fonctionnaires, des eunuques de haut rang et de petits nobles. Plus au nord se dressait la muraille de la vieille ville, encombrée par un entassement de bâtiments en bois, hauts de quatre, cinq et parfois même six étages. Bold et Kyu regardaient tout cela bouche bée, en déchargeant les barges le long du canal. Sur les balcons de ces vieilles constructions au toit envahi d’herbes, les habitants mettaient des graines à sécher au soleil.
Kyu les observait de son regard d’oiseau. Il n’avait l’air ni surpris, ni effrayé, ni même impressionné. « Il y en a quand même beaucoup », finit-il par concéder. Il demandait sans arrêt à Bold quels étaient les mots chinois pour telle et telle chose, et comme il voulait répondre à Bold en chinois, il apprit bon nombre d’autres mots par lui-même.
Une fois le déchargement des marchandises achevé, les esclaves de leur navire furent réunis et conduits à la Colline du Phénix, « la colline des étrangers », et vendus à un marchand local appelé Shen. Il n’y avait pas de marché aux esclaves, et cela se fit sans enchères, sans bruits. Ils ne surent jamais combien on les avait payés, ni pourquoi on les avait achetés, ni à qui ils avaient appartenu durant leur voyage en mer. Peut-être était-ce à Zheng lui-même.
Enchaînés l’un à l’autre par les chevilles, Bold et Kyu furent emmenés à travers la foule jusqu’à une maison située au bord d’un lac, à l’ouest de la vieille ville. Le rez-de-chaussée était un restaurant. C’était le quatorzième jour de la première lune de l’année, leur dit Shen, le début de la fête des Lanternes, aussi leur faudrait-il apprendre vite, parce que l’endroit était en pleine effervescence.
Tables sorties du restaurant
Dans la grande rue longeant le lac,
Chaises occupées du matin au soir,
Lac piqueté de bateaux,
Mouchetis des lanternes bigarrées,
Verres colorés ornés de personnages,
Ivoire et jade des pommes sculptées,
Lampions de papier brûlant le temps d’une étincelle,
Petites roues tournant à la flamme des bougies,
Jetée grouillante de porteurs de lanternes,
Reflets sur l’eau, rives fourmillantes.
Et c’est ainsi qu’à la fin du jour
Le lac et toute la ville en liesse,
Étincellent dans la nuit,
Étoiles de la fête.
Il est de ces moments, surprenants de beauté.
La plus vieille femme de Shen, I-Li, dirigeait l’établissement d’une main de fer. Bold et Kyu se retrouvèrent bientôt à transporter des sacs de riz d’ils ne savaient combien de tonnes des barges amarrées sur le canal, derrière le restaurant jusqu’aux cuisines ; à charger les ordures dans les barges prévues à cet effet ; à nettoyer les tables ; et à laver et récurer le sol. Ils rentraient et sortaient à toute allure, montaient à l’étage – où se trouvaient les appartements des propriétaires. C’était frénétique, mais ils étaient entourés par les femmes du restaurant, en longues robes blanches, des papillons de papier dans les cheveux, et par des milliers d’autres femmes, qui se promenaient sous les globes de lumière colorée, de telle sorte que même Kyu courait en tous sens, ivre d’images, d’odeurs – et des fonds de verre qu’il vidait en cachette. Ils buvaient des punchs au lychee, au miel et au gingembre, des jus de papaye et de poire, et du thé, noir ou vert. Shen servait également quinze sortes d’alcools de riz différents ; ils burent de tous jusqu’à la lie. Ils burent de tout sauf de l’eau, qu’on les invitait à ne jamais boire – pour ne pas mettre leur santé en danger.
Quant à la nourriture, qui, là encore, leur parvenait le plus souvent sous la forme de restes – eh bien, elle défiait toute description. On leur donnait une platée de riz le matin, à laquelle on ajoutait des rognons ou d’autres abats, après quoi ils étaient tenus de se débrouiller avec ce que les clients laissaient. Bold mangeait tout ce qu’il trouvait, ravi par la variété des mets. La fête des Lanternes était pour Shen et I-Li l’occasion de faire la démonstration de leurs talents culinaires, et c’est ainsi que Bold eut la chance de goûter au chevreuil, au daim rouge, au lapin, à la perdrix, à la caille, aux palourdes cuites dans le vin de riz, à l’oie farcie aux abricots, à la soupe aux graines de lotus, au potage de moules au piment, au poisson farci aux prunes, aux beignets, aux soufflés, aux raviolis, aux tartes, aux cakes à la farine de mais. À tous les types de nourriture en fait, à l’exception du bœuf et de la vache ; curieusement, les Chinois n’avaient pas de troupeaux. Mais ils avaient dix-huit sortes de soja, disait Shen, dix de riz, onze d’abricots, huit de poires. C’était un festin chaque jour.
Une fois la folie de la fête des Lanternes passée, I-Li prit le temps – comme elle aimait à le faire – de sortir de sa cuisine, et d’aller voir dans les autres restaurants de la ville ce qu’ils avaient à offrir. En revenant, elle disait à Shen et aux cuisiniers qu’ils devaient faire une soupe à la sauce de soja doux, par exemple, comme celle qu’elle avait trouvée sur la place du marché ; ou bien un cochon cuit dans les cendres, comme au Palais de la Longévité et de la Compassion.
Elle commença à emmener Bold avec elle, tous les matins, aux abattoirs, à l’est du cœur de la vieille ville. C’est là qu’elle choisissait ses travers de porc, ainsi que les foies et les rognons pour les esclaves. C’est là que Bold apprit pourquoi il ne fallait surtout pas boire l’eau de la ville : les abats et le sang des animaux tués étaient déversés dans le canal qui se jetait dans le fleuve ; mais bien souvent la marée repoussait les ordures en amont du canal, et plus loin dans le réseau d’adduction d’eau de la ville.
Un jour, alors qu’il rentrait en poussant une brouette de travers de porc derrière I-Li, et qu’il s’était arrêté pour laisser sortir neuf femmes en blanc complètement soûles, Bold se dit soudain qu’il était dans un autre monde. De retour au restaurant, il en parla à Kyu :
— On vient de renaître, et on ne l’avait même pas remarqué.
— Toi, peut-être. Tu es comme un bébé ici…
— Tous les deux ! Regarde autour de toi ! C’est…
Mais il ne sut comment le dire.
— Ils sont riches, dit Kyu en regardant autour de lui.
Puis ils se remirent au travail.
Il se passait toujours quelque chose au bord du lac. Fête ou non – et il y avait des fêtes à peu près tous les mois – la rive était l’un des principaux endroits où les habitants de Hangzhou se retrouvaient. Toutes les semaines, des réceptions privées étaient intercalées entre les fêtes, si bien que l’endroit était en liesse quasi permanente, à des degrés divers, bien sûr ; et bien qu’il y eût énormément de travail au restaurant, il restait toujours à boire et à manger sur les tables, ou à chiper aux cuisines. Bold et Kyu n’en avaient jamais assez, et ils se gavèrent tant qu’ils grossirent. Kyu grandit tellement qu’on aurait dit un géant au milieu de ces Chinois.
Bientôt, ils eurent l’impression de n’avoir jamais eu d’autre vie que celle-ci. Bien avant l’aube, on frappait avec des maillets sur des gongs de bois en forme de poisson, et les guetteurs de temps criaient du haut de leur tour de garde : « Il pleut ! Il va y avoir de l’orage aujourd’hui ! »
Bold et Kyu étaient réveillés en même temps qu’une vingtaine d’autres esclaves et conduits hors de leur dortoir, au canal de service qui venait des faubourgs, où ils déchargeraient des barges de riz. Les mariniers s’étaient levés plus tôt encore – leur travail s’effectuait la nuit, commençant à minuit, en aval. Tous ensemble, ils soulevaient les sacs pour les déposer sur des brouettes, puis les esclaves les poussaient dans les rues étroites de la ville, jusqu’au restaurant.
Balayer le restaurant,
Allumer les fourneaux, dresser les tables,
Laver bols et baguettes, couper les légumes,
Les faire cuire, porter mets et provisions
Sur les deux bateaux d’agrément de Shen,
Et quand l’aube paraissait,
Quand les gens peu à peu arrivaient
Sur la rive, prendre leur commande,
Aider les cuisiniers, faire le service,
Nettoyer les tables – tout ce qu’il fallait,
Absorbés par leur travail,
car leur travail était comme d’habitude le plus dur, puisqu’ils étaient les derniers esclaves arrivés. Malgré tout, même le travail le plus dur n’était pas si dur, et avec tout ce qu’ils avaient à manger, Bold trouvait que cette situation était plutôt une aubaine ; l’occasion de se mettre un peu de chair sur les os, de parfaire sa connaissance du dialecte local, et des us et coutumes chinois. Kyu prétendait ne s’apercevoir de rien, et faisait même celui qui ne comprenait pas ce qu’on lui disait ; Bold savait bien qu’en fait il s’imprégnait de tout, comme une éponge, qu’il observait et faisait semblant de ne rien voir, mais regardant toujours. Kyu était ainsi. Il savait même, à présent, plus de chinois que Bold.
Le huitième jour de la quatrième lune eut lieu une autre grande fête, en l’honneur d’une divinité qui était le saint patron de nombreuses guildes de la ville. Les guildes organisèrent une procession, descendirent l’ancienne avenue impériale qui séparait la ville du nord au sud, puis se rendirent au lac de l’Ouest pour des joutes maritimes, l’un des nombreux plaisirs auxquels on s’adonnait d’habitude au bord du lac. Chaque guilde avait son masque et son costume, brandissait un même parapluie, drapeau ou bouquet, et défilait en carrés compacts, en hurlant : « Dix mille années ! Dix mille années ! »
Comme elles le faisaient depuis toujours, comme si l’empereur était encore en vie et pouvait entendre leurs vœux de longévité.
Éparpillés le long du rivage à la fin du défilé, ils regardèrent une centaine de jeunes eunuques danser en cercle, l’une des manifestations typiques de cette fête. Kyu n’arrivait pas à quitter ces enfants du regard.
Plus tard, ce même jour, Bold et lui furent affectés à l’un des bateaux d’agrément de Shen, qui étaient en fait les extensions flottantes de son restaurant.
— Aujourd’hui, nous donnons une superbe fête pour nos invités, cria Shen lorsqu’ils se présentèrent à bord. Nous servirons les Huit Délicatesses : les foies de dragon, la moelle de phénix, les pattes d’ours, le balbuzard bouilli, les fœtus de lapin, la queue de carpe, les lèvres de singe et même du kumiss.
Bold sourit à l’idée que le kumiss, qui n’était autre que du lait de jument fermenté, fut inclus dans les Huit Délicatesses ; c’était ce dont il s’était nourri, dans sa jeunesse, quasi exclusivement.
— Certaines sont plus faciles à obtenir que d’autres, dit-il.
Ce qui fit bien rire Shen, qui l’invita à monter à bord du bateau d’un coup de pied au derrière.
Une fois sur le lac, ils ramèrent.
— Comment se fait-il que tes lèvres soient toujours sur ton visage ? dit Kyu dans le dos de Shen, qui se trouvait hors de portée de voix.
— Les Huit Délicatesses, dit Bold en riant. Qu’est-ce qu’ils n’iraient pas inventer !
— Ils adorent les nombres, acquiesça Kyu. Les Trois Purs, les Quatre Empereurs, les Neuf Luminaires…
— Les Vingt-huit Constellations…
— Les Douze Signes du Zodiaque, les Cinq Anciens des Cinq Régions…
— Les Cinquante Esprits des Étoiles…
— Les Dix Péchés Impardonnables…
— Les Six Mauvaises Recettes…
Kyu gloussa brièvement.
— Ce ne sont pas les nombres qu’ils aiment, ce sont les listes. La liste de toutes les choses qu’ils ont.
Une fois sur le lac, Bold et Kyu purent admirer les magnifiques décorations des bateaux dragons de la cérémonie : les fleurs, les plumes, les drapeaux colorés et les grelots. Sur chaque bateau des musiciens jouaient de toutes leurs forces, soufflant à n’en plus pouvoir dans des trompettes, tapant comme des fous sur des tambours, afin d’étouffer le bruit que faisaient les autres, tandis que des jouteurs se dressaient à la proue des navires pour faire tomber leurs concurrents à l’aide de palettes rembourrées.
Dans ce joyeux tumulte, des cris d’un genre différent attirèrent l’attention des fêtards, qui regardèrent à terre et virent qu’il y avait le feu. Aussitôt les jeux s’arrêtèrent et tous les bateaux filèrent vers la côte, s’entassant sur cinq rangées parallèles. Les gens les traversèrent précipitamment, courant droit vers l’incendie, ou vers leurs quartiers d’habitation. Comme ils se ruaient vers le restaurant, Bold et Kyu virent pour la première fois des pompiers. Chaque quartier avait les siens, avec son propre équipement, et tous suivaient les signaux émis par les drapeaux des guetteurs disposés autour de la ville, noyant les toits des quartiers menacés par les flammes ou s’efforçant d’éteindre le foyer. Les bâtiments de Hangzhou étaient tous en bambou ou en bois, et la plupart des quartiers ayant déjà brûlé au moins une fois, les manœuvres à suivre étaient devenues routinières. Bold et Kyu coururent derrière Shen jusqu’à leur quartier en feu, au nord et face au vent, de sorte qu’ils se trouvèrent environnés par les flammes.
Des milliers d’hommes et de femmes faisaient la chaîne du canal jusqu’à l’incendie. Ils se passaient des seaux qui étaient portés en courant aux étages supérieurs, afin d’y être déversés sur les flammes. Il y avait aussi des hommes avec des bâtons, des piques et même des arbalètes, tandis que d’autres, chassés par les flammes, fuyaient leurs maisons en s’interpellant. Soudain, ces derniers réduisirent en charpie l’un de ceux qu’ils interrogeaient, là, au milieu de ceux qui se battaient contre le feu. « Un pillard », dit quelqu’un. Des détachements de l’armée arriveraient bientôt pour en capturer d’autres, et les tuer sur place, après les avoir torturés si l’on avait le temps.
Malgré cela, Bold vit des gens qui ne portaient pas de seau entrer et sortir en courant des bâtiments en flammes. La lutte contre les pillards était aussi intense que celle contre l’incendie ! Kyu les vit aussi, alors qu’il aidait à convoyer des seaux de bambou ou de bois, observant tout sans se cacher.
Les jours passèrent, chacun plus frénétique que le précédent. Kyu s’obstinait à faire le muet, la tête toujours basse, telle une bête de somme ou une serpillière, incapable d’apprendre le chinois – du moins les gens du restaurant le croyaient-ils. À peine humain, en fait, ce qui correspondait à l’idée que les Chinois se faisaient des esclaves noirs.
Bold travailla de plus en plus souvent pour I-Li. Il sembla qu’il était bien celui qu’il lui fallait pour ses sorties, et il fit de son mieux pour ne pas la décevoir, en poussant sa brouette dans les rues encombrées de la ville. Elle était toujours en train de courir, le plus souvent à la recherche de quelque nouveau plat. Elle voulait absolument tout essayer. Bold voyait bien que si le restaurant avait un tel succès c’était grâce à elle. Shen lui-même était plus une charge qu’une aide. Il avait du mal à compter malgré son boulier, ne se souvenait jamais de rien – surtout pas de ses dettes –, battait ses esclaves et ses entraîneuses.
Bold était donc très content de travailler avec I-Li. Ils se rendirent au restaurant de la Mère Sung, de l’autre côté de la Porte de la Monnaie, afin de goûter sa soupe de soja blanc. Ils regardèrent Wei Grand Couteau faire bouillir du porc, au Pont du Chat, et Chou Numéro Cinq faire ses beignets au miel, en face du Pavillon des Cinq Travées. De retour aux cuisines, I-Li essayait de reproduire chacun de ces plats à l’identique, en remuant la tête d’un air mauvais. Parfois, elle se retirait dans sa chambre pour réfléchir et, de temps à autre, faisait monter Bold afin de lui ordonner d’aller chercher tel ou tel ingrédient qui lui manquait, et dont elle pensait qu’il l’aiderait pour son plat.
Sa chambre avait une table juste à côté du lit, couverte de produits de beauté, de bijoux, de sachets de parfum, de miroirs, et de petites boîtes en bois laqué, en jade, en or, en argent. Des cadeaux de Shen, sûrement. Bold les regardait discrètement pendant qu’elle s’asseyait pour réfléchir.
Petit pot de fond de teint blanc,
À la surface encore lisse et brillante,
Lilas profond d’un fard gras,
Pour des joues carminées de couperose.
Boîte de pétales de roses
Pilés dans l’alun, pour teindre les ongles,
Et ressembler à toutes ces femmes au restaurant.
Ongles d’I-Li, rongés jusqu’au sang,
Maquillage oublié, bijoux jamais portés,
Miroir vide.
Regard en partance.
Un jour, elle s’était passé les paumes des mains au fard rose et en avait enduit tous les chiens et les chats de la cuisine. Juste pour voir, pour autant que Bold avait pu en juger.
Mais elle s’intéressait à tout ce qui arrivait en ville. Quand elle était dehors, elle passait le plus clair de son temps à bavarder et à poser des questions. Une fois, elle revint troublée :
— Bold, ils disent qu’ici les gens du Nord vont dans des restaurants où l’on sert de la chair humaine. « Des moutons à deux pattes », as-tu entendu parler de ça ? De plats aux noms différents selon qu’il s’agit de vieillards, de femmes, de jeunes filles ou d’enfants ? Y a-t-il vraiment des monstres pareils chez nous ?
— Je ne crois pas, dit Bold. Ça ne me dit rien.
Elle n’était pas entièrement rassurée. Elle voyait souvent des fantômes affamés dans ses rêves, et il fallait bien qu’ils viennent de quelque part. Parfois, ils se plaignaient d’avoir été dévorés. Il lui semblait logique de les voir rôder aux alentours des restaurants, à la recherche de quelque compensation. Bold hocha la tête. Il comprenait, bien que ce fut difficile à croire, que dans une ville aussi peuplée on puisse trouver de tout, y compris des cannibales. Pourtant, se disait-il, il y avait tellement mieux à manger que de la chair humaine…
Comme les affaires marchaient bien, I-Li fit faire des travaux dans le restaurant. Elle fit percer les murs extérieurs pour y mettre des fenêtres, munies d’un treillage en métal garni de papier huilé, qui, selon l’heure du jour et le temps, illuminait ou ombrageait le restaurant. Elle ouvrit la façade sur la promenade du lac et carrela entièrement le rez-de-chaussée de dalles vernissées. Tout l’été, elle fit brûler des herbes pour chasser les moustiques, qui pullulaient. Elle fit creuser de petites niches le long des murs, dans lesquelles elle plaça des autels pour toutes sortes de divinités, même mineures – dieux locaux, esprits animaux, démons et fantômes affamés –, et même – à la demande de Bold – un pour Tianfei, l’Épouse Céleste, bien qu’elle suspectât que sous ce nom se cachait Tara, qu’on adorait déjà dans de nombreux coins et recoins de la maison. De toute façon, disait-elle, si cela contrarie Tara, c’est sur Bold que cela retombera.
Un jour, elle rentra à la maison en racontant l’histoire de nombreuses personnes qui étaient revenues à la vie peu après leur mort, parce que au ciel des scribes peu scrupuleux avaient mal écrit leur nom. Bold sourit. Les Chinois imaginaient qu’au ciel régnait une bureaucratie tout aussi compliquée et incompétente que la leur.
— Ils sont revenus en sachant sur leurs proches des choses qu’ils n’auraient jamais pu connaître étant morts, n’est-ce pas extraordinaire ?
— C’est proprement incroyable, sourit Bold.
— Oui, des miracles arrivent tous les jours, ajouta I-Li.
Pour elle, le monde était peuplé de fantômes, de revenants, de démons, de génies et autres créatures fantastiques ; il y en avait pour tous les goûts. Comme on ne lui avait jamais parlé du bardo, elle ne connaissait pas les six niveaux de réalité qui régissaient l’univers ; et Bold ne se sentait pas en position de les lui expliquer. Aussi en resta-t-elle au niveau des fantômes et des démons. Les plus malveillants des esprits pouvaient être tenus à l’écart par toutes sortes de moyens – pétards, trompettes, gongs, toutes ces choses les chassaient. On pouvait aussi les frapper avec une baguette, ou bien brûler de l’armoise – une coutume du Sichuan qu’I-Li pratiquait quelquefois. Elle acheta également des mantras tracés sur de minuscules morceaux de papier ou des cylindres d’argent, et mit des carreaux de jade blanc au fronton de chaque porte, pour faire fuir les mauvais esprits. Et comme le restaurant et la maisonnée se portaient de mieux en mieux, I-Li se dit qu’elle avait bien fait.
À force de la suivre plusieurs fois par jour dans tout Hangzhou, Bold apprit énormément de choses sur la ville. Il apprit que les meilleures peaux de rhinocéros venaient de chez Chien, qui se trouvait en descendant le canal de service jusqu’au petit lac Chinghu ; que les meilleurs turbans s’achetaient chez Kang Numéro Huit, rue de la Pièce en Poche, ou chez Yang Numéro Trois, sur le canal, après les Trois Ponts. Les livres les plus rares se dénichaient chez les bouquinistes, sous les grands arbres près de la maison d’été du Jardin de l’Oranger. Les cages en rotin pour les oiseaux ou les criquets pouvaient s’acheter allée des Ferronniers, les peignes d’ivoire chez Fei, les éventails peints au Pont à Charbon. I-Li adorait ce genre d’endroit, même si ce qu’elle achetait n’était jamais pour elle, mais pour faire des cadeaux à ses amies ou à sa belle-mère – une bien étrange personne d’ailleurs. Bold avait toutes les peines du monde à la suivre. Un jour, dans la rue, alors qu’elle débitait comme d’habitude une de ses histoires à toute allure, elle s’interrompit soudain, le regarda dans les yeux, l’air surprise, et lui dit :
— Je veux tout savoir !
Pendant ce temps, Kyu avait continué à observer, l’air de rien. Une nuit, pendant la grande marée de la huitième lune, alors que le Chientang se gonflait de hautes vagues et que les visiteurs affluaient dans la ville, une heure avant qu’on ne frappe sur les gongs de bois et que les guetteurs de temps ne lancent leurs cris, Bold fut réveillé. On lui tiraillait l’oreille, une main posée sur sa bouche.
C’était Kyu. Il lui montra la clé de leur chambre.
— Je l’ai volée !
Bold repoussa la main de Kyu.
— Que fais-tu ? murmura-t-il.
— Dépêche-toi, dit Kyu en arabe, comme s’il parlait à un chameau récalcitrant. On s’en va !
— Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ?
— On s’en va, je te dis.
— Mais où ?
— Loin d’ici. Au nord de Nanjing.
— Mais on est bien, ici !
— Tu parles ! On n’est rien, ici. J’ai déjà tué Shen.
— Tu as quoi ?!
— Chut ! Il faut qu’on foute le feu avant que les autres se réveillent.
Abasourdi, Bold se leva d’un bond, en marmonnant :
— Pourquoi, pourquoi, pourquoi, pourquoi ? Ici tout allait bien, tu aurais dû me demander avant si je voulais partir ou non !
— Je veux m’en aller, dit Kyu, et pour ça j’ai besoin de toi. Il me faut un maître pour m’en sortir.
— T’en sortir, mais de quoi ?
Bold suivit Kyu dans la demeure silencieuse, sans hésiter dans le noir, tant il avait appris à connaître cette maison, la première dans laquelle il avait jamais vécu. Il aimait ça. Kyu l’emmena aux cuisines et prit une branche qui dépassait de l’un des fours allumés. Il avait dû l’y mettre avant d’aller réveiller Bold, car son extrémité était maintenant incandescente.
— On va au nord, vers la capitale, dit Kyu par-dessus son épaule tout en menant Bold au-dehors. Je vais tuer l’empereur.
— Quoi !
— Je t’en dirai plus après, dit Kyu.
Il appliqua le bout de son brandon incandescent contre un ballot de joncs, un monceau de petits bois et quelques boules de cire qu’il avait très probablement placées là un peu auparavant, dans un coin de la pièce. Une fois le feu parti, il se précipita dehors, et Bold le suivit, quelque peu effrayé. Kyu alluma un autre tas de joncs placé contre la porte de la maison voisine, puis jeta son tison contre le mur d’une troisième maison. Durant tout ce temps, Bold suivit Kyu, trop effaré pour parler ou penser. Si Kyu n’avait pas déjà tué Shen, il aurait empêché le garçon d’agir, mais il était trop tard. Sa tête et celle de Kyu seraient mises à prix ; ficher le feu au quartier était peut-être la seule chance qu’ils avaient de s’en tirer, l’incendie faisant disparaître les traces du meurtre. De toute façon, on penserait que les esclaves auraient tous brûlé, puisqu’ils étaient enfermés dans leur chambre.
— Heureusement, ils mourront tous, dit Kyu, comme en écho à cette idée.
La tournure prise par les événements nous choque autant que vous, et nous ne savons pas plus que vous ce qui va arriver. Fort heureusement, le prochain chapitre va nous l’apprendre.
Ils s’enfuirent vers le nord en remontant les sombres ruelles parallèles au canal de service. Derrière eux, l’alarme avait déjà été donnée, des gens poussaient des cris, on sonnait le tocsin, le vent frais de l’aube soufflait du lac de l’Ouest.
— Tu as de l’argent ? demanda Bold.
— Tout un tas de cordes, répondit Kyu.
Il en avait un plein sac sous le bras.
Il fallait qu’ils s’éloignent le plus loin possible, le plus vite possible. Avec un Noir comme Kyu, ils auraient du mal à passer inaperçus. Kyu serait évidemment un jeune esclave noir, et Bold son maître. Bold parlerait pour eux deux ; voilà pourquoi Kyu l’avait emmené et ne l’avait pas assassiné en même temps que le reste de la maisonnée.
— Et I-Li ? Tu l’as tuée, elle aussi ?
— Non. Sa chambre avait une fenêtre. Elle s’en sortira.
Bold n’en était pas si sûr. La vie était dure pour les veuves. Elle finirait comme Wei Grand Couteau, qui faisait la cuisine sur un brasero, dans la rue, pour les passants. Enfin, pour elle, ce serait mieux que rien…
Partout où il y avait beaucoup d’esclaves, il y avait généralement quelques Noirs. Les bateaux qui voguaient sur le canal étaient souvent manœuvrés d’un bout à l’autre du pays par des esclaves, qui poussaient sur les barres des cabestans ou tiraient sur des cordages, comme des mules ou des chameaux. Ils pourraient peut-être se fondre dans ce rôle tous les deux ; il pourrait se faire lui-même passer pour un esclave – mais non, les esclaves avaient besoin d’un maître qui parle pour eux. Si seulement ils pouvaient se joindre à une corde de halage… Il n’arrivait pas y croire ! Lui qui, hier encore, débarrassait les tables du meilleur restaurant de la ville, se retrouver à haler un navire ! Il en voulait tellement à Kyu qu’il en sifflait entre ses dents.
En plus, Kyu avait besoin de lui. Bold pourrait le laisser tomber, il aurait une bien meilleure chance de se perdre dans la masse, entre les nombreux négociants, moines bouddhistes et mendiants qui grouillaient sur les routes de Chine. Même leur fameuse bureaucratie de yamens et de fonctionnaires ne pouvait suivre à la trace tous les pauvres gens qui rôdaient dans les collines et l’arrière-pays. Alors qu’avec ce jeune Noir, il était aussi repérable qu’un clown de foire avec son singe.
Mais il n’abandonnerait pas Kyu. Il ne pouvait pas. Alors il se contentait de siffler entre ses dents. Et ils couraient dans les faubourgs de la ville, Kyu tirant Bold par la main de temps en temps, le pressant en arabe d’avancer.
— Tu sais, c’est ce que tu voulais vraiment… Tu es un grand guerrier mongol, n’est-ce pas, un barbare des steppes, redouté de tous… Tu faisais seulement semblant de t’en fiche d’être un esclave aux cuisines, hein ? Tu es doué pour ne pas réfléchir, pour ne pas voir les choses, mais c’était un numéro… Tu savais évidemment depuis toujours, tu faisais seulement semblant de ne pas savoir, tu avais envie de t’enfuir depuis le début…
Bold était stupéfait qu’on puisse à ce point se méprendre à son sujet.
Les faubourgs de Hangzhou étaient beaucoup plus verts que le vieux quartier central, pas une propriété sans son arbre, ou son petit verger de mûriers. Derrière eux, le tocsin réveillait toute la ville. La journée commençait dans la panique. D’une petite hauteur, ils regardèrent par-delà les maisons et virent le front du lac qui s’était embrasé ; sous l’effet d’un bon vent d’ouest bien régulier, toute la zone avait pris feu aussi facilement que les petites boules de cire et les fagots de Kyu. Bold se demanda si Kyu avait attendu une nuit de vent pour tenter sa chance ; cette pensée le glaçait. Il savait que le gamin était malin, mais il n’avait jamais soupçonné qu’il fût à ce point impitoyable, malgré l’air de prêta qu’il avait parfois, et qui rappelait à Bold celui de Tamerlan ; un regard intense, étrange et fascinant. Sans doute celui du nafs tapi en lui. Chacun était, fondamentalement, son propre nafs, et Bold avait déjà conclu que celui de Kyu était un faucon, encapuchonné et entravé. Celui de Tamerlan était un aigle volant haut dans le ciel, fondant sur le monde pour le déchiqueter.
Il avait donc reçu un signe et eu une idée. Et puis, il y avait le côté renfermé de Kyu… cette impression qu’il donnait d’être à mille lis de là, depuis qu’on l’avait castré. Bien sûr, il y avait eu des conséquences. Le Kyu d’avant avait disparu, laissant le nafs agir à sa place.
Ils traversèrent précipitamment la sous-préfecture la plus au nord de Hangzhou et sortirent par la porte du dernier mur d’enceinte. La route serpentait à travers les collines de Su Tung-po, d’où ils eurent une vue plongeante sur le quartier du lac. Les premières lueurs de l’aube faisaient pâlir les flammes, et l’incendie se voyait surtout à cause de ces importants nuages de fumée noire, qui projetaient en ce moment même leurs flammèches vers l’est, étendant le foyer.
— Le feu va tuer beaucoup de gens ! s’exclama Bold.
— Ce sont des Chinois, rétorqua Kyu. Il y en aura toujours assez.
Avançant à marche forcée vers le nord, longeant le Grand Canal sur sa rive ouest, ils virent à nouveau combien la Chine était peuplée. Là-haut, tout un pays de rizières et de villages nourrissait la grande ville de la côte. Les fermiers étaient au travail, dans la lumière du matin,
Repiquant le riz dans les champs inondés,
Un homme marche, plié en deux,
Derrière un buffle d’eau.
Misère noire, luisante de pluie,
Petites fermes, villages délabrés aux carrefours,
Quel contraste,
Après la splendeur bigarrée de Hangzhou !
— Je me demande pourquoi ils ne vont pas tous à la ville, remarqua Kyu. Moi, j’irais.
— Ils n’y pensent pas, répondit Bold, émerveillé que Kyu puisse croire que les autres raisonneraient comme lui. Et puis leurs familles sont ici.
Ils apercevaient le Grand Canal à travers les rangées d’arbres qui le bordaient, deux ou trois lis à l’est. Des monticules de terre et des rondins de bois se trouvaient à côté, signalant des travaux divers. Ils gardaient leurs distances, préférant éviter les détachements de soldats ou de fonctionnaires susceptibles de patrouiller le long du canal en ce triste jour.
— Tu veux un peu d’eau ? demanda Kyu. Tu crois qu’on peut la boire, ici ?
Il était plein de sollicitude, constata Bold ; cela dit, maintenant, il était bien obligé. Près du Grand Canal, la présence de Kyu pouvait passer pour normale, mais Bold n’avait pas de papiers, et les préfets locaux ou les fonctionnaires du canal pourraient très bien les lui demander. Aussi ne seraient-ils jamais totalement en sécurité, ni le long du Grand Canal ni dans la campagne environnante. Au cours de leur fuite, ils devraient s’en approcher ou s’en éloigner en fonction des circonstances. Il se pourrait même qu’ils soient obligés de marcher la nuit, ce qui était encore plus dangereux et les ralentirait. Cela dit, il paraissait peu probable, vu le nombre de gens qui circulaient au bord du canal, qu’on demande leurs papiers à tous, ou que tous en aient, d’ailleurs.
Alors ils se mêlèrent à la foule qui longeait le canal. Kyu transportait son balluchon, chaînes aux pieds, allait chercher de l’eau pour Bold, et feignait d’ignorer les ordres, sauf les plus simples. Il faisait si bien l’idiot que c’en était terrifiant. Des groupes de haleurs tiraient des barges, ou tournaient des volants afin de relever et d’abaisser les écluses qui ponctuaient le canal à intervalles réguliers. Les hommes allaient souvent par deux, maître et serviteur ou esclave. Bold donnait des ordres à Kyu, mais était trop inquiet pour y prendre plaisir. Comment savoir quels ennuis Kyu pourrait encore lui attirer dans le Nord ! Bold ne savait pas ce qu’il éprouvait, ça changeait d’une minute à l’autre. Il n’arrivait pas à croire que Kyu lui avait imposé cette évasion. Il sifflait entre ses dents ; il avait le pouvoir de vie ou de mort sur le gamin, et pourtant il continuait d’avoir peur de lui.
Sur une jolie petite place pavée, à côté d’une écluse refaite avec des rondins fraîchement coupés, un yamen local et ses adjoints arrêtaient un groupe sur quatre ou cinq. Tout à coup, ils firent signe à Bold, qui poussa Kyu devant lui, désemparé. Un yamen lui demanda ses papiers. Il était flanqué d’un fonctionnaire de plus haut rang, un préfet portant sur sa robe un écusson brodé représentant des éperviers entrelacés. Les symboles de la fonction du préfet étaient simples à déchiffrer – le rang inférieur arborait une caille picorant le sol, le plus élevé, des grues planant au-dessus des nuages. C’était donc un personnage de haut rang, peut-être à la recherche de l’incendiaire de Hangzhou. Bold réfléchissait déjà à des mensonges, se préparant à fuir, lorsque Kyu fouilla dans son sac et lui remit une liasse de papiers attachée avec un ruban de soie. Bold dénoua le ruban et tendit le paquet au yamen en se demandant ce qu’il contenait. Il connaissait les lettres tibétaines qui disaient « Om Mani Padme Oum » – d’ailleurs comment ne pas les connaître alors qu’elles étaient sculptées sur toutes les roches de l’Himalaya ? – mais, en dehors de ça, il était illettré, et l’alphabet chinois ressemblait à des empreintes de pattes de poule, chaque lettre étant différente des autres.
Le yamen et le fonctionnaire à l’épervier lurent les deux papiers du dessus et les tendirent à Bold, qui les rattacha et les rendit à Kyu sans les regarder.
— Faites attention du côté de Nanjing, dit l’épervier. Il y a des bandits dans les collines, juste au sud.
Quand ils furent hors de vue de la patrouille, Bold flanqua un bon coup à Kyu pour la première fois.
— Qu’est-ce que c’est que ça ! Pourquoi ne m’as-tu pas parlé des papiers ! Comment veux-tu que je sache quoi dire aux gens ?
— J’avais peur que tu les prennes et que tu me laisses.
— Qu’est-ce que tu me racontes ? S’ils disent que j’ai un esclave noir, alors il me faut un esclave noir, non ? Qu’est-ce que ça dit ?
— Ça dit que tu es un marchand de chevaux rattaché à la Flotte des trésors, qui va à Nanjing pour affaires. Et que je suis ton esclave.
— Où tu les as eus ?
— C’est un type sur un bateau de riz qui me les a faits.
— Alors il connaît nos plans ?
Kyu ne répondit pas, et Bold se demanda si le bateau de riz n’avait pas flambé lui aussi. Ce gamin était capable de tout. De se procurer une clé, des faux papiers, de préparer les petites boules de feu… Si par malheur Kyu pensait un jour ne plus avoir besoin de Bold, celui-ci se réveillerait un matin la gorge tranchée. Il serait sûrement plus en sécurité tout seul.
Il ruminait cette pensée alors qu’ils passaient le long du chemin de halage. Il pouvait abandonner le gamin à son sort. Kyu finirait alors ses jours comme esclave, ou serait mis à mort sur-le-champ, comme fugitif, ou bien exécuté, un peu plus tard, comme criminel et incendiaire. En tout cas, Bold pourrait repartir vers le nord-ouest, vers la grande muraille et les steppes qui se trouvaient au-delà, et rentrer chez lui.
À la façon dont Kyu évitait son regard et se faufilait derrière lui, il était évident qu’il savait plus ou moins ce qu’il pensait. C’est ainsi que, pendant un jour ou deux, Bold lui donna des ordres sur un ton sec, et que Kyu sursautait à chacune de ses paroles.
Mais Bold ne l’abandonna pas, et Kyu ne lui trancha pas la gorge. En réfléchissant, Bold devait bien admettre que son karma était, d’une façon ou d’une autre, lié à celui du gamin. Il en faisait pour ainsi dire partie. Il était très possible qu’il soit là pour l’aider.
— Écoute, dit un jour Bold. Tu ne peux pas aller à la capitale tuer l’empereur. Ce n’est pas raisonnable. Et à quoi ça servirait, de toute façon ?
Le gamin répondit en arabe, sur un ton morne, le dos rond :
— À leur faire mettre genou à terre.
Encore un terme de chameliers.
— Pourquoi ?
— Les arrêter.
— Mais même si tu tuais l’empereur cela n’y changerait rien. Ils se contenteraient de le remplacer par un autre, et tout continuerait comme avant. Les choses sont ainsi.
Ils poursuivirent un moment, puis Kyu demanda :
— Ils ne se battraient pas pour choisir le nouvel empereur ?
— Une guerre de succession ? Ça arrive parfois. Ça dépend de celui qui est censé monter sur le trône. Mais je ne sais plus qui c’est. Cet empereur, le Yongle, est un usurpateur. Il s’est emparé du trône qui aurait dû revenir à son neveu, ou à son oncle. Mais d’habitude, c’est le fils aîné qui succède à son père. À moins que l’empereur ne désigne un autre successeur. De toute façon, la dynastie continue. Il est rare qu’il y ait un problème.
— Mais ça pourrait arriver ?
— Ça se pourrait, et ça ne se pourrait pas. En attendant, ils passeraient leurs nuits à réfléchir à la meilleure façon de te torturer. Ce qu’ils t’ont fait sur le bateau ne serait rien à côté. Les empereurs Ming ont les meilleurs bourreaux du monde, tout le monde le sait.
Ils poursuivirent. Un peu plus tard :
— Ils ont tout ce qui se fait de mieux au monde, se lamenta le gamin. Les meilleurs canaux, les meilleures villes, les meilleurs bateaux, les meilleures armées. Ils voguent sur les mers et partout, tout le monde s’incline bien bas devant eux. Ils touchent terre, ils voient la dent du Bouddha et ils la prennent avec eux ; ils installent un roi qui les servira et ils repartent, et ils font la même chose partout où ils vont. Ils vont conquérir le monde entier, châtrer tous les garçons, et tous les enfants seront les leurs et le monde entier finira par être chinois.
— Peut-être, répondit Bold. C’est possible. Ils sont très nombreux, c’est certain. Et la Flotte des trésors est très impressionnante, il n’y a pas de doute. Mais on ne peut pas aller en bateau au cœur du monde, dans les steppes d’où je viens. Et les gens de là-bas sont beaucoup plus coriaces que les Chinois. Ils ont déjà conquis la Chine. Alors ça devrait aller. Et écoute-moi : peu importe ce qui arrivera, tu n’y peux rien.
— On verra ça à Nanjing.
C’était dingue, évidemment. Le gamin se faisait des illusions. Enfin, il avait cette lumière dans le regard – inhumaine, totémique, comme si son nafs regardait les choses par ses yeux –, un regard qui donnait à Bold le frisson, le long du premier chakra, celui qui arrivait derrière les testicules. En dehors du nafs parasite avec lequel Kyu était né, il y avait quelque chose de terrifiant dans sa haine, quelque chose d’impersonnel et d’étrangement inquiétant. Bold avait la certitude de voyager avec une puissance surnaturelle, un enfant sorcier africain, ou un shaman, un tulku qui avait été capturé dans la jungle et châtré, ce qui avait démultiplié son pouvoir, maintenant voué à la vengeance. Se venger des Chinois ! Il était sûr que le gamin était dingue, mais il était encore plus curieux de voir ce que ça pouvait donner.
Nanjing était bien plus grande que Hangzhou. Bold dut renoncer à s’émerveiller. C’était aussi le port d’attache de la grande Flotte des trésors. Une ville entière de constructeurs de navires avait poussé le long de l’estuaire du Yang-Tsé. Les chantiers navals comprenaient sept énormes cales sèches perpendiculaires au fleuve. Des soldats en gardaient les portes, pour empêcher les sabotages. Des milliers d’artisans, charpentiers, menuisiers et voiliers, vivaient dans des quartiers situés derrière les cales sèches, et cette ville tentaculaire, appelée Longjiang, comprenait des dizaines et des dizaines d’auberges pour les ouvriers de passage et les matelots descendus à terre. Les discussions, le soir, dans ces auberges, tournaient surtout autour du sort de la Flotte des trésors et de Zheng He, qui s’occupait, ces temps-ci, de construire un temple dédié à Tianfei, tout en préparant une autre grande expédition vers l’ouest.
Bold et Kyu n’eurent aucun mal à s’introduire dans le décor, se faisant passer pour un petit marchand et son esclave. Ils louèrent des coins pour dormir sur les matelas de l’Auberge de la mer du Sud. Là, le soir, ils entendirent parler de la construction d’une nouvelle capitale à Beiping, projet auquel l’empereur Yongle consacrait beaucoup de sa fortune et de son attention. Beiping, avant-poste de la province du Nord, sauf durant les dynasties mongoles, avait été le lieu d’où Zhu Di exerçait son pouvoir avant d’usurper le Trône du Dragon, devenant l’empereur Yongle. Il la remerciait à présent en y installant la nouvelle capitale impériale, changeant son nom de Beiping (« paix du Nord ») en Beijing (« capitale du Nord »). Des centaines de milliers d’ouvriers avaient été envoyés de Nanjing vers le nord pour construire un palais absolument énorme. À vrai dire, tous les avis concordaient : la ville entière était transformée en une sorte de palais – le Grand Intérieur, comme on disait, interdit à quiconque sauf à l’empereur, à ses concubines et à ses eunuques. Hors de cette précieuse cité devait se trouver une ville impériale plus vaste, toute nouvelle également.
On disait que la bureaucratie confucéenne, qui dirigeait le pays pour le compte de l’empereur, était opposée à toutes ces constructions. La nouvelle capitale, comme la Flotte des trésors, constituait une dépense énorme, une extravagance impériale qui déplaisait vivement aux fonctionnaires, parce qu’elle vidait les caisses du pays. Ils n’avaient pas dû voir les trésors rapportés par la Flotte, ou estimaient qu’ils ne permettaient pas des travaux si somptuaires. Ils ne croyaient qu’en Confucius, pour qui la fortune de l’empire, comme le voulait la tradition, devait provenir du travail intensif de la terre, et de l’assimilation des populations vivant aux frontières. Toutes ces innovations, ces chantiers navals et ces expéditions, ne reflétaient pour eux que la puissance croissante des eunuques impériaux, dont ils jalousaient l’influence grandissante. Dans l’auberge, les conversations étaient souvent très animées. Les matelots étaient généralement favorables aux eunuques – les marins étant loyaux envers la flotte, Zheng He, et les autres amiraux eunuques –, alors que les fonctionnaires, eux, n’étaient pas d’accord.
Bold regarda comment Kyu intervenait dans les conversations, n’hésitant pas à poser des questions. Il était à Nanjing depuis quelques jours à peine et connaissait déjà toutes sortes de racontars qui avaient échappé à Bold : l’empereur avait été renversé par un cheval que lui avaient donné les émissaires de Tamerlan, un cheval qui avait naguère appartenu à Tamerlan lui-même (Bold se demanda de quel cheval il pouvait s’agir ; c’était bizarre de penser qu’un animal avait pu vivre aussi longtemps. Après réflexion, il se rendit compte que Tamerlan était mort depuis deux ans seulement). La foudre était tombée sur le nouveau palais de Beijing, qui avait complètement brûlé. L’empereur avait publié un édit s’accusant lui-même de cette défaveur du ciel, provoquant la peur, la confusion et la critique. Dans le sillage de ces événements, certains fonctionnaires avaient ouvertement condamné les dépenses somptuaires engagées pour la nouvelle capitale et la Flotte des trésors, asséchant les finances au moment même où la famine et la rébellion dans le Sud requéraient toute l’attention et l’aide de l’empire. Très vite, l’empereur Yongle s’était lassé de ces critiques et avait fait exiler de Chine l’un des principaux détracteurs, et bannir les autres dans les provinces.
— Ce n’est pas bon, dit un marin qui avait le vin mauvais. Mais le pire de tout, pour l’empereur, c’est qu’il a soixante ans. Et contre ça il n’y a rien à faire, même quand on est l’empereur. Il se pourrait même que ce soit pire pour lui.
Tout le monde hocha la tête.
— Mauvais, très mauvais.
— Il ne pourra pas empêcher les eunuques et les fonctionnaires de se battre.
— Il se pourrait que ce soit bientôt la guerre civile.
— À Beijing, dit Kyu à l’oreille de Bold.
Mais, avant leur départ, Kyu insista pour qu’ils montent jusque chez Zheng He, une demeure décrépite dont la porte était sculptée en forme de proue de bateau – la proue d’un des vaisseaux de la Flotte des trésors, en fait. On disait qu’à l’intérieur la décoration des pièces (soixante-deux, d’après les marins) évoquait différents pays musulmans, et qu’à l’extérieur des jardins paysagés rappelaient le Yunnan.
Bold se lamenta pendant toute la montée de la colline.
— Il ne voudra jamais recevoir un pauvre marchand et son esclave. Ses serviteurs vont nous chasser à coups de pied, c’est ridicule !
Tout se passa comme Bold l’avait prévu. Le gardien de la porte les empoigna et leur dit de déguerpir.
— C’est bon, fit Kyu. Allons au temple de Tianfei.
C’était un grand ensemble de bâtiments construits par Zheng He en l’honneur de l’Épouse Céleste, pour la remercier de les avoir miraculeusement sauvés de la tempête.
Le cœur du temple est une pagode
À huit côtés et neuf étages,
Carreaux de porcelaine blanche, bleu de cobalt persan,
Rapportés par la Flotte des trésors.
Pour complaire à Tianfei, chaque étage
Doit avoir le même nombre de tuiles,
Qui sont alors de plus en plus petites,
Et montent vers le ciel en un pic gracieux,
Plus haut que les arbres. Belle offrande
En hommage à une déesse très miséricordieuse.
Bold et Kyu trouvèrent, quelque part dans le chantier, parlant avec des hommes qui n’avaient pas l’air mieux lotis qu’eux, Zheng He en personne. Il regarda approcher Kyu et prit le temps de lui parler. Bold secoua la tête en voyant ainsi se révéler le pouvoir du garçon.
Zheng acquiesça lorsque Kyu lui expliqua qu’ils avaient pris part à sa dernière expédition.
— Il me semblait bien vous avoir déjà vus.
Mais il fronça les sourcils quand Kyu lui expliqua qu’ils voulaient servir l’empereur à Beijing.
— Zhu Di est en campagne dans l’Ouest. À cheval, avec ses rhumatismes, fit-il avec un soupir. Il doit comprendre que la façon dont la flotte mène ses conquêtes est la meilleure. Arriver en bateau, commencer à faire du commerce, mettre en place un chef local compréhensif, et pour le reste, les laisser vivre, tout simplement. Commercer avec eux. Veiller à ce que le chef reste amical. Depuis les débuts des voyages de la Flotte, ce sont pas moins de seize pays qui rendent hommage à l’empereur. Seize !
— Pas facile de faire aller la flotte en Mongolie, remarqua Kyu.
Bold frémit. Mais Zheng He éclata de rire.
— Oui, le Grand Vide est haut et sec. Nous devons convaincre l’empereur d’oublier les Mongols et de s’intéresser à la mer.
— Absolument, répondit Kyu avec le plus grand sérieux. À Beijing, nous nous ferons les avocats de cette cause chaque fois que nous en aurons l’occasion. Voulez-vous nous donner des introductions pour aller voir les fonctionnaires eunuques du palais ? Je pourrais me joindre à eux, et mon maître, ici présent, ferait merveille dans les écuries impériales.
Zheng He parut amusé.
— Ça ne servira à rien, mais je vous aiderai, en souvenir du bon vieux temps, et je vous souhaite bonne chance.
Il écrivit une lettre d’introduction en secouant la tête. Il tenait son pinceau comme un petit balai miniature. Ce qui lui arriva par la suite, on le sait : il fut assigné à terre, l’empereur lui ayant confié un commandement militaire, et il passa la fin de ses jours à faire construire la pagode de porcelaine à neuf étages en hommage à Tianfei. On imagine que voguer sur les sept mers du monde devait lui manquer. On ne peut en être sûr. Mais ce qu’on sait c’est ce qui est arrivé à Bold et à Kyu. Et c’est ce que nous vous raconterons au chapitre suivant.
Beijing était à l’état brut, dans tous les sens du terme ; le vent était humide et froid, le bois des bâtiments encore vert et suintant de sève, et partout ça sentait le goudron, la terre retournée et le ciment frais. Ça grouillait de monde, mais pas autant qu’à Hangzhou ou Nanjing. Bold et Kyu s’y sentaient en terrain conquis, à la fois cosmopolites et raffinés, comme s’ils étaient bien au-dessus de cet immense chantier de construction. Beaucoup de gens partageaient cette façon de voir.
Ils se rendirent à la clinique pour eunuques mentionnée dans la lettre d’introduction de Zheng He, juste au sud de la Porte du Méridien, l’entrée sud de la Cité Interdite. Kyu présenta sa lettre. On les laissa tout de suite entrer dans la clinique, afin d’y rencontrer l’eunuque qui la dirigeait.
— Avec une lettre d’introduction de Zheng He, vous irez loin dans le palais, leur dit cet eunuque, même si Zheng a personnellement des problèmes avec les fonctionnaires impériaux. Je connais le Maître de Cérémonie du palais, Wu Han, je le connais même très bien, je vous le présenterai. C’est un vieil ami de Zheng, et il a besoin d’eunuques au Pavillon des Profondeurs Littéraires pour transcrire des textes. Mais, attendez, vous ne savez pas écrire, n’est-ce pas ? Heureusement, Wu s’occupe aussi des prêtres eunuques chargés de veiller au bien-être spirituel des concubines.
— Mon maître, ici présent, est un lama, dit Kyu en montrant Bold. Il m’a initié à tous les mystères du bardo.
L’eunuque jeta un coup d’œil sceptique à Bold.
— Que vous sachiez écrire ou non, de toute façon, la lettre de Zheng vous permettra d’entrer. Il vous a recommandé en très haut lieu. Mais vous aurez besoin de votre pao, bien sûr.
— Mon pao ? fit Kyu. Mes précieuses ?
— Vous savez bien, dit l’eunuque en faisant un geste vers le bas-ventre de Bold. Vous devrez faire la preuve de ce que vous êtes, même quand je vous aurai examiné et que j’aurai certifié que vous l’êtes bien… De même, encore plus important peut-être, quand vous mourrez, il faudra qu’on vous le mette sur la poitrine à votre enterrement, pour tromper les dieux. Vous ne voudriez pas être réincarné en mule, n’est-ce pas ?
Il jeta un regard intrigué vers Kyu.
— Vous n’avez pas le vôtre ?
Kyu fit signe que non.
— Eh bien, vous n’aurez qu’à en choisir un ici, parmi ceux que des patients nous ont laissés en mourant. Je doute qu’on puisse distinguer celui d’un Noir de celui d’un Chinois après son séjour dans le vinaigre !
Il rit et les emmena dans un couloir.
Il s’appelait Jiang, dit-il. C’était autrefois un marin du Fukian qui s’étonnait sans cesse que des gens jeunes et en bonne santé puissent quitter la côte pour se rendre à Beijing.
— Mais, noir comme vous l’êtes, vous serez comme cet animal étrange que la Flotte a rapporté la fois dernière pour l’empereur, cette espèce de licorne tachetée au long cou. Qui venait aussi de Zanj, je crois. Vous le saviez ?
— C’était une grande flotte, dit Kyu.
— Je vois. Bon, Wu et les autres eunuques du palais adorent les créatures exotiques, l’empereur aussi d’ailleurs. Vous serez bien. Restez tranquille, ne vous mêlez à aucun complot, et ça ira.
Dans la chambre froide d’un entrepôt, ils virent plusieurs pots hermétiquement fermés et des bocaux en verre, et trouvèrent un pénis noir que Kyu emporta. L’eunuque en chef inspecta ensuite personnellement Kyu, afin de s’assurer qu’il était bien ce qu’il disait, dressa son certificat d’un coup de pinceau à même la lettre d’introduction de Zheng, et apposa son sceau par-dessus, à l’encre rouge.
— Certains essayent de tricher, bien sûr, mais s’ils se font prendre, on les leur sert sur un plateau, après quoi ils n’ont plus besoin de faire semblant, vous comprenez ? Au fait, j’ai remarqué qu’ils ne vous avaient pas mis de tuyau de plume quand ils vous l’ont coupé. Vous devriez en avoir un pour que ça reste ouvert, et puis vous mettrez une petite fiche dedans. C’est bien mieux ainsi, beaucoup plus agréable. Ils auraient dû vous le faire sur le coup.
— Je me trouve très bien sans, dit Kyu.
Il leva le pot de verre dans la lumière, regardant de près son nouveau pao. Bold frémit, et fut le premier à quitter la pièce.
Alors qu’on finissait de régler les dernières formalités au palais, on donna à Kyu un lit au dortoir, et Bold fut conduit dans une chambre de la clinique pour hommes.
— Temporairement, vous comprenez. À moins que vous ne souhaitiez nous rejoindre au bâtiment principal. Ce qui vous offrirait de grandes chances d’avancement…
— Non merci, répondit Bold poliment.
Mais il voyait bien que de nombreux hommes venaient ici se faire opérer, désespérés de trouver du travail. Quand la famine sévissait dans les campagnes, on ne manquait jamais de candidats. Il y en avait même trop, et il fallait les renvoyer. Comme partout ailleurs en Chine, de nombreux fonctionnaires s’occupaient de tout, ici. Plusieurs milliers d’eunuques travaillaient au palais, et quelques-uns seulement à la clinique.
Ainsi commença leur séjour à Beijing. En fait, les choses prenaient une telle tournure que Bold se demanda, comme lors de leur voyage vers le nord, si Kyu, n’ayant plus besoin de lui, ne l’abandonnerait pas – pour s’en aller à la Cité Interdite, et disparaître de sa vie. L’idée le rendait, malgré tout, un peu triste.
Mais Kyu, après avoir été assigné au service des concubines de Zhu Gaozhi, le fils aîné des enfants légitimes de l’empereur et Premier Héritier du trône, demanda à Bold de le rejoindre et de se présenter aux écuries, où il servirait d’homme à tout faire.
— J’ai toujours besoin de ton aide, dit-il simplement, ressemblant au garçon qu’il avait été jadis, quand ils étaient montés à bord du bateau de la Flotte des trésors.
— Je ferai de mon mieux, dit Bold.
Kyu fut en mesure de demander la faveur d’un entretien avec le maître des écuries de Zhu Gaozhi. Bold se présenta à lui, montra ce qu’il savait faire en matière d’entretien des chevaux – et obtint le poste tant convoité. Les Mongols étaient chez eux aux écuries comme les eunuques au palais.
C’était plutôt un travail facile, pensa Bold. Le Premier Héritier était un homme assez paresseux, qui montait rarement à cheval. Les garçons d’écurie devaient donc souvent mener les chevaux à l’exercice, au manège, ou dans les nouveaux jardins des terrains attenants au palais. Les chevaux étaient tous blancs et très grands, mais lents et peu endurants. Bold comprit pourquoi les Chinois ne pouvaient aller au-delà de leur Grande Muraille et s’attaquer efficacement aux Mongols, en dépit de leur impressionnante multitude. Les Mongols vivaient sur leurs chevaux, et de leurs chevaux : ils faisaient leurs vêtements et leurs abris avec leur peau et leurs poils, ils buvaient leur lait, leur sang, et les mangeaient quand il le fallait. Les chevaux mongols étaient tout pour ce peuple, la vie, le vent, la mort ; alors que ces pauvres carnes, avec leur force et leur caractère, n’étaient bonnes qu’à faire tourner inlassablement la pierre d’une meule, des œillères sur les yeux.
Il se trouva que Zhu Gaozhi rendait fréquemment visite à sa mère, l’impératrice Xu, à Nanjing, où il avait grandi. Alors, au fur et à mesure que les mois passaient, Bold et Kyu firent plusieurs fois le trajet entre les deux capitales, en barge sur le Grand Canal, ou bien le longeant à cheval. Zhu Gaozhi préférait Nanjing à Beijing pour des raisons évidentes de climat et de culture. Tard dans la nuit, après avoir ingurgité d’incroyables quantités de vin de riz, on pouvait l’entendre déclarer que, le jour même où son père mourrait, il referait de Nanjing la capitale qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être. De sorte que tous trouvaient très étrange la profusion de travaux qu’ils voyaient à Beijing quand ils y revenaient.
Ils allèrent de plus en plus souvent à Nanjing. Kyu travaillait au harem de l’héritier, et y passait le plus clair de son temps. Il ne disait jamais rien à Bold de ce qu’il y faisait, sauf l’une des nombreuses fois où il vint le trouver aux écuries, tard dans la nuit, légèrement soûl. Ce fut d’ailleurs à peu près la dernière fois que Bold le vit, et il regretta bientôt ces visites nocturnes, même si elles le rendaient nerveux.
À cette occasion, Kyu expliqua que, ces derniers temps, sa tâche principale consistait à trouver un mari aux concubines ayant atteint la trentaine et n’ayant jamais eu de relations avec l’empereur. Zhu Di les envoyait à son fils, avec pour instruction de les marier vite fait.
— Aimerais-tu te marier ? demanda malicieusement Kyu à Bold. À une vierge de trente ans, experte en toutes choses ?
— Non merci, dit Bold, mal à l’aise.
Il avait déjà conclu un arrangement avec une des servantes du complexe de Nanking, et il eut beau se dire que Kyu plaisantait, cela lui fit bizarre.
Souvent, quand Kyu lui rendait visite la nuit aux écuries, il avait l’air plongé dans de profondes pensées. Il n’entendait rien de ce que Bold lui disait, ou répondait à côté, comme à une autre question. Bold avait entendu dire que le jeune eunuque était apprécié, connaissait beaucoup de monde au palais et avait les faveurs de Wu, le Maître des Cérémonies. Mais il n’avait aucune idée de ce qu’ils étaient tous en train de tramer dans les quartiers des concubines pendant les longues nuits d’hiver à Beijing. Souvent, Kyu se présentait aux écuries, empestant le vin et le parfum, parfois l’urine, une fois même le vomi. « Puer comme un eunuque », cet adage revint à Bold en ces occasions, avec une force désagréable. Il vit combien les gens se moquaient de la démarche efféminée des eunuques, leurs tout petits pas, les pieds recroquevillés. Y étaient-ils physiquement obligés, ou bien se donnaient-ils un genre ? Bold n’aurait su le dire. On les appelait « corbeaux » à cause de leur voix de fausset – et ce n’était qu’un des nombreux surnoms qu’on leur donnait ; mais toujours dans leur dos. Et tous s’accordaient à dire qu’au fur et à mesure qu’ils grossissaient et que leur façon d’être s’étrécissait, ils finissaient par ressembler à de vieilles femmes ratatinées.
Kyu était toujours jeune et beau ; et bien qu’il fut le plus souvent ivre et hirsute, la nuit, quand il venait rendre visite à Bold, il n’avait pas l’air mécontent de lui.
— Fais-moi savoir quand tu auras besoin d’une femme, dit-il. Nous en avons plus qu’il n’en faut là-bas.
Au cours de l’une de leurs visites à Beijing, Bold put voir un bref instant l’empereur avec son fils, alors qu’il leur apportait leurs chevaux, parfaitement pomponnés, depuis la Porte de la Pureté Céleste, afin qu’ils puissent monter ensemble dans les jardins du parc impérial. Sauf que l’empereur voulut sortir de l’enceinte pour chevaucher plus au nord de la ville, apparemment, et dormir sous la tente. Ce qui était franchement pour déplaire au Premier Héritier, comme aux dignitaires qui accompagnaient l’empereur. Finalement, il renonça à son projet et se limita à une promenade de jour, mais en dehors de l’enceinte du palais, le long du fleuve.
Comme ils chevauchaient côte à côte, il dit à son fils :
— Il faut que tu apprennes à proportionner le châtiment au crime ! Le peuple doit sentir que ta décision est juste ! Quand le Bureau des Châtiments condamna Xu Pei-yi à mourir de mort lente, les mâles de sa famille à mort, et ses femmes et ses enfants à l’esclavage, je me suis montré miséricordieux ! J’ai commué sa sentence en une simple décapitation et épargné ses proches. Aussi dirent-ils : « L’empereur a le sens de la mesure, il comprend les choses. »
— C’est normal, acquiesça mollement l’héritier.
L’empereur le foudroya du regard, et ils continuèrent leur promenade.
Sur le chemin du retour, plus tard ce même jour, il faisait toujours la morale à son fils, paraissant encore plus irrité qu’à l’aller.
— Si tu ne connais que la cour, tu ne pourras jamais régner ! Le peuple attend de l’empereur qu’il le comprenne, et qu’il sache aussi bien monter à cheval et tirer à l’arc que l’Envoyé Céleste ! Pourquoi tes gouverneurs t’obéiraient-ils s’ils te trouvent efféminé ? Ils ne feront que feindre de t’obéir, et dans ton dos se moqueront de toi et n’en feront qu’à leur tête !
— C’est logique, dit l’héritier, détournant les yeux.
L’empereur lui lança un regard furieux.
— Descends de cheval ! tonna-t-il d’une voix terrible.
L’héritier soupira et mit pied à terre. Bold prit les rênes et calma le cheval d’une main preste, tout en le menant vers la monture de l’empereur, pour la prendre elle aussi, alors que l’empereur descendait de selle, s’exclamant :
— Obéis !
L’héritier tomba à genoux et se perdit en courbettes.
— Tu crois que les gouverneurs ont peur de toi ? cria l’empereur. Pas du tout ! Ta mère se trompe là-dessus, comme sur tout le reste d’ailleurs ! Ils ont leurs idées, et ne t’aideront pas le moins du monde en cas de problème. Tu dois avoir des hommes à toi.
— Ou des eunuques, dit l’héritier, tête basse.
L’empereur Yongle le dévisagea.
— Oui. Mes eunuques savent qu’ils sont à la merci de mon bon vouloir. Personne d’autre ne les soutiendra. Ce sont les seules personnes au monde qui te soutiendront.
Aucune réponse du fils aîné, toujours prostré. Bold se détourna et, se tenant à quelques pas, l’air de rien, risqua un regard derrière lui. L’empereur, secouant la tête gravement, s’éloignait, laissant son fils à genoux.
— Il se pourrait que tu aies misé sur le mauvais cheval, dit Bold à Kyu lorsqu’il le revit, au cours d’une de ses visites de plus en plus rares aux écuries. L’empereur ne sort plus qu’avec son second fils maintenant. Ils montent à cheval, ils chassent, ils rient. Un jour, ils ont tué trois cents biches que nous avions enfermées. Alors qu’avec le Premier Héritier, l’empereur passe son temps à crier, essayant de le faire sortir de ses appartements, ce qu’il arrive parfois à faire, et du palais, ce qui semble impossible, et le fait crier encore plus. Ce dont l’héritier se moque bien, quasi ouvertement. Il n’ose faire plus, pour le moment. Et l’empereur le sait parfaitement. Je ne serais pas étonné s’il changeait de Premier Héritier.
— Il ne peut pas, dit Kyu. Il aimerait bien, mais il ne peut pas.
— Pourquoi ça ?
— L’aîné est le fils de l’impératrice. Le puîné n’est que le fils d’une courtisane, et encore, même pas d’une courtisane de haut rang.
— Mais l’empereur peut faire ce qu’il veut, non ?
— Faux. Ça ne marche que si tous, quels qu’ils soient, suivent les lois. Si l’un enfreint la loi, cela pourrait entraîner une guerre civile, la fin de la dynastie.
Bold savait que cela s’était produit après la mort de Gengis Khan, lors des guerres de succession qui avaient duré plusieurs générations. De même, on disait qu’à présent les fils de Tamerlan se battaient sans arrêt entre eux, après s’être partagé l’empire du khan en quatre, sans aucun espoir de réunification.
Mais Bold savait aussi qu’un dirigeant suffisamment fort pouvait s’en accommoder.
— Tu ne fais que répéter ce que tu as entendu chez l’impératrice, l’héritier et leurs courtisans. Mais ce n’est pas aussi simple. Les gens font les lois, et parfois, ils les changent. Ou les ignorent. Et s’ils ont des épées, c’est réglé.
Kyu resta silencieux pendant un long moment, pensant à ce que Bold venait de lui dire. Puis il déclara :
— On raconte que les campagnes sont en plein désarroi. Famine au Hunan, pirates sur les côtes, maladies au sud. Les fonctionnaires n’aiment pas ça. Ils pensent qu’en fait de trésors, la grande Flotte a rapporté la maladie et gaspillé d’importantes sommes d’argent. Ils ne comprennent rien à ce que le commerce peut rapporter, ils n’y croient pas. Ils ne croient pas non plus à la nouvelle capitale. Ils disent à l’impératrice et à son fils que nous devrions aider le peuple, que nous devrions nous remettre à l’agriculture, et cesser de dépenser autant pour des projets aussi extravagants.
Bold acquiesça.
— Ça ne m’étonne pas.
— Mais l’empereur persiste. Il fait ce qu’il veut, l’armée est avec lui, et il a ses eunuques. Les eunuques aiment le commerce avec l’étranger, parce qu’il les enrichit. De plus, ils aiment la nouvelle capitale, et tout ce qui s’ensuit. N’est-ce pas ?
Une fois de plus, Bold acquiesça.
— On dirait bien.
— Les fonctionnaires de la cour détestent les eunuques.
Bold lui lança un regard étonné.
— Tu l’as constaté par toi-même ?
— Oui. Même si ceux qu’ils détestent le plus, ce sont les eunuques de l’empereur.
— Certainement. Plus on se trouve près du pouvoir, plus on est craint et détesté par les autres.
À nouveau, Kyu se perdit dans un abîme de réflexions. Bold trouvait qu’il avait l’air heureux, mais il avait eu cette même impression autrefois à Hangzhou. C’est pourquoi, quand Kyu se mettait à sourire, de son petit sourire aux lèvres épaisses, Bold se sentait toujours un peu nerveux.
Peu après cette conversation, alors qu’ils se trouvaient tous à Beijing, survint un orage énorme.
Gouttes de pluie dans la poussière jaune,
Médailles de boue dorée.
Fines craquelures de bronze
Sabrant les paupières,
Raccommodant le ciel et la terre.
Au bout d’une heure, ce n’est qu’un cri :
Les nouveaux palais sont en feu !
Tout le centre de la Cité Interdite
Brûle comme plongé dans la poix,
Les flammes lèchent les nuages gonflés de pluies,
Immenses colonnes de fumée accrochées aux nuées,
Gouttes de pluie dans le vent brûlant,
Médailles de boue cendrée.
Courant çà et là au milieu des chevaux, puis avec des seaux d’eau, Bold restait aux aguets. Le combat était vain. Vers la fin, quand ils renoncèrent à lutter contre l’incendie, il vit Kyu, là, parmi les concubines impériales qu’on venait d’évacuer. Les gens du Premier Héritier paraissaient nerveux, agités, sauf Kyu, qui exultait, le blanc des yeux visible comme jamais. On aurait dit un shaman après un voyage réussi au pays des esprits. C’est lui qui a mis le feu, se dit Bold, comme à Hangzhou ; sauf que cette fois-ci il a attendu qu’il y ait un orage, pour que ça passe inaperçu.
La fois suivante, quand Kyu lui rendit visite aux écuries, Bold avait presque peur de lui parler.
Quoi qu’il en soit, il dit :
— C’est toi qui as mis le feu ?
Il avait murmuré sa question en arabe, même s’ils étaient seuls, à l’écart des écuries, et qu’ils ne risquaient pas d’être entendus.
Kyu se contenta de le fixer. Son regard disait oui, mais il ne répondit pas.
Pour finir, il lâcha :
— C’était une nuit terriblement excitante, n’est-ce pas ? J’ai sauvé l’une des armoires du Pavillon des Écritures, ainsi que plusieurs concubines. Les Robes Rouges se sont montrées des plus reconnaissantes pour leurs documents.
Il continua, parlant de la beauté du feu, de la peur panique des concubines, de la colère, et plus tard, de la peur de l’empereur, qui avait vu dans l’incendie le signe que les cieux désapprouvaient ses actions. C’était de très mauvais augure. Mais Bold avait du mal à suivre tout ce que le gamin disait, son esprit étant notamment habité par des images d’hommes condamnés à mourir de mort lente. Brûler un marchand à Hangzhou était une chose, mais l’empereur de Chine ! Le Trône du Dragon ! Il aperçut de nouveau, brièvement, cette chose que le gamin avait en lui, le nafs aux grandes ailes noires, tapi en son sein, et sentit grandir jusqu’à devenir infranchissable la distance qui les séparait.
— Calme-toi ! dit-il sèchement en arabe. Tu es complètement fou. Tu vas réussir à te faire tuer, et moi aussi.
Kyu eut un vilain sourire.
— J’aurais une vie meilleure, non ? Ce n’est pas ça que tu m’as appris ? Pourquoi devrais-je redouter la mort ?
Bold ne sut quoi répondre.
Après cela, ils se virent de moins en moins. Les jours passèrent, et avec eux les fêtes, les saisons. Kyu grandissait. Lorsque Bold le revit, c’était un jeune eunuque noir, grand et fin, magnifique et parfumé, qui se déhanchait en lançant des coups d’œil aguicheurs, et, une fois seulement, ce regard carnassier, alors qu’il observait des gens autour de lui. Pomponné, maquillé, couvert de bijoux, vêtu des robes de soie les plus chères, c’était à présent l’un des favoris de l’impératrice et du Premier Héritier, qui détestaient pourtant les eunuques, et en particulier ceux du harem. Kyu était leur mascotte, et peut-être même un espion de l’empereur. Bold avait aussi peur pour lui qu’il avait peur de lui. Le garçon semait la zizanie entre les concubines du harem du Premier Héritier et celles de l’empereur, disait-on jusque dans les écuries, où pourtant jamais personne n’aurait dû entendre parler de ces choses-là. La façon dont il se mouvait dans ce marécage était tout sauf subtile, il était en train de se faire de nombreux ennemis. Des coteries conspiraient contre lui pour le faire tomber. Il devait le savoir, et il devait le faire exprès. Mais il leur riait au nez, de façon à se faire détester plus encore. Et tout cela semblait le ravir. Mais la vengeance impériale portait loin. Si quelqu’un tombait, tous ceux qu’il avait connus tombaient avec lui.
Aussi, quand la nouvelle se répandit que deux des concubines de l’empereur s’étaient pendues, et lorsque l’empereur furieux demanda des comptes, et qu’on commença à prendre la mesure de la corruption et du complot qui se tramait autour de lui, la peur se répandit dans la cour comme la peste elle-même. Les mensonges impliquant de plus en plus de gens, près de trois mille concubines et eunuques se trouvèrent bientôt mis en cause dans cette affaire. Bold s’attendait à chaque instant à apprendre la nouvelle de la torture puis de la mise à mort lente de son jeune ami, à l’apprendre peut-être de la bouche même des gardes qui viendraient l’arrêter, lui.
Mais cela n’arriva pas. Kyu vivait comme s’il avait été protégé par un puissant sortilège jeté par un sorcier. C’était si évident que tous auraient dû le voir. L’empereur exécuta personnellement quarante de ses concubines, maniant l’épée avec vigueur, les coupant en deux ou les décapitant d’un seul coup, ou bien les frappant, encore et encore, jusqu’à ce que les marches de la nouvelle salle de l’Harmonie Suprême soient rouges de leur sang. Et Kyu se tint juste à côté, sans être menacé. En le voyant, tandis qu’elle se tenait nue devant tous, une concubine poussa même un cri inarticulé, puis elle maudit l’empereur en le regardant dans les yeux :
— C’est de ta faute, tu es trop vieux, ton yang est parti, les eunuques le font mieux que toi !
Et puis, schlac, sa tête alla rouler dans les mares de sang comme celle d’un mouton sacrificiel. Toute cette beauté gâchée ! Et pourtant, nul ne toucha Kyu. L’empereur n’osa même pas le regarder, et le jeune Noir observa tout cela, une étincelle dans les yeux, savourant le carnage, et le fait que les fonctionnaires le détestaient pour ça. La cour ressemblait à un abattoir, ils se nourrissaient désormais les uns des autres, et pourtant, aucun n’avait le courage de s’en prendre au sauvage eunuque noir.
La dernière fois que Bold le vit, ce fut peu avant d’accompagner l’empereur dans une expédition militaire à l’ouest, pour détruire les Tartares menés par Arughtai. Mais la cause était désespérée. Les Tartares étaient bien trop rapides, l’empereur bien trop malade. Rien de bon ne pouvait en sortir. Ils reviendraient avec l’hiver, dans quelques mois. C’est pourquoi Bold fut surpris que Kyu vienne lui dire au revoir dans les écuries.
Il avait l’impression de parler à un étranger, maintenant. Mais le jeune homme agrippa Bold par le bras, avec sérieux et affection, comme un prince s’adressant à un vieux serviteur.
— N’as-tu jamais eu envie de rentrer chez toi ? lui demanda-t-il.
— Chez moi ? demanda Bold.
— N’as-tu de famille nulle part ?
— Je ne sais pas. Cela fait si longtemps. Je suis sûr qu’ils me croient mort. Ils pourraient être… n’importe où…
— Oui, mais quelque part quand même. Tu pourrais les trouver.
— Sans doute.
Bold regarda Kyu, intrigué.
— Pourquoi me demandes-tu cela ?
Kyu ne répondit pas tout de suite. Il serrait toujours étroitement le bras de Bold. Pour finir, il dit :
— Connais-tu l’histoire de l’eunuque Chao Kao, qui fit tomber la dynastie Chin ?
— Non. Tu ne penses quand même plus à cela, j’espère ?
Kyu sourit.
— Non.
Il sortit de sous sa manche une petite gravure. Elle représentait la moitié d’un tigre, taillé dans du bois de fer, ses rayures finement gravées en creux. La faille qui courait en son milieu était à mortaises ; il s’agissait de la moitié d’un sceau, comme ceux qu’utilisaient les officiels afin d’authentifier leurs correspondances avec la capitale, quand ils se trouvaient en province.
— Prends ça avec toi quand tu t’en iras. Je garderai l’autre moitié. Cela t’aidera. Nous nous retrouverons.
Bold le prit, effrayé. C’était pour lui comme le nafs de Kyu, même si celui-ci ne pouvait être donné.
— Nous nous retrouverons. Au moins dans nos vies à venir, comme tu me le disais toujours. Tes prières pour les morts leur donnent des instructions à suivre pour se guider dans le bardo, c’est ça ?
— C’est ça.
— Je dois y aller.
Kyu l’embrassa sur la joue et disparut dans la nuit.
Comme prévu, l’expédition visant à conquérir les Tartares fut un lamentable échec, et par un soir d’orage l’empereur Yongle mourut. Bold ne se coucha pas de toute la nuit, maniant les soufflets pour attiser le feu où les officiers jetteraient tous leurs gobelets en fer-blanc, afin de fondre le cercueil dans lequel l’empereur reviendrait à Beijing. Il plut tout le long du chemin du retour. Le ciel pleurait. Ce n’est qu’une fois rentrés à Beijing que les officiers révélèrent la nouvelle.
Le corps impérial resta en l’état dans un cercueil approprié durant cent jours. La musique, les mariages et toutes les cérémonies religieuses furent interdits pendant ce temps-là, et tous les temples du pays durent faire sonner leurs cloches trente mille fois.
Pour les funérailles, Bold se joignit aux dix mille hommes de l’escorte.
La tombe de l’empereur, au nord-ouest de Beijing.
Soixante lis à pied, trois jours à zigzaguer
Pour semer les esprits malins, qui voyagent en ligne droite
Le complexe funéraire se trouve loin sous terre,
Empli des plus beaux atours et des biens les plus précieux de l’empereur,
Au bout d’une galerie longue de trois lis,
Bordée de serviteurs de pierre à ses ordres.
Combien de vies humaines leur faudra-t-il attendre ?
Seize de ses concubines ont été pendues,
Et enterrées autour de son cercueil.
Le jour où le Premier Héritier s’assit sur le Trône du Dragon, son premier édit fut lu partout à haute voix, dans le Grand Intérieur comme dans le Grand Vide. Vers la fin de l’édit, celui qui en donnait lecture proclama pour tous ceux qui se trouvaient assemblés devant la salle de l’Harmonie Suprême :
— Tous les voyages de la Flotte des trésors sont suspendus. Tous les bateaux mouillant à Hangzhou doivent rentrer à Nanjing, et toutes les marchandises se trouvant à bord de ces bateaux devront être envoyées au Département des Affaires Internes où elles seront stockées. Les officiels en voyage à l’étranger doivent rentrer à la capitale sur-le-champ ; et ceux qui avaient l’intention de partir à l’étranger doivent rester chez eux. La construction et la réparation des navires de la Flotte des trésors sont suspendues. Il n’y aura plus d’autorisations officielles pour partir à l’étranger, et ceux qui sont à l’étranger pour commercer doivent rentrer à la capitale.
Quand le lecteur eut fini son travail, le nouvel empereur, qui venait à l’instant de se nommer l’empereur Hongxi, s’adressa en personne à la foule :
— Nous avons fait trop de dépenses extravagantes. La capitale reviendra à Nanjing, et Beijing sera sa capitale auxiliaire. Les ressources impériales ne seront plus gâchées. Le peuple souffre. Le sortir de la misère doit être considéré comme une tâche aussi importante que sauver les gens du feu, ou de la noyade. Il n’y a pas à hésiter.
Bold vit le visage de Kyu de l’autre côté de la grande cour, petite figure noire aux yeux brillants. Le nouvel empereur se tourna vers les gens de la suite de son père, dont la plupart étaient des eunuques.
— Pendant des années, vous, les eunuques, n’avez pensé qu’à vous-mêmes, aux dépens de la Chine. L’empereur Yongle croyait que vous étiez avec lui. Mais ce n’était pas le cas. Vous avez trahi la Chine tout entière.
Kyu parla avant que ses compagnons ne puissent l’interrompre :
— Votre Grandeur, ce sont les fonctionnaires qui trahissent la Chine ! Ils essayent de vous imposer leur pouvoir, et de vous réduire à l’état d’empereur enfant pour toujours !
Avec un rugissement, un groupe de courtisans se précipita sur Kyu et quelques-uns des autres eunuques, sortant une arme de leur manche tout en courant. Les eunuques se battirent ou s’enfuirent, mais la plupart furent taillés en pièces sur place. Quant à Kyu, ils le poignardèrent plus d’un millier de fois.
L’empereur Hongxi s’approcha pour regarder, silencieux et immobile. Quand tout fut terminé, il dit :
— Prenez leurs corps et pendez-les dehors, à la Porte du Méridien. Que tous les eunuques sachent, et me craignent.
Plus tard, dans les écuries, Bold s’assit, la gravure du tigre dans les mains. Il avait bien cru qu’on le tuerait lui aussi, et avait honte de la façon dont cette idée l’avait occupé alors même qu’on massacrait Kyu sous ses yeux. Mais personne ne lui avait prêté la moindre attention. Il était fort possible que personne ne se souvienne qu’il connaissait Kyu.
Il savait qu’il s’en irait, mais il ne savait pas où. S’il allait à Nanjing, et aidait à brûler la Flotte des trésors, ainsi que les quais et les entrepôts, il contribuerait certainement à la réalisation des projets de son jeune ami. Mais de toute façon, cela disparaîtrait.
Bold se rappela leur dernière conversation. Il était peut-être temps de rentrer chez lui, de commencer une nouvelle vie.
C’est alors que des gardes apparurent à la porte. Nous savons ce qui se passa ensuite, et vous allez le savoir aussi. Alors, poursuivons.
Au moment de mourir, Kyu vit une lumière blanche, aveuglante. Elle était là, partout, baignant le vide proprement dit, et il en faisait partie, et la chantait dans le vide.
Une éternité plus tard, il se dit : C’est pour ça qu’on se bat.
Et c’est ainsi qu’il en ressortit, reprenant conscience de lui-même. Ses pensées roulaient une orgie de monologues incessants, même après la mort. Incroyable mais vrai. Peut-être n’était-il pas encore mort. Mais son corps était là, réduit en morceaux, sur le sable de la Cité Interdite.
Il entendait la voix de Bold, dans ses pensées, qui disait une prière.
Kyu, mon garçon, mon beau garçon,
Le moment est venu pour toi de chercher le chemin.
Cette vie est terminée. Tu es maintenant
Face à face avec la lumière éclatante.
J’ai dépassé ce stade, se disait Kyu. Et après ? Mais Bold ne pouvait pas savoir où il irait cette fois. Les prières pour les morts n’étaient d’aucune utilité pour ça.
Tu es sur le point de faire l’expérience de la réalité
Dans toute sa pureté. Toute chose est le vide.
Tu seras comme un ciel clair,
Vide et pur. Ton esprit nommé
Sera comme l’eau calme et claire.
J’ai dépassé ce stade. À la prochaine étape !
— Utilise l’esprit pour interroger l’esprit. Ne dors pas à ce moment crucial. Ton âme doit quitter ton corps éveillé, et sortir par le trou de Brahma.
Les morts ne dorment pas, songea Kyu, agacé. Et mon âme a déjà quitté mon corps.
Son guide était loin derrière lui. Mais ça avait toujours été comme ça, avec Bold. Kyu devrait trouver sa propre voie. Le vide environnait toujours l’unique fil de ses pensées. Certains des rêves qu’il avait faits pendant sa vie venaient de cet endroit.
Il cligna de l’œil, ou dormit, et puis il se retrouva dans un vaste tribunal. L’estrade du juge était sur un large pont, un plateau dans une mer de nuages. Le juge était une énorme divinité au visage noir, assise, le ventre rond, sur l’estrade. Ses cheveux étaient de feu, et brûlaient ardemment sur sa tête. Derrière lui, un homme à la peau noire tenait un toit de pagode qui aurait pu venir tout droit du palais de Beijing. Au-dessus du toit flottait un petit Bouddha assis, d’un calme rayonnant. À sa gauche et à sa droite se trouvaient des divinités paisibles, assises, des présents dans leurs bras ; mais elles étaient toutes très loin, et pas pour lui. Les morts vertueux gravissaient de longues routes qui montaient dans le vide vers ces dieux. Sur le pont qui entourait l’estrade, les morts moins bien lotis étaient hachés menus par des démons aussi noirs que le Seigneur de la Mort, mais plus petits et plus agiles. Sous le pont, d’autres démons torturaient d’autres âmes. C’était une scène très tourmentée, et Kyu était ennuyé. C’est mon jugement, et on se croirait dans un abattoir au petit matin ! Comment veut-on que je me concentre ?
Un être qui ressemblait à un singe s’approcha de lui et leva la main.
— Jugement ! dit-il d’une voix profonde.
La prière de Bold retentit dans son esprit, et Kyu se rendit compte que Bold et ce singe étaient liés, d’une façon ou d’une autre.
— Rappelle-toi : ce que tu endures à présent résulte de ton karma, disait Bold. C’est le tien ; il n’est à personne d’autre. Implore le pardon. Un petit dieu blanc et un petit démon noir vont apparaître, et compter les cailloux blancs et les cailloux noirs de tes actions, bonnes et mauvaises.
Et c’est ce qui arriva. Le diablotin blanc, blanc comme un œuf, et le diablotin noir, noir comme l’onyx, arrachaient du sol des monceaux de pierres noires et blanches, qui paraissaient, à la grande surprise de Kyu, s’équilibrer. Il ne se souvenait pas d’avoir jamais accompli la moindre bonne action.
— Vous serez effrayé, terrifié, impressionné.
Mais non ! Ces prières étaient pour une autre sorte de morts, pour les gens comme Bold.
— Tu essaieras de mentir, de dire que tu n’as commis aucune mauvaise action.
Je ne dirai jamais une chose aussi ridicule.
Soudain, le Seigneur de la Mort, sur son trône, remarqua Kyu, et malgré lui, Kyu flancha.
— Apportez le miroir du karma, dit le dieu avec un horrible sourire grimaçant, les yeux luisants comme des charbons ardents.
— N’aie pas peur, fit la voix de Bold, dans sa tête. Ne dis pas de mensonges, ne sois pas terrifié, ne crains pas le Seigneur de la Mort. Le corps dans lequel tu es à présent n’est qu’un corps mental. Tu ne peux pas mourir dans le bardo, même s’ils te déchiquètent en morceaux.
Merci, songea Kyu, mal à l’aise. C’est tellement réconfortant.
— Voici venu le moment du jugement. Cramponne-toi, aie de bonnes pensées ; rappelle-toi : tous ces événements sont tes propres hallucinations, la vie qui t’attend dépend de tes pensées en cet instant. Un unique moment d’existence peut faire une grande différence. Ne te laisse pas distraire quand les six lumières apparaîtront. Considère-les avec compassion. Contemple le Seigneur de la Mort sans crainte.
Le dieu noir leva un miroir et le dirigea si adroitement vers Kyu que celui-ci y vit son propre visage, aussi noir que celui du dieu. Il vit que le visage était l’âme nue elle-même, et que la sienne était aussi noire et terrible que celle du Seigneur de la Mort. C’était le moment de vérité ! Et il devait se concentrer, ainsi que Bold le lui rappelait. Pendant ce temps, le charivari frénétique se poursuivait, hurlant, grinçant, tonitruant, autour de lui. Toutes les punitions et toutes les récompenses possibles étaient distribuées en même temps, et il ne pouvait s’empêcher d’en être contrit.
— Pourquoi le noir est-il le mal et le blanc le bien ? demanda-t-il au Seigneur de la Mort. Je n’ai jamais vu les choses comme ça. Si tout cela est le reflet de ma pensée, alors pourquoi est-ce ainsi ? Pourquoi mon Seigneur de la Mort n’est-il pas un grand marchand d’esclaves arabe, comme dans mon village ? Pourquoi vos agents ne sont-ils pas des lions et des léopards ?
Mais le Seigneur de la Mort était un marchand d’esclaves arabe, il le voyait à présent ; un minuscule Arabe gravé en creux sur le front noir du dieu regardait Kyu et lui faisait de grands signes. Celui qui l’avait capturé et emmené jusqu’à la côte ; et parmi les cris des malheureux déchiquetés rugissaient des lions et des léopards qui dévoraient avidement les entrailles des victimes encore vivantes.
Rien que mes propres pensées, se rappela Kyu, qui sentait la peur monter dans sa gorge. Ce royaume était comme le monde des rêves, mais plus solide ; plus concret, même, que le monde éveillé de la vie qu’il venait de vivre ; démesurément plein de lui-même, de sorte que les feuilles des buissons (dans des pots de céramique !) sourdaient comme des feuilles de jade, pendant que le trône de jade du dieu palpitait d’une consistance qui dépassait de beaucoup celle de la pierre. De tous les mondes, le bardo était celui de la réalité ultime.
Le blanc visage de l’Arabe sur le front noir riait et piaulait, « Condamné ! », et l’énorme visage noir du Seigneur de la Mort rugissait, « Condamné à l’enfer ! ». Il lança une corde autour du cou de Kyu et le traîna à bas de l’estrade. La corde lui arracha la tête, lui arracha le cœur, les entrailles, le vida de son sang, dénuda ses os ; et pourtant Kyu ne mourait pas. Le corps en mille morceaux, il revivait toujours. Et tout recommençait, tout cela dans une douleur intense. Torturé par la réalité. La vie est une chose d’une extrême réalité ; la mort aussi.
Les idées sont implantées dans l’esprit de l’enfant comme des graines ; elles peuvent pousser jusqu’à régner sur la vie.
La défense : Je n’ai rien fait de mal.
La souffrance se décomposa en angoisse, regret, remords ; nausée devant ses vies passées et le peu qu’elles lui avaient valu. En cette heure terrible, il les sentait toutes sans pouvoir vraiment se les rappeler. Mais elles avaient eu lieu ; oh, sortir de la roue sans fin du feu et des larmes. Le chagrin et la douleur qu’il éprouvait alors étaient pires que le supplice de l’écartèlement. La solidité du bardo s’effrita et il fut assailli par la lumière qui explosait dans ses pensées, à travers laquelle le palais du jugement ne pouvait être vu que comme une sorte de voile, ou une peinture dans l’air.
Mais Bold était là, et il était jugé à son tour. Bold, le singe à la tête rentrée dans les épaules, la seule personne qui avait eu une quelconque importance pour Kyu depuis sa capture. Kyu réprima le désir de l’appeler à l’aide ; il ne voulait pas distraire son ami en ce moment précis, ce moment entre tous, le dernier, dans l’infinité des moments, où il avait besoin d’être distrait. Néanmoins, quelque chose avait dû échapper à Kyu, un gémissement de l’esprit, une pensée angoissée ou un appel au secours, parce qu’une furieuse bande de démons à quatre bras entraînèrent Kyu, l’emmenèrent à un endroit d’où il ne voyait pas le jugement de Bold.
Puis il se retrouva bel et bien en enfer, et la souffrance fut le moindre de ses tourments, aussi superficielle que des piqûres de moustique par rapport à la souffrance profonde, océanique, de sa déréliction. L’angoisse de la solitude ! Explosions colorées, mandarine, citron vert, vif argent, chaque teinte, plus acide que la précédente, lui brûla la conscience d’une angoisse chaque fois plus profonde. J’erre dans le bardo, sauve-moi ! Sauve-moi !
Et Bold se retrouva là, avec lui.
Ils étaient dans leur propre corps et ils se regardaient. La lumière devint plus claire, moins pénible pour les yeux ; un unique rayon d’espoir troua les profondeurs du désespoir de Kyu, comme une lanterne de papier solitaire entrevue de l’autre côté du lac de l’Ouest. Tu m’as retrouvé, dit Kyu.
Oui.
C’est un miracle que tu m’aies retrouvé ici.
Non. On se retrouve toujours, dans le bardo. Nos chemins se croiseront tant que les six mondes tourneront dans ce cycle du cosmos. Nous faisons partie d’une jati karmique.
Qu’est-ce que c’est ?
La jati ? Ta sous-caste, ta famille, ton village. Elle se manifeste diversement. Nous sommes tous arrivés ensemble dans le cosmos. De nouvelles âmes naissent dans le néant, mais pas souvent, surtout à ce stade du cycle, parce que nous sommes dans le Kali-yuga, l’Âge de la Destruction. Quand de nouvelles âmes apparaissent, ça arrive comme une graine de pissenlit, des âmes comme des graines, portées par le vent du dharma. Nous sommes tous des graines de ce que nous pourrions être. Mais les nouvelles graines flottent de concert et ne s’éloignent jamais de beaucoup ; c’est mon avis. Nous avons déjà traversé bien des vies côte à côte. Notre jati a été particulièrement unie depuis l’avalanche. Le destin nous a liés. Nous montons ou nous tombons ensemble.
Mais je ne me rappelle pas les autres vies. Et je ne me rappelle personne de cette vie passée, en dehors de toi. Je ne reconnais que toi ! Où sont les autres ?
Tu ne m’avais pas reconnu non plus. C’est nous qui t’avons retrouvé. Tu ne cessais de t’éloigner de la jati depuis bien des réincarnations, maintenant, toujours plus bas, plus bas en toi seul, dans des lokas de plus en plus bas. Il y a six lokas : ce sont les mondes, les royaumes, de la renaissance et de l’illusion. Le ciel, le monde des devas ; puis le monde des asuras, ces géants toujours en conflit ; puis le monde humain ; puis le monde animal ; puis le monde des prêtas, ou des fantômes affamés ; puis l’enfer. Nous nous déplaçons entre eux au gré des changements de notre karma, vie après vie.
Combien sommes-nous dans cette jati ?
Je ne sais pas. Une douzaine peut-être, ou une demi-douzaine. Les contours du groupe sont un peu flous. Certains s’en vont et ne reviennent que beaucoup plus tard. Nous étions un village, en ce temps-là, au Tibet. Mais il y avait des visiteurs, des marchands. De moins en moins chaque fois. Les gens se perdent, ou tombent. Comme toi. Quand le désespoir frappe.
Rien que de l’entendre, ce mot envahit Kyu : désespoir. Bold devint transparent.
Bold, aide-moi ! Que dois-je faire ?
Aie de bonnes pensées. Écoute, Kyu, écoute – nous sommes pareils à nos pensées. Tels nous pensons, tels nous sommes. Tout le temps comme partout. Parce que les pensées sont des choses, mères de toutes les actions, bonnes ou mauvaises. Tel nous semons, tel nous récolterons.
J’aurai de bonnes pensées, ou j’essaierai, mais que dois-je faire ? Que dois-je chercher ?
Les lumières te mèneront. Chaque monde a sa propre couleur ; la lumière blanche des devas, la verte des asuras, la jaune des humains, la bleue des animaux, la rouge des fantômes, et celle, couleur de fumée, de l’enfer. Ton corps apparaîtra de la couleur du monde dans lequel tu dois retourner.
Mais nous sommes jaunes ! fit Kyu en regardant sa main. Et Bold était aussi jaune qu’une fleur.
Ça veut dire que nous devons réessayer. Essayer et essayer encore, vie après vie, jusqu’à ce que nous parvenions à la sagesse du Bouddha et que nous soyons enfin libérés. Parfois, alors, certains décident de regagner le monde des humains, pour aider les autres sur le chemin de la libération. Ceux-là s’appellent les bodhisattvas. Il se pourrait que tu sois l’un d’eux, Kyu. Je vois en toi. Écoute-moi, maintenant. Tu devras bientôt fuir pour sauver ta vie. Des choses vont te pourchasser, et tu te cacheras. Dans une maison, une grotte, la jungle, une fleur de lotus. Autant de ventres maternels. Tu auras envie de rester dans ta cachette, pour échapper aux terreurs du bardo ; mais c’est là que se trouvent les prêtas, et tu deviendras un fantôme. Si tu veux t’en sortir, tu dois émerger à nouveau. Choisis ta porte, un ventre maternel, ni attirant ni repoussant. Les apparences peuvent être trompeuses. Va comme bon te semblera. Écoute ton cœur. Essaie d’abord d’aider d’autres esprits, comme si tu étais déjà un bodhisattva.
Je ne sais pas comment faire !
Apprends. Sois attentif et apprends. Tu dois suivre, ou tu perdras la jati pour de bon.
Puis ils furent attaqués par d’énormes lions à la crinière pleine de sang, qui rugissaient furieusement. Bold partit dans une direction et Kyu dans une autre. Kyu courut et courut, un lion sur les talons. Il tourna entre deux arbres, sur un chemin. Le lion continua tout droit, perdant sa trace.
À l’est, il vit un lac où glissaient des cygnes noirs et blancs. À l’ouest, un lac dans lequel se baignaient des chevaux ; au sud, un semis de pagodes ; au nord, un lac avec un château au milieu. Il prit vers le sud, vers les pagodes, avec la vague impression que ç’aurait été le choix de Bold ; sentant aussi que Bold et le reste de sa jati étaient déjà là-bas, en train de l’attendre, dans l’un des temples.
Il arriva aux pagodes. Il s’aventura d’un bâtiment au suivant, regardant par les portes, choqué par des visions de foules désemparées, se battant contre des gardes et des surveillants à tête de hyène, ou les fuyant ; un enfer de village, où chaque futur possible était catastrophique, terrifiant. La Mort y était née.
Beaucoup de temps passa dans cette horrible quête, et puis il vit, par les portes d’un temple, sa jati, sa cohorte, Bold et tous les autres, Shen, I-Li, Dem – sa mère –, Zheng He, tout le monde. Il les reconnut aussitôt – Oh, se dit-il, évidemment. Ils étaient nus, ruisselants de sang, néanmoins prêts à partir en guerre. Puis les hyènes se mirent à hurler, et Kyu fuit dans la lumière jaune, crue, du matin, à travers les arbres, sous le couvert des herbes à éléphant. Les hyènes erraient parmi les hautes herbes, et il continua entre les lames coupantes d’une touffe brisée pour s’y réfugier.
Pendant longtemps, il resta tapi dans l’herbe jusqu’à ce que les hyènes se dispersent, alors que les appels de sa jati l’imploraient de revenir. Il demeura caché là pendant une longue nuit pleine de sons affreux, de créatures massacrées et dévorées ; mais il était sain et sauf ; et le matin revint. Il décida de partir vers le nord et découvrit que la route était coupée. Les herbes tranchantes comme des lames avaient poussé, et il était encerclé par de longues épées dardées vers lui, qui le coupaient en grandissant. Ah, se dit-il, c’est un ventre maternel. J’en ai choisi un sans le vouloir, sans écouter Bold, séparé de ma famille, inconscient et apeuré. Le pire choix possible.
Et pourtant, rester là serait devenir un fantôme affamé. Il devait se soumettre. Il devait renaître. Il gémit à l’idée de cette malédiction, se maudit, se traita d’imbécile. Essaye d’avoir un peu plus de présence d’esprit, la prochaine fois, se dit-il, un peu plus de courage ! Ce ne serait pas facile ; le bardo était un endroit terrifiant. Mais maintenant qu’il était trop tard, il décida qu’il devrait essayer. La prochaine fois !
Et c’est ainsi qu’il réintégra le royaume humain. Ce qui leur arriva, à ses compagnons et à lui-même, la fois suivante, ce n’est pas à nous de le dire. Partis, partis, complètement au-delà ! Salut à tous !