LIVRE 7 L’ÂGE DES GRANDS PROGRÈS

1. La chute de Konstantiniyye

Le troisième docteur du sultan et calife ottoman Selim, Ismail ibn Mani al-Dir, un Arménien, avait commencé sa carrière comme cadi, en étudiant le droit et la médecine à Konstantiniyye. Comme c’était un excellent médecin, il gravit rapidement les échelons de la bureaucratie ottomane, jusqu’au jour où le sultan Selim lui demanda de venir soigner l’une des femmes de son sérail. La fille du harem se rétablit grâce aux soins d’Ismail, qui guérit peu après le sultan Selim lui-même d’une maladie de peau. Après quoi, le sultan éleva Ismail au rang de médecin chef de la Sublime Porte et de son sérail.

Ismail passa alors son temps entre les nombreuses et discrètes visites à ses patients et la poursuite de ses études telle que l’effectue tout médecin, c’est-à-dire en pratiquant. Il ne se préoccupait guère de ses fonctions à la cour. Il noircissait d’épais recueils d’études de cas, notant tous les symptômes, médicaments, soins et résultats. Il assistait aux interrogatoires des janissaires, ainsi que l’y obligeait son titre, et prenait, là aussi, des notes.

Le sultan, impressionné par le dévouement et le talent de son médecin, s’intéressa aux cas qu’il étudiait. Les corps de tous les janissaires qu’il avait fait exécuter après l’échec de leur coup d’État de 1202 furent mis à la disposition d’Ismail, et l’interdiction religieuse d’autopsier les cadavres et de les disséquer fut levée, au motif qu’elle ne concernait pas les criminels. Il y avait beaucoup de travail, et il fallait le faire très vite, bien que les corps aient été plongés dans la glace. Le sultan participa lui-même à de nombreuses dissections, posant des questions à chaque incision. Il ne mit d’ailleurs pas longtemps à voir les avantages que l’on pouvait retirer de la vivisection, et s’empressa de l’encourager.

Une nuit de 1207, le sultan appela son médecin, lui demandant de venir dans son palais de la Sublime Porte. Un de ses vieux garçons d’écurie était en train de mourir, et Selim l’avait fait confortablement installer au milieu d’une chambre, dans un lit placé sur l’un des immenses plateaux d’une gigantesque balance extrêmement précise, tandis que sur l’autre plateau se trouvait un amoncellement d’or, équilibrant le tout.

Le vieil homme se mourait en respirant à grand bruit, sous le regard du sultan, qui se régalait d’un dîner de minuit. Il expliqua au docteur qu’il était sûr que cette méthode permettrait de déterminer la présence de l’âme, si une telle chose existait, et d’en calculer le poids.

Ismail alla voir le vieil homme sur son lit surélevé, et lui prit doucement le poignet. Le souffle du vieillard faiblissait, se faisait haletant. Le sultan se leva et tira Ismail en arrière, tout en lui indiquant l’aiguille de la balance. Il ne fallait toucher à rien.

Le vieil homme arrêta de respirer.

— Bientôt, murmura le sultan. Regarde…

Ils regardèrent. Il y avait peut-être dix personnes dans la pièce. Tout était parfaitement silencieux et immobile, comme si le monde entier s’était tenu là, pour témoigner de cette expérience.

Lentement, très lentement, le plateau de la balance où se trouvaient le vieil homme et son lit commença à monter. Quelqu’un eut un hoquet. Le lit s’éleva, puis resta suspendu en l’air, au-dessus d’eux. Le vieil homme s’était allégé.

— Enlevez la plus petite quantité d’or possible, murmura le sultan. Commencez par la monnaie.

Un de ses gardes du corps s’attela à la tâche, retirant, piécette par piécette, une petite quantité d’or. Puis une plus grande. Finalement, le plateau du vieillard commença à redescendre, jusqu’à se trouver en dessous du niveau du plateau chargé d’or. Le garde du corps remit une piécette, puis une autre, jusqu’à ce que la balance fût de nouveau à l’équilibre. Le poids du mourant avait diminué d’un peu plus d’une piécette.

— Intéressant, commenta le sultan d’une voix redevenue normale.

Puis il partit prendre son dessert, et invita Ismail à s’approcher.

— Viens, mangeons. Et dis-moi ce que tu penses de ces troubles à l’est, de ces gens dont on dit qu’ils voudraient nous attaquer.

Le docteur haussa les épaules. Il n’avait pas d’avis sur la question.

— Allons, tu dois sûrement penser quelque chose, l’encouragea le sultan. Dis-moi ce que tu sais.

— Comme tout le monde, j’ai entendu dire qu’ils venaient du sud de l’Inde, répondit docilement Ismail. Ils ont vaincu les Moghols. Ils ont une excellente armée, des navires pour la transporter de conquête en conquête, et des villes côtières fortifiées. Leur chef aime qu’on l’appelle le Kerala de Travancore. Ils ont battu les Safavides, et attaqué la Syrie et le Yémen…

— Allons, je sais tout cela, coupa le sultan. Ce que je te demande, Ismail, c’est une explication. Comment ont-ils fait pour accomplir toutes ces choses ?

— Je l’ignore, Excellence, répondit Ismail. Les quelques lettres que j’ai reçues de mes collègues orientaux ne parlent pas de ces affaires militaires. J’ai cru comprendre que leur armée se déplaçait très rapidement, à une vitesse d’environ cent lieues par jour si je ne me trompe.

— Cent lieues par jour ! Mais comment est-ce possible ?

— Je ne sais pas. L’un de mes collègues m’a écrit qu’il soignait des blessures par le feu. J’ai entendu dire que leur armée épargnait ceux qu’elle faisait prisonniers, et les envoyait à l’arrière, dans des zones agricoles qu’elle avait conquises.

— Bizarre. Sont-ils hindous ?

— Hindous, bouddhistes, sikhs. J’ai l’impression qu’ils pratiquent une sorte de mélange entre ces trois religions, une nouvelle espèce de religion pourrait-on dire, inventée par ce sultan de Travancore. Les gourous hindous font souvent cela, et ce serait un personnage de ce genre.

Le sultan Selim hocha la tête.

— Mange, ordonna-t-il.

Ismail attaqua une coupe de sorbet.

— Est-ce qu’ils se servent de feu grégeois, ou de l’alchimie noire de Samarkand ?

— Je ne sais pas. Samarkand elle-même a été abandonnée, si j’ai bien compris, après une épidémie de peste, puis une série de tremblements de terre. Mais ses travaux alchimiques ont pu être poursuivis en Inde.

— Alors nos agresseurs se serviraient de magie noire, conclut le sultan, en haussant le sourcil.

— Je ne puis l’affirmer.

— Et au sujet de leurs navires ?

— Vous en savez plus que moi, Excellence. On raconte qu’ils font voile contre le vent.

— Encore de la magie noire !

— Plutôt le pouvoir de machines, Excellence. Un de mes correspondants sikhs m’a dit qu’on pouvait faire bouillir de l’eau dans des pots hermétiquement clos, obligeant la vapeur à sortir par de petits tuyaux, comme des canons de fusil. La vapeur jaillit en poussant un système de roues à aubes, un peu comme le fleuve fait tourner la roue d’un moulin, et le navire avance.

— Mais alors, ils ne peuvent se déplacer que vers l’arrière ?

— Il suffit d’inverser le système, Excellence.

Le sultan jeta un regard suspicieux à Ismail.

— N’arrive-t-il jamais que l’un de ces navires explose ?

— Cela doit arriver, si quelque chose ne marche pas.

Selim parut satisfait.

— Fort bien, c’est très intéressant ! Alors il suffirait qu’un boulet de canon atteigne leur chaudière pour faire exploser tout le navire !

— C’est plus que probable.

Le sultan était ravi.

— Ce sera parfait pour s’exercer au tir. Viens, suis moi.

Il quitta la pièce suivi de son cortège habituel : gardes du corps, au nombre de six, cuisinier et serviteurs, astronome, valet, et le Chef des Eunuques Noirs, tous lui emboîtèrent le pas, plus le médecin, que le sultan tenait par l’épaule. Il conduisit Ismail par le Portail du Plaisir, dans son harem, sans un mot à ses gardes, laissant derrière lui sa suite se demander qui devait le suivre ou non dans le sérail. Pour finir, seuls un serviteur et le Chef des Eunuques Noirs entrèrent.

Dans le sérail, tout était d’or et de marbre, de soie et de velours. Les murs des antichambres étaient couverts de peintures religieuses et d’icônes datant du temps de Byzance. Le sultan fit un geste, et l’Eunuque Noir hocha la tête en direction de l’un des gardes, en faction devant une porte au loin.

L’une des concubines du harem sortit, escortée par quatre servantes : c’était une jeune femme à la peau laiteuse et aux cheveux roux, et dont le corps luisait à la lumière des lampes à gaz. Ce n’était pas une albinos, mais plutôt une personne au teint naturellement pâle, l’une des célèbres esclaves blanches du sérail, l’une des rares descendantes connues des anciens Franjs. Des générations entières de sultans ottomans avaient continué de les apparier entre eux, s’efforçant d’en garder la lignée pure. Nul en dehors du sérail ne voyait jamais les femmes, et nul, hors du palais du sultan, ne voyait jamais les mâles auxquels on les faisait s’accoupler.

Les cheveux de cette jeune femme étaient d’un roux teinté de reflets d’or, le bout de ses seins était rose, et sa peau d’un blanc si translucide que l’on pouvait voir le réseau de ses veines bleutées, notamment sous ses seins, qui étaient très légèrement gonflés. Le docteur se dit qu’elle devait être enceinte d’environ trois mois. Le sultan n’avait pas l’air de l’avoir remarqué ; c’était sa favorite, et il allait encore avec elle chaque jour.

La si familière routine commença. L’odalisque se dirigea vers la partie d’un lit que l’on pouvait cacher par des rideaux, mais le sultan ne prit pas la peine de les tirer. Les servantes aidèrent la femme à s’installer confortablement, les bras écartés, les cuisses ouvertes et les genoux levés. Selim dit « Très bien » et la rejoignit. Il sortit son membre roide de sa culotte bouffante et s’allongea sur elle. Ils gigotèrent comme il est d’usage, jusqu’à ce que le sultan, dans un frisson et un grognement, fasse sa petite affaire. Il s’assit alors à côté d’elle, et lui caressa le ventre et les jambes.

Puis, comme une pensée lui traversait l’esprit, il se tourna vers Ismail.

— Comment c’est, maintenant, là d’où elle vient ? demanda-t-il.

Le docteur s’éclaircit la gorge.

— Je ne sais pas, Excellence.

— Dis-moi ce que tu as entendu.

— J’ai entendu dire que la Franji, à l’ouest de Vienne, était principalement divisée entre l’Andalousie et la Horde d’Or. Les Andalous occupent les vieilles terres franques ainsi que les îles au nord. Ce sont des sunnites, avec l’habituelle cohorte de soufis et de wahhabites rivalisant pour les faveurs des émirs. L’est est un salmigondis de principautés vassales de la Horde d’Or et des Safavides, la plupart chiites. Les soufis y sont très importants. Ils ont également occupé les îles proches de leurs côtes, ainsi que la péninsule romaine, même si une bonne partie de cette dernière reste entre les mains des Berbères et des Maltais.

— Alors, ils sont prospères, dit le sultan en hochant la tête.

— Je ne sais pas. Il y pleut plus que dans les steppes, mais il y a des montagnes partout, ou des collines. Il y a une plaine sur la côte nord où ils ont des vignobles et des cultures de ce genre. D’après mes informations, l’Andalousie et la péninsule romaine s’en sortent bien. Mais au nord de leurs montagnes, la situation est plus difficile. On dit que la peste sévit encore dans les basses terres.

— Et pourquoi ça ? Que s’est-il donc passé là-bas ?

— Eh bien, il y fait toujours froid et humide. Du moins, c’est ce qu’on dit, ajouta le docteur avec un frisson. En fait, personne n’en sait rien. Il se pourrait que la peau blanche des habitants les rende plus sensibles à la peste. C’est du moins ce que soutient al-Ferghana.

— Mais aujourd’hui de très bons musulmans vivent dans ces régions, et tout va très bien.

— C’est vrai. Les Ottomans des Balkans, les Andalous, les Safavides, la Horde d’Or. Ils sont tous musulmans, à l’exception de très rares juifs, et de Zott.

— Mais l’islam est divisé.

Le sultan réfléchit un instant, tout en caressant machinalement la toison pubienne, rousse, de l’odalisque.

— Dis-moi encore, d’où venaient les ancêtres de cette fille ?

— Des îles qui se trouvent au nord de la côte de Franquie, risqua le docteur. D’Angleterre. Ils étaient tous très pâles là-bas, et quelques-uns des habitants des îles les plus lointaines ont survécu à la peste. Leur peuple a été découvert et réduit en esclavage un siècle ou deux plus tard. On raconte qu’ils ignoraient complètement ce qui s’était passé.

— Ce sont de bonnes terres ?

— Absolument pas. Forêts, rochers… Ils vivaient de l’élevage des moutons, et de la pêche. C’était un peuple de primitifs, un peu comme celui du Nouveau Monde.

— Où ils ont trouvé beaucoup d’or.

— L’Angleterre était plus réputée pour ses mines d’étain que pour ses mines d’or, si je me souviens bien.

— Combien de ces survivants ont été capturés ?

— D’après ce que j’ai lu, seulement quelques milliers. La plupart sont morts, ou se mélangèrent au gros de la population. Il se peut que vous ayez les derniers spécimens de race pure.

— Oui. Et celle-ci est grosse de l’un de ces hommes. C’est ce que je voulais te dire. Nous prenons autant soin des hommes que des femmes, afin que leur lignée ne s’éteigne pas.

— Très astucieux.

Le sultan se tourna vers son Eunuque Noir.

— Je suis prêt pour Yasmina, maintenant.

Entra alors une autre fille, très noire, au corps quasiment identique à celui de la jeune fille blanche, à l’exception du fait qu’elle n’était pas enceinte. Côte à côte, on aurait dit les pièces d’un jeu d’échecs. La fille noire prit la place de la fille blanche sur le lit. Le sultan se prépara à la monter.

— Eh bien, les Balkans sont un endroit fort triste, lâcha-t-il. Mais plus à l’ouest c’est peut-être mieux. Nous pourrions déplacer la capitale de notre empire à Rome, tout comme ils l’avaient eux-mêmes, jadis, déplacée ici.

— Oui. Mais la péninsule romaine est parfaitement repeuplée.

— Venise aussi ?

— Non. Toujours déserte, Excellence. Elle est souvent inondée, et puis elle a été particulièrement ravagée par la peste.

Le sultan se mordit les lèvres.

— Je ne – oh, ah ! – je n’aime pas les marécages !

— Non, Excellence.

— Bon, eh bien, nous les affronterons ici même. Je dirai aux troupes que leur âme, la plus précieuse piécette de leur corps, montera au Paradis des Dix Mille Années s’ils meurent en défendant la Sublime Porte. Ils mèneront la même vie que moi ici. Nous rencontrerons ces envahisseurs quand ils seront au détroit.

— Fort bien, Excellence.

— Laisse-moi, maintenant.


Mais quand la marine indienne apparut, ce ne fut pas dans la mer Égée, mais dans la mer Noire, la mer Ottomane. De petits bateaux noirs couvraient la mer Noire, des bateaux avec des roues à aubes sur le côté, sans voiles, juste de longs plumets de fumée blanche qui sortaient des cheminées au-dessus des roufs noirs. Ils ressemblaient aux fours des forges, et auraient dû couler comme des pierres. Mais ils ne coulaient pas. Ils passèrent dans une traînée de vapeurs blanches le détroit du Bosphore relativement mal gardé, détruisant les batteries côtières au passage, et jetèrent l’ancre non loin de la Sublime Porte. De là, ils tirèrent une grande quantité d’obus explosifs sur le palais de Topkapi, la plupart dirigés vers la série de batteries censées défendre ce côté-ci de la ville, mais qui ne servaient quasiment plus que pour les cérémonies et qu’on avait trop longtemps négligées, personne n’ayant osé attaquer Konstantiniyye depuis des siècles. Comment ces bâtiments étaient arrivés jusqu’à la mer Noire, c’était un mystère.

En tout cas, ils étaient là, criblant d’obus les défenses, les faisant taire ; tirant alors obus sur obus en direction des murailles du palais, et des batteries qui restaient à Péra, de l’autre côté de la Corne d’Or. La population de la ville se précipita chez elle, alla chercher refuge dans les mosquées, ou s’enfuit dans la campagne, de l’autre côté du mur de Théodose. Très vite, la ville parut déserte, à l’exception de quelques jeunes hommes qui montaient aux créneaux pour observer l’assaut ; puis, quand on se rendit compte que les navires de fer ne bombardaient pas la ville mais seulement Topkapi, d’autres jeunes hommes sortirent dans les rues. Quant au palais, malgré ses énormes murailles, réputées imprenables, il était bombardé sans relâche.

Ismail fut invité par le sultan à venir le retrouver dans ce qui était dorénavant une gigantesque cible. Il rassembla dans des caisses tous les papiers qu’il avait accumulés au cours des dernières années, ses notes, ses réflexions, ses schémas, ses échantillons et ses spécimens. Il espérait trouver un moyen d’envoyer tout ça à la madrasa de Nsara, où bon nombre de ses plus fidèles correspondants vivaient et travaillaient ; ou même à l’hôpital de Travancore, patrie de leurs assaillants, et d’un autre groupe de fidèles amis médecins.

Mais il n’y avait pas moyen d’organiser un tel transfert, de sorte qu’il les laissa chez lui, avec une note sur le couvercle de chaque caisse détaillant son contenu, et sortit dans les rues désertes qui menaient à la Sublime Porte. C’était une journée ensoleillée, mais en dehors des voix qui montaient de la grande mosquée bleue, le seul signe de vie était les chiens errants, comme si le Jour du Jugement était enfin arrivé, et qu’Ismail avait été oublié.

En tout cas, c’était assurément le Jour du Jugement pour le palais, que des obus frappaient continuellement. Ismail réussit à passer les portails extérieurs, et fut conduit auprès du sultan. Ce dernier était particulièrement excité par les événements. Selim le Troisième se tenait au sommet de la plus haute des échauguettes de Topkapi, dominant le spectacle de la flotte qui les bombardait, et admirait, comme s’il s’agissait d’une fête, chacune de leurs actions à l’aide d’un long télescope d’argent.

— Pourquoi ces navires ne coulent-ils pas alors qu’ils sont en fer ? demanda-t-il à Ismail. Ils doivent pourtant être bien lourds…

— Il doit y avoir suffisamment d’air dans leurs cales pour qu’ils flottent, répondit Ismail, bien conscient de ce que sa réponse avait de théorique et, peut-être, d’erroné. Si nous parvenions à percer leur coque, alors sans doute couleraient-ils plus vite que des navires de bois.

L’un des navires tira. Il y eut une gigantesque explosion, un nuage de fumée et, apparemment, un léger mouvement du navire vers l’arrière. Leurs canons tirèrent, un par navire. Curieuses petites choses, si semblables à de grands cygnes noirs ou à des scarabées d’eau géants.

Le tir pulvérisa le mur du palais sur leur gauche. Ismail sentit trembler le sol. Il poussa un soupir.

Le sultan le regarda.

— On a peur ?

— Un peu, Excellence.

— Viens, dit le sultan avec une grimace, je veux que tu m’aides à choisir quoi emporter. Il me faut les plus précieux de mes bijoux.

C’est alors qu’il vit quelque chose voler au-dessus d’eux.

— Mais qu’est-ce que c’est ?

Il se tourna vers le télescope, et Ismail leva les yeux. Il y avait comme une sorte de point rouge dans le ciel. Il dérivait au fil du vent, au-dessus de la ville, semblable à un gros œuf rouge.

— Il y a un panier en dessous ! s’exclama le sultan. Et des gens dans le panier ! Ils savent faire voler des choses !

Ismail cligna des yeux.

— Puis-je me permettre d’utiliser le télescope, Excellence ?

Sous de gros nuages blancs, le point rouge s’approchait d’eux en planant dans les airs. Tout devenait clair pour Ismail.

— L’air chaud monte, dit-il, comme en proie à une sorte de vertige. Ils doivent avoir un réchaud dans le panier. La chaleur de sa flamme réchauffe l’air contenu dans le ballon, faisant s’élever l’ensemble !

— Magnifique ! s’esclaffa le sultan en tapant dans ses mains.

Puis il recolla son œil au télescope, et déclara :

— Cependant, je ne vois pas de flammes.

— Ce doit être un petit feu, sinon le ballon brûlerait. Si c’est une sorte de poêle à charbon, vous ne le verrez même pas. Et pour descendre, il leur suffit de diminuer l’intensité du brasier.

— J’en veux un pareil, déclara le sultan. Pourquoi ne m’en as-tu pas fait un ?

— Parce que je n’y ai pas pensé. Enfin, avec un peu de chance, le vent le chassera peut-être dans une autre direction, ajouta Ismail alors que le ballon venait vers eux.

— Surtout pas ! glapit le sultan avec exaltation. Je veux voir ce dont il est capable.

Il fut satisfait. Le ballon décrivit une courbe juste au-dessus des murailles effondrées du palais, sous les nuages ou entre eux, disparaissant même à l’intérieur de l’un d’eux, ce qui donna à Ismail la puissante sensation qu’il volait dans l’air comme un oiseau. Des gens dans l’air, comme des oiseaux !

— Abattez-le ! s’écria, plein d’enthousiasme, le sultan. Tirez sur le ballon !

Les gardes du palais essayèrent, mais les rares canons qui restaient ne pouvaient être haussés suffisamment pour le viser. Les artilleurs tirèrent dessus, le sultan saluant par un cri de joie chacune des sèches détonations. La fumée âcre de la poudre à canon monta dans l’air, masquant les senteurs de citron, de jasmin et de poussière. Mais, pour autant qu’ils pouvaient en juger, pas un tir n’atteignit ni le ballon ni le panier. En regardant les minuscule visages qui les contemplaient d’en haut, depuis le bord du panier, apparemment enroulés dans d’épaisses écharpes de laine, Ismail se dit que le ballon était peut-être hors de portée, trop haut pour pouvoir être atteint.

— Les balles ne doivent pas pouvoir monter à cette altitude, commenta-t-il.

Cela dit, ils n’étaient pas trop haut pour lancer des choses en dessous d’eux. Les gens dans le panier semblèrent les saluer d’un geste de la main, puis un point noir tomba vers eux, comme un faucon en piqué, un faucon extrêmement compact et rapide. Il s’écrasa au beau milieu du toit de l’un des bâtiments intérieurs du palais, et explosa dans un énorme nuage de tuiles fracassées, dont les débris voltigèrent un peu partout dans la cour et le jardin.

Le sultan exultait de bonheur. Trois nouvelles bombes s’abattirent sur le palais, dont l’une sur un énorme canon entouré de gardes. Elle les tua en faisant d’énormes dégâts.

Les cris du sultan couvraient le vacarme des explosions, assourdissant Ismail.

— Ils arrivent, dit-il en tendant le doigt vers les navires de fer.

Les navires étaient tout près des côtes. Des chaloupes s’approchaient des plages, et lorsque les hommes furent prêts à débarquer, les navires se mirent à tirer de plus belle, à une cadence redoublée. Leurs hommes accosteraient sur une plage où il n’y avait personne pour contre-attaquer, juste au bas d’une ancienne muraille, à présent réduite en poussière.

— Ils seront bientôt là, lança Ismail.

Pendant ce temps, le ballon avait été poussé par les vents plus à l’ouest, derrière le palais, au-dessus des champs, par-delà les murailles de la ville.

— Suis-moi, dit soudain Selim en attrapant Ismail par le bras. Il faut faire vite.

Ils dévalèrent plusieurs volées de marches d’un escalier de marbre détruit, suivis par l’entourage immédiat du sultan. Celui-ci les mena dans le labyrinthe de chambres et de couloirs qui occupait le sous-sol du palais.

Dans ces profondeurs, quelques lampes à huile éclairaient faiblement des salles entières emplies du butin amassé par les Ottomans depuis quatre siècles, et peut-être même par les Byzantins, sinon les Romains, les Grecs, les Hittites ou les Sumériens. Tous les trésors du monde étaient entassés là, dans une enfilade de pièces. L’une n’était emplie que de pièces d’or, avec tout de même quelques lingots ; une autre était bourrée d’objets d’art religieux byzantins ; une autre d’armes anciennes ; une autre encore de bois rares et de fourrures. Il y en avait même une qui regorgeait de monceaux de roches colorées, d’aucune valeur pour autant qu’Ismail put en juger.

— Nous n’aurons pas le temps de tout regarder, signala-t-il en courant derrière le sultan.

Mais Selim se contenta de rire. Laissant derrière lui une longue galerie où était entreposée toute une série de tableaux et de statues, il entra dans une petite pièce adjacente, vide à l’exception de quelques sacs posés sur un banc.

— Prenez-les, ordonna-t-il à ses serviteurs hors d’haleine.

Puis il se remit à courir, d’un pas vif et sûr.

Ils arrivèrent à un escalier qui descendait sous terre, loin au-dessous du palais. C’était une vision étrange que celle de ces marches en marbre lisse, filant dans les entrailles du monde, au sein d’une galerie naturelle, taillée dans la roche. La grande caverne-citerne de la ville se trouvait un peu plus au sud-est, si les renseignements d’Ismail étaient bons. Ils finirent par se retrouver dans une grotte au plafond bas, dont le sol était inondé, et qui donnait sur une jetée de pierre, où était amarrée une longue barge étroite manœuvrée par des gardes impériaux. Des torches, sur le quai, et des lanternes, sur la barge, donnaient à la scène un aspect surnaturel. Ils se trouvaient apparemment dans une galerie parallèle à la caverne-citerne, et pourraient y aller à la rame.

Selim montra à Ismail le plafond de la cage d’escalier, et Ismail vit alors que des explosifs avaient été placés dans des fissures et des trous percés à cet office. Quand ils seraient partis, et suffisamment loin, cette issue serait probablement détruite, entraînant avec elle la destruction d’une bonne partie du palais. En tout cas, le chemin par lequel ils allaient s’enfuir serait obstrué, et on ne pourrait pas les suivre.

Des hommes s’activèrent à charger la barge, pendant que le sultan inspectait les bâtons de dynamite. Quand ils furent prêts à partir, il alluma lui-même leurs mèches, avec un sourire émerveillé. Ismail parcourut l’endroit du regard, en se disant que la lumière ressemblait à celle des icônes byzantines qu’ils avaient vues en courant à travers les salles du trésor.

— Nous allons rejoindre l’armée des Balkans, puis nous traverserons l’Adriatique, vers Rome ! annonça le sultan. Nous allons conquérir l’Ouest, après quoi nous reviendrons chasser ces infidèles, et nous les punirons pour leur impudence !

Les marins reprirent en chœur les cris de joie des gardes impériaux, donnant l’impression de milliers d’hommes, à cause des murs proches et de la voûte basse du lac intérieur. Le sultan accueillit ces acclamations en levant les bras, puis monta à bord de la barge, aidé par trois ou quatre de ses hommes. Personne ne vit qu’Ismail avait tourné les talons et remontait l’escalier maudit, en route vers un autre destin.

2. Travancore

Les gardes du corps du sultan avaient placé d’autres bombes réglées pour faire sauter les cages du zoo. Aussi, quand Ismail remonta l’escalier et ressortit à l’air libre, il trouva le palais plongé dans le chaos. Les envahisseurs et les défenseurs couraient en tous sens, pourchassant les éléphants, les lions et les caméléopards, ou fuyant devant eux. Un couple de rhinocéros noirs, couverts de sang, pareils à des sangliers de cauchemar, fonçaient aveuglément entre les hommes qui hurlaient ou tiraient des coups de fusil. Ismail leva les mains, s’attendant à être pris pour cible, et se disant qu’il aurait peut-être mieux fait de fuir avec Selim, tout compte fait.

Mais ils ne tirèrent sur personne, que sur les animaux. Quelques gardes gisaient à terre, morts ou blessés. D’autres s’étaient rendus et étaient étroitement surveillés, posant beaucoup moins de problèmes que les animaux. Pour le moment, il semblait que, contrairement à la rumeur, les envahisseurs n’avaient pas pour coutume de massacrer les vaincus. En réalité, ils se hâtaient d’évacuer leurs captifs, alors que des détonations ébranlaient le palais. Les murs et les toits s’effondraient, des panaches de fumée jaillissaient par les fenêtres et les cages d’escalier : avec toutes ces explosions et ces bêtes affolées, il paraissait prudent de quitter Topkapi au plus vite.

Ils furent regroupés à l’ouest de la Sublime Porte, dans l’enceinte du mur de Théodose, sur un terrain de parade où le sultan avait l’habitude de passer ses troupes en revue et de faire un peu de cheval. Les femmes du sérail, en hidjab, étaient entourées par leurs eunuques et une cohorte de gardes. Ismail s’assit avec ce qui restait de la maisonnée : l’astronome, divers ministres, les cuisiniers, les serviteurs, etc.

Les heures passant, ils commencèrent à avoir faim. Plus tard, dans l’après-midi, un détachement de l’armée indienne, de petits hommes à la peau sombre, leur apporta des sacs de pain plat.

— Votre nom, s’il vous plaît ? demanda l’un des hommes à Ismail.

— Ismail ibn Mani al-Dir.

L’homme fit courir son doigt sur une liste, s’arrêta et prit un autre à témoin.

Celui-ci, qui semblait être un officier, inspecta Ismail.

— Êtes-vous le docteur Ismail de Konstantiniyye, qui a écrit des lettres à Bhakta, l’abbesse de l’hôpital de Travancore ?

— C’est moi, répondit Ismail.

— Alors suivez-moi, s’il vous plaît.

Ismail se leva et le suivit en dévorant le pain qu’on lui avait donné. Condamné ou non, il mourait de faim ; et rien n’indiquait qu’on l’emmenait pour le fusiller. En vérité, la mention du nom de Bhakta semblait indiquer le contraire.

Dans une tente toute simple, mais très vaste, un homme assis derrière un bureau interrogeait des prisonniers. Ismail n’en reconnut aucun. On le conduisit devant l’officier qui menait les interrogatoires, et celui-ci le regarda avec curiosité.

— Vous figurez en haut de la liste de gens qui doivent se présenter au Kerala de Travancore, dit-il en persan.

— Je suis très étonné.

— C’est pour être félicité. À la demande de Bhakta, abbesse de l’hôpital de Travancore, apparemment.

— Une correspondante de longue date, en effet.

— Tout s’explique. Veuillez suivre le capitaine, que voici. Il va vous conduire au bateau pour Travancore. Mais d’abord, une question : on dit que vous êtes un intime du sultan. Est-ce vrai ?

— C’était vrai.

— Pouvez-vous nous dire où le sultan est allé ?

— Il a pris la fuite avec ses gardes du corps, répondit Ismail. Je crois qu’ils sont partis pour les Balkans, avec l’intention de refonder le sultanat plus à l’ouest.

— Vous savez comment ils ont fui le palais ?

— Non. Ils ne m’ont pas emmené, comme vous pouvez le voir.


Ismail avait entendu dire que leurs vaisseaux à moteur marchaient grâce à la chaleur des feux. Des feux qui brûlaient dans des chaudières où bouillait de l’eau, dont la vapeur était chassée dans des tuyaux qui actionnaient des roues à aubes, enchâssées dans de grands capots de bois, de part et d’autre de la coque. Des valves contrôlaient la quantité de vapeur arrivant dans chaque roue, et le vaisseau pouvait tourner sur place. Il avançait à grand bruit dans le vent, rebondissant maladroitement sur les vagues, qu’il fendait par l’avant, de sorte que le pont était noyé sous les embruns. Lorsque le vent soufflait par l’arrière, l’équipage hissait de petites voiles, et le bâtiment avançait normalement, mais avec une impulsion supplémentaire, fournie par les deux roues. Ils brûlaient du charbon dans les chaudières, et prétendaient que les dépôts de charbon des montagnes d’Iran alimenteraient leurs bâtiments jusqu’à la fin des temps.

— Qui a construit ces vaisseaux ? demanda Ismail.

— Le Kerala de Travancore en a ordonné la construction. Des forgerons d’Anatolie ont appris à faire les chaudières, les brûleurs et les roues à aubes. Le reste vient des chantiers navals de l’extrémité orientale de la mer Noire.

Ils arrivèrent dans un petit port près de la vieille ville de Trébizonde, et Ismail fut incorporé à un groupe qui continuait à cheval vers le sud-est à travers l’Iran, franchissant des collines desséchées et des montagnes enneigées, jusqu’en Inde. Partout, il y avait des troupes de cavaliers à peau sombre, de petits hommes habillés de blanc. Des canons montés sur des affûts à roues étaient placés en évidence dans toutes les villes et à tous les carrefours. Les villes ne semblaient pas avoir souffert de la guerre. Elles avaient l’air prospères, grouillantes d’activité. Ils changeaient de chevaux à de grands relais fortifiés tenus par l’armée, où ils s’arrêtaient également pour dormir. Beaucoup de ces relais étaient placés au pied des collines où des feux de joie brûlaient toute la nuit. En cachant ou en dévoilant ces feux, on pouvait communiquer rapidement d’un bout à l’autre du nouvel empire. Le Kerala était à Delhi et serait de retour à Travancore d’ici quelques semaines ; l’abbesse Bhakta était à Bénarès, mais elle aussi regagnerait bientôt Travancore. On informa Ismail qu’elle avait hâte de le rencontrer.

En attendant, Ismail découvrait à quel point le monde était grand. Et pourtant, il n’était pas infini. Dix jours de cheval, sans s’arrêter, les amenèrent de l’autre côté de l’Indus. Sur la côte occidentale, verdoyante, de l’Inde, une surprise l’attendait : ils montèrent dans des voitures de fer qui rappelaient un peu les vaisseaux noirs, sauf que leurs roues de fer suivaient des chaussées faites de deux rails de fer parallèles. Il avait l’impression de voler à travers les vieilles cités que les Moghols avaient si longtemps dirigées. La chaussée de fer longeait le bord disloqué du Deccan, au sud d’une région couverte d’interminables plantations de cocotiers, et, grâce à la puissance de la vapeur, ils avançaient aussi vite que le vent. Ils parvinrent ainsi à Travancore, sur la côte la plus au sud de l’Inde.


Beaucoup de gens s’étaient installés dans la ville depuis les récentes victoires impériales. Après avoir traversé une région de vergers et de cultures – sauf qu’Ismail aurait été incapable de dire ce qu’on y cultivait –, ils arrivèrent dans les faubourgs de la ville. Les environs étaient pleins de nouveaux bâtiments, de campements, de chantiers de construction, d’entrepôts : en fait, sur des centaines de lieues à la ronde, on aurait dit que la ville n’était qu’un immense chantier.

Du reste, le cœur de la ville était lui aussi en chantier. Leur caravane de voitures de fer s’arrêta dans un vaste hangar, où s’engouffrait un écheveau de rails appariés, et ils franchirent une porte qui donnait sur la ville. Un palais de marbre blanc, petit selon les critères de la Sublime Porte, se dressait au milieu d’un parc qui occupait une bonne partie du cœur de la vieille ville. De là, on voyait le port, où grouillaient toutes sortes de navires. Plus au sud s’étendait un chantier naval où l’on construisait des vaisseaux d’un genre nouveau ; un môle s’avançait dans la mer verte, peu profonde ; et l’eau qu’il encerclait, à l’abri d’une longue île basse, était aussi pleine de bateaux que le port intérieur, avec beaucoup de petites embarcations à voile ou à rames. Par rapport à la torpeur poussiéreuse des ports de Konstantiniyye, c’était une scène tumultueuse.

Ismail fut emmené à cheval dans la cité bouillonnante et plus loin le long de la côte, jusqu’à une plantation de palmiers, derrière une large plage de sable jaune. Là, des murailles entouraient un vaste monastère bouddhique, et on pouvait voir de nouveaux bâtiments au loin, à travers la plantation. Une jetée s’étendait à partir des bâtiments, et plusieurs vaisseaux qui marchaient à la vapeur étaient amarrés là. C’était apparemment l’endroit où se trouvait le fameux hôpital de Travancore.

L’intérieur du monastère était calme. Il n’y avait même pas un souffle de vent. Ismail fut conduit à une salle à manger où il put se restaurer, puis on l’invita à se laver de la fatigue du voyage. Les bains étaient carrelés, avec des piscines d’eau chaude et froide, dont certaines à ciel ouvert.

De l’autre côté, un petit pavillon ornait une pelouse verte, entourée d’un parterre de fleurs. On donna à Ismail une robe marron, propre, qu’il enfila, et il alla, pieds nus, vers un pavillon où une vieille femme était en grande conversation avec un petit groupe de personnes.

Elle s’arrêta en le voyant, et le guide d’Ismail les présenta.

— Ah ! C’est un grand plaisir, dit la femme, en persan. Je suis Bhakta, l’abbesse de cet endroit, et votre humble correspondante. (Elle se leva et s’inclina devant Ismail, les mains jointes. Elle avait les doigts tordus et marchait avec raideur. Ismail eut l’impression qu’elle avait de l’arthrite.) Soyez le bienvenu. Laissez-moi vous servir du thé, ou du café, si vous préférez.

— Du thé, ce sera parfait, dit Ismail.


— Bodhisattva, dit un messager à l’abbesse, le Kerala va nous rendre visite, à la prochaine lune.

— C’est un grand honneur, répondit l’abbesse. La lune sera en étroite conjonction avec l’étoile du matin. Aurons-nous le temps d’achever les mandalas ?

— Ils pensent que oui.

— Très bien.

L’abbesse continua à siroter son thé.

— Il vous a appelée bodhisattva ? releva Ismail.

L’abbesse sourit comme une petite fille.

— Un terme d’affection, sans autre signification. Je ne suis qu’une pauvre nonne, à qui notre Kerala a fait l’honneur de confier cet hôpital pendant un certain temps.

— Vous ne m’en aviez rien dit dans vos lettres, dit Ismail. Je pensais que vous n’étiez qu’une nonne, dans une sorte de madrasa et d’hôpital.

— Ça a longtemps été le cas.

— Quand êtes-vous devenue l’abbesse ?

— En l’an 1194 de votre calendrier. L’abbé précédent était un lama japonais. Il pratiquait une forme japonaise de bouddhisme, qui a été introduite ici par son prédécesseur. Il était venu ici avec beaucoup d’autres moines et nonnes japonais, qui avaient fui leur pays, conquis par les Chinois. Les Chinois persécutent même les bouddhistes de leur propre pays, et au Japon, ce fut pire. Alors ils sont venus ici, directement, ou en passant par le Sri Lanka.

— Et ils ont étudié la médecine, j’imagine.

— Oui. Mon prédécesseur, en particulier, avait une vision très claire, et c’était un homme très curieux. Nous y voyons généralement comme en pleine nuit, mais il était debout dans la lumière du matin, parce qu’il procédait à des expériences pour vérifier chacune de nos assertions. Il sentait la force des choses, la force du mouvement, et il imaginait des moyens de les tester, de toutes les façons possibles et imaginables. Si nous en sommes arrivés là, c’est grâce aux portes qu’il a ouvertes.

— Je pense pourtant que vous avez poursuivi des voies nouvelles.

— Oui. Nous avons sans cesse la révélation de nouvelles choses, et nous travaillons dur depuis qu’il a quitté ce corps. L’accroissement des échanges nous a permis de mettre la main sur de nombreux documents utiles et remarquables, dont certains de Franji. Il m’apparaît clairement, à présent, que l’île d’Angleterre était une sorte de Japon en devenir, de l’autre côté du monde. Maintenant, des forêts ont repoussé sur leurs ruines, et ils font le commerce du bois et construisent leurs propres vaisseaux. Ils nous apportent des livres et des manuscrits retrouvés dans les ruines. Des chercheurs un peu partout dans Travancore ont appris leur langue, les ont traduits, et ces livres ont l’air très intéressants. Des gens comme le Maître d’Henly étaient plus avancés que vous ne pourriez le croire. Ils prônaient une organisation efficace ; insistaient sur la bonne qualité des comptes rendus, leur exactitude, le recours aux approches successives pour déterminer les rendements… D’une façon générale, ils pratiquaient une gestion rationnelle de leurs fermes, comme ici. Ils avaient des soufflets actionnés par des roues à eau, et ils pouvaient chauffer leurs chaudières à blanc ou au rouge. Ils s’inquiétaient déjà de la déforestation, à leur époque, vous vous rendez compte ? Henly avait calculé qu’une chaudière pouvait brûler tous les arbres dans un rayon d’un yoganda en quarante jours.

— Et c’est probablement ce qui arrivera, dit Ismail.

— Et même plus vite encore, sans aucun doute. En attendant, ils s’enrichissent.

— Et ici ?

— Ici, nous sommes riches d’une autre façon. Nous aidons le Kerala, il étend la portée du royaume tous les mois, et à l’intérieur de ses frontières, tout va plutôt en s’améliorant. Nous produisons plus de nourriture, nous tissons plus de vêtements. Il y a moins de guerres, moins de vols.

Après le thé, Bhakta lui fit faire le tour du domaine. Une rivière coulait gaiement à travers le monastère. Elle actionnait quatre grands moulins de bois et leurs roues, et s’échappait par une grande écluse, tout au bout d’un bassin de retenue. Ses flots étaient bordés de pelouses vertes et de palmiers. Des bourdonnements, des bruits de métal et des rugissements montaient de grands entrepôts construits à côté des moulins, sur les deux rives, et des panaches de fumée s’élevaient de leurs grandes cheminées de briques.

— La fonderie, la forge, la scierie et la manufacture.

— Vous m’avez parlé, dans vos lettres, d’une armurerie, dit Ismail. Et d’une poudrière.

— Oui, mais le Kerala ne veut pas nous imposer ce fardeau, parce que le bouddhisme est par principe non violent. Nous avons appris à son armée certaines choses sur les armes, parce qu’elle protège Travancore. Nous avons exposé ce problème au Kerala – nous lui avons dit qu’il était important pour des bouddhistes d’œuvrer pour le bien, et il nous a promis que dans tous les territoires qui tomberaient sous son contrôle nous imposerions un ensemble de lois qui préserverait le peuple de la violence ou des mauvaises actions. En effet, nous l’aidons à protéger les gens. Évidemment, on peut avoir des soupçons, quand on voit ce que font les dirigeants, mais celui-ci s’intéresse beaucoup à la loi. En fin de compte, il fait ce qu’il veut, évidemment. Mais il aime les lois.

Ismail réfléchit à la façon dont Konstantiniyye avait été conquise, presque sans effusion de sang.

— Il doit y avoir une certaine vérité là-dedans, ou je ne serais pas vivant.

— Oui, racontez-moi ça. J’ai cru comprendre que la capitale ottomane ne s’était pas très vigoureusement défendue.

— Non. Mais c’est en partie à cause de la vigueur de l’attaque. Les gens ont été démoralisés par les vaisseaux de fer, et les sacs volants au-dessus de leurs têtes.

Bhakta eut l’air intéressée.

— Ça, c’est nous qui les avons fabriqués, je dois l’admettre. Et pourtant, les vaisseaux n’avaient pas l’air vraiment formidables.

— Considérez chaque vaisseau comme une batterie d’artillerie mobile.

L’abbesse hocha la tête.

— La mobilité est l’un des mots d’ordre du Kerala.

— À juste raison. En fin de compte, c’est la mobilité qui l’emporte, et tout ce qui est à portée de tir de la mer peut être détruit. Or Konstantiniyye est tout entière à portée de tir de la mer.

— Je vois ce que vous voulez dire.

Après le thé, l’abbesse emmena Ismail aux docks et aux chantiers navals. Le vacarme y était assourdissant. À la fin de la journée, ils retournèrent à pied à l’hôpital et Bhakta conduisit Ismail à la faculté de médecine, où ils apprenaient aux moines à devenir médecins. Les professeurs les saluèrent et montrèrent à Ismail, sur l’un des murs, l’étagère qu’ils avaient consacrée aux lettres et aux dessins qu’il avait envoyés à Bhakta au fil des ans, tous catalogués selon un système auquel il ne comprit rien.

— Chaque page a été recopiée plusieurs fois, dit l’un des hommes.

— Votre travail semble très éloigné de la médecine traditionnelle, remarqua un autre. Nous espérions que vous pourriez nous parler des différences entre la théorie chinoise et la vôtre.

Ismail secoua la tête et feuilleta ces vestiges de son ancienne vie. Il n’aurait jamais cru avoir autant écrit. Peut-être y avait-il plusieurs exemplaires de la même chose sur cette étagère.

— Je n’ai pas de théorie. Je me suis contenté de noter ce que j’avais sous les yeux. Mais évidemment, dit-il avec gravité, je serai ravi de parler avec vous de tout ce que vous voudrez.

— Nous apprécierions vraiment si vous pouviez le faire devant une assemblée, dit l’abbesse. Beaucoup de gens voudraient vous entendre et vous poser des questions.

— Certainement. Tout le plaisir serait pour moi.

— Merci. Alors nous nous réunirons demain.

Un mécanisme, quelque part, actionna les cloches qui sonnaient les heures et les tours de garde.

— Quel genre d’horloge utilisez-vous ?

— Une version de la roue à mercure de Bhaskara, vous allez voir, répondit Bhakta en menant Ismail vers un grand bâtiment. Elle est idéale pour les calculs astronomiques. Le Kerala en a même tiré un nouveau calendrier, beaucoup plus précis que l’ancien. Mais pour dire la vérité, nous sommes actuellement en train de tester des horloges munies d’échappements mécaniques à poids. Nous essayons aussi des horloges à ressort, qui seraient utiles en mer, où il est essentiel de mesurer le temps avec précision pour déterminer la longitude.

— J’ignorais tout ça.

— Bien sûr. Vous vous occupiez de médecine.

— Oui.

Le lendemain, ils retournèrent à l’hôpital et, dans une vaste salle où l’on procédait aux opérations, un grand nombre de moines et de nonnes vêtus de robes brunes, marron et jaunes s’assirent à même le sol pour l’écouter. Bhakta fit déposer par des assistants plusieurs gros et grands livres pleins de dessins anatomiques, principalement chinois, sur la table derrière laquelle Ismail fut invité à s’asseoir.

L’assistance paraissait attendre qu’il prenne la parole, alors il dit :

— Je suis heureux de vous faire part de mes observations. Ça vous aidera peut-être, je n’en sais rien. Je ne sais pas grand-chose du système médical officiel. J’ai étudié certains des ouvrages grecs traduits par ibn Sina et d’autres, mais je n’en ai pas tiré grand-chose. Je n’ai pas retiré grand-chose non plus d’Aristote. Un peu plus de Galien. La médecine ottomane proprement dite n’était pas très évoluée. En vérité, je n’ai jamais trouvé nulle part une explication générale qui colle avec ce que j’avais vu de mes propres yeux, et c’est pour ça que j’ai renoncé à toutes les hypothèses il y a longtemps, et entrepris de dessiner et d’écrire ce que je voyais, et cela seulement. Alors il va falloir que vous me parliez de ces idées chinoises si vous pouvez les exprimer en persan, et je vous dirai si mes observations concordent ou non. C’est tout ce que je puis faire, conclut-il avec un haussement d’épaules.

Ils le regardèrent en ouvrant de grands yeux, et il continua nerveusement :

— C’est tellement utile, le persan. La langue qui relie l’islam et l’Inde. (Il agita la main.) Des questions ?

C’est Bhakta qui rompit le silence :

— Et les méridiens dont parlent les Chinois, qui parcourent le corps en partant de la peau et y reviennent ?

Ismail regarda les dessins anatomiques qu’elle lui montra dans un des livres.

— Se pourrait-il que ce soient les nerfs ? demanda-t-il. Certaines de ces lignes suivent le trajet des nerfs principaux. Et puis elles divergent. Je n’ai jamais vu de nerfs décrire des parcours pareils, de la joue au cou, le long de la colonne vertébrale vers la cuisse, et remontant dans le dos. Généralement, les nerfs se ramifient comme les branches d’un amandier, contrairement aux vaisseaux sanguins qui se ramifient comme les branches d’un bouleau. Ils ne forment pas non plus de nœuds comme ceux qu’on voit là.

— Nous ne pensons pas que les méridiens soient les nerfs.

— Alors, quoi ? Vous voyez quelque chose quand vous procédez aux autopsies ?

— Nous ne pratiquons pas d’autopsies. Quand l’occasion se présentait pour nous d’examiner des corps déchiquetés, leurs parties ressemblaient à ce que vous nous avez décrit dans vos lettres. Mais les observations que les Chinois ont faites de ces choses, leurs réflexions, remontent à l’antiquité, et ils ont obtenu de bons résultats en enfonçant des épingles dans les points méridiens, entre autres méthodes. Ils obtiennent très souvent d’excellents résultats.

— Comment le savez-vous ?

— Eh bien, certains d’entre nous l’ont constaté. Ce que nous en savons se résume pour l’essentiel à ce qu’ils en ont dit. En fait, nous nous demandons s’ils n’ont pas trouvé de systèmes trop petits pour être vus. Pouvons-nous être sûrs que les nerfs sont les seuls messagers du mouvement vers le muscle ?

— Je pense, répondit Ismail. Coupez le bon nerf, et les muscles qui se trouvent au-delà ne bougeront plus. Pincez un nerf et le muscle concerné se contractera.

Son public le regardait, les yeux ronds. L’un des hommes les plus âgés dit :

— Peut-être les signaux se transmettent-ils autrement que par les nerfs ? Et pourquoi pas par les méridiens ? Après tout, ils sont aussi indispensables que les nerfs.

— Peut-être. Mais regardez ça, fit-il en indiquant un diagramme. Ils ne montrent pas les glandes surrénales. Ni le pancréas. Or ils jouent un rôle indispensable.

— Pour les Chinois, les organes vitaux sont au nombre de onze, reprit Bhakta. Cinq yin et six yang. Le cœur, les poumons, la rate, le foie et les reins sont yin.

— La rate n’est pas essentielle.

— Et puis il y a les six organes yang, la vésicule biliaire, l’estomac, l’intestin grêle, le gros intestin, la vessie, et le triple réchauffeur.

— Le triple réchauffeur ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

Elle lui traduisit les notes en chinois au-dessous du dessin.

— Ils disent qu’il a bien un nom, mais pas de forme propre. Il combine les effets des organes qui régulent l’eau, un peu comme un réchaud. Le réchauffeur supérieur est un brouillard, le réchauffeur du milieu une mousse, le réchauffeur du bas un marais. Celui du haut correspond à la tête et à la partie supérieure du corps, celui du milieu aux tétons et au nombril, et celui du bas à l’abdomen en dessous du nombril.

Ismail secoua la tête.

— Ils le trouvent lors de la dissection ?

— Comme nous, ils pratiquent peu la dissection. Il y a des interdits religieux similaires. Une fois, dans leur dynastie Sung, vers l’an 390 du calendrier islamique, ils ont disséqué quarante-six rebelles.

— Je doute que ça ait servi à grand-chose. Il faut voir beaucoup de dissections, et de vivisections, sans idées préconçues, pour commencer à y voir clair.

Les moines et les nonnes le regardaient à présent avec un drôle d’air, mais il continua en examinant les dessins.

— Ce flux qui traverse le corps et toutes ses parties, ne serait-ce pas le sang ?

— Un équilibre harmonieux de fluides, matériel, comme le sang, et spirituel, comme le jing, le shen et le ki, ce qu’on appelle les Trois Trésors…

— Et qu’est-ce que c’est, je vous prie ?

— Le jing est la source du changement, répondit une nonne d’une voix hésitante. Il entretient et nourrit, comme un fluide. On pourrait utiliser un autre mot persan pour le définir : l’essence. En sanskrit, on dit semen, ou la possibilité générative.

— Et le shen ?

— Le shen, c’est la conscience. Un peu comme l’esprit, mais une partie du corps, aussi.

Ismail fut intéressé.

— Ils l’ont pesée ?

Bhakta fut la première à rire.

— Leurs médecins ne pèsent pas les choses. Avec eux, il n’y a pas de choses, il y a des forces et des relations.

— Eh bien, je ne suis qu’un anatomiste. Ce qui anime les parties me dépasse. Trois trésors, un seul, une myriade – je ne saurais dire. Il semble qu’il y ait une vitalité qui l’anime, qui va et vient, qui flue et reflue. La dissection ne peut la trouver. Notre âme, peut-être. Vous croyez que l’âme revient, non ?

— En effet.

— Les Chinois aussi ?

— Oui, dans leur immense majorité. Pour leurs taoïstes, il n’y a pas de pur esprit, il est toujours mêlé à des choses matérielles. Alors leur immortalité requiert le mouvement d’un corps à un autre. Et toute la médecine chinoise est fortement influencée par le taoïsme. Leur bouddhisme est le même que le nôtre, pour l’essentiel, bien que plus matérialiste, là encore. Il est principalement incarné dans tout ce que font les femmes d’un certain âge, pour aider la communauté et préparer leur prochaine vie. La culture confucéenne officielle ne parle pas beaucoup de l’âme, tout en reconnaissant son existence. Dans la plupart des écrits chinois, la frontière entre l’esprit et la matière est vague, parfois inexistante.

— C’est évident, répondit Ismail en regardant à nouveau le diagramme des méridiens. Enfin, reprit-il avec un soupir. Ils ont fait de longues études, et ils ont aidé des gens à vivre pendant que je me contentais de faire des croquis de dissections.

Ils poursuivirent ainsi. Ils étaient toujours plus nombreux à poser des questions, à faire des commentaires et des observations. Ismail répondait à toutes les questions de son mieux. Le mouvement du sang dans les chambres du cœur ; les fonctions de la rate, si tant est qu’elle en ait ; la localisation des ovaires ; les états de choc consécutifs à l’amputation des jambes ; l’eau dans les poumons perforés ; les mouvements des membres quand différentes parties du cerveau mis à nu étaient excitées au moyen d’aiguilles : il décrivit ce qu’il avait vu dans chacun de ces cas, et alors que la journée passait, la foule assise sur le sol le regardait d’un air de plus en plus réservé, voire méfiant. Deux nonnes quittèrent silencieusement la salle. Alors qu’Ismail décrivait la coagulation du sang consécutive à l’arrachage d’une dent, le silence se fit. Rares étaient ceux qui osaient le regarder dans les yeux et, remarquant cela, il se troubla.

— Je vous l’ai dit, je ne suis qu’un anatomiste… Il faudrait voir si nous pouvons réconcilier mes observations et vos textes théoriques.

Il avait le visage très rouge et l’air d’avoir chaud, comme s’il avait de la fièvre.

Pour finir, l’abbesse Bhakta se leva, s’approcha de lui avec raideur et prit ses mains tremblantes entre les siennes.

— Ça suffit, dit-elle gentiment.

Tous les moines et les nonnes se levèrent, joignirent leurs mains comme pour prier et s’inclinèrent devant lui.

— Vous avez fait du bien avec du mauvais, dit Bhakta. Maintenant, reposez-vous, et nous allons nous occuper de vous.

C’est ainsi qu’Ismail s’installa dans une petite chambre, au monastère. Il étudia des textes chinois récemment traduits en persan par les moines et les nonnes, et enseigna l’anatomie.

Un après-midi, ils se rendirent à pied, Bhakta et lui, de l’hôpital à la salle à manger, dans la chaleur lourde des jours précédant la mousson. L’air était aussi chaud et humide qu’une couverture mouillée. L’abbesse lui indiqua une petite fille qui courait entre les rangées de melons du grand jardin.

— C’est la nouvelle incarnation du lama précédent. Elle est arrivée parmi nous l’an dernier. Elle est née à l’heure de la mort du vieux lama, ce qui est très inhabituel. Mais nous ne l’avons pas trouvée alors parce que nous n’avons commencé les recherches que l’an dernier. Et elle nous est aussitôt apparue.

— Son âme serait passée d’un homme à une femme ?

— Apparemment. Nous avons bien sûr aussi cherché parmi les petits garçons, comme le veut la tradition. C’est l’une des choses qui nous ont permis de l’identifier si facilement. Elle a insisté pour qu’on lui fasse passer les tests, en dépit de son sexe. À quatre ans. Et elle a identifié tous les objets de Peng Roshi. Elle en a reconnu beaucoup plus que la plupart des nouvelles incarnations, et elle m’a répété la teneur de ma dernière conversation avec Peng, presque mot pour mot.

— Vraiment ! fit Ismail en regardant Bhakta.

Bhakta riva son regard au sien.

— J’ai eu l’impression de le regarder à nouveau dans les yeux. Alors nous avons déclaré que Peng était revenu parmi nous sous la forme de la bodhisattva Tara, et nous avons commencé à faire plus attention aux filles et aux nonnes, chose que j’avais toujours encouragée, évidemment. Nous avons imité l’habitude chinoise d’inviter les vieilles femmes de Travancore à venir au monastère, consacrer leur vie à l’étude des soutras et de la médecine, puis à retourner s’occuper des habitants de leurs villages et à enseigner tout cela à leurs petits-enfants et arrière-petits-enfants.

La petite fille disparut entre les palmiers, au bout du jardin. La nouvelle lune fauchait le ciel, comme suspendue à une étoile du soir, plus brillante que les autres. La brise leur apporta un battement de tambour.

Bhakta tendit l’oreille.

— Le Kerala a été retardé, dit-elle. Il ne sera là que demain.

Les tambours se firent à nouveau entendre à l’aube, juste après que l’horloge eut sonné la naissance du jour. Des roulements de tambours lointains, comme le grondement du tonnerre ou des canons, mais plus rythmés, annoncèrent l’arrivée du Kerala. Quand le soleil se leva, on aurait dit qu’il y avait un tremblement de terre. Les moines, les nonnes et leurs familles qui vivaient au monastère se déversèrent hors des dortoirs pour le voir, et la grande cour qui se trouvait derrière la porte fut précipitamment dégagée.

Les premiers soldats avançaient d’une démarche dansante, faisant un pas glissé en avant tous les cinq pas, en poussant des cris chaque fois qu’ils faisaient passer leur fusil d’une épaule à l’autre. Les musiciens suivaient, marquant la cadence, leurs mains frappant sur les tablas. Quelques-uns jouaient des cymbales. Ils portaient des chemises d’uniforme avec des pièces rouges cousues aux épaules, et ils se positionnèrent autour de la grande cour jusqu’à former une courbe, de presque cinq cents hommes, face à la porte. Quand le Kerala et ses officiers arrivèrent à cheval, les soldats présentèrent les armes et crièrent trois fois. Le Kerala leva la main et le commandant du détachement hurla des ordres : les joueurs de tablas arrachèrent un roulement crescendo à leurs instruments et les soldats entrèrent en dansant dans la salle à manger.

— C’est bien ce qu’on disait : ils sont rapides, dit Ismail à Bhakta. Et ils marchent avec un tel ensemble.

— Oui. Ils vivent à l’unisson. Au combat, c’est pareil. Le rechargement des armes a été décomposé en dix mouvements, réglés sur dix battements de tambour différents. Les soldats sont répartis en dix groupes, et tirent chacun à tour de rôle, au rythme des tambours. Leurs salves sont des plus dévastatrices, si j’ai bien compris. Aucune armée ne leur résiste. Ou du moins, ça a été vrai pendant de nombreuses années ; il semblerait maintenant que la Horde d’Or commence à entraîner ses armées d’une façon similaire. Mais même comme ça, et malgré la modernisation des armes, personne n’est de taille à résister au Kerala.

C’est alors que ce dernier mit pied à terre, et que Bhakta s’approcha de lui, Ismail sur ses talons. Le Kerala mit fin, d’un geste, à leurs courbettes, et Bhakta dit, sans préambule :

— Je vous présente Ismail de Konstantiniyye, le fameux médecin ottoman.

Le Kerala le regarda avec intensité, et Ismail déglutit péniblement, sentant la chaleur de son regard impérieux. Le Kerala était un petit homme râblé, nerveux, aux cheveux noirs encadrant un visage en lame de couteau. Son torse paraissait un poil trop long pour ses jambes. Son visage, très séduisant, était ciselé comme celui d’une statue grecque.

— J’espère que vous êtes impressionné par notre hôpital, dit-il dans un persan clair et distinct.

— Je n’en ai jamais vu d’aussi beau.

— À quelle stade d’avancement était la médecine ottomane quand vous êtes parti ?

— Nous commencions à peine à comprendre comment fonctionnent certaines parties du corps, répondit Ismail. Mais il restait encore bien des mystères.

— Ismail a étudié les théories des anciens Égyptiens et des Grecs, ajouta Bhakta. Il nous a apporté ce qu’elles avaient d’utile, ainsi que l’ensemble de ses propres découvertes, qui corrigeaient les erreurs des anciens, ou prolongeaient leurs recherches. Ses lettres forment l’une des bases à partir desquelles nous travaillons.

— Vraiment.

Le regard du Kerala se fit encore plus pénétrant. Il avait des yeux saillants, et ses iris étaient un kaléidoscope de couleurs, comme des cercles de jaspe.

— Intéressant ! Il faudra que nous reparlions de tout cela. Mais d’abord, je voudrais m’entretenir des récents développements avec vous, en privé, Mère Bodhisattva.

L’abbesse hocha la tête et marcha, main dans la main, avec le Kerala, jusqu’à un pavillon qui surplombait un verger nain. Ils n’étaient accompagnés d’aucun garde du corps, mais ils étaient surveillés de loin par des gardes postés, l’arme au pied, sur les murs du monastère.

Ismail alla au bord du fleuve, où quelques moines préparaient la future cérémonie des mandalas de sable. Des moines et des nonnes en robes de bure ou couleur safran se dispersèrent tout le long du rivage, disposèrent des carpettes et des paniers de fleurs en bavardant gaiement, sans grande hâte. Leur Kerala parlait souvent avec leur abbesse pendant la demi-journée, voire plus longtemps. On savait qu’ils étaient très amis.

Mais, ce jour-là, ils finirent plus tôt, et le rythme s’accéléra considérablement lorsqu’on apprit qu’ils quittaient le pavillon. Les paniers de fleurs furent lancés au fil de l’eau, les soldats réapparurent au son des tablas qui faisaient battre le cœur plus vite. Ils se glissèrent au bord du fleuve, sans leurs armes, et s’assirent, formant une allée pour permettre à leur chef d’approcher. Il s’avança parmi eux, s’arrêtant pour poser la main sur l’épaule de tel ou tel, saluant chacun de ses hommes par son nom, s’inquiétant de leurs blessures et ainsi de suite. Les moines qui s’étaient occupés des mandalas sortirent de leur atelier, en chantant au son des trompettes tonitruantes, entourant deux mandalas – des disques de bois aussi grands que des roues de moulin, chacun porté par deux hommes –, sur lesquels se trouvaient des dessins de sable aux couleurs éclatantes. L’un représentait un motif géométrique exécuté dans des tons vifs : vert, rouge, jaune, bleu, blanc et noir. L’autre était une carte du monde sur laquelle Travancore était un point rouge, comme un bindi, l’Inde occupant le centre du disque. Le mandala représentait presque tout le reste du monde, de la Franji à la Corée et au Japon, l’Afrique et l’Inde étant incurvées autour du bas. Les couleurs étaient naturelles : l’océan était bleu foncé, les mers intérieures d’un bleu plus clair, les terres émergées vert ou marron, selon les cas, les chaînes de montagnes vert foncé, et leurs sommets d’un blanc neigeux. Les fleuves étaient des lignes bleues, et une ligne rouge vif ceignait ce qu’Ismail interpréta comme étant la limite des conquêtes du Kerala, qui comprenaient maintenant l’empire ottoman jusqu’à l’Anatolie et Konstantiniyye, à l’exception des Balkans et de la Crimée. C’était magnifique. On avait l’impression de voir le monde depuis le soleil.

Le Kerala de Travancore se promenait avec l’abbesse, l’aidait à marcher sur le chemin. Ils s’arrêtèrent au bord du fleuve, et le Kerala examina attentivement, minutieusement, les mandalas, indiquant telle ou telle partie de la représentation du doigt et interrogeant l’abbesse et ses moines. D’autres moines se mirent à chanter à voix basse, bientôt imités par les soldats. Bhakta se tourna vers eux et ajouta sa voix flûtée, haut perchée, aux leurs. Le Kerala prit le mandala géométrique entre ses mains et le souleva délicatement. La roue de bois était presque trop grande pour qu’il la tienne à lui seul. Il descendit avec dans le fleuve, où des bouquets d’hortensias et d’azalées flottèrent autour de ses jambes. Il éleva le mandala au-dessus de sa tête, l’offrant au ciel, puis, à une inflexion du chant, alors que les trompettes joignaient leur cuivre à la musique, il abaissa le disque devant lui et le fit basculer sur le côté, très lentement. Le sable glissa comme une nappe, les couleurs se déversant dans l’eau et s’y fondant, tachant les jambières de soie du Kerala. Il plongea le disque dans l’eau et lava le reste du sable dans un nuage multicolore que le courant dissipa. Il passa sa main sur le disque de bois, puis sortit de l’eau. Il avait les chaussures boueuses, ses jambières trempées étaient barbouillées de vert, de rouge, de bleu et de jaune. Il prit l’autre mandala des mains de ceux qui l’avaient fait, s’inclina devant eux, au-dessus du disque, se retourna et le livra aux eaux du fleuve. Cette fois, les soldats se déplacèrent et se prosternèrent, front contre terre, en chantant une prière à l’unisson. Le Kerala abaissa lentement le disque, et tel un dieu offrant un monde à un dieu supérieur, le posa sur l’eau et le laissa flotter, tournant lentement encore et encore sous ses doigts, monde fluctuant qu’il plongea dans le fleuve, aussi profondément que possible, alors que le chant s’amplifiait. Tout le sable se répandit dans l’eau et macula ses bras et ses jambes. Alors qu’il remontait sur la rive, éclaboussé de couleurs, ses soldats se relevèrent et poussèrent trois cris, puis encore trois.


Plus tard, le Kerala prit un thé aux senteurs délicates, et s’assit auprès d’Ismail pour discuter avec lui. Il écouta tout ce qu’Ismail avait à lui dire sur le sultan Selim le Troisième, puis raconta à Ismail l’histoire de Travancore, ses yeux ne quittant jamais le visage de son interlocuteur.

— Notre combat pour repousser le joug des Moghols a commencé il y a longtemps, avec Shivaji, le Seigneur de l’Univers, qui a inventé la guerre moderne. Shivaji a utilisé tous les moyens possibles pour libérer l’Inde. Une fois, il fit appel à un lézard géant du Deccan pour l’aider à escalader les falaises sur lesquelles était juchée la Forteresse du Lion. Une autre fois, alors qu’il était encerclé et assiégé par l’armée du Bijapuri, sous le commandement du grand général moghol Afzal Khan, Shivaji proposa de se rendre à lui en personne, et se présenta devant lui vêtu uniquement d’une chemise de tissu qui dissimulait une dague à queue de scorpion. Les doigts de sa main gauche, cachés, étaient glissés dans des griffes de tigre tranchantes comme des rasoirs. Lorsqu’il embrassa Afzul Khan, il le déchiqueta à mort sous les yeux de tous, et par ce signal ses armées donnèrent l’assaut aux Moghols et les défirent.

» Après cela, Alamgir attaqua pour de bon, et passa le dernier quart de siècle de sa vie à reconquérir le Deccan, ce qui coûta cent mille vies humaines par an. Lorsqu’il eut fini de soumettre le Deccan, son empire était exsangue. Entre-temps, il y avait eu d’autres révoltes contres les Moghols, au nord-ouest, parmi les Sikhs, les Afghans et les sujets de l’est de l’empire safavide, ainsi que chez les Rajputs, les Bengalis, les Tamils, etc., dans toutes les régions de l’Inde. Elles connurent parfois un certain succès, et les Moghols – qui avaient écrasé leurs sujets sous les impôts pendant des années – subirent une révolte de leurs propres zamindars, et ce fut la ruine. Une fois que les Marathas, les Rajputs et les Sikhs furent solidement établis, ils instituèrent un système fiscal propre, et, même s’ils prêtaient toujours serment d’allégeance à Delhi, les Moghols n’en reçurent plus aucun argent.

» C’est ainsi que la situation alla en se dégradant pour les Moghols, surtout ici, dans le Sud. Mais les Marathas et les Rajputs avaient beau être hindous, ils parlaient des langues différentes, et c’est à peine s’ils se connaissaient. Tant et si bien qu’une rivalité naquit entre eux, et que l’emprise des Moghols sur l’État-mère indien s’accrut. En cette fin de règne, le nazim devint Premier ministre d’un khan complètement absorbé par son harem et sa hookah, et ce nazim alla vers le sud fonder la principauté qui inspira le développement de notre Travancore.

» Ensuite, Nadir Shah traversa l’Indus au même gué qu’Alexandre le Grand, mit Delhi à sac, massacrant trente mille personnes, et rapporta chez lui un milliard de roupies en or et en pierres précieuses, ainsi que le trône du Paon. Cela marqua la fin des Moghols.

» Après cela, les Marathas n’ont cessé d’étendre leur territoire jusqu’au Bengale. Mais les Afghans ont secoué le joug des Safavides, et ont envahi l’est jusqu’à Delhi, qu’ils ont mise à sac à leur tour. Quand ils se retirèrent, ils laissèrent le contrôle du Panjab aux Sikhs pour une taxe équivalente au cinquième des récoltes. Puis les Pathans mirent Delhi à sac une fois de plus, semant la ruine et la désolation pendant un mois entier dans une ville qui était devenue un vivant cauchemar. Le dernier empereur qui portât un titre moghol eut les yeux crevés par un petit chef afghan.

» Alors une cavalerie marathane de trente mille chevaux marcha sur Delhi, recrutant deux cent mille volontaires rajputs en montant vers le nord. Sur le champ de bataille fatal de Panipat, où le destin de l’Inde s’était si souvent joué, ils rencontrèrent une armée composée de troupes afghanes et ex-mogholes en plein jihad contre les Hindous. Les musulmans étaient soutenus par les populations locales, et ils avaient le grand général Shah Abdali à leur tête. Cent mille Marathas trouvèrent la mort au combat, et trente mille autres furent capturés, puis échangés contre rançon. Finalement, les soldats afghans se lassèrent de Delhi et obligèrent leur khan à retourner à Kaboul.

» Mais les Marathas avaient été écrasés. Les successeurs du nazim sécurisèrent le Sud, les Sikhs prirent le Panjab et les Bengalis prirent le Bengale et l’Assam. Là-bas, nous nous rendîmes compte que les Sikhs étaient nos meilleurs alliés. Leur dernier gourou déclara que, désormais, leurs écrits sacrés étaient l’incarnation du gourou lui-même. Ils connurent une grande prospérité, érigeant, de fait, une puissante muraille entre l’islam et nous. Et nous apprîmes également beaucoup des Sikhs. Ils incarnent une sorte de mélange d’Hindous et de musulmans, inhabituel dans l’histoire indienne, et très instructif. Ils prospérèrent, donc, et en retenant leur leçon et en coordonnant nos efforts aux leurs, nous prospérâmes nous aussi.

» Et puis, à l’époque de mon grand-père, un certain nombre de réfugiés des conquêtes chinoises du Japon arrivèrent dans cette région, des bouddhistes attirés par le Lanka, le cœur du bouddhisme. Des samouraïs, des moines et des marins, de très bons marins – ils avaient couru les mers du grand océan de l’Est, qu’ils appellent le Dahai… En fait, ils arrivèrent aussi bien de l’est que de l’ouest.

— Ils avaient fait le tour du monde ?

— En effet. Et ils ont beaucoup appris à nos constructeurs de navires. Les monastères bouddhiques de la région étaient déjà des centres de ferronnerie, de mécanique et de céramique. Les mathématiciens locaux contribuèrent à l’épanouissement de leur art et à l’application de leurs calculs dans la navigation, la balistique et la mécanique. Tout cela connut une forme d’aboutissement, ici, dans les grands chantiers navals, et nos flottes marchande et militaire furent bientôt plus importantes que celles de la Chine même. Ce qui est une bonne chose, parce que l’empire chinois soumet une part sans cesse croissante du monde – la Corée, le Japon, la Mongolie, le Turkestan, Annam et le Siam, les îles de Malaisie –, la région que nous appelions la Grande Inde, en fait. Nous avons donc besoin de nos vaisseaux pour nous protéger de ce pouvoir. Du côté de la mer, nous sommes tranquilles, et par ici, à l’abri des terres arides du Deccan, nous sommes difficiles à conquérir par le continent. L’islam semble vivre ses derniers jours en Inde, sinon dans la totalité de l’Occident.

— Vous avez vaincu sa plus puissante cité, observa Ismail.

— Oui. Je frapperai encore et toujours les musulmans, de sorte qu’ils ne puissent plus jamais attaquer l’Inde. Il y a eu suffisamment de viols à Delhi. Alors j’ai fait construire une petite flotte sur la mer Noire, pour attaquer Konstantiniyye, écraser les Ottomans comme le nazim a écrasé les Moghols. Nous établirons de petits États dans toute l’Anatolie, prenant leur terre sous notre influence comme nous l’avons fait en Iran et en Afghanistan. En attendant, nous continuons à travailler avec les Sikhs, à les traiter comme nos principaux alliés et partenaires dans ce qui devient une confédération indienne élargie de principautés et d’États. Rares sont les opposants à l’unification de l’Inde sur ces bases, parce que, si elle réussit, alors ce sera la paix. La paix pour la première fois depuis l’invasion moghole, il y a plus de quatre siècles. L’Inde est donc en train d’émerger de sa longue nuit. Et maintenant, nous allons répandre le jour partout.

Le lendemain, Bhakta emmena Ismail à une fête dans les jardins du palais du Kerala, à Travancore. Le grand parc qui entourait le pavillon de marbre donnait sur la partie nord du port, loin du vacarme et de la fumée des chantiers navals, visibles du côté sud de la baie. En dehors du parc, des palais blancs, plus sophistiqués, appartenaient non au Kerala mais aux grands négociants locaux, qui s’étaient enrichis dans la construction navale, le commerce et surtout le financement de ce genre d’entreprises. Parmi les hôtes du Kerala se trouvaient beaucoup d’hommes de ce type, tous richement vêtus de soie et de bijoux. Ismail eut l’impression que cette société raffolait tout particulièrement des pierres semi-précieuses – la turquoise, le jade, le lapis-lazuli, la malachite, l’onyx, le jaspe et ainsi de suite –, polies en gros cabochons ronds et en perles dont on faisait des colliers. Leurs femmes et leurs filles portaient des saris aux couleurs éclatantes, et certaines promenaient en laisse des guenons apprivoisées.

Les gens circulaient à l’ombre des palmiers et des arbres, mangeaient à de longues tables couvertes de mets délicieux, ou buvaient dans des gobelets en verre. Bhakta fut approchée par quelques moines bouddhistes vêtus de marron ou de safran. Ils échangèrent quelques mots. Puis elle présenta à Ismail les Sikhs qui organisaient les festivités – des hommes barbus, coiffés d’un turban –, et des Marathas, des Bengalis, des Africains, des Malais, des Birmans, des Sumatranais, des Japonais et des Haudenosaunees du Nouveau Monde.

— Il y a tant de peuples différents, ici, observa Ismail.

— C’est grâce au développement des échanges maritimes.

Beaucoup d’entre eux semblaient désireux de parler à Bhakta, et elle emmena Ismail vers l’un des « plus proches assistants » du Kerala, un certain Pyidaungsu, un petit homme à la peau noire qui, dit-il, avait grandi en Birmanie, et à l’est de la pointe de l’Inde. Il parlait un excellent persan, ce qui était sans nul doute la raison pour laquelle l’abbesse lui avait confié Ismail, tandis qu’elle s’entretenait avec sa propre meute d’interlocuteurs.

— Le Kerala a été extrêmement content de vous rencontrer, dit tout de suite Pyidaungsu en emmenant Ismail à l’écart. Il est très désireux de faire des progrès dans certains domaines médicaux, surtout celui des maladies infectieuses. Nous avons perdu plus de soldats à cause des maladies ou des infections que du fait de nos ennemis, au combat. Cela l’affecte beaucoup.

— Ce n’est pas ma spécialité, dit Ismail. Je ne suis qu’un anatomiste, qui s’efforce de comprendre comment le corps est fait.

— Mais toutes les avancées dans la compréhension du corps nous aident à approfondir les sujets qui intéressent le Kerala.

— En théorie, du moins. Et ça prendra du temps.

— Mais ne pourriez-vous examiner les procédures de l’armée, et voir s’il n’y a pas là quelques points propices à la propagation des maladies ?

— Peut-être, dit Ismail. Bien que certains aspects soient assez inévitables, comme la promiscuité, le fait de voyager ou de dormir ensemble.

— Oui, mais peut-être pouvons-nous changer la façon dont ces choses se font…

— C’est possible. Il paraît vraisemblable que certaines maladies soient transmises par des créatures si petites que l’œil ne peut les voir…

— Les créatures dans le microscope ?

— Oui, ou encore plus petites. L’exposition à une minuscule quantité de ces créatures, ou à des créatures préalablement tuées, semble donner aux gens une résistance aux expositions ultérieures. C’est ce qui arrive à ceux qui ont survécu à la variole.

— Oui, la variolisation. Les troupes sont déjà scarifiées contre la variole.

Ismail marqua sa surprise à cette nouvelle, et l’aide de camp s’en aperçut.

— Nous essayons tout, dit-il en riant. Le Kerala croit que les habitudes doivent être réexaminées d’un œil neuf afin d’être changées, et améliorées autant que possible. Les habitudes alimentaires, d’hygiène, d’évacuation des eaux usées… Il avait débuté très jeune, comme officier d’artillerie, et il a appris la valeur des procédures. C’est lui qui a suggéré que le fut des canons soit foré plutôt que coulé, le moulage ne pouvant donner une surface suffisamment lisse. Les canons dont la surface était plus uniforme étaient à la fois plus puissants, plus légers et plus précis. Il a testé toutes ces choses, et réduit l’arsenal à un ensemble de mouvements réglés d’avance, comme une danse, à peu près semblables pour toutes les tailles de canons, ce qui leur permet de se déployer aussi vite que l’infanterie, presque aussi vite que la cavalerie. Et facilite leur transport à bord des vaisseaux. Les résultats ont été prodigieux, comme vous le voyez, fit-il en balayant l’assemblée d’un geste satisfait.

— Vous avez été officier d’artillerie, j’imagine.

— En effet, répondit-il en riant.

— Et maintenant vous profitez des réjouissances données ici.

— Oui, mais il y a d’autres raisons à cette réunion. Les banquiers, les armateurs. Si vous voulez que je vous dise, tous doivent leur situation aux futs des canons.

— Mais pas les docteurs.

— Non. Et je le regrette ! Encore une fois, si vous voyez ce qu’on pourrait assainir dans les procédures de la vie militaire, dites-le-moi.

— Pas de contacts avec les prostituées ?

— Eh bien, c’est un devoir religieux pour beaucoup d’entre eux, fit-il en riant à nouveau. Il faut les comprendre. Les danseuses des temples sont importantes pour bien des cérémonies.

— Ah. Alors, dans ce cas aussi il faut respecter des règles d’hygiène. Les animalcules se déplacent d’un corps à l’autre par la saleté, par le contact, par l’eau et la nourriture, et par la respiration. En faisant bouillir les instruments chirurgicaux, on réduit les infections. Il faut faire porter des masques aux docteurs, aux infirmières et aux patients, pour réduire les risques de contamination.

L’officier eut l’air content.

— Le respect de l’hygiène est l’un des avantages du système des castes. Le Kerala n’approuve pas les castes, mais il serait possible de faire en sorte que l’hygiène devienne une de nos priorités.

— Il semblerait que l’ébullition tue les animalcules. Le matériel de cuisine, les casseroles, les chaudrons, l’eau potable – tout cela devrait être bouilli. Mais je crains que ce ne soit pas très pratique.

— Certes, mais c’est possible. Quelles autres méthodes pourrait-on utiliser ?

— Certaines herbes, peut-être, et des substances, toxiques pour les animalcules mais pas pour les gens. Mais ces substances, personne ne sait si elles existent.

— On pourrait faire des essais.

— Effectivement.

— Sur des empoisonneurs, par exemple.

— On l’a déjà fait.

— Oh, le Kerala sera content. Il adore les expériences, les notes, les nombres comme ceux dont ses mathématiciens ont noirci des pages pour montrer si les impressions d’un médecin étaient justes lorsqu’on les appliquait à l’armée dans son ensemble. Il aimerait vous revoir à ce sujet.

— Je lui dirai tout ce que je sais, promit Ismail.

L’officier lui serra la main et la garda entre les siennes.

— Je vais tout de suite vous remmener au Kerala. Pour le moment, les musiciens sont là, à ce que je vois. J’aime les écouter du haut des terrasses.

Ismail le suivit un moment, comme dans un tourbillon, puis l’un des assistants de l’abbesse le happa et le ramena au groupe constitué par le Kerala pour assister au concert.

Les chanteuses portaient des saris magnifiques, les musiciens des vestes de soie multicolores, tissées de toutes sortes de façons, surtout d’un bleu ciel éclatant et d’un rouge d’orange sanguine. Les musiciens commencèrent à jouer ; les percussionnistes établirent le rythme sur leurs tablas et les autres se mirent à pincer les cordes de grands instruments pareils à des ouds, ou à des luths à long manche. Ils rappelaient à Ismail Konstantiniyye, où l’on entendait, dans toute la ville, ces sortes d’instruments nasillards.

Une chanteuse s’avança et chanta dans une langue étrangère, les notes dévalant la gamme sans s’arrêter nulle part, s’incurvant continuellement en des tonalités nouvelles pour Ismail, sans ces tons et ces quarts de ton qui infléchissaient rapidement la mélodie vers le haut et vers le bas, comme dans d’autres musiques. Les compagnes de la chanteuse dansaient lentement derrière elle, se rapprochant autant que possible de l’immobilité quand elle tenait la note, et cependant bougeant toujours, les mains tendues, les paumes levées vers le ciel, parlant la langue de la danse.

Puis les deux joueurs de tablas se mirent à jouer plus vite, selon un rythme complexe mais régulier, entremêlé comme les brins d’une tresse avec le chant. Ismail ferma les yeux ; il n’avait jamais entendu une musique pareille. Les mélodies se superposaient et se poursuivaient sans jamais s’interrompre. Le public tanguait et roulait en rythme avec elles, les soldats dansant sur place, se déplaçant autour du centre immobile que constituait le Kerala, qui lui aussi, se trémoussait, incapable de résister à la magie de la musique. Lorsque les percussionnistes accélérèrent furieusement le rythme pour marquer la fin du morceau, les soldats se mirent à pousser des cris, des hurlements, et à faire de grands bonds. Les chanteuses et les musiciens s’inclinèrent profondément en souriant, et s’approchèrent pour recevoir les compliments du Kerala. Il s’entretint un moment avec la chanteuse principale, lui parlant comme à une vieille amie. Ismail se retrouva dans une sorte de file qui s’était formée de part et d’autre de l’abbesse, et devant laquelle défilaient les musiciens en sueur. Il salua chacun d’eux d’un hochement de tête, comme ils passaient devant lui. Ils étaient jeunes. Des parfums de toutes sortes caressaient les narines d’Ismail, du jasmin, de l’orange, des odeurs d’iode et d’écume, et il prit une profonde inspiration. L’odeur du large portée par la brise se fit plus forte. Cette fois, elle venait vraiment de la mer. Juste au-dehors, l’océan s’étendait, gris et bleu, comme une route menant au monde entier.

La fête se dispersa à nouveau dans les jardins, selon des schémas déterminés par les lents déplacements du Kerala. Ismail fut présenté à un quartet de banquiers, deux Sikhs et deux Travancoriens, et il les écouta discuter – en persan, par courtoisie envers lui – de la situation compliquée qui régnait en Inde, dans tout l’océan Indien et dans le monde en général. Les villes et les ports rivalisaient entre eux, on construisait de nouvelles villes sur des embouchures de fleuves où il n’y avait rien jusque-là, la loyauté des populations locales fluctuait, les esclavagistes musulmans d’Afrique de l’Ouest, l’or d’Afrique du Sud et d’Inka, l’île à l’ouest de l’Afrique – tout cela existait depuis des années, mais tout avait changé, d’une certaine façon. L’effondrement des vieux empires musulmans, la multiplication des nouvelles machines, des nouveaux États, des nouvelles religions, des nouveaux continents, tout cela partait d’ici, comme si les vibrations des violents combats avec l’Inde provoquaient des ondes de changement, des vagues dans le monde entier, qui fusionnaient en refluant.

Bhakta présenta quelqu’un d’autre à Ismail et les deux hommes se saluèrent d’un hochement de tête en s’inclinant légèrement. L’homme s’appelait Wasco, et il venait du Nouveau Monde, la grande île à l’ouest de la Franji, que les Chinois appelaient Yingzhou. Wasco l’appelait Hodenosauneega, ce qui voulait dire « le territoire des peuples de la Longue-Maison », dit-il dans un persan passable. Il représentait la Ligue hodenosaunee, lui expliqua Bhakta. On aurait dit un Sibérien ou un Mongol, ou un Mandchou qui ne se serait pas rasé le front. Il était grand, il avait le nez fort, busqué, et même le soleil écrasant du Kerala ne lui faisait pas d’ombre. C’était comme si ces îles isolées, de l’autre côté du monde, avaient produit une race plus saine et plus vigoureuse. Sans doute avait-il été envoyé par son peuple pour cette raison même.

Bhakta les quitta et Ismail dit poliment :

— Je viens de Konstantiniyye. Vos gens ont-ils de la musique comme celle que nous venons d’entendre ?

Wasco réfléchit un instant.

— Nous chantons et nous dansons, mais tous ensemble, de façon informelle, et au petit bonheur, si vous voyez ce que je veux dire. Les tambours, ici, sont beaucoup plus fluides et compliqués. Le son est épais. Je trouve ça fascinant. J’aimerais vraiment avoir l’occasion de réentendre ça, pour vérifier que j’ai bien entendu ce que je crois avoir entendu.

Il agita la main d’une façon qu’Ismail ne comprit pas. En signe d’étonnement, peut-être, devant la virtuosité des percussionnistes.

— Ils jouent magnifiquement, répondit Ismail. Nous avons aussi des percussionnistes, mais ceux-ci ont élevé les tablas à un niveau supérieur.

— Je vous l’accorde.

— Et les villes, les vaisseaux, tout ça ? Y a-t-il dans votre pays un port comme celui-ci ? demanda Ismail.

L’expression de surprise de Wasco ressembla à celle de tout le monde, ce qui, se dit Ismail, était normal ; c’était la tête que faisaient tous les nouveau-nés. En réalité, avec son persan approximatif, Ismail s’émerveillait qu’il soit aussi compréhensible malgré son origine exotique.

— Non. Là d’où je viens, nous ne formons pas de regroupements aussi importants ; je pense qu’il y a plus de gens qui vivent autour de cette baie que dans tout mon pays.

Ce fut au tour d’Ismail d’être surpris.

— Si peu que ça ?

— Oui. Je trouve qu’il y a beaucoup de gens, ici. Cela dit, nous vivons dans une grande forêt, extrêmement épaisse et dense. Les fleuves font d’excellentes voies de communication. Jusqu’à ce que vous arriviez, nous chassions et nous avions quelques cultures, mais nous ne fabriquions que ce dont nous avions besoin, sans métaux, sans bateaux. Ce sont les musulmans qui les ont apportés sur notre côte ouest, et qui ont érigé des forts dans quelques-uns de nos ports, en particulier à l’embouchure de la rivière de l’Est, et dans l’Ile-Longue. Ils étaient peu nombreux, au départ, et nous avons appris, grâce à eux, bien des choses que nous avons mises en application. Mais nous avons été frappés par des maladies inconnues, et beaucoup sont morts, pendant qu’un grand nombre de musulmans débarquaient, amenant des esclaves d’Afrique pour les aider. Cela dit, notre terre est très vaste, et la côte elle-même, où les musulmans sont installés, n’est pas une très bonne terre. Alors nous commerçons avec eux, et mieux encore, avec les vaisseaux de Travancore. Nous étions très heureux de voir ces vaisseaux, vraiment, parce que nous étions inquiets à cause des musulmans franjs. Nous le sommes encore. Ils ont beaucoup de canons, ils vont où ils veulent, ils nous disent que nous ne connaissons pas Allah, et que nous devons le prier et ainsi de suite. Alors nous avons été contents de voir arriver d’autres peuples, dans de bons vaisseaux. Des gens qui n’étaient pas musulmans.

— Les Travancoriens ont-ils déjà attaqué les musulmans, chez vous ?

— Pas encore. Ils sont arrivés à l’embouchure du Mississippi, un grand fleuve. Mais ils finiront bien par en découdre. Ils sont très bien armés, les uns comme les autres, contrairement à nous. Bref, ça ne saurait tarder. (Il riva son regard à celui d’Ismail et eut un sourire chaleureux.) Je dois me souvenir que vous êtes sûrement musulman, vous aussi.

— Mais je ne l’impose pas aux autres, répondit Ismail. L’islam vous permet de choisir.

— Oui, c’est ce qu’on disait. Mais ici, à Travancore, cela se vérifie effectivement. Les Sikhs, les Hindous, les Africains, les Japonais, on voit de tout par ici. Le Kerala ne semble pas s’en soucier. Et peut-être même que cela lui plaît.

— Les Hindous absorbent tout ce qui les touche, à ce qu’on dit.

— Ça me paraît bien, répondit Wasco. Ou du moins préférable à Allah à la pointe du fusil. Nous faisons nos propres vaisseaux, maintenant, dans nos grands lacs, et nous serons bientôt en mesure d’arriver jusqu’à vous en passant par l’Afrique. À moins que le Kerala ne creuse ce canal à travers le désert du Sinaï, pour relier la Méditerranée à la mer Rouge, ce qui nous permettrait de venir beaucoup plus facilement chez vous. Il est prêt à conquérir toute l’Égypte pour que ce soit possible. Mais il y a encore beaucoup de choses à dire, de décisions à prendre. Ma Ligue aime beaucoup les ligues.

Puis Bhakta s’approcha d’eux et emmena à nouveau Ismail.

— Vous avez l’honneur d’être invité à rejoindre le Kerala dans l’un des chariots du ciel.

— Les sacs flottants ?

— Oui, répondit Bhakta avec un sourire.

— Oh, quelle joie !


Suivant l’abbesse clopinante, Ismail traversa des terrasses, chacune embaumant un parfum distinct, de citron, de muscade, de cannelle, de menthe et de rose, montant, niveau après niveau, par de petits escaliers de pierre. Il avait à chaque pas l’impression de gravir des étapes vers un royaume supérieur, où les sens et les émotions étaient plus affûtés : une vague terreur du corps, alors que les odeurs le projetaient de plus en plus loin, dans un état plus élevé. Il avait la tête qui tournait. Il n’avait pas peur de la mort, mais son corps n’était pas chaud à l’idée de ce qui pourrait la provoquer. Il rattrapa l’abbesse et marcha à côté d’elle. Son calme l’apaisait. À la façon dont elle montait les marches, il comprit qu’elle souffrait en permanence. Et pourtant elle n’en parlait jamais. À cet instant, comme elle s’arrêtait pour reprendre son souffle, elle se retourna et regarda l’océan. Elle mit une main déformée sur le bras d’Ismail, et lui dit combien elle était heureuse qu’il soit là, parmi eux, tout ce qu’ils pourraient accomplir ensemble, en travaillant sous les directives du Kerala, qui créait une terre où de grandes choses seraient possibles. Ils allaient changer le monde. Pendant qu’elle parlait, Ismail se sentit enivré par les parfums qui flottaient dans l’air, enivré par la vision des choses à venir… Le Kerala, multipliant les conquêtes, envoyant ici, au monastère, des choses et des gens du monde entier, des livres, des cartes, des instruments, des remèdes, des outils, des gens affligés de maladies inhabituelles ou qui avaient des dons nouveaux, tout cela venant de l’ouest de l’Oural et de l’est du Pamir, de Birmanie et du Siam, de la péninsule malaise, de Sumatra, de Java et de la côte est de l’Afrique, et même un médecin-sorcier de Madagascar en train de déployer les ailes presque transparentes d’une sorte de chauve-souris, permettant à Ismail d’examiner des veines et des artères vivantes, et de fournir une description complète de la circulation du sang qui plairait beaucoup au Kerala. Ismail vit aussi un médecin chinois de Sumatra lui montrer ce que les Chinois entendaient par le ki et le shen, qui se révélaient être ce qu’il avait toujours appelé la lymphe, une chose produite par de petites glandes sous les bras, et que l’on pouvait soigner avec des emplâtres d’herbes et d’autres substances, comme l’avaient toujours dit les Chinois ; il vit encore un groupe de moines bouddhistes qui avaient classé les différents éléments en familles, selon leurs propriétés chimiques et physiques, formant un mandala magnifique qui fournissait matière à des discussions interminables dans les salles de cours, les ateliers, les fonderies et les hôpitaux ; et tous procédaient à des explorations, sans avoir besoin de faire le tour du monde en bateau, sans jamais quitter Travancore, avides de trouver quelque chose d’intéressant à raconter au Kerala, la prochaine fois qu’il passerait – pas pour qu’il les récompense, même si c’était probable, mais parce qu’il serait tellement heureux d’avoir cette nouvelle information, et qu’il aurait ce sourire que tout le monde mourait d’envie de voir, et qui résumait toute l’histoire de Travancore, ici et maintenant.

Ils arrivèrent à une large terrasse où le ballon attendait. Son immense enveloppe de soie était déjà pleine d’air chaud, et tirait par saccades sur ses amarres. Le panier de bambou tressé était plus gros qu’une voiture et presque autant qu’un petit pavillon ; les cordes qui le reliaient à l’enveloppe de soie formaient un réseau de lignes très fines, si nombreuses que l’ensemble donnait une impression de résistance. La soie de l’enveloppe était diaphane. Un réchaud à charbon – auquel était fixé un soufflet à main – était boulonné à un cadre de bambou fixé sous l’enveloppe, juste au-dessus de leurs têtes, lorsqu’ils étaient dans le panier, où ils entrèrent par une petite porte.

Le Kerala, la chanteuse, Bhakta et Ismail montèrent donc dans le panier et se mirent aux quatre coins. Pyidaungsu jeta un coup d’œil et dit :

— Hélas, j’ai l’impression qu’il n’y a pas de place pour moi. Nous serions trop tassés. J’irai la prochaine fois, bien que je regrette de devoir laisser passer cette occasion !

Le pilote et ses passagers larguèrent les amarres, n’en conservant qu’une seule. Il n’y avait presque pas de vent ce jour-là, et ce serait, dit-on à Ismail, un vol contrôlé. Ils devaient monter comme un cerf-volant, lui expliqua le pilote, et quand la ligne serait presque complètement tendue, ils éteindraient le réchaud et se stabiliseraient comme n’importe quel cerf-volant, suspendus à quelques milliers de mains au-dessus du paysage. La brise légère qui soufflait habituellement du large dans l’après-midi les ferait flotter dans l’intérieur des terres si jamais la corde venait à casser.

Et ils montèrent.

— C’est comme le chariot d’Arjuna, leur dit le Kerala tandis qu’ils hochaient la tête, les yeux brillants d’excitation.

La chanteuse était belle, les échos de son chant peuplaient toujours l’air autour d’eux ; le Kerala était encore plus beau ; et Bhakta, la plus belle d’entre tous. Le pilote actionna une ou deux fois le soufflet. Le vent jouait dans les cordages.

Vu d’en haut, le monde était plat. Il s’étendait à une distance terrifiante, jusqu’à l’horizon – des collines vertes au nord, à l’est et au sud ; et à l’ouest, l’étendue bleue, plate, de la mer, sur laquelle le soleil brillait comme de l’or sur un plat de céramique bleue. Les choses, en bas, étaient petites, mais bien distinctes. Les arbres faisaient comme de minuscules touffes de laine verte. On se serait cru dans une miniature persane, magnifiquement détaillée, avec ces champs de riz entourés de rangées de palmiers plantés sur des buttes, et au-delà ces vergers de petits arbres méticuleusement alignés. On aurait dit une tapisserie d’une finesse exquise.

— Quel genre d’arbres est-ce là ? s’étonna Ismail en indiquant les collines vert foncé, à l’est.

C’est le Kerala qui répondit. Il était évident que c’était lui qui était à l’origine de la plupart des vergers visibles en dessous d’eux.

— Ces terres font partie du domaine de la ville et ce sont des plantations d’arbres à partir desquels nous produisons les huiles essentielles qui constituent notre principal produit d’exportation. Nous les échangeons contre toutes sortes de marchandises. Vous en avez senti quelques-unes en arrivant jusqu’au panier : le vétiver, le costus, la valériane et l’angélique. Des buissons comme le lentisque, le néroli, le kaatoanbangkal, le parijat et la reine de la nuit. Des herbes comme la citronnelle, les cymbopogons et la palmarosa. Des fleurs, comme vous pouvez le voir, dont la tubéreuse, la rose, le jasmin, et les fleurs de champac et de frangipanier. Des herbes, aussi : la menthe poivrée, la menthe médicinale, le patchouli, l’artémise. Et là, dans les bois, il y a les plantations de santal et d’agar. Tous ces arbres et ces plantes sont cultivés, plantés, soignés, récoltés, traités et transformés, et le produit est mis en bouteilles ou en sachets, puis envoyé en Afrique, en Franji, en Chine ou dans le Nouveau Monde, où ils n’avaient pas, jusque-là, de substances aromatiques et médicinales aussi puissantes, et de loin. Ils ont été très impressionnés, et tous nos produits sont extrêmement recherchés. À présent, j’ai des gens qui explorent le monde à la recherche d’autres espèces, pour voir ce qui poussera ici. Celles qui prospèrent sont cultivées, et leurs huiles vendues dans le monde entier. La demande est tellement forte que nous avons du mal à la satisfaire, et l’or afflue à Travancore alors que ses merveilleux parfums embaument la terre entière.

En arrivant au bout de la corde d’amarrage, le panier tourna, et en dessous d’eux le cœur du royaume leur fut révélé, la cité de Travancore telle que la voyaient les oiseaux, ou Dieu. La campagne, tout autour de la baie, était couverte de toits, d’arbres, de routes, de quais, aussi petits que les jouets d’une princesse. Ils ne s’étendaient pas tout à fait aussi loin qu’à Konstantiniyye, mais la cité était néanmoins assez vaste, et constituait un véritable arboretum verdoyant, où les bâtiments et les routes étaient à peine visibles. Il n’y avait que dans la région du port que les toits étaient plus nombreux que les arbres.

Juste au-dessus d’eux flottait une tapisserie de nuages moirés que le vent poussait vers l’intérieur des terres. Au large, une grande rangée de gros nuages blancs, marbrés, venait vers eux.

— Il va bientôt falloir que nous redescendions, annonça le Kerala au pilote, qui hocha la tête et vérifia son réchaud.

Une nuée de vautours voleta autour d’eux avec curiosité. Le pilote poussa un grand cri pour les effrayer et sortit un pistolet d’un sac accroché à la paroi intérieure du panier. Ça ne s’était jamais produit sous ses yeux, disait-il, mais il avait entendu parler d’un vol d’oiseaux s’abattant du ciel, qui avaient crevé l’enveloppe avec leur bec. Des faucons, jaloux de leur territoire, apparemment ; sans doute les vautours seraient-ils moins téméraires, mais il ne serait pas bon de se laisser surprendre.

Le Kerala se mit à rire, regarda Ismail et embrassa d’un geste les champs colorés, parfumés.

— C’est le monde que nous voulons, et que vous allez nous aider à faire, dit-il. Nous irons de par le monde planter des jardins et des vergers jusqu’à l’horizon, nous construirons des routes dans les montagnes et dans les plaines, nous ferons des terrasses dans les collines, nous irriguerons les déserts jusqu’à ce qu’il y ait des jardins partout, et que l’abondance règne, et ce sera la fin des empires et des royaumes, des califes, des sultans, des émirs, des khans et des zamindars, des rois, des reines et des princes, des cadis, des mollahs et des oulémas, de l’esclavage, de l’usure, de la propriété et des impôts, des riches et des pauvres, des meurtres et de la torture. Il n’y aura plus d’exécutions, de prisons et de prisonniers, plus de généraux, de soldats, d’armées et de marines, de patriarches, de clans, de castes, de faim et de souffrance – pas plus de souffrance, du moins, que la vie ne nous en apporte du fait que nous naissons et qu’il faut bien mourir, et nous verrons alors, pour la première fois, quel genre de créature est l’homme en réalité.

3. La Montagne d’Or

Dans la douzième année du règne de l’empereur Xianfeng, la pluie noya la Montagne d’Or. Il commença à pleuvoir le troisième mois d’automne, début habituel de la saison humide sur cette partie de la côte du Yingzhou, et il ne cessa plus de pleuvoir jusqu’au deuxième mois du printemps suivant. Il plut tous les jours pendant la moitié d’une année, et souvent à verse, à torrents, comme sous les tropiques. Très vite, alors qu’on n’était pas encore à la moitié de l’hiver, la grande vallée centrale de la Montagne d’Or fut inondée dans toute sa longueur, formant un gigantesque lac long de cent cinquante lis et large de trois cents. Une eau brunâtre dévalait les pentes des collines vertes bordant le delta, jusque dans la grande baie et par-delà la Porte d’Or, donnant à l’océan une teinte boueuse, sur toute sa largeur et jusqu’aux îles Peng-lai. Puis l’eau partit aussi vite qu’elle était arrivée, mais il en resta une grande quantité, qui formait une véritable mer intérieure. Sur toute la longueur de la vallée, les villes chinoises, les villages, les fermes avaient été noyés jusqu’au toit, et la population avait été chassée vers les sommets, le long de la ligne de côte, au pied de la Montagne d’Or, et surtout vers la ville, la légendaire Fangzhang. Ceux qui vivaient du côté est de la vallée partirent généralement vers les contreforts, progressant le long des voies ferrées ou des routes carrossables. Ils traversèrent des vergers de pommiers et des vignobles dominant les profonds canyons qui coupaient en deux les hauts plateaux. Où ils tombèrent sur une importante population de Japonais.

Beaucoup de ces Japonais étaient arrivés là pendant la diaspora, quand les armées chinoises avaient conquis le Japon, au cours du règne de Yung Cheng, cent vingt années plus tôt. C’étaient eux qui les premiers avaient cultivé le riz dans la vallée centrale ; mais une génération plus tard, deux peut-être, l’immigration chinoise s’était répandue dans la vallée comme les pluies qui la submergeaient actuellement, et la plupart des Japonais nisei et sansei étaient partis pour les contreforts, se faisant chercheurs d’or, vignerons ou cultivateurs de pommes. Ils y rencontrèrent un certain nombre d’anciens, venus se réfugier dans les contreforts pour fuir l’épidémie de malaria qui les avait récemment presque tous fauchés. Les Japonais fraternisèrent avec les survivants, et les autres anciens, qui se trouvaient plus à l’est. Ensemble, ils résistèrent aux incursions chinoises, luttant par tous les moyens, sauf l’insurrection ; car par-delà la Montagne d’Or s’étendaient les hauts et terribles déserts alcalins, où rien ne pouvait vivre. Ils étaient dos au mur.

C’est pourquoi l’arrivée de ces nombreuses familles de réfugiés chinois n’était pas vraiment perçue par ceux qui se trouvaient déjà là comme un événement des plus enthousiasmants. Les contreforts étaient composés de plateaux inclinés, montant vers les hautes montagnes, entrecoupés de profonds canyons aux flancs abrupts, boisés, où coulait une rivière. Ces canyons envahis d’arbousiers n’avaient pu être investis par les autorités chinoises, et beaucoup de familles japonaises s’y étaient réfugiées, vivant des paillettes d’or trouvées dans les cours d’eaux ou de l’exploitation de petites mines. Les campagnes chinoises de construction de routes avaient souvent privilégié les plateaux, et les canyons étaient restés aux mains des Japonais, en dépit de la présence de quelques prospecteurs chinois. Une sorte d’Hokkaido exilée, coincée entre la vallée chinoise et le grand désert des autochtones. Et voilà que ce monde s’emplissait de cultivateurs de riz chinois trempés comme des soupes.

Aucun de ces deux groupes ne se réjouissait. L’estime en laquelle les Chinois tenaient les Japonais rappelait la proverbiale aversion des chats pour les chiens, et réciproquement. Les Japonais des contreforts essayèrent bien, au début, d’ignorer les Chinois qui installaient des camps de réfugiés un peu partout, dans les plus grandes gares de chemin de fer comme dans les plus petits relais de poste ; et les Chinois, de leur côté, feignirent d’ignorer les habitants japonais dont ils étaient en train d’envahir le territoire. Puis le riz vint à manquer, les gens commencèrent à s’énerver, et les autorités chinoises envoyèrent des troupes pour pacifier la région. Et il pleuvait toujours.


Un groupe de Chinois échappa à l’inondation en suivant la piste qui longeait la rivière de la Truite Arc-en-Ciel. Dominant la rive nord de la rivière se trouvaient de nombreux pâturages et pommeraies appartenant pour la plupart à des Chinois de Fangzhang, mais où travaillaient des Japonais. Ce groupe de Chinois établit son campement dans l’une de ces pommeraies, et fit de son mieux pour s’abriter de la pluie, qui tombait toujours, inlassablement. Ils construisirent une sorte de grange, au toit de bardeaux soutenu par des poteaux, avec des bâches en guise de murs, et un feu de camp à l’une des extrémités ; ce n’était pas grand-chose, mais c’était mieux que rien. Le jour, des hommes descendaient tant bien que mal au fond du canyon pour aller pêcher dans la rivière. D’autres allaient dans la forêt chasser le chevreuil, en tuant des dizaines dont ils faisaient sécher la viande.

Yao Je, la matriarche d’une de ces familles, se désespérait d’avoir dû abandonner sa ferme, et surtout ses vers à soie, qui étaient restés dans des boîtes accrochées aux chevrons de l’atelier de filature. Son mari pensait qu’on ne pouvait pas y faire grand-chose, mais la famille employait un serviteur japonais, un garçon du nom de Kiyoaki, qui se porta volontaire pour redescendre dans la vallée, dès que le temps le permettrait, et aller, en barque, chercher les vers à soie. Son maître n’appréciait pas sa proposition, mais sa maîtresse l’approuva. Elle voulait absolument récupérer ses vers à soie. Ainsi, par un matin pluvieux, Kiyoaki partit pour la ferme inondée, espérant qu’elle serait encore accessible.

Il trouva la barque de la famille Yao toujours attachée au chêne où ils l’avaient laissée, et commença à ramer au-dessus de ce qui avait été autrefois les rizières, à l’est de leur ferme, en direction du domaine. Un fort vent d’ouest souleva des vagues à la surface de l’eau, et il fut repoussé vers son point de départ. Mais il recommença. Quand il atteignit enfin le domaine inondé des Yao, il avait les mains couvertes d’ampoules. Il accosta au sommet de l’une des murailles du domaine, qui racla le fond de sa barque. Il l’attacha à l’une des cheminées de l’atelier de filature, qui était le plus haut bâtiment de la ferme. Il se faufila à l’intérieur en se glissant par une fenêtre, et marcha sur les chevrons, jusqu’aux feuilles de papier humides couvertes des petites boîtes, pleines de cailloux, et d’un paillis de mûriers, qui contenaient les si précieux cocons des vers à soie. Il rassembla toutes les feuilles dans un sac de toile huilée, qu’il déposa délicatement par la fenêtre dans la barque, ravi.

Cependant, il s’était mis à pleuvoir plus fort, et la pluie fouettait violemment la surface de l’eau. Aussi Kiyoaki trouva-t-il plus sage de passer la nuit dans le grenier de la maison des Yao. Mais il était si vide qu’il en était effrayant, et, pour la seule raison qu’il avait peur, Kiyoaki décida de rentrer. La toile huilée protégerait les cocons, et il était trempé depuis si longtemps que l’être un peu plus ne le dérangeait pas. Il était comme une grenouille sautant hors de sa mare, et retombant dedans ; cela lui était égal. Il remonta donc dans la barque et commença à ramer.

Mais, à présent, un vent vicieux soufflait de l’est, arrachant à l’eau des vagues d’une taille et d’une force étonnantes. Kiyoaki avait mal aux mains, et par moments la coque de sa barque heurtait quelque chose : le faîte d’un arbre, des poteaux télégraphiques, parfois d’autres choses, qu’il n’identifiait pas, trop effrayé pour regarder. Des doigts d’hommes morts ! Il n’y voyait guère dans ces ténèbres liquides et, comme la nuit se faisait de plus en plus noire, il ne sut bientôt plus dans quelle direction ramer. Une toile frottée d’huile était rangée sous la proue de la barque. Il la tira sur les plats-bords, l’attacha fermement, se glissa dessous, et se laissa dériver, allongé dans le fond du bateau, écopant de temps à autre à l’aide d’une boîte de conserve. C’était humide, mais au moins il ne chavirerait pas. Il se laissa aller au gré du courant, puis finit par s’endormir, bercé par les vagues.

Il se réveilla plusieurs fois dans la nuit, et chaque fois, après avoir écopé, il s’efforçait de se rendormir. La barque roulait et tanguait, mais les vagues ne passèrent jamais par-dessus bord. Si elles le faisaient, la barque se renverserait, et il se noierait ; alors il évitait de trop y penser.

À l’aube, il fut évident qu’il avait dérivé plutôt vers l’ouest que vers l’est. Il s’était perdu quelque part dans la vaste mer intérieure qui occupait la vallée centrale. Un bouquet de chênes indiquait la présence d’un îlot, ou en tout cas d’une hauteur, vers laquelle il rama.

Comme il ramait en tournant le dos à cette nouvelle petite île, il ne la vit pas arriver ; il ne s’en rendit compte que lorsque la proue de sa barque la heurta. Immédiatement, il s’aperçut qu’elle grouillait de bestioles : araignées, insectes, serpents, écureuils, taupes, rats, souris, renards, et un raton-laveur. Tous se jetèrent brusquement sur l’embarcation, qui était devenue le nouveau point le plus élevé de la plage. Et de là, sur lui, puisqu’il était encore ce qu’il y avait de plus haut à bord du bateau. Il poussait des hurlements de détresse, et chassait, en tapant dessus, les serpents, araignées et écureuils, désespérés, qui grimpaient sur lui, lorsqu’une jeune femme tenant un bébé bondit sur le bateau, comme les autres créatures, sauf qu’elle était descendue de l’arbre en direction duquel Kiyoaki avait ramé. La fille pleurait et sanglotait :

— Ils essaient de le manger ! Ils essaient de manger mon bébé !

Mais ce qui préoccupait avant tout Kiyoaki, c’était la multitude de bestioles qui grouillaient sur lui, au point de manquer lui faire perdre une rame. Quand il eut fini d’écraser, balayer ou chasser par-dessus bord tous ces petits intrus, il replaça les rames dans les dames de nage et s’éloigna rapidement. La jeune fille et son bébé s’assirent sur le banc de la chaloupe ; la jeune fille continuait à chasser les insectes et les araignées, en poussant des « Ouh ! Ouh ! Ouh ! ». Elle était chinoise.

Du plafond de nuages gris et bas, la pluie recommença à tomber. Il n’y avait que de l’eau, à perte de vue, à l’exception des arbres de la petite île dont ils étaient partis si rapidement.

Kiyoaki ramait vers l’est.

— Tu vas dans la mauvaise direction, pleurnicha la jeune fille.

— C’est de là que je viens, expliqua Kiyoaki. La famille qui m’emploie est là-bas.

La fille ne répondit rien.

— Comment t’es-tu retrouvée sur cette île ?

Elle resta coite.

Alourdie par ses passagers, la barque était plus difficile à manœuvrer, et les vagues menaçaient de la faire chavirer. Des criquets et des araignées grouillaient et rampaient sous leurs pieds, et le raton-laveur avait réussi à se faufiler dans l’espace ménagé sous la proue de l’embarcation. Kiyoaki rama à en avoir les mains en sang, mais ils ne virent pas le moindre petit bout de terre ; la pluie tombait si fort qu’ils avaient l’impression d’avancer dans une sorte d’épais brouillard.

La fille geignait, donnait la tétée à son bébé, écrasait des insectes sous ses talons.

— Rame vers l’ouest, ne cessait-elle de lui dire. Le courant t’aidera.

Kiyoaki rama vers l’est. La barque rebondissait tant bien que mal sur les vagues et, de temps à autre, ils devaient écoper. Le monde entier paraissait n’être plus qu’un océan. Une fois, Kiyoaki aperçut une bande de côte entre deux nuages bas sur l’horizon, à l’ouest, beaucoup plus près qu’il ne s’y attendait ou qu’il n’aurait osé l’espérer. Le courant avait dû les déporter vers l’ouest.

À la nuit tombée, ils approchèrent d’une nouvelle petite île, dont ils voyaient les arbres.

— Mais c’est la même ! dit la jeune femme.

— C’est juste qu’elle lui ressemble.

Le vent recommença à souffler, rappelant ces brises nocturnes venues du delta, qu’ils appréciaient tant durant les chaleurs de l’été. Les vagues grossirent, et grossirent, se fracassant à la proue du navire, s’écrasant sur la toile au-dessus d’eux et retombant à leurs pieds. Il fallait absolument débarquer, au plus vite. Sinon ils couleraient et se noieraient.

Alors Kiyoaki redoubla d’efforts et ils parvinrent à toucher terre. Une fois encore, ils furent assaillis par une marée d’insectes et d’animaux. À la grande surprise de Kiyoaki, la jeune Chinoise jura comme un charretier, s’attaquant à toutes les créatures qui s’approchaient de son bébé, surtout aux plus grosses. Quant aux plus petites, ils durent s’en accommoder. Les chênes hébergeaient une petite troupe de singes des neiges, qui les dévisageaient de leurs gros yeux globuleux. Kiyoaki attacha la barque à une branche, s’éloigna, étendit une couverture mouillée sur un coin de boue humide, entre deux racines, retira la lourde toile huilée du navire et s’arrangea pour en faire, à l’aide de branches, une tente aussi solide que possible. Il invita la jeune Chinoise à s’y abriter, avec son bébé, et se faufila sous la tente avec eux. Ensuite, en même temps que toute une ménagerie d’insectes, de serpents et de rongeurs, ils se préparèrent pour la nuit. Mais ils eurent du mal à dormir.

Le lendemain matin, il pleuvait toujours autant. La jeune femme avait placé son bébé entre elle et Kiyoaki, pour le protéger des rats. À présent, elle lui donnait le sein. Il faisait plus chaud sous la tente que dehors. Kiyoaki se demandait s’il ne pourrait pas faire un feu. Après tout, il y avait suffisamment à manger : serpents, écureuils… Mais ils ne trouveraient pas de bois sec.

— Nous ferions mieux de repartir, dit-il.

Alors, ils sortirent dans le crachin froid et regagnèrent la chaloupe. Au moment même où Kiyoaki l’éloignait du rivage, une dizaine de singes des neiges se laissèrent tomber du haut des branches et grimpèrent avec eux. La fille hurla et mit son bébé sous sa chemise, le protégeant de tout son corps, défiant du regard les singes d’approcher. Mais ils se contentèrent de rester là, sagement assis comme n’importe quels passagers. Parfois, ils regardaient leurs pieds, sinon, la pluie. Ils se grattaient le menton, se demandant peut-être s’il cesserait jamais de pleuvoir. L’un d’eux regarda la jeune Chinoise. Alors elle lui cria quelque chose, et le singe recula, intimidé.

— Laisse-les tranquilles, dit Kiyoaki.

Les singes étaient japonais ; les Chinois ne les aimaient pas, et passaient leur temps à se plaindre de leur présence au Yingzhou.

Ils dérivèrent sur la vaste mer intérieure. La jeune femme et son bébé étaient couverts d’araignées et de puces, comme s’ils étaient déjà morts. Les singes commencèrent à les épouiller, mangeant quelques insectes, en jetant d’autres par-dessus bord.

— Je m’appelle Kiyoaki.

— Moi, c’est Peng-ti, dit la jeune Chinoise, en chassant quelques insectes des cheveux de son bébé et en tâchant d’ignorer les singes.

Kiyoaki avait les mains en sang à force de ramer, mais au bout d’un certain temps il réussit à oublier la douleur. Ils mirent le cap à l’ouest, s’abandonnant au courant qui les avait déjà menés si loin.

Un petit bateau apparut dans la bruine. Kiyoaki hurla, réveillant la jeune fille et son bébé ; mais l’embarcation faisait déjà voile vers eux.

Il y avait deux marins à bord. Deux Japonais. Peng-ti les regarda, d’un air suspicieux.

L’un d’eux dit aux naufragés de monter à leur bord.

— Mais dites aux singes de rester où ils sont ! lança-t-il en riant.

Peng-ti leur tendit son bébé, puis se hissa elle-même par-dessus le plat-bord.

— Vous avez de la chance de n’avoir eu que des singes, dit le second marin. Plus au nord, dans la vallée, le Fort Noir est suffisamment en hauteur pour servir de refuge à tous ceux qui n’ont pu fuir ailleurs, et les animaux qui y sont allés, à la nage, sont encore plus nombreux que ceux qu’il y avait autrefois dans vos rizières. Ils ont eu beau fermer les portes, les murs ne sont rien pour les ours, les ours bruns, les ours dorés… Ils commençaient à leur tirer dessus quand le magistrat leur a dit d’arrêter. Ils allaient épuiser tout leur stock de munitions, et cela n’aurait pas empêché la ville de se remplir d’ours. Pour finir, les grands ours dorés ont brisé les portes, laissant passer des loups, des élans… Tous ces hardis explorateurs ont investi les rues du Fort Noir, obligeant les gens à se cacher dans leurs greniers en attendant que ça passe !

Les deux hommes s’esclaffèrent à cette évocation.

— On a faim, dit Peng-ti.

— Oui, ça se voit, répondirent-ils.

— Nous allons vers l’est, mentionna Kiyoaki.

— Et nous vers l’ouest.

— Parfait, dit Peng-ti.

Et il pleuvait toujours. Ils abordèrent un nouveau bosquet, dont les frondaisons dépassaient d’un quai inondé. Entre les branches des arbres, une douzaine de malheureux Chinois trempés attendaient, tremblant comme des singes, trop heureux de les voir arriver. Ils sautèrent à bord du bateau. Cela faisait six jours, dirent-ils. Six jours dans les arbres ! Le fait d’avoir été sauvés par des Japonais ne semblait pas du tout les incommoder.

Maintenant, le bateau et la barque étaient portés par un courant d’eau marron, entre de vertes collines embrumées.

— Nous continuons vers la ville, dit l’homme qui tenait le gouvernail. C’est le seul endroit dont les quais sont encore accessibles. De toute façon, j’aimerais me sécher, et puis m’offrir un bon gueuleton à Japantown.

Ils repartirent donc sur l’eau, grêlée par la pluie. Le delta et ses digues, tout était sous l’eau. Ce n’était qu’un immense lac d’eau marron. Quelques arbres pointant leurs branches çà et là permettaient apparemment aux marins de s’orienter. Ils montraient du doigt certains de ces arbres, et parlaient avec animation dans un japonais qui offrait un saisissant contraste avec leur chinois, plus qu’approximatif.

Pour finir, ils arrivèrent à un détroit bordé de hautes collines et, comme le vent les poussait dans ce détroit – qui devait être la Porte Intérieure, se dit Kiyoaki –, ils amenèrent la voile et se laissèrent porter par le courant, manœuvrant leur gouvernail pour rester dans la partie la plus rapide, qui les emmena derrière la courbe des hautes collines du Sud. Plus loin, ils passèrent par des goulets, pour déboucher finalement dans l’immense étendue d’eau de la Baie d’Or, aux flots maintenant agités et fangeux. Le sommet des vertes collines environnantes disparaissait dans un plafond de nuages gris, écrasant. Comme ils louvoyaient vers la ville, certains nuages s’effilochèrent, formant de longues bandes de coton gris au-dessus des collines du nord de la péninsule. Une colonne de lumière tomba sur le rucher de maisons et de rues qui recouvrait le moindre espace de terre jusqu’au sommet du mont Tamalpi, et une coulée pareille à de l’argent ou de l’étain liquide envahit de blancheur certains des quartiers de la ville, généralement grise. C’était un spectacle impressionnant.

La partie occidentale de la baie, juste au nord de la Porte d’Or, était hérissée de nombreuses péninsules qui s’avançaient dans l’eau. Ces péninsules étaient également couvertes de bâtiments, et se trouvaient être, de fait, les quartiers les plus animés de la ville. Elles délimitaient trois petites anses. Celle du milieu, la plus grande, était le port de commerce. La péninsule au sud faisait partie de Japantown, qui s’étendait derrière eux, au sein d’un amoncellement d’entrepôts et de quartiers ouvriers. Là, comme l’avaient dit les marins, les jetées et les quais flottants étaient intacts et fonctionnaient normalement, comme si la vallée centrale n’avait connu aucune inondation. Seule la couleur marronnasse de l’eau de la baie indiquait qu’il s’était passé quelque chose.

Alors qu’ils approchaient des docks, les singes de la chaloupe commencèrent à s’agiter. En fait, le choix se résumait pour eux entre la noyade et la poêle à frire, et pour finir l’un des singes se jeta par-dessus bord et se mit à nager en direction d’une île, plus au sud. Immédiatement, tous les autres singes l’imitèrent avec un grand « splash », reprenant leurs conversations comme si de rien n’était, une fois un peu plus loin.

— C’est pour ça qu’on l’appelle l’île aux Singes, dit le pilote.

Il les conduisit au port du milieu. Sur les quais, parmi les hommes, se trouvait un magistrat chinois, qui les regarda approcher, et leur dit :

— Toujours aussi inondé, là-bas, à ce que je vois…

— Toujours inondé. Et il pleut toujours.

— Les gens doivent avoir faim.

— Oui.

Les Chinois montèrent sur les quais et remercièrent les marins, qui s’en allèrent avec Kiyoaki, Peng-ti et le bébé. L’homme de barre les rejoignit alors qu’ils suivaient le magistrat vers le « Bureau des Réfugiés de la Grande Vallée », qui avait été installé dans les bureaux des douanes à l’arrière du port. On y procéda à l’enregistrement de leurs nom, lieu de résidence avant l’inondation, endroit où se trouvaient leurs proches – quand on le savait. Les employés leur donnèrent un jeton, qui permettait d’avoir un lit dans l’un des bâtiments du contrôle de l’immigration, situé sur une île aux flancs escarpés, un peu plus loin dans la baie.

L’homme de barre eut l’air inquiet. Ces grands bâtiments avaient été construits quelque cinquante années plus tôt, afin de mettre en quarantaine les candidats à l’immigration vers la Montagne d’Or qui n’avaient pas la chance d’être chinois. Ils étaient entourés par des palissades surmontées de fils de fer barbelé et possédaient d’immenses dortoirs, pour les hommes d’un côté, pour les femmes de l’autre. Aujourd’hui, ils servaient de centre d’accueil au flot de réfugiés fuyant l’inondation qui s’écoulait dans la baie, pour la plupart des Chinois originaires de la vallée ; mais les gardiens de l’île n’avaient en rien changé le comportement qu’ils avaient autrefois avec les immigrants, et les réfugiés de la vallée s’en plaignaient amèrement. Ils avaient le plus grand mal à obtenir l’autorisation d’aller rejoindre les membres de leurs familles habitant la région, ou de s’installer plus au nord, ou plus au sud de la vallée. Certains préféraient même repartir vers la vallée inondée pour attendre, sur une crête, que l’eau descende. Par ailleurs, on avait rapporté plusieurs cas de choléra, et le gouverneur de la province avait déclaré l’état d’urgence, ce qui lui donnait les pleins pouvoirs pour agir au mieux des intérêts de l’empereur : une sorte de loi martiale, appuyée par l’armée de terre et la marine.

L’homme de barre, après leur avoir expliqué tout cela, dit à Kiyoaki et à Peng-ti :

— Vous pouvez rester si vous voulez. Nous, nous irons dans une maison d’hôtes, à Japantown. C’est propre et ce n’est pas cher. Ils voudront bien vous faire crédit si nous leur disons de vous faire confiance.

Kiyoaki regarda Peng-ti, qui regardait à terre. Serpents ou araignées ? Camp de réfugiés ou Japantown ?

— Nous viendrons avec vous, finit-elle par répondre. Merci beaucoup.

L’avenue qui partait des quais vers le centre de la ville, situé sur une hauteur, était bordée des deux côtés par des restaurants, des hôtels et des boutiques, où s’affichaient aussi bien la fluide calligraphie des Japonais que les massifs idéogrammes chinois. Les rues perpendiculaires à l’avenue étaient étroites, avec des maisons surmontées de toitures arrondies aux coins tournés vers le ciel, touchant presque les tuiles de la maison d’en face. Les gens portaient des vestes ou des ponchos huilés, et se promenaient avec des ombrelles noires ou bigarrées, dont beaucoup étaient en lambeaux. Tout le monde était trempé et marchait le dos rond, la tête rentrée dans les épaules. Le milieu des rues n’était qu’un immense torrent d’eau boueuse, qui dévalait la pente jusque dans la baie. Le vert des collines, à l’ouest, était ponctué de toits de tuiles, rouge, vert ou bleu vif : c’était un quartier chic, malgré la présence de Japantown, à ses pieds. Ou peut-être à cause d’elle. Quelqu’un avait dit à Kiyoaki que le bleu de ces tuiles, là-haut, s’appelait bleu de Kyoto.

Ils cheminèrent le long de plusieurs ruelles, jusqu’à la grande maison d’un marchand de fournitures pour bateaux, dont l’atelier et la boutique se trouvaient perdus dans le labyrinthe des rues de Japantown. Les deux Japonais, dont le plus âgé s’appelait Gen, présentèrent les jeunes naufragés à la propriétaire de la maison d’hôtes qui se trouvait juste à côté. C’était une vieille Japonaise édentée, vêtue d’un modeste kimono marron. Il y avait un autel dans le salon et dans l’entrée de la maison. Sitôt franchi le seuil de sa porte, elle les débarrassa de leurs vêtements trempés. Elle les considéra, d’un œil critique, et se lamenta :

— Tout le monde est si trempé de nos jours… On dirait qu’on vous a sortis du fond de la baie, et que vous avez été grignotés par les crabes…

Elle leur donna des vêtements secs et fit envoyer les leurs à nettoyer. Son établissement comportait une aile pour les hommes et une autre pour les femmes. Kiyoaki et Peng-ti reçurent chacun une natte, puis on leur servit un repas chaud, de riz et de soupe, arrosé de quelques coupes de saké chaud. Gen paya pour eux, et refusa leurs remerciements avec la brusquerie des Japonais.

— Vous me paierez une fois rentrés chez vous, dit-il. Vos familles seront tellement contentes de me rembourser…

Ni l’un ni l’autre ne trouva rien à redire à cela. Nourris, au sec ; plus rien ne leur manquait, si ce n’est monter dans leur chambre, et dormir d’un sommeil de plomb.


Le lendemain matin, Kiyoaki fut réveillé par des cris. Le marchand d’à côté engueulait un de ses employés. Kiyoaki jeta un coup d’œil par la fenêtre de sa chambre qui donnait sur la boutique de quincaillerie marine, et vit le marchand frapper rageusement un pauvre gamin sur la tête avec un boulier, dont les billes tressautaient à chaque coup.

Gen, qui était entré dans la pièce, assista à la scène sans broncher.

— Allez, viens, dit-il à Kiyoaki. J’ai des courses à faire, j’en profiterai pour te montrer un peu la ville.

Ils prirent donc vers le sud la grande avenue côtière qui longeait la baie et ses plus petits ports. Le port au sud était encore plus bondé que celui de Japantown. Ses quais n’étaient qu’une forêt de mâts et de cheminées. Dans la ville derrière et au-dessus s’amoncelaient des maisons à deux ou trois étages, toutes en bois, au toit de tuiles, imbriquées les unes dans les autres. Gen lui dit que c’était le style chinois traditionnel. Elles descendaient si près du rivage que certaines avaient les pieds dans l’eau. Toute l’extrémité de la péninsule était couverte d’une masse compacte de bâtiments, quadrillée par des rues menant d’est en ouest, de la baie vers l’océan, et du nord au sud, donnant sur des parcs et des jardins qui surplombaient la Porte d’Or. Un épais brouillard avait envahi le détroit, masquant les eaux limoneuses. Elles se déversaient si loin dans la baie qu’on ne voyait nulle part le bleu de la mer. Sur la péninsule, de longues batteries côtières tournées vers l’océan assuraient la défense de la ville. Ces forteresses de béton, disait Gen, permettaient de contrôler le détroit, à l’intérieur comme à l’extérieur, sur plus d’une cinquantaine de lis.

Gen s’assit sur l’un des murets du front de mer donnant sur le détroit. Il fit un geste de la main vers le nord, où les rues et les toits s’étendaient à perte de vue.

— Le plus grand port de la Terre. La plus grande ville du monde, disent certains.

— Elle est grande, c’est sûr. Je ne savais pas qu’elle serait si…

— Un million de gens vivent ici, paraît-il. Et il en arrive tous les jours. Ils n’arrêtent pas de construire, au nord de la péninsule.

De l’autre côté du détroit, en revanche, le sud de la péninsule n’était que fange, marécages et collines abruptes et pelées.

— Par rapport à l’agitation de la ville, on se croirait dans le désert, ne put s’empêcher de remarquer Kiyoaki.

— Oui, reconnut Gen avec un frisson. Je suppose que c’est parce qu’il y a trop de marécages, et que le terrain est trop escarpé pour qu’on puisse y faire des rues. Probablement qu’ils s’y mettront un jour. Mais pour le moment, c’est mieux ici.

Les îles ponctuant la baie étaient réservées aux domaines des fonctionnaires impériaux. Le toit couvert d’or de la demeure du gouverneur se dressait au sommet de la plus grande de ces îles. À la surface de l’eau marron, teintée d’écume, flottaient de nombreux petits bateaux. À voile, pour la plupart, mais quelques-uns arboraient fièrement leurs deux cheminées, crachant un long panache de fumée. Des petites marinas, avec des hangars à bateaux carrés, se voyaient çà et là dans les îles. Kiyoaki regardait ce beau paysage, émerveillé.

— Peut-être qu’un jour j’irai m’installer là-bas. On doit pouvoir y trouver du travail.

— Et comment ! Plus bas, au port, il y a beaucoup de travail. On manque de bras pour décharger les bateaux. Tu n’auras qu’à prendre une chambre à la maison d’hôtes. Tu pourrais même travailler à la boutique de fournitures pour bateaux.

Kiyoaki se remémora la scène qui l’avait réveillé.

— Pourquoi cet homme était-il si en colère ?

— Ce n’était vraiment pas de chance, dit Gen en fronçant les sourcils. Tagomi-san est quelqu’un de bien. D’habitude, il ne frappe jamais ses aides, je t’assure. Mais il était énervé. Il n’y a pas moyen de décider les autorités à piocher dans les réserves de riz pour nourrir les gens coincés dans la vallée. Le marchand a beaucoup d’influence dans la communauté japonaise, ici, et cela fait des mois qu’il essaie. Il pense que les bureaucrates, là-bas, dans ces îles (il fit un geste), espèrent que les gens vont crever de faim.

— Mais c’est de la folie ! La plupart sont des Chinois !

— Oui, c’est sûr, il y a beaucoup de Chinois, mais il y a sûrement encore plus de Japonais.

— Comment ça ?

— Tu sais, nous sommes beaucoup plus nombreux dans la vallée centrale que les Chinois, dit Gen en le regardant. Réfléchis. Ce n’est peut-être pas évident, parce que seuls les Chinois ont le droit de posséder la terre, et donc de diriger les rizières, notamment celles d’où tu viens, plus à l’est. Mais en haut de la vallée, et en bas, bref aux extrémités, ce sont surtout des Japonais, et sur les contreforts, le long de la ligne de côte, il y en a encore plus. Nous sommes arrivés ici les premiers, tu comprends ? Maintenant, avec cette gigantesque inondation, les gens sont chassés par la faim, et par les eaux. Les bureaucrates se disent que quand tout sera fini, et que l’eau se retirera – si cela arrive un jour –, si la plupart des autochtones, et des Japonais, sont morts de faim, rien n’empêchera de les remplacer par de nouveaux immigrants. Et ce seront tous des Chinois.

Kiyoaki restait bouche bée, interdit.

Gen le dévisagea curieusement. Il semblait apprécier ce qu’il voyait.

— Alors, voilà : Tagomi a essayé d’organiser un système d’aide privé, chargé d’apporter de la nourriture aux gens de l’intérieur des terres. C’est ce que nous faisions quand nous vous avons trouvés. Mais ce n’est pas facile, et cela coûte très cher. Cela met le vieux en rogne. Et ses malheureux ouvriers en font les frais !

Gen se mit à rire.

— Pourtant, vous avez sauvé ces Chinois, réfugiés dans les arbres…

— Oui, oui. Notre boulot. Notre devoir. Faire le bien ne peut pas faire de mal, hein ? C’est ce que dit toujours la vieille femme de la maison d’hôtes. Et bien sûr, elle passe son temps à se faire avoir.

Ils regardèrent une langue de brouillard s’allonger dans le détroit. Les nuages de pluie, à l’horizon, ressemblaient à une gigantesque Flotte des trésors. Un immense pinceau de pluie avait déjà commencé à noircir les parties désertes de la péninsule sud.

Gen lui donna une tape amicale sur l’épaule.

— Allons, viens, j’ai encore quelques courses à faire pour elle…

Il conduisit Kiyoaki à une station de tramways, où ils prirent le premier en partance pour la partie ouest de la ville. Ils montèrent des rues, en descendirent d’autres, traversèrent quelques quartiers d’habitations sordides, puis un quartier de bâtiments du gouvernement, situé en haut des pentes d’où l’on voyait l’océan mousser sous la pluie, passèrent le long de vastes esplanades bordées de cerisiers, puis devant une autre forteresse.

— Ses canons protègent les collines au nord, dont les quartiers abritent certaines des plus belles propriétés de la ville, dit Gen.

Ils purent en admirer quelques-unes, que le tramway salua d’un coup de sifflet. Arrivés en haut des rues vertigineuses, ils purent voir les temples au sommet du mont Tamalpi. Puis ils redescendirent dans la vallée, où ils changèrent de tramway, pour franchir la péninsule et repartir vers Japantown, les bras chargés de provisions pour la propriétaire de la maison d’hôtes.

Kiyoaki alla voir dans l’aile des femmes si Peng-ti et son bébé allaient bien. Il la trouva assise dans l’embrasure d’une fenêtre, le bébé dans les bras, l’air morne et désolée. Elle n’était pas allée voir auprès des autorités chinoises si par hasard des parents à elle se trouvaient ici, ne leur avait pas demandé d’aide non plus – de toute façon, il semblait ne pas falloir en attendre grand-chose. En fait, tout paraissait lui être égal. Elle restait avec les Japonais, comme si elle se cachait. Mais elle ne parlait pas un mot de japonais, alors qu’ici ils ne parlaient que ça ; et elle ne comprenait rien de ce qu’ils disaient, sauf quand l’un d’eux avait l’idée de s’adresser à elle directement en chinois.

— Viens avec moi, lui dit-il en chinois. Gen m’a donné un peu d’argent pour le tramway. On pourrait aller voir la Porte d’Or.

Elle commença par hésiter, puis accepta. Kiyoaki lui expliqua comment prendre le tramway, ce qu’il venait de découvrir, et ils descendirent se promener dans le parc d’où l’on avait une vue plongeante sur le détroit. Le brouillard s’était presque entièrement dissipé, et le prochain front de nuages orageux n’était pas encore arrivé. La ville et la baie formaient un spectacle extraordinaire, éblouissant, au sens propre du terme. Le flot d’eau marron, charriant des débris et des barbes d’écume, continuait à se déverser dans la mer à une vitesse impressionnante.

— S’il y a tellement de courant, commenta Kiyoaki, c’est peut-être à cause du reflux.

Peng-ti hocha gravement la tête, l’écoutant. Toutes les rizières de la vallée centrale semblaient avoir été broyées et transportées, morceau par morceau, jusque dans l’océan. À l’intérieur des terres, tout serait à reconstruire. Kiyoaki dit quelque chose à ce sujet, et une lueur de colère s’alluma dans les yeux de Peng-ti et s’éteignit rapidement.

— Tant mieux, dit-elle. Je ne veux plus jamais y retourner.

Kiyoaki la regarda, surpris. Elle ne devait pas avoir plus de seize ans. Où étaient ses parents, sa famille ? Elle n’en parlait pas, et il était trop bien élevé pour oser l’interroger.

Alors ils regardèrent en silence le spectacle de la baie, brillant dans la pâle lueur du soleil. Le bébé se mit à geindre, et Peng-ti lui donna discrètement le sein. Kiyoaki regarda son visage, puis les eaux se ruer dans l’océan. Il pensait aux Chinois, à leur impitoyable bureaucratie, à leurs immenses villes, à leur mainmise sur le Japon, la Corée, Mindanao, l’Aozhou, le Yingzhou, l’Inka…

— Comment s’appelle ton bébé ? demanda-t-il.

— Hu Die, répondit la jeune fille. Cela veut dire…

— Papillon, dit Kiyoaki en japonais. Je sais.

Il imita avec les mains le vol d’un papillon, et la jeune fille sourit, et approuva.

Puis des nuages passèrent devant le soleil et, une légère brise s’étant mise à souffler, il commença à faire frais. Ils reprirent le tramway et rentrèrent à Japantown.

À la maison d’hôtes, Peng-ti se rendit dans l’aile des femmes. Comme il n’y avait encore personne dans celle des hommes, Kiyoaki se rendit au magasin de fournitures pour bateaux, pensant y demander du travail. Au rez-de-chaussée, la boutique était déserte, mais peut-être y avait-il quelqu’un à l’étage, où se trouvaient les bureaux des comptables et des employés. Il monta l’escalier.

La lourde porte du maître des lieux était close, mais des voix résonnaient de l’autre côté. Kiyoaki s’approcha, entendant des hommes parler japonais :

— … ne vois pas comment nous pourrions coordonner nos efforts et nous assurer que tout partira bien en une seule fois…

La porte s’ouvrit brutalement. Kiyoaki fut attrapé par la peau du cou et happé à l’intérieur du bureau. Huit ou neuf Japonais le considéraient gravement, entourant un vieil étranger au crâne chauve, assis sur la chaise réservée aux hôtes de marque. Le propriétaire du magasin rugit :

— Qui l’a laissé entrer ?

— Il n’y avait personne en bas, dit Kiyoaki. Je cherchais seulement quelqu’un pour demander du…

— Depuis combien de temps nous écoutais-tu ?

Le vieil homme était tellement furieux que Kiyoaki se demanda s’il n’allait pas lui taper sur la tête avec son boulier, ou pire.

— Comment oses-tu nous espionner ! Nous pourrions te jeter dans la baie, avec des pierres attachées aux pieds !

— Ce n’est que l’un de ceux que nous avons récupérés dans la vallée, dit Gen depuis un coin de la pièce. Il se trouve que je le connais un peu. Puisqu’il est là, autant l’enrôler. J’ai déjà procédé à son évaluation. En fait, il n’a pas mieux à faire. Je dirais même qu’il sera bon.

Alors que le vieil homme crachotait une objection, Gen se leva et empoigna Kiyoaki par la chemise.

— Que quelqu’un aille fermer la porte du magasin, dit-il à l’un des jeunes hommes, qui partit en courant.

Puis il se tourna vers Kiyoaki.

— Écoute-moi bien, mon garçon. Comme je te l’ai dit hier, nous essayons d’aider les Japonais.

— Bravo.

— En fait, nous travaillons à la libération du peuple japonais. Pas seulement ici, mais également au Japon.

Kiyoaki déglutit, et Gen le secoua.

— Eh oui ! Le Japon proprement dit ! Une guerre d’indépendance pour notre vieux pays, et pour ici. Tu peux travailler avec nous, et t’associer à l’une des plus belles choses que puisse faire un Japonais. Alors, c’est oui ou c’est non ?

— C’est oui ! lâcha Kiyoaki. C’est oui, bien sûr ! Dites simplement ce que je dois faire !

— Commence par t’asseoir et te taire, lança Gen. Ensuite, écoute, on t’en dira plus.

Le vieil étranger posa une question dans sa propre langue.

Un autre fit un geste en direction de Kiyoaki, et répondit dans la même langue. Puis il dit à Kiyoaki, en japonais :

— Je te présente le docteur Ismail, de Travancore, la capitale de la Ligue indienne. Il est venu nous aider à organiser la résistance contre les Chinois. Si tu veux assister à cette réunion, tu dois jurer que tu ne répéteras à personne ce que tu entendras ou verras. Cela veut dire que tu t’engages à servir la cause, et qu’il n’y a pas de retour en arrière. Si jamais nous apprenons que tu as parlé à quelqu’un, nous te tuerons. Tu as bien compris ?

— J’ai compris, répondit Kiyoaki. Je suis avec vous, je vous l’ai dit. Vous pouvez continuer sans crainte, je ne dirai rien. J’ai travaillé pour les Chinois dans la vallée, j’ai été leur esclave, toute ma vie.

Tous, dans la pièce, le regardèrent. Seul Gen eut une grimace en entendant ce si jeune homme dire « toute ma vie ». Kiyoaki s’en aperçut, et rougit vivement. Mais, quel que fût son âge, c’était pourtant la vérité. Il ferma la bouche et s’assit par terre, dans un coin de la pièce, près de la porte.

Les hommes recommencèrent à discuter. Ils posaient des questions à l’étranger, qui les regardait en tortillant sa fine moustache blanche. Il avait le regard à la fois intense et inexpressif d’un oiseau. Enfin, l’homme chargé de traduire leurs paroles se tourna vers lui et se mit à parler dans un langage fluide, qui semblait ne pas comporter assez de sons pour rendre tous les mots ; mais le vieil étranger le comprit fort bien, et répondit à chaque question, de façon complète et précise, s’interrompant à la fin de chaque phrase pour laisser à l’interprète japonais le temps de traduire sa réponse. Apparemment, il avait l’habitude de travailler avec un traducteur.

— Il dit que son pays a connu le joug des Moghols pendant plusieurs siècles, avant de se libérer, grâce à une campagne militaire menée par leur Kerala. Leurs méthodes ont été systématisées, et peuvent être enseignées. Le Kerala lui-même a été assassiné, il y a une vingtaine d’années. Le docteur Ismail dit que ce fut un désastre indescriptible. D’ailleurs, comme vous pouvez le constater, cette évocation le bouleverse encore. Mais le seul remède est de continuer, et d’accomplir la volonté du Kerala. Et il voulait que, partout dans le monde, les hommes brisent les chaînes de l’impérialisme. Ainsi, même Travancore fait maintenant partie d’une Ligue indienne, qui n’est pas sans connaître des problèmes, parfois violents, mais globalement, malgré leurs différends, tous ses membres s’y considèrent comme égaux. Il dit que ce genre de ligue a d’abord vu le jour ici, au Yingzhou, plus à l’est, chez les Hodenosaunees. Les Franjs se sont installés sur la plupart des côtes est du Yingzhou, comme nous l’avons fait à l’ouest, et beaucoup des grands anciens qui y vivaient autrefois sont morts de maladies, comme ceux d’ici, mais les Hodenosaunees occupent toujours la majeure partie des terres autour des grands lacs, et les Travancoriens les ont aidés dans leur combat contre les musulmans. Il dit que c’est la clé du succès. Ceux qui luttent contre l’impérialisme doivent s’entraider. Il dit qu’ils ont aussi aidé quelques pays d’Afrique, plus au sud, et notamment un certain roi Moshesh, de la tribu des Basuthos. Le docteur est allé là-bas, et, grâce à lui, les Basuthos ont pu vaincre les esclavagistes musulmans, ainsi que les Zoulous. Sans son aide, les Basuthos n’auraient probablement pas survécu.

— Demande-lui ce qu’il entend par « aide ».

Le docteur étranger accueillit la question avec un hochement de tête, et commença à le lui expliquer, en énumérant chaque élément de sa réponse sur ses doigts.

— Il dit qu’ils commencent par enseigner ce que leur Kerala a élaboré, et qui permet d’organiser un réseau de résistants armés, capables d’affronter des armées plus importantes. Ensuite, ils peuvent, dans certaines occasions, fournir des armes. Ils pourraient nous en faire passer en contrebande, s’ils pensent que nous en valons la peine. Enfin, troisième point, rare mais possible, ils peuvent prendre une part active au combat, s’ils pensent que l’issue de la bataille en sera changée.

— Ils se battent déjà contre les musulmans, tout comme les Chinois. Pourquoi nous aideraient-ils ?

— Il dit que c’est une excellente question. C’est pour garder un certain équilibre, et pour que les deux grands empires continuent de s’affronter. Les Chinois et les musulmans se combattent partout, même en Chine, où se trouvent quelques rebelles musulmans. Mais pour le moment, les musulmans de Franji et d’Asie sont faibles, et divisés, en lutte les uns contre les autres, comme ici, au Yingzhou. Pendant ce temps, les Chinois continuent de s’engraisser sur le dos de leurs colonies, ici comme tout autour du Dahai. La bureaucratie Qing a beau être corrompue et inefficace, leurs usines tournent toujours à plein régime, et l’or continue d’affluer, d’ici, ou d’Inka. Alors, quel que soit leur degré d’inefficacité, ils continueront de s’enrichir. C’est pour cette raison, dit-il, que les Travancoriens cherchent à empêcher la Chine de devenir tellement puissante qu’elle finirait par dominer le monde entier.

— Personne n’est assez puissant pour s’emparer tout seul du monde, gronda l’un des Japonais. Il est bien trop grand.

L’étranger demanda ce qui venait d’être dit, ce dont l’informa l’interprète. Le docteur Ismail leva alors un doigt, et répondit.

— Il dit, reprit l’interprète, que c’était peut-être vrai autrefois, mais que maintenant, grâce aux bateaux à vapeur, aux communications par ki, aux échanges, notamment commerciaux, transocéaniques, et aux machines capables de fournir plusieurs milliers de chameaux-vapeur de puissance, il n’est pas impossible qu’un pays dominant puisse prendre l’avantage, et continuer à grandir. C’est une question de… enfin, comment dire ? De puissance démultipliant la puissance. De telle sorte qu’il est dans l’intérêt de tous d’empêcher un pays, quel qu’il soit, de devenir assez puissant pour initier ce genre de processus. Il dit que, pendant un certain temps, on a d’abord cru que c’était l’islam qui allait finir par dominer le monde, avant que leur Kerala ne frappe au cœur les vieux empires musulmans, et ne les brise. Apparemment, la Chine aurait besoin d’un traitement similaire, et alors, il n’y aurait plus d’empires, les gens seraient libres et formeraient des ligues avec quiconque les aiderait.

— Mais comment ferons-nous pour rester en contact avec eux, de l’autre côté du monde ?

— Il reconnaît que ce n’est pas facile. Mais les navires à vapeur sont rapides. Cela peut se faire. Ils l’ont fait en Afrique, et en Inka. Des liaisons ki peuvent être établies rapidement entre les groupes.

Ils continuèrent, les questions devenant de plus en plus pratiques et détaillées. Kiyoaki n’y comprenait pas grand-chose. Les villes dont ils parlaient ne lui disaient rien : Basutho, Nsara, Séminole, etc. Finalement, le docteur Ismail sembla fatigué, et ils terminèrent la réunion en prenant le thé. Kiyoaki aida Gen à remplir les tasses et à les faire passer, puis Gen ramena Kiyoaki au rez-de-chaussée, et rouvrit la porte du magasin.

— Tu as failli nous attirer des ennuis, lui dit-il. Il va falloir que tu travailles dur, pour te faire pardonner de m’avoir causé une telle frayeur !

— Pardon. Vous pouvez compter sur moi. Merci pour votre aide.

— Oh là, ça devient dangereux ! Surtout pas de merci. Fais ton travail, et je ferai le mien.

— Très bien.

— Maintenant, le vieux voudra certainement que tu l’aides au magasin. Tu pourras vivre à côté. Il te tapera dessus avec son boulier, comme tu l’as vu faire. Mais ton principal travail consistera à nous servir de messager. Si jamais les Chinois apprennent ce que nous faisons, cela ira très mal, je te préviens. C’est la guerre, tu comprends ? C’est peut-être une guerre secrète, qui se fait la nuit, dans les rues, dans les ports, mais ce n’en est pas moins une guerre. Tu comprends ?

— Je comprends.

Gen riva son regard au sien.

— Enfin, on verra. D’abord, on va retourner dans la vallée. J’ai des amis là-bas, je veux qu’ils sachent ce qui est en train de se passer. Puis on reviendra ici, pour travailler.

— Tout ce que vous voudrez.

Un aide fit faire le tour du magasin à Kiyoaki, qui devait bientôt le connaître dans les moindres recoins. Ensuite, il put retourner à la maison d’hôtes. Peng-ti était en train d’aider la vieille dame à couper des légumes ; Hu Die reposait au soleil, dans une corbeille à linge. Kiyoaki s’assit à côté du bébé, jouant d’un doigt avec lui, tout en repensant à sa journée. Il regarda Peng-ti apprendre les noms japonais des légumes. Elle non plus n’avait pas envie de repartir vers la vallée. La vieille femme parlait assez bien le chinois, et les deux femmes discutaient. Mais, même à elle, Peng-ti ne disait pas plus de choses sur son passé qu’elle n’en avait révélé à Kiyoaki. Il faisait si chaud dans la cuisine que l’air en était presque irrespirable. Il se remit à pleuvoir. Le bébé lui fit un sourire, comme pour le rassurer. Comme pour lui dire que tout irait bien.

Puis ils retournèrent se promener dans le parc de la Porte d’Or, et ils s’assirent sur un banc pour regarder les eaux marron se perdre dans la mer. Kiyoaki prit la main de Peng-ti et lui dit :

— Écoute, je vais m’installer ici. Je repartirai juste une fois dans la vallée, pour rapporter à madame Yao ses vers à soie. Mais je reviendrai vivre ici.

Elle l’écoutait attentivement.

— Moi aussi, lui dit-elle. D’ailleurs, comment quitter un tel endroit ? ajouta-t-elle en lui montrant la baie.

Elle prit Hu Die, sa petite fille, et la leva à bout de bras, de façon à lui faire admirer le panorama, puis la présenta à chacun des quatre vents.

— C’est ton nouveau chez-toi, Hu Die ! C’est là que tu vas grandir !

Hu Die roula de gros yeux ronds en admirant la vue.

Kiyoaki éclata de rire.

— Oui. Elle va se plaire ici. Mais écoute, Peng-ti, je vais entrer dans la…

Il cherchait une façon de le lui dire.

— Je vais faire quelque chose pour le Japon. Tu comprends ?

— Non.

— Je vais entrer dans la résistance. Lutter contre la Chine.

— Je vois.

— Je vais me battre contre la Chine.

Elle serra les dents. Puis elle lâcha, brusquement :

— Qu’est-ce que ça peut me faire ?

Son regard se perdit par-delà la baie, vers la Porte Intérieure, où des vagues brunes frappaient les collines vertes.

— Je suis si heureuse d’être ici.

Elle le regarda dans les yeux, et il sentit son cœur bondir.

— Je suis avec toi, lui dit-elle.

4. L’orage approche

Le nouvel empire chinois était principalement maritime, sa flotte étant redevenue la première du monde. L’accent avait été mis sur les capacités de transport ; ce qui expliquait pourquoi les bâtiments chinois caractéristiques des débuts de la période moderne étaient très gros, et très lents. La vitesse n’était pas la priorité. Ce qui devait leur poser des problèmes par la suite, lors des combats navals avec les Indiens et les musulmans d’Afrique, de la Méditerranée et de Franji. Dans la Méditerranée, la mer d’Islam, les musulmans construisirent des bateaux plus petits mais beaucoup plus rapides et plus maniables que leurs contemporains chinois. Si bien que, lors de plusieurs combats navals décisifs des dixième et onzième siècles, les flottes musulmanes défirent des flottes chinoises beaucoup plus importantes, préservant l’équilibre du pouvoir et empêchant la Chine des Qing de parvenir à l’hégémonie mondiale. De fait, la guerre de course musulmane dans le Dahai constitua l’une des principales sources de revenus des gouvernements islamiques, ce qui fut à l’origine de nombreuses frictions entre l’islam et la Chine, et finalement l’un des nombreux facteurs qui menèrent à la guerre. La mer surpassant, et de loin, la terre en tant que zone d’échanges commerciaux et militaires, la vitesse et la maniabilité supérieures des bâtiments musulmans devinrent l’un des atouts qui leur permirent de disputer la suprématie maritime aux Chinois.

La vapeur et les coques d’acier qui avaient été mises au point à Travancore furent vite reprises par les deux autres principales puissances du Vieux Monde, mais la suprématie de la Ligue indienne dans ce domaine lui permit de tenir tête à ses principaux rivaux des deux côtés de l’océan.

C’est ainsi qu’aux douzième et treizième siècles, selon le calendrier islamique, c’est-à-dire durant la dynastie Qing en Chine, les trois principales cultures du Vieux Monde se livrèrent une compétition croissante pour s’accaparer les richesses du Nouveau Monde, d’Aozhou et du Vieux Monde, maintenant pleinement occupés et exploités.

Le problème était que l’enjeu était devenu trop important. Les deux plus grands empires étaient à la fois les plus forts et les plus faibles. La dynastie Qing continuait d’étendre sa domination, au sud, au nord, dans le Nouveau Monde et en Chine même. Pendant ce temps, l’islam contrôlait une très importante partie du Vieux Monde, et les côtes est du Nouveau Monde. La côte orientale du Yingzhou était occupée par les musulmans, le centre par la Ligue des Tribus, et l’ouest par des colonies chinoises et de nouveaux ports de commerce travancoriens. L’Inka était un champ de bataille entre les Chinois, les Travancoriens et les musulmans d’Afrique de l’Ouest.

C’est ainsi que le monde était divisé entre les deux grandes puissances vieillissantes, la Chine et l’islam, et les deux nouvelles, plus petites, la Ligue de l’Inde et celle du Yingzhou. Par leur politique commerciale et de conquête maritime, les Chinois étendirent lentement leur hégémonie sur le Dahai, colonisant l’Aozhou, les côtes ouest du Yingzhou et d’Inka, et faisant des incursions par voie maritime dans de nombreux autres endroits. L’Empire du Milieu, puisque tel était son nom, devint, de fait, le centre du monde par le nombre aussi bien que par sa puissance maritime. Il représentait à vrai dire un danger pour tous les autres peuples de la Terre, malgré les différents problèmes que connaissait l’administration Qing.

Au même moment, le Dar al-Islam poursuivait son expansion dans toute l’Afrique, sur les côtes orientales du Nouveau Monde, en Asie centrale, aux frontières de l’Inde, qu’il n’avait jamais vraiment quittées, en Asie du Sud-Est, et même jusqu’aux côtes occidentales, isolées, d’Aozhou.

Au milieu de tout ça, prise en tenaille, si l’on peut dire, se trouvait l’Inde. Travancore en était la principale force politique, mais le Panjab, le Bengale, le Rajahstan et tous les autres États du sous-continent étaient prospères et grouillaient d’activités, hors de leurs frontières comme chez eux, pris dans la tourmente et les conflits, toujours en bisbille avec leurs voisins et malgré tout à l’abri des empereurs et des califes. Dans ce bouillonnement, ils étaient à la pointe de la recherche scientifique mondiale, avec des comptoirs commerciaux sur tous les continents, en lutte perpétuelle contre toutes les hégémonies, les alliés de tous contre l’islam, et souvent contre les Chinois, avec qui ils entretenaient des relations difficiles, faites de crainte mêlée de nécessité. Mais alors que les décennies passaient et que les vieux empires musulmans se montraient de plus en plus agressifs dans l’Est, d’un bout à l’autre de la Transoxianie et dans tout le nord de l’Asie, un nombre sans cesse croissant de pays étaient disposés à pactiser avec la Chine, pour faire contrepoids, comptant sur l’Himalaya et les jungles impénétrables de Birmanie pour ne pas se retrouver à la merci du grand parapluie chinois.

C’est pour cette raison que, bon gré mal gré, les États indiens s’alliaient souvent avec la Chine dans l’espoir de trouver de l’aide auprès d’elle contre leur vieil ennemi, l’islam. Et pour cela également que, la guerre entre l’islam et la Chine étant finalement entrée dans une phase active, d’abord en Asie centrale, puis dans le monde entier, Travancore et la Ligue indienne furent attirées dans la tourmente, et que l’affrontement entre musulmans et Hindous prit un nouveau tournant, mortel.

Pendant la vingt et unième année du règne de l’empereur Kuang Hsu, le dernier de la dynastie Qing, les enclaves musulmanes de Chine du Sud se révoltèrent toutes en même temps. Les bannières mandchoues furent envoyées vers le sud, et la rébellion plus ou moins écrasée, au cours des nombreuses années qui suivirent. Mais la répression avait peut-être été trop efficace : les musulmans de l’ouest de la Chine ayant tellement souffert de la longue dictature militaire des Qing, et leurs frères croyants de l’est ayant été exterminés, c’était maintenant le jihad ou la mort. Ils se révoltèrent, dans les vastes déserts vides et les montagnes d’Asie centrale, et, de brunes, les villes de leurs vertes vallées devinrent rapidement rouges.

Le gouvernement Qing, corrompu mais inamovible, et à l’abri de ses richesses, fit mouvement contre les rébellions musulmanes en initiant une autre campagne de conquête, vers l’ouest, à travers l’Asie. Cela marcha un moment, faute d’État suffisamment puissant dans le centre désolé du monde pour s’opposer à lui. Mais un jihad défensif des musulmans d’Asie de l’Ouest, que rien alors n’aurait pu unir, sauf cette menace d’invasion chinoise, finit par éclater.

Cette alliance imprévue de l’islam fut une sacrée réussite. Les guerres entre les vestiges des empires safavides et ottomans, entre les chiites et les sunnites, les soufis et les wahhabites, les états franjs et le Maghreb, n’avaient pas cessé pendant la période de consolidation des États et des frontières. Et bien que les frontières soient souveraines et plus ou moins fixées, en dehors des combats permanents çà et là, l’islam n’était pas en position, au départ, de répondre d’une seule voix à la menace de la Chine.

Mais, se sentant menacés par l’expansion chinoise à travers toute l’Asie, les États islamiques divisés unirent leurs forces et commencèrent à riposter à l’unisson. Une collision qui se préparait depuis des siècles se produisit : pour chacune des deux grandes civilisations anciennes, l’hégémonie globale ou l’annihilation complète étaient encore des possibilités envisageables. Les enjeux ne pouvaient être plus importants.

La Ligue indienne essaya d’abord de rester neutre, de même que les Hodenosaunees. Mais la guerre les entraîna aussi dans son tourbillon quand les envahisseurs islamiques franchirent la frontière du nord de l’Inde, comme ils l’avaient fait si souvent auparavant, et descendirent vers le sud du Deccan, à travers le Bengale, et jusqu’en Birmanie. De la même façon, les armées musulmanes entreprirent la conquête du Yingzhou, d’est en ouest, attaquant la Ligue hodenosaunee et les Chinois à l’ouest. Le monde entier sombrait dans ce royaume de conflit total.

Et c’est ainsi que commença la Longue Guerre.

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