La veuve Kang se montrait on ne peut plus sourcilleuse quant aux aspects protocolaires de son veuvage. Elle se présentait comme la wai-wang-ren, « celle qui n’est pas encore morte ». Quand ses fils voulurent fêter son quarantième anniversaire, elle refusa.
— Cela ne siérait pas à celle qui n’est pas encore morte, leur dit-elle.
Veuve à l’âge de trente-cinq ans, juste après la naissance de son troisième fils, elle avait sombré dans un profond désarroi. Elle avait adoré son mari, Kung Xin. Elle avait néanmoins rejeté l’idée du suicide, trop ming à son goût. En ce qui la concernait, le dogme confucéen était parfaitement clair à ce sujet : se suicider, c’était fuir ses responsabilités, et s’en défausser sur ses enfants et ses beaux-parents, ce qui était hors de question. En fait, la veuve Kang Tongbi était déterminée à rester célibataire jusqu’après ses cinquante ans. Elle écrirait de la poésie, lirait les classiques, et s’occuperait du domaine familial. À cinquante ans, elle aurait enfin droit au certificat de chaste veuvage, un diplôme rédigé dans l’élégante calligraphie de l’empereur Qianlong. Elle le ferait encadrer, et le placerait à l’entrée de sa maison. Il se pourrait même que ses trois fils lui fassent alors construire une arche d’honneur en pierre.
Ses deux fils aînés parcouraient le pays, au service de l’administration impériale. Elle élevait le plus jeune tout en s’occupant de leur maison de famille, à Hangzhou, où ne restaient plus que son fils Shih et les serviteurs que ses fils aînés y avaient laissés. Elle surveillait l’élevage de vers à soie qui constituait la principale source de revenus de la famille, ses aînés ne pouvant pas encore se permettre d’envoyer trop d’argent à la maison. L’ensemble du processus de fabrication de la soie, de la filature à la broderie, était sous sa responsabilité. Un magistrat de district n’aurait pas dirigé ses affaires d’une main plus ferme. En cela aussi, elle respectait les préceptes han, selon lesquels le travail des femmes dans les meilleures maisonnées – où l’on tissait généralement le chanvre ou la soie – était déjà considéré comme une vertu, bien avant que la politique des Qing n’en fasse publiquement la promotion.
La veuve Kang vivait dans le quartier des femmes de leur petit domaine, situé au bord du Chu. Les murs extérieurs étaient revêtus de stuc, les murs intérieurs de bardeaux de bois. Le quartier des femmes, qui se trouvait au cœur de la propriété, était un magnifique bâtiment blanc, carré, au toit de tuiles et plein de lumière et de fleurs. Dans ce bâtiment, et dans les ateliers adjacents, la veuve Kang et les filles tissaient et brodaient quelques heures chaque jour, et parfois beaucoup plus – quand la lumière le permettait. Le plus jeune fils de la veuve Kang leur récitait des extraits des classiques qu’il avait appris par cœur, ainsi que sa mère le lui avait ordonné. Elle travaillait au métier à tisser, faisant aller et revenir la navette. Le soir, soit elle filait, soit elle continuait une grande broderie, tout en faisant apprendre à Shih des passages des Analectes, ou de Mencius. Souvent, elle le reprenait sur tel ou tel point, insistant pour qu’il sache parfaitement ses leçons, comme le feraient, en temps voulu, les examinateurs. Le petit Shih n’était pas un élève très doué, même en comparaison de ses aînés – qui avaient été tout juste passables –, et il finissait souvent la soirée en larmes ; mais la veuve Kang Tongbi se montrait impitoyable. Elle attendait qu’il arrête de pleurer, puis lui demandait de reprendre ses leçons. À force, il finit par s’améliorer. Mais c’était un petit garçon nerveux, et malheureux.
Tant et si bien que nul ne se réjouissait plus que lui quand la routine de la maisonnée était rompue par les fêtes. Chacun des trois anniversaires de la Bodhisattva Guanyin était un jour férié très important pour sa mère, spécialement le principal, le dix-neuvième jour du sixième mois. Quand cette fête approchait, la veuve se montrait un peu moins sévère, et vaquait à ses occupations : lectures de circonstance, écriture de poèmes, distribution d’encens et de nourriture pour les femmes pauvres du quartier ; tout cela en plus de ses travaux habituels. À l’approche du grand jour, elle se dépêchait et ne faisait plus rien d’impur, comme se mettre en colère. Les leçons du petit Shih s’arrêtaient alors pendant quelques jours, et elle se rendait à la chapelle du domaine, pour y faire des sacrifices.
Le vieux dans la lune nous attachait des fils rouges
Aux jambes quand nous étions bébés.
Nous nous sommes rencontrés et mariés.
Et te voilà parti.
La vie s’enfuit et coule comme de l’eau ;
La mort nous a brutalement séparés,
Tellement d’années sont passées.
Les yeux brûlants de larmes, je vois un automne précoce approcher.
Celle qui n’est pas encore morte n’est que le rêve,
Le songe, d’un lointain fantôme. Vole une grue, tombe une fleur ;
Seule, si seule, et désespérée.
Je laisse ma broderie,
Vais dans la cour, pour y compter les oies.
Elles ont perdu leurs petits.
Puisse Bodhisattva Guanyin
M’aider à traverser l’hiver de ces dernières années.
Au matin du jour tant attendu, tout le monde jeûna. Et puis, dans la soirée, tout le monde se joignit à l’immense procession, là-haut sur la colline, en emportant un peu de bois de santal dans un sac en tissu, des bannières tournoyantes, des ombrelles, et des lanternes en papier. Chacun suivait le drapeau de sa congrégation et la grande torche de suif qui montrait la voie et chassait les démons. Pour Shih, entre l’excitation de cette procession nocturne et la joie de ne pas avoir de leçons, c’était comme de grandes vacances ! Il marchait derrière sa mère en balançant sa lanterne en papier, en chantant des chansons, enfin heureux.
— Miao Shan était une jeune fille qui refusait de se marier, comme le lui ordonnait son père, disait sa mère aux jeunes filles qui marchaient devant elle.
Elles avaient déjà entendu plusieurs fois cette histoire, mais qu’importe, la veuve Kang continuait :
— Fou de colère, il la fit enfermer dans un monastère, et le brûla. Un bodhisattva, Dizang Wang, emmena son esprit à la Forêt des Corps, afin qu’elle s’occupe des fantômes des morts sans sépulture. Ensuite, elle explora tous les niveaux des enfers, pour y apprendre aux esprits à dépasser leurs souffrances. Elle y arriva si bien que le Seigneur Yama la réincarna en Bodhisattva Guanyin, pour qu’elle enseigne toutes ces bonnes choses aux vivants, avant qu’il ne soit trop tard.
Shih n’écoutait pas cette histoire tellement rabâchée dont il n’arrivait pas à comprendre le sens. Cela n’avait aucun rapport avec la vie de sa mère, et il ne voyait pas pourquoi elle y accordait tant d’importance. Les chants, les feux de joie, la forte odeur des bâtons d’encens, tout cela montait vers la chapelle au sommet de la colline. Là-haut, le prêtre de Bouddha dirigea la prière, puis on chanta, en mangeant des sucreries.
Bien après l’apparition de la lune, ils redescendirent de la colline et suivirent la berge de la rivière, continuant à chanter dans la nuit venteuse. Les employés de la maisonnée marchaient lentement, pas seulement à cause de la fatigue, mais aussi pour ne pas devancer la veuve Kang, qui cheminait à tout petits pas. Elle avait des pieds magnifiques, minuscules, et pourtant elle se déplaçait d’habitude aussi bien que les servantes aux grands pieds plats, d’une démarche claudicante, accompagnée d’un déhanchement caractéristique qui lui donnait une allure que personne ne se serait jamais permis de commenter.
Shih prit de l’avance, protégeant d’une main la flamme vacillante de sa bougie presque éteinte. Soudain, il aperçut dans un tremblement de lumière comme un mouvement devant le mur de leur propriété : une grande ombre noire, avançant de la même démarche chancelante que sa mère, de telle sorte qu’il crut pendant un instant que c’était elle.
Mais l’ombre se mit à gémir à la façon d’un chien, et Shih fit un bond en arrière, criant pour prévenir les autres. Tous se ruèrent vers lui, Kang Tongbi la première, et virent un homme vêtu de haillons, hirsute, recroquevillé, qui les regardait en ouvrant de grands yeux, à la lumière de leurs torches.
— Au voleur ! cria quelqu’un.
— Non ! dit-il d’une voix mal assurée. Je m’appelle Bao Ssu. Je suis un moine bouddhiste de Suzhou. Je voulais juste prendre un peu d’eau à la rivière. Je l’entends…
Il fit un geste et se dirigea vers le fleuve en boitillant.
— Un mendiant ! chevrota quelqu’un d’autre.
Mais comme on avait vu des sorciers à l’ouest de Hangzhou, la veuve Kang approcha sa lanterne pour l’examiner, si près qu’il se mit à loucher.
— Es-tu vraiment un moine, ou l’un de ces êtres chevelus qui se cachent dans leurs temples ?
— Un vrai moine, je le jure. J’avais un certificat, mais il m’a été pris par le magistrat. J’étais l’étudiant de Maître Yu, du Temple du Bosquet de Bambou Pourpre.
Il commença alors à réciter le soutra du Diamant, qui était le préféré des femmes d’un certain âge.
Kang examina attentivement son visage, en promenant sa lanterne autour de sa tête. Puis elle se mit à trembler, et recula d’un pas. Le connaîtrais-je ? se demanda-t-elle.
Elle lui lança :
— Je te connais !
Le moine baissa la tête.
— Je ne vois pas comment, madame. Je viens de Suzhou. Peut-être y êtes-vous déjà venue en voyage ?
Elle secoua la tête, toujours embêtée, le regardant droit dans les yeux.
— Je te connais, murmura-t-elle.
Puis elle se tourna vers les servantes et leur dit :
— Laissez-le dormir à côté du portail de service. Veillez sur lui, on verra le reste demain matin. Il fait de toute façon beaucoup trop sombre maintenant pour que l’on puisse juger de la nature d’un homme.
Au petit matin, l’homme avait été rejoint par un gamin, qui avait quelques années de moins que Shih. Tous deux étaient très sales, et fouillaient dans les ordures, à la recherche de quelques restes pas trop avariés, qu’ils dévoraient voracement. Quand les membres de la maisonnée ouvrirent le portail, ces malheureux les regardèrent, aux aguets, comme des renards. Mais ils ne pouvaient pas s’enfuir : les chevilles de l’adulte étaient anormalement enflées et couvertes d’ecchymoses.
— Pourquoi as-tu été torturé ? cria Kang d’une voix aiguë.
L’homme hésita, regardant le garçon.
— Mon fils et moi voyagions pour rentrer au Bosquet de Bambou Pourpre, quand un jeune garçon s’est fait couper la queue…
Kang laissa échapper un sifflement entre ses dents, mais l’homme la regarda droit dans les yeux, une main levée.
— Nous ne sommes pas des sorciers. C’est pourquoi on nous a laissés passer. Je m’appelle vraiment Bao Ssu, quatrième fils de Bao Ju. Un mendiant qu’ils avaient attrapé car il avait jeté un mauvais sort au chef du village a été soumis à la question, et leur a dit qu’il connaissait un sorcier nommé Bao Ssu-Ju. Ils ont cru que c’était moi. Mais je ne suis pas un voleur d’âmes. Je ne suis qu’un pauvre moine, avec son fils. Pour finir, ils ont réinterrogé le mendiant, et celui-ci a avoué qu’il avait tout inventé, pour qu’on arrête de le torturer. Ils nous ont donc laissés partir.
Kang le regardait, toujours aussi méfiante. Il était bien connu qu’il ne fallait en aucun cas se mêler des affaires des magistrats ; ce qui faisait au moins une chose dont ils s’étaient rendus coupables.
— Est-ce qu’ils t’ont torturé toi aussi ? demanda Shih au garçon.
— Ils allaient le faire, répondit le garçon. Mais à la place, ils m’ont donné une poire, et je leur ai dit que le nom de Père était Bao Ssu-Ju. Je pensais bien faire.
Bao continuait de regarder la veuve.
— Cela vous gênerait-il si nous prenions de l’eau à la rivière ?
— Non. Bien sûr que non. Allez-y.
Elle le regarda, pendant qu’il descendait en boitillant le long du chemin qui menait au fleuve.
— Nous ne pouvons pas les laisser entrer, décida-t-elle. Quant à toi, Shih, reste éloigné d’eux. Mais ils pourront rester dans la petite chapelle du portail. Puisque l’hiver approche, ça sera toujours mieux que la route, enfin, je pense.
Cela ne surprit guère Shih. Sa mère passait son temps à adopter des chats abandonnés ou des concubines répudiées ; elle donnait de l’argent à l’orphelinat de la ville, et rognait encore leur budget en entretenant les nonnes bouddhistes. D’ailleurs, elle envisageait souvent d’en devenir une. Elle écrivait de la poésie : « Ces fleurs, sur lesquelles j’ai marché, blessent mon cœur », récitait-elle parfois. « Quand mes années de riz et de sel seront terminées, disait-elle, je copierai les soutras et prierai toute la journée. En attendant, il n’y pas un instant à perdre : au travail ! »
Ainsi, le moine Bao et son fils étant devenus, en quelque sorte, les gardiens du portail, on les voyait se promener quelquefois, non loin de la rivière, dans les bosquets de bambous, ou bien dans la petite chapelle cachée dans la forêt, toute proche. Bao continua à clopiner, même s’il marchait mieux que la nuit où on l’avait trouvé, lors de la fête de Guanyin. Ce qu’il ne pouvait pas faire, son fils, Xinwu, qui était très fort pour son âge, le faisait pour lui. L’année suivante, quand la fête revint, Bao s’arrangea pour trouver quelques œufs, qu’il peignit en rouge, de façon à en faire cadeau à Kang, à Shih, et aux autres membres de la maisonnée.
(C’était une coutume du sud de la Chine, appelée « beaucoup de bonheur pour la nouvelle année ». Il n’est pas impossible que l’auteur ait cherché à indiquer que le moine Bao avait menti au sujet de l’endroit d’où il venait.)
Bao leur offrit ces œufs avec beaucoup de sérieux :
— Ge Hong raconte que le Bouddha a dit que le cosmos était en forme d’œuf, et que la Terre était comme le jaune à l’intérieur. Tiens, prends-le bien dans ta main, et essaye de l’écraser, dit-il à Shih en lui donnant un œuf. Shih parut surpris, et Kang objecta :
— Pourquoi ? Il est tellement joli.
— Ne vous inquiétez pas, c’est solide. Allez, essaye de l’écraser. Si tu y arrives, je nettoierai.
Shih serra le poing doucement, en détournant le visage, puis serra plus fort. Il serra à en avoir l’avant-bras engourdi. L’œuf résistait. La veuve Kang le lui prit et essaya à son tour. Elle avait beaucoup de force dans les bras, à cause du métier à tisser, mais l’œuf ne se brisa pas.
— Vous voyez, dit Bao. Une coquille d’œuf est très fragile, mais l’œuf lui-même est solide. Les gens sont comme ça, eux aussi. Séparément, ils sont faibles ; mais tous ensemble, ils sont forts.
Par la suite, les jours de fêtes religieuses, Kang allait souvent retrouver Bao à l’extérieur du portail, pour discuter avec lui tel ou tel point des écrits bouddhiques. Le reste du temps, elle faisait comme s’ils n’existaient pas, ne pensant qu’au monde à l’intérieur des murs.
Shih apprenait toujours aussi mal. Apparemment, il n’entendait rien à l’arithmétique en dehors des additions, et se montrait incapable d’apprendre les grands classiques par cœur, à l’exception des premiers mots de chaque passage, et encore. Sa mère retirait une profonde frustration des heures qu’elle passait à le faire travailler.
— Shih, je sais que tu n’es pas idiot. Ton père était un homme brillant, tes frères ont la tête bien faite, et tu es particulièrement futé quand il s’agit de m’expliquer pourquoi rien n’est jamais de ta faute, et pourquoi tout doit toujours aller comme tu veux. Tu n’as qu’à te dire que les équations sont des excuses, et tout ira bien ! Mais tout ce à quoi tu penses, c’est comment faire pour ne penser à rien !
Personne n’aurait résisté à une telle volée de bois vert administrée d’un ton si acerbe. Ce n’était pas seulement à cause de ses paroles, mais aussi à cause de la façon dont Kang les prononçait, d’un ton sans appel et d’une voix de corbeau. Ses lèvres pincées, son regard intense, qui semblait vous foudroyer, cette façon qu’elle avait de vous fixer tout en vous fustigeant en paroles, tout cela était insupportable. Pleurant à chaudes larmes, comme toujours, Shih se recroquevilla sous la virulence de la critique.
Peu après cette sévère réprimande, il revint en courant du marché, chaviré de sanglots. Hurlant, en fait, n’arrivant plus à se contenir.
— Ma queue ! Ma queue ! Ma queue !
On la lui avait coupée. Les serviteurs poussèrent des cris de consternation, et pendant un moment, ce ne fut plus qu’un orage de rugissements. Mais la tempête tourna court, aussi court que le petit moignon de queue dressé sur la nuque de Shih, lorsque la voix glaçante de sa mère s’éleva :
— Ça suffit, vous tous !
Elle attrapa Shih par le bras et l’obligea à s’asseoir sur le fauteuil, près de la fenêtre, où elle l’avait déjà tant de fois examiné. Elle sécha ses larmes d’un geste brusque, puis se mit à le câliner.
— Allons, du calme, du calme. Du calme ! Raconte-moi ce qui s’est passé.
Entre deux sanglots convulsifs et quelques hoquets, il lui raconta toute l’histoire. Il s’était arrêté en revenant du marché pour regarder un jongleur, quand soudain deux mains lui avaient caché les yeux. On lui avait appliqué un chiffon sur le nez et la bouche. Il s’était senti mal et s’était évanoui. Quand il était revenu à lui, il n’y avait plus personne, et sa queue avait disparu.
Kang l’avait écouté en l’observant très attentivement, et quand il eut fini de parler, les yeux rivés au plancher, elle pinça les lèvres et alla regarder par la fenêtre. Elle considéra pendant un long moment les chrysanthèmes plantés sous le vieux genévrier tordu. Finalement, Pao, la chef des servantes, s’approcha d’elle. Shih fut renvoyé, pour qu’on lui nettoie la figure et qu’on lui donne à manger.
(La dynastie des Qing obligeait tous les chinois d’origine han à se raser la tête et à porter une queue, à la mode mandchoue, pour montrer que les Han se soumettaient à l’empereur mandchou. Quelques années avant la Conspiration du Lotus Blanc, des bandits han commencèrent à se couper la queue, en signe de rébellion.)
— Que devons-nous faire ? demanda Pao à voix basse.
Kang laissa échapper un profond soupir.
— Il va falloir qu’on le dise, répondit-elle, de mauvaise humeur. Si nous ne le faisons pas, de toute façon cela finira par se savoir. Des servantes en parleront au marché. On dira alors que nous avons encouragé la rébellion.
— Bien sûr, dit Pao, soulagée. Dois-je aller en informer le magistrat dès à présent ?
Un long moment s’écoula, pendant lequel Kang ne répondit rien. Pao regardait la veuve, de plus en plus effrayée. Elle semblait avoir été ensorcelée. On aurait dit qu’elle était en train de se battre en ce moment même avec des voleurs d’âmes, pour l’âme de son fils.
— Oui. Pars avec Zunli. Nous vous suivrons avec Shih.
Pao se retira. Kang erra dans la maison, regardant chaque objet, comme si elle inspectait les pièces. Finalement, elle sortit du domaine par le portail principal, et descendit doucement vers la rivière.
Elle trouva Bao et son fils Xinwu, au bord du fleuve, sous le grand chêne où ils allaient toujours.
— On a coupé la queue de Shih, leur dit-elle.
Le visage de Bao devint d’un gris de cendre. Des gouttes de sueur perlèrent sur son front.
— Nous l’emmenons immédiatement voir le magistrat, continua-t-elle.
Bao hocha la tête, déglutit. Il jeta un coup d’œil à Xinwu.
— Si vous voulez partir en pèlerinage vers quelque lointain tombeau, dit-elle rapidement, nous prendrons soin de votre fils.
Bao hocha de nouveau la tête, l’air hagard. Kang regarda la rivière s’écouler dans la tiède clarté de l’après-midi. Il y avait de tels reflets à la surface de l’eau qu’elle en avait mal aux yeux.
— Si vous partez, lui dit-elle, alors ils sauront que c’est vous.
Son regard se perdit dans le fil de l’eau. Un peu plus loin, Xinwu s’amusait à lancer des pierres sur la rivière, et s’extasiait à chaque ricochet.
— Pareil si je reste, finit par dire Bao.
Kang ne répondit pas.
Quelques instants plus tard, Bao appela Xinwu, et lui dit qu’il s’en allait faire un pèlerinage, très loin. Il devrait donc rester avec Kang et Shih, chez eux.
— Quand reviendras-tu ? demanda Xinwu.
— Bientôt.
Xinwu parut content ou, en tout cas, ne pas souhaiter en savoir plus.
Bao se leva et toucha la manche de Kang.
— Je vous remercie.
— Partez. Faites attention à ne pas vous faire prendre.
— Ne vous inquiétez pas. Si je le peux, j’enverrai des messages au Temple du Bosquet de Bambou Pourpre.
— Non. Si nous n’avons pas de vos nouvelles, nous saurons que tout va bien.
Il approuva. Comme il s’apprêtait à partir, il eut un moment d’hésitation.
— Vous savez, madame, tout le monde a vécu plusieurs vies. Vous avez dit m’avoir déjà rencontré, mais avant la fête de Guanyin, je n’étais jamais venu par ici.
— Je sais.
— Alors, c’est probablement parce que nous nous sommes rencontrés dans une autre vie.
— Je sais, dit-elle en lui jetant un rapide coup d’œil. Partez.
Il partit en traînant la patte, s’assurant qu’il n’y avait personne pour le voir. Mais des pêcheurs se trouvaient de l’autre côté de la rive. On voyait leurs chapeaux de paille briller au soleil.
Kang emmena Xinwu chez elle, puis s’en alla en chaise à porteurs, avec Shih, vers la ville, et les bureaux du magistrat.
Le magistrat se montra des plus désagréables, reprochant à la veuve Kang de faire peser un tel fardeau sur ses épaules. Mais, pas plus qu’elle, il ne pouvait se permettre de faire comme si de rien n’était. Alors, il interrogea Shih, mécontent, et lui demanda de les conduire sur les lieux de l’incident. Shih leur montra un endroit, non loin d’un taillis de bambous, judicieusement hors de vue des premiers étals d’un marché de quartier. Aucun des habitués présents ce matin-là n’avait jamais vu Shih, ni d’inconnus suspects. C’était une impasse.
Alors Kang et Shih rentrèrent chez eux, et Shih pleura, se plaignant qu’il se sentait malade et qu’il ne pouvait étudier. Kang le considéra gravement, et le laissa tranquille pour le reste de la journée. Mais elle lui administra également une forte dose de poudre de gypse mélangée à des calculs biliaires de vache. Ils n’eurent plus aucune nouvelle, ni de Bao, ni du magistrat, et, au fil des jours, Xinwu se fit à la vie de la maisonnée, passant son temps avec les servantes. Kang se montra moins dure avec Shih, puis un jour se mit violemment en colère. Elle l’attrapa par le trognon de queue qu’il avait encore, et l’obligea à s’asseoir sur son banc de travail, en disant :
— Avec ou sans âme, tu passeras tes examens !
Elle considéra sévèrement sa petite mine de chaton effrayé, en attendant qu’il commence à marmonner la leçon du jour précédent l’incident. Shih semblait vraiment très malheureux, mais essayait de n’en rien montrer à sa mère, si sévère avec lui. Cela ne diminua nullement la dureté de sa mère. S’il voulait dîner, il fallait qu’il fasse ses devoirs.
Puis on apprit que Bao avait été arrêté dans les montagnes, à l’ouest, et ramené pour être interrogé par le magistrat et le préfet du district. Les soldats qui leur avaient annoncé la nouvelle voulaient que Kang et Shih se rendent à la préfecture sur-le-champ ; ils avaient même apporté un palanquin pour les y conduire.
Kang grinça des dents en apprenant ce qui s’était passé, et retourna dans ses appartements afin de s’habiller pour le voyage. Les servantes virent ses mains trembler ; en fait, c’était tout son corps qui tremblait, et ses lèvres étaient si pâles qu’aucun fard ne parvenait à leur rendre leur couleur. Avant de sortir de sa chambre, elle s’assit devant son métier à tisser et pleura amèrement. Puis elle se leva, se remaquilla les yeux et sortit rejoindre les gardes.
À la préfecture, Kang descendit de la chaise à porteurs et conduisit Shih à la chambre où le préfet interrogeait tout le monde. Les gardes voulurent l’empêcher d’entrer, mais le magistrat, qui l’avait vue, l’invita à venir, ajoutant sur un ton qui ne présageait rien de bon :
— C’est la femme qui l’a recueilli.
À ces mots, Shih rentra la tête dans les épaules et, caché derrière la robe de soie brodée de sa mère, regarda les fonctionnaires. À côté du magistrat et du préfet se tenaient de nombreux autres fonctionnaires portant des brassards sur leur robe et arborant les insignes carrés des fonctionnaires de très haut rang : des ours, des daims. Il y avait même un aigle.
Cependant, ils ne dirent pas un mot, se contentant de rester assis dans leur fauteuil, sans quitter du regard le magistrat et le préfet, qui encadraient le malheureux Bao. La tête et les mains de Bao avaient été passées dans des trous pratiqués dans une sorte de planche de bois. Quant à ses jambes, on les avait mises dans une presse à chevilles.
La presse à chevilles était constituée de trois tiges partant d’un socle de bois. Les chevilles de Bao étaient attachées de part et d’autre de la tige centrale ; la partie inférieure des tiges latérales comprimait les chevilles de Bao ; tandis que leur partie supérieure était écartée à l’aide de cales en bois. Le magistrat tenait un énorme maillet. Un seul coup sur les cales de bois suffirait à faire éclater les chevilles de Bao.
— Réponds à la question ! rugit le magistrat penché sous le nez de Bao.
Il se redressa, fit quelques pas en arrière et donna à la cale la plus proche un petit coup de maillet.
Bao hurla.
— Je suis un moine ! glapit-il. Je vivais avec mon fils au bord du fleuve ! Je ne peux plus marcher ! Je n’irai plus nulle part !
— Que font ces ciseaux dans ton sac ? demanda calmement le préfet. Des ciseaux, des poudres, des livres. Et un tronçon de queue.
— Ce ne sont pas des cheveux ! C’est mon talisman ! Je l’avais au temple, regardez comme il est tressé ! Ce sont des écrits sacrés… aaah !
— Ce sont des cheveux, décréta le préfet en les examinant à la lumière.
Le magistrat donna un nouveau coup de maillet.
— Ce ne sont pas les cheveux de mon fils, intervint la veuve Kang, à la surprise de tout le monde. Ce moine vit non loin de chez nous. Il ne va jamais nulle part, sauf à la rivière, pour chercher de l’eau.
— Qu’en savez-vous ? demanda le préfet, plongeant son regard dans celui de Kang. Comment pourriez-vous le savoir ?
— Je l’y voyais à toute heure. Il nous apportait de l’eau, et un peu de bois. Il avait un fils. Il prenait soin de notre chapelle. Ce n’est qu’un pauvre moine, un mendiant. Estropié par votre truc, là…, dit-elle en montrant la presse à chevilles.
— Que fait cette femme ici ? demanda le préfet au magistrat.
Le magistrat frémit, apparemment contrarié.
— Elle est un témoin comme les autres.
— Je n’ai pas besoin de témoins !
— Nous, si, dit l’un des fonctionnaires. Interrogez-la.
Le magistrat se tourna vers elle.
— Pourriez-vous vous porter garante que cet homme était bien chez vous, le dix-neuvième jour du dernier mois ?
— Il était dans ma propriété, ainsi que je l’ai dit.
— Ce jour-là en particulier ? Comment pouvez-vous en être si sûre ?
— La fête de l’annonciation de Guanyin était le lendemain, et Bao Ssu nous a aidés à l’organiser. Nous avons passé toute la journée à préparer les diverses cérémonies.
Le silence se fit dans la pièce. Puis l’un des dignitaires en visite dit sèchement :
— Ainsi, vous êtes bouddhiste ?
La veuve Kang lui rendit calmement son regard.
— Je suis la veuve de Kung Xin, qui était un yamen local de son vivant. Mes fils Kung Yen et Kung Yi ont tous les deux réussi leurs examens, et sont maintenant au service de l’empereur, en outre…
— Oui, oui. Très bien. Mais je vous ai demandé si vous étiez bouddhiste.
— Je suis la voie des Han, répondit froidement Kang.
Le fonctionnaire qui l’interrogeait était un Mandchou, l’un des plus hauts dignitaires de l’empereur Qianlong. Il rougit un peu.
— Quel rapport avec votre religion ?
— Tout. Évidemment. Je suis les coutumes, et j’honore mon mari, ma famille et mes ancêtres. Ce que je peux faire pour occuper mes journées avant d’aller rejoindre mon mari ne regarde personne, bien sûr. Ce ne sont que les occupations spirituelles d’une vieille femme, qui n’est pas encore morte. Mais j’ai vu ce que j’ai vu.
(En Chine, l’âge se calcule en prenant comme base de référence l’année lunaire de sa naissance et en ajoutant une année à chaque Nouvel An lunaire.)
— Quel âge avez-vous ?
— Quarante et un suis.
— Et vous avez passé toute la journée du dix-neuvième jour du neuvième mois avec ce mendiant, ici présent ?
— Suffisamment pour être certaine qu’il n’a pas pu aller en ville et en revenir. Car je me suis bien évidemment mise à tisser dans l’après-midi.
Nouveau silence dans la pièce. Puis le fonctionnaire mandchou fit un geste en direction du magistrat, très énervé.
— Reprenez l’interrogatoire !
Avec un regard vicieux à Kang, le magistrat se pencha pour hurler au visage de Bao :
— Que faisaient ces ciseaux dans ton sac ?
— C’est pour faire des talismans !
Le magistrat donna un nouveau coup, un peu plus fort, sur l’un des coins de bois. Bao glapit de plus belle.
— Dis-moi à quoi ils servent vraiment ! Et pourquoi il y avait une queue dans ton sac ?
À chaque question, il donnait un nouveau coup de maillet.
Puis le préfet reprit l’interrogatoire, en l’accompagnant également de coups de maillet, ponctués des cris de douleur de Bao.
Finalement, écarlate et en sueur, Bao implora :
— Assez ! Par pitié ! Je vais tout vous avouer ! Je vais vous dire ce qui s’est passé.
Le magistrat tint son maillet près d’un des coins de bois.
— Parle !
— Un sorcier m’a piégé, m’obligeant à les aider. Je n’avais pas compris ce qu’ils étaient. Ils m’avaient dit que si je ne les aidais pas, ils voleraient l’âme de mon fils !
— Comment s’appelait ce sorcier ?
— Bao Ssu-nen, presque comme moi. Il venait de Suzhou, et avait de nombreux alliés. Il pouvait traverser la Chine en volant, en une seule nuit ! Il m’a donné un peu de poudre stupéfiante, en me disant quoi faire. S’il vous plaît, je vous en supplie, libérez mes chevilles, par pitié ! Je vais tout vous dire maintenant. Je n’ai pas pu faire autrement. Il fallait que je le fasse, pour sauver l’âme de mon garçon.
— Ainsi, tu as bien coupé des queues le dix-neuvième jour du dernier mois ?
— Seulement une ! Rien qu’une, s’il vous plaît. Ils m’y ont forcé. Libérez-moi, je vous en supplie, libérez-moi !
Le fonctionnaire mandchou haussa les sourcils et se tourna vers la veuve Kang.
— Il semblerait que vous n’ayez pas été aussi longtemps avec lui que vous l’avez prétendu. Et cela vaut peut-être mieux pour vous.
Quelqu’un ricana.
Kang dit alors d’une voix que la colère rendait rauque et tranchante :
— Apparemment, il s’agit encore d’une de ces confessions que permet d’obtenir ce fascinant objet, la presse à chevilles. Toute cette terreur qu’engendre le vol des âmes vient de ces confessions arrachées sous la contrainte, qui ne servent qu’à répandre la panique parmi les servantes et les travailleurs. Rien ne peut être moins utile à l’empereur…
— Silence !
— Vous ne cessez d’envoyer des rapports, forçant l’empereur à s’en inquiéter, mais il suffirait d’une enquête un peu mieux menée pour qu’on y voie clair, et que soit démêlé cet écheveau de mensonges…
— Silence !
— Vous êtes percés à jour, d’où qu’on vous regarde ! L’empereur lui aussi le verra !
Le fonctionnaire mandchou se leva et pointa le doigt sur Kang.
— Peut-être aimerais-tu prendre la place de ce sorcier dans la presse ?
Kang ne répondit rien. Derrière elle, Shih tremblait. Elle se pencha vers lui et tendit le pied, afin qu’il sorte de sous sa robe, montrant à tous une petite pantoufle de soie. Alors elle regarda le Mandchou dans les yeux.
— C’est déjà fait !
(Parler de ses pieds ou les faire voir était indigne d’une femme bien élevée. Fallait-il qu’elle ait du courage !)
— Faites sortir cette folle d’ici ! s’exclama le Mandchou, le visage bouillonnant de colère.
Le pied d’une femme, exposé ainsi à la vue de tous alors qu’on examinait une affaire aussi grave que celle du vol des âmes : cela dépassait l’entendement !
— Je suis témoin ! lança Kang, sans bouger.
— S’il vous plaît, l’implora Bao. Allez-vous-en, madame. Faites ce que le magistrat vous dit.
Il pouvait à peine tourner la tête pour la voir.
— Tout ira bien.
Ils partirent donc. Sur le chemin du retour, dans le palanquin, Kang ne put retenir ses larmes, repoussant les caresses de Shih.
— Que s’est-il passé, mère ? Que s’est-il passé ?
— J’ai souillé le nom de ta famille. J’ai détruit les plus chers espoirs de mon mari.
Shih la regarda, effrayé.
— Mais ce n’est qu’un mendiant !
— Assez ! siffla-t-elle.
Puis elle se mit à jurer comme les servantes.
— Ces Mandchous ! Stupides étrangers ! Ils ne sont même pas chinois. Pas de vrais Chinois. Chaque dynastie commence bien, réparant les méfaits de la précédente. Puis à son tour elle se corrompt. Les Qing en sont là. C’est pourquoi cette histoire de queue coupée leur importe tant. C’est la preuve que nous leur appartenons, la preuve que chaque Chinois leur appartient.
— Mais c’est ainsi, mère. Vous ne changerez pas les dynasties !
— Non. Oh, que j’ai honte ! J’ai perdu mon calme. Je n’aurais jamais dû aller là-bas. Je n’ai fait qu’ajouter de nouveaux coups sur les chevilles du pauvre Bao.
Chez elle, elle se rendit au quartier des femmes. Elle se perdit dans le travail, ne prenant plus de nourriture, tissant tout le jour, jusqu’à tomber de sommeil, sans parler à personne.
Puis on apprit que Bao était mort en prison, d’une fièvre qui n’avait rien à voir avec les interrogatoires – c’est du moins ce que racontèrent ses geôliers. Kang s’enferma pour pleurer dans sa chambre, refusant d’en sortir. Quand elle le fit, quelques jours plus tard, elle passa tout son temps à tisser ou à écrire des poèmes, mangeant devant son métier à tisser ou à son bureau. Elle ne voulait plus rien apprendre à Shih, ni même lui parler, ce qui l’énerva, et l’effraya plus que tout ce qu’elle aurait pu lui dire. Mais il aimait bien aller jouer près du fleuve. Xinwu avait l’ordre de ne pas l’approcher, et les servantes s’occupaient de lui.
Mon pauvre singe, tu as laissé tomber ta pêche,
Et la nouvelle lune a oublié de se lever.
Tu ne grimperas plus dans les pins,
Un petit singe sur le dos.
Reviens, sois un bouton d’or,
Et je serai ton papillon.
Un jour, peu après ces événements, Pao apporta à Kang une petite queue noire. Un serviteur l’avait trouvée en retournant le fumier, enfouie sous le tas de compost de mûriers. Elle était coupée d’une façon qui permettait d’affirmer que c’était bien celle de Shih : les angles correspondaient.
Kang gémit en la voyant, se rendit à la chambre de Shih et le frappa rudement sur l’oreille. Il hurla, pleura.
— Pourquoi ? Pourquoi ?
Sans lui répondre, Kang retourna au quartier des femmes, en marmonnant, s’empara d’une paire de ciseaux et saccagea toutes les tapisseries qu’elles étaient en train de broder. Les servantes crièrent, hurlèrent. Elles n’en croyaient pas leurs yeux. La maîtresse de maison avait fini par devenir folle. Personne ne l’avait vue pleurer autant, même à la mort de son mari.
À partir de cet instant, la veuve Kang n’arriva plus à dormir. Souvent, elle appelait Pao et lui demandait du vin.
— Je l’ai revu, disait-elle. Cette fois c’était un jeune moine, avec une autre tunique. Un hui-hui. J’étais une jeune reine. Cette fois-ci, c’est lui qui me sauvait. Nous nous sauvions ensemble. Et maintenant son fantôme est en colère, il erre entre les mondes.
Ils placèrent des offrandes pour lui près du portail et de la fenêtre. Mais Kang continuait de pousser des cris, qui réveillaient tout le monde. On aurait dit des cris de paon. Parfois, ils la trouvaient, marchant dans son sommeil entre les bâtiments du domaine, parlant dans des langues étrangères, de voix qui n’étaient pas toujours la sienne. Tout le monde savait qu’il ne fallait jamais réveiller quelqu’un qui marchait en dormant, pour ne pas perturber son esprit et lui faire perdre ses repères, l’empêchant de retrouver son corps. Alors, ils la devançaient, bougeant les meubles pour qu’elle ne s’y blesse pas et réveillant le coq pour l’obliger à chanter plus tôt. Pao demanda à Shih d’écrire à ses frères aînés, pour leur raconter ce qui se passait, ou au moins d’écrire ce que sa mère disait en dormant, mais Shih ne voulut pas.
(Remarquez que si cela avait été son père qui avait été malade, ou poursuivi par des fantômes, il aurait certainement eu l’autorisation de rentrer.)
Finalement, Pao parla à la sœur de la première servante du plus âgé des frères de Shih quand elle se rendit au marché de Hangzhou ; de fil en aiguille, le frère aîné, qui vivait à Nanjing, apprit toute l’affaire. Mais il ne put pas venir. Il avait des obligations et ne pouvait pas se libérer.
Il se trouvait, cependant, qu’un lettré musulman était en visite chez lui, un médecin venu des terres frontalières, et comme cet homme était intéressé par toutes les affaires de possession – comme celle de la veuve Kang –, quelques mois plus tard, il vint la voir.
Kang Tongbi reçut le visiteur assise dans l’une des pièces qui donnaient sur la cour du domaine consacrée à l’agrément des invités. Elle le regarda avec attention tandis qu’il se présentait. Il parlait un chinois clair, bien qu’avec un drôle d’accent. Il s’appelait Ibrahim ibn Hasam. C’était un petit homme frêle, à peu près de la taille et de la corpulence de Kang, et il avait les cheveux blancs. Il portait des lunettes qu’il n’enleva pas, et ses yeux nageaient derrière les lentilles comme des poissons dans un aquarium. C’était un vrai hui, originaire d’Iran, mais il avait vécu en Chine pendant presque tout le règne de l’empereur Qianlong, et comme la plupart des étrangers qui avaient longtemps séjourné en Chine, il s’était engagé à y rester toute sa vie.
— La Chine, c’est chez moi, dit-il (ce qui paraissait bizarre, avec son accent, et il hocha la tête comme s’il avait observé son expression). Je ne suis évidemment pas un pur Han, mais j’aime ce pays. En réalité, je vais bientôt rentrer à Lanzhou, vivre parmi les gens de ma confession. Je pense que j’ai assez appris auprès de maître Liu Zhi pour être utile à ceux qui souhaiteraient favoriser le rapprochement des musulmans chinois et des Chinois han. Enfin, c’est ce que j’espère.
Kang hocha poliment la tête à la perspective de cette quête improbable.
— Et vous êtes venu ici pour… ?
Il s’inclina.
— J’assistais le gouverneur de la province dans les cas que l’on a signalés de…
— De vol d’âme ? avança âprement Kang.
— Enfin… Oui. De coupage de queue, en tout cas. Que ce soit une affaire de sorcellerie, ou simplement de rébellion contre la dynastie, ce n’est pas très facile à déterminer. Je suis surtout un érudit, un chercheur en religion, mais j’ai aussi étudié les arts médicaux, et c’est pourquoi on a fait appel à moi, pour voir si je pouvais apporter un éclairage sur l’affaire. J’ai aussi étudié des cas de… de possession de l’âme. Et d’autres choses dans ce genre-là.
Kang le regarda froidement. Il hésita à poursuivre.
— Votre fils aîné m’affirme que vous avez eu à déplorer des incidents de cette espèce.
— Je ne suis pas au courant, répondit-elle sèchement. On a coupé la queue de mon plus jeune fils. Il y a eu une enquête, qui n’a rien donné. Quant au reste, je l’ignore. Je dors, et quand le froid me réveille, je ne suis plus dans mon lit. Mais ailleurs, dans la maison. Mes serviteurs me disent que je marmonne des choses qu’ils ne comprennent pas. Que je parle une langue qui n’est pas le chinois.
Les yeux d’Ibrahim flottèrent derrière ses verres.
— Madame, parlez-vous d’autres langues que le chinois ?
— Bien sûr que non.
— Excusez-moi. Votre fils m’a dit que vous étiez extrêmement cultivée.
— Mon père a tenu à ce que j’apprenne les classiques en même temps que ses fils.
— Vous avez la réputation d’être une habile poétesse…
Kang ne répondit pas mais ses joues prirent une légère teinte rosée.
— J’espère avoir le privilège de lire certains de vos poèmes. Ils pourraient m’aider dans mon travail ici.
— C’est-à-dire ?
— Eh bien, à faire cesser ces déambulations nocturnes, si une telle chose est possible. Et à aider l’empereur dans son enquête sur les coupeurs de queue.
Kang se renfrogna et détourna les yeux.
Ibrahim plongea ses lèvres dans sa tasse de thé et attendit. Il semblait capable d’attendre plus ou moins indéfiniment.
Kang fit signe à Pao de remplir sa tasse.
— Eh bien, allez-y.
Ibrahim s’inclina sur son siège.
— Merci. Nous pourrions peut-être commencer par parler du moine qui est mort, Bao Ssu.
Kang se raidit.
— Je sais que c’est difficile, murmura Ibrahim. Vous vous occupez encore de son fils.
— Oui.
— Et on m’a dit que, lors de son arrivée, vous étiez convaincue de l’avoir déjà rencontré quelque part.
— Oui, c’est vrai. Mais il a dit qu’il venait de Suzhou, et qu’il n’était jamais venu ici. Je ne suis jamais allée à Suzhou. Et pourtant j’avais l’impression de le connaître.
— Et vous avez eu la même impression avec son fils ?
— Non. Mais j’ai la même impression avec vous.
Elle se plaqua les mains sur la bouche.
— Vraiment ? fit Ibrahim en l’observant.
Kang secoua la tête.
— Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça. Ça m’a échappé.
— Ce sont des choses qui arrivent, fit-il avec un geste désinvolte. Mais ce Bao, qui ne vous a pas reconnue… peu après son arrivée, on a signalé des incidents. Des coupages de queues, le nom de gens écrit sur des bouts de papier placés sous les piliers qu’on s’apprêtait à mettre en place – ce genre de choses. Des activités relevant du vol d’âme.
Kang secoua la tête.
— Il n’avait rien à voir là-dedans. Il passait toutes ses journées au bord du fleuve, à pêcher avec son fils. C’était un simple moine, c’est tout. Ils l’ont torturé pour rien.
— Il a avoué avoir coupé bien des queues.
— Après qu’on lui a brisé les chevilles dans un étau ! Il aurait avoué n’importe quoi, comme n’importe qui à sa place ! C’est une façon stupide d’enquêter sur ce genre de crimes. Ça suscite des vocations et on en voit poindre dans les moindres recoins, comme autant de champignons vénéneux.
— C’est vrai, répondit l’homme en aspirant une nouvelle gorgée de thé. Je l’ai souvent dit. Et en réalité, il est de plus en plus clair que c’est ce qui s’est passé ici, ces derniers temps.
Kang braqua sur lui un regard morne.
— À qui le dites-vous !
— Enfin, fit Ibrahim en baissant les yeux. Le moine Bao et son fils ont d’abord été amenés ici pour être interrogés à Anchi comme il vous l’a peut-être dit. Ils mendiaient en chantant devant la maison du chef du village. Celui-ci leur a donné un misérable morceau de brioche à la vapeur, mais Bao et Xinwu avaient tellement faim, apparemment, que Bao a maudit le chef du village, qui a décidé que c’étaient des mauvais sujets, et leur a réitéré l’ordre de déguerpir. Bao l’a maudit à nouveau avant de partir, et le chef du village était furieux, les a fait arrêter et fouiller. C’est là que, dans leurs sacs, on a trouvé des écrits, des remèdes et des ciseaux…
— Autant de choses qu’on trouverait ici.
— Certes, mais le chef du village les a fait attacher à un arbre et frapper avec des chaînes. Cela dit, on n’en a rien tiré de plus. Pourtant, ils étaient salement amochés. Alors le chef du village a pris la fausse queue d’un garde chauve de sa suite, l’a mise dans le sac de Bao et l’a envoyé à la préfecture pour le faire soumettre à la torture.
— Pauvre homme ! s’exclama Kang en se mordant la lèvre. Pauvre créature !
— Oui, fit Ibrahim en sirotant une nouvelle gorgée de thé. Alors, récemment, le gouverneur général a commencé à enquêter sur ces incidents, sur ordre de l’empereur, qui se sent très concerné. J’ai un peu participé à l’enquête – sans procéder aux interrogatoires –, j’ai examiné les preuves matérielles, comme la fausse natte, dont j’ai montré qu’elle était faite de différentes sortes de cheveux. C’est ainsi que le chef du village a été interrogé, et qu’il a raconté toute l’histoire.
— Ce n’était donc qu’un mensonge.
— En effet. Et en réalité, on peut faire remonter tous les incidents à l’origine d’un cas similaire à celui de Bao, à Suzhou…
— C’est monstrueux.
— … sauf pour ce qui concerne votre fils, Shih.
Kang ne répondit pas. Elle fit un signe, et Pao remplit à nouveau les tasses.
Après un très long silence, Ibrahim reprit :
— Il n’y a aucun doute que des voyous, en ville, ont profité de l’atmosphère de terreur pour faire peur à votre fils.
Kang hocha la tête.
— Et puis, poursuivit-il, si vous avez fait des expériences curieuses – la possession par des esprits –, il est également possible qu’il ait…
Elle ne répondit pas.
— Avez-vous connaissance d’autres bizarreries… ?
Pendant un long moment, ils restèrent assis en silence, à boire leur thé. Pour finir, Kang dit :
— La peur elle-même est une sorte de possession.
— Tout à fait !
Nouvelle gorgée de thé.
— Je vais dire au gouverneur général qu’il n’y a pas de quoi s’inquiéter ici.
— Merci.
Nouveau silence.
— Mais je m’intéresse à toutes les manifestations subséquentes, à tout ce qui peut sortir de l’ordinaire.
— Évidemment.
— J’aimerais pouvoir en discuter. Je connais des moyens d’enquêter sur ce genre de chose.
— C’est possible.
Peu après, le docteur hui prit congé.
Une fois qu’il fut parti, Kang fit le tour du domaine, passant de pièce en pièce, une Pao fort inquiète sur les talons. Elle alla voir dans la chambre de Shih, alors vide. Ses livres sur les étagères n’avaient pas été ouverts. Shih devait être au bord du fleuve, sans doute avec Xinwu.
Kang alla voir dans le quartier des femmes, au métier à tisser sur lequel reposait une si grande partie de leur fortune ; et à l’écritoire, avec ses blocs d’encre, ses pinceaux, ses piles de papier.
Les oies filent vers le nord, droit vers la lune.
Les fils grandissent et s’en vont.
Dans le jardin, mon vieux banc.
Certains jours, je préférerais avoir le riz et le sel.
Assise comme une plante, le cou tendu :
Honk ! Honk ! Envole-toi !
Puis dans les cuisines, et dans le jardin, sous le vieux genévrier. Elle finit par se retirer dans sa chambre sans avoir dit un mot.
Mais, cette nuit-là, la maisonnée fut à nouveau réveillée par des cris. Pao se précipita au-dehors, devançant les autres serviteurs et trouva la veuve Kang affalée contre le banc du jardin, sous un arbre. Pao referma la chemise de nuit ouverte sur le sein de sa maîtresse et l’aida à s’asseoir sur le banc en criant « Maîtresse Kang ! » parce qu’elle avait les yeux grands ouverts, alors qu’elle ne voyait rien de ce monde. Elle avait les yeux si blancs qu’ils en étaient luisants, et son regard traversait Pao et les autres sans les voir. Elle s’adressait à des êtres invisibles auxquels elle parlait dans des langues étranges : « In challa, in challa » – un bredouillis de sons, de cris, de couinements –, « Um mana pada hum » ; et tout ça d’une voix – de plusieurs voix qui n’étaient pas les siennes.
— Des fantômes ! glapit Shih qui avait été réveillé par tout ce vacarme. Elle est possédée !
— Silence, s’il vous plaît ! siffla Pao. Nous devons la remettre au lit sans la réveiller.
Zunli et elle la prirent chacun par un bras, la soulevant le plus gentiment possible. Elle était aussi légère qu’un chat, plus légère qu’elle n’aurait dû.
— Doucement, fit Pao alors qu’ils la faisaient basculer par-dessus le rebord de la fenêtre et la reposaient par terre.
Elle gisait là lorsqu’elle se redressa comme une marionnette et dit, d’une voix redevenue la sienne :
— La petite déesse est morte malgré tout.
Pao fit prévenir le docteur hui de ce qui s’était passé, et leur serviteur revint avec un mot, demandant à la revoir. Kang grommela et laissa tomber le mot sur la table sans répondre. Mais, une semaine plus tard, les serviteurs reçurent l’ordre de préparer à manger pour un visiteur, et le docteur Ibrahim ibn Hasam se présenta à la porte, en clignant des yeux comme un hibou derrière ses lunettes.
Kang le salua avec la plus grande solennité et le conduisit au salon, où la table avait été mise avec le plus beau service de porcelaine.
Lorsqu’ils prirent le thé, après déjeuner, Ibrahim hocha la tête et dit :
— On m’a appris que vous aviez eu une nouvelle crise de somnambulisme.
— Mes serviteurs sont indiscrets, répondit Kang en s’empourprant.
— Je regrette. C’est juste que ça pourrait avoir un rapport avec mes investigations.
— Je ne me souviens absolument pas de l’incident, hélas. Je me suis réveillée dans une maison sens dessus dessous.
— Oui. Je pourrais peut-être demander à vos serviteurs ce que vous avez dit quand vous étiez… quand vous étiez sous l’effet du charme ?
— Certainement.
— Merci. (Nouvelle courbette, nouvelle gorgée de thé.) Et puis… Je me demandais si vous accepteriez de m’aider à essayer d’atteindre ce… cette autre voix qui est en vous.
— Comment vous proposez-vous d’y parvenir ?
— C’est une méthode mise au point par les docteurs d’al-Andalus. Elle implique une sorte de méditation sur un objet, comme dans un temple bouddhiste. Un praticien aide le patient à entrer en état de réceptivité, comme ils disent, et il arrive que les voix intérieures se mettent alors à s’exprimer.
— Comme lorsqu’on nous a volé notre âme, c’est ça ?
Il eut un sourire.
— Sauf qu’il n’y a pas vol. C’est plutôt une sorte de conversation, comprenez-vous ? Comme appeler l’esprit de quelqu’un qui serait absent, y compris pour lui-même. Comme ces invocations auxquelles on procède dans vos villes du Sud. Et puis, quand la méditation s’achève, tout redevient normal.
— Vous croyez à l’âme, docteur ?
— Évidemment.
— Et au vol d’âme ?
— Eh bien… (Long silence.) Ce concept fait référence à la notion chinoise de l’âme, je pense. Vous pourriez peut-être me l’expliciter. Faites-vous la distinction entre le hun, l’âme spirituelle, et le po, l’âme corporelle ?
— Oui, bien sûr, répondit Kang. C’est un aspect du yin et du yang. L’âme hun appartient au yang et l’âme po au yin.
Ibrahim hocha la tête.
— Et l’âme hun, étant légère et active, volatile, est celle qui peut se séparer de l’être vivant. En vérité, elle s’en sépare toutes les nuits, pendant le sommeil, et elle revient au réveil. Normalement.
— Oui.
— Et si, par hasard, ou volontairement, elle ne revient pas, c’est une cause de maladie, surtout de maladies infantiles, comme la colique, et de diverses formes d’insomnie, de folie et ainsi de suite.
— Oui.
À présent, la veuve Kang ne le regardait plus.
— Et le hun est l’âme que sont censés rechercher les voleurs d’âmes qui écument le pays. Chiao-hun.
— Oui. Vous n’y croyez manifestement pas.
— Non, pas du tout. Je réserve mon jugement à ce qui se voit. Je vois la distinction, évidemment. Je voyage en rêve, moi-même – croyez-moi, je voyage. Et j’ai traité des patients inconscients, dont le corps continuait à fonctionner parfaitement, éclatant de santé, alors qu’ils étaient allongés là, sur leur lit, et ne faisaient pas un geste, pas un geste depuis des années… Je nettoyais son visage – je nettoyais ses cils quand, tout d’un coup, elle a dit : « Ne fais pas ça. » Au bout de seize ans. Oui, j’ai vu l’âme hun partir et revenir, je crois. C’est comme la plupart des choses, je pense. Les Chinois ont certains mots, certains concepts, certaines catégories, mais inspectés de plus près, ils pourraient être corrélés et on pourrait prouver qu’ils ne font qu’un. Parce que tout est un.
Kang se renfrogna, comme si elle n’était peut-être pas tout à fait d’accord.
— Vous connaissez ce poème de Rumi Balkhi, « Je suis mort comme minéral » ? Non ? C’est un poème du fondateur des derviches, le plus mystique des musulmans.
Il récita :
Je suis mort comme minéral et revenu plante,
Je suis mort comme plante et revenu animal,
Je suis mort comme animal et j’étais Homme.
Pourquoi devrais-je avoir peur ? Quand ai-je été moins proche de la mort ?
Et pourtant, encore une fois, je mourrai comme Homme pour m’élever
Avec les anges bénis ; mais de l’angélisme même
Je dois poursuivre : « Tout, sauf la face de Dieu, doit périr un jour. »
Quand j’aurai sacrifié mon âme angélique,
Je deviendrai ce qu’aucun esprit jamais n’a conçu…
— Je pense que cette dernière mort fait allusion à l’âme-souffle, hun, qui s’éloigne de l’âme corporelle, po, pour se transcender.
Kang y réfléchit.
— Alors, dans l’islam, vous croyez que les âmes reviennent ? Que nous vivons de nombreuses vies et nous réincarnons ?
Ibrahim reposa sa tasse de thé.
— Le Coran dit : « Dieu génère les êtres, et les renvoie encore et encore jusqu’à ce qu’ils reviennent à lui. »
— Vraiment ! fit Kang en le regardant avec un intérêt renouvelé. C’est ce que croient les bouddhistes.
Ibrahim hocha la tête.
— Un maître soufi dont j’ai suivi l’enseignement, Sharif Din Maneri, nous a dit : « Sache avec certitude que cette œuvre a existé avant toi et moi dans les âges passés et que chacun a déjà atteint un certain niveau. Personne n’a commencé cette œuvre pour la première fois. »
Kang regarda Ibrahim en ouvrant de grands yeux, se penchant de son siège à haut dossier vers lui. Elle s’éclaircit délicatement la gorge.
— Je me rappelle des bribes de ces épisodes de somnambulisme, admit-elle. J’ai souvent l’impression d’être quelqu’un d’autre. Généralement une jeune femme, une… une reine d’un pays éloigné, qui a des ennuis. J’ai l’impression que c’était il y a longtemps, mais c’est très vague. Parfois, quand je me réveille, j’ai l’impression qu’une année au moins a passé. Et puis je me réveille pour de bon, et tout se délite, et je ne me rappelle rien, qu’une image ou deux, ou une illustration dans un livre, comme un rêve, mais moins complet, moins… Je regrette. Je n’arrive pas à le dire clairement.
— Mais si, dit Ibrahim. C’est très clair.
— Je pensais vous connaître, murmura-t-elle. Vous, Bao, mon fils Shih, Pao et quelques autres. Je… c’est comme cette sensation qu’on a parfois, cette impression d’avoir déjà vécu ce que l’on est en train de vivre, exactement.
Ibrahim hocha la tête.
— J’ai déjà ressenti ça. Partout, dans le Coran, il est dit : « Je vous le dis en vérité, les esprits qui ont maintenant une affinité seront réunis comme des frères, mais ils se rencontreront tous dans des personnes et des noms différents. »
— Vraiment ? s’exclama Kang.
— Oui. Et ailleurs, il est dit : « Il se dépouille de son corps comme un crabe de sa coquille, et il en forme une nouvelle. La personne n’est qu’un masque que l’âme revêt pour une saison, qu’elle revêt pour un certain temps, et puis elle la rejette et en porte une autre à la place. »
Kang le regardait, bouche bée.
— J’ai du mal à croire ce que j’entends, chuchota-t-elle. Je n’avais personne à qui raconter ces choses. Tous me croient folle. Pour eux, maintenant, je suis une…
Ibrahim hocha la tête et reprit sa tasse.
— Je comprends. Mais je m’intéresse à ces choses. J’ai eu certaines… prémonitions, personnellement. Nous pourrions peut-être essayer de vous mettre en état de réceptivité, et voir ce que ça donne ?
Kang hocha la tête avec emphase.
— Oui.
Comme il avait besoin d’obscurité, ils s’installèrent dans un petit salon, les fenêtres fermées et les portes closes. Une unique chandelle brûlait sur une table basse. Les verres de ses lunettes reflétaient la flamme. On avait ordonné le silence dans la maison, et ils entendaient faiblement des chiens aboyer, des roues de charrette, la rumeur générale de la ville, dans le lointain, tout cela très affaibli.
Ibrahim prit la veuve Kang par le poignet, très doucement. Elle sentit ses doigts frais effleurer son pouls, et son cœur se mit à battre plus vite. Il s’en était certainement aperçu. Mais il lui demanda de regarder la flamme de la bougie, et il lui parla en persan, en arabe, en chinois : une lente mélopée, d’une voix atone, un doux murmure. Elle n’avait jamais entendu de voix pareille.
— Vous marchez dans la fraîche rosée du matin, tout est paisible, tout est bien. Dans le cœur de la flamme, le monde s’épanouit comme une fleur. Vous humez la fleur, lentement, vous inspirez, vous expirez. Tous les soutras vous parlent à travers cette fleur de lumière. Tout s’équilibre, et monte et redescend, coulant le long de votre colonne vertébrale comme la marée. Le soleil, la lune, les étoiles, à leur place, tournent autour de nous, nous enserrant.
Il continua à murmurer ainsi, jusqu’à ce que le pouls de Kang soit stabilisé à chacun de ses trois niveaux, un pouls flottant, vide, sa respiration profonde et détendue. Elle fit vraiment l’impression à Ibrahim d’avoir quitté la pièce, par le portail de la flamme de la bougie. Il n’avait jamais vu personne partir si rapidement.
— Maintenant, suggéra-t-il, vous voyagez dans le monde des esprits, et vous voyez toutes vos vies. Dites-moi ce que vous voyez.
C’est d’une voix haute et douce, qui ne ressemblait pas à sa voix habituelle, qu’elle répondit :
— Je vois un vieux pont, très ancien, qui traverse un cours d’eau à sec. Bao est jeune, et il porte une robe blanche. Des gens me suivent sur le pont vers… un endroit. Vieux et nouveau.
— Que portez-vous ?
— Une longue… chemise. Comme une chemise de nuit. Mais chaude. Des gens nous appellent alors que nous passons.
— Que disent-ils ?
— Je ne comprends pas.
— Répétez ce que vous entendez.
— In sha ar am. In sha ar am. Ce sont des gens sur des chevaux. Oh… vous voilà. Vous aussi, vous êtes jeune. Ils veulent quelque chose. Des gens appellent. Des hommes approchent sur des chevaux. Ils viennent vite. Bao m’avertit…
Elle eut un frisson.
— Ah ! fit-elle de sa voix normale. (Son pouls devint rugueux. Presque un pouls sautillant. Elle secoua sèchement la tête, leva les yeux sur Ibrahim.) Qu’est-ce que c’était que ça ? Que s’est-il passé ?
— Vous étiez partie. Vous voyiez autre chose. Vous vous souvenez ?
Elle fit non de la tête.
— Des chevaux ?
Elle ferma les yeux.
— Des chevaux. Un cavalier. La cavalerie. J’avais des ennuis !
— Hmm, fit-il en lâchant son poignet. C’est bien possible.
— Qu’est-ce que c’était ?
Il haussa les épaules.
— Peut-être un… Parlez-vous une… Non. Vous m’avez déjà dit que non. Mais dans ce voyage du hun, on aurait dit que vous entendiez de l’arabe.
— De l’arabe ?
— Oui. Une prière courante. Beaucoup de musulmans la récitent en arabe, même si ce n’est pas la langue de leur pays. Mais…
Elle frémit.
— Il faut que je me repose.
— Certainement.
Elle le regarda et ses yeux s’emplirent de larmes.
— Je… se pourrait-il que… enfin, pourquoi moi ? fit-elle en secouant la tête, des larmes roulant sur ses joues. Je ne comprends pas pourquoi tout ça arrive !
Il opina du chef.
— Il est si rare que l’on comprenne pourquoi les choses arrivent.
Elle eut un petit rire sec, « Ho ! », et puis elle ajouta :
— Mais j’aime comprendre.
— Moi aussi. Croyez-moi. C’est mon régal favori. Mais c’est si rare, aussi.
Il eut un petit sourire, ou une grimace de chagrin, qu’il lui offrit pour la partager avec elle. Ils communièrent dans la frustration solitaire de comprendre si peu de choses.
Kang inspira profondément et se leva.
— J’apprécie votre aide. Vous reviendrez, j’imagine ?
— Évidemment. (Il se leva à son tour.) Tout ce que madame voudra. J’ai l’impression que nous ne faisons que commencer.
Elle parut soudain surprise, et son regard le traversa.
— Les bannières volent, vous vous souvenez ?
— Pardon ?
— Vous étiez là. (Elle eut un sourire d’excuse, haussa les épaules.) Vous étiez là, vous aussi.
Il fronça les sourcils, essayant de comprendre.
— Des bannières… (Il sembla perdu, à son tour, pendant un moment.) Je… (Il secoua la tête). Peut-être. Je me souviens, quand j’étais enfant, quand je voyais des bannières, quand j’étais enfant, en Iran, ça voulait dire tellement de choses pour moi. Plus que je ne saurais dire. Comme si je volais.
— Revenez, je vous en prie. Peut-être que votre âme hun pourrait aussi revenir.
Il hocha la tête en fronçant les sourcils comme s’il poursuivait encore une pensée qui lui échappait, une bannière dans sa mémoire. Il pensait encore à autre chose lorsqu’il lui dit au revoir et prit congé.
Il revint dans la semaine, et ils eurent une autre séance « dans la chandelle », comme disait Kang. Des profondeurs de sa transe, elle se lança dans un discours qu’aucun d’eux ne comprit – ni Ibrahim, ni Kang quand il lui lut ce qu’il avait noté.
Il haussa les épaules, l’air ébranlé.
— Je vais demander à des collègues. Évidemment, il se peut que ce soit une langue complètement oubliée de nos jours. Nous devons nous concentrer sur ce que vous voyez.
— Mais je ne me rappelle rien ! Ou très peu de choses. Quand on se rappelle ses rêves, ça s’efface au réveil.
— Alors, quand vous êtes dans la chandelle, je dois faire très attention, poser les bonnes questions.
— Et si je ne vous comprends pas ? Ou si je réponds dans une autre langue ?
— Mais vous semblez me comprendre, au moins en partie, répondit-il en hochant la tête. Il doit y avoir des translations d’un royaume à autre. Ou il se peut que Pâme-souffle, hun, soit plus que nous ne le soupçonnions. Ou que le filament qui vous relie à l’âme hun au cours de votre voyage transmette d’autres parties de ce que vous savez. Ou peut-être est-ce l’âme corporelle, po, qui comprend pour vous ? (Il leva les bras au ciel.) Qui pourrait le dire ?
Et puis quelque chose la frappa, et elle posa la main sur son bras.
— Il y avait un glissement de terrain !
Ils se levèrent en silence. Il y eut un vague mouvement d’air.
Il s’éloigna, intrigué, distrait. Chaque fois qu’il s’en allait, il se sentait rêveur, et chaque fois qu’il revenait, il bourdonnait légèrement d’idées, attendant avec impatience leur prochain voyage dans la chandelle.
— Un collègue à Beijing pense qu’il pourrait s’agir d’une forme de berbère. La langue que vous parlez. Et, d’autres fois, de tibétain. Vous connaissez ces endroits ? Le Maroc est à l’autre bout du monde, au nord-ouest de l’Afrique. Ce sont les Marocains qui ont repeuplé al-Andalus à la mort des chrétiens.
— Ah, fit-elle, tout en secouant la tête. J’ai toujours été chinoise, j’en suis sûre. Ça doit être un vieux dialecte chinois.
Il eut un sourire, un sourire rare et agréable.
— Chinoise dans votre cœur, peut-être. Mais je pense que nos âmes errent dans le monde entier, d’une vie à l’autre.
— En groupe ?
— Les destinées des gens s’entrecroisent, comme dit le Coran. Comme les fils de vos broderies. Elles évoluent conjointement, comme les races errantes de la Terre – les juifs, les chrétiens, les Zott. Les survivantes de coutumes anciennes, qui se retrouvent sans foyer.
— Ou les nouvelles îles de l’autre côté de la mer de l’Est, n’est-ce pas ? Alors il se pourrait que nous ayons vécu là aussi, dans les empires de l’or ?
— Ce sont peut-être des Égyptiens du temps jadis, qui auraient fui le déluge de Noé. Les opinions divergent.
— Quels qu’ils puissent être, je suis complètement chinoise, c’est certain. Et je l’ai toujours été.
Il la regarda avec une lueur d’amusement dans les yeux.
— La langue que vous parlez quand vous êtes dans la bougie ne sonne pas très chinois. Et si la vie est inextinguible, comme il le semble, il se pourrait que vous soyez plus vieille que la Chine elle-même.
Elle inspira profondément, poussa un soupir.
— C’est facile à croire.
Faussement sanskrit, originellement écrit en chinois et intitulé « Lengyan jing ». L’éveil à la conscience qu’il décrit, changzi, est parfois appelé « la nature de Bouddha », ou tathagatagarbha, ou « terre de l’esprit ». D’après ce soutra, les adeptes peuvent être « soudain éveillés » à cet état de conscience supérieur.
Lorsqu’il revint, la fois suivante, pour la replonger en état de réceptivité, c’était la nuit, et ils pouvaient travailler dans le silence et l’obscurité ; de sorte qu’il semblait ne plus rien y avoir au monde que la flamme de la bougie, la chambre plongée dans la pénombre et le bruit de sa voix. C’était le cinquième jour du cinquième mois, un jour de malchance, le jour de la fête des fantômes affamés, celui où l’on honore et où l’on donne un peu de paix aux pauvres prêtas qui n’ont pas de descendants vivants. Kang avait récité le soutra Surangama, qui commente le rulai-zang, un état de vide de l’esprit, de tranquillité de l’esprit, de vérité de l’esprit.
Elle effectua les rituels de purification de la maison, jeûna, et demanda à Ibrahim de faire de même. Puis, quand les préparatifs furent achevés, ils s’assirent dans la pièce sombre, étouffante, et regardèrent brûler une bougie. Kang entra dans la flamme presque à l’instant où Ibrahim lui toucha le poignet, son pouls rapide – un pouls yin et yang. Ibrahim la regarda attentivement. Elle marmonna dans l’une ou l’autre de ces langues qu’il ne comprenait pas. Il y avait un miroitement sur son front, et elle semblait égarée.
La flamme de la bougie se réduisit à la taille d’un haricot. Ibrahim déglutit péniblement, tenant la peur à distance, les yeux plissés par l’effort.
Elle s’agita et sa voix se mit à vibrer.
— Dites-le-moi en chinois, demanda-t-il gentiment. Parlez chinois.
Elle gémit, marmonna, et dit, très clairement :
— Mon mari est mort. Ils ne voulaient pas… Ils l’ont empoisonné, et ils ne voulaient pas de reine parmi eux. Ils voulaient ce que nous avions. Ah !
Et elle se remit à parler dans l’autre langue. Ibrahim s’efforça de retenir ses paroles les plus claires, et vit que la flamme de la bougie était remontée, mais anormalement haut, si haut que sa chaleur devint rapidement étouffante et qu’il commença à avoir peur pour le plafond de papier.
— Calme-toi, je t’en prie, ô esprit des morts, dit-il en arabe.
Kang se mit à crier, d’une voix qui n’était pas la sienne :
— Non ! Non ! Nous sommes pris au piège !
Elle éclata en sanglots, pleura toutes les larmes de son corps. Ibrahim la prit par les bras, la serra gentiment et, tout à coup, elle tourna son visage vers lui comme si elle s’était réveillée et ouvrit des yeux ronds.
— Vous étiez là ! Vous étiez là, avec nous, nous étions pris dans une avalanche, nous étions coincés et nous allions mourir !
Il secoua la tête.
— Je ne me souviens pas…
Elle échappa à son étreinte et lui flanqua une bonne gifle. Ses lunettes volèrent à travers la pièce. Elle lui sauta dessus et lui serra la gorge, comme pour l’étrangler, les yeux rivés aux siens. Elle paraissait soudain toute petite.
— Vous étiez là ! s’écria-t-elle. Rappelez-vous, rappelez-vous !
Il eut l’impression de tout revoir dans ses yeux.
— Oh ! fit-il, choqué, voyant à travers elle, tout d’un coup. Oh mon Dieu ! Oh…
Elle le lâcha et il s’écroula. Il tapota le sol comme s’il cherchait ses lunettes.
— Inch Allah, inch Allah… disait-il en tâtonnant dans le noir, avant de lever les yeux vers elle. Vous n’étiez qu’une petite fille…
— Ah ! fit-elle.
Elle se laissa tomber sur le sol, à côté de lui. Elle pleurait à chaudes larmes. Même son nez coulait.
— Ça fait si longtemps. Je me sentais tellement seule. (Elle renifla, s’essuya les yeux.) Ils nous massacraient. Nous massacraient…
— C’est la vie, dit-il en s’essuyant les yeux avec le dos de la main. (Il reprit ses esprits.) Ce sont des choses qui arrivent. Ce sont celles que vous vous rappelez. Vous étiez un jeune garçon noir, autrefois, un beau garçon noir. Je vous vois, à présent. Et vous étiez mon ami, jadis. Nous étions tous les deux des vieillards. Nous étudiions le monde, nous étions amis. Magnifique !
La flamme de la chandelle retrouva lentement sa hauteur normale. Ils restèrent assis par terre, l’un à côté de l’autre, trop épuisés pour bouger.
Pour finir, Pao frappa à la porte quelques coups hésitants, et ils sursautèrent comme s’ils étaient pris en faute, alors qu’ils étaient juste perdus dans leurs pensées. Ils se levèrent, s’assirent sur le banc de fenêtre, et Kang ordonna à Pao de leur apporter du nectar de pêche. Le temps qu’elle revienne, ils avaient repris contenance, Ibrahim avait retrouvé ses lunettes, et Kang avait ouvert les persiennes, laissant entrer l’air de la nuit. Une demi-lune voilée ajoutait sa lumière à celle de la flamme de la bougie.
Les mains encore tremblantes, Kang avala une gorgée de nectar de pêche et grignota une prune. Elle tremblait de tout son corps.
— Je ne sais pas si j’aurai le courage de recommencer, dit-elle en détournant les yeux. C’est trop pénible.
Il hocha la tête. Ils sortirent dans le jardin et s’assirent dans la fraîcheur de la nuit, sous les nuages, en mangeant et en buvant. Ils avaient faim. Une odeur de jasmin emplissait l’obscurité. Ils ne parlaient pas, mais semblaient bien ensemble.
Je suis plus vieille que la Chine elle-même
J’ai parcouru la jungle à la recherche de nourriture,
Vogué sur les sept mers du globe,
Participé à la longue guerre des asuras.
Ils m’ont blessée et j’ai saigné. Bien sûr ; bien sûr.
Pas étonnant que mes rêves soient si agités,
Pas étonnant que je sois si fatiguée.
Pas étonnant que je sois toujours
En colère.
Les nuages s’amoncellent, dissimulant un millier de pics ;
Le vent souffle, éclaircit dix mille arbres.
Viens à moi, mon mari, et vivons
Nos dix prochaines vies tous les deux, ensemble.
Lors de sa visite suivante, Ibrahim avait un air solennel, et on ne l’avait jamais vu aussi bien habillé. Il semblait porter une tenue de religieux musulman.
Après les salutations d’usage, lorsqu’ils furent à nouveau seuls dans le jardin, il se tint debout devant elle et lui dit :
— Je dois retourner au Gansu. J’ai des problèmes de famille à régler. Et mon maître soufi a besoin de moi dans sa madrasa. J’ai retardé mon départ autant que possible, mais il faut vraiment que j’y aille.
Kang détourna le regard.
— J’en serai navrée.
— Oui. Moi aussi. Nous avons encore tant à nous dire.
Silence.
Puis Ibrahim se secoua et reprit la parole :
— J’ai réfléchi à un moyen de résoudre ce problème, cette séparation, si indésirable, et c’est que vous m’épousiez – que vous acceptiez ma demande en mariage et que vous m’épousiez, et que je vous emmène, vos gens et vous, avec moi, au Gansu.
La veuve Kang eut l’air rigoureusement sidérée. Elle le considérait, bouche bée.
— Enfin… Voyons… Je ne peux pas me marier. Je suis veuve.
— Mais les veuves peuvent se remarier. Je sais que les Qing essaient de décourager cette pratique, mais Confucius ne dit rien qui s’y oppose. J’ai cherché, j’ai vérifié auprès des meilleurs experts. Les gens le font.
— Pas les gens respectables !
Il étrécit les yeux, et il eut l’air très chinois, tout à coup.
— Respectables pour qui ?
Elle détourna les yeux.
— Je ne peux pas vous épouser. Vous êtes hui, et je suis celle qui n’est pas encore morte.
— Les empereurs Ming ont ordonné à tous les hui d’épouser de bonnes Chinoises, afin que leurs enfants soient chinois. Ma mère était une Chinoise.
Elle leva les yeux, à nouveau surprise. Elle rougit.
— Je vous en prie, dit-il en tendant la main. Je sais que c’est quelque chose de nouveau. Un choc. Je suis désolé. Réfléchissez-y, s’il vous plaît, avant de me donner votre réponse définitive. Réfléchissez.
Elle se redressa et le regarda avec gravité.
— Je vais y réfléchir.
D’un geste de la main, elle lui signifia son désir de rester seule. Sur une phrase d’adieu, conclue par des mots prononcés intentionnellement dans une autre langue, il se dirigea vers la sortie du domaine.
Ensuite, la veuve Kang arpenta son domaine en long et en large. Pao était dans la cuisine, où elle donnait des ordres aux filles, et Kang lui demanda de venir s’entretenir avec elle au jardin. Pao la suivit, Kang lui dit ce qui était arrivé, et Pao éclata de rire.
Mère de deux fonctionnaires qui connurent une belle réussite, et qu’elle éleva seule, étant veuve.
— Pourquoi ris-tu ? lança Kang. Crois-tu que je me soucie tant du testament d’un empereur Qing ? Que je devrais m’enfermer dans une boîte jusqu’à la fin de mes jours, à cause d’un papier barbouillé d’encre vermillon ?
Pao se figea, d’abord surprise, puis apeurée.
— Mais enfin, maîtresse Kang… Gansu…
— Tu n’y connais rien ! Laisse-moi.
Après cela, personne n’osa plus lui parler. Elle erra dans la maison comme un fantôme affamé, ne reconnaissant personne. C’est à peine si elle parlait. Elle se rendit au Temple du Bosquet de Bambou Pourpre, récita cinq fois le soutra du Diamant, et elle rentra à la maison, les genoux douloureux. Le poème de Li Anzi, « Soudaine Vision des Années », lui revint à l’esprit :
Parfois tous les fils du métier à tisser
Annoncent le tapis à venir.
Nous savons alors que nos futurs enfants
Rêvent de nous dans le bardo.
Nous tissons pour eux de toute la force de nos bras.
Elle ordonna à ses serviteurs de l’emmener en chaise à porteurs chez le magistrat, où elle leur fit poser le palanquin, et ne bougea pas pendant une heure. Les hommes ne voyaient que son visage derrière la gaze qui voilait la fenêtre. Ils la remmenèrent à la maison sans qu’elle soit seulement sortie.
Le lendemain, elle leur demanda de la conduire au cimetière, bien que ce ne soit pas un jour de fête. Sous le ciel vide, elle fit quelques pas, de sa démarche si particulière, balaya les tombes de tous les ancêtres de la famille, et s’assit au pied de la tombe de son mari, la tête dans les mains.
Le jour suivant, elle alla toute seule au bord du fleuve, faisant le chemin à pied, à tout petits pas, en regardant les arbres, les canards, les nuages dans le ciel. Elle s’assit au bord du fleuve, et s’y recueillit comme si elle s’était trouvée dans un temple.
Xinwu était là-bas, comme presque toujours, traînant sa canne à pêche et son panier de bambou. Son visage s’éclaira lorsqu’il la vit, et il lui montra le poisson qu’il avait péché. Il s’assit à côté d’elle, au bord du grand fleuve brun, brillant, compact. Il se remit à pêcher. Elle resta assise là, à l’observer.
— Tu es bon pêcheur, dit-elle en le voyant lancer la ligne dans le courant.
— C’est mon père qui m’a appris, dit-il, avant d’ajouter, au bout d’un moment : Il me manque.
— Moi aussi. Tu crois que… Je me demande ce qu’il en penserait.
Et puis, après une nouvelle pause :
— Si nous partons pour l’ouest, il faudra que tu viennes avec nous.
Elle invita Ibrahim à revenir, et quand il arriva, Pao le conduisit dans le petit salon – que Kang avait fait remplir de fleurs.
Il se tint debout devant elle, tête basse.
— Je suis vieille, lui dit-elle. J’ai traversé tous les âges de la vie. Je suis celle qui n’est pas encore morte. Je ne peux pas revenir en arrière. Je ne vous donnerai pas de fils.
— Je comprends, murmura-t-il. Je suis trop vieux. Et pourtant, je vous demande votre main. Pas pour avoir des enfants. Pour moi.
(« Les âges de la vie » : le lait, les dents, les cheveux relevés, le mariage, les enfants, le riz et le sel, le veuvage.)
Elle le regarda, et se mit à rosir.
— Alors j’accepte votre demande en mariage.
Il sourit.
Après cela, la maisonnée fut comme prise dans un tourbillon. Les serviteurs, même s’ils étaient ouvertement opposés à ce mariage, durent travailler d’arrache-pied tout le jour, tous les jours, pour préparer les lieux à temps pour le quinzième jour du sixième mois, la nuit de la mi-été, traditionnellement propice aux départs en voyage. Les fils aînés de Kang désapprouvaient cette union, bien sûr, mais prirent quand même leurs dispositions pour assister au mariage. Les voisins étaient scandalisés, choqués au-delà de toute expression, mais comme ils n’étaient pas invités, ils n’eurent pas l’occasion d’exprimer leur réprobation aux proches de Kang. Les sœurs de la veuve, au temple, la félicitèrent et lui souhaitèrent bien du bonheur.
— Tu pourras apporter la sagesse de Bouddha à ce hui, lui dirent-elles. Ça pourra servir à tout le monde.
C’est ainsi qu’ils se marièrent lors d’une petite cérémonie à laquelle assistèrent tous les fils de Kang, et seul Shih s’abstint de la féliciter, pour dire le moins. Il passa presque toute la matinée à bouder dans sa chambre, ce que Pao n’osa même pas avouer à Kang. Après la cérémonie, qui eut lieu dans le jardin, le groupe descendit vers le fleuve. Ils avaient beau ne pas être nombreux, ce fut extrêmement chaleureux. Ensuite, tout ce qu’il y avait dans la maison fut mis dans des caisses, les meubles et les objets furent chargés dans des voitures et partirent soit en direction de la nouvelle maison dans l’Ouest, soit vers l’orphelinat que Kang avait contribué à fonder en ville, ou chez ses fils aînés.
Quand tout fut prêt, Kang fit un dernier tour du domaine, s’arrêtant devant chacune des pièces vides pour un dernier coup d’œil. L’endroit paraissait étrangement petit, maintenant.
Ce sacré furlong a contenu ma vie.
Maintenant l’oie s’envole,
Chassée par un phénix venu de l’ouest.
Comment une vie peut-elle changer à ce point ?
Nous vivons vraiment plus d’une vie.
Elle ressortit bientôt et monta dans la chaise à porteurs.
— Tout est parti, complètement parti, dit-elle à Ibrahim.
Il lui tendit un cadeau, un œuf peint en rouge : du bonheur pour la nouvelle année. Elle inclina la tête. Il opina du chef et ordonna à la petite caravane d’entamer le voyage vers l’ouest.
Le voyage dura un peu plus d’un mois. Comme les routes et les chemins étaient secs, ils avancèrent vite. C’était en partie dû au fait que Kang avait demandé à voyager dans une carriole, plutôt que dans un palanquin ou une chaise à porteurs, plus petite. Au début, les serviteurs furent convaincus que ce choix avait été à l’origine d’un différend au sein du nouveau couple, parce que Ibrahim avait tenu à monter avec Kang, dans la voiture couverte, et qu’on les avait entendus se disputer plusieurs jours d’affilée. Mais une après-midi, Pao marcha suffisamment près de la carriole pour comprendre la teneur de leur conversation.
— Ils ne font que parler religion ! dit-elle, soulagée, quand elle revint vers les autres. Belle paire d’intellectuels que ces deux-là !
Les serviteurs rirent, et poursuivirent leur chemin, rassurés. Ils s’arrêtèrent quelque temps à Kaifeng, chez des collègues musulmans d’Ibrahim, repartirent sur les routes qui longeaient la Wei, à l’ouest de Xi’an, dans le Shaanxi, et franchirent quelques cols difficiles, dans d’austères collines, pour arriver enfin à Lanzhou.
Au cours du voyage, Kang alla de surprise en émerveillement.
— Je n’arrive pas à croire que le monde soit tellement vaste, disait-elle à Ibrahim. Que la Chine soit tellement vaste ! Toutes ces rizières, tous ces champs d’orge, et ces montagnes, si vides, si sauvages ! Nous avons bien dû faire le tour du monde, maintenant, non ?
— Nous n’en avons même pas fait le centième, si l’on en croit les marins.
— Ces terres barbares sont si froides, si arides. Tout n’y est que désert et poussière. Comment y garderons-nous une maison propre, ou même chaude ? Autant essayer de vivre en enfer.
— Ce n’est pas aussi terrible, quand même.
— Est-ce que c’est vraiment ça, Lanzhou, la célèbre ville de l’Ouest ? Ce petit village venteux, fait de briques de terre brune ?
— Oui. Mais il se développe rapidement.
— C’est vraiment là que nous allons vivre ?
— Eh bien, j’ai des relations par ici, et à Xining, un peu plus loin vers l’ouest. Nous pourrions aussi nous y installer.
— Allons d’abord voir Xining avant de nous décider. Ça ne peut pas être pire que ça.
Ibrahim ne répondit rien, mais donna l’ordre à leur petite caravane de poursuivre. Quelques jours de route plus tard, alors que le septième mois venait de s’achever, de gros rouleaux de nuages bouillonnants, menaçants, gonflèrent au-dessus d’eux, sans jamais éclater. Sous ce ciel bas, les rudes collines desséchées leur semblèrent plus inhospitalières que jamais, et, à l’exception des terrasses centrales, plates et irriguées, aménagées le long de l’étroite vallée, il n’y avait nulle part trace de travaux agricoles.
— Mais comment font les gens pour vivre ? demanda Kang. De quoi vivent-ils ?
— Ils élèvent des moutons, des chèvres, répondit Ibrahim. Parfois du bétail. C’est comme ça partout, à l’ouest, par-delà le cœur sec du monde.
— Incroyable. On se croirait revenu dans le passé.
Ils atteignirent enfin Xining, encore une petite ville terreuse, brunâtre, blottie sous des montagnes aux versants abrupts, nichée au creux d’une vallée d’altitude. Une garnison de l’armée impériale gardait les portails, et quelques récents baraquements de bois s’élevaient au sein des murs de la ville. Il y avait également un grand caravansérail, mais il était vide. Il était encore trop tôt dans l’année pour commencer à voyager. Derrière, plusieurs ateliers métallurgiques mettaient à profit le faible courant de la rivière pour faire fonctionner leurs forges et leurs presses.
— Argh ! s’écria Kang. Je ne pensais pas qu’il puisse exister un endroit plus poussiéreux que Lanzhou. Apparemment, j’avais tort.
— Attends avant de te décider, suggéra Ibrahim. J’aimerais que tu voies le lac Qinghai. Il n’est plus qu’à une journée de route.
— Nous allons finir par tomber du bord du monde !
— J’aimerais que tu le voies.
Kang accepta sans discuter. En fait, Pao avait l’impression qu’elle appréciait ces régions barbares et terriblement arides, ou qu’en tout cas, elle appréciait le fait de pouvoir s’en plaindre. Plus il y avait de poussière, mieux c’était, semblait dire son expression, quoi qu’elle dise.
Quelques jours plus tard, au bout d’une mauvaise route vers l’ouest, ils sortirent d’un défilé qui donnait sur les rives du Qinghai. Il était si beau qu’ils en restèrent sans voix. Le hasard avait voulu qu’il y ait ce jour-là beaucoup de vent, et de grands et longs nuages blancs couraient sur le ciel bleu-gris, comme des motifs brodés. Le soleil brillait, faisant se refléter les nuages à la surface du lac, les irisant de tons de jade, ainsi que son nom le laissait entendre. À l’ouest, le lac se fondait dans l’horizon ; on ne voyait de ses rives qu’une crête de collines vertes. Qu’un tel endroit existât, au milieu d’une telle désolation de bruns, tenait du miracle.
Kang descendit de la carriole et marcha doucement vers la plage de galets, en récitant le soutra du Lotus, écartant les mains pour sentir le vent sur ses paumes, à la fois fort et doux. Ibrahim la laissa seule quelques instants, puis la rejoignit.
— Pourquoi pleures-tu ? s’inquiéta-t-il.
— « Alors, voici le grand lac », récita-t-elle.
Maintenant enfin je comprends
L’immensité de l’univers ;
Ma vie y gagne un nouveau sens !
Mais pense à toutes ces femmes
Qui ne sortent jamais de chez elles,
Et qui auront vécu leur vie
Sans voir un tel endroit !
Ibrahim s’inclina.
— Tout à fait. De qui est ce poème ?
Elle secoua la tête, pour chasser ses larmes.
— De Yuen, la femme de Shen Fu, quand elle a vu le T’ai Hu. Le Grand Lac ! Je me demande ce qu’elle aurait pensé si elle avait vu celui-ci ! C’est dans les Six récits au fil inconstant des jours. Tu connais ? Non. Bien. Que dire alors ?
— Rien.
— Parfaitement.
Elle se tourna vers lui, les mains jointes.
— Merci, cher mari, de m’avoir montré ce grand lac. Il est vraiment magnifique. Maintenant, je peux m’arrêter. Vivons où tu voudras. Xining, Lanzhou, à l’autre bout du monde, où nous nous sommes déjà rencontrés, dans une autre vie – où tu voudras. Je serai bien partout.
Elle s’appuya sur lui, versant de nouvelles larmes.
Dans un premier temps, Ibrahim décida qu’ils s’installeraient à Lanzhou. L’accès au corridor de Gansu y était plus facile, les routes vers l’ouest et la Chine intérieure plus accessibles. En outre, la madrasa dont il avait été le plus proche dans sa jeunesse venait de s’établir à Lanzhou, car elle avait été obligée de quitter Xining, sous la pression du trop grand nombre d’arrivants musulmans occidentaux.
Ils s’installèrent dans un petit domaine aux murs de terre brune au bord de la rivière Tao, non loin de l’endroit où elle se jetait dans le Fleuve Jaune. Les eaux du Fleuve Jaune étaient effectivement jaunes, d’un jaune opaque, terreux, tourbillonnant, très exactement de la couleur des collines où il avait sa source. La Tao, elle, était brunâtre, mais un peu plus claire.
Ils jouissaient de plus de place que dans l’ancienne demeure de Kang, à Hangzhou. Les premiers jours, la veuve décréta que les femmes seraient installées dans un bâtiment à l’arrière, autour duquel elle posa les marques d’un futur jardin, dont elle commanda aussitôt les premiers arbres. Elle entendait paysager tout le domaine. Elle voulut également installer des métiers à tisser, mais Ibrahim lui fit remarquer qu’ici, faute de bosquets de mûriers ou de filatures, ils auraient le plus grand mal à se procurer du fil de soie. Si elle voulait continuer à tisser, il lui faudrait apprendre à travailler la laine. Ce dont elle convint, dans un soupir. Elles commencèrent rapidement à travailler, sur des métiers manuels, tout en continuant les ouvrages de soie débutés à Hangzhou.
Pendant ce temps, Ibrahim se rendait à des réunions de travail avec ses anciens compagnons des écoles musulmanes. Il rencontra également les nouveaux fonctionnaires Qing de la ville, et les aida à mettre un peu d’ordre dans cette région, qui, il fallait bien le reconnaître, avait beaucoup changé sur les plans politique et religieux depuis son départ. La nuit venue, il s’asseyait avec Kang sur la véranda dominant les flots boueux de la rivière, et répondait à ses incessantes questions :
(Tromper le peuple est un très grave forfait en Chine.)
— Pour simplifier légèrement, depuis que Ma Laichi est revenu du Yémen, avec des textes parlant de renouveau et de changement religieux, il y a eu des conflits avec les musulmans de cette partie du monde. Il faut que tu comprennes que les musulmans vivent ici depuis des siècles, presque depuis les débuts de l’islam, en fait. Mais ils se trouvaient si loin de La Mecque et des autres centres religieux de l’islam que de nombreuses dissidences et hérésies se produisirent. Ma Laichi voulait les réformer, mais l’ancienne oumma établie ici le traîna en justice, devant la cour civile Qing, l’accusant de huozhong.
Le visage de Kang se durcit. Il ne faisait aucun doute qu’elle se rappelait les conséquences de ce type de tromperie, en Chine intérieure.
— Pour finir, le gouverneur général du pays, Paohang Guangsi, refusa de traiter le cas. Mais Ma Laichi n’était pas au bout de ses peines pour autant. Il chercha à convertir les Salars à l’islam – un peuple de nomades, qui parlent un sabir dérivé du turc. Tu en as déjà vu : ce sont ceux qui n’ont pas l’air chinois, et qui portent de petits bonnets blancs.
— Ils te ressemblent.
— Un petit peu, c’est possible, répondit Ibrahim en fronçant les sourcils. Quoi qu’il en soit, les gens commencèrent à s’agiter. On disait que les Salars étaient dangereux.
— Je peux le comprendre, c’est vrai qu’ils en ont l’air.
— Et tu dis qu’ils me ressemblent ! Enfin, peu importe. De toute façon, il y a beaucoup d’autres forces dans l’islam, parfois en lutte les unes contre les autres. Une nouvelle secte, les Naqshabandis, prône un retour à un islam plus pur, plus orthodoxe, comme aux premiers temps. Leur chef, en Chine, s’appelle Aziz Ma Mingxin. Lui aussi, comme Ma Laichi, a passé de nombreuses années au Yémen et à La Mecque, étudiant avec Ibrahim ibn Hasa al-Kurani, un cheikh très important, dont les prêches sont écoutés dans le monde entier.
» Un jour, ces deux grands cheikhs rentrèrent d’Arabie avec des idées de profondes réformes, qu’ils avaient eues en étudiant avec les mêmes gens. Malheureusement, ce n’étaient pas les mêmes réformes. Ma Laichi prônait la récitation silencieuse des prières, la dhikri, alors que Ma Mingxin, plus jeune, avait étudié sous l’égide de professeurs qui disaient que les prières pouvaient être chantées à voix haute.
— Cela me paraît être une différence mineure.
— Tout à fait.
Quand Ibrahim ressemblait à un Chinois, cela voulait dire que sa femme l’amusait.
— Le bouddhisme autorise les deux.
— Effectivement. Mais elles sont le signe de divisions plus profondes, comme toujours. En tout cas, Ma Mingxin pratiquait la prière jahr, ce qui signifie « dite à haute voix ». Cela déplut à Ma Laichi et aux siens, puisque c’était le signe à la fois d’une nouvelle forme de religion et d’une religion plus pure, qui venait dans ce pays. Pourtant, ils ne pouvaient pas l’empêcher de s’étendre. Ma Mingxin était soutenu par les soufis de la Montagne Noire, qui contrôlaient les deux versants du Pamir, attirant un nombre sans cesse croissant de fidèles, chassés par les guerres que se livraient les Iraniens et les Ottomans, les Ottomans et les Fulanis.
— On dirait vraiment que tout le monde se bat chez vous.
— Oui, heu, il faut bien admettre que l’islam n’est pas aussi bien organisé que le bouddhisme, dit-il en plaisantant.
Ce qui fit rire Kang.
— Cela dit, tu as raison, c’est effectivement un problème, poursuivit-il. Tant que Ma Laichi et Ma Mingxin seront en désaccord, l’espoir de nous voir un jour tous unis restera vain. La Khafiyya de Ma Laichi collabore avec les Qing, et ils qualifient la pratique de la Jahriyya de superstitieuse, et même d’immorale.
— Immorale ?
— À cause des danses et du reste. Les mouvements en rythme que l’on fait en priant, et même le fait de prier à haute voix.
— Pourtant, cela me paraît tellement banal. Prier c’est prier, après tout.
— Oui. C’est pourquoi la Jahriyya s’est défendue en accusant la Khafiyya de n’être qu’un culte de la personnalité, voué à Ma Laichi. Et ils l’accusèrent de prévarication, disant que son mouvement avait pour seul but de le conduire au pouvoir et d’amasser des richesses. Tout cela avec la complicité de l’empereur, et contre les autres musulmans.
— Ennuis en perspective…
— Oui. Tu comprends, tout le monde par ici porte une arme. Il s’agit généralement de fusils, comme tu l’as vu au cours du voyage, parce que la chasse est importante, dans cette région, pour se nourrir. Tant et si bien que chaque mosquée a sa milice, prête à donner un coup de main en cas de bagarre, et que les Qing ont renforcé leurs garnisons, pour essayer de calmer tout ça. Jusqu’à présent, les Qing ont soutenu la Khafiyya, qu’ils ont traduite par « Vieil Enseignement », de même qu’ils ont traduit la Jahriyya par « Nouvel Enseignement ». Ce sont dans les deux cas de mauvaises traductions, de toute façon. Mais ce qui est mauvais pour la dynastie des Qing est justement ce qui attire tant de jeunes musulmans. Et beaucoup de choses sont nouvelles par ici. À l’ouest de la Montagne Noire, les choses changent de plus en plus vite.
— Comme toujours.
— Oui, mais plus vite encore.
— La Chine est un pays où les choses changent lentement, dit doucement Kang.
— Ou, en fonction du tempérament de l’empereur, ne changent pas du tout. En tout cas, ni la Khafiyya ni la Jahriyya ne sont plus fortes que l’empereur.
— Tout à fait.
— Le résultat, c’est qu’elles passent leur temps à se battre entre elles. Et comme les armées Qing contrôlent maintenant l’ensemble des territoires jusqu’au Pamir, territoires qui étaient autrefois composés d’émirats musulmans indépendants, la Jahriyya est persuadée que tout doit redevenir comme avant, comme à l’époque du Dar al-Islam.
— Je doute que l’empereur apprécie.
— Moi aussi. Mais la plupart de ceux qui veulent ces choses ne sont jamais allés en Chine intérieure, et y ont encore moins vécu, contrairement à nous. Ils ne connaissent donc pas la puissance de la Chine. Ils ne voient d’elle que de petites garnisons, et quelques soldats, envoyés par dix ou vingt, partout dans cet immense pays.
(Dans ce cas, « mauvaise énergie », mais on peut également traduire par « essence vitale », « médium psychophysique », ou « mauvaises vibrations ».)
— Pourtant, cela pourrait changer les choses. Bien. On dirait que tu m’as emmenée dans une terre gorgée de ki.
— J’espère que cela ne se passera pas trop mal. Ce qu’il faudrait à mon avis, ce serait une sorte d’histoire complète, et analytique, qui ferait apparaître les bases communes des enseignements de l’islam et de Confucius.
Kang haussa les sourcils.
— Ah bon, tu crois ?
— J’en suis sûr. En tout cas, c’est à ça que je travaille depuis une vingtaine d’années.
Kang eut l’air intéressée :
— Il faudra que tu me montres tes travaux.
— Avec grand plaisir. Peut-être pourrais-tu m’aider à les traduire en chinois ? J’ai l’intention d’en publier des versions en chinois, en persan, en turc, en arabe, en hindi, et dans bien d’autres langues. Je vais avoir besoin de traducteurs.
— Je t’aiderai avec plaisir, dit Kang avec un sourire. Si je ne suis pas trop ignorante.
Bientôt, la maisonnée trouva son rythme. Chacun vaquait à ses occupations, selon la même routine qui prévalait avant leur déménagement. Les quelques Chinois han qui vivaient exilés dans cette terre lointaine respectaient les mêmes célébrations, les mêmes fêtes qu’eux. Les jours de fête, ils construisaient des temples en haut des falaises qui dominaient les fleuves. Les jours saints de l’islam, qui étaient des événements importants pour la plupart des habitants de la ville, s’ajoutaient à ces fêtes.
Chaque mois, de nouveaux musulmans arrivaient de l’ouest. Des musulmans ; des confucéens ; quelques bouddhistes, ces derniers généralement mongols ou tibétains ; presque pas de taoïstes. Lanzhou était d’abord une ville musulmane, ou chinoise han, dont les communautés avaient du mal à coexister, malgré plusieurs siècles de voisinage. On ne se retrouvait qu’en de rares occasions, par exemple lors des mariages mixtes, qui étaient peu fréquents.
La nature bipartite de la région causa immédiatement quelques difficultés à Kang, qui avait des dispositions à prendre pour Shih. S’il voulait continuer ses études, en vue de passer les examens du gouvernement, il était temps de lui trouver un tuteur. Mais il n’en voulait pas. L’autre possibilité était de l’envoyer étudier dans l’une des madrasas locales, et donc qu’il se convertisse à l’islam. Ce qui était impensable – en tout cas pour Kang. Shih et Ibrahim considéraient pourtant que ça n’était pas inenvisageable. Shih demanda un délai de réflexion, avant de se décider. Je n’ai que sept ans, disait-il. Est ou ouest, il faut que tu choisisses, répondait Ibrahim. En tout cas, disaient Kang et Ibrahim, il faut que tu choisisses.
Kang insista pour qu’il poursuive ses études afin de passer les examens impériaux.
— C’est ce que ton père aurait voulu.
Ibrahim était d’accord. Un jour ou l’autre, très probablement, il finirait par repartir vers la Chine intérieure, où la réussite de ses examens était l’une des conditions qui permettaient d’avancer dans la vie.
Shih, pourtant, n’avait aucune envie d’étudier. Il affecta de s’intéresser à l’islam, ce qu’Ibrahim ne pouvait évidemment pas désapprouver, même s’il restait discret. Mais l’intérêt enfantin de Shih se portait surtout sur les mosquées de la Jahriyya, pleines de chants, de musique, de danses, et où même, parfois, on buvait du vin, tout en se flagellant. Ces ferventes démonstrations de la foi évitaient de trop avoir à penser, et présentaient l’avantage supplémentaire, aux yeux du gamin, d’offrir quelques bagarres avec les jeunes de la Khafiyya.
— La vérité, dit amèrement Kang, c’est qu’il préfère les cours qui lui demanderont le moins de travail. Mais je veux qu’il passe ses examens, même s’il choisit de devenir musulman.
Ibrahim était d’accord avec elle, et Shih fut obligé par l’un et l’autre de s’atteler à ses études. Il s’intéressa moins à l’islam, puisque devenir musulman impliquait de suivre davantage de cours. Il estimait avoir déjà trop de travail.
Il n’aurait pourtant pas dû lui être si difficile de se consacrer à l’étude et aux livres, qui constituaient l’une des principales activités des gens de la maison. Kang avait profité de leur départ à l’ouest pour réunir tous les poèmes en sa possession dans un coffre. Elle laissait désormais aux filles le gros des travaux de tissage et de broderie, et elle passait la majeure partie de son temps à parcourir ses épaisses liasses de papier, relisant ses volumineux recueils de poèmes, ainsi que ceux de ses amis, de sa famille, ou d’étrangers, qu’elle avait réunis pendant toutes ces années. Les femmes de la haute société de la Chine du Sud avaient écrit des poèmes de façon convulsive pendant la quasi-totalité des dynasties Ming et Qing. Grâce au petit échantillonnage qu’elle avait recueilli – qui se montait tout de même au nombre de vingt-six mille –, elle put faire part à Ibrahim du schéma qu’elle commençait d’entrevoir dans le choix des thèmes récurrents de ces poèmes : la souffrance du concubinage ; l’enfermement et les restrictions physiques (elle était trop pudique pour préciser ce qu’elles étaient vraiment, et Ibrahim évita soigneusement de regarder ses pieds, ne la quittant pas des yeux) ; le travail répétitif et éreintant de ces années de riz et de sel ; la douleur, le danger et la joie d’enfanter ; l’important traumatisme que représentait le fait d’être élevée comme un animal domestique, dévolu à être marié, et à devenir une sorte d’esclave pour la famille de son mari. Kang parlait avec émotion du sentiment permanent de rupture et de dislocation causé par cet événement pourtant si banal de la vie des femmes :
— C’est comme être réincarnée, mais en se souvenant de tout. Une mort et une renaissance dans un monde moins bon, où l’on n’est plus qu’une sorte de fantôme affamé, une bête de somme, ou les deux, et où l’on se souvient parfaitement de cette lointaine époque où l’on se rêvait reine du monde ! Pour les concubines, c’est pire : c’est une descente au royaume des bêtes et des prêtas qui mène en Enfer ! Et dire qu’il y a plus de concubines que de femmes…
Ibrahim l’écoutait en hochant la tête, l’encourageant à composer des poèmes sur ces sujets, et à recueillir les meilleurs poèmes en sa possession, afin d’en faire une anthologie, comme celle de Yun Zhu, « Des débuts corrects », récemment publiée à Nanjing.
— Comme elle le dit elle-même dans son introduction, fit remarquer Ibrahim, « Pour chacun de ceux que j’ai conservé, il doit y en avoir dix mille autres que je n’ai pas gardés ». Et combien parmi ces dix milliers de poèmes sont plus beaux, plus dangereux que les siens ?
— Neuf mille neuf cents, répondit Kang, qui pourtant appréciait beaucoup l’anthologie de Yun Zhu.
Elle commença donc à préparer sa propre anthologie. Ibrahim l’aida, en demandant à ses collègues, de la Chine intérieure, mais aussi de l’Ouest et du Sud, de leur envoyer tous les poèmes écrits par des femmes qu’ils pourraient trouver. Le temps passant, de nombreux poèmes arrivèrent, comme des grains de riz dans un bol, jusqu’à ce que des pièces entières de leur nouveau domaine fussent pleines de papiers, que Kang classait soigneusement par auteur, par province, par dynastie, etc. Elle passait le plus clair de son temps à son travail, qui semblait l’absorber complètement.
Un jour, elle alla trouver Ibrahim, une feuille à la main.
— Écoute, dit-elle d’une voix étranglée. C’est un poème de Kang Lanying intitulé « La nuit où je donnai naissance à mon premier enfant ».
Elle lut :
La nuit où je donnai naissance à mon premier enfant,
Le fantôme du vieux moine Bai
M’est apparu. Il a dit,
S’il vous plaît, madame, permettez que je revienne,
Comme votre enfant. C’est alors que je sus
Que la réincarnation était une réalité. Je répondis,
Qui étiez-vous, quel genre de personne êtes-vous,
Pour remplacer l’âme qui est déjà en moi ?
Il dit, je vous ai déjà vue.
Je vous ai suivie à travers les âges
En essayant de vous rendre heureuse.
Laissez-moi revenir,
Et j’essaierai encore.
Kang regarda Ibrahim, qui se frottait la barbe.
— Cela a dû lui arriver comme cela nous est arrivé, dit-il. Ce sont ces moments-là qui nous font comprendre que quelque chose de plus important est en jeu.
Quand elle ne travaillait pas sur son anthologie, Kang Tongbi aimait à se promener, parfois, l’après-midi, dans les rues de Lanzhou. C’était quelque chose de nouveau. Elle emmenait une servante, et deux de leurs serviteurs les plus costauds, des musulmans, portant une longue barbe, une épée courbe passée à la ceinture. Elle arpentait les rues, les berges de la rivière, la pathétique grand-place de la ville, les marchés poussiéreux qui l’entouraient, et la promenade au-dessus des murailles de la ville, d’où l’on avait une bonne vue sur la rive sud de la rivière. Elle acheta plusieurs paires différentes de « sandales papillons », ainsi qu’on les appelait, qui seyaient à ses petits pieds délicats et, les prolongeant, leur donnaient en même temps l’apparence de pieds normaux, lui permettant parfois – en fonction de la façon et du matériau dont elles avaient été faites – de se sentir plus légère, plus sûre d’elle. En fait, elle achetait toutes les sandales papillons qui ne ressemblaient pas à celles qu’elle avait déjà. Aucune, se disait Pao, ne paraissait l’aider beaucoup à marcher – elle se déplaçait toujours aussi lentement, de cette même démarche, faite de petits pas et de déhanchements. Mais elle préférait marcher plutôt qu’être portée, malgré les rues non pavées et poussiéreuses de la ville, trop chaudes ou trop froides, toujours venteuses. Elle marchait en observant chaque chose très attentivement, profitant du fait qu’elle se déplaçait lentement.
— Pourquoi ne voulez-vous pas vous promener en chaise à porteurs ? l’interrogea Pao, un jour qu’ils rentraient en traînant la patte, épuisés.
Kang répondit simplement :
— Parce que, comme je l’ai lu ce matin : « De grands principes pèsent aussi lourd qu’un millier d’années. Cette vie au fil inconstant des jours est aussi légère qu’un grain de riz. »
— Pas pour moi.
— Parce que toi, au moins, tu as de bons pieds.
— Ce n’est pas vrai. Grands peut-être, mais cela ne les empêche pas de me faire mal. Je n’arrive pas à croire que vous refusiez cette chaise.
— Il faut bien avoir des rêves, Pao.
— Aaah… je ne sais pas. Comme le disait souvent ma mère, une peinture de gâteau de riz n’a jamais rassasié personne.
— Le moine Dogen, entendant cela, avait répondu : « Si la peinture de la faim te reste étrangère, tu ne seras jamais une vraie personne. »
Chaque année, à l’occasion de la fête d’équinoxe du printemps, du bouddhisme et de l’islam, ils allaient au lac Qinghai, et s’asseyaient sur les berges de la grande mer de jade, pour renouveler leur engagement à vivre, brûlant de l’encens et des billets de papier, priant, chacun à sa façon. Revivifiée par la magnificence de ces paysages, Kang, de retour à Lanzhou, se jetait dans divers projets avec une intensité terrifiante. Autrefois, à Hangzhou, ses servantes s’émerveillaient de sa capacité de travail. Maintenant, elle les effrayait. Elle faisait en une journée ce qu’une personne normale faisait en une semaine.
Pendant ce temps, Ibrahim continuait d’œuvrer à la réconciliation des deux religions, qui s’affrontaient dans le Gansu, sous leurs yeux. Le corridor de Gansu était la grande passe reliant les moitiés orientale et occidentale du monde. Et les longues caravanes de chameaux qui allaient depuis des temps immémoriaux vers Shaanxi, à l’est, ou le Pamir, à l’ouest, étaient maintenant rejointes par d’immenses convois de chars à bœufs, venus essentiellement de l’ouest. Des musulmans et des Chinois s’installèrent dans la région, et Ibrahim alla trouver les chefs des différentes factions. Le reste du temps, il réunissait des textes, les lisait, écrivait à des chercheurs partout dans le monde, et passait plusieurs heures par jour à rédiger ses propres ouvrages. Kang l’aidait dans son travail, comme il l’aidait dans le sien, mais, les mois passant, et les conflits dans la région gagnant en virulence, l’aide qu’elle lui apportait tournait de plus en plus à la critique. Elle lui mettait la pression – ainsi qu’il le lui fit quelquefois remarquer, quand il se sentait fatigué, ou sur la défensive.
Kang se montrait impitoyable, comme d’habitude.
— Regarde, disait-elle, tu ne te sortiras pas de ces problèmes avec de beaux discours. Les différences sont les différences ! Regarde, là, ton Wang Daiyu, ce génial penseur, le mal qu’il se donne pour faire correspondre les Cinq Vertus du confucianisme et les Cinq Piliers de l’islam.
— Il a pourtant raison, dit Ibrahim. Ensemble, ils se combinent pour créer les Cinq Constantes, ainsi qu’il les appelle, valables pour tous, partout, et immuablement. Le fondement de l’islam c’est la bienveillance de Confucius, ou ren. La charité c’est le yi, ou droiture. La prière c’est le li, ou propriété, le jeûne c’est le shi, ou savoir. Le pèlerinage c’est le xin, ou foi dans l’humanité.
— Mais écoute un peu ce que tu dis ! s’exclama Kang en levant les mains au ciel. Ces concepts n’ont quasiment rien à voir les uns avec les autres ! La charité ce n’est pas la droiture, pas du tout ! Le jeûne ce n’est pas le savoir ! Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que ton professeur de la Chine intérieure, Liu Zhi, identifie les mêmes Cinq Piliers de l’islam, non avec les Cinq Vertus, mais avec les Cinq Relations, le wugang, pas le wuchang ! Et lui aussi a dû infléchir le sens des mots, des concepts, et les transformer totalement afin de permettre les correspondances entre chacun des deux groupes. Dans les deux cas, c’est pitoyable ! Si tu veux faire comme eux, alors tout va avec tout.
Ibrahim se renfrogna. Mais il ne la contredit pas, se contentant de lui signaler :
— Liu Zhi ne cache pas qu’il y a des divergences entre les deux systèmes, mais il a cherché leurs points communs. Pour lui, la Voie du Ciel, ou tiando, est mieux comprise par l’islam ; et la Voie de l’Humanité, rendao, par le confucianisme. C’est pourquoi le Coran reste le « livre sacré », tandis que les Analectes expriment des principes fondamentaux pour tous les êtres humains.
Kang hocha la tête, encore une fois.
— Peut-être, mais les mandarins de l’intérieur ne voudront jamais croire que le Livre sacré du Ciel a été donné par Tiangfang. D’ailleurs, comment le pourraient-ils ? Il n’y a que la Chine qui compte pour eux. Le Royaume du Milieu, à mi-chemin de la terre et du ciel ; le Trône du Dragon, maison de l’Empereur de Jade – le reste du monde n’est peuplé que de barbares, et une chose aussi sacrée que le Livre du Ciel ne peut en venir. De même, pour tes cheikhs et tes califes, à l’ouest, comment pourraient-ils accepter la Chine, qui ne croit pas en leur Dieu unique ? Alors que c’est le point le plus important de leur foi ! Comme s’il pouvait n’y avoir qu’un seul dieu…, murmura-t-elle.
Une fois encore, Ibrahim parut troublé. Mais il insista :
— Dans le fond, c’est pareil. Et l’empire s’étendant vers l’ouest, et de plus en plus de musulmans allant vers l’est, il faudra bien faire la synthèse. Sinon, nous courons à la catastrophe.
— Peut-être, reconnut Kang en frémissant. Mais en même temps, on ne mélange pas l’huile et le vinaigre.
— Les idées ne sont pas des produits chimiques. Ou alors ils sont comme le mercure et le soufre des taoïstes, qui se mêlent pour faire toute chose.
— Par pitié, ne me dis pas que tu as envie de te faire alchimiste !
— Mais non. Seulement dans le royaume des idées, où le grand œuvre reste à accomplir. Après tout, regarde ce que les alchimistes ont réussi à faire dans le monde matériel. Toutes ces nouvelles machines, tous ces nouveaux objets…
— La pierre est plus malléable que les idées.
— J’espère bien que non. Tu dois pourtant reconnaître qu’on a déjà vu dans l’histoire d’autres grandes collisions entre des civilisations différentes former des cultures syncrétiques. En Inde, par exemple, les invasions de l’islam ont conquis une civilisation hindoue très ancienne, et les deux se sont souvent affrontées ; le prophète Nanak a pourtant réussi à fusionner les deux, pour donner les Sikhs, qui croient en Allah et au karma, à la réincarnation et au jugement de Dieu. Il a trouvé l’harmonie derrière la discordance, et maintenant les Sikhs sont l’un des groupes l’un plus puissants d’Inde. C’est en fait le plus grand espoir de l’Inde, entre les guerres et les troubles qui la ravagent. Nous avons besoin de quelque chose comme ça.
Kang hocha la tête.
— Il se peut que nous l’ayons déjà. Depuis longtemps peut-être, bien avant Mahomet, bien avant Confucius.
— Que veux-tu dire ?
— Je parle du bouddhisme.
Ibrahim fit la grimace, ce qui déclencha chez Kang un de ces éclats de rire dont on se demandait s’ils étaient bienveillants. Elle se moquait de lui tout en étant sérieuse, ce qui était assez caractéristique de ses rapports avec son mari.
— Tu dois bien admettre que ce n’est pas le matériel qui manque. Il y a plus de bouddhistes dans ces terres dévastées que partout ailleurs.
Il marmonna quelque chose à propos de Lanka et de la Birmanie.
— Oui, oui, dit-elle. Et aussi le Tibet, la Mongolie, les Annamites, les Thaïs et les Malais. Ils ont toujours été là, tu vois, à la frontière de la Chine et de l’islam. Toujours été là. Et leur enseignement est fondamental. Tout à fait essentiel.
— Il va falloir que tu me l’apprennes, dit Ibrahim dans un soupir.
Elle sourit, ravie.
Cette année-là, dans la quarante-sixième année du règne de l’empereur Qianlong, un afflux de familles musulmanes, avec femmes et enfants, et même des animaux, beaucoup plus important que les années précédentes, arriva de l’ouest, par l’ancienne route de la Soie. Ils parlaient toutes sortes de langues. Des villages entiers, des villes même, s’étaient vidés, et leurs habitants étaient partis vers l’est, apparemment chassés par la guerre toujours plus intense entre les Iraniens, les Afghans et les Kazakhs, et la guerre civile au Fulan. La plupart de ces nouveaux arrivants étaient chiites, dit Ibrahim. Mais il y avait aussi d’autres sortes de musulmans : des Naqshabandis, des wahhabites, et différents types de soufis… Enfin, c’est ce qu’Ibrahim essayait d’expliquer à Kang. Mais elle se contentait de pincer les lèvres, et disait d’un ton réprobateur :
— L’islam est aussi cassé qu’un calice tombé à terre.
Plus tard, quand de violents heurts opposèrent les musulmans déjà établis aux nouveaux arrivants, elle fit ce commentaire :
— On dirait qu’ils font exprès de jeter de l’huile sur le feu. Ils vont finir par s’entretuer.
Elle n’avait pas l’air particulièrement alarmée. Shih avait encore demandé à aller étudier dans une qong de la Jahriyya, prétextant qu’il désirait vraiment se convertir à l’islam. Mais tout ce que sa mère entendit, c’est qu’il en avait de nouveau assez d’étudier, et que ce petit-là avait très envie de se rebeller. Elle avait eu largement le temps, et de multiples occasions, d’observer les femmes musulmanes de Lanzhou, et elle qui trouvait déjà les femmes chinoises opprimées par les hommes déclara que le sort des musulmanes était encore pire, et de loin.
— Regarde ça, dit-elle un jour à Ibrahim, alors qu’ils prenaient l’air sur leur véranda. Elles sont cachées comme des déesses derrière leurs voiles, mais on les traite comme des vaches. Ils ont le droit d’en épouser autant qu’ils veulent, ce qui fait qu’aucune ne bénéficie du soutien de sa famille. Et pas une seule ne sait lire. Quelle honte !
— Les Chinois ont bien des concubines, rétorqua Ibrahim.
— Nulle part il ne fait bon être une femme, répondit Kang, énervée. Les concubines ne sont pas des femmes, elles n’ont pas les mêmes droits que les épouses.
— Alors, les choses ne sont supportables en Chine que pour les femmes mariées ?
— Comme partout ailleurs. Mais ne pas savoir lire, même quand on est la fille d’un homme riche et cultivé… ! Ne pas pouvoir lire, ne pas pouvoir écrire à ses parents, à ses frères, à ses sœurs !
Autant de choses que Kang ne faisait jamais, mais Ibrahim se garda bien de lui en faire la remarque. Il se contenta de hocher la tête, gravement.
— Le sort des femmes était pire, avant que Mahomet n’apporte l’islam au monde.
— En disant cela, tu ne dis pas grand-chose ! Que la vie était dure, alors, il y a plus de mille ans, c’est ça ? Ce devait être de sacrés barbares ! Il y avait déjà plus de deux mille ans que les Chinoises jouissaient de certains privilèges.
Ibrahim fronça les sourcils et baissa la tête. Il ne répondit rien.
Ils virent que les choses changeaient, partout dans Lanzhou. Les mines de fer du Xinjiang alimentaient les fonderies que l’on construisait en amont et en aval de la ville. Le nouvel afflux de population fournit la main-d’œuvre nécessaire à une rapide croissance industrielle, surtout dans la métallurgie et dans le bâtiment. Les forges produisaient principalement des canons, de telle sorte que la garnison de la ville fut encore renforcée ; à la Garde Verte régulière de la Chine s’ajoutèrent les cavaliers mandchous. Les forges avaient l’obligation de vendre leurs canons au Qianlong, et les armes prirent la route de l’est, vers l’intérieur exclusivement. Comme la plupart des travailleurs étaient musulmans – et Dieu sait si ce travail était pénible – quelques fusils prirent cependant le chemin de l’Ouest, en dépit des interdictions chinoises. Résultat : on renforça encore la surveillance militaire, il y eut davantage de soldats chinois, plus de bannières mandchoues – et les heurts entre les militaires et les ouvriers se multiplièrent. Cette situation ne pouvait pas durer.
Les plus anciens habitants regardaient, impuissants, la situation dégénérer. Aucun individu, seul, ne pouvait rien changer. Ibrahim s’évertua à essayer de maintenir de bonnes relations entre les hui et l’empereur, mais cela lui valut quelques ennemis parmi les récents arrivants, qui prônaient le renouveau et le jihad.
Au milieu de toute cette agitation, Kang annonça un jour à Pao qu’elle était enceinte. Pao n’en revenait pas, et Kang elle-même n’avait pas l’air d’y croire.
— On peut toujours s’arranger pour vous faire avorter, murmura Pao, le regard en biais.
Kang refusa poliment.
— Il faut que je me fasse à l’idée d’être mère à mon âge. Vous devez m’aider.
— Nous vous aiderons, ne vous inquiétez pas.
Ibrahim lui aussi fut surpris par la nouvelle, mais il annonça vite :
— C’est une bonne chose qu’un enfant naisse de notre union. Un peu comme nos livres, mais vivant.
— Ce sera peut-être une fille.
— Si telle est la volonté d’Allah, qui suis-je pour m’y opposer ?
Kang le considéra gravement, hocha la tête, puis s’éloigna.
Dorénavant, elle ne sortait plus que rarement dans les rues, et seulement la journée, en chaise à porteurs. La nuit, de toute façon, c’était bien trop dangereux. Les gens respectables ne s’aventuraient plus jamais dehors après le coucher du soleil ; il n’y avait que des bandes de jeunes hommes, souvent soûls, de la Jahriyya ou de la Khafiyya, ou d’aucune des deux, même si d’ordinaire la plupart des bagarres étaient à mettre sur le compte de la Jahriyya. Les bavards contre les sourds-muets, disait Kang avec mépris.
En effet, ce furent des bagarres entre musulmans qui furent à l’origine des premiers troubles très importants. Tel était du moins l’avis d’Ibrahim. Suite aux heurts entre la Jahriyya et la Khafiyya, un détachement arriva, avec un haut fonctionnaire Qing, Xinzhu, qui se rendit chez le préfet de la ville, Yang Shiji. Ibrahim revint d’une réunion avec ces deux personnages, profondément troublé.
(Le changement de dynastie.)
— Ils ne comprennent pas, dit-il. Ils parlent d’insurrection, mais ici personne ne parle de la Grande Entreprise. Et que pourraient-ils dire ? Nous sommes si loin de l’intérieur, ici, que personne ou presque ne sait ce qu’est la Chine. Il ne s’agit que de conflits régionaux, et ils débarquent ici, en pensant qu’il s’agit d’une vraie guerre.
Malgré les mises en garde d’Ibrahim, la nouvelle administration fit arrêter Ma Mingxin. Ibrahim hocha sombrement la tête. Ensuite, les nouveaux détachements se déplacèrent dans la campagne à l’ouest.
Ils rencontrèrent le chef de la Salar Jahriyya, Su Quarante-Trois, à Baizhuangzi. Les Salars avaient caché leurs armes, et prétendirent suivre le Vieil Enseignement. Entendant cela, Xinzhu leur annonça qu’il comptait mettre un terme au Nouvel Enseignement ; les hommes de Su les attaquèrent aussitôt et poignardèrent Xinzhu et Yang Shiji.
Quand on apprit ce qui s’était passé à Lanzhou, grâce à des cavaliers mandchous qui avaient réussi à s’échapper, Ibrahim geignit de colère et de dépit.
— Maintenant, c’est vraiment une insurrection, dit-il. Sous la loi des Qing, tout ira très mal pour tout le monde. Comment ont-ils pu être aussi stupides ?
(Sortes de bouées gonflables, à l’aide desquelles des générations de gens ont pu franchir le Fleuve Jaune, la Wei et la Tao.)
Peu après arrivèrent d’importantes forces, que Su Quarante-Trois et ses hommes attaquèrent. De nouvelles troupes furent alors envoyées. En représailles, Su Quarante-Trois attaqua Hezhou, à la tête d’une armée de deux mille hommes, puis traversa le fleuve sur des pifacis et établit son campement devant les portes de Lanzhou. Tout à coup, la guerre était là.
Les autorités Qing qui avaient survécu à l’embuscade de la Jahriyya exhibèrent Ma Mingxin, chargé de chaînes, sur les murailles de la ville. À sa vue, ses fidèles se prosternèrent, les yeux baignés de larmes, et se mirent à crier : « Cheikh ! Cheikh ! » On entendit leurs cris du haut des falaises environnantes et de l’autre côté du fleuve. Ayant ainsi infailliblement identifié le chef de la rébellion, les autorités le firent descendre des murailles, et le décapitèrent.
Quand la Jahriyya apprit ce qui s’était passé, ses adeptes n’eurent de cesse que de se venger. Ils n’avaient pas de machines permettant de faire un siège en règle de Lanzhou, aussi construisirent-ils, sur une colline proche, un fort à partir duquel ils commencèrent à attaquer sans répit ceux qui entraient ou sortaient de la ville. Les fonctionnaires Qing de Beijing furent informés de ces harcèlements, et répondirent par la manière forte à l’assaut mené contre l’une de leurs capitales de province, en envoyant le commissaire impérial Agui, l’un des plus importants gouverneurs militaires de Qianlong, pour pacifier la région.
Ce à quoi il échoua. La vie à Lanzhou devint triste et pénible. Finalement, Agui envoya Hushen, son principal chef militaire, à Beijing. À son retour, il était porteur de nouveaux ordres, qui autorisaient Agui à lever une importante milice armée, des Tibétains de Gansu, des Mongols d’Alashan, et tous les hommes de la Garde Verte de la région. De farouches géants qui arpentaient d’un pas terrible les rues de la ville, transformée en énorme caserne.
— C’est une vieille technique Han, commenta amèrement Ibrahim. Emmenez tous les non-Han par-delà la frontière et faites-les se battre entre eux, jusqu’à ce qu’ils se soient entretués.
Ainsi renforcé, Agui put couper le ravitaillement en eau du fort de la Jahriyya dressé sur la colline, de l’autre côté du fleuve, et les situations s’inversèrent. Les assiégés devinrent les assiégeants, comme au jeu de go. Au bout de trois mois, le bruit courut en ville que la bataille finale avait été livrée, et que Su Quarante-Trois avait été tué, avec ses milliers d’hommes.
À cette nouvelle, Ibrahim se rembrunit.
— Cela n’en restera pas là. Ils voudront venger Ma Mingxin, Su Quarante-Trois et tous les autres. Plus on massacrera de membres de la Jahriyya, plus on verra de jeunes musulmans s’y enrôler. L’oppression engendre toujours la rébellion !
— Comme dans l’affaire du voleur d’âmes, nota Kang.
Ibrahim hocha la tête, et redoubla d’efforts dans son travail. On aurait dit qu’il pensait que s’il arrivait à réconcilier ces deux civilisations sur le papier, les sanglantes batailles qui faisaient rage partout autour d’eux cesseraient d’elles-mêmes. Aussi passait-il de nombreuses heures chaque jour à écrire, ne touchant pas aux repas que lui apportaient les serviteurs. Ses échanges avec Kang n’étaient que le prolongement de ses travaux d’écriture ; et inversement, ce que sa femme lui répondait au cours de ces conversations se retrouvait rapidement incorporé dans ses livres. L’opinion de personne d’autre n’avait autant d’importance à ses yeux.
(Il doit probablement s’agir de l’œuvre en cinq volumes publiée dans la soixantième année de Qianlong connue sous le nom de Réconciliation des philosophies de Lu Zhi et de Ma Mingxin.)
Kang maudissait les jeunes combattants musulmans :
— Vous autres, musulmans, vous êtes beaucoup trop religieux. Quoi ? Tuer et mourir au nom de ridicules points de détails du dogme ? C’est de la folie !
Et, peu après, Ibrahim couchait dans l’immense étude que Kang avait surnommée Mahomet contre Confucius le passage suivant :
Face à la tendance de l’islam à s’imposer toutes sortes d’épreuves physiquement pénibles – le jeûne, les danses tourbillonnantes, l’autoflagellation, et le jihad lui-même – on ne peut que se demander à quoi cela est dû. Les causes sont multiples : les paroles de Mahomet édictant le jihad, la genèse de l’islam même, les rudes et hostiles paysages désertiques où sont nées tant de sociétés musulmanes, et avant tout, peut-être, le fait que pour les peuples musulmans la langue religieuse est par définition l’arabe, qui est, pour beaucoup, une seconde langue. Cela a des conséquences importantes, dans la mesure où la langue d’un individu est toujours rattachée à une réalité matérielle profonde, par son vocabulaire, sa grammaire, sa logique, et par les métaphores, images et symboles – qui, pour la plupart, s’effacent derrière les noms eux-mêmes. Or, dans le cas de l’islam, pour la plupart des croyants, au lieu de rendre compte d’une réalité matérielle, la langue sacrée est détachée de tout contexte. Elle n’est qu’une seconde langue, mal traduite, mal connue. Elle ne charrie que des concepts abstraits, sans rapport avec la réalité, prônant un dévouement à un monde d’idées qui n’a plus rien à voir avec le monde réel, coupé de la vie des sens et des réalités physiques. Tout cela ouvre la voie à un extrémisme résultant d’un manque de perspective, d’un manque d’assise concrète. Comprenez bien le genre de processus linguistique dont je parle : les musulmans dont l’arabe est la deuxième langue n’ont pas « les pieds sur terre » ; leur comportement est bien trop souvent déterminé par des concepts abstraits, fluctuants, isolés, dans le monde vide du langage. Nous avons besoin du monde. Chaque situation doit être replacée dans son contexte pour pouvoir être comprise. En fait, notre religion gagnerait à être enseignée dans la langue de chacun des pays où elle s’est établie. Le Coran devrait être traduit dans toutes les langues de la Terre ; à moins que l’apprentissage de l’arabe ne s’améliore. Cela dit, suivre cette direction supposerait que l’arabe devienne la langue principale du monde, ce qui n’est pas un projet bien réaliste, et pourrait même être considéré comme une autre façon de mener le jihad.
Une autre fois, alors qu’Ibrahim écrivait quelque chose sur la théorie des cycles dynastiques, commune à la Chine et à l’islam, sa femme avait envoyé promener tout ça, comme elle l’aurait fait d’une broderie ratée :
— On n’étudie pas l’histoire comme on étudie les saisons. C’est une métaphore pour imbéciles. Et si cela n’avait rien à voir ? Et si l’histoire était un fleuve et coulait éternellement ?
Peu après, Ibrahim écrivit dans son Commentaire de la Doctrine du Grand Cycle de l’Histoire :
Ibn Khaldun, le plus illustre historien musulman, parle dans la Muqaddimah des grands cycles de dynasties. Ce modèle cyclique a également été identifié par la plupart des historiens chinois, à commencer par Han Dong Zongshu, dans la Rosée luxuriante des annales du printemps et de l’automne. Il y jette les bases d’un système inspiré de Confucius, que Kang Yuwei complétera par la suite, dans ses Commentaires des Rites de l’Évolution, où il est question des Trois Âges – le Désordre, la Petite Paix, la Grande Paix –, chacun passant par des cycles internes de plus petits désordres, petites paix et grandes paix, de telle sorte que les trois deviennent neuf, les neuf quatre-vingt-un et ainsi de suite. La cosmologie religieuse hindoue, qui était jusqu’à présent le seul système de cette civilisation à aborder l’histoire en tant que telle, parle aussi de grands cycles. Il y a d’abord le Kalpa, qui est une journée dans la vie de Brahma, et qui dure quatre milliards trois cent vingt millions d’années. Il est divisé en quatorze Manvataras, divisés à leur tour en soixante et onze Maha-yugas, de trois millions trois cent vingt mille ans chacun. Chaque Maha-yuga, ou Grand Âge, est divisé en quatre âges, Satya-yuga, l’âge de la paix, Treta-yuga, Dvapara-yuga, et Kali-yuga, qui est l’âge où nous sommes, un âge de déclin et de désespoir, en attente de renouveau. Ces périodes de temps, beaucoup plus longues que celles de la plupart des autres civilisations, semblent excessives à de nombreux commentateurs des origines, mais il faut ajouter que, plus on apprend de choses sur l’antiquité de la Terre, grâce aux coquillages retrouvés au sommet des montagnes, aux strates de dépôts sédimentaires, et ainsi de suite, plus il semble que les introspections hindoues ont parfaitement réussi à lever le voile sur le passé pour accéder à la véritable échelle des choses.
Mais, dans tous les cas, les cycles ne sont observables qu’à condition d’ignorer l’essentiel des retranscriptions de ce qui s’est réellement passé, et ne sont, de toute façon, très probablement, que des théories basées sur la succession des années et le retour des saisons ; les civilisations n’étant vues que comme les feuilles d’un arbre, connaissant un cycle de croissance et de déclin, puis de renaissance. Il se pourrait fort bien que l’histoire proprement dite ne suive pas du tout ce modèle, et que chaque civilisation engendre son destin particulier, qui ne saurait être relié à aucun modèle cyclique sans altérer la réalité des événements.
Ainsi, l’expansion extrêmement rapide de l’islam ne semble correspondre à aucun cycle, et son succès résulte peut-être du fait qu’il ne proposait pas un cycle, mais une marche vers Dieu, un message très simple – en opposition à la fâcheuse tendance de la plupart des philosophies du monde à vouloir tout systématiser. Un message que les masses pouvaient comprendre facilement.
Kang Tongbi elle aussi passait une bonne partie de son temps à écrire, complétant son anthologie de poèmes féminins, les regroupant par thèmes, et écrivant des commentaires explicitant leur apport particulier à l’ensemble. Elle commença aussi, avec l’aide de son mari, un Traité sur l’histoire des femmes du Hunan, dans lequel ses idées, ou du moins ses commentaires, reflétaient le plus souvent la pensée de son mari – comme il le faisait dans ses propres livres. Cela permettrait plus tard aux chercheurs de confronter leurs écrits de ces années à Lanzhou, et d’en faire une sorte de dialogue vivant, ou de chant à deux voix.
Mais les opinions de Kang étaient bien à elle, et Ibrahim les aurait, le plus souvent, réfutées. Plus tard cette année-là, par exemple, agacée par l’inanité du conflit qui déchirait la région, et redoutant qu’un conflit de plus grande ampleur ne surgisse, sentant un orage s’amonceler au-dessus d’eux, prêt à éclater, Kang écrivit dans son Traité :
On peut donc voir émerger des religions et des systèmes de pensée différents selon le type de société où ils ont vu le jour. La façon dont les gens se nourrissent détermine leur façon de penser et leur type de croyance. Les sociétés agricoles croient aux dieux des pluies, aux dieux des semences, et généralement à tous les dieux affectant d’une manière ou d’une autre le travail des récoltes (c’est le cas de la Chine). Les peuples qui élèvent du bétail croient en un dieu berger, unique (c’est le cas de l’islam). Dans chacune de ces deux cultures transparaît la notion primitive de dieux aidants, tels des géants qui observeraient les hommes du haut des nuages, ou des parents qui ne s’en comporteraient pas moins comme de sales gosses, décidant, au gré de leurs caprices, qui récompenser, qui punir, sur la base des lâches sacrifices consentis par les hommes soumis à leurs lubies. Les religions qui prêchent le sacrifice ou la prière à de pareils dieux, dans le but d’en obtenir une rétribution matérielle, sont les religions de peuples désespérés et ignorants. Ce n’est que dans les sociétés les plus sûres et les plus avancées que l’on trouve des religions susceptibles d’affronter la réalité de l’univers, et de reconnaître qu’il n’y a pas de manifestations évidentes d’un quelconque dieu, sinon l’existence du cosmos même, ce qui veut dire que tout est sacré, qu’il y ait un dieu ou non pour nous regarder.
Ibrahim lut son manuscrit, et se prit la tête dans les mains, en soupirant.
— Ma femme est plus sage que moi ! dit-il. Je suis un homme comblé. Il y a tout de même des moments où j’aurais préféré ne pas étudier les idées, mais les choses. J’ai l’impression d’être au-delà de mon domaine de compétences.
Pas un jour ne passait sans qu’on apprenne que les Qing avaient de nouveau tué des musulmans. On était censé défendre le Vieil Enseignement et combattre le Nouvel Enseignement, mais des bureaucrates ignorants et ambitieux étaient arrivés de l’intérieur, accumulant les bavures. Par exemple, Ma Wuyi, le successeur de Ma Laichi, et non de Ma Mingxin, reçut l’ordre de s’exiler au Tibet, avec tous ses adeptes. Vieil Enseignement, nouveau territoire, disaient les gens en pleurant de rage à l’annonce de cette bourde administrative, qui entraînerait sans aucun doute de nombreuses morts. Cela devint la troisième des Cinq Grandes Erreurs de la campagne de suppression. Et le désordre s’accrut.
Un jour, un musulman chinois, nommé Tian Wu, rallia ouvertement les Jahriyyas, pour les aider à se révolter et à secouer le joug de l’oppression de Beijing. Cela se passa juste au nord du Gansu, et tout le monde à Lanzhou se mit à stocker des vivres en prévision de la guerre.
Bientôt, de nouvelles bannières arrivèrent, et comme tout le reste, la guerre devait traverser le corridor de Gansu, pour aller d’est en ouest. Ainsi, alors que la plupart des combats avaient lieu dans le lointain Gansu, à l’est, ils en recevaient constamment des nouvelles à Lanzhou – aussi fréquentes que le passage des troupes fraîches.
Kang Tongbi trouva des plus déconcertantes l’idée que la majorité des combats puissent se dérouler à l’est, entre l’intérieur et leur ville. Il fallut plusieurs semaines à l’armée Qing pour écraser les forces de Tian Wu, bien que ce dernier ait été tué dès les premiers jours de combat. Peu après, on apprit à Gansu que le général Qing Li Shiyao avait donné l’ordre de massacrer plus d’un millier de femmes et d’enfants à l’est de Gansu.
Ibrahim était désespéré.
— Maintenant, tous les musulmans de Chine sont pour la Jahriyya dans leur cœur.
— C’est possible, répondit Kang cyniquement. Mais cela ne les empêche pas d’accepter que les territoires de la Jahriyya soient confisqués par le gouvernement.
Il était également avéré que des congrégations de la Jahriyya se créaient maintenant partout, au Tibet, au Turkestan, en Mongolie, en Mandchourie, et vers le sud, jusqu’au lointain Yunnan. Aucune autre secte musulmane n’avait jamais attiré autant d’adeptes, et nombreux étaient les réfugiés qui, fuyant les guerres à l’ouest, entraient dans la Jahriyya dès leur arrivée, heureux de trouver à s’enrôler, après avoir subi le traumatisme d’une guerre civile musulmane, dans un jihad radical contre des infidèles.
Jamais pendant ces périodes de trouble Ibrahim et Kang – dont la grossesse était bien avancée – n’avaient perdu l’habitude de se retirer, le soir, sur leur véranda, afin d’y regarder la Tao se jeter dans le Fleuve Jaune. Ils commentaient les nouvelles du jour, parlaient de leur travail, comparaient poèmes et textes religieux, comme si c’étaient les seules choses qui comptaient vraiment. Kang essaya d’apprendre l’alphabet arabe, qu’elle trouva difficile, mais instructif.
— Regarde, disait-elle, il n’y a pas moyen de reproduire les tonalités du chinois dans cet alphabet, en tout cas pas vraiment. Et je suppose que l’inverse est également vrai !
Elle fit un geste pour montrer l’endroit où se rejoignaient les fleuves.
— Tu disais que les gens pouvaient se mélanger comme les eaux de ces deux fleuves. C’est possible. Mais regarde la ligne de partage, à l’endroit où ils se rejoignent. Regarde comme on continue de voir ces tourbillons d’eau claire dans tout ce jaune.
— Une centaine de lis plus loin c’est différent, contesta Ibrahim.
— Peut-être. Mais je m’interroge. En fait, tu dois être en train de devenir comme l’un de ces Sikhs dont tu m’as parlé, qui prennent le meilleur des anciennes religions et en font quelque chose de nouveau.
— Et le bouddhisme, alors ? demanda Ibrahim. Tu disais qu’il avait profondément modifié la religion en Chine. Comment faire pour l’appliquer également à l’islam ?
Elle réfléchit un instant.
— Je ne suis pas sûre que ce soit possible. Le Bouddha a dit qu’il n’y avait pas de dieux, mais plutôt des êtres conscients, présents dans chaque chose, même dans les nuages, ou les rochers. Tout est sacré.
— Il faut qu’il y ait un dieu, soupira Ibrahim. L’univers ne peut venir de rien.
— Nous n’en savons rien.
— Je crois que c’est Allah qui l’a créé. Mais maintenant, c’est peut-être à nous de choisir. D’ailleurs, ne nous a-t-il pas dotés de libre arbitre, pour voir ce que nous ferions ? Encore une fois, la Chine et l’islam détiennent peut-être chacun une partie d’une même vérité. Peut-être que le bouddhisme en détient une troisième. Nous devons les réunir. Ou ce sera un désastre.
La nuit tomba sur la rivière.
— Il faut que tu fasses progresser l’islam, dit Kang.
Ibrahim frémit.
— Le soufisme s’y est évertué pendant des siècles. Les soufis essayent de le faire progresser, les wahhabites de le faire régresser, disant qu’il ne peut y avoir ni amélioration, ni progrès. Et ici l’empereur écrase les deux.
— Pas vraiment. Le Vieil Enseignement est reconnu par la loi impériale. Les livres de ton Liu Zhu font partie de la collection impériale de textes sacrés. Ce n’est pas comme avec les taoïstes. Même le bouddhisme ne jouit pas auprès de l’empereur d’autant de considération que l’islam.
— Jusqu’à maintenant, déplora Ibrahim. Tant qu’il se tenait tranquille, loin à l’ouest. Mais à présent ces jeunes têtes brûlées sont en train d’embraser la situation, ruinant toute chance de coexistence.
Kang n’ajouta rien à ses paroles. C’est ce qu’elle disait depuis longtemps déjà.
Maintenant, il faisait parfaitement nuit. Les paisibles habitants de Lanzhou étaient tous rentrés chez eux, aucun n’osant se risquer dehors, malgré les hauts murs de la ville. C’était bien trop dangereux.
D’autres nouvelles arrivèrent, en même temps qu’un nouvel afflux de réfugiés venus de l’ouest. Le sultan ottoman avait apparemment fait alliance avec les émirats des steppes au nord de la mer Noire – ces descendants des États de la Horde d’or, qui n’étaient que très récemment sortis de l’anarchie. Ensemble, ils avaient vaincu les armées de l’empire safavide, écrasant les bastions chiites en Iran et poursuivant vers l’est, en direction des malheureux émirats désorganisés d’Asie centrale et des routes de la Soie. Le chaos régnait partout dans les terres du Milieu, avec son cortège de nouvelles guerres en Irak et en Syrie, de famines et de destructions. Pourtant, on avait dit qu’avec la victoire ottomane la paix s’établirait dans cette partie occidentale du monde. En attendant, des milliers de musulmans chiites se dirigeaient vers le Pamir, où ils pensaient trouver des États réformistes amicaux. On aurait dit qu’ils ignoraient que la Chine s’y trouvait.
— Dis-m’en plus sur l’enseignement du Bouddha, demanda un jour Ibrahim lors d’une de leurs conversations sur la véranda. J’ai l’impression que c’est très primitif et centré sur soi. Tu sais : les choses sont ce qu’elles sont, et chacun s’y adapte, se préoccupant avant tout de lui-même. Tout est bien. Or, apparemment, les choses dans ce monde ne vont pas bien. Qu’en pense le bouddhisme ? N’a-t-il rien de mieux à proposer, ou est-ce qu’il se contente de dire que les choses sont ce qu’elles doivent être ?
— « Si tu veux aider les autres, fais preuve de compassion. Si tu veux t’aider toi-même, fais preuve de compassion. » C’est ce que dit le Dalaï Lama des Tibétains. Et Bouddha lui-même a dit à Sigala, qui vouait un culte aux Six Directions, que la discipline noble interpréterait les Six Directions par parents, professeurs, épouse et enfants, amis, serviteurs et employés, et gens de religion. Ce sont eux qui devraient être adorés, disait-il. Adorés, est-ce que tu comprends ? Comme des choses sacrées. Les gens de ta propre vie ! Ainsi, la vie quotidienne devient elle-même une sorte de culte, tu vois ? Il ne s’agit pas de prier le vendredi et de terroriser le monde entier pendant le reste de la semaine.
— Ce n’est pas ce que prône Allah, je te l’assure.
— Non. Mais il y a bien le jihad, n’est-ce pas ? Maintenant, on dirait que tout le Dar al-Islam est en guerre, contre lui-même ou le reste du monde. Les bouddhistes n’ont jamais conquis quoi que ce soit. La non-violence, la compassion, la gentillesse composent la matière de plus de la moitié des Dix Directives du Bouddha adressées au Bon Roi. Asoka ravagea l’Inde dans sa jeunesse, puis il devint bouddhiste, et n’a plus jamais tué personne. Il était le Bon Roi personnifié.
— Mais si peu imité.
— C’est vrai. Nous vivons des temps barbares. Le bouddhisme se répand grâce à des gens qui veulent se convertir de leur plein gré, dans le but de faire le bien, ce qui leur semble juste. Mais le pouvoir se trouve entre les mains de ceux qui préfèrent utiliser la force. L’islam emploiera la force, l’empereur emploiera la force. Ils régneront sur le monde. Ou se battront pour sa domination, jusqu’à ce qu’il soit détruit.
Une autre fois, elle ajouta :
— Ce que je trouve intéressant, dans toutes ces religions des temps anciens, c’est que seul le Bouddha ne s’est pas proclamé Dieu. Il n’a même pas prétendu parler à Dieu. Les autres ont tous prétendu être Dieu, ou le fils de Dieu, ou parler au nom de Dieu. Alors que le Bouddha s’est contenté de dire : il n’y a pas de Dieu. L’univers lui-même est sacré, les êtres humains sont sacrés, tous les êtres conscients sont sacrés et peuvent tendre vers l’illumination. Tout ce qu’il faut, c’est faire un peu plus attention au quotidien, aux petits riens de la vie, remercier et rendre grâce pour chaque chose qu’on fait dans la journée. C’est la moins contraignante des religions. Ce n’est même pas une religion en fait, plutôt un mode de vie.
— Mais alors, que font toutes ces statues de Bouddha que je vois partout, et ces cultes qu’on lui voue, dans des temples ? Tu passes toi-même beaucoup de temps à prier.
— C’est en partie dû au fait que le Bouddha est révéré comme un homme modèle. Les esprits simples le voient autrement, c’est certain. Mais ce sont surtout des gens qui s’agenouillent devant tout et n’importe quoi, et pour eux, Bouddha n’est qu’un dieu parmi d’autres. Ils n’ont rien compris. En Inde, ils en ont fait un avatar de Vishnou, un avatar qui tente délibérément d’éloigner les gens du culte que l’on doit vouer à Brahma, n’est-ce pas ? Non, pas de doute, beaucoup de gens n’y ont rien compris. Mais il est là, attendant d’être vu, s’ils le veulent.
— Et tes prières ?
— Prier m’aide à y voir plus clair.
Assez rapidement, l’insurrection de la Jahriyya fut matée, et la partie ouest de l’empire parut retrouver un semblant de paix. Mais il y avait à présent des forces plus profondes à l’œuvre, qui préparaient, sans relâche, dans la clandestinité, une nouvelle rébellion musulmane. Ibrahim redoutait que même le problème de la Grande Entreprise ne redevienne d’actualité. Les gens parlaient de troubles à l’intérieur, de sociétés secrètes Han et de confréries cherchant à renverser les empereurs mandchous de leur trône pour y rasseoir les Ming. De telle sorte que le gouvernement commença à se méfier des Han ; après tout, l’empereur était mandchou, c’est-à-dire un étranger. Et même le confucianisme extrêmement pointilleux de l’empereur Qianlong ne pouvait pas passer ce fait sous silence. Si les musulmans à l’ouest de l’empire se révoltaient, alors il y aurait des Chinois, à l’intérieur et sur la côte sud, pour y voir une occasion d’intensifier leur propre rébellion ; et l’empire risquerait d’éclater. À n’en pas douter, il semblait que le sheng shi, l’apogée du cycle de cette dynastie particulière (si un tel apogée existait bien), venait d’être franchi.
Ibrahim écrivit plusieurs fois à l’empereur, afin de l’inciter à reconnaître publiquement le Vieil Enseignement, de façon à le faire bénéficier lui aussi de la faveur impériale. L’islam deviendrait ainsi l’une des religions officielles de l’empire, au même titre que le bouddhisme et le taoïsme.
Mais l’empereur ne répondait jamais à ces lettres – et à en juger par le contenu de la magnifique calligraphie vermillon peinte au bas des autres pétitions renvoyées par l’empereur à Lanzhou, il paraissait assez peu probable qu’Ibrahim reçoive un jour une réponse plus favorable. « Pourquoi ne sommes-nous entouré que de canailles et d’imbéciles ? s’indignait l’un des commentaires impériaux. Les coffres n’ont cessé de s’emplir de l’or et de l’argent du Yingzhou depuis le début de notre règne, et nous n’avons jamais été aussi prospère. »
L’empereur marquait un point, c’était certain. Et il en savait beaucoup plus sur l’empire que n’importe qui. Pourtant, Ibrahim persévéra. Et pendant ce temps, de nouveaux réfugiés continuaient de se déverser vers l’est, au point que le corridor de Gansu, le Shaanxi et Xining furent bientôt envahis par ces nouveaux arrivants – des musulmans, qui ne s’entendaient pas nécessairement entre eux, mais vivaient comme si leur hôte, la Chine, n’existait pas. Lanzhou continua apparemment de prospérer, les marchés grouillaient de gens et de marchandises, les mines, les fonderies, les forges ne cessaient de livrer de nouveaux armements, de nouvelles machines de toutes sortes, engins agricoles, métiers mécaniques, véhicules ; mais la partie délabrée de la ville s’étendait maintenant le long des rives du Fleuve Jaune sur de nombreux lis, et les deux rives de la Tao étaient encombrées de taudis, où les gens vivaient sous des tentes, dans le meilleur des cas. Les anciens habitants de la ville ne la reconnaissaient plus, et tous restaient, s’ils étaient prudents, cloîtrés derrière leur porte à la nuit tombée.
Ô mon enfant, toi qui arrives en ce monde,
Prends garde à bien choisir l’endroit où tu naîtras.
Les choses ont si vite fait d’aller mal
Que parfois je m’en effraie.
Si seulement nous vivions à l’Âge de la Grande Paix,
Que je serais heureuse de voir ton innocent visage
Regarder les oies s’envoler vers le sud, à l’automne.
Un jour, en aidant Ibrahim à remettre de l’ordre dans ses livres et ses parchemins, ses encriers et ses pinceaux, Kang s’arrêta pour lire l’une de ses pages :
« L’histoire peut être vue comme une série de chocs entre civilisations, ces chocs permettant aux choses d’avancer, au progrès de s’accomplir. Cela ne se produit peut-être pas au moment du heurt, ces périodes étant généralement marquées par la destruction et la guerre, mais bien après, au moment où chacune des deux cultures essaie de se redéfinir et de marquer sa suprématie. Alors, de grands progrès peuvent se faire très rapidement, avec des créations remarquables dans les domaines technique et artistique. Les idées fleurissent, les gens tentent de s’entendre, et, au fil du temps, la compétition aidant, naissent les plus fortes, les plus souples, les plus généreuses des idées. C’est ainsi que le Fulan, l’Inde et le Yingzhou progressent malgré les difficultés, alors que la Chine dépérit du fait même de sa structure monolithique, et ce en dépit des énormes quantités d’or qui affluent du Dahai. Une civilisation isolée ne peut progresser. Elle ne peut y arriver qu’en entrant en conflit avec une ou plusieurs autres. À l’image de ces vagues, sur la plage, qui ne sont jamais aussi hautes que lorsque d’autres, devant elles, refluent et les heurtent, dans un bouillonnement d’eau blanche s’élevant dans les airs à des hauteurs impressionnantes. L’histoire ne suit peut-être pas les mouvements des saisons, mais celui des vagues dans la mer, allant de-ci de-là, s’entrechoquant, s’appariant et se séparant, formant parfois de si magnifiques figures qu’on dirait, pour un temps, une véritable Montagne de Diamant d’énergie culturelle. »
Kang reposa la feuille, et regarda tendrement son mari.
— Si seulement c’était vrai, dit-elle doucement.
— Quoi ?
Il avait levé les yeux.
— Tu es quelqu’un de bien, mon mari. Mais je crois que tu t’es lancé, par bonté, dans une aventure impossible.
Et puis, au cours de la quarante-quatrième année du règne de l’empereur Qianlong, alors que la grossesse de Kang Tongbi approchait de son terme, il plut durant tout le troisième mois, et, partout, les terres furent inondées. Était-ce à cause de la misère provoquée par ces inondations, ou parce que ses chefs avaient prévu de mettre à profit la confusion qu’elles avaient causée, personne n’aurait su le dire ; en tout cas, la rébellion reprit de plus belle, dans tout l’Ouest. Cette fois, les insurgés musulmans attaquaient les villes les unes après les autres, et pendant que les factions chiites, wahhabites, de la Jahriyya et de la Khafiyya s’entretuaient dans toutes les mosquées et à tous les coins de rues, les bannières Qing elles-mêmes ployèrent sous les coups redoublés des rebelles. La situation était si grave que le bruit commença à courir que le gros de l’armée impériale arriverait bientôt ; mais entre-temps la dévastation s’était répandue partout, et à Gansu la nourriture commença à manquer.
Lanzhou fut à nouveau assiégée, cette fois par une coalition de diverses sectes de rebelles immigrés musulmans, de toutes les nationalités. Dans la maisonnée d’Ibrahim, chacun fit de son mieux pour protéger les derniers jours de la grossesse de la maîtresse de maison. Malheureusement, il avait tellement plu que les eaux du Fleuve Jaune avaient dangereusement grossi, et menaçaient de déborder. Et comme ils se trouvaient au point de confluence du Fleuve Jaune et de la rivière Tao, leur domaine était le premier concerné. Les hautes falaises de la ville n’étaient pas si hautes que ça, finalement. C’était un spectacle effrayant que celui des eaux brunes, bouillonnantes, montant à tout allure vers la ville. Enfin, le quinzième jour du dixième mois, alors que l’armée impériale n’était plus qu’à un jour de marche en aval, et que la perspective d’être assiégés paraissait s’éloigner, la pluie se mit à tomber plus fort que jamais ; et les flots de la rivière et du fleuve montèrent tant qu’ils inondèrent la ville.
C’est à ce terrible moment qu’une explosion – provoquée par des rebelles, pensèrent-ils tous – détruisit le barrage en amont de la Tao. Une vague immense d’eau boueuse dévala la rivière, sortit de son lit, inonda les réservoirs, déjà pleins, de Lanzhou et se jeta dans le Fleuve Jaune, dont elle grossit encore les flots, de telle sorte que l’eau monta jusqu’au sommet des collines qui bordaient l’étroite vallée de la rivière. Quand l’armée impériale arriva, Lanzhou tout entière était recouverte d’une eau marronnasse. On en avait jusqu’aux genoux, et l’eau continuait à monter.
Ibrahim était parti à la rencontre de l’armée impériale, en compagnie du gouverneur de Lanzhou, afin de s’entretenir avec son nouveau commandement et d’aider les autorités à trouver les chefs rebelles avec lesquels elles pourraient négocier. C’est ainsi qu’au plus fort de l’inondation, tandis que les flots continuaient de monter autour des murs du domaine d’Ibrahim, seules les femmes et quelques serviteurs étaient présents pour faire face au désastre.
Les murs du domaine et les sacs de sable qu’ils avaient placés devant les portails parurent d’abord suffire, puis on apprit, par des gens qui fuyaient la ville et tentaient de gagner d’autres endroits, plus élevés, que le barrage venait d’être détruit et que des trombes d’eau menaçaient d’envahir le domaine.
— Venez vite ! hurla Zunli. Nous devons fuir, gagner les hauteurs ! Il faut partir, maintenant !
Kang Tongbi l’ignora. Elle était occupée à bourrer des coffres avec ses papiers et ceux d’Ibrahim. Mais il y avait des pièces et des pièces entières de livres et de parchemins, ainsi que le lui fit remarquer Zunli. Jamais elle n’aurait le temps de tous les sauver.
— Alors aide-moi ! grinça Kang, s’activant à un rythme de plus en plus effréné.
— Mais comment ferons-nous pour tous les déplacer ?
— Mets les boîtes dans le palanquin, vite !
— Et comment vous enfuirez-vous ?
— Je marcherai ! Dépêche-toi ! Allons, allons !
Ils remplirent les boîtes.
— Mais ce n’est pas bien ! protesta Zunli en regardant le ventre arrondi de Kang. Ibrahim aurait souhaité que vous partiez. Il ne se serait pas soucié de ces livres !
— Bien sûr que si ! hurla Kang. Allez, emballe ! Va chercher les autres, et emballez tout ça !
Zunli fit ce qu’il pouvait. Toute une heure passée à courir, paniqués, les avait épuisés, les autres serviteurs et lui-même, alors que Kang Tongbi commençait seulement à s’essouffler.
Finalement, elle se laissa fléchir. Ils sortirent par le portail principal du domaine et furent immédiatement environnés par une eau brunâtre, qui leur arrivait aux genoux et cherchait à pénétrer dans le domaine, dont ils parvinrent heureusement à refermer le portail. C’était un spectacle très étrange, en vérité, que de voir la ville tout entière transformée en lac mousseux et marron. Le palanquin avait été tellement chargé de livres et de documents que tous les serviteurs durent se réunir sous ses barres pour le soulever et le déplacer. Le lent grondement de l’eau en train d’envahir la ville faisait vibrer l’air, de façon si affreuse qu’ils en avaient des frissons. Le lac brun, écumant, qui avait largement débordé le lit de la rivière et envahi la ville, montait maintenant à l’assaut des collines alentour. Lanzhou était complètement inondée. Les servantes pleuraient, vrillant l’air de leurs longues plaintes, de leurs cris, de leurs hurlements. Pao semblait avoir disparu. C’est alors que Kang entendit ce que seules les oreilles d’une mère pouvaient entendre – un enfant pleurer.
Kang se rendit compte alors qu’elle avait oublié son propre fils. Elle fit demi-tour et retourna dans le domaine, se faufilant par le portail que l’eau avait fini par ouvrir. Les serviteurs, occupés à manœuvrer le lourd palanquin, ne la virent pas partir.
Elle se rua, mi-nageant, mi-courant, dans les flots qui montaient toujours, jusqu’à la chambre de Shih. Le domaine était complètement inondé.
Shih avait apparemment commencé par se cacher sous son lit, mais l’eau avait fini par l’en chasser, l’obligeant à monter dessus. Il s’y tenait, recroquevillé, terrifié.
— Au secours ! Maman, au secours !
— Viens vite, allez !
— Je ne peux pas ! Je ne peux pas !
— Je ne peux pas te porter, Shih. Viens ! Les serviteurs sont tous partis, il n’y a plus que toi et moi !
— Je ne peux pas !
Il éclata en sanglots, se blottissant sur son lit comme un enfant de trois ans.
Kang le regarda. Sa main droite se tendait déjà vers le portail, comme pour abandonner le reste de son corps. Elle se mit à rugir, attrapa le garçon par l’oreille, l’obligeant à se relever.
— Dépêche-toi, sinon je t’arrache l’oreille, espèce de hui ! hurla-t-elle.
— Je ne suis pas le hui ! C’est Ibrahim le hui ! Tout le monde est un hui, mais pas moi ! Aïe ! brailla-t-il, tandis que sa mère lui tordait l’oreille, la décollant quasiment de sa tête.
Elle le traîna ainsi, à travers les eaux montantes, jusqu’au portail du domaine.
Comme ils sortaient, une brusque montée d’eau leur arriva dessus, à hauteur de taille pour elle, de poitrine pour lui. Quand la vague reflua, le niveau de l’eau s’était encore élevé. Ils en avaient jusqu’aux cuisses. Le rugissement était assourdissant. Ils ne pouvaient s’entendre. Aucun serviteur n’était en vue.
Un terrain surélevé se trouvait juste au bout de l’avenue qui menait à la muraille sud de la ville. Kang s’y dirigea, en cherchant ses serviteurs du regard. Elle trébucha et lâcha un juron : l’une de ses sandales papillons venait d’être aspirée par un trou d’eau. Elle retira l’autre, décidant de poursuivre pieds nus. Shih semblait s’être évanoui. Il était plongé dans un état catatonique, et elle avait dû passer un bras sous ses genoux pour le soulever et l’emmener avec elle, le faisant reposer au sommet de son gros ventre rond. Elle appela ses serviteurs d’une voix bouillonnante de colère, mais ne put entendre son propre cri. Elle glissa une nouvelle fois et implora Guanyin, Celle Qui Entend les Pleurs.
C’est alors qu’elle aperçut Xinwu, qui nageait vers elle comme une loutre. Il avait un air sérieux, déterminé. Derrière lui, Pao pataugeait dans sa direction, ainsi que Zunli. Xinwu prit Shih des bras de Kang et lui donna une grande claque sur son oreille déjà rouge.
— Par ici ! hurla-t-il à Shih, en pointant la muraille.
Kang vit avec surprise Shih s’y diriger en courant, bondissant hors de l’eau au fur et à mesure qu’il avançait. Xinwu resta à côté d’elle, pour l’aider à progresser dans l’avenue inondée. Elle était comme l’une de ces barges du canal, ballottée par le courant, les vagues frappant la proue de son ventre distendu. Pao et Zunli les rejoignirent pour l’aider.
— J’étais partie en avant pour m’assurer qu’on avait pied ! hurla-t-elle, les yeux pleins de larmes. Quand je suis revenue, je croyais que vous étiez dans le palanquin !
De son côté, Zunli disait qu’il la croyait partie avec Pao. Enfin, la pagaille habituelle.
Depuis les murailles, les autres serviteurs leur criaient des encouragements, regardant monter le niveau de l’eau. « Dépêchez-vous ! criaient-ils, les yeux écarquillés de terreur. Dépêchez-vous ! »
Au pied de la muraille, le courant était très fort. Kang tenta gauchement de résister aux flots, glissant au moindre petit pas. Des gens firent descendre vers eux une échelle de bois, du haut de la muraille, et Shih y grimpa à toute allure. Kang s’y accrocha tant bien que mal. Elle n’était jamais montée à une échelle auparavant, et les efforts que faisaient Xinwu, Pao et Zunli pour la pousser ne l’aidaient pas vraiment. Elle avait le plus grand mal à garder ses pieds abîmés sur les barreaux ronds de l’échelle ; pour tout dire, ses pieds n’étaient même pas aussi longs que la largeur des barreaux. Elle n’arrivait à rien. De plus, elle vit du coin de l’œil une grande vague marron, charriant des détritus, se jeter sur les murailles, y arrachant chaque échelle et tout ce qu’on y avait posé. Elle se hissa par la force des bras et parvint enfin à poser un pied sur un barreau sec.
Pao et Zunli la soutenaient de leur mieux, lorsque des mains se tendirent depuis la muraille pour l’aider à s’y hisser. Enfin, Pao, Zunli et Xinwu vinrent l’y rejoindre. Au même moment, la grande vague marron emporta l’échelle, qui disparut dans les flots.
Beaucoup de monde s’était réfugié en haut des murailles, qui formaient à présent une sorte d’île, toute en longueur, au milieu des eaux. Des gens, sur le toit d’une pagode, faisaient de grands gestes. Tout le monde sur la muraille regardait Kang, qui arrangeait les plis de sa robe et chassait de la main ses cheveux de sa figure, tout en s’assurant que tous ceux du domaine étaient bien là. Elle eut un rapide sourire. C’était la première fois, d’ailleurs, qu’ils la voyaient sourire.
Quand ils retrouvèrent Ibrahim, tard dans la journée, après avoir été emmenés en barque sur une colline plus au sud, au-dessus de la ville inondée, Kang ne souriait plus. Elle serra Ibrahim contre elle, et ils s’assirent, au milieu d’un chaos de gens.
— Écoute-moi bien, lui dit-elle, une main sur le ventre, si jamais c’est une fille…
— Je sais, dit Ibrahim.
— Si jamais c’est une fille, je ne veux pas entendre parler de lui bander les pieds.
Bien des années plus tard, une ère plus tard, deux vieillards étaient assis sur leur véranda et regardaient couler le fleuve. Depuis qu’ils se connaissaient, ils avaient discuté de toutes sortes de choses. Ils avaient même écrit ensemble une histoire du monde, mais ils ne parlaient plus beaucoup, maintenant, si ce n’est pour se montrer un détail du jour finissant. Ils ne parlaient que très rarement du passé, et jamais du temps où ils étaient restés assis tous les deux dans une pièce obscure, à plonger dans la lumière de la bougie, qui leur avait permis d’entrevoir ces étranges vies antérieures. Il était trop perturbant de se rappeler à quel point ces heures avaient été terrifiantes et impressionnantes. De plus, le message était passé, la connaissance acquise. Il y avait dix mille ans qu’ils étaient ensemble : bien sûr. Ils étaient un vieux couple marié. Ils le savaient, et ça suffisait. Ils n’avaient pas besoin d’approfondir le sujet.
Ça aussi, c’est le bardo ; le nirvana. Quand l’éternel vous touche.
(C’est ce que sa femme lui avait appris à voir.)
Un jour, donc, avant de sortir sur la véranda admirer le coucher du soleil avec sa compagne, le vieil homme resta assis devant sa page blanche tout le long de l’après-midi, à réfléchir, en regardant les piles de livres et de manuscrits derrière lesquelles disparaissaient les murs de son bureau. Finalement, il prit son pinceau et il écrivit, à lents, très lents coups de pinceau :
La Fortune et les Quatre Grandes Inégalités
Les archives éparses et les ruines dévastées du Vieux Monde nous disent que les civilisations primitives virent le jour en Chine, en Inde, en Perse, en Égypte, au Moyen-Orient et en Anatolie. Les premiers fermiers de ces régions fertiles acquirent des méthodes de culture et d’entreposage qui produisirent des moissons en quantité bien plus importante que les besoins du moment. Très vite, des soldats, soutenus par des prêtres, prirent le pouvoir dans toutes les régions, et leur nombre augmenta. Ils accaparèrent ces nouvelles récoltes, surabondantes, par le biais d’impôts et de saisies directes. Le travail était réparti entre les groupes décrits par Confucius et le système des castes hindou : les guerriers, les prêtres, les artisans et les fermiers. Avec cette division du travail, la domination des fermiers par les guerriers et les prêtres fut institutionnalisée. Et cet assujettissement n’a jamais pris fin. C’était la première inégalité.
En même temps qu’ils divisaient le travail entre les civils, les hommes qui ne l’avaient pas déjà fait établirent une domination générale sur les femmes. Il se peut que cela se soit produit plus tôt, au cours des premiers âges de la pure et simple subsistance, mais il n’y a aucun moyen d’en être sûr ; ce que nous pouvons voir de nos propres yeux, c’est que dans les cultures pastorales les femmes travaillent à la fois chez elles et dans les champs. En réalité, pour vivre de la terre, il faut que tout le monde travaille. Mais, dès le début, les femmes firent ce dont les hommes avaient besoin. Et dans chaque famille, l’exercice du pouvoir de chaque individu reflétait la situation générale : le roi et son héritier dominaient les autres. C’était la deuxième inégalité, la troisième étant la domination des femmes et des enfants par les hommes.
La brève ère qui suivit fut marquée par le début des échanges entre les premières civilisations, l’ouverture des routes de la Soie qui reliaient la Chine, la Bactriane, l’Inde, la Perse, le Moyen-Occident, Rome et l’Afrique, et le déplacement des moissons en surplus dans tout l’Ancien Monde. L’agriculture s’adapta à ces nouveaux marchés, et la production de viande, de céréales en vrac et de cultures spécialisées – comme les olives, le vin et les mûriers – augmenta considérablement. Par ailleurs, les artisans fabriquèrent de nouveaux outils et, grâce à eux, des matériels agricoles et des vaisseaux plus performants. Certains groupes de négociants et certaines personnes commencèrent à saper le monopole du pouvoir qui appartenait aux premiers empires de prêtres militaires, et l’argent commença à remplacer la terre comme source ultime du pouvoir. Tout ceci se produisit bien avant que ne l’avancent ibn Khaldun et les historiens du Maghreb. Au cours de la période classique – vers 1200 avant l’Hégire –, en dehors du fait qu’ils avaient ébranlé les vieilles coutumes, les changements provoqués par le commerce avaient répandu et aggravé les trois premières inégalités, soulevant de nombreuses interrogations sur la nature humaine. Les grandes religions classiques furent fondées précisément pour tenter de répondre à ces questions – le zoroastrisme en Perse, le bouddhisme en Inde et les philosophies rationalistes en Grèce. Mais, quelles que soient ses particularités métaphysiques, chaque civilisation appartenait à un monde qui faisait circuler les richesses en tous sens et, pour finir, jusqu’aux élites ; ces mouvements de fortune devenaient la force motrice du changement dans les affaires humaines – en d’autres mots, de l’histoire. La richesse allait à la richesse. De la période classique à la découverte du Nouveau Monde (de 1200 avant l’Hégire à l’an 1000 de l’Hégire, à peu près), le commerce fit du Moyen-Occident l’épicentre du Vieux Monde, et une partie importante des richesses s’y concentra. C’est vers le milieu de cette période que l’islam apparut. Il en arriva très vite à dominer le monde. Il est vraisemblable que ce phénomène eut des motifs économiques sous-jacents. L’islam, et ce n’est peut-être pas un hasard, apparaissait au « centre du monde », la zone que l’on appelait parfois la Zone de l’Isthme, entourée par le golfe Persique, la mer Rouge, la Méditerranée, la mer Noire et la mer Caspienne. Toutes les routes commerciales nécessaires se croisaient à cet endroit, comme les artères du dragon dans une perspective feng shui. Il n’y a donc rien de particulièrement surprenant à ce que, pendant un moment, l’islam ait apporté au monde une monnaie universelle – le dinar – et une langue véhiculaire – l’arabe. Mais c’était aussi une religion. À vrai dire, ça devint même la religion universelle, et il faut bien comprendre que son succès en tant que religion venait en partie du fait que, dans un monde en proie à des inégalités croissantes, l’islam parlait d’un royaume où tous seraient égaux – égaux devant Dieu, sans considération d’âge, de sexe, de métier, de race ou de nationalité. C’était là que résidait le principal attrait de l’islam : l’inégalité pouvait être abolie ; on pouvait s’en affranchir dans le plus important des royaumes, le royaume éternel de l’esprit.
En attendant, pourtant, le commerce des denrées alimentaires et des produits de luxe se poursuivait dans tout le Vieux Monde, d’al-Andalus à la Chine. Ces échanges portaient essentiellement sur les animaux, le bois, le métal, le tissu, le verre, l’encre et les calames, l’opium, les pharmacopées et, de plus en plus au fur et à mesure que les siècles passaient, les esclaves. Ceux-ci venaient essentiellement d’Afrique, et ils prirent de l’importance, parce qu’il y avait de plus en plus de travail à faire, alors qu’en même temps les progrès du machinisme qui auraient permis d’obtenir des outils plus performants n’avaient pas encore été effectués, de sorte que ce surcroît de travail ne pouvait être assuré que par des hommes et des animaux. C’est pourquoi, en plus de l’assujettissement des fermiers, des femmes et de la famille, émergea une quatrième inégalité, celle de la race ou du groupe, conduisant à l’asservissement des peuples les plus faibles, aussitôt réduits en esclavage. Et l’accaparement des richesses par les élites se poursuivit.
La découverte du Nouveau Monde n’avait fait qu’accélérer le processus, générant à la fois plus de profits et plus d’esclaves. Les routes commerciales elles-mêmes s’étaient substantiellement déplacées de la terre à la mer, et l’islam ne contrôlait plus les carrefours comme il l’avait fait pendant un millier d’années. Le principal centre d’accumulation de profits s’était déplacé vers la Chine ; en vérité, la Chine aurait pu être le centre depuis le début. C’était elle qui avait toujours été la plus peuplée ; et dès l’antiquité, les gens du monde entier avaient fait le commerce des produits chinois. La balance commerciale de Rome avec la Chine était tellement déficitaire qu’elle perdait un million d’onces d’argent par an. La soie, la porcelaine, le bois de santal, le poivre – Rome, comme le monde entier, envoyait son or en Chine en échange de ces produits, et la Chine s’enrichissait. Et maintenant que la Chine avait pris le contrôle des côtes occidentales du Nouveau Monde, elle avait aussi commencé à profiter d’un afflux direct d’énormes quantités d’or, d’argent et d’esclaves. Cette double accumulation de richesses, à la fois par le commerce de marchandises manufacturées et par extraction directe, était quelque chose de nouveau, une sorte d’accumulation d’accumulations.
Il apparaît donc que la Chine est clairement la puissance montante du monde, en compétition avec la précédente puissance dominante, le Dar al-Islam, qui continue d’exercer une forte attraction sur les gens qui espèrent une justice au paradis, après y avoir renoncé sur Terre. L’Inde existe donc en tant que troisième culture géographiquement située entre les deux précédentes, faisant le lien entre elles, tout en étant bien évidemment influencée par elles. En attendant, les cultures primitives du Nouveau Monde, récemment reliées à la masse de l’humanité et aussitôt dominées par elle, luttaient pour leur survie.
D’une manière générale, l’histoire de l’humanité pourrait se résumer au vol des richesses, dont la destination se déplaçait au gré des puissances du moment, tout en répandant, toujours et partout, les quatre grandes inégalités. C’est l’histoire. Pour autant que je le sache, nulle part, dans aucune civilisation, à aucun moment les richesses créées par tous n’ont été équitablement distribuées. Le pouvoir s’est exercé partout où il pouvait, et chaque nouveau pouvoir s’est aussitôt empressé d’ajouter à l’inégalité générale. Laquelle a crû en proportion directe des richesses détournées ; parce que richesse et pouvoir sont presque la même chose. Les riches, en effet, achètent le pouvoir des armes dont ils ont besoin pour imposer plus d’inégalité. Et c’est ainsi que le cycle perdure. Résultat : pendant qu’un petit pourcentage d’êtres humains vit dans la profusion alimentaire, dans le confort matériel et l’accès au savoir, ceux qui n’ont pas cette chance sont devenus l’équivalent de facto d’animaux domestiques, attelés aux riches et aux puissants, produisant les richesses dont ils ne bénéficieront jamais. Quand vous êtes une jeune fille de ferme noire, que pouvez-vous dire au monde ? Et d’ailleurs, que pourrait vous dire le monde ? Vous subissez les quatre grandes inégalités et vous vivez une demi-vie à moitié vécue dans l’ignorance, la faim et la peur. En réalité, une seule de ces quatre grandes inégalités suffit à créer de telles conditions. Force est donc de reconnaître que la très grande majorité des êtres humains ayant jamais vécu a connu une vie de misère et de servitude, imposée par une petite minorité de riches et de puissants. Pour chaque empereur, chaque bureaucrate, chaque calife, chaque cadi, pour chacune de ces vies riches et comblées, il y a eu dix mille vies étriquées, gâchées, perdues. Même si on s’accorde a minima sur ce qu’est une vie bien remplie, et même si on admet que la vie spirituelle et la solidarité ont permis à beaucoup de pauvres et de malheureux de connaître un tant soit peu de bonheur et de réussite, on ne voit pas comment on pourrait conclure autrement qu’en disant qu’il y a eu plus de misère que de vies pleinement vécues. Toutes les religions du monde ont tenté d’expliquer ou d’atténuer ces inégalités, y compris l’islam, qui s’est montré original en imaginant un royaume dans lequel tous seraient égaux. Toutes ont essayé de justifier les inégalités de ce monde. Toutes ont échoué. Même l’islam a échoué. Le Dar al-Islam est aussi entaché par l’inégalité que le reste du monde. En réalité, je pense même maintenant que la description indienne et chinoise de la vie après la mort, le système de six lokas ou royaumes de réalité – les devas, les asuras, les hommes, les bêtes, les prêtas et les habitants de l’enfer –, n’est qu’une description métaphorique mais exacte de ce monde et des inégalités qui existent en lui : les devas vivant dans le luxe, jugeant les autres, les asuras se battant pour maintenir les devas dans leur position privilégiée, les hommes s’en sortant comme ils peuvent, les bêtes travaillant comme des bêtes, les prêtas, des sans-abri vivant dans la crainte de l’enfer, et les habitants de l’enfer, de pauvres hères réduits à l’esclavage par la misère.
Tant que le nombre des vies pleinement vécues ne sera pas supérieur au nombre des vies gâchées, nous resterons coincés dans une sorte de préhistoire, indigne du grand esprit de l’humanité. L’histoire en tant qu’histoire digne d’être racontée ne commencera que quand le nombre des vies pleinement vécues surpassera celui des vies gâchées. Il est à craindre que bien des générations ne passent avant que l’histoire ne commence. Toutes les inégalités devront prendre fin ; toutes les richesses excédentaires devront être distribuées équitablement. En attendant, nous ne sommes que des espèces de singes balbutiants, et l’humanité telle que nous aimons généralement l’envisager n’existe pas encore. Pour dire les choses en termes religieux, nous sommes encore dans le bardo, attendant de naître.
La vieille femme lut les pages écrites par son mari en faisant les cent pas sur leur longue véranda. Elle était très agitée. Lorsqu’elle eut fini sa lecture, elle caressa l’épaule de son mari. Le jour tirait à sa fin ; une nouvelle lune brillait comme une faucille dans le ciel indigo. Le fleuve noir coulait au loin. Elle s’approcha de son propre écritoire, à l’autre bout de la véranda, prit son pinceau et de quelques virgules rapides, spontanées, remplit une page.
Deux oies sauvages volent vers le nord dans le crépuscule.
Un lotus incline sa tête lourde dans la lagune.
Près de la fin de cette existence
Une sorte de colère gonfle mon sein ;
Une tigresse : la prochaine fois je l’attellerai
À mon chariot. Et regardez comme je vole !
Fini de clopiner sur ces mauvais pieds.
Maintenant, il n’y a plus rien à faire
Qu’écrire dans la pénombre et regarder avec mon bien-aimé
Les fleurs de pêcher flotter au fil de l’eau.
En voyant derrière moi toutes ces longues années,
Tout ce qui s’est passé de-ci de-là,
Je pense que ce que j’ai préféré, c’était le riz et le sel.