LIVRE 3 CONTINENTS OCÉANIQUES


Dans la trente-cinquième année de son règne, l’empereur Wanli tourna son œil enfiévré, perpétuellement insatisfait, vers Nippon. Dix ans plus tôt, le général nippon Hideyoshi avait eu l’audace de tenter la conquête de la Chine, et comme les Coréens lui avaient refusé le passage, son armée avait envahi la Corée en guise de préambule. Il avait fallu à une grande armée chinoise trois ans pour chasser l’envahisseur de la péninsule coréenne, et les vingt-six millions d’onces d’argent que cela avait coûté à l’empereur Wanli avaient sérieusement écorné son trésor ; suffisamment pour qu’il ne s’en remette jamais. L’empereur était enclin à venger cette agression injustifiée (jetant un voile pudique sur les deux assauts malheureux de Kublaï Khan sur Nippon), et à prévenir ainsi tout futur danger pouvant survenir de Nippon, en l’assujettissant à la souveraineté de la Chine. Hideyoshi était mort, et Ieyasu, le chef du nouveau shogunat Tokugawa, avait réussi à unir tous les territoires nippons sous son commandement, et donc fermé le pays aux étrangers. Les Nippons n’étaient pas autorisés à quitter le pays, et ceux qui le faisaient n’avaient pas le droit de revenir. La mise en chantier de navires capables de prendre la haute mer était également interdite. L’empereur Wanli constata amèrement que cela n’empêchait pas des hordes de pirates nippons de venir attaquer les longues côtes de la Chine, à bord d’embarcations plus petites. Il interpréta la retraite d’Ieyasu comme un signe de faiblesse et, en même temps, trouvait intolérable qu’un tel pays, véritable forteresse abritant de puissants guerriers, si près de ses côtes, échappât à son contrôle. Le Wanli avait envie de remettre ce bâtard de la culture chinoise à sa place, sous le contrôle du Trône du Dragon, aux côtés de la Corée, d’Annam, du Tibet, de Mindanao, et des îles des Épices.

Ses conseillers considéraient son plan avec scepticisme. D’abord, les caisses étaient vides. Ensuite, la cour Ming avait déjà été fortement affectée par de récents problèmes, comme la défense de la Corée, ou encore les terribles dissensions causées par la crise de la succession, momentanément réglée par la décision du Wanli de prendre son fils aîné comme successeur et de bannir son fils cadet dans les provinces. Mais tout cela pouvait changer d’un jour à l’autre. Par ailleurs, autour de cette situation hautement explosive, autant qu’une guerre civile en préparation, orbitaient tous les conflits et les manœuvres des puissants de la cour : la mère de l’empereur, l’impératrice, les hauts fonctionnaires, les eunuques et les généraux. Il y avait quelque chose dans le mélange d’intelligence et de tergiversation du Wanli, son mécontentement permanent et ses accès occasionnels de furie vengeresse, qui faisait de la fin de son règne un inextricable et éprouvant nœud d’intrigues. Ses conseillers, et plus particulièrement les généraux et les directeurs du Trésor, considéraient que la conquête de Nippon était tout sauf faisable.

Fidèle à lui-même, l’empereur insistait pour que cela soit fait.

Ses généraux en chef vinrent donc le trouver, pour lui proposer d’autres options, qui – espéraient-ils – étaient de nature à le satisfaire. Ils proposèrent que les diplomates de l’empereur signassent un traité avec de petits shoguns nippons, en l’occurrence avec les daïmios Tozawa, qui étaient tombés en disgrâce auprès d’Ieyasu parce qu’ils ne s’étaient ralliés à lui qu’après sa victoire militaire à Sekigahara. Le traité stipulerait que les petits shoguns inviteraient les Chinois à venir s’établir dans l’un de leurs ports, et l’ouvriraient en permanence au commerce. La marine chinoise viendrait alors s’installer dans ce port, qui deviendrait de facto territoire chinois, défendu par la puissante marine chinoise, qui avait beaucoup grandi durant le règne du Wanli, préoccupé par les nombreuses attaques des pirates. La plupart des pirates étaient originaires de Nippon, cette manœuvre comportait donc un semblant de justice. Cela fournissait en outre l’occasion de commercer avec Nippon. Après quoi, ce port pourrait servir de camp de base à une conquête par phases successives. Ce qui était envisageable.

Le Wanli s’offusqua de la façon dont ses conseillers répondaient à ses désirs. Il la jugeait par trop mesurée et couarde ; c’étaient de vraies manières d’eunuques. Mais ses plus fidèles conseillers plaidèrent si bien en faveur de ce plan que le Wanli finit par l’accepter. Un traité fut signé en secret avec un seigneur local, Omura, qui invita la Chine à s’installer et à commercer dans un village de pêcheurs aux eaux poissonneuses appelé Nagasaki. Les préparatifs de la force qui devait venir s’y installer commencèrent dans les chantiers navals de Longjiang, reconstruits non loin de Nanjing, également sur la côte cantonaise. Les énormes bateaux de la flotte des envahisseurs furent remplis d’assez de victuailles pour permettre aux troupes de débarquement de soutenir un long siège, et se rassemblèrent pour la première fois au large de la côte de Taiwan, sans que personne à Nippon, sauf Omura et ses conseillers, se doutât de rien.

La flotte était, sur ordre direct du Wanli, placée sous le commandement d’un certain amiral Kheim, un Annamite. Cet amiral avait déjà commandé une flotte pour l’empereur, quand il avait fallu soumettre Taiwan, quelques années plus tôt, mais il était toujours considéré par la bureaucratie et les militaires chinois comme un étranger, un spécialiste de la guerre contre les pirates, qui avait gagné ses galons dans sa jeunesse en étant pirate lui-même, pillant la côte du Fujian. L’empereur Wanli ne s’en préoccupait pas, et trouvait même que c’était un atout pour Kheim ; il avait besoin de quelqu’un qui obtienne des résultats, et s’il ne venait pas de la bureaucratie militaire, et si les manœuvres de la cour et des provinces lui étaient étrangères, eh bien tant mieux.

La flotte prit la mer dans la trente-huitième année du Wanli, au troisième jour du premier mois. Les vents printaniers soufflaient du nord-ouest depuis huit jours, et la flotte prit position dans le Kuroshio, « le Courant Noir », ce grand courant océanique de plus d’une centaine de lis de large, qui file jusqu’aux longues côtes sud des îles nippones.

C’était ce qui était prévu. Ils étaient en route lorsque les vents tombèrent. Pas un souffle d’air. On ne voyait pas un seul oiseau, et les voiles de papier de la flotte pendaient mollement, les vergues battant les mâts du seul fait des ondoiements du Kuroshio, qui les conduisit au nord-est, au-delà des principales îles nippones, au-delà d’Hokkaido, dans le désert immense du Dahai, le Grand Océan. Cette étendue de bleu sans terre à l’horizon était traversée par leur invisible mais puissant Courant Noir, qui les menait sans faillir vers l’est.

L’amiral Kheim ordonna à tous les capitaines des Huit Grands Navires et des Dix-Huit Plus Petits Bateaux de monter sans tarder à son bord, afin d’en débattre. Beaucoup des marins les plus expérimentés de Taiwan, d’Annam, du Fujian et de Canton se trouvaient parmi eux. Ils avaient la mine grave. Il était dangereux de se voir entraînés par le Kuroshio. Tous avaient entendu des histoires d’épaves prisonnières du courant, démâtées par un coup de vent ou qui avaient dû abattre leurs mâts pour éviter de chavirer, et qui avaient disparu pendant des années – neuf dans une histoire, trente dans une autre – au terme desquelles elles étaient revenues, dérivant, du sud-est, spectrales et vides, ou menées par des équipages de squelettes. Ces histoires, ainsi que le témoignage de première main du médecin du navire amiral, I-Chin, qui prétendait avoir parcouru l’intégralité du Dahai dans sa jeunesse à bord de l’épave d’un bateau de pêche malmené par un typhon, les conduisirent à se dire qu’il existait probablement un grand courant circulaire qui faisait le tour de la vaste mer, et que s’ils pouvaient rester assez longtemps en vie, ils rentreraient chez eux après l’avoir suivi tout du long.

Ce n’était pas une décision qu’ils auraient prise de gaieté de cœur, mais, au point où ils en étaient, ils n’avaient pas le choix. Les commandants étaient assis dans la cabine de l’amiral et se regardaient les uns les autres, mécontents. Beaucoup des Chinois, ici, connaissaient la légende de Hsu Fu, l’amiral de l’ancienne dynastie Han, qui était parti avec sa flotte à la recherche de nouvelles terres où s’établir, de l’autre côté du Dahai, et dont on n’avait plus jamais entendu parler. Ils connaissaient également l’histoire des deux tentatives d’invasion de Nippon par Kublaï Khan, toutes deux réduites à néant par de puissants typhons qui n’étaient pas de saison. Les Nippons en avaient retiré la conviction qu’un vent divin défendait leurs terres de toute attaque étrangère. Qui n’aurait été d’accord ? Car il semblait en plus tout à fait plausible que ce vent divin fût actuellement à l’œuvre – sorte de plaisanterie ou de retour paradoxal des choses –, sous la forme d’un calme divin alors qu’ils se trouvaient dans le Kuroshio, causant leur perte aussi efficacement que n’importe quel typhon. Après tout, ce calme était trop absolu, son minutage trop parfait, pour être normal ; peut-être étaient-ils dans les mains des dieux. Si c’était le cas, ils ne pouvaient que s’en remettre à leurs propres dieux, et espérer que les choses s’arrangeraient.

Ce qui n’était pas vraiment la façon dont l’amiral Kheim aimait régler les problèmes.

— Assez, dit-il sombrement, mettant fin à la réunion.

Il ne croyait pas au bon vouloir des dieux de la mer, et n’accordait aucun crédit à ces histoires de bonnes femmes, sauf quand il y avait du bon à prendre. Ils étaient englués dans le Kuroshio ; ils connaissaient un peu les courants du Dahai – qui au nord de l’équateur menait vers l’est, et au sud vers l’ouest. Ils savaient que les vents dominants suivaient à peu près les mêmes directions. Le docteur I-Chin avait déjà parcouru avec succès l’intégralité de ce grand cercle, l’équipage non préparé de son navire se nourrissant de poissons et d’algues, buvant de l’eau de pluie, et s’arrêtant pour ravitailler quand ils avaient la chance de passer près d’une île. Il y avait de quoi garder espoir. Et comme il n’y avait pas un souffle d’air, l’espoir était tout ce qu’il leur restait. Ce n’était pas comme s’ils avaient le choix. Leurs navires étaient piégés dans l’eau, et les plus grands ne pouvaient aller nulle part en ramant. En vérité, ils n’avaient d’autre choix que de faire avec.

C’est pourquoi l’amiral Kheim ordonna à la plupart des hommes de la flotte de se rendre à bord des Dix-Huit Plus Petits Bateaux, et commanda à la moitié d’entre eux de ramer vers le nord, et aux autres de ramer vers le sud, avec l’idée qu’ils pourraient échapper au Courant Noir, et retourner chez eux à la voile quand les vents reviendraient, afin d’informer l’empereur de ce qui s’était passé. Les Huit Grands Navires, manœuvrés par le Plus Petit Équipage Possible, avec le maximum des vivres dans leurs cales, se préparèrent à commencer leur grande traversée de l’océan sur les courants. Si les Plus Petits Bateaux parvenaient à rentrer en Chine, ils devraient dire à l’empereur de s’attendre, un jour futur, au retour des Huit Plus Grands, par le sud-est.

En quelques jours, les Plus Petits Bateaux disparurent sous l’horizon, et les Huit Grands Navires, attachés les uns aux autres, dérivèrent vers l’est dans un calme de mort, sortant des limites des cartes. Il n’y avait rien d’autre à faire.


Trente jours passèrent sans le moindre souffle de vent. Chaque jour, ils dérivaient un peu plus à l’est sur le courant.

Personne n’avait jamais rien vu de pareil. L’amiral Kheim interdit qu’on parlât de Calme Divin, même si, remarqua-t-il, le temps était devenu étrange ces dernières années, surtout plus froid : des lacs qui n’avaient jamais gelé se mettaient à geler, des vents bizarres, et notamment des tornades, soufflaient plusieurs jours d’affilée. Il y avait quelque chose d’étrange dans les cieux. Ce n’était rien d’autre que ça.

Quand les vents se remirent enfin à souffler, ce furent de forts vents d’ouest, qui les poussèrent plus loin encore. Ils mirent le cap au sud à travers les vents dominants, mais avec précaution maintenant, dans l’espoir de rester à l’intérieur de l’hypothétique courant circulaire, qu’ils supposaient être le moyen le plus rapide de faire le tour de l’océan et de rentrer chez eux. Au milieu de ce cercle se trouvait, disait-on, une importante zone de calme permanent, peut-être au centre même du Dahai, en fait non loin de l’équateur, et peut-être à mi-distance de l’est et de l’ouest, bien que personne ne pût l’affirmer. En tout cas, une zone de calme dont aucune épave ne pouvait se sortir. Ils devaient aller assez à l’est pour la contourner, mettre le cap au sud, puis, au-dessous de l’équateur, repartir vers l’ouest.

Ils ne virent aucune île. Quelques oiseaux de mer volaient parfois au-dessus d’eux. Ils en tirèrent certains à l’aide de leurs arcs, et les mangèrent pour se porter chance. Ils péchaient nuit et jour, attrapaient des poissons volants dans leurs voiles, ramenaient des paquets d’algues, qui se faisaient de plus en plus rares, et reconstituaient leurs réserves d’eau quand il pleuvait, en posant des entonnoirs pareils à des ombrelles renversées au-dessus de tonneaux. Ainsi, ils eurent rarement soif, et jamais faim.

Mais pas la moindre terre en vue. Le voyage se poursuivait, jour après jour, semaine après semaine, mois après mois. Les cordages et les gréements commencèrent à s’user. Les voiles devinrent transparentes. Leur peau même devint transparente.

Les marins marmonnaient. Ils n’approuvaient plus à présent le projet de naviguer autour du Grand Océan sur le courant circulaire ; mais ils ne pouvaient plus faire demi-tour, comme le leur fit remarquer Kheim. Alors ils laissèrent les grommellements derrière eux, comme on s’éloigne d’un orage. Kheim n’était pas le genre d’amiral qu’on avait envie d’affronter.

Ils passèrent à travers bon nombre de tempêtes, et sentirent bien des orages sous-marins chahuter leur coque. Tant de jours passèrent que leur vie d’avant le voyage devint lointaine et s’estompa ; Nippon, Taiwan, et même la Chine, commencèrent à ressembler aux rêves d’une autre vie. Naviguer devint toute leur vie : une vie d’eau, avec sa surface de vagues bleues sous un bol renversé de ciel bleu – rien d’autre. Ils ne cherchaient même plus la terre. Une masse d’algues était aussi étonnante pour eux qu’une terre aurait pu l’être autrefois. La pluie était toujours la bienvenue, parce que le rationnement et la soif leur avaient appris à quel point ils dépendaient douloureusement de l’eau douce. Elle venait surtout de la pluie, en dépit des petits alambics qu’I-Chin avait fait construire pour distiller l’eau de mer, et dont ils tiraient quelques seaux chaque jour.

Tout n’était plus qu’éléments. L’eau était l’océan ; l’air était le ciel ; la terre, leurs bateaux ; le feu, le soleil et leurs pensées. Les feux se couvraient. Certains jours, Kheim se réveillait, vivait, regardait le soleil se coucher, et comprenait qu’il avait oublié d’avoir une seule pensée de toute la journée. Et c’était l’amiral.

Un jour, ils frôlèrent la carcasse délavée d’une énorme épave, couverte de varech et blanchie par le guano, flottant à peine. Une autre fois ils virent un serpent de mer, plus à l’est, non loin de l’horizon, peut-être les y menant.

Et si le feu avait complètement abandonné leur esprit, et se trouvait tout entier dans le soleil, brûlant au-dessus d’eux à travers des jours sans pluie ? Quelque chose demeurait pourtant ; charbons gris, presque calcinés ; car quand la terre surgit à l’horizon, à l’est, tard un après-midi, ils crièrent comme si c’était là tout ce qu’ils avaient espéré chacun des cent soixante jours de leur voyage imprévu. Des montagnes aux flancs verts, plongeant abruptement dans la mer, apparemment désertes. Peu importe. C’était la terre. On aurait dit une île immense.


Le lendemain matin, elle était toujours là, devant eux. Terre ! Terre !

Une terre très abrupte en l’occurrence ; tellement escarpée qu’il n’y avait apparemment pas moyen d’accoster. Pas de baies, pas de rivières. Pas d’embouchure de fleuve de quelque taille que ce soit. Rien qu’un grand mur de collines vertes, s’élevant détrempées hors de l’eau.

Kheim leur ordonna de mettre cap au sud, pensant encore en cet instant rejoindre la Chine. Les vents leur étaient enfin redevenus favorables, ainsi que les courants. Ils naviguèrent vers le sud durant toute la journée et la journée suivante, sans voir une seule plage. Puis, un matin, alors que le brouillard se levait, en franchissant un cap, ils virent qu’il protégeait une avancée sableuse ; plus loin au sud, un passage s’imposa entre les collines, terriblement évident. Une baie. Une tache d’eau blanche et turbulente marquait l’entrée de ce détroit majestueux, mais ensuite l’eau était calme, propre à la navigation. La marée les aida à l’atteindre.

Alors ils entrèrent dans une baie comme aucun d’entre eux n’en avait jamais vu auparavant, dans aucun voyage. Une mer intérieure, en fait, avec trois ou quatre îlots rocheux, entourée de collines aux flancs couverts de forêts et au sommet dénudé. La plupart des côtes étaient bordées de marécages d’un vert limoneux, jauni de toutes les couleurs de l’automne. Magnifique terre, et vide !

Ils mirent cap au nord et mouillèrent l’ancre dans une crique peu profonde, protégée par un éperon rocheux qui s’avançait dans l’eau. Puis la vigie signala une colonne de fumée, qui s’élevait dans l’air du soir.

— Des gens, dit I-Chin. Mais je ne crois pas que cela soit l’extrémité ouest des terres musulmanes. Nous n’avons pas navigué assez loin pour ça, si Hsing Ho dit vrai. Nous ne devrions même pas en être près.

— Peut-être le courant est-il plus fort que tu ne crois ?

— Peut-être. Ce soir, je pourrai vérifier à quelle distance nous sommes de l’équateur.

— Bien.

Mais à quelle-distance-nous-sommes-de-la-Chine aurait été mieux, sauf que c’était très exactement le genre de calcul qu’ils ne pouvaient pas faire. Si une chose leur avait été impossible au cours de leur longue période de dérive, c’était bien d’estimer leur position. Et malgré les sempiternelles supputations d’I-Chin, Kheim ne pensait pas qu’ils puissent se repérer à moins d’un millier de lis près.

Quant à la distance-à-laquelle-nous-sommes-de-l’équateur, leur apprit I-Chin cette nuit-là, après avoir observé les étoiles, ce devait être à peu près la même que celle qui en séparait Edo ou Beijing. Ils se trouvaient en fait un peu plus haut qu’Edo, ou un peu plus bas que Beijing. I-Chin tapota son astrolabe, songeur.

— C’est la même distance de l’équateur que les pays hui de l’Extrême-Occident, comme le Fulan, où tant de gens sont morts. Si on peut se fier à la carte de Hsing Ho. Fulan, vous voyez ? Un port appelé Lisbonne. Mais je ne vois pas de Fulanais. Je ne crois pas que cela puisse être le Fulan. Nous avons dû toucher une île.

— Une grande île !

— Oui, une grande île, soupira I-Chin. Si seulement nous pouvions savoir à quelle-distance-nous-sommes-de-la-Chine !

Avec lui, c’était toujours la même complainte. Cela l’avait conduit à se passionner pour l’horlogerie. S’ils avaient eu une horloge suffisamment précise, à l’aide d’un almanach qui donnait l’heure des étoiles en Chine, et en chronométrant leur apparition ici, ils auraient pu calculer à quelle-distance-nous-sommes-de-la-Chine. L’empereur avait quelques magnifiques horloges dans son palais, disait-on. Mais ils n’en avaient aucune à bord de leurs navires. Kheim le laissa à ses ruminations.

Le matin suivant, en se réveillant, ils découvrirent un groupe d’autochtones – des hommes, des femmes, des enfants – portant des jupes de cuir, des colliers de coquillages et des parures de plumes, debout sur la plage en train de les regarder. Ils ne connaissaient apparemment pas le tissu, et ils n’avaient pas de métal non plus – en dehors de quelques morceaux d’or, de cuivre et d’argent travaillé. Les pointes de leurs flèches et les bouts de leurs pieux étaient d’obsidienne taillée, leurs paniers, tressés de roseaux et d’aiguilles de pin. Il y avait de grands tas de coquillages sur la plage, bien au-dessus de la limite des plus hautes eaux. De la fumée montait des masures en osier – de petits abris comme ceux que les fermiers pauvres en Chine utilisaient pour leurs cochons l’hiver.

Les marins se mirent à rire et à papoter entre eux, à la fois soulagés et étonnés. On ne pouvait pas avoir peur de ces gens-là.

Kheim n’en était pas si sûr.

— Ils ressemblent aux sauvages de Taiwan, dit-il. Nous avons eu de terribles combats avec eux quand nous avons pourchassé les pirates dans les montagnes. Il va falloir faire attention.

— Il y a aussi des tribus comme ça dans les îles des Épices, dit I-Chin. Je les ai vues. Mais même elles avaient plus de choses que ces gens-là.

— Pas de maisons de brique ou de bois, pas de fer, pour autant que je puisse en juger, c’est-à-dire pas de pistolets…

— Pas de champs, donc. Ils doivent manger du poisson et des coquillages, ajouta I-Chin en désignant les grands amas de coquilles. Et tout ce qu’ils peuvent chasser ou cueillir. Ce sont des pauvres gens.

— Cela ne nous laisse pas grand-chose…

— Ça non !

Les marins les saluaient du haut du bastingage. Bonjour ! Bonjour !

Kheim leur donna l’ordre de se tenir tranquilles. I-Chin et lui prirent place dans l’une des chaloupes du grand navire, avec quatre hommes, et souquèrent ferme vers le rivage.

Peu avant de toucher terre, Kheim se leva et salua les autochtones, les mains ouvertes, paumes tournées vers le ciel, comme on le faisait avec les sauvages des îles des Épices. Les autochtones ne comprirent rien de ce qu’il dit, mais ses gestes traduisaient clairement qu’ils venaient en paix, et ils parurent le comprendre. Après un instant, il débarqua, certain d’être accueilli pacifiquement, mais donnant l’ordre à ses marins de tenir leurs arbalètes et leurs mousquets sous les sièges, prêts à tirer, au cas où.

Sur la plage, il fut entouré par des gens curieux, babillant dans leur langue natale. Quelque peu distrait par la vue des seins des femmes, il salua un homme qui s’avança vers lui, leur chef, probablement, à en juger par sa coiffe multicolore, élaborée. Sur l’écharpe de soie de Kheim, passablement abîmée par le sel, était brodé un phénix. Kheim la dénoua et la donna à l’homme, en la tenant bien à plat pour qu’il puisse voir l’oiseau. La soie elle-même sembla plus intéresser l’homme que l’image.

— Nous aurions dû apporter plus de soie, dit Kheim à I-Chin.

— Nous étions partis pour envahir Nippon, répondit I-Chin en secouant la tête. Essayons plutôt d’apprendre quels noms ils donnent à ces choses.

I-Chin montra du doigt chaque chose qu’ils portaient, l’une après l’autre, leurs paniers, leurs épieux, leurs robes, leurs coiffes, leurs tas de coquillages ; répétant chacune de leurs paroles, les notant rapidement sur une ardoise.

— Bien, bien… Bien le bonjour… L’empereur de Chine et ses humbles serviteurs vous envoient leurs salutations.

À la pensée de l’empereur, Kheim sourit. Que ferait le Wanli, l’Envoyé Céleste, de ces pauvres mangeurs-de-coquillages ?

— Il va falloir apprendre à certains d’entre eux le mandarin, dit I-Chin. Peut-être à un jeune garçon, ils apprennent plus vite.

— Ou à une jeune fille.

— Évitons cela, dit I-Chin. Il va falloir que nous passions un peu de temps ici, à réparer nos navires et nous ravitailler. Nous ne voulons pas que leurs mâles nous cherchent noise.

Kheim mima leurs intentions à leur chef. Rester un peu – camper sur la plage, manger, boire, réparer les navires –, rentrer chez eux, de l’autre côté du couchant, à l’ouest. Il sembla finalement qu’ils comprirent presque tout ce qu’il leur dit. En retour, il comprit d’eux qu’ils mangeaient des glands et des courges, du poisson, des coquillages et des oiseaux, et de plus gros animaux – ils parlaient probablement des chevreuils. Ils chassaient dans les collines, là, derrière. Il y avait beaucoup à manger, et les Chinois étaient vivement encouragés à en profiter. Ils apprécièrent la soie de Kheim, et, s’il en avait plus, ils leur donneraient de beaux paniers et de la nourriture en échange. Leurs parures d’or venaient des collines à l’est, par-delà le delta d’un grand fleuve qui se jetait dans la baie de l’autre côté. Ils indiquèrent où il coulait, à travers une percée dans les collines, un peu comme celle qui donnait directement dans l’océan.

Comme ces informations géographiques intéressaient visiblement I-Chin, ils lui en donnèrent davantage à l’aide de moyens très ingénieux. Ils n’avaient ni papier, ni encre, ne pouvaient donc ni écrire ni dessiner, en dehors des motifs qui ornaient leurs paniers, mais ils lui firent une carte d’un genre particulier, dans le sable de la plage. Le chef et quelques-uns des autres notables s’accroupirent et modelèrent minutieusement le sable mouillé avec leurs mains, tassant et lissant la partie qui représentait la baie ; puis ils se lancèrent dans des conversations animées au sujet de la véritable forme des montagnes qui les séparaient de l’océan. Ils l’appelaient Tamalpi, et c’était apparemment, dirent-ils par gestes, une vierge endormie, une déesse, même s’il était difficile d’en être certain. À l’aide d’herbes, ils figurèrent une large vallée à l’intérieur des collines encadrant la baie à l’est. Ils mouillèrent le sable pour représenter un delta et deux fleuves, l’un qui arrosait le nord, l’autre le sud d’une grande vallée. À l’est de cette grande vallée, des collines montaient vers des montagnes bien plus hautes que la chaîne côtière, aux cimes enneigées (qu’ils représentèrent par des graines de pissenlits), abritant en leur sein un ou deux grand lacs.

Ils indiquèrent tout cela avec d’infinies palabres sur tel ou tel détail, en perfectionnant les creux avec les ongles, en repositionnant les brins d’herbe ou les branches de pins ; et tout ça pour une carte que la première marée emporterait. Mais quand ils eurent terminé, les Chinois surent que l’or de ces gens venait du pied des collines ; leur sel des rivages de la baie ; leur obsidienne et leurs turquoises du nord et d’au-delà des hautes montagnes, et ainsi de suite. Et tout cela sans langage commun, juste des choses placées pour en représenter d’autres, et ce modèle en sable de leur pays.

Et puis, les jours suivants, ils échangèrent des mots pour bon nombre d’objets courants et d’événements. I-Chin fit des listes, entreprit un glossaire et commença à apprendre sa langue à l’un des enfants locaux, une petite fille d’environ six ans qui était la fille du chef, et très éveillée ; un vrai moulin à paroles, que les marins chinois appelèrent Bouton d’Or, à la fois à cause de sa mine enthousiaste et parce qu’elle leur évoquait un soleil radieux. Elle adorait dire à I-Chin le nom de chaque chose, avec aplomb ; et, plus vite que Kheim ne l’aurait cru possible, elle parla le chinois comme si c’était sa propre langue, les mélangeant parfois, mais réservant généralement le chinois à I-Chin, comme si c’était son langage privé, et lui quelque être bizarre, ou un plaisantin invétéré, inventant sans arrêt de faux noms pour les choses – ni l’une ni l’autre de ces hypothèses n’étant très loin de la vérité. Ses aînés comprenaient certainement qu’I-Chin était un drôle d’étranger, leur prenant le pouls, leur tâtant l’abdomen, leur regardant la bouche, demandant à voir leurs urines (ce qu’ils refusèrent), et ainsi de suite. Ils avaient déjà eux-mêmes une sorte de docteur, qui les menait à des rituels de purification dans de simples bains de vapeur. Ce vieillard aux traits marqués et au regard fou n’était d’ailleurs pas un docteur au sens où l’entendait I-Chin, mais celui-ci prit beaucoup d’intérêt à consulter son herbier et à écouter ses explications, pour autant qu’I-Chin les comprenait, en se servant d’un langage des signes beaucoup plus élaboré, et du savoir grandissant qu’avait Bouton d’Or du chinois. Les gens appelaient leur langue le « miwok », qui était aussi le nom qu’ils se donnaient à eux-mêmes ; ce mot voulait dire « peuple », ou quelque chose d’équivalent. Ils firent comprendre aux Chinois avec leurs cartes que leur village contrôlait la zone irriguée par le fleuve qui se jetait dans la baie. D’autres Miwoks vivaient autour des cours d’eau tout proches de la péninsule, entre la baie et l’océan ; d’autres gens portant un autre nom vivaient dans d’autres endroits du pays, chacun avec leur propre langue, leur propre territoire. Les Miwoks pouvaient discuter de ces détails pendant des heures et des heures. Ils expliquèrent aux Chinois que le grand détroit qui menait à l’océan avait été créé par un tremblement de terre, et que la baie avait été pleine d’eau douce avant que le cataclysme n’y laisse pénétrer l’océan. Cela parut peu probable à I-Chin et Kheim, mais un matin, alors qu’ils s’étaient endormis sur la plage, ils furent réveillés par une puissante secousse, et le tremblement de terre se prolongea durant quelques battements de cœur. Il se reproduisit deux fois ce matin-là, et après ils ne furent plus aussi sûrs d’eux en ce qui concernait le détroit.

Ils aimaient tous les deux écouter parler les Miwoks, mais seul I-Chin était intéressé par la façon dont les femmes rendaient comestibles les glands amers des chênes aux feuilles lobées, en les broyant et en lavant la poudre obtenue sur des lits de feuilles et de sable. I-Chin trouva ce processus très ingénieux. Cette farine, ainsi que le saumon frais ou séché, composait la base de leur alimentation, qu’ils offraient volontiers aux Chinois. Ils mangeaient aussi du chevreuil, une espèce de chevreuil géant, du lapin, et toutes sortes d’oiseaux d’eau. En fait, alors que l’automne descendait doucement sur eux et que les mois succédaient aux mois, les Chinois finirent par comprendre que la nourriture était si abondante ici qu’ils n’avaient pas besoin de l’agriculture, telle qu’on la pratiquait en Chine. Pourtant, l’île était très peu peuplée. C’était l’un de ses mystères.

Les parties de chasse des Miwoks étaient d’importantes excursions dans les collines, cela durait toute la journée, et Kheim et ses hommes furent autorisés à s’y joindre. Les arcs dont se servaient les Miwoks étaient de mauvaise facture mais remplissaient parfaitement leur office. Kheim ordonna à ses marins de garder leurs arbalètes et arquebuses cachées sur le navire, tandis qu’on laissait les canons en vue, mais sans dire à quoi ils servaient, ce qu’aucun autochtone ne demanda.

Lors d’une des ces parties de chasse, Kheim et I-Chin remontèrent avec le chef, Ta Ma, et quelques-uns des Miwoks le fleuve qui traversait leur village, jusqu’en haut des collines et une haute prairie d’où on pouvait observer un magnifique panorama de l’océan à l’ouest. À l’est, ils pouvaient voir, par-delà la baie, des rangées de collines vertes.

La prairie était humide, marécageuse, pleine de hautes herbes, semée de bouquets de chênes et d’autres arbres. Il y avait un lac, en bas de la prairie, entièrement recouvert d’oies – un manteau neigeux d’oiseaux, cancanants, râleurs, dérangés par quelque chose. Puis tout le monde s’envola à grands coups d’ailes, formant dans les airs des groupes qui tournoyaient, se divisaient, se reformaient, volant en rase-mottes au-dessus des chasseurs, poussant de grands cris ou silencieusement concentrés sur leur vol, le claquement distinct de leurs puissantes ailes déchirant les cieux. Il y en avait des milliers et des milliers.

Les hommes regardèrent ce spectacle sans bouger, les yeux ronds. Quand les oies eurent toutes pris leur essor, ils virent pourquoi elles étaient parties ; un troupeau de cerfs géants était venu s’abreuver au lac. Les cerfs avaient d’énormes bois sur la tête. Ils regardèrent les hommes de l’autre côté du lac, vigilants mais impavides.

Pendant un instant, tout fut silencieux.

Pour finir, le cerfs géants s’en allèrent. La réalité s’était réveillée.

— Que des êtres conscients, dit I-Chin, qui n’avait cessé de marmonner ses soutras bouddhiques.

D’habitude, Kheim n’avait pas de temps à perdre avec de telles inepties, mais à présent, alors que la journée avançait et qu’ils marchaient dans les collines, ils apercevaient des troupes de paisibles castors, des cailles, des lapins, des renards, des mouettes, des corbeaux, des daims, une ourse et ses deux oursons, une bête qui chassait – une bête à la longue queue grise ondoyante, un peu comme un croisement de renard et d’écureuil –, et ainsi de suite. C’était un pays tout simplement plein d’animaux, vivant en harmonie sous un ciel bleu, silencieux, où rien ne bougeait : la nature dans toute sa splendeur, les hommes n’étant que quelques-uns de ses habitants. Kheim commença à se sentir bizarre. Il comprit qu’il avait longtemps pris la Chine pour la réalité elle-même. Taiwan, Mindanao et les autres îles qu’ils avaient vues étaient comme des petits morceaux de terre, des rebuts ; la Chine était pour lui le monde. Et la Chine c’était les gens. Construite, cultivée, domestiquée, c’était un monde si complètement humain que Kheim n’avait jamais pensé qu’il pût y avoir autrefois un monde naturel différent du sien. Mais il avait sous les yeux, ici, une terre sauvage, aussi riche que possible d’animaux en tous genres et, par ailleurs, apparemment bien plus grande que Taiwan ; plus grande que la Chine, plus grande que le monde qu’il avait laissé derrière lui.

— Où diable sur Terre pouvons-nous bien être ? demanda-t-il.

— Nous avons trouvé la source des fleurs de pêcher, répondit I-Chin.


L’hiver arriva, et pourtant il faisait encore chaud la journée, et frais la nuit. Les Miwoks leur donnèrent des capes taillées dans des peaux d’otarie cousues entre elles par des lacets de cuir, incroyablement douces à la peau, aussi luxueuses que les vêtements de l’Empereur de Jade. Quand le temps était à l’orage, il pleuvait et le ciel s’assombrissait, mais sinon il faisait toujours beau, et le soleil brillait. Et tout ceci à la même latitude que Beijing, d’après I-Chin, et à une époque de l’année où il devait y souffler un vent glacial, ce qui fit que les marins appréciaient d’autant plus ce climat. Kheim avait de la peine à croire les autochtones quand ils lui disaient que c’était comme ça tous les hivers.

Au solstice d’hiver, une journée chaude et ensoleillée comme les autres, les Miwoks invitèrent I-Chin et Kheim dans leur temple, une petite chose ronde comme une pagode pour nains, en contrebas dans la terre, entièrement recouverte de gazon, et dont le poids était supporté par quelques arbres se ramifiant comme pour former un nid. On se serait cru dans un œuf. Les flammes d’un petit feu et les rayons du soleil, passant par une ouverture pratiquée dans le toit et filtrés par la fumée, baignaient l’intérieur d’une douce lumière. Les hommes portaient leur coiffe à plumes cérémonielle et de nombreux colliers de coquillages qui brillaient à la lueur des flammes. Ils dansèrent autour du feu au rythme lancinant des tambours, chacun à leur tour à mesure que la nuit s’avançait, recommençant inlassablement, si bien que Kheim, stupéfait, se demanda s’ils s’arrêteraient jamais. Il lutta pour ne pas s’endormir, sentant l’importance de cette cérémonie pour ces hommes qui ressemblaient à s’y méprendre aux animaux dont ils se nourrissaient. Ce jour marquait le retour du soleil, après tout. Mais il était si dur de rester éveillé. Finalement, il se leva d’un bond et se joignit aux danseurs les plus jeunes, qui lui firent de la place, et il caracola de-ci de-là, ses jambes de marin agitées de mouvements désordonnés. Il dansa, et dansa, jusqu’à s’effondrer dans un coin. Il ne s’éveilla qu’à la toute fin de l’aube, sous un ciel baigné de lumière. Le soleil était sur le point de jaillir au-dessus des collines bordant la baie. Un groupe de jeunes femmes célibataires conduisit la joyeuse bande exténuée de danseurs et de musiciens jusqu’aux bains de vapeur. Dans son état de stupeur, Kheim fut frappé par la beauté de ces femmes. Il s’émerveillait du fait qu’elles étaient particulièrement fortes, aussi robustes que les hommes, qu’elles avaient les pieds nus, et qu’elles jetaient de leurs yeux non maquillés des regards impertinents. En fait, il était clair qu’elles se moquaient joyeusement des hommes épuisés qu’elles escortaient. Elles les aidèrent à retirer leurs parures de plumes et de coquillages, ne se privant pas, si Kheim comprenait bien, de lancer quelques commentaires égrillards, même s’il était toujours possible qu’il entende ce qu’il avait envie d’entendre. Mais l’air brûlant, la sueur évacuée par son corps, le saut maladroit et brutal dans l’eau de la rivière, le remirent brusquement d’aplomb, dans la lumière du matin ; tout cela ne fit qu’accroître à ses yeux la beauté de ces femmes, qui passait tout ce qu’il se souvenait d’avoir jamais connu en Chine, où un marin n’approchait, en guise de beauté, que les jeunes filles en fleurs des restaurants. L’émerveillement, la sensualité et le froid de la rivière eurent beau combattre sa fatigue, il s’endormit sur la plage au soleil.


Il était de retour sur le navire amiral quand I-Chin vint le voir, la mine sinistre.

— L’un d’eux est mort, hier soir. Ils me l’ont amené. C’était la variole.

— Quoi ? Tu es sûr ?

I-Chin hocha gravement la tête, aussi gravement qu’aux heures les plus sombres.

Kheim reprit aussitôt ses esprits.

— Il va falloir rester à bord du navire.

— Nous devrions partir, dit I-Chin. Je pense que c’est nous qui la leur avons apportée.

— Mais comment ? Personne à bord n’avait la variole.

— Aucun des habitants ici n’a de marques de variole. Je pense que c’est nouveau pour eux. Quelques-uns d’entre nous l’ont eue enfants, comme tu peux le voir. Li et Peng en gardent encore les traces, et Peng a couché avec l’une des femmes locales. C’est son enfant qui est mort. Et elle aussi est malade.

— Non…

— Si, hélas. Tu sais ce qui arrive aux sauvages quand une nouvelle maladie survient. J’ai vu ça en Aozhou. La plupart meurent. Ceux qui n’en meurent pas seront ensuite immunisés, mais ils peuvent également contaminer ceux qui ne le sont pas, je ne sais pas. En tout cas, c’est mauvais.

Ils pouvaient entendre la petite Bouton d’Or s’amuser sur le pont au-dessus d’eux, jouant à quelque jeu avec les marins. Kheim fit un geste vers le haut.

— Et elle ?

— Nous pourrions l’emmener, je pense. Si elle retourne sur le rivage, elle mourra sûrement, comme les autres.

— Mais si elle reste avec nous, elle risque aussi de l’attraper et de mourir.

— C’est vrai. Mais je pourrai toujours essayer de m’occuper d’elle.

Kheim fronça les sourcils, et dit enfin :

— Nous avons de quoi boire et manger. Va prévenir les hommes. Nous mettrons cap au sud, et nous prendrons nos dispositions pour retraverser l’océan au printemps, et regagner la Chine.

Avant de partir, Kheim emmena Bouton d’Or et rama jusqu’au rivage, mais resta bien éloigné du village. Le père de Bouton d’Or les aperçut et courut dans la mer. Il avait de l’eau jusqu’aux genoux, dans le calme de la marée descendante. Il dit quelque chose d’une voix grinçante. Kheim vit sur son visage les pustules de la variole. Kheim rama précipitamment vers le navire.

— Qu’a-t-il dit ? demanda-t-il à la fillette.

— Il a dit que les gens étaient malades. Qu’il y avait des morts.

Kheim déglutit.

— Dis-lui que c’est nous qui avons apporté cette maladie.

Bouton d’Or le regarda sans comprendre.

— Dis-lui que nous avons apporté la maladie avec nous. C’est un accident. Peux-tu le lui dire ? Fais-le.

Elle trembla dans le fond de l’embarcation.

Soudain en colère, Kheim cria au chef des Miwoks :

— Nous vous avons contaminés, c’est un accident !

Ta Ma le regarda.

— Bouton d’Or, s’il te plaît, dis-lui quelque chose. Dis quelque chose !

Elle leva les mains et cria quelque chose. Ta Ma fit deux pas dans l’eau, s’y enfonçant jusqu’à la taille. Kheim donna quelques coups de rames supplémentaires, en jurant. Il était en colère, et ne pouvait passer sa colère sur personne.

— On doit partir ! hurla-t-il. On s’en va ! Dis-le-lui, cria-t-il furieusement à Bouton d’Or. Dis-lui !

Elle appela Ta Ma, apparemment affolée.

Kheim se leva dans la barque, la faisant bouger. Il pointa du doigt son cou et son visage, puis Ta Ma. Il mima la détresse, le vomissement, puis la mort. Il désigna le village et fit un geste de la main signifiant qu’il serait balayé, d’un seul coup. Il désigna Ta Ma et lui dit qu’il devait partir, qu’ils devaient tous partir, se disperser. Pas dans les autres villages, mais dans les collines. Il se montra, lui, puis la fillette blottie dans la barque. Il mima qu’il ramait, puis qu’ils mettaient les voiles. Il pointa la fillette, la montrant joyeuse, jouant, grandissant – tout cela sans desserrer les dents.

Ta Ma ne parut pas comprendre la moindre bribe de cette charade. L’air ahuri, il dit quelque chose.

— Qu’a-t-il dit ?

— Il a dit : que faisons-nous ?

Kheim indiqua encore une fois les collines, lui signifiant de s’y éparpiller.

— Allez ! cria-t-il. Dis-lui ! Partez ! Dispersez-vous !

Elle dit quelque chose à son père, au bord des larmes.

Ta Ma répondit autre chose.

— Qu’a-t-il dit, Bouton d’Or ? Tu peux me le dire ?

— Il a dit adieu.

Les deux hommes se regardèrent. Bouton d’Or les regardait alternativement, l’un, puis l’autre, effrayée.

— Éparpillez-vous pour deux mois ! dit Kheim, se rendant compte que cela ne servirait à rien mais le disant quand même. Laissez ceux qui sont malades et allez-vous-en. Après, vous pourrez vous retrouver, et la maladie ne vous fera plus de mal. Partez ! Nous emmenons Bouton d’Or, nous prendrons soin d’elle. Nous la mettrons sur un navire où personne n’a jamais eu la variole. On s’occupera d’elle. Allez !

Il renonça.

— Répète-lui ce que je viens de dire, dit-il à Bouton d’Or.

Mais elle se contenta de gémir et de pleurnicher au fond de l’embarcation. Kheim rama jusqu’au navire et ils partirent ; sortirent de la grande embouchure de la baie en profitant de la marée descendante.



Bouton d’Or pleura souvent pendant les trois premiers jours de leur voyage, puis elle mangea comme une ogresse, après quoi elle se mit à parler exclusivement en chinois. Kheim était torturé par l’idée qu’il n’aurait peut-être pas dû l’emmener. Mais elle serait probablement morte, s’ils l’avaient laissée, lui rappela I-Chin. Kheim n’était pas sûr que, même ça, soit une raison suffisante. Et la vitesse à laquelle elle s’était adaptée à sa nouvelle vie ne faisait qu’accroître son malaise. Était-ce donc là ce qu’ils étaient, depuis toujours ? Des gens si insensibles, à la mémoire si courte ? Capables de se glisser dans la première vie qu’on daignait leur offrir, quelle qu’elle fût ? C’était si étrange.

L’un de ses officiers s’approcha de lui.

— Peng n’est à bord d’aucun des bateaux. Nous pensons qu’il a dû regagner le rivage à la nage et rester avec eux.


Bouton d’Or tomba malade elle aussi, et I-Chin l’enferma à la proue du vaisseau amiral, dans un espace bien aéré, sous le beaupré et au-dessus de la figure de proue – qui était une statue en or de Tianfei. Il passa de nombreuses heures à s’occuper de la fillette pendant les Six Stades de la maladie, qui allaient de la fièvre dévorante et du pouls filant du Grand Yang au Grand Yin, en passant par le Petit Yang et le Yang Lumineux – au cours duquel la fièvre alternait avec des frissons glacés. Il lui prenait le pouls à chaque changement de quart, vérifiait tous ses signes vitaux, creva certaines de ses pustules, lui administra des remèdes pris dans ses sacoches, et surtout une décoction appelée le Don du Dieu de la Variole, qui était composée de poudre de corne de rhinocéros, de vers de neige du Tibet, de jade et de perles pilées. Il dut aussi, quand il lui sembla qu’elle restait coincée – entre la vie et la mort – dans le Petit Yin, lui administrer quelques doses d’arsenic. Kheim ne reconnaissait pas dans ses symptômes ceux de la variole habituelle, mais les marins firent quand même les sacrifices rituels au Dieu de la vérole, en brûlant de l’encens et du papier monnaie sur un autel, dont on avait dressé en hâte une copie sur chacun des Huit Vaisseaux.

Plus tard, I-Chin reconnut s’être dit que le fait de se trouver en haute mer avait été crucial pour sa guérison. Son corps roulait dans son lit quand les vagues enflaient, et il avait remarqué que sa respiration et son pouls suivaient le rythme des flots : quatre respirations et six battements d’un pouls encore léger à chaque vague. Ce genre de convergence avec les éléments était très positive. En outre, l’air salé lui emplissait les poumons de ki, et elle avait la langue moins chargée. Il lui donnait même de petites cuillerées d’eau de mer à avaler, ainsi que toute l’eau douce, l’eau du fleuve de son village, qu’elle pouvait boire. Voilà comment elle se remit et, ensuite, elle alla très bien, ne conservant que de légères marques de variole sur le dos et le cou.

Pendant tout ce temps, ils voguèrent vers le sud, le long de la côte de la nouvelle île, en s’étonnant chaque jour un peu plus de ne pas en avoir déjà atteint l’extrémité. Un cap leur donna l’impression d’en être le terme, mais, au-delà, ils virent que la terre s’incurvait à nouveau vers le sud, derrière des îles vides, cuites par le soleil. Plus loin, toujours au sud, ils virent des villages sur les plages. Ils en savaient assez, à ce moment-là, pour identifier les temples en forme de nid. Tout en maintenant la flotte bien au large, Kheim laissa s’approcher une pirogue, et demanda à Bouton d’Or d’essayer de parler pour eux. Mais les gens de la pirogue ne la comprenaient pas, et elle ne les comprenait pas non plus. Kheim fit son numéro de sourd-muet, les prévenant de la maladie et du danger, et les indigènes s’éloignèrent rapidement, à grands coups de rames.

Ils commencèrent à naviguer contre un courant du sud, mais il n’était pas violent, et les vents soufflaient constamment de l’ouest. La pêche, à cet endroit, était excellente, et le temps clément. Les jours succédaient aux jours, identiques, en un cercle parfait. La côte s’enfonça à nouveau vers l’est, puis courut vers le sud, presque jusqu’à l’équateur, par-delà un grand archipel d’îles basses, où il était facile de mouiller l’ancre, où l’eau était bonne, et où il y avait des oiseaux de mer aux pattes bleues.

Ils arrivèrent enfin à une ligne de côtes qui montait presque à la verticale, avec de grands volcans enneigés dans le lointain, comme le Fuji, mais deux fois plus grands – au moins ! –, qui ponctuaient le ciel derrière une chaîne côtière abrupte, elle-même fort haute. Si quelqu’un avait encore pu conserver l’illusion que cet endroit était une île, ce gigantisme final y aurait mis fin.

— Tu es sûr que ce n’est pas l’Afrique ? demanda Kheim à I-Chin.

I-Chin ne savait pas trop.

— Peut-être. Peut-être que les gens que nous avons laissés au nord sont les derniers survivants du Fulan, retournés à l’état primitif. C’est peut-être la côte ouest du monde, et nous sommes passés devant l’entrée de leur mer du Milieu pendant la nuit, ou dans le brouillard. Mais je ne crois pas.

— Alors, où sommes-nous ?

I-Chin montra à Kheim, sur les longues bandes de leur carte, l’endroit où il pensait qu’ils étaient ; à l’est des dernières marques, là où la carte était toute blanche. Mais il indiqua d’abord la bande la plus à l’ouest.

— Tu vois, le Fulan et l’Afrique ressemblent à ça, du côté ouest. Les cartographes musulmans sont formels. Et Hsing Ho a calculé que le monde faisait près de soixante-quinze mille lis de circonférence. S’il a raison, nous n’avons fait que la moitié de la distance que nous aurions dû parcourir, ou même moins, à travers le Dahai vers l’Afrique et le Fulan.

— Alors, peut-être qu’il se trompe. Peut-être que le monde occupe une plus grande partie du globe qu’il ne le pense. Ou alors, c’est que la Terre est plus petite.

— Mais sa méthode était bonne. J’ai fait les mêmes calculs pendant notre voyage aux Moluques, et j’ai prouvé qu’il avait raison.

— Mais regarde ! fit Kheim en indiquant le pays montagneux. Si ce n’est pas l’Afrique, qu’est-ce que c’est ?

— Une île, j’imagine. Une grande île, loin dans le Dahai, où personne n’était jamais allé à la voile. Un autre monde, comme le vrai. Un monde de l’Est, comme le monde de l’Ouest.

— Une île où personne ne serait jamais allé ? Dont personne n’aurait jamais entendu parler ?

Kheim ne pouvait pas le croire.

— Alors ? fit I-Chin, qui ne pouvait accepter cette idée. Qui d’autre, avant nous, aurait pu venir ici et repartir pour en parler ?

Kheim admit l’argument.

— Nous ne sommes pas revenus non plus.

— Non. Et rien ne garantit que nous y arriverons. Se pourrait-il que Hsu Fu soit venu ici, ait essayé de revenir et ait échoué ? Nous trouverons peut-être ses descendants sur cette côte même.

— Peut-être.


En se rapprochant de l’immense terre, ils virent une ville, sur la côte. Rien d’impressionnant par rapport aux villes de chez eux, mais assez importante, par rapport aux petits villages du Nord. Elle était presque complètement couleur de boue, mais les toits de plusieurs grands bâtiments, à l’intérieur et à l’arrière de la ville, étaient recouverts d’or battu. Ce n’étaient pas des Miwoks !

Ils mirent donc à la voile vers la côte, prudemment, craintivement, les canons de leur vaisseau chargés et prêts à tirer. Ils furent surpris de voir sur la plage des embarcations primitives – des barques de pêche comme celles que certains d’entre eux avaient vues dans les Moluques, surtout des bateaux à deux proues, faits de fagots de roseaux. Nulle part ils ne voyaient d’armes, de voiles, de quais ni de port. Rien qu’une jetée de pierre qui semblait flotter, ancrée au large de la plage. Ça faisait drôle de voir la munificence terrestre des bâtiments aux toits d’or voisiner avec une telle pauvreté maritime. I-Chin dit :

— Ça devait être un royaume de l’intérieur des terres, au départ.

— J’imagine que si la dynastie Han n’était pas tombée, la côte de la Chine ressemblerait à ça.

— Oui, on a eu de la chance, à voir ces bâtiments.

Drôle d’idée. Mais le seul fait de parler de la Chine était un réconfort. Après ça, ils se montrèrent des endroits de la ville en disant : « C’est comme à Cham », ou « Ils faisaient des maisons comme ça à Lanka », et ainsi de suite. Et bien que ça ait encore eu l’air bizarre, il était évident, avant même qu’ils ne repèrent les gens qui les regardaient sur la plage, que cette ville serait habitée, et pas par des singes ou des oiseaux.

Ils n’avaient pas grand espoir que Bouton d’Or puisse se faire comprendre d’eux, mais ils l’emmenèrent quand même près du rivage, dans leur grand canot. Ils gardèrent les arbalètes et les mousquets cachés sous leurs bancs pendant que Kheim, planté à la proue, faisait les gestes de paix qui lui avaient concilié les bonnes grâces des Miwoks. Puis il demanda à Bouton d’Or de les saluer gentiment dans sa propre langue, ce qu’elle fit d’une voix haute, claire et pénétrante. Les gens sur la plage les regardaient. Certains, avec des coiffes qui ressemblaient à des couronnes de plumes, leur répondirent, mais ils ne parlaient pas la langue de Bouton d’Or, ni aucune langue qu’ils aient jamais entendue.

Ces coiffes compliquées faisaient à Kheim l’impression d’être vaguement militaires, et il dit à ses hommes de s’écarter un peu de la plage et de faire attention aux arcs, aux lances, ou à tout ce qui ressemblait de près ou de loin à une arme. Quelque chose, dans l’allure de ces gens, évoquait la possibilité d’un coup fourré.

Mais il n’arriva rien de tel. Au contraire, quand ils revinrent, à la rame, le lendemain, tout un contingent d’hommes portant des tuniques à carreaux et des coiffes de plumes se prosternèrent sur la plage. Un peu mal à l’aise, Kheim ordonna de débarquer, en restant aux aguets.

Mais tout se passa bien. À l’aide de gestes et de quelques rudiments de langage, la communication s’amorça, même si les indigènes semblaient prendre Bouton d’Or pour le chef du groupe de visiteurs, leur talisman, ou plutôt leur prêtresse – c’était impossible à dire. En tout cas, ils la vénéraient. L’échange se faisait surtout par gestes, et principalement avec un vieil homme portant, sur une frange qui lui tombait jusqu’aux yeux, une couronne de plumes surmontée tout en haut d’une sorte d’insigne. Les rapports étaient cordiaux, empreints de curiosité mutuelle et de bonne volonté. On leur offrit des gâteaux faits d’une sorte de farine lourde, qui tenait au corps, et de gros tubercules qu’il fallait cuire. Le tout était arrosé d’une bière aigre, légère, apparemment la seule boisson des indigènes. Enfin, on leur apporta une pile de couvertures finement tissées, très douces et chaudes, faites d’une laine tirée de moutons qui donnaient l’impression d’avoir été croisés avec des chameaux, mais qui étaient manifestement des créatures complètement différentes, inconnues dans le vrai monde.

Tout cela fit que Kheim se sentit suffisamment en confiance pour accepter une invitation à quitter la plage et à rendre visite au roi ou à l’empereur local, dans l’énorme palais au toit d’or qui se trouvait en haut d’une colline, de l’autre côté de la ville. Tout ça pour l’or…, se dit Kheim alors qu’il se préparait pour le trajet, encore un peu mal à l’aise malgré tout. Il chargea un petit mousquet et le mit dans un havresac qu’il coinça sous son bras, sous son manteau. Il laissa à I-Chin des instructions pour une éventuelle opération de sauvetage, si nécessaire. Et ils partirent, Kheim, Bouton d’Or et une douzaine des plus grands matelots du vaisseau amiral, escortés par un groupe d’indigènes en tuniques à damiers.

Ils suivirent une piste qui passait devant des champs et des maisons. Les femmes, dans les champs, portaient leurs bébés attachés à des planches, sur leur dos, et filaient la laine tout en marchant. Elles accrochaient leurs métiers à tisser à des cordes nouées dans les arbres, afin d’avoir la tension nécessaire pour tisser. Ils n’avaient pas l’air de connaître d’autres motifs que les damiers, généralement jaunes et noirs, ou rouges et noirs. Leurs champs étaient des buttes rectangulaires, qui émergeaient des terres au bord du fleuve. Ils étaient inondés, comme les rizières, mais ce n’en était pas. C’était probablement là qu’ils faisaient pousser leurs tubercules. Tout était semblable, et en même temps différent. Ici, l’or semblait aussi commun que le fer en Chine, sauf que nulle part on ne voyait de fer.

Le palais qui dominait la ville était énorme, plus gros que la Cité Interdite de Beijing, avec plein de bâtiments rectangulaires disposés en damiers. Tout était sur le même modèle que leurs tissus. Des colonnes de pierre, dans la cour, devant le palais, étaient sculptées de motifs étranges, d’oiseaux et d’animaux mélangés, peints de toutes les couleurs, si bien que Kheim avait du mal à les regarder. Il se demanda si les curieuses créatures qu’ils représentaient vivaient dans l’arrière-pays, ou si c’étaient leurs versions du dragon et du phénix. Il vit beaucoup de cuivre, de bronze et de laiton, mais surtout de l’or. Les gardes, debout en rang autour du palais, tenaient de longues lances à pointe d’or, et des boucliers, également en or. Décoratif, mais pas très pratique. Leurs ennemis ne devaient pas avoir de fer non plus.

À l’intérieur du palais, on les emmena dans une vaste pièce avec un mur ouvert sur une cour, les trois autres étant recouverts de filigrane d’or. Des couvertures étaient étalées par terre, et Kheim, Bouton d’Or et les autres Chinois furent invités à s’asseoir sur l’une d’elles.

L’empereur entra. Tout le monde s’inclina, et s’assit par terre. L’empereur prit place sur un tissu à carreaux près des visiteurs, et dit quelque chose, poliment. C’était un homme d’une quarantaine d’années, beau, avec de belles dents blanches, un front large, des pommettes hautes, proéminentes, des yeux marron clair, un menton pointu et un nez busqué. Il portait une couronne d’or, ornée de petits têtes d’or qui se balançaient dans des trous percés dans la coiffe, comme les têtes de pirates aux murailles de Hangzhou.

Cela aussi mit Kheim mal à l’aise. Il changea son pistolet de place sous son manteau, et regarda subrepticement autour de lui. Il ne vit rien d’autre de troublant. Évidemment, il y avait ces hommes au regard dur, manifestement les gardes de l’empereur, prêts à bondir au moindre signe de danger – ce qui paraissait normal quand il y avait des étrangers dans le coin. Mais en dehors de ça, rien.

Un prêtre portant une cape faite de plumes d’oiseau bleu cobalt entra et se livra à une cérémonie pour l’empereur. Ensuite, ils festoyèrent toute la journée. Ils mangèrent une viande qui ressemblait à de l’agneau, des légumes, et des purées que Kheim ne reconnut pas. En dehors d’un alcool vraiment fort, ils n’eurent à boire que de la bière légère. Kheim finit par se sentir un peu ivre, et il vit que ses hommes n’allaient pas mieux que lui. Bouton d’Or n’aima aucune des saveurs, et mangea et but très peu. Dans la cour, au-dehors, des hommes dansaient au rythme des tambours et des flûtes de roseau. Ils ressemblaient beaucoup aux musiciens coréens, ce qui surprit Kheim ; il se demanda si les ancêtres de ces gens avaient dérivé de Corée plusieurs années auparavant, emmenés par le Kuroshio. Peut-être ce pays tout entier avait-il été peuplé par quelques vaisseaux égarés, il y avait de nombreuse dynasties de cela. D’ailleurs, la musique réveillait des échos d’un autre âge. Comment savoir ? Il en reparlerait à I-Chin en remontant à bord.

Au coucher du soleil, Kheim manifesta le désir de regagner son bâtiment, justement. L’empereur se contenta de le regarder, fit un signe au grand prêtre et se leva. Tout le monde l’imita, puis s’inclina de nouveau. Il quitta la pièce.

Lorsqu’il fut parti, Kheim prit Bouton d’Or par la main et essaya de la ramener par le chemin qu’ils avaient suivi pour venir bien qu’il ne fut pas trop sûr de s’en souvenir ; mais les gardes les empêchèrent de sortir, leur barrant la porte avec leurs lances à pointe d’or, dans une attitude aussi cérémonielle que leurs danses, un peu plus tôt.

Kheim exprima, par gestes, son déplaisir, ce qui n’était pas très difficile, et indiqua que Bouton d’Or serait triste et en colère si on l’empêchait de retourner sur son bateau. Mais les gardes ne bougèrent pas.


Voilà. Ça devait arriver. Kheim se maudissait d’avoir quitté la plage avec des gens aussi étranges. Il pensa au pistolet sous son manteau. Il n’aurait droit qu’à un seul coup. Il n’avait plus qu’à espérer qu’I-Chin réussirait à les sauver. C’était une bonne chose qu’il ait insisté pour que le docteur restât en arrière ; il savait qu’I-Chin était le plus à même d’organiser une opération de sauvetage.

Les captifs passèrent la nuit blottis les uns contre les autres sur leur couverture, entourés de gardes qui ne dormirent pas mais passèrent leur temps debout, à mâcher de petites feuilles qu’ils tiraient de pochons cachés sous leurs tuniques à carreaux. Ils les regardaient, les yeux brillants. Kheim entoura Bouton d’Or de ses bras, et elle se lova comme une chatte contre lui. Il faisait froid. Kheim dit aux autres de se masser autour d’eux, la protégeant par leur seul contact, ou du moins la proximité de leur chaleur.

À l’aube, l’empereur revint, vêtu comme un paon gigantesque, ou un phénix, accompagné par des femmes portant des cônes d’or sur les seins, étrangement formés comme de vrais seins, avec des tétons en rubis. Elles encadraient un enfant, un garçon d’après Kheim, bien qu’il n’en fut pas sûr. En les voyant, Kheim fut pris de l’espoir absurde que tout irait bien. Puis, derrière eux, entrèrent le grand prêtre et un personnage portant un masque à damiers, dont la coiffe était ornée de petits crânes pendouillants. Une image de leur dieu de la mort, à n’en pas douter. Il était là pour les exécuter, pensa Kheim. Cela lui causa un tel choc qu’il fut plongé dans un état de conscience supérieure où l’or, plaqué de blanc par le soleil, et l’espace autour de lui gagnaient en profondeur et en densité. Les indigènes à carreaux y paraissaient aussi réels et vivants que des démons festoyant.

On les conduisit dehors dans la lumière rasante, brumeuse. Ils commencèrent à monter en direction du soleil levant. Ils montèrent toute la journée, et la journée du lendemain aussi, jusqu’à ce que Kheim se sente étouffer. Il s’arrêtait de temps en temps sur une corniche pour regarder, stupéfait, derrière lui, vers le bas, tout en bas, vers la mer, qui était une surface texturée, bleue, extrêmement plate et tellement loin, si LOIN. Il n’avait jamais imaginé pouvoir monter aussi haut au-dessus de l’océan. C’était comme s’il volait. Et pourtant, il y avait des monts encore plus hauts devant eux et, sur certaines crêtes de la chaîne de montagnes, des volcans blancs, massifs, comme des super Fuji.

Ils marchèrent vers ces montagnes. On les nourrissait bien, et on leur donnait à boire une infusion aussi amère que l’alun ; ensuite, au cours d’une cérémonie musicale, rituelle, on leur donna des sachets de feuilles de thé, les mêmes feuilles vertes, aux bords dentelés, que leurs gardes avaient mâchées la première nuit. Les feuilles étaient également amères. Elles lui engourdirent la bouche et la gorge, mais ensuite Kheim se sentit mieux. Les feuilles étaient un stimulant, comme le thé ou le café. Il dit à Bouton d’Or et à ses hommes qu’ils pouvaient mâcher les leurs, s’ils voulaient. La maigre force qui s’insinua en lui lui donna suffisamment de ki pour commencer à échafauder un plan d’évasion.

Il semblait peu probable qu’I-Chin puisse traverser la ville de boue et d’or pour les suivre, mais Kheim ne pouvait s’empêcher de l’espérer. C’était une sorte d’espoir démesuré, qu’il éprouvait chaque fois qu’il regardait le visage de Bouton d’Or, que ne flétrissait pas encore le doute ou la peur. Pour elle, ce n’était que la dernière étape d’un voyage déjà aussi étrange que possible. Cette partie était intéressante, en fait, avec ses couleurs de gorge d’oiseau, ses ors et ses montagnes. Elle ne semblait pas affectée par l’altitude à laquelle ils étaient montés.

Kheim commençait à comprendre que les nuages, qui s’étalaient à présent souvent en dessous d’eux, existaient dans un air plus froid et moins riche que la précieuse soupe salée qu’ils respiraient au niveau de la mer. Une fois, il crut respirer une bouffée d’air marin. Peut-être était-ce seulement le sel qui stagnait encore dans ses cheveux ? En tout cas, il en eut faim comme on a faim de nourriture. Avoir envie de manger de l’air ! Rien que de penser à quelle altitude ils étaient, il en avait le frisson.

Et pourtant, ils n’étaient pas au bout de leurs peines. Ils gravirent une crête enneigée. La piste était damée d’une matière blanche, dure. On leur donna des bottes à semelle molle, avec de la fourrure à l’intérieur, des tuniques plus lourdes et des couvertures avec des trous pour la tête et les bras, toutes ornées de motifs à damiers compliqués, avec des petites silhouettes dans les carrés. La couverture de Bouton d’Or était si longue qu’on aurait dit une robe de prêtresse bouddhiste. Elle était faite d’un tissu si fin que Kheim en fut soudain effrayé. Le petit garçon portait une cape, aussi belle que celle du grand prêtre.

Ils arrivèrent à un campement fait de roches plates, qui dépassaient de la neige. Ils firent un grand feu dans une fosse enfoncée dans cette plate-forme, et dressèrent autour un certain nombre de tentes. Leurs ravisseurs s’installèrent sur leur couverture et prirent un repas accompagné de nombreuses tasses de leur thé bouillant, de bière et de liqueur, après quoi ils firent une cérémonie en l’honneur du soleil couchant, qui sombrait dans les nuages massés sur l’océan. Ils étaient bien au-dessus des nuages, maintenant, et pourtant, au-dessus d’eux, à l’est, un grand volcan s’élevait dans le ciel indigo, ses flancs luisant d’un rose profond au moment même où le soleil jetait ses derniers feux.

La nuit fut glaciale. Kheim tint encore Bouton d’Or contre lui, la peur le réveillant chaque fois qu’elle bougeait. La fillette semblait même parfois cesser de respirer, puis recommençait, comme toujours.

On les réveilla à l’aube, et Kheim but avec reconnaissance le thé chaud qu’on leur distribua, avant un repas substantiel, puis d’autres petites feuilles vertes à mâcher ; bien que ces dernières lui soient données par le dieu exécuteur.

Ils recommencèrent à gravir le flanc du volcan alors que ce n’était encore qu’une pente de neige grise sous le ciel blanc de l’aube. L’océan, à l’ouest, disparaissait sous les nuages. Mais ils commençaient à se dissiper, et Kheim put voir, au loin, très loin en dessous, la grande étendue bleue qui était pour lui comme son village natal ou son enfance.

Le froid gagnait en intensité alors qu’ils montaient. Ils avaient de plus en plus de mal à marcher. La terre crissait sous leurs pas, et de petits morceaux de neige compacte tintaient et luisaient. Le sol était brillant, le reste, partout ailleurs, trop sombre ; la colonne de gens se fondait dans un ciel bleu-noir. Kheim pleurait, tellement il faisait froid. Les larmes roulaient sur ses joues et gelaient dans ses fines moustaches grises. Mais il avançait toujours, prenant bien soin de mettre ses pas dans les pas du garde qui le précédait, tendant autant que faire se pouvait la main dans son dos pour tenir celle de Bouton d’Or et la tirer.

Finalement, alors qu’il avait oublié de regarder vers le haut depuis un moment, ne s’attendant plus à ce que ça change jamais, la pente neigeuse s’atténua. Des roches noires, dénudées, apparurent, surgissant de la neige à droite et à gauche, et surtout devant eux, où il ne voyait rien de plus haut.

C’était bel et bien le sommet : une vaste étendue de roches dévastées pareille à de la boue gelée, déchiquetée, mêlée de glace et de neige. Au point le plus élevé de la masse torturée, quelques poteaux se dressaient. En haut flottaient des bandes de tissu et des drapeaux, comme dans les montagnes du Tibet. Peut-être venaient-ils du Tibet ?

Le grand prêtre, le dieu exécuteur et les gardes s’assemblèrent au pied de ces rochers. Les deux enfants furent emmenés vers le prêtre, des gardes retenant Kheim. Il recula, faisant mine d’abandonner, et mit les mains sous sa couverture comme s’il avait les doigts gelés ; en fait, à la recherche de son pistolet. L’ayant trouvé, il l’arma et le tira de sous son manteau, le gardant caché sous la couverture.

On donna encore un peu de thé chaud aux enfants, qu’ils burent de bon cœur. Le prêtre et ses acolytes se mirent à chanter, face au soleil, leurs tambours suivant le rythme du pénible pouls qui battait derrière les yeux à demi aveugles de Kheim. Il avait un affreux mal de tête, et tout semblait n’être que l’ombre de soi-même.

Derrière eux, sur la crête enneigée, des silhouettes montaient très vite. Elles portaient les couvertures locales, mais Kheim pensa qu’elles ressemblaient à I-Chin et à ses hommes. Beaucoup plus loin en dessous, un autre groupe s’échinait à leur poursuite.

Kheim avait déjà le cœur qui battait ; à présent, il grondait dans sa poitrine comme les tambours cérémoniels. Le dieu exécuteur prit un couteau d’or dans un fourreau de bois richement sculpté et trancha la gorge du petit garçon. Il recueillit dans un bol d’or le sang, qui se mit à fumer dans le soleil. Au son des tambours, des flûtes et des chants de prières, le corps fut enroulé dans un manteau fait du doux tissu à carreaux, et délicatement déposé au creux du pic, dans une faille entre deux grosses pierres.

L’exécuteur et le grand prêtre se tournèrent alors vers Bouton d’Or, qui se débattit vainement. Kheim sortit son pistolet de sous la couverture, vérifia le silex, visa à deux mains le dieu exécuteur, puis hurla quelque chose et bloqua sa respiration. Les gardes s’approchèrent de lui, et l’exécuteur le regarda. Kheim appuya alors sur la détente. Le pistolet claqua : il y eut un champignon de fumée, et Kheim recula de deux pas. Le dieu exécuteur tomba à la renverse et glissa sur une étendue de neige, le sang coulant à flots de sa gorge. Le couteau d’or tomba de sa main ouverte.

Tous regardèrent en ouvrant de grands yeux le dieu exécuteur, inanimé ; personne ne comprenait ce qui s’était passé.

Kheim garda le pistolet braqué sur eux, tout en fouillant dans son sac de ceinture à la recherche de la poudre, de la balle et de la bourre. Il rechargea le pistolet devant eux en hurlant, une ou deux fois, ce qui les fit sursauter.

Le pistolet rechargé, il visa les gardes, qui reculèrent. Certains se mirent à genoux, d’autres s’éloignèrent d’une démarche incertaine. C’est alors qu’il vit I-Chin et ses marins patauger dans la neige sur la dernière pente. Le grand prêtre dit quelque chose, puis Kheim le visa soigneusement avec son pistolet et tira.

De nouveau, le pistolet claqua avec un bruit assourdissant, un vrai coup de tonnerre ; de nouveau, le panache de fumée blanche monta du canon. Le grand prêtre vola en arrière comme s’il avait été frappé par un poing géant, dévala la pente et resta à gigoter dans la neige, sa cape tachée de sang.

Kheim marcha à travers la fumée vers Bouton d’Or. Il la souleva, l’arrachant à ses ravisseurs, qui frémissaient, comme tétanisés. Il descendit la piste en la portant dans ses bras. Elle n’était qu’à moitié consciente – le thé était très probablement drogué.

Kheim s’approcha d’I-Chin qui soufflait et haletait à la tête d’une bande de marins, armés jusqu’aux dents d’un fusil à pierre, d’un pistolet et d’un mousquet.

— On retourne aux bateaux ! ordonna Kheim. Au premier geste suspect, tirez !


La descente fut infiniment plus facile que la montée. En fait, cette impression de facilité était un danger en elle-même, parce que la tête leur tournait, qu’ils étaient à moitié aveuglés et si las qu’ils avaient tendance à déraper – d’autant plus que, la température se réchauffant, la neige se ramollissait et se collait à leurs semelles. En outre, comme Kheim portait Bouton d’Or, il ne voyait pas où il mettait les pieds, et il glissait souvent, parfois lourdement. Heureusement, deux de ses hommes marchaient à ses côtés, le retenant par les coudes. Dans l’ensemble, ils avançaient plutôt bien.

Une foule se massait chaque fois qu’ils approchaient de l’un des villages d’altitude. Kheim confiait alors Bouton d’Or à l’un de ses hommes, de façon à pouvoir lever son pistolet bien haut, pour que tout le monde le voie. Si les gens se mettaient en travers de leur route, il abattait celui qui avait la plus grande coiffe de plumes. La détonation semblait effrayer les indigènes plus encore que la chute soudaine et la mort sanglante de leurs prêtres et de leurs chefs. Kheim en déduisit que, chez eux, les potentats locaux étaient souvent exécutés pour un oui ou pour un non par les gardes de l’empereur.

Quoi qu’il en soit, les gens devant lesquels ils passèrent semblaient surtout pétrifiés par la façon dont les Chinois paraissaient commander au tonnerre – un grand coup de tonnerre, suivi d’une mort instantanée, comme si un éclair avait frappé, ce qui devait arriver assez souvent dans ces hautes montagnes pour leur donner une idée de ce que les Chinois avaient accompli. Un bâton de foudre.

Pour finir, Kheim confia Bouton d’Or à ses hommes et s’avança en conquérant à leur tête, rechargeant son pistolet et tirant sur ceux qui s’approchaient un peu trop, sentant monter en lui une étrange allégresse, éprouvant la force du pouvoir terrible qu’il avait sur ces pauvres sauvages qu’un simple pistolet suffisait à paralyser d’épouvante. Il était leur dieu exécuteur incarné, et il traversait leurs rangs comme s’ils étaient des marionnettes dont on aurait coupé les fils.

À la fin de la journée, ils s’arrêtèrent sur son ordre dans un village, où ils volèrent de la nourriture et mangèrent. Puis ils repartirent jusqu’à la tombée de la nuit. Ils firent halte dans un entrepôt, une immense grange aux murs de pierre et au toit de bois, bourrée jusqu’aux poutres de tissus, de grains et d’or. Kheim les obligea à ne prendre qu’un objet chacun – un bijou ou un unique lingot en forme de disque –, sans quoi ses hommes se seraient tués à porter une tonne d’or sur leur dos.

— Nous reviendrons tous un jour, leur dit-il. Et nous serons plus riches que l’empereur.

Il choisit, pour lui-même, un papillon qui butinait un bouton d’or.

Bien qu’épuisé, il eut du mal à s’empêcher de marcher, et même à se poser. Après un demi-sommeil ponctué de cauchemars, qu’il passa quasi assis à côté de Bouton d’Or, il réveilla tout le monde avant l’aube et ils repartirent vers le pied de la montagne, leurs armes à feu chargées et prêtes à tirer.

Alors qu’ils descendaient vers la côte, il devint évident que des coureurs les avaient précédés dans la nuit et avaient averti les indigènes, en bas, du désastre qui s’était produit au sommet. Une force d’hommes en armes occupait le carrefour juste au-dessus de la grande ville côtière, hurlant au son des tambours, brandissant des massues, des boucliers, des lances et des piques. Ils avaient manifestement l’avantage du nombre sur les Chinois, les hommes qu’I-Chin avait emmenés n’étant qu’une cinquantaine face aux quatre cents ou cinq cents guerriers locaux.

— Déployez-vous, leur ordonna Kheim. Descendez vers eux au milieu de la route en chantant « Encore Ivre Sur le Grand Canal ». Brandissez vos armes devant vous, et quand je vous dirai de vous arrêter, arrêtez-vous et visez leurs chefs – celui qui a le plus de plumes sur la tête. Quand je dirai « feu ! » vous tirerez tous ensemble et vous rechargerez. Rechargez aussi vite que vous le pourrez, mais attendez mon ordre pour tirer. Quand je vous le dirai, tirez et rechargez à nouveau.

Ils descendirent donc la route en chantant à pleins poumons la vieille chanson à boire, puis ils s’arrêtèrent et tirèrent une première salve. Leurs mousquets auraient aussi bien pu être une bordée de canons, parce qu’ils firent le même effet : beaucoup d’hommes tombèrent, foudroyés, couverts de sang, les survivants s’enfuyant à toutes jambes, paniqués.

Une salve avait suffi pour se rendre maîtres de la ville. Ils auraient pu la réduire en cendres, ils auraient pu la piller ; mais Kheim les fit marcher dans les rues aussi vite que possible, en chantant à tue-tête, jusqu’à la plage, où ils retrouvèrent leurs chaloupes. Ils étaient sains et saufs. Ils n’avaient même pas été obligés de tirer une seconde fois.

Kheim s’approcha d’I-Chin et lui serra la main.

— Mille mercis, lui dit-il solennellement devant tous ses hommes. Tu nous as sauvés. Sans vous, ils auraient sacrifié Bouton d’Or comme un agneau, et ils nous auraient tous tués comme des mouches.


Kheim pensait raisonnablement que les indigènes se remettraient bientôt du choc provoqué par les armes à feu, après quoi, ils étaient si nombreux qu’ils auraient l’avantage. Ils se massaient déjà à distance respectable, pour les observer. Alors, après avoir fait monter Bouton d’Or et la plupart des hommes sur les bateaux, Kheim s’entretint avec I-Chin et le cambusier, afin de voir ce dont ils avaient besoin pour retraverser le Dahai. Ensuite, il emmena un groupe de marins en armes sur le rivage, pour une dernière expédition. Les canons tirèrent une salve d’avertissement sur la ville, puis ses hommes et lui marchèrent tout droit sur le palais, au pas et en chantant, au rythme des tambours. Arrivés au palais, ils encerclèrent rapidement les murailles et se saisirent d’un groupe de prêtres et de femmes qui tentaient de fuir par-derrière. Pour faire bonne mesure, Kheim tua un prêtre d’un coup de fusil et demanda à ses hommes de ligoter les autres.

Ensuite, il se planta devant les prêtres et exprima ses exigences à l’aide de gestes. Il avait encore très mal à la tête, mais il planait, en proie à l’étrange exaltation de la mise à mort. Comme c’était facile de traduire par gestes une longue liste d’exigences ! Il se montra du doigt, montra ses hommes, indiqua l’ouest d’une main, et fit voguer l’autre sur le vent. Il leur montra des feuilles de thé, des sacs de nourriture, et leur fit comprendre que c’était ce qu’il voulait. Il mima leur transfert sur la plage. Il s’approcha du chef des otages, mima le fait de le détacher puis un au revoir. Si les marchandises n’arrivaient pas, alors… il pointa le canon de son arme vers chacun des otages. Mais si elles arrivaient, les Chinois libéreraient tout le monde et s’en iraient.

Il joua chaque étape de ce processus sans quitter les otages des yeux, ne parlant qu’en de très rares occasions, pour ne pas les distraire. Puis il ordonna à ses hommes de relâcher les femmes, quelques-uns des hommes qui n’avaient pas de coiffe de plumes, et les envoya, avec des instructions claires, chercher les marchandises requises. Il voyait, à leur regard, qu’ils avaient parfaitement compris ce qu’ils avaient à faire.

Après cela, il conduisit les otages vers la plage, et ils attendirent. L’après-midi même, des hommes apparurent dans l’une des rues principales de la ville. Ils croulaient sous des sacs qu’ils portaient sur le dos, attachés par des cordes passées autour de leur front. Ils déposèrent leurs fardeaux sur le sable, s’inclinèrent et repartirent, sans oser tourner le dos aux Chinois. De la viande séchée ; des gâteaux de céréales ; les petites feuilles vertes ; des disques d’or et des ornements – bien que Kheim ne leur ait rien demandé de pareil – ; des couvertures et des ballots de leur fameux tissu doux. En regardant ces offrandes étalées sur la plage, Kheim eut l’impression d’être un collecteur d’impôts, vorace et cruel. Mais il se sentait également soulagé, et comme habité d’une puissance souterraine, mystérieuse, venue d’un pouvoir qu’il ne comprenait pas, ou qu’il ne contrôlait pas. Par-dessus tout, il se sentait content. Ils avaient enfin ce qu’il leur fallait pour rentrer chez eux.

Il libéra lui-même les otages, leur fit signe de s’en aller. Il donna à chacun une balle de fusil, enroulant leurs doigts gourds autour.

— Nous reviendrons un jour, leur dit-il. Nous ou des gens pires que nous.

Il se demanda fugitivement s’ils attraperaient la variole, comme les Miwoks – ses marins ayant dormi sur les couvertures des indigènes, au palais.

Il n’avait aucun moyen de le savoir. Les indigènes s’éloignèrent en titubant, en serrant leur balle de fusil ou en la laissant tomber. Leurs femmes étaient plantées à distance raisonnable, heureuses de voir que Kheim avait tenu la promesse faite par gestes, heureuses de voir leurs hommes libérés. Kheim ordonna à ses marins de remonter dans les bateaux. Ils retournèrent à la rame aux bâtiments et s’éloignèrent de la grande île montagneuse.


Après toutes ces péripéties, retrouver les eaux du Grand Océan fut un vrai bonheur, à la fois paisible et familier. La ronde des jours reprit. Ils suivaient le soleil vers l’ouest, toujours vers l’ouest. La plupart du temps, il faisait chaud, le soleil brillait. Puis, un mois durant, les nuages se mirent à grossir tous les matins, pour crever dans l’après-midi en de longues averses grises. Mais l’orage se dissipait rapidement. Ensuite les vents se mettaient à souffler, venant du sud-est, gonflant leurs voiles. Les souvenirs de la grande île qu’ils laissaient derrière eux commencèrent à ressembler à des rêves, ou à ces légendes qu’ils avaient entendues sur le royaume des asuras. Sans Bouton d’Or, ils auraient eu du mal à croire à tout ce qui leur était arrivé.

Bouton d’Or s’amusait sur le navire amiral. Elle jouait dans le gréement comme un petit singe. Il y avait des centaines d’hommes à bord, mais la présence d’une simple petite fille changea tout : leur traversée s’en trouvait bénie. Les autres navires restaient près du vaisseau amiral dans l’espoir de l’apercevoir, ou bien de recevoir la bénédiction d’une éventuelle visite. La plupart des marins voyaient en elle la déesse Tianfei, voyageant avec eux pour leur sauvegarde. C’était pour ça que leur voyage de retour se déroulait beaucoup plus facilement que l’aller. Le temps était plus favorable, l’air plus chaud, il y avait plus de poissons. À trois reprises, ils passèrent près de petits atolls inhabités, et purent s’y ravitailler en noix de coco et en cœurs de palmier, et même une fois en eau douce. Plus important, sentit Kheim, ils filaient droit vers l’ouest. Ils rentraient chez eux. Cela ressemblait si peu à leur premier voyage qu’ils avaient peine à croire qu’il s’agissait de la même mer. Et dire que seule la direction avait changé ! Mais il était bien difficile de laisser le soleil derrière soi, et de quitter le monde…

Naviguer, jour après jour. Le soleil se levant à la poupe, se couchant à la proue, s’y noyant avec eux. Maintenant le soleil les aidait – peut-être même un peu trop –, c’était le septième mois, et il faisait une chaleur infernale ; puis le vent tomba pendant presque tout le mois. Ils prièrent Tianfei, en affectant de ne pas regarder Bouton d’Or.

Elle jouait dans les cordages, indifférente à leurs regards de côté. Elle parlait plutôt bien le chinois, maintenant, et avait appris à I-Chin tout le miwok dont elle se souvenait encore. I-Chin avait noté chaque mot dans un dictionnaire, en prévision des éventuelles futures expéditions vers la nouvelle île. C’était intéressant, disait-il à Kheim, parce que d’ordinaire il se contentait de choisir les idéogrammes ou combinaisons d’idéogrammes qui ressemblaient le plus au mot miwok prononcé devant lui, et rédigeait une définition aussi précise que possible du sens miwok, en fonction de la source d’information. Seulement voilà, en lisant les idéogrammes pour prononcer ce mot, il était impossible de ne pas entendre en même temps leur sens chinois, de telle sorte que le vocabulaire miwok devenait un ensemble d’homonymes supplémentaire à ajouter à la quantité déjà gigantesque de vocables chinois. De nombreux symboles littéraires ou religieux chinois reposaient sur des homonymies de pur hasard, qui produisaient d’heureuses connexions métaphoriques. Ainsi, par exemple, le dixième jour du mois, ski, était aussi l’anniversaire de la pierre, shi ; ou bien un dessin de héron et de lotus, lu et lian, formaient, par homonymie, le message « puisse votre route (lu) aller vers le haut (lian) » ; ou encore un signe tracé sur le dos d’un autre pouvait vouloir dire également « puissiez-vous être gouverneur de génération en génération ». À présent, pour I-Chin, le mot miwok qui voulait dire « rentrer à la maison » ressemblait à wu ya, cinq canards, tandis que le miwok « nager » ressemblait à Peng-zu, ce personnage de légende qui avait vécu huit cents ans. Alors il chantait « cinq canards rentrant à la maison, cela ne prend que huit cents ans », ou « je vais sauter par-dessus bord et devenir Peng-zu », et Bouton d’Or riait aux larmes. D’autres similarités dans le langage maritime des deux langues faisaient suspecter à I-Chin que l’expédition de Hsu Fu vers l’est avait peut-être réussi à atteindre le continent océanique du Yingzhou, et y avait laissé quelques mots chinois, à défaut d’autre chose ; à moins que les Miwoks ne fussent eux-mêmes les descendants de cette expédition.

Quelques hommes parlaient déjà de repartir vers cette nouvelle terre, généralement vers le royaume doré plus au sud, pour le soumettre par les armes et rapporter son or dans le vrai monde. Ils ne disaient pas : Nous le ferons, qui aurait pu leur porter malheur, évidemment, mais plutôt : Si quelqu’un devait le faire. Les autres les écoutaient d’une oreille distraite mais n’en pensaient pas moins, en se disant que si Tianfei leur permettait de rentrer chez eux, jamais rien ne pourrait les convaincre de repartir encore de l’autre côté du Dahai.

Puis ils furent pris dans une zone de calme, dans une partie de l’océan où il n’y avait pas de pluie, de nuage, de vent, ou même de courant. C’était comme si une malédiction s’était abattue sur eux, probablement parce qu’ils avaient parlé un peu légèrement de revenir piller l’or. Ils commencèrent à rôtir au soleil. Mais, comme des requins tournaient dans l’eau, ils ne pouvaient aller y nager pour se rafraîchir. Ils durent se contenter de tendre une voile entre deux des vaisseaux, et de la laisser tremper jusqu’à ce qu’il y ait assez d’eau à l’intérieur pour former un bassin, où ils plongeaient. Ils avaient de l’eau jusqu’à la taille. Kheim permit à Bouton d’Or de passer une chemise et d’y plonger elle aussi. Lui interdire quoi que ce soit aurait risqué de provoquer la colère et la furie de l’équipage. En fait, on s’aperçut qu’elle nageait comme une loutre. Les hommes la traitèrent comme la déesse qu’elle était, et elle rit de leurs jeux de garçons. Faire enfin quelque chose de différent était un réel soulagement, mais la voile ne put longtemps supporter leurs bonds, l’humidité, le poids de leurs pieds et celui de l’eau. Peu à peu, elle se déchira. Et ils ne le firent qu’une fois.

Tout était si calme qu’ils finirent par se trouver en danger. Ils seraient bientôt à court d’eau, puis de nourriture. Peut-être que de légers courants continuaient de les mener vers l’ouest, mais I-Chin n’était pas optimiste.

— On dirait plutôt que nous nous sommes aventurés dans le centre du grand courant circulaire, comme au cœur d’un tourbillon.

Il conseilla de mettre le cap le plus au sud possible, afin de revenir à la fois vers les vents et les courants, et Kheim l’approuva, sauf qu’il n’y avait pas de vent pour faire voile. Cela ressemblait plus au premier mois de leur expédition, mais sans le Kuroshio. Ils parlèrent encore une fois de mettre les chaloupes à la mer et de remorquer les grands navires derrière eux à la rame, mais les bâtiments étaient trop imposants pour pouvoir être déplacés par la seule force des rames, et I-Chin trouvait dangereux d’abîmer la paume des mains des marins alors qu’ils étaient déjà déshydratés. Ils ne pouvaient rien faire d’autre, de toute la journée, que d’entretenir leurs alambics, les laisser au soleil, continuer à pomper et rationner le peu d’eau qu’il leur restait en réserve. Bouton d’Or avait beau répéter qu’elle voulait faire comme tout le monde, ils lui donnaient à boire en quantité. Ils lui auraient donné leur dernière gorgée d’eau.

C’en était arrivé au point où I-Chin leur demanda de garder leur urine jaune foncé et de la mélanger à ce qu’il leur restait d’eau, lorsque des nuages noirs apparurent au sud, et qu’il devint évident que leur problème ne serait bientôt plus de n’avoir pas assez d’eau, mais d’en avoir trop. Le vent se mit à souffler par rafales, les nuages roulaient en grondant, et des trombes d’eau s’abattirent sur eux. Des entonnoirs furent déployés au-dessus des tonneaux, qui se remplirent instantanément. Puis il fallut sortir de l’orage. Seuls des vaisseaux aussi gros que les leurs étaient assez hauts et flexibles pour résister assez longtemps à un pareil assaut ; et même les Huit Grands Navires, desséchés au-dessus de leur ligne de flottaison comme ils l’avaient été dans la zone de calme, fuyaient de partout, cassant la plupart des cordes et des goupilles qui les reliaient les uns aux autres, de telle sorte que la sortie de l’orage devint bientôt un permanent, humide et frénétique exercice de colmatage de fuites, de réparations de cordes, de bridoles et d’espars cassés.

Pendant tout ce temps les vagues ne cessèrent de grossir, tant et si bien que les navires semblaient escalader et dévaler d’énormes collines bouillonnantes, roulant et tanguant du sud vers le nord à un rythme tourmenté mais inexorable, et parfois majestueux. Le navire amiral prit ces vagues de face, noyant le pont supérieur sous une mer d’écume, après quoi ils eurent un court moment la vision de ce chaos qui s’étendait d’un horizon à l’autre. Du bord, ils ne voyaient plus que deux ou trois navires, oscillant à des rythmes différents puis renvoyés dans les flots noirs et tumultueux. Globalement, il n’y avait rien d’autre à faire que de se terrer dans sa cabine, trempé et apeuré, incapable d’entendre son voisin parler tant la tempête faisait rage.

Au plus fort de la tourmente, ils entrèrent dans l’œil du cyclone, cette étrange et terrifiante zone de calme à l’intérieur de laquelle des vagues désordonnées bondissaient en tout sens, se rentrant l’une dans l’autre et projetant des lances liquides dans la nuit, tandis que tout autour de bas nuages noirs dévoraient l’horizon. C’était donc un typhon, ce qui ne surprit personne. Comme dans le symbole du yin et du yang, il y avait des parcelles de calme au sein du vent. Mais cela changerait bientôt, selon l’éternel mouvement de balancier.

Ils s’empressèrent donc de réparer les dégâts, sentant comme on le sent toujours qu’en avoir traversé la moitié, c’était pouvoir traverser l’autre. Kheim aperçut dans l’obscurité le navire le plus proche du leur, qui semblait en détresse. Les hommes se cramponnaient au bastingage, ne quittant pas des yeux Bouton d’Or, que certains appelaient en criant. Ils pensaient sans aucun doute que leurs malheurs provenaient du fait qu’elle n’était pas à leur bord. Leur capitaine cria à Kheim qu’il leur faudrait couper leurs mâts pour se sortir de la seconde moitié de la tempête et éviter de chavirer, et que les autres devraient venir les chercher, éventuellement, une fois sortis de l’orage.

Mais quand la seconde partie de la tempête s’abattit sur eux, la situation s’aggrava également pour le navire amiral. Une vague étrange propulsa Bouton d’Or contre le bastingage, où elle se blessa. La peur des hommes devint alors palpable. Ils perdirent les autres navires de vue. Le vent redoubla de force, soulevant de grandes vagues, les changeant en écume, dont les crêtes s’abattaient sur le navire comme pour le couler. La roue du gouvernail s’envola, ce qui fit d’eux, malgré leurs efforts pour essayer de la remplacer par une vergue, une épave, que chaque vague ébranlait. Alors que les hommes luttaient pour avancer quand même et sauver leur navire, quelques-uns passèrent par-dessus bord, tandis que d’autres se noyaient dans les haubans au passage des vagues énormes. I-Chin, lui, s’occupa de Bouton d’Or. Il cria à Kheim qu’elle s’était cassé un bras et apparemment quelques côtes. Kheim vit qu’elle était à bout de souffle. Il retourna aider ses hommes à ralentir leur allure, et ils parvinrent finalement à jeter une ancre flottante à la mer, qui les fit tourner dans le vent. Cela les sauva pendant un instant, mais les vagues qui passaient par-dessus la proue étaient gigantesques, et il leur fallut tous leurs efforts pour éviter que les écoutilles ne s’arrachent et que les compartiments du navire ne s’emplissent d’eau. Tout cela fut fait dans la plus grande angoisse pour Bouton d’Or, les hommes se reprochant amèrement de n’avoir pas mieux veillé sur elle, ce qui était inexcusable. Une chose pareille n’aurait jamais dû arriver. Kheim savait que la responsabilité lui en incombait.

Quand il put enfin souffler un instant, il alla la trouver, dans la plus haute cabine du pont, à l’arrière, et regarda d’un air suppliant I-Chin, qui ne dit rien pour le rassurer. Elle toussait, crachant une sorte de sang mousseux, très rouge. I-Chin dut quelquefois le lui retirer de la gorge à l’aide d’un tube qu’il enfonçait dans sa bouche.

— Une côte a percé un poumon, dit-il rapidement, les yeux rivés sur elle.

Elle restait là, les yeux grands ouverts, souffrant mais ne se plaignant pas. Elle dit seulement :

— Qu’est-ce qui m’arrive ?

Après qu’I-Chin lui eut une nouvelle fois nettoyé la gorge, il lui rapporta ce qu’il avait dit à Kheim. Elle haletait comme un chien, par petits coups brefs et rapides.

Kheim retourna au chaos mouillé qui ravageait les ponts supérieurs. Le vent et les vagues n’étaient pas pires que tout à l’heure, peut-être un peu plus calmes. Il y avait des tas de problèmes, petits et grands, dont il fallait s’occuper, et il s’y attela, furieusement, marmonnant pour lui-même ou insultant les dieux ; peu importait, de toute façon, on n’entendait rien sur les ponts du navire, à moins de le crier directement dans les oreilles.

— S’il te plaît, Tianfei, reste avec nous ! Ne nous abandonne pas ! Laisse-nous rentrer chez nous ! Permets-nous de revenir dire à l’empereur ce que nous avons trouvé pour lui. Laisse la fille vivre.

Ils se sortirent de l’orage, mais Bouton d’Or mourut le jour suivant.


Seuls trois navires se retrouvèrent sur la mer enfin calme. Ils enroulèrent le corps de Bouton d’Or dans une robe d’homme, y attachèrent deux des disques d’or de l’empire de la montagne, et la laissèrent glisser par-dessus bord, dans l’eau. Tous les hommes pleuraient, même I-Chin, et Kheim pouvait à peine prononcer les paroles de la prière funéraire. Qu’y avait-il à prier ? Il leur paraissait impossible qu’après tout ce qu’ils avaient traversé un simple orage puisse tuer la déesse de la mer. Elle était pourtant là, sous les flots, sacrifiée à la mer tout comme le petit garçon de l’île avait été sacrifié à la montagne. Le soleil ou le fond des océans, c’était pareil.

— Elle est morte pour nous sauver, dit-il aux hommes laconiquement. Elle a donné cet avatar d’elle-même au dieu des orages, pour qu’il nous laisse vivre. Maintenant nous devons avancer, pour l’honorer. Nous devons rentrer chez nous.

Alors ils réparèrent le navire de leur mieux, et endurèrent un autre mois de vie sans boire. Ce fut le plus long mois du voyage, de leur vie. Tout se cassait, s’abîmait, à bord du navire, de leur propre corps. Il n’y avait pas assez d’eau ni de nourriture. Leur bouche puis leur peau se couvrirent de plaies. Ils avaient très peu de ki, et pouvaient à peine manger la nourriture qui leur restait.

Les pensées de Kheim le quittèrent. Il s’aperçut que quand la pensée s’en allait, les choses se faisaient d’elles-mêmes. On n’avait pas besoin de penser pour faire.

Un jour il pensa : Une voile trop lourde ne peut être hissée. Un autre jour il pensa : Plus qu’assez c’est trop. Trop c’est moins. Alors le moins c’est le plus. Finalement, il vit ce que les taoïstes entendaient par cela.

Suis ta route. Respire, expire. Avance avec la houle. La mer ne sait rien des bateaux, les bateaux ne savent rien de la mer. Flotter se fait tout seul. Équilibre dans l’équilibre. Rester assis sans penser.

La mer et le ciel se fondirent. Bleu, si bleu. Personne ne faisait quoi que ce soit, rien ne se faisait. Ils avançaient, et c’était tout.

Ainsi, quand une vaste mer fut traversée, ce ne fut le fait de personne.


Quelqu’un leva les yeux et vit une île. C’était Mindanao, puis tout l’archipel, Taiwan, et toutes les terres habituelles de la mer Intérieure.

Les Trois Grands Navires qui restaient mirent le cap vers Nanjing, une vingtaine de mois après leur départ, surprenant tous les habitants de la ville, qui pensaient qu’ils avaient rejoint Hsu Fu au fond de l’océan. Ils étaient contents d’être de retour chez eux, pour ça oui, débordant d’histoires à raconter au sujet de ces îles géantes qu’ils avaient vues à l’est.

Mais à chaque fois que Kheim croisait le regard de ses hommes, il voyait de la douleur. Il voyait aussi qu’ils le rendaient responsable de la mort de Bouton d’Or. Aussi fut-il content de quitter Nanjing et de voyager avec un groupe de fonctionnaires le long du Grand Canal, vers Beijing. Il savait que ses marins allaient s’éparpiller le long de la côte, aller chacun de leur côté pour ne pas se croiser, ne pas se souvenir ; il leur faudrait des années avant d’avoir envie de se revoir, et de se rappeler une douleur devenue si pâle et ténue qu’elle leur manquerait, et qu’ils voudraient la ressentir pour se dire : Oui nous avons fait cela, oui la vie a permis que cela soit.

Mais pour l’instant ils ne pouvaient s’empêcher de penser qu’ils avaient échoué. Aussi, quand Kheim fut conduit dans la Cité Interdite, et mené devant l’empereur Wanli pour y recevoir les louanges de tous les hauts fonctionnaires présents, et les remerciements intéressés et gracieux de l’empereur lui-même, il dit, simplement :

— Quand une grande mer est traversée, ce n’est le fait de personne.

L’empereur Wanli hocha la tête, montra l’un des disques d’or qu’ils avaient rapportés avec eux, puis le gros papillon sur son bouton d’or, ses ailes et ses antennes parfaitement dessinées, avec une maîtrise et un talent exceptionnels. Kheim dévisagea l’Envoyé Céleste, s’efforçant de voir l’empereur à l’intérieur de l’empereur caché, l’Empereur de Jade qui se terrait en lui, et dit :

— Ce lointain pays est perdu dans le temps, ses rues sont pavées d’or, ses palais ont des toits en or. Vous pourriez le conquérir en un mois, diriger son immensité, et rapporter tous les trésors qu’il contient, ses forêts infinies et ses fourrures, ses turquoises et son or, plus d’or qu’il n’y en a actuellement dans le monde, et pourtant, cette terre a déjà perdu son plus grand trésor.


Pics enneigés, dominant une contrée noire. Le premier rayon de soleil, aveuglant, inonde tout de blanc. Il aurait pu le faire, alors – tout était si brillant –, il aurait pu se perdre dans le blanc absolu, et ne jamais revenir, emporté dans le Tout, pour l’éternité. Laisse-toi aller, laisse-toi aller. Il faut en avoir beaucoup vu pour souhaiter à ce point se laisser aller.

Mais cela passa, et il se retrouva dans le bardo, sur le plancher noir de la scène du Palais du Jugement, du côté chinois, un labyrinthe cauchemardesque de niveaux numérotés, de chambres d’accusation et de fonctionnaires établissant des listes d’âmes à renvoyer devant des bourreaux tatillons. Au-dessus de cette bureaucratie infernale se dressait l’habituel Tibet de l’estrade, occupé par sa ménagerie de dieux démoniaques, hachant menu les âmes condamnées et jetant leurs morceaux en enfer, ou dans une nouvelle vie, au royaume des bêtes ou des prêtas. La lueur blafarde, sinistre, l’estrade géante, pareille à la paroi d’une mesa, qui s’élevait au-dessus de lui, les dieux aux couleurs hallucinantes, rugissant et dansant, leurs épées lançant des éclairs dans l’air noir ; c’était le jugement – une activité inhumaine –, pas l’hôpital se moquant de la charité, non, le vrai jugement, par des autorités supérieures, les créateurs de l’univers. Ceux, après tout, qui avaient fait les hommes faibles, lâches et cruels – ce qu’ils étaient bien souvent. D’où l’impression que les dés étaient pipés, le destin imposé, et le karma acharné à saccager les plaisirs et les beautés fugaces que l’homme, ce misérable sous-dieu pensant, aurait pu concocter dans la boue de sa vie. Une vie honnête, menée contre vents et marées ? Tu revivras comme un chien ! Une vie de chien, obstinément vécue en dépit de tout ? Tu revivras comme un âne, comme un ver… Ainsi allaient les choses.

Et c’est à cela que songeait Kheim alors qu’il marchait dans le brouillard, en proie à une rage croissante, alors qu’il volait dans les plumes de ces bureaucrates, les assommait avec leur propre ardoise, leurs listes, leurs bouliers, jusqu’à ce qu’il aperçoive Kali et sa suite, plantées au milieu d’un hémicycle, accablant Bouton d’Or, la jugeant – comme si cette pauvre âme simple avait quoi que ce fut à se reprocher à côté de ces dieux meurtriers et des ères entières qu’ils avaient passées à faire le mal – un mal instillé au cœur même du cosmos, qu’ils avaient eux-mêmes créé !

Kheim rugissait, en proie à une fureur pour laquelle il n’y avait pas de mots. Il se jeta sur l’une des déesses de la mort et arracha une épée à l’un de ses six bras armés. Il lui en coupa quelques-uns d’un seul revers de la lame effilée. Les bras restèrent un moment par terre à se tortiller, le sang jaillissant de leurs artères sectionnées, et puis, à l’inexprimable consternation de Kheim, les mains se cramponnèrent aux planches du sol et se déplacèrent comme des crabes, à la force des doigts. Pire, de nouvelles épaules se mirent à pousser au bout des plaies, qui saignaient toujours abondamment. Kheim hurla, les jeta à bas de l’estrade à coups de pied, puis se retourna et coupa Kali en deux au niveau de la taille, ignorant les autres membres de sa jati qui étaient là, avec Bouton d’Or. Ceux-ci faisaient des bonds sur place en criant :

— Oh non, ne fais pas ça, Kheim, ne fais pas ça ! Tu ne comprends pas, tu dois respecter le protocole.

Même I-Chin, qui braillait de toute la force de ses poumons pour se faire entendre malgré les cris des autres.

— Au moins, nous pourrions concentrer nos efforts sur les supports de l’estrade, ou les fioles d’oubli, quelque chose d’un peu plus technique, d’un peu plus subtil !

En attendant, la partie supérieure du corps de Kali se déplaçait sur la scène à l’aide de ses poings, pendant que ses jambes et sa taille titubaient sur place, mais restaient debout. Et les moitiés manquantes repoussaient des sections sanguinolentes comme les cornes d’un escargot. Bientôt, ce furent deux Kali qui avancèrent vers lui, agitant leurs épées avec leurs douze bras.

Il sauta de l’estrade, et atterrit lourdement sur les planches nues du cosmos. Le reste de sa jati tomba à côté de lui, le choc de la chute leur arrachant des cris de douleur.

— Tu nous as attiré des ennuis, pleurnicha Shen.

— Ça ne marche pas comme ça, lui dit Bouton d’Or alors qu’ils s’enfonçaient ensemble en haletant dans les brumes. J’ai vu beaucoup de gens essayer. Ils se déchaînent furieusement et coupent les dieux hideux en morceaux – ils ne l’ont pas volé –, mais les dieux se relèvent d’un bond et se réincarnent en d’autres personnes. C’est l’une des lois karmiques de cet univers, mon ami. Comme la conservation du yin et du yang, ou la gravité. Nous vivons dans un univers gouverné par très peu de lois, mais l’une des principales est que la violence engendre la violence.

— Je n’y crois pas, répondit Kheim, qui s’arrêta le temps de pourfendre les deux Kali qui le poursuivaient à présent.

Il décapita la première d’un solide revers. Une autre tête repoussa prestement, bourgeonnant au milieu du sang qui jaillissait du corps noir, au niveau du cou. Les dents blanches toutes neuves de la nouvelle tête s’ouvrirent sur un grand rire tandis qu’elle le regardait de ses yeux rouge sang, flamboyants. Il comprit qu’il était mal parti ; elle allait le hacher menu. Pour avoir résisté à ces divinités maléfiques, injustes, absurdes et horribles, il allait être réduit en morceaux et renvoyé dans le monde sous la forme d’un âne, d’une mule, ou d’un vieux bonhomme estropié…

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