Un jour, alors qu’approchait l’heure où l’œuvre au rouge du maître alchimiste allait atteindre son point culminant – c’est-à-dire la transmutation de métaux ordinaires en or –, le gendre de l’alchimiste, un certain Bahram al-Boukhara, se fraya un chemin en courant à travers le bazar de Samarkand pour une course de dernière minute, ignorant les appels de ses nombreux amis et créanciers.
— Je ne peux pas m’arrêter ! leur cria-t-il. Je suis en retard !
— En retard pour payer tes dettes ! lança Divendi, le marchand de café dont l’éventaire était niché dans un recoin non loin de l’atelier d’Iwang.
— C’est vrai, dit Bahram, s’arrêtant quand même pour prendre un café. Toujours en retard, mais je ne m’ennuie jamais.
— Khalid te fait toujours galoper.
— Au sens propre du terme. Hier, le grand pélican s’est cassé au cours de la descension, et son contenu a giclé juste à côté de moi – du vitriol de Chypre mélangé à du sal ammoniac.
— Dangereux ?
— Oh mon dieu ! Il a éclaboussé mon pantalon, et il a fait des trous dedans. Et je ne te parle pas de la fumée ! J’ai dû me sauver en courant, sinon je serais mort !
— Pour changer.
— Tu as raison. J’en ai craché mes boyaux, et j’ai eu les yeux qui pleuraient toute la nuit. Je me serais cru en train de boire un de tes cafés !
— Je fais toujours le tien avec des détritus !
— Je sais, dit-il en en avalant la dernière gorgée pleine de marc. Alors tu viens demain ?
— Pour voir le plomb se changer en or ? Et comment !
L’atelier d’Iwang était dominé par une haute cheminée de brique.
Grésillements familiers et odeurs du feu bien-aimé, tintement des marteaux et lueurs de verre fondu, Iwang manipulant une tige avec précaution : Bahram salua le souffleur de verre et le forgeron.
— Khalid veut plus de loup.
— Khalid veut toujours plus de loup !
Iwang continua de tourner sa bulle de verre chaud. Grand, large d’épaules, le visage épais, tibétain de naissance mais installé depuis longtemps à Samarkand, c’était l’un des plus proches associés de Khalid.
— T’a-t-il donné de quoi payer, cette fois-ci ?
— Bien sûr que non. Il a dit de le mettre sur sa note.
Iwang retroussa ses lèvres.
— Elle s’est beaucoup allongée ces derniers jours.
— Tout sera payé après-demain. Il a fini la sept cent soixante-dix-septième distillation.
Iwang laissa son travail et se dirigea vers un mur encombré de boîtes. Il tendit à Bahram une petite bourse de cuir, lourde de nombreux morceaux de plomb.
— L’or pousse dans la terre, dit-il. Al-Razi lui-même n’a pas pu en faire pousser dans un creuset.
— Khalid ne serait pas d’accord. De toute façon, al-Razi a vécu il y a longtemps. Il ne pouvait pas obtenir les températures qu’on obtient maintenant.
— Peut-être.
Iwang était sceptique.
— Dis-lui de faire attention.
— De ne pas se brûler ?
— Que le khan ne le brûle.
— Tu viendras le voir ?
Iwang hocha la tête à contrecœur.
Le jour de la présentation arriva, et en guise de miracle, le grand Khalid Ali Abu al-Samarkandi paraissait nerveux. Bahram comprenait pourquoi. Si Sayyed Abdul Aziz Khan, chef du khanat de Boukhara, immensément riche et puissant, choisissait de financer les travaux de Khalid, alors tout irait bien ; mais c’était un homme qu’on n’avait pas intérêt à décevoir. Même Nadir Divanbegi, son secrétaire au trésor et plus proche conseiller, évitait à tout prix de l’offenser. Récemment, par exemple, Nadir avait ordonné la construction d’un nouveau caravansérail sur la partie est de Boukhara. Le khan avait été convié à la cérémonie d’inauguration, et, étant d’un naturel distrait, il les avait félicités d’avoir construit une si belle madrasa. Eh bien, au lieu de rectifier sur-le-champ, Nadir avait ordonné que l’on transformât le caravansérail en madrasa. Voilà quel genre de khan était Sayyed Abdul Aziz ; et c’était le khan devant qui Khalid allait faire la présentation de ses travaux. Bahram en avait l’estomac noué et le cœur qui battait la chamade. Et Khalid avait beau parler avec son autorité, son impatience et son apparente assurance habituelles, Bahram voyait bien qu’il était anormalement pâle.
Mais il avait travaillé sur cette projection pendant des années et des années, étudié tous les textes alchimiques qu’il avait pu trouver, dont de nombreux volumes achetés par Bahram au caravansérail hindou, comme Le Livre du terme de la quête, de Jildaki, Le Livre des balances, de Jabir, ainsi que Le Secret des secrets, qu’on avait longtemps cru perdu, et Le Livre de référence pour pénétrer la réalité, un ouvrage chinois. En outre, Khalid avait dans son vaste laboratoire les moyens techniques de répéter sept cent soixante-dix-sept fois les distillations requises à de très hauts degrés de pureté et de température. Deux semaines plus tôt, il avait déclaré que ses efforts avaient enfin porté leurs fruits, et que maintenant tout était prêt pour une présentation en public – qui, bien entendu, devait comprendre quelque témoins royaux pour que ça compte.
Alors Bahram s’était hâté vers le complexe de Khalid dans la partie nord de Samarkand, sur les rives du Zeravshan, qui alimentait en énergie les différents ateliers et fonderies. De grands tas de charbon attendaient d’être brûlés le long des murs du complexe, à l’intérieur duquel se dressaient de nombreux bâtiments, éparpillés autour de la principale zone de travail – une vaste cour envahie de cuves et de bains chimiques de toutes les couleurs. Plusieurs puanteurs différentes se combinaient pour former l’odeur entêtante et âcre propre au repaire de Khalid. Il était, entre autres choses, le principal métallurgiste et fabricant de poudre du khanat, et ces différentes activités concrètes finançaient l’alchimie, qui était sa vraie passion.
Bahram serpenta parmi le désordre, s’assurant que tout était prêt pour la présentation. Les longues tables des ateliers ouverts sur la cour étaient envahies par des appareils divers et variés, bien ordonnés. Aux murs des ateliers étaient accrochés des outils soigneusement rangés. L’athanor principal rugissait, rouge de chaleur.
Mais Khalid était introuvable. Les souffleurs de verre ne l’avaient pas vu ; Esmerine, la femme de Bahram et la fille de Khalid, ne savait pas non plus où il pouvait bien être. La maison, à l’arrière du complexe, semblait vide, et personne ne répondit aux appels de Bahram. Il commença à se demander si Khalid ne s’était pas enfui, effrayé.
C’est alors que Khalid sortit de la bibliothèque près de son bureau, seule pièce de la maison qui fermait à clé.
— Ah, tu es là ! fit Bahram. Viens, père, al-Razi et Marie la Juive ne te seront plus d’aucun secours à présent. Il est temps de montrer au monde la chose proprement dite, la projection.
Khalid, étonné de le voir, eut un brusque hochement de tête.
— Je faisais les derniers préparatifs, dit-il.
Il mena Bahram à la salle du fourneau, où la machinerie des soufflets, actionnée par la roue du fleuve, pompait l’air dans les feux ronflants.
Le khan et sa suite arrivèrent assez en retard ; l’après-midi était déjà bien entamée. Vingt cavaliers surgirent brusquement dans leur brillant apparat, suivis d’un long train d’une cinquantaine de chameaux, écumant d’avoir trop galopé. Le khan descendit de sa jument blanche et traversa le bâtiment, flanqué de Nadir Divanbegi, de nombreux officiels sur les talons.
Khalid tenta de l’accueillir comme il se devait, en lui offrant notamment l’un des livres alchimiques auxquels il tenait le plus, mais Sayyed Abdul Aziz coupa court à ces civilités.
— Venons-en au fait, commanda le khan en prenant le livre sans le regarder.
Khalid s’inclina.
— L’alambic que j’utilise est celui-ci. On l’appelle un pélican. Le matériau de base est en gros du plomb calciné, avec un peu de mercure. Ils ont été pulvérisés avec de continuelles distillations et redistillations, jusqu’à ce que l’ensemble du matériau soit passé sept cent soixante-dix-sept fois à travers le pélican. À ce moment-là, l’esprit du lion – ou, en termes profanes, l’or – se condense sous l’effet de la chaleur de l’athanor. Alors nous versons le loup dans ce récipient, et de là dans l’athanor, ensuite nous attendons plusieurs heures, sans cesser de l’agiter, que se produise la multiplication finale, pour réaliser la teinture.
— Montre-nous.
Le khan était visiblement irrité par tous ces détails.
Sans ajouter un mot, renonçant à lui parler de la projection de l’hydrolithe sophique dans le ferment, Khalid les conduisit à la salle du fourneau. Ses assistants ouvrirent la lourde porte renforcée de l’athanor, puis, après avoir autorisé les visiteurs à manipuler et regarder le creuset de céramique, Khalid prit une paire de pincettes et versa le liquide distillé dans le creuset, plaça le plateau dans l’athanor et le fit glisser dans la chaleur intense. L’air au-dessus de la fournaise trembla tandis que le mollah de Sayyed Abdul Aziz récitait des prières. Khalid surveillait la petite aiguille de sa meilleure horloge. Toutes les cinq minutes il faisait un geste aux souffleurs, qui ouvraient la porte et tiraient le chariot. Alors, Khalid tournait sa louche dans le métal liquide, maintenant orange vif, sept fois sept tours, et remettait le creuset à l’intérieur du four. Dans les dernières minutes de l’opération, les craquements du charbon furent les seuls sons que l’on entendit dans l’atelier. Les observateurs, en sueur, regardaient l’horloge égrener les dernières secondes de la dernière minute de la dernière heure dans un silence pareil à celui d’un soufi en transe. Muets, ou, pensa Bahram mal à l’aise, semblables à des vautours regardant le sol loin au-dessous d’eux.
Finalement Khalid fit un petit signe de tête aux souffleurs, il souleva lui-même le creuset du plateau avec une paire de grosses pinces et l’apporta sur une table dans la cour, que l’on avait débarrassée pour cette présentation.
— Maintenant, grand khan, il faut retirer les impuretés, dit-il en vidant le plomb fondu du creuset dans une vasque en pierre posée sur la table. Et au fond nous voyons, aaah…
Il sourit et s’essuya le front avec sa manche, montrant le creuset.
— Même fondu, il brille d’un éclat à nul autre pareil…
Au fond du creuset, le liquide était d’un rouge intense. Avec une spatule, Khalid ôta précautionneusement la dernière pellicule d’impuretés, et ils virent, tout au fond, une masse liquide d’or en train de refroidir.
— Nous pouvons la verser dans un moule en forme de barre tant qu’elle est encore liquide, dit Khalid non sans satisfaction. On dirait qu’il y en a dix onces, ce qui fera un septième de la quantité, comme prévu.
Le visage de Sayyed Abdul Aziz resplendissait comme l’or. Il se tourna vers son secrétaire, Nadir Divanbegi, qui étudiait de près le creuset de céramique.
Sans rien laisser paraître de ses pensées, Nadir fit signe à l’un des gardes du khan d’approcher. Les autres se ruèrent derrière l’alchimiste. Leurs lances étaient toujours pointées vers le haut, mais ils étaient maintenant prêts à intervenir.
— Emparez-vous des instruments, dit Nadir au chef des gardes.
Trois soldats l’aidèrent à prendre possession des outils qui avaient servi au processus, dont le grand pélican lui-même. Quand ils eurent tout réuni, Nadir s’approcha de l’un des gardes et prit la louche dont Khalid s’était servi pour touiller le métal liquide. D’un geste brusque, il en flanqua un coup sur la table. Elle sonna comme une cloche. Il regarda Sayyed Abdul Aziz, qui regardait son secrétaire, sans comprendre. Nadir fit un signe de tête à l’un des lanciers, puis posa la louche sur la table.
— Coupe-la.
La lance s’abattit brutalement, et la louche fut coupée en deux, juste au-dessus de la cuiller. Nadir ramassa le manche et la cuiller, et les regarda. Puis il les montra au khan.
— Voyez vous-même, le tube est creux. L’or se trouvait dans le tube à l’intérieur du manche, et quand il touillait, la chaleur chauffait l’or, qui sortait de la louche et venait se mélanger au plomb, dans le creuset. Il lui suffisait ensuite de continuer à tourner pour que l’or descende au fond.
Bahram regarda Khalid, ahuri, et vit que c’était vrai. Le visage de son beau-père était blanc comme neige et il ne transpirait plus du tout. C’était déjà un homme mort.
Le khan hurla des paroles incompréhensibles, puis bondit sur Khalid et le frappa à coups redoublés avec le livre qu’il lui avait offert. Khalid ne résista pas.
— Emmenez-le ! cria Sayyed Abdul Aziz à ses soldats.
Ils saisirent Khalid par les bras, le traînèrent à l’extérieur dans la poussière, sans lui permettre de se remettre debout, et le jetèrent sur le dos d’un chameau. Une minute plus tard, tout le monde avait quitté le complexe, laissant dans l’air un peu de poussière et de fumée, et des échos de cris.
Après ce désastre, personne ne s’attendait à ce que Khalid fut épargné. Sa femme, Fedwa, portait déjà son deuil, et Esmerine était inconsolable. Au complexe, tout le travail s’était arrêté. Bahram se tracassait dans l’étrange silence des ateliers vides, attendant qu’on leur annonce qu’ils pouvaient aller chercher le corps de Khalid. Bahram se rendit compte qu’il n’était pas assez savant pour diriger convenablement les recherches.
La nouvelle arriva enfin ; on leur ordonnait d’assister à l’exécution. Iwang fit avec Bahram le voyage jusqu’au palais de Boukhara.
— Il aurait dû me demander, s’il manquait à ce point d’argent. J’aurais pu l’aider, dit-il, à la fois triste et en colère.
Bahram fut un peu surpris, parce que la boutique d’Iwang n’était qu’un boui-boui dans le souk, et ne semblait pas très prospère. Mais il ne dit rien. On avait beau dire, on avait beau faire, il aimait son beau-père ; et le sombre chagrin qu’il éprouvait ne laissait que peu de place pour s’appesantir sur l’état des finances d’Iwang. La mort violente d’une personne aussi proche, le père de sa femme – elle serait folle de chagrin pendant des mois, des années peut-être –, un homme tellement plein d’énergie : cette idée le vidait de toute autre pensée, et le laissait malade d’appréhension.
Le lendemain, ils arrivèrent à Boukhara, vibrante dans la chaleur estivale, ses maisons de pierres brunes et sable couronnées par les dômes turquoise et bleu profond de sa mosquée. Iwang indiqua l’un des minarets et dit :
— La Tour de la Mort. Ils vont probablement le jeter de là-haut.
Bahram en était vraiment malade. Ils entrèrent par la porte est de la ville et trouvèrent le chemin du palais. Iwang expliqua ce qui les amenait. Bahram se demanda s’ils n’allaient pas être eux aussi pris et exécutés comme complices. Cette idée ne lui était pas venue plus tôt, et il tremblait de tous ses membres alors qu’on les conduisait dans une pièce qui donnait sur les jardins du palais.
Nadir Divanbegi arriva peu après. Il braqua sur eux son éternel regard fixe. C’était un homme élégant, pas très grand, avec un bouc noir, des yeux bleu pâle. Un vrai Sayyed, vraiment très riche.
— On dit que vous êtes un aussi grand alchimiste que Khalid, lança-t-il abruptement à Iwang. Vous croyez à la pierre philosophale, à la projection, à tout ce prétendu œuvre au rouge, comme on dit ? Les métaux de base peuvent-ils vraiment être transmutés en or ?
Iwang s’éclaircit la gorge et répondit :
— C’est difficile à dire, effendi. Je n’y suis jamais arrivé, et les adeptes qui prétendent l’avoir fait n’ont jamais dit précisément comment dans leurs écrits. Pas d’une façon dont on puisse se servir, en tout cas.
— Servir, répéta Nadir. J’adore quand les gens disent ça. Surtout les gens comme Khalid ou vous. Vous savez des choses dont le khan aimerait bien se servir. Des choses bien réelles, comme de la poudre à canon dont on pourrait se servir sans sauter avec. Ou des métaux plus solides, de meilleures pharmacopées. Ça pourrait être de réels avantages au quotidien. Gâcher un tel savoir pour tromper son monde… Le khan est très en colère, évidemment.
Iwang hocha la tête en regardant la pointe de ses babouches.
— Je lui ai longuement parlé de cette affaire, en lui rappelant combien Khalid était un armurier et un alchimiste distingués. Ses contributions passées en tant qu’armurier en chef. Les nombreux autres services qu’il avait rendus au khan. Et le khan, dans sa grande sagesse, a décidé de faire preuve envers lui d’une clémence que Mahomet lui-même aurait approuvée.
Iwang releva les yeux.
— Il aura la vie sauve, s’il promet de travailler pour le khanat sur des choses qui servent vraiment.
— Je suis sûr qu’il acceptera. C’est très miséricordieux, en vérité.
— Oui. Évidemment, il aura la main droite coupée pour avoir volé, comme l’exige la loi. Mais compte tenu du toupet avec lequel il a cherché à nous abuser, c’est un châtiment très magnanime en vérité. Ainsi qu’il l’a lui-même reconnu.
Le châtiment fut administré un peu plus tard, dans la journée, ce vendredi, après le marché et avant les prières, sur la grande place de Boukhara, à côté du bassin central. Une foule nombreuse s’était massée pour y assister. Elle était très remontée lorsque Khalid y fut conduit par des gardes du palais, vêtus de blanc comme en période de ramadan. Beaucoup des Boukharis crièrent des injures à Khalid, autant parce qu’il était de Samarkand que parce qu’il était un escroc.
Il s’agenouilla devant Sayyed Abdul Aziz, qui proclama la clémence d’Allah, de lui-même, et de Nadir Divanbegi pour avoir plaidé la cause du mécréant, demandant qu’il ait la vie sauve malgré son ignoble forfait. Le bras de Khalid, qui ressemblait, de loin, à la patte et à la griffe décharnées d’un oiseau, fut attaché au billot du bourreau. Puis un soldat souleva une grande hache au-dessus de sa tête et l’abattit sur le poignet de Khalid. Sa main tomba du billot et un flot de sang jaillit sur le sable. La foule poussa un rugissement. Khalid bascula sur le côté et le soldat le soutint pendant qu’on cautérisait le moignon avec de la poix brûlante prise à l’aide d’un bâtonnet au fond d’un chaudron qui chauffait sur un brasero.
Bahram et Iwang le ramenèrent à Samarkand, allongé à l’arrière du char à bœufs qu’Iwang avait fabriqué afin de transporter les masses de métal et de verre que les chameaux ne pouvaient charrier. La carriole rebondissait horriblement sur la route – une large piste brune, poussiéreuse, creusée dans la terre par des siècles de trajets de caravanes de chameaux entre les deux villes. Les grandes roues en bois tombaient dans toutes les ornières, rebondissaient sur chaque bosse, et Khalid gémissait à l’arrière. Il était à moitié conscient et respirait péniblement, sa main gauche pareille à une araignée blanche crispée sur son poignet droit, brûlé, noir, poisseux. Iwang lui avait fait avaler de force une potion opiacée. Sans ses gémissements, on aurait pu croire qu’il dormait.
Bahram regardait le nouveau moignon avec une fascination horrifiée. En voyant comment sa main gauche étreignait son poignet, il dit à Iwang :
— Il faudra qu’il mange avec la main gauche, maintenant. Il sera obligé de tout faire avec la main gauche. Il sera à jamais impur.
— Ce genre de pureté n’a pas d’importance.
L’obscurité les ayant surpris en rase campagne, ils durent dormir au bord de la route. Bahram resta assis à côté de Khalid et essaya de lui faire avaler un peu de la soupe d’Iwang.
— Allez, papa. Allez, mon vieux. Mange quelque chose, tu te sentiras mieux. Tu va voir, ça va aller.
Mais Khalid se contenta de gémir en se tournant et en se retournant. Dans l’obscurité, sous le grand champ d’étoiles, il sembla à Bahram que tout ce qu’ils avaient dans la vie était à jamais gâché.
Mais au fur et à mesure que Khalid se remettait, il ne voyait pas les choses de cette façon. Il se vanta auprès de Bahram et d’Iwang de son attitude au moment de la punition :
— Je n’ai pas dit un mot, à personne, et j’avais testé mes limites en prison, pour voir combien de temps je pouvais retenir ma respiration sans m’évanouir. Alors, quand j’ai vu que l’heure arrivait, je me suis contenté de retenir ma respiration, et j’ai si bien calculé mon coup que je me suis évanoui au moment même où la hache a frappé. Je n’ai rien senti. Je ne me souviens de rien.
— Nous, si, dit Iwang en fronçant les sourcils.
— Mais c’est à moi que c’est arrivé, répondit sèchement Khalid.
— Parfait. Tu pourras recommencer quand ils te couperont la tête. Tu pourras même nous apprendre le truc pour le jour où ils nous jetteront du haut de la Tour de la Mort.
Khalid le dévisagea.
— Tu m’en veux, hein, c’est ça ? demanda-t-il brutalement, blessé dans son amour-propre.
Iwang dit :
— Tu aurais pu tous nous faire tuer. Sayyed Abdul n’aurait eu qu’un mot à dire. Sans Nadir Divanbegi, c’est ce qui serait arrivé. Tu aurais dû me parler. Ou parler à Bahram. Nous aurions pu t’aider.
— Pourquoi avais-tu tellement d’ennuis de toute façon ? demanda Bahram, enhardi par les reproches d’Iwang. Avec tout ce que tu fabriques ici, tu ne dois pas manquer d’argent.
Khalid soupira, passa son moignon sur sa tête chauve. Il se leva et alla vers une commode fermée, l’ouvrit et en retira un livre et une boîte.
— J’ai trouvé ça, il y a deux ans, au caravansérail hindou, dit-il en leur montrant les pages du vieux livre. C’est très ancien. Ce sont les écrits de Marie la Juive, une très grande alchimiste. Elle a vécu il y a très longtemps. Sa technique de projection paraissait convaincante. En tout cas c’est ce que j’ai pensé. Je n’avais besoin que d’un bon fourneau, de beaucoup de mercure et de soufre. Alors j’ai payé énormément pour le livre, et pour le matériel. Une fois qu’on a des dettes chez les Arméniens, les choses ne font qu’empirer. Après ça, j’ai eu besoin d’or pour financer l’or…
Il frémit, écœuré.
— Tu aurais dû nous en parler, répéta Iwang, considérant le vieux livre.
— Tu devrais toujours me laisser faire quand il s’agit de traiter avec le caravansérail, ajouta Bahram. Ils savent que tu veux vraiment les choses, alors que moi, l’ignorant, j’ai la force de l’indifférence.
Khalid fronça les sourcils.
Iwang tapota le livre.
— Ce n’est que du réchauffé d’Aristote. Je ne vois pas ce qui pourrait servir là-dedans. J’en ai lu des traductions faites à Bagdad et Séville, et pour moi, il a plus souvent tort que raison.
— Que veux-tu dire ? s’écria Khalid, indigné.
Même Bahram savait qu’Aristote était le plus sage des auteurs de l’antiquité, et qu’il faisait autorité pour les alchimistes.
— On se demande plutôt quand il n’a pas tort, renchérit Iwang avec dédain. N’importe quel médecin du fin fond de la Chine te sera plus utile que cet Aristote. Il croyait que la pensée se situait dans le cœur, il ignorait qu’il pompait le sang – il n’avait aucune idée de ce qu’étaient la bile ou les méridiens du corps, et il n’a jamais parlé ni du pouls ni de la langue. Il a bien fait quelques assez bonnes dissections d’animaux, mais n’a jamais disséqué d’homme pour autant que je sache. Viens avec moi au bazar, un vendredi, et je te montrerai cinq choses sur lesquelles il avait tort.
Khalid continuait de froncer les sourcils.
— As-tu lu L’Harmonie entre Aristote et Platon, d’al-Farabi ?
— Oui, mais c’est une harmonie impossible. Al-Farabi s’y est risqué parce qu’il n’avait pas la Biologie, d’Aristote. S’il avait connu cet ouvrage, il aurait vu que, pour Aristote, tout reste toujours matériel. Ses quatre éléments essayent tous d’atteindre leur niveau, et ce sont leurs efforts qui permettent à notre monde d’exister. Ce n’est évidemment pas si simple.
Il fit un geste qui englobait la poussière dans la lumière du jour, le vacarme de l’atelier de Khalid, les moulins, les systèmes hydrauliques qui actionnaient les grands fourneaux, tous ces rugissements, ces trépidations.
— Les platoniciens le savent. Ils savent que tout est mathématique. Les choses sont chiffres. On devrait les appeler « pythagoriciens », ce serait plus juste. Ils sont comme les bouddhistes en ce sens que, pour eux, le monde est vivant. Ce qui est évident. Une grande créature faite de plus petites créatures. Pour Aristote et ibn Rachid, cela tient plus de l’horloge cassée.
Khalid grommela, mais il n’était pas en position de discuter. Il avait été amputé de la philosophie en même temps que de la main.
Il avait souvent mal. Il fumait du haschich et buvait les potions opiacées d’Iwang pour endormir sa douleur, ce qui endormait son intelligence, et endormait aussi son humeur. Il n’avait plus l’énergie d’apprendre aux jeunes le bon usage des équipements, il ne pouvait plus serrer la main des gens, ni manger avec les autres. N’ayant plus pour lui que sa main impure, il était impur en permanence. Cela faisait partie de la punition.
Cette prise de conscience, ainsi que l’anéantissement de ses quêtes philosophique et alchimique, finit par le rattraper et le plonger dans un état mélancolique. Il sortait de sa chambre tard dans la matinée et allait ruminer dans les ateliers, regardant les autres travailler, fantôme de lui-même. Là, tout continuait comme avant. Les grandes roues à aubes des moulins tournaient toujours dans l’eau, faisant marcher les presses et les soufflets des fourneaux. Les équipes d’ouvriers arrivaient juste après la prière du matin, imprimaient leur marque sur les feuilles de présence où était indiqué le nombre d’heures qu’ils avaient passées à travailler, puis se répartissaient dans les ateliers pour pelleter le sel, tamiser le salpêtre, ou s’atteler à l’une des centaines de tâches qu’exigeaient les entreprises de Khalid, tout cela sous la supervision d’un groupe d’anciens artisans qui avaient aidé Khalid à organiser ces différents travaux.
Mais tout cela était connu, rodé, routinier, et ne signifiait vraiment plus rien pour Khalid. Il traînait çà et là, ou se réfugiait dans son bureau, au milieu de ses collections, telle une pie à l’aile cassée dans son nid. Il pouvait rester des heures le regard dans le vague, ou bien feuilleter ses manuscrits, al-Razi, Jalduki, Jami, en regardant dieu sait quoi. Il passait le doigt sur les merveilles qui autrefois le fascinaient tant – un gros morceau de corail, une corne de licorne, de vieilles monnaies indiennes, des polygones d’ivoire ou d’écaillé emboîtés les uns dans les autres, une timbale taillée dans une corne de rhinocéros plaquée or, des coquillages fossilisés, un fémur de tigre, une statue de tigre en or, un bouddha hilare taillé dans un matériau noir inconnu, des netsukes nippons, des fourchettes et des crucifix de la civilisation perdue des Franjs – tous ces objets, qui lui donnaient autrefois tant de plaisir, et dont il pouvait parler ad nauseam à ses proches, semblaient maintenant l’agacer. Il restait assis là au milieu de ses trésors, mais son esprit n’était plus en éveil – comme se plaisait naguère à le dire Bahram –, à la recherche de similitudes, échafaudant conjectures et spéculations. Bahram n’avait pas compris, jusque-là, à quel point c’était important pour lui.
Comme son humeur s’assombrissait, Bahram alla au ribat soufi du Registan, quêter les lumières d’Ali, le maître soufi en charge de l’endroit.
— Mowlana, il a été bien plus sévèrement puni qu’il ne l’a d’abord cru. Ce n’est plus le même homme.
— C’est la même âme, dit Ali. Ce que tu vois n’est qu’un autre aspect de lui. Il y a en chacun de nous une zone secrète que Gabriel ne connaîtra jamais même s’il essayait très fort. Écoute-moi bien. L’intellect découle des sens, qui sont limités, et viennent du corps. L’intellect lui-même est donc limité, et ne pourra jamais vraiment appréhender la réalité, qui est infinie et éternelle. Khalid a voulu connaître la réalité avec son intellect, or c’est impossible. Maintenant qu’il en a conscience, il est démoralisé. L’intellect n’a pas vraiment de courage propre, vois-tu, et à la première alerte, il se terre dans un trou. Mais l’amour est divin. Il vient du royaume de l’infini, et le cœur le reçoit comme un cadeau de Dieu. L’amour ne calcule pas. « Dieu t’aime » est la seule phrase possible. C’est donc l’amour qu’il te faudra suivre pour atteindre le cœur de ton beau-père. L’amour est la perle d’une huître vivant au fond de l’océan, au bord duquel réside l’intellect, qui ne sait pas nager. Rapporte l’huître, et couds la perle à ta manche pour que tous la voient ; elle donnera du courage à l’intellect. L’amour est le roi qui doit venir à la rescousse de son lâche esclave. Comprends-tu ?
— Je crois.
— Tu dois être sincère et ouvert, ton amour doit être aussi lumineux que l’éclair ! Alors son subconscient pourra le percevoir, et sortir de lui-même en un clin d’œil. Va, sens l’amour te traverser, et aller vers lui.
Bahram essaya ce stratagème. Se réveillant au lit avec Esmerine, il sentit l’amour grandir en lui, l’amour de sa femme et de son corps magnifique, l’enfant, après tout, du vieil homme mutilé qu’il considérait avec tant d’affection. Plein d’amour, il parcourait les ateliers ou la ville, sentant la fraîcheur de l’air printanier sur sa peau, tandis que les arbres autour des bassins brillaient doucement dans la poussière du jour, comme de grands joyaux vivants, et que les nuages d’un blanc intense accentuaient le bleu profond du ciel, auquel faisaient écho les tuiles turquoises et bleu cobalt des dômes des mosquées. Ville superbe, matin superbe, centre même du monde. Le bazar était ce chaos habituel de bruits et de couleurs, où les hommes venaient se retrouver tous ensemble, et pourtant aussi vide et vain qu’une fourmilière, sauf quand l’amour l’habitait. Tout le monde agissait pour l’amour des siens, jour après jour – tel est du moins ce que pensait Bahram ces matins-là, tandis qu’il faisait les sempiternelles courses de Khalid – et nuit après nuit, quand Esmerine l’enveloppait de ses bras.
Mais il n’arrivait pas à transmettre tout cela à Khalid. Le vieil homme se gaussait chaque fois qu’il lui parlait d’esprits supérieurs, et encore plus quand il s’agissait d’amour. Toutes les démonstrations d’affection l’agaçaient – pas seulement celles de Bahram, mais aussi celles de sa femme Fedwa, ou d’Esmerine, ou des enfants d’Esmerine et de Bahram, Fazi et Laïla, ou de n’importe qui d’autre. Pendant les longues journées au soleil, l’activité des ateliers les environnait de son vacarme et de ses puanteurs, car toutes les procédures du travail à la forge et à la poudrerie que Khalid avait établies se poursuivaient, comme dans une ronde géante, assourdissante. Bahram désignait tout ça d’un geste, et disait :
— C’est tellement plein d’amour !
Khalid haussait les épaules d’un air dédaigneux, et le rabrouait :
— Tais-toi ! Tu dis des bêtises !
Un jour, il sortit en courant de son bureau en tenant dans sa main valide deux de ses vieux livres d’alchimie, et les jeta dans la gueule d’un athanor rugissant.
— Quel ramassis de conneries ! lança-t-il amèrement à Bahram qui lui criait d’arrêter. Hors de mon chemin, je vais brûler tout ça !
— Mais pourquoi ? cria Bahram. Ce sont tes livres ! Pourquoi, pourquoi, pourquoi ?
Khalid prit un peu de cinabre poussiéreux, et agita sa main devant Bahram.
— Pourquoi ? Je vais te dire pourquoi ! Regarde ça ! Tous les grands alchimistes, de Jabir à al-Razi en passant par ibn Sina, s’accordent pour dire que les métaux sont tous des variations de soufre et de mercure. Iwang ajoute même que les alchimistes hindous et chinois adhèrent aussi à cette théorie. Mais quand on combine le soufre et le mercure les plus purs qui se puissent trouver, qu’est-ce qu’on obtient ? Ça, du cinabre ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Que les alchimistes qui parlent actuellement de ces choses-là – et il y en a très peu, crois-moi – disent qu’en fait ils ne veulent pas vraiment parler des substances que l’on appelle soufre et mercure, mais plutôt d’éléments plus purs, tout à la fois moins secs et moins humides, proches du soufre et du mercure, mais plus purs ! Enfin !
Il jeta l’échantillon de cinabre dans le fleuve, à l’autre bout de la cour.
— À quoi ça sert ? Pourquoi même les nommer ? Pourquoi les croire, de toute façon ?
Il agita son moignon, balayant son bureau, son laboratoire d’alchimie, et tous les appareils encombrant la cour.
— Tout ça ne sert à rien. Nous ne savons rien. Ils n’ont jamais su de quoi ils parlaient.
— Très bien, père, c’est vrai, peut-être, mais ne brûle pas tes livres ! Ils pourraient peut-être encore servir à quelque chose. Tu devrais être plus sélectif. En plus, ils ont coûté cher.
Khalid montra les dents et fit mine de cracher par terre.
Bahram parla de cet incident à Iwang lorsqu’il retourna en ville, la fois suivante.
— Il a brûlé de nombreux livres. Je n’ai pas pu l’en dissuader. J’ai bien essayé de lui faire voir l’amour qu’il y avait en toute chose, mais il ne l’a pas vu.
Le grand Tibétain fit un vilain bruit avec ses lèvres, comme un chameau.
— Cette façon d’agir ne marchera jamais avec Khalid, dit-il. C’est facile pour toi d’être plein d’amour, d’être jeune et entier. Khalid est vieux et n’a qu’une main. Il est déséquilibré, son yin et son yang sont perturbés. L’amour n’a rien à voir là-dedans.
Iwang n’était pas un soufi.
Bahram soupira.
— Alors je ne sais plus quoi faire. Il faut que tu m’aides, Iwang. Il va brûler tous ses livres et détruire tous ses appareils, et après, qui sait ce qu’il adviendra de lui…
Iwang marmonna quelque chose d’inaudible.
— Quoi ?
— Je vais tâcher d’y penser. Laisse-moi un peu de temps.
— Mais le temps presse. La prochaine fois, il détruira son laboratoire.
Le lendemain même, Khalid ordonna aux apprentis du forgeron de vider entièrement les ateliers alchimiques et de tout détruire. Il les regarda d’un œil noir, hagard, jeter son matériel dans la poussière du crépuscule. Les bassines de sable, d’eau, les fourneaux de descension, les alambics, les cornues, les flacons, les distillateurs, les creusets, les sublimatoires… tout cela était environné d’un brouillard de poussière millénaire. En voyant le plus gros alambic, qui avait été utilisé la dernière fois pour distiller de l’eau de rose, Khalid ronchonna :
— C’est la seule chose que nous ayons réussi à faire marcher. Et pour quoi ? De l’eau de rose !
Les mortiers et les pilons, les flacons, les bouteilles, les béchers et les bassines, les cristallisoirs, les brocs, les casseroles, les lanternes, les lampes à huile, les braseros, les spatules, les pinces, les cuillers, les cisailles, les marteaux, les aludels, les entonnoirs, les diverses lentilles, les filtres de tissu, de lin et de feutre : finalement, tout se retrouva en plein soleil. Khalid leva son moignon pour dire au-revoir à son ancienne vie.
— Brûlez tout, et si ça ne brûle pas, cassez-le et flanquez-le dans le fleuve !
C’est alors qu’Iwang arriva, avec un petit mécanisme de verre et d’argent. Il fronça les sourcils en apercevant le désordre.
— Tu pourrais au moins vendre certaines de ces choses, dit-il à Khalid. Tu n’as plus de dettes ?
— Je m’en fiche, répondit Khalid. Je ne vendrai pas de mensonges.
— Ce n’est pas le matériel qui ment, rétorqua Iwang. Une partie de ce matériel pourrait encore servir.
Khalid le foudroya du regard. Iwang décida de changer de sujet et montra ce qu’il tenait à Khalid.
— Je t’ai apporté un jouet qui donne tort à Aristote.
Surpris, Khalid examina l’objet. Deux sphères métalliques reposaient sur une armature qui pour Bahram évoquait, mais en miniature, l’un des marteaux mus par la roue à eau.
— Quand on verse l’eau, là, ça alourdit le balancier, ici, et les deux portes, qui sont solidaires, s’ouvrent en même temps. Un côté ne peut pas s’ouvrir avant l’autre. Tu vois ?
— Évidemment.
— Oui, c’est évident, mais réfléchis. Aristote dit qu’une masse plus lourde tombera plus vite qu’une masse plus légère, parce que la Terre l’attire avec plus de force. Mais regarde. Là, il y a deux boules de fer, une grosse et une petite, une lourde et une légère. Place-les sur les portes, ajuste le système à l’aide d’un niveau à bulle, en haut de ton mur extérieur, là où il y a une bonne distance de chute. Un minaret ferait mieux l’affaire ; la Tour de la Mort serait l’idéal, mais pour l’instant on se contentera de ton mur.
Ils firent ce qu’il suggérait, Khalid montant lentement à l’échelle pour inspecter le dispositif.
— Maintenant, verse de l’eau dans l’entonnoir et regarde.
L’eau remplit le bassin du bas jusqu’à ce que les portes s’ouvrent subitement. Les deux boules tombèrent et heurtèrent le sol en même temps.
— Ho ! fit Khalid.
Il dévala l’échelle pour récupérer les boules et réessayer, après les avoir soupesées, et même pesées avec précision sur l’une de ses balances.
— Tu vois ? lança Iwang. On peut le faire avec des boules de la même taille ou de tailles différentes, ça n’a aucune importance. Tout tombe à la même vitesse, sauf si c’est très large et très léger, comme une plume, qui flotte sur l’air.
Khalid refit l’essai.
— Au temps pour Aristote, dit Iwang.
— Mouais, fit Khalid en regardant les boules et en les prenant dans sa main gauche. Il pourrait avoir tort pour ça, mais raison pour d’autres choses.
— Certes. Mais ça veut dire qu’il faut vérifier tout ce qu’il avance, si tu veux mon avis, et comparer aussi avec ce que disent Hsing Ho, al-Razi et les Hindous. Il faut vérifier si c’est juste ou non, en toute connaissance de cause.
Khalid hocha la tête.
— Je dois bien reconnaître que ça me pose problème !
Iwang indiqua, d’un geste, le matériel alchimique étalé dans la cour.
— C’est comme tout ça. Tu pourrais regarder de plus près ce qui peut encore servir…
Khalid fronça les sourcils. Iwang regarda à nouveau tomber les boules. Les deux hommes laissèrent choir un certain nombre de choses différentes à l’aide de l’artefact, tout en bavardant.
— Regarde, il faut bien que quelque chose les attire vers le bas, dit Khalid à un moment donné. Quelque chose qui les déplace, qui les fasse descendre, qui les oblige à tomber, ce que tu veux.
— Évidemment, répondit Iwang. Il n’y a jamais d’effet sans cause. Une attraction peut être provoquée par un agent, agissant conformément à certaines lois. Quant à la nature de cet agent…
— Mais c’est vrai de tout, marmonna Khalid. Nous ne savons rien, voilà à quoi ça se résume. Nous vivons dans les ténèbres.
— Trop de facteurs conjoints, dit Iwang.
Khalid hocha la tête et prit un bloc de bois de fer sculpté.
— Tout ça me fatigue.
— Alors, on va faire des essais. Tu fais quelque chose, tu obtiens autre chose. Ça ressemble à une chaîne de cause à effet. Dont on peut rendre compte sous la forme d’une séquence logique, ou qu’on peut même mettre en équation. Alors, tu sauras enfin comment la réalité se manifeste. Sans trop t’inquiéter de la force dont il s’agit.
— La force, c’est peut-être l’amour, suggéra Bahram. La même attraction qu’entre les gens, qui s’étendrait aux choses d’une façon générale.
— Ça expliquerait la façon dont le membre se dresse au-dessus de la terre, fit Iwang avec un sourire.
Bahram lui rendit son sourire, mais Khalid dit seulement :
— Il plaisante. Ce dont je parle ne pourrait pas être plus éloigné de l’amour. C’est aussi constant que la place des étoiles, une force physique.
— Les soufis disent que l’amour est une force, qui remplit tout, et régit tout.
— Les soufis ! lança Khalid avec mépris. Ce sont les derniers sur Terre que je consulterais si je voulais savoir comment marche le monde. Ils rêvassent en parlant de l’amour, s’enivrent, et tournent sur eux-mêmes ! Bah ! l’islam était une discipline intellectuelle avant que les soufis ne viennent étudier le monde tel qu’il est. Il y a eu ibn Sina, ibn Rachid, ibn Khaldun et tous les autres, et puis les soufis sont arrivés et il n’y a plus eu un seul philosophe musulman, plus un lettré pour faire avancer d’un iota notre compréhension des choses.
— Ils sont bien obligés, dit Bahram. C’est eux qui nous ont fait voir à quel point l’amour était important dans le monde.
— L’amour. Ah oui, tout est amour, Dieu est amour, mais si tout est amour et si tout ne fait qu’un avec Allah, alors pourquoi faut-il qu’ils se soûlent tous les jours ?
Iwang se mit à rire.
— Ce n’est pas tout à fait ça, tu sais, dit Bahram.
— Mais si ! D’ailleurs leurs salles de réunions sont bourrées de frères à la recherche d’un bon moment, les madrasas se vident, les khans leur donnent toujours moins, et nous voilà, en 1020, en train de discuter des textes des anciens Franjs, sans la moindre idée de la raison pour laquelle les choses se passent comme elles le font. Nous ne savons rien ! Bien !
— Il faut commencer petit, argumenta Iwang.
— On ne peut pas commencer petit ! Tout est lié !
— Alors, nous n’avons qu’à isoler un groupe d’actions que nous pourrons observer et contrôler, les étudier, et nous verrons bien si nous arrivons à y comprendre quelque chose. Et nous partirons de là. Quelque chose comme cette chute, le plus simple de tous les mouvements. Si nous comprenons le mouvement, nous pourrons étudier son effet sur d’autres objets.
Khalid réfléchit. Il avait finalement cessé de faire tomber des objets avec l’artefact.
— Viens un peu avec moi, dit Iwang. Je voudrais te montrer quelque chose qui m’intrigue.
Ils le suivirent vers l’atelier où se trouvaient les gros fourneaux.
— Regarde comment tu obtiens des feux aussi chauds. L’eau actionne les soufflets plus vite que ne le feraient des souffleurs, si nombreux qu’ils puissent être, et la chaleur du feu n’a jamais été aussi forte. Maintenant, Aristote dit que le feu est piégé dans le bois, et libéré par la chaleur. Très bien, mais pourquoi un supplément d’air en élève-t-il la température ? Pourquoi le vent attise-t-il les feux de forêt ? Est-ce que ça veut dire que l’air est vital pour le feu ? Pourrions-nous le prouver ? Si nous construisions une chambre dans laquelle l’air serait aspiré par les soufflets au lieu d’y être introduit, le feu brûlerait-il moins bien ?
— Aspirer l’air d’une chambre ? répéta Khalid.
— Oui. On pourrait fabriquer une valve qui laisserait sortir l’air et l’empêcherait de rentrer. Pomper l’air qu’il y a à l’intérieur, et laisser l’air de remplacement au-dehors.
— Intéressant ! Mais que resterait-il dans la chambre, alors ?
Iwang haussa les épaules.
— Je ne sais pas. Un vide ? Une partie du vide originel, peut-être ? Il faudrait poser la question aux lamas, ou à tes soufis. Ou à Aristote. Ou simplement faire une chambre de verre, et regarder à l’intérieur.
— C’est ce que je vais faire, dit Khalid.
— Mais le plus facile à observer, c’est le mouvement, reprit Iwang. On peut faire toutes sortes d’essais avec le mouvement. On peut mesurer l’attraction des choses vers la Terre. On peut voir si la vitesse est la même dans les collines et dans les vallées. Les objets accélèrent quand ils tombent, et ça pourrait être mesurable aussi. La lumière elle-même devrait être mesurable. Ce qui est sûr, c’est que les angles de réfraction sont constants – je les ai déjà mesurés.
Khalid hocha la tête.
— D’abord, ce soufflet à l’envers, pour vider une chambre. Bien qu’il ne puisse sûrement pas en résulter un vrai vide. Le rien n’est pas possible dans ce monde, je pense. Il y aura quelque chose là-dedans, de plus petit que l’air.
— Ça ressemble plus à Aristote, dit Iwang. « La nature a horreur du vide. » Mais… et si ce n’était pas le cas ? Nous ne le saurons qu’après avoir essayé.
Khalid hocha la tête. S’il avait eu deux mains, il se les serait frottées.
Ils sortirent tous les trois vers le moulin à eau. Là, un canal détournait du fleuve un courant plus puissant qui miroitait dans le soleil du matin ; l’eau actionnait un moulin, qui faisait d’abord tourner des axes, entraînant une rangée de lourds marteaux, de presses à métaux, et les poignées des soufflets rotatifs qui faisaient ronfler les chaudières des fourneaux. C’était un endroit bruyant, plein du vacarme de l’eau, du concassage des pierres, du ronflement du feu et des crépitements de l’air ; tous ces éléments trépidaient sous l’effet de la transmutation, leur cassant les oreilles et laissant dans l’air une odeur de brûlé. Khalid resta un moment planté là à regarder le moulin à eau. C’était sa réussite, c’était lui qui avait su se servir du savoir-faire de chacun de ses artisans pour produire cette énorme machine, mille fois plus puissante que les gens ou les chevaux ne l’avaient jamais été. Ils étaient les gens les plus puissants de l’histoire du monde, se dit Bahram, et c’était grâce à Khalid. Mais, d’un geste de la main, Khalid envoya promener tout ça. Il voulait comprendre pourquoi ça marchait.
Il ramena les deux autres à l’atelier.
— On va avoir besoin de tes souffleurs de verre, de mes ferronniers et de mes tailleurs de cuir, dit-il. Ta valve, on pourrait peut-être la faire avec des intestins de mouton.
— Il faudrait que ce soit plus solide que ça, répondit Iwang. Une sorte de porte de métal, qui serait plaquée contre un joint de cuir par la succion du vide.
— C’est ça.
Khalid mit ses artisans au travail, pendant qu’Iwang soufflait le verre, et deux semaines plus tard ils avaient un appareil en deux parties : un globe de verre épais, et une puissante pompe pour y faire le vide. Il y eut tout un tas de fuites et de ruptures, et la valve céda souvent ; mais les vieux mécaniciens du complexe étaient ingénieux, et, en s’attaquant aux points faibles, ils finirent par fabriquer cinq versions tout à fait semblables de l’appareil, toutes très lourdes. La pompe était une chose massive, bardée de pistons, de tubes et de valves étroitement ajustés ; les globes étaient d’épais ballons de verre, au col encore plus épais, et garnis à l’intérieur de protubérances auxquelles on pouvait accrocher des objets, pour voir ce qui leur arriverait quand l’air serait évacué. Quand ils eurent résolu le problème des fuites, ils durent construire une crémaillère afin d’exercer assez de force sur la pompe pour qu’elle vide le globe de la plus infime trace d’air. Iwang leur conseilla quand même de ne pas chercher à créer le vide parfait, le genre de vide qui aurait aspiré la pompe, le complexe, et, qui sait, le monde lui-même, tel un djinn rentrant dans sa prison. Comme toujours, le visage de marbre d’Iwang ne leur permettait pas de savoir s’il était sérieux ou s’il plaisantait.
Quand ils eurent obtenu un appareil qui marchait à peu près correctement (de temps à autre, le verre de l’un d’eux se fendillait, quand ce n’était pas la valve qui se cassait), ils le fixèrent à une charpente en bois, et Khalid commença une série d’essais, insérant des choses dans le globe avant de le vider de son air, pour voir ce qui se passerait. Il se refusait à se poser toutes les questions philosophiques sur la nature de ce qui restait à l’intérieur du globe une fois qu’on en avait ôté l’air.
— Contentons-nous de voir ce qui arrive, disait-il. On verra après…
Il gardait de grands livres à pages blanches sur la table près de son appareil, et lui, ou l’un de ses secrétaires, y consignait dans les moindres détails le déroulement des opérations, prenant soin de chronométrer les événements avec la meilleure des horloges.
Après quelques semaines durant lesquelles Khalid se familiarisa avec l’appareil et fit divers essais, il demanda à Iwang et à Bahram d’organiser une petite fête, à laquelle il invita de nombreux cadis et professeurs des madrasas du Registan, et notamment les mathématiciens et astronomes de la madrasa de Sher Dor, qui étaient déjà plongés dans des discussions sur les auteurs de la Grèce antique et les classiques arabes traitant de la réalité physique. Le jour dit, quand tous ses invités se pressèrent dans l’espace ouvert de l’atelier non loin du bureau de Khalid, Khalid leur présenta l’appareil, leur expliqua comment il fonctionnait et leur montra ce qu’ils pouvaient tous voir : un réveil qu’il avait attaché à l’une des aspérités à l’intérieur du globe, de telle sorte qu’il se balançait doucement au bout d’un court fil de soie. Khalid abaissa une bonne vingtaine de fois la pompe de la crémaillère, mettant rudement son bras gauche à l’épreuve. Il leur dit que l’alarme du réveil avait été réglée pour sonner à la sixième heure de l’après-midi, peu après que les muezzins du minaret le plus au nord de Samarkand auraient fini de chanter la prière du crépuscule.
— Pour être sûr que l’alarme sonnera bien, leur dit Khalid, le battant a été exposé, afin que vous puissiez le voir frapper les petites cloches. Après, une fois que nous aurons vu ce que donnent les premiers résultats, je réintroduirai peu à peu de l’air dans le globe de façon à ce que vous puissiez l’entendre par vous-mêmes.
Il parlait d’un ton bourru et direct. Bahram vit qu’il voulait s’éloigner le plus possible du ton pompeux, ésotérique, qu’il avait affecté au cours de ses expériences alchimiques. Il ne fit pas de grande déclaration, aucune incantation. Le souvenir de sa dernière présentation, désastreuse, de sa supercherie, devait être présent à son esprit, tout comme il l’était dans celui de tous ici. Mais il se contenta d’un simple geste en direction du réveil, qui avançait vaillamment vers six heures.
C’est alors que le réveil commença à tournoyer au bout du fil, et que tous purent voir le battant frapper, un coup à droite, un coup à gauche, les petites cloches de bronze. Mais aucun son ne sortait du globe de verre. Khalid esquissa un geste.
— Vous pourriez croire que c’est le verre lui-même qui empêche le son de passer, mais quand j’aurai remis de l’air à l’intérieur, vous constaterez que ce n’est pas le cas. Pour commencer, je vous invite à venir poser votre oreille contre le ballon, pour que vous puissiez vérifier par vous-mêmes qu’on n’entend vraiment rien.
À tour de rôle, chacun s’exécuta. Alors Khalid tourna un robinet qui ouvrit une valve située sur l’un des flancs du ballon, et un court sifflement d’air se fit entendre, bientôt rejoint par une sonnerie qui devint perceptible et augmenta rapidement. De telle sorte qu’à la fin on eût dit une alarme sonnant dans la pièce voisine.
— Apparemment, le son n’existe pas s’il n’y a pas d’air pour nous le faire entendre, commenta Khalid.
Les visiteurs de la madrasa s’empressèrent d’examiner l’appareil, commencèrent à envisager toutes sortes d’essais pour étudier ses nombreux usages, et discutèrent de la nature de ce qui restait – s’il restait quelque chose – à l’intérieur du globe une fois qu’on en avait aspiré l’air. Khalid refusa catégoriquement d’entrer dans quelque polémique que ce fût à ce propos, préférant parler de ce que cette démonstration laissait supposer au sujet du son et de la façon dont il se propageait.
— Les échos pourraient permettre d’élucider autrement cette affaire, dit l’un des cadis.
Il ouvrait des yeux ronds, ravis, intrigués, comme tous les autres visiteurs.
— Quelque chose frappe l’air, le bouscule, et le son est un choc se déplaçant dans l’air – de la même façon que les vagues rident l’eau. Les sons rebondissent, comme des vagues qui reviendraient après avoir heurté un mur. Ce mouvement met un certain temps à parcourir l’espace – d’où l’écho.
— À l’aide d’une falaise faisant écho, dit Bahram, nous pourrions peut-être mesurer la vitesse du son.
— La vitesse du son ! s’exclama Iwang. Comme c’est beau !
— Une idée importante, Bahram, rectifia Khalid.
Il vérifia que son secrétaire notait bien tout ce qui se disait ou se faisait. Il ouvrit complètement le robinet d’arrêt et le retira, afin que tous puissent entendre la forte sonnerie pendant qu’il plongeait la main dans le globe pour l’arrêter. Le silence qui se fit alors leur parut des plus étranges. Khalid se frotta la tête avec son poignet droit.
— Je me demande, dit-il, si nous pourrions calculer la vitesse de la lumière selon le même principe…
— Comment reviendrait-elle ? demanda Bahram.
— Eh bien, peut-être que si nous visions un miroir lointain, mettons… une lanterne, une glace au loin… Avec une pendule qui donnerait l’heure de façon très précise, ou bien encore mieux, que l’on pourrait mettre en marche et arrêter, ou même…
Iwang secouait la tête.
— Le miroir devrait se trouver très loin pour laisser le temps aux savants d’enregistrer un intervalle. En outre, il faudrait attendre, pour faire la lumière, que le miroir soit placé selon le bon angle.
— Et si on mettait une personne à la place du miroir ? suggéra Bahram. Quelqu’un, sur une colline lointaine, verrait la lumière de la première lanterne, allumerait la sienne, et alors quelqu’un à côté de l’homme à la première lanterne noterait le moment auquel la seconde lumière apparaîtrait.
— Excellent, dirent plusieurs personnes en même temps.
— Ce ne sera peut-être pas assez rapide, ajouta Iwang.
— Cela reste à voir, dit Khalid avec entrain.
Sur ce, Esmerine et Fedwa poussèrent un chariot contenant un « assortiment de sharbats », ainsi que les appelait Iwang, sur lesquels la foule se précipita joyeusement, Iwang parlant du croassement ténu des goraks dans le haut Himalaya, où l’air lui-même était rare, et ainsi de suite.
C’est ainsi qu’Iwang tira Khalid de sa noire mélancolie et que Bahram vit la sagesse avec laquelle Iwang s’occupait de son cas. Chaque jour, à présent, Khalid se réveillait, impatient de se mettre à l’ouvrage. La gestion du domaine fut laissée à Bahram et à Fedwa, les vieux ouvriers encadrant chacun un atelier. Quand on venait le consulter pour un problème d’intendance, Khalid ne répondait même pas. Il avait la tête ailleurs. Il passait son temps à concevoir, planifier et effectuer toutes sortes d’expériences avec la pompe à vide, notant scrupuleusement les résultats. Plus tard, avec de nouveaux appareils, ils étudièrent d’autres phénomènes.
C’est ainsi qu’ils allèrent à l’aube, quand tout était tranquille, vers le grand mur ouest de la ville, chronométrer le temps que mettait à leur parvenir le bruit de blocs de bois entrechoqués, puis le temps que mettait l’écho à leur revenir. Ensuite, ils mesurèrent la distance du mur avec une ficelle d’un tiers de li de long. Iwang fit les calculs, et déclara bientôt que la vitesse du son était de l’ordre de deux mille lis à l’heure, une vitesse dont tout le monde s’émerveilla.
— Près de cinquante fois plus rapide que le plus rapide des chevaux, fit Khalid en regardant joyeusement les chiffres d’Iwang.
— Et la lumière doit aller encore beaucoup plus vite, prédit Iwang.
— Nous le découvrirons.
En attendant, Iwang contemplait les chiffres, intrigué.
— Reste la question de savoir si le son ralentit au fur et à mesure qu’il se propage. Ou s’il accélère. Mais s’il change de vitesse, il est plus probable qu’il ralentisse, l’air opposant une résistance au choc.
— Le bruit devient plus faible au fur et à mesure qu’on s’éloigne, souligna Bahram. Plutôt que de ralentir, peut-être qu’il s’affaiblit.
— Mais pourquoi ferait-il ça ? demanda Khalid.
Puis ils se lancèrent, Iwang et lui, dans une grande discussion sur le bruit, le mouvement, les causes et l’action à distance. Très vite, Bahram fut dépassé, n’étant pas un philosophe. Et, à vrai dire, Khalid, n’aimant pas l’aspect métaphysique de la discussion, conclut, comme toujours ces derniers temps :
— Il faut faire des tests.
Iwang était d’accord. En ruminant les chiffres, il déclara :
— Nous aurions besoin de calculs qui pourraient rendre compte non seulement des vitesses fixes, mais de la vitesse à laquelle la vitesse change. Je me demande si les Hindous ont réfléchi à ça.
Il disait souvent que les mathématiciens hindous étaient les plus forts du monde, très loin devant les Chinois. Khalid le laissait depuis longtemps accéder à tous ses livres de mathématiques, et Iwang passait de nombreuses heures dans son bureau à lire, ou à faire d’obscurs calculs et des dessins à la craie sur des ardoises.
On apprit qu’ils avaient une pompe à vide, et ils rencontrèrent régulièrement, à la madrasa, des personnes que cela intéressait – généralement des professeurs de mathématiques et de sciences de la nature. Ces réunions étaient souvent conflictuelles, mais chacun conservait le style d’échange policé, ostentatoire, des débats théologiques à la madrasa.
Pendant ce temps, le caravansérail hindou accueillait souvent des marchands de livres, et ces hommes appelaient Bahram pour qu’il jette un coup d’œil à de vieux parchemins, des livres à couverture de cuir ou de bois, ou des boîtes contenant des pages non reliées.
— Le vieux Une-Main sera intéressé par la théorie de Brahmagupta sur la taille de la Terre, je vous assure, disaient-ils avec de grands sourires, sachant que Bahram était incapable d’en juger.
— Celui-ci contient la sagesse de cent générations de moines bouddhistes, qui ont tous été massacrés par les Moghols.
— Celui-ci renferme les connaissances compilées des Franjs disparus, d’Archimède et d’Euclide.
Bahram jetait un coup d’œil aux pages, comme s’il y comprenait quelque chose, et choisissait les volumes les plus lourds, les plus vieux, et ceux où apparaissaient le plus de chiffres, surtout les chiffres hindis, ou de ces virgules tibétaines qu’Iwang était le seul à pouvoir déchiffrer. S’il pensait que Khalid et Iwang seraient intéressés, il marchandait avec l’entêtement de l’ignare.
— Regardez, ce n’est ni de l’arabe, ni de l’hindi, ni du persan ni du sanskrit. Je ne reconnais même pas cet alphabet. Comment Khalid pourrait-il y comprendre quelque chose ?
— Oh, mais ça vient du Deccan. Les bouddhistes de partout peuvent lire ça. Votre Iwang sera très heureux de s’y plonger !
Ou bien :
— C’est l’alphabet des Sikhs. Leur dernier gourou leur a inventé un alphabet qui ressemble beaucoup au sanskrit, et leur langue est une forme de penjabi.
Et ainsi de suite. Bahram rentrait à la maison avec ses trouvailles, un peu inquiet d’avoir dépensé du bon argent pour acheter des volumes poussiéreux auxquels il ne comprenait rien. Ensuite, Khalid et Iwang les inspectaient, et soit ils les feuilletaient comme des vautours, auquel cas ils félicitaient Bahram pour son jugement et l’habileté avec laquelle il avait marchandé, soit Khalid le maudissait, le traitant d’imbécile, pendant qu’Iwang le regardait, s’émerveillant qu’il ne sache pas reconnaître un livre de comptabilité d’un armateur de Travancore (c’était le volume du Deccan que n’importe quel bouddhiste pouvait lire).
Leur dispositif suscitait d’autres attentions, dont ils se seraient bien passés. Un matin, Nadir Divanbegi se présenta à leur porte avec quelques gardes du khan. Paxtakor, le serviteur de Khalid, les escorta à travers le complexe, et Khalid, prudemment impassible et affable, demanda qu’on apporte du café dans son bureau.
Nadir était aussi amical qu’on peut l’être, mais il en vint bientôt au fait :
— J’ai dit au khan que ta vie devait être épargnée parce que tu étais un grand chercheur, un philosophe et un alchimiste, un bien précieux pour le khanat, un joyau de la grande gloire de Samarkand.
Khalid hocha la tête, mal à l’aise, en regardant sa tasse de café. Il fit un geste du doigt, comme pour dire « ça suffit », puis il marmonna :
— Je vous suis très reconnaissant, effendi.
— Oui. Il est clair, maintenant, que j’ai eu raison de plaider pour ta survie, avec tout ce que j’apprends de tes nombreuses activités et de tes merveilleuses recherches.
Khalid le regarda en se demandant s’il se moquait de lui, et Nadir leva les mains en signe de sincérité. Khalid baissa les yeux.
— Mais je suis venu te rappeler que, si tous tes essais sont vraiment extraordinaires, le monde est dangereux. Le khanat se trouve au centre de toutes les routes commerciales importantes, et il y a des armées aux quatre points cardinaux. Le khan se soucie de protéger ses sujets de toute attaque, or il existerait des canons capables d’abattre les murailles de notre cité en une semaine, voire moins. Le khan veut que tu l’aides à résoudre ce problème. Il est sûr que tu seras ravi de lui apporter une modeste partie des fruits de ton savoir, afin de l’aider à défendre le khanat.
— Tous les résultats de mes essais appartiennent au khan, répondit gravement Khalid. Mon souffle même appartient au khan.
Nadir hocha la tête en signe d’assentiment devant cette vérité.
— Et pourtant, tu ne l’as pas invité à assister à la démonstration de cette pompe qui crée un vide dans l’air.
— Je ne pensais pas qu’il serait intéressé par une si petite affaire.
— Le khan s’intéresse à tout.
Aucun d’eux ne pouvait dire, en regardant le visage de Nadir, s’il plaisantait ou non.
— Nous serions heureux de lui faire une démonstration de la pompe à vide.
— Parfait. Il appréciera. Mais rappelle-toi qu’il attend par-dessus tout que tu règles cette histoire de canons et de murailles.
Khalid hocha la tête.
— Nous honorerons son souhait, effendi.
Nadir parti, Khalid se mit à marmonner d’un air malheureux.
— Il s’intéresse à tout ! Comment peut-il dire ça sans rire ?
Il envoya néanmoins au khan un serviteur avec une invitation en bonne et due forme à venir voir le nouvel appareil. Et avant la visite, il mit tout le complexe au travail, préparant une nouvelle démonstration de la pompe qui impressionnerait le khan, du moins l’espérait-il.
Quand Sayyed Abdul Aziz et sa suite firent leur visite, le globe qui devait contenir le vide, cette fois, était fait de deux demi-globes dont les bords étaient mortaisés afin de s’emboîter parfaitement. Un fin joint de cuir huilé fut placé à la jonction avant que l’air ne soit aspiré, et de gros étriers d’acier furent fixés à chacun des deux globes, auxquels on pourrait attacher des cordes.
Sayyed Abdul était assis sur des coussins et inspectait soigneusement les deux moitiés du globe. Khalid lui expliqua :
— Quand l’air est enlevé, les deux moitiés du globe adhèrent l’une à l’autre avec une grande force.
Il plaça les moitiés ensemble, les sépara ; les replaça, fixa la pompe au trou prévu à cet office, et fit signe à Paxtakor d’actionner la pompe de façon répétée, une dizaine de fois. Puis il apporta le système au khan et l’invita à essayer de séparer les deux moitiés du globe.
Il n’y arriva pas. Le khan avait l’air ennuyé. Khalid emporta le système dans la cour centrale du complexe, où deux attelages de trois chevaux chacun attendaient. Les harnais furent accrochés de part et d’autre du globe, et les deux attelages éloignés l’un de l’autre jusqu’à ce que le globe se retrouve suspendu entre eux. Quand les chevaux s’immobilisèrent, les palefreniers eurent beau faire claquer leur fouet, et les chevaux piaffer, renâcler et tirer chacun de leur côté, ils dérapèrent, se déplacèrent de droite et de gauche, mais le globe resta suspendu aux cordes horizontales, frémissantes. Les deux moitiés restaient inséparables. Même les brusques départs de galop que les chevaux tentèrent se soldèrent par des arrêts brutaux, titubants.
Le khan regardait les chevaux avec intérêt, mais il paraissait indifférent au sort du globe. Au bout de quelques minutes d’efforts, Khalid fit s’arrêter les chevaux, décrocha le dispositif et l’apporta au groupe où se trouvaient le khan et Nadir. Lorsqu’il ôta le bouchon, l’air entra dans le globe en sifflant, et les deux moitiés se séparèrent aussi facilement que les quartiers d’une orange. Khalid arracha le petit joint de cuir écrasé.
— Vous voyez, dit-il. C’est la force de l’air, ou plutôt l’attraction du vide, qui retient si fortement les moitiés ensemble.
Le khan se leva comme s’il s’apprêtait à partir, et sa suite en fit autant. Il donnait l’impression d’être sur le point de s’écrouler de sommeil.
— Et alors ? dit-il. Je veux pulvériser mes ennemis, pas les maintenir ensemble.
Il eut un geste dédaigneux et s’en alla.
Cette réaction si peu enthousiaste ennuya Bahram. Le khan ne s’intéressait absolument pas à cet appareil qui avait fasciné les érudits de la madrasa ; au lieu de quoi, il avait ordonné de mettre au point des fortifications et de nouvelles armes qui éclipseraient les recherches assidues des armuriers de tous les temps. S’ils échouaient, les punitions possibles n’étaient que trop faciles à imaginer. La main absente de Khalid semblait les narguer depuis son propre type de vide. Il contemplait son moignon, et disait :
— Un jour, je te ressemblerai tout entier.
Pour le moment, c’est à peine s’il jetait un œil sur le complexe.
— Dis à Paxtakor de se procurer de nouveaux canons chez Nadir pour des essais. Trois de chaque taille, et toute la poudre et les munitions nécessaires.
— Mais de la poudre, nous en avons.
— Je sais, répondit-il en foudroyant Bahram du regard. C’est juste que je veux voir quelle sorte de poudre ils ont, eux.
Les jours suivants, il passa en revue tous les vieux bâtiments du complexe, ceux que ses vieux ferronniers et lui avaient bâtis au tout début, quand ils se contentaient de fabriquer des canons et de la poudre pour le khan. À cette époque, avant que ses hommes et lui n’adoptent le système chinois et ne raccordent le moulin à leurs fourneaux, libérant ainsi pour d’autres travaux bon nombre des jeunes apprentis qui actionnaient les soufflets, tout était petit, rudimentaire. Le fer était plus cassant. Tout ce qu’ils faisaient était grossier, mal fini. Les bâtiments eux-mêmes en témoignaient. Aujourd’hui, les engrenages des moulins ronflaient de toute la puissance du fleuve. Des fumées jaune citron, vert acide, montaient des cuves de produits chimiques. Les souffleurs faisaient des colis, menaient des chameaux et déplaçaient des montagnes de charbon d’un endroit à l’autre du complexe. En voyant cela, Khalid secoua la tête et fit un geste résolu avec son poing fantôme.
— Il nous faut de meilleures pendules. Nous n’avancerons pas si nous ne savons pas mieux mesurer le temps.
Iwang retroussa les lèvres.
— Il faudrait surtout qu’on comprenne mieux ce qui se passe.
— Oui, oui, bien sûr. Nous pourrions discuter de tout ça dans ce monde misérable. Mais tout le savoir des anciens ne nous apprendra pas combien de temps il faut à la poudre-éclair pour faire partir la charge.
À la tombée du jour, le complexe redevenait silencieux et l’on n’entendait plus que le ronronnement de la roue à aubes sur le canal. Une fois que les ouvriers logés sur place avaient procédé à leurs ablutions, mangé et récité leurs prières, ils se rendaient à leurs appartements situés tout au bout du complexe, près du fleuve, et s’endormaient. Les ouvriers qui logeaient en ville rentraient chez eux.
Bahram se laissait tomber sur son lit près d’Esmerine, de l’autre côté de la pièce où dormaient leurs deux enfants, Fazi et Laïla. La plupart du temps, il s’endormait, exténué, au moment même où sa tête touchait la soie de son oreiller. Sommeil béni…
Mais souvent, Esmerine et lui s’éveillaient un peu après minuit, et quelquefois ils restaient comme ça, attentifs l’un à l’autre, respirant, se touchant, tenant à voix basse des conversations généralement brèves et décousues, d’autres fois les plus profondes et les plus longues qu’ils aient jamais eues ; et quand ils faisaient l’amour, maintenant que les enfants étaient là pour épuiser Esmerine, c’était en cet instant béni, dans le calme et la fraîcheur de ces heures nocturnes.
Parfois, ensuite, Bahram se levait et se promenait dans le complexe, pour voir les choses à la lumière de la lune et s’assurer que tout était en ordre, sentant l’écho de l’amour palpiter en lui ; et bien souvent, en cette occasion, il voyait de la lumière dans le bureau de Khalid. Il s’approchait doucement pour trouver Khalid assoupi sur un livre ouvert, ou bien écrivant de sa main gauche sur son écritoire, ou encore vautré sur son divan, en train de discuter à voix basse avec Iwang, chacun tenant le tuyau de pipe d’un narguilé, enveloppé des vapeurs odorantes du haschich. Si Iwang était là et qu’ils semblaient tous deux éveillés, alors Bahram, parfois, se joignait à eux pour un moment, avant de sentir de nouveau venir le sommeil, et de retourner vers Esmerine. Khalid et Iwang parlaient de la nature du mouvement ou de la vision, regardant à travers l’une des lentilles d’Iwang tout en devisant. Khalid affirmait que l’œil recevait de petites impressions ou des images des objets, qui voyageaient dans l’air jusqu’à lui. Il avait trouvé de très nombreux philosophes, de la Chine jusqu’au Franjistan, qui disaient la même chose, appelant la petite image « eidola », « simulacre », « espèce », « image », « idole », « fantasme », « forme », « intention », « passion », « similarité de l’agent » ou « ombre des philosophes » – nom qui faisait sourire Iwang. Il croyait, quant à lui, que l’œil projetait des émissions d’un fluide aussi rapide que la lumière elle-même, et qui lui revenaient en écho, avec les contours des objets et leurs couleurs exactes.
Bahram soutenait qu’aucune de ces explications n’était juste. La vision ne pouvait s’expliquer par l’optique, disait-il ; la vue était un état d’esprit. Les deux hommes l’écoutaient d’une oreille attentive, puis Khalid secouait la tête.
— Les lois de l’optique ne suffisent peut-être pas à l’expliquer, mais elles sont nécessaires pour un début d’explication. Tu comprends, c’est la partie du phénomène qu’on peut vérifier et décrire mathématiquement, si nous sommes assez futés.
Les canons du khan arrivèrent, et Khalid passa une bonne partie des jours suivants sur la butte dominant la courbe du fleuve, à tirer, en compagnie des vieux Jalil et Paxtakor ; mais il consacrait la majeure partie de son temps à réfléchir aux lois de l’optique et à des expériences à proposer à Iwang. Iwang rentra à son échoppe, pour y souffler de grosses bulles de verre avec des pans coupés, des miroirs, concaves et convexes, et de grosses baguettes triangulaires, parfaitement polies, auxquelles il vouait une vénération quasi religieuse. Iwang passait ses après-midis dans le bureau du vieux Khalid, la porte close. Ils avaient pratiqué dans le mur sud une petite ouverture qui laissait filtrer un mince rayon de lumière. Ils inséraient le prisme dans le trou, et un arc-en-ciel se formait directement sur le mur opposé, ou sur un écran qu’ils avaient placé devant. Iwang dit qu’il y avait sept couleurs, Khalid six, parce qu’il soutenait que le « violet » et le « lavande » d’Iwang étaient en fait les deux parties d’une même couleur. Ils se disputaient sans arrêt au sujet de ce qu’ils voyaient, en tout cas, au début. Iwang fit des diagrammes de leurs manipulations, indiquant l’angle précis sous lequel chacune des couleurs était déviée en passant par le prisme. Ils tinrent des boules de verre devant la lumière et se demandèrent pourquoi elle ne se divisait pas en passant au travers comme avec le prisme, alors que tout le monde pouvait voir, à la fin d’une averse, lorsque le soleil de l’après-midi éclairait le ciel plein de ces minuscules billes de verre – c’est-à-dire des gouttes de pluie –, se créer, à l’est de Samarkand, un très joli arc-en-ciel. À de nombreuses reprises, alors que de noirs orages passaient au-dessus de la ville, Bahram sortit, en compagnie des deux hommes, pour regarder quelques très beaux arcs-en-ciel, et même de doubles arcs-en-ciel, un plus pâle chevauchant le plus clair – et parfois même, un troisième arc-en-ciel, très pâle, au-dessus du deuxième. Pour finir, Iwang établit une loi de la réfraction qui, assura-t-il à Khalid, conviendrait à toutes les couleurs.
— Le premier arc-en-ciel est produit par la réfraction de la lumière qui entre dans la goutte, est réfléchie par la paroi opposée, et déviée une première fois à l’intérieur, puis une seconde fois en sortant. Le second arc est créé par la lumière qui se reflète deux ou trois fois à l’intérieur des gouttes de pluie. Maintenant, regarde, chaque couleur a son propre indice de réfraction, et en rebondissant à l’intérieur de la goutte de pluie, elle se sépare des autres couleurs, qui apparaissent donc à l’œil dans leur séquence exacte, mais renversée pour le deuxième parce qu’il y a un rebond de plus qui la fait s’inverser, comme dans mes dessins, tu vois ?
— Ainsi, si la structure des gouttes de pluie était cristalline, il n’y aurait pas d’arc-en-ciel.
— C’est exactement ça. La neige est pareille. Si tout était réflexion, alors le ciel étincellerait de partout, et crépiterait de lumière blanche, comme s’il était plein de miroirs. Parfois, c’est ce qu’on voit quand il y a une tempête de neige. Les gouttes de pluie étant rondes, l’angle d’incidence passe sans transition de zéro à quatre-vingt-dix degrés, étalant comme un éventail les rayons qui parviennent à l’observateur, ici, qui doit toujours se tenir à un angle de quarante à quarante-deux degrés du soleil. Le deuxième arc-en-ciel apparaît quand l’angle est compris entre cinquante degrés et demi et cinquante-quatre degrés et demi. Tu vois, la géométrie prédit les angles, et ensuite nous les mesurons, en nous servant de cette superbe lunette que Bahram a achetée pour toi au caravansérail chinois, et ça confirme, de façon très précise, la prédiction mathématique.
— Oui, bien sûr, dit Khalid, mais c’est un raisonnement induit. Tu obtiens tes angles d’incidence en regardant dans un prisme, puis tu confirmes les angles dans le ciel par d’autres observations.
— Mais dans un cas, c’étaient des couleurs sur le mur, dans l’autre des arcs-en-ciel !
— Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas !
C’était bien sûr l’un des truismes de l’alchimie. La remarque de Khalid comportait donc une sombre réminiscence.
L’arc-en-ciel qu’ils observaient était en train de se dissiper alors que dans le ciel, à l’ouest, un nuage passait devant le soleil. Les deux hommes ne le remarquèrent cependant pas, tout absorbés qu’ils étaient par leur discussion. Bahram resta seul à observer l’arche de couleurs vibrantes qui traversait le ciel, ce cadeau qu’Allah leur avait fait pour leur montrer qu’il n’inonderait plus jamais le monde. Les deux hommes s’affairaient autour du tableau noir d’Iwang et tripotaient les appareils à regarder le ciel de Khalid.
— On dirait que ça s’en va, dit Bahram.
Ils levèrent les yeux, légèrement agacés d’avoir été interrompus. Quand l’arc-en-ciel brillait, le ciel en dessous était nettement plus clair qu’au-dessus ; maintenant, les deux parties se fondaient dans le même ton bleu ardoise.
L’arc-en-ciel sortit du monde, et ils filèrent vers le complexe, Khalid s’émerveillant à chaque pas, marchant la plupart du temps dans les flaques parce qu’il n’arrivait pas à détacher les yeux de l’ardoise d’Iwang.
— Bon, bon, fort bien… Je dois admettre, c’est aussi net qu’une démonstration d’Euclide. Deux réfractions, peut-être trois – la pluie, le soleil, un observateur pour voir tout cela –, et le tour est joué ! Un arc-en-ciel !
— Et la lumière elle-même, qui se divise en bandes de couleurs, voyageant toutes ensemble hors du soleil, ajouta Iwang d’un ton songeur. C’est tellement clair ! Et quand elle touche une chose, elle rebondit dessus, finit par atteindre l’œil, s’il y a un œil pour regarder, et alors toutes les différentes couleurs, hmmm, voyons voir comment cela pourrait marcher… toutes les surfaces de la Terre étant arrondies, si on pouvait les regarder d’assez près…
— C’est un miracle que les choses ne changent pas de couleur au fur et à mesure de nos déplacements, dit Bahram.
Les deux autres se turent, puis Khalid éclata de rire.
— Un autre mystère ! Allah nous garde ! Il y en aura toujours, jusqu’à ce que nous soyons unis à Dieu !
Cette pensée semblait beaucoup lui plaire.
Il installa dans le complexe une chambre noire, toute drapée de noir, le moindre interstice recouvert d’une planche, jusqu’à ce qu’elle soit encore plus noire que son bureau ne l’avait jamais été, munie de fentes fermées par des volets dans le mur est de façon à laisser filtrer de fines raies de lumière. Il y passa de nombreuses matinées en compagnie de ses assistants, entrant ou sortant en courant, changeant un élément ou un autre de son installation. L’une d’elles lui plut suffisamment pour qu’il invite les savants de la madrasa de Sher Dor à venir la voir, parce qu’elle contredisait radicalement ibn Rachid, pour qui la lumière blanche était indivisible, et les couleurs un effet du prisme. Si c’était le cas, argumenta Khalid, alors la lumière déviée deux fois devrait changer deux fois de couleur. Pour en faire la démonstration, ses assistant laissèrent entrer un fin rai de lumière dans la pièce, et un premier effet de lumière décomposée s’étala sur un écran placé au centre. Khalid lui-même pratiqua un petit trou dans l’écran, suffisamment petit pour que seule la bande rouge du minuscule arc-en-ciel puisse passer, dans un nouveau bureau protégé de la lumière extérieure, où il frappait immédiatement un autre prisme, le rayon diffracté étant dirigé vers un nouvel écran, situé dans ce petit bureau.
— À présent, si la réfraction peut changer la couleur, alors la bande de lumière rouge étant réfléchie une seconde fois changera à nouveau de couleur. Or, observez : elle reste rouge. Chaque couleur reste stable quand on la fait passer une seconde fois à travers un prisme.
Il déplaça doucement l’ouverture devant chaque couleur, pour en faire la démonstration. Ses invités se massaient à la porte de son petit bureau, pour observer le phénomène.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda l’un d’eux.
— Eh bien, c’est ce que je vous demande de m’aider à comprendre, ou alors, demandez-le à Iwang. Je ne suis pas philosophe moi-même. Mais je crois que cela prouve que le changement de couleur n’est pas seulement dû à sa réflexion per se. Je crois que cela montre que la lumière du soleil, ou si vous préférez la lumière blanche, ou la pleine lumière, ou la lumière du jour, est composée de plusieurs couleurs indépendantes qui voyagent ensemble.
Les témoins approuvèrent. Khalid ordonna qu’on ouvrît la pièce, et ils se retrouvèrent, clignant des yeux, dans la lumière du soleil, où on leur servit du café et des gâteaux.
— C’est merveilleux, dit Zahhar, l’un des plus éminents mathématiciens de Sher Dor. Très lumineux, si vous me permettez cette expression. Mais que cela nous apprend-il au sujet de la lumière, à votre avis ? Qu’est-ce que la lumière ?
Khalid haussa les épaules.
— Dieu seul le sait, les hommes l’ignorent. Je crois seulement que nous avons mieux mis en lumière, si vous pardonnez cette façon de parler, quelques-uns des comportements de la lumière, justement. Et ce comportement possède quelques aspects que la géométrie peut nous aider à comprendre. On le dirait régi par les nombres, voyez-vous. Tout comme de nombreuses choses sur Terre. Allah semble apprécier les mathématiques, comme vous l’avez souvent répété, Zahhar. Quant à la substance de la lumière, quel mystère ! Elle se déplace vite. À quelle vitesse, nous l’ignorons ; et ce serait bien de le savoir. Nous savons aussi qu’elle est chaude. On le voit au soleil. Et qu’elle traverse le vide – si bien sûr il existe une chose comme le vide dans le monde –, alors que le son, lui, ne le peut pas. Il se pourrait que les Hindous aient raison, et qu’il y ait un autre élément en plus de la terre, du feu, de l’air et de l’eau, un éther si subtil que nous ne le voyons pas, qui remplirait complètement l’univers et serait l’élément naturel du mouvement. Peut-être que ce sont de petits corpuscules, qui rebondissent sur tout ce qu’ils rencontrent, comme sur un miroir, mais généralement moins directement. En fonction de ce qu’ils touchent, une bande particulière de couleur se réfléchit directement dans l’œil.
Il haussa de nouveau les épaules.
— Le mystère reste entier.
Ces expériences sur les couleurs provoquèrent beaucoup de discussions et de débats dans les madrasas. Khalid apprit, à cette occasion, à ne jamais exprimer d’opinion quant aux causes premières et à ne surtout pas faire intrusion dans le domaine des religieux en évoquant la volonté d’Allah, ou un quelconque autre aspect de la nature de la réalité. Il se contentait de dire : « Allah nous a donné l’intelligence pour mieux comprendre la gloire de son œuvre », ou : « Le monde est régi par les mathématiques. Allah aime les chiffres, les moustiques au printemps, et la beauté. »
Les lettrés s’en allaient, amusés, ou irrités, mais, en tout cas, en proie à une profonde agitation philosophique. Le vieil observatoire d’Ulug Bek, les madrasas de la place du Registan, et de partout ailleurs dans la ville, bourdonnaient de cette nouvelle lubie qui consistait à vouloir faire toutes sortes d’expériences. D’ailleurs, l’atelier de mécanique de Khalid n’était pas le seul à pouvoir inventer et monter de nouvelles machines, toujours plus complexes. Les mathématiciens de Sher Dor, par exemple, fascinaient tout le monde avec une étonnante échelle à mercure, facile à fabriquer, scellée en haut mais pas en bas, et placée debout dans un bol de mercure. Le mercure du tube descendait jusqu’à un certain niveau, créant encore un vide mystérieux dans l’espace laissé libre en haut – le reste du tube demeurant plein d’une colonne de mercure. Les mathématiciens de Sher Dor affirmaient que c’était le poids de l’air du monde sur le mercure du bol qui faisait suffisamment pression dessus pour empêcher le mercure du cylindre de descendre complètement. D’autres prétendaient que c’était parce que le vide du haut du tube n’avait pas envie de grandir. Sur une suggestion d’Iwang, ils emmenèrent leur système au Zeravshan, en haut de la Montagne de Neige, à deux ou trois mille mains au-dessus du niveau de la ville. Là, tout le monde vit que le niveau du mercure avait chuté. Sûrement parce que l’air était moins lourd là-haut. Cela étayait considérablement la précédente théorie de Khalid selon laquelle l’air pesait sur eux ; de même que cela réfutait Aristote, al-Farabi et tous les Arabes aristotéliciens, pour qui les quatre éléments tenaient à rester à leur place, en haut ou en bas. Khalid ne se gênait pas pour se moquer de cette assertion, en privé du moins.
— Comme si les pierres ou le vent pouvaient vouloir être à un endroit plutôt qu’à un autre, comme un homme ! Ce n’est rien, encore une fois, qu’une définition circulaire. « Les choses tombent parce qu’elles ont envie de tomber », comme si elles pouvaient vouloir quelque chose ! Les choses tombent parce qu’elles tombent, c’est tout ce que ça veut dire. N’importe quoi ! Personne ne sait pourquoi les choses tombent, sûrement pas moi. Le mystère reste entier. Tout ce qui relève de l’action à distance demeure mystérieux. Nous sommes bien obligés de l’admettre. Il ne faut pas chercher de fausses solutions à de vrais mystères. À partir de là, il faut observer ce qui arrive et voir si cela nous permet d’échafauder des hypothèses quant au pourquoi et au comment.
Les savants soufis, eux, étaient d’avis d’extrapoler la nature ultime du cosmos à partir d’une expérience donnée, pendant que les mathématiciens étaient fascinés par les aspects purement numériques des résultats, la géométrie du monde telle qu’elle se révélait. Cette approche et d’autres se combinaient dans une frénésie d’activité, consistant en démonstrations, conversations, bricolages de systèmes nouveaux ou améliorés, et recherches solitaires sur des ardoises, que l’on couvrait d’obscures formules mathématiques. Certains jours, Bahram avait l’impression que Samarkand bruissait tout entière de ces investigations : le complexe de Khalid, celui des autres, les madrasas, les ribats, les bazars, les échoppes à café, les caravansérails, d’où les marchands diffuseraient les nouvelles dans le monde entier… Magnifique !
Loin de l’autre côté du mur ouest de la ville, à l’endroit où la vieille route de la Soie s’en allait vers Boukhara, les Arméniens jouissaient de la quiétude de leur caravansérail, qui se trouvait juste à côté de celui des Hindous, énorme et bruyant. Les Arméniens préparaient leur repas à la lueur du crépuscule. Leurs femmes marchaient tête nue, le regard fier, riant entre elles dans une langue qu’elles seules pouvaient comprendre. Les Arméniens étaient d’excellents commerçants, et malgré cela gardaient leurs secrets. Ils ne faisaient le commerce que des marchandises les plus chères, et semblaient savoir tout sur tout. Ils étaient les plus riches et les plus puissants de tous les peuples commerçants. À la différence des juifs, des nestoriens, ou des Zott, ils avaient une terre à eux, dans le Caucase, où la plupart retournaient de temps à autre. En outre, ils étaient généralement musulmans, ce qui leur donnait un avantage considérable dans le Dar al-Islam – c’est-à-dire partout dans le monde, sauf en Chine ou en Inde au sud du Deccan. Selon certaines rumeurs, ils n’étaient en réalité musulmans qu’en apparence – étant au fond restés chrétiens. Pour Bahram, ces rumeurs étaient clairement un coup de poignard donné par les autres marchands. Probablement par les malicieux Zott, qui avaient jadis été chassés d’Inde (d’Égypte, disait-on parfois) et parcouraient le monde, sans maison, et jalousaient la position privilégiée qu’occupaient les Arméniens sur tant de marchés et de produits lucratifs.
Bahram se promenait dans leur camp, entre leurs feux et leurs lanternes, s’arrêtant de temps à autre pour bavarder ou prendre un verre de vin avec une de ses connaissances, jusqu’à ce qu’un vieillard lui indiquât Mantuni, le marchand de livres. C’était un petit vieillard bossu, ratatiné, qui portait des lunettes derrière lesquelles ses yeux paraissaient aussi gros que des citrons. Il parlait un turc rudimentaire, teinté d’un fort accent. Bahram passa au persan, ce dont Mantuni le remercia en courbant profondément la tête. Le vieil homme lui montra, dans un coin, une caisse en bois, pleine à ras bord de livres qu’il avait acquis au Franjistan pour Khalid.
— Tu seras capable de la porter ? demanda-t-il, anxieux, à Bahram.
— Pas de problème, répondit Bahram.
Mais il avait ses propres préoccupations :
— Combien tout cela va-t-il coûter ?
— Oh, rien. C’est déjà réglé. Khalid m’avait payé d’avance, sinon je n’aurais pas été capable d’acheter tous ces livres. Ils viennent de la liquidation d’une succession à Damas, d’une très vieille famille d’alchimistes dont le dernier héritier, un ermite, est mort sans laisser de descendance. Regarde, Le Traité des instruments et des fourneaux, de Zosimo, imprimé il y a seulement deux ans, c’est pour vous. J’ai fait ranger le reste par date de parution, comme tu peux le constater. Et voici La Somme de la perfection, de Jabir, et ses Dix Livres de la Rectification, et, regarde, Le Secret de la création, rédigé par Apollonios le Grec.
Ce dernier était un épais volume relié en peau de mouton.
— L’un des chapitres est la célèbre Table d’émeraude, dit-il en caressant doucement la couverture. Ce chapitre à lui seul vaut au moins deux fois tout ce que j’ai payé pour tous ces livres, mais ils l’ignoraient. L’original de La Table d’émeraude a été trouvé par Sarah, la femme d’Abraham, dans une grotte non loin d’Hébron, peu après le déluge. Il était rédigé, en caractères phéniciens, sur une plaque d’émeraude, que Sarah trouva serrée entre les mains du corps momifié d’Hermès Trismégiste, le père de l’alchimie. Cela dit, d’après d’autres récits, ce serait Alexandre le Grand qui l’aurait découvert. En tout cas, le voici, dans une traduction arabe datant de l’époque du califat.
— Très bien, dit Bahram.
Il n’était pas sûr que Khalid serait toujours intéressé par tout cela.
— Vous y trouverez également La Biographie complète des Immortels, un volume plutôt mince, eu égard à son titre, et Le Coffre de la sagesse, ainsi qu’un livre d’un Franji, Bartholomé l’Anglais, De la propriété des choses. J’y ai inclus L’Épître du soleil au croissant de lune, Le Livre des poisons, qui peut toujours servir, Le Grand Trésor et Documents au sujet des trois similarités, en chinois…
— Iwang pourra lire ça, l’interrompit Bahram. Merci.
Il essaya de soulever la caisse. Elle aurait aussi bien pu être pleine de pierres, et il chancela.
— Es-tu sûr que tu pourras rapporter tout ça à la ville, sans problème ?
— Tout ira bien. Je vais les mettre chez Khalid, où Iwang a une pièce pour travailler. Merci encore. Je suis sûr qu’Iwang voudra en parler avec toi, et peut-être Khalid aussi. Combien de temps restes-tu à Samarkand ?
— Encore un mois, mais pas plus.
— Ils viendront t’en parler.
Bahram marcha tout le long du chemin, la caisse sur sa tête. De temps à autre il faisait une petite pause, pour souffler, et se redonner du cœur au ventre en buvant un peu de vin. Quand il arriva au complexe, il était tard, et il avait la tête qui tournait, mais il y avait encore de la lumière dans le bureau de Khalid. Bahram y trouva le vieil homme en train de lire. Il laissa tomber la caisse triomphalement à ses pieds.
— Voilà de la lecture ! dit-il.
Et il s’effondra sur une chaise.
En secouant la tête devant l’ivrognerie de Bahram, Khalid commença à fouiller dans la boîte en sifflant et en babillant.
— Toujours les mêmes vieux trucs, dit-il à un moment, avant de prendre un livre et de l’ouvrir. Ah, fit-il. Un texte franj, traduit du latin en arabe, par un certain ibn Rabi, de Nsara. Écrit, à l’origine, par un certain Bartholomé l’Anglais, au sixième siècle. Voyons ce qu’il raconte… Hmm, hmm…
Il lisait en suivant avec l’index de sa main gauche tandis que ses yeux parcouraient rapidement les pages.
— Quoi ! Mais c’est copié d’ibn Sina !… Et ça aussi ! Les parties alchimiques sont directement pompées sur ibn Sina !
Il continua sa lecture et eut son petit rire bref, sans joie.
— Écoute ça ! Le vif-argent – c’est le mercure – a tellement de vertus et de pouvoirs que tu pourrais poser une pierre de cent livres sur deux livres de vif-argent, le vif-argent en supporterait le poids.
— Quoi ?
— Tu as déjà entendu des conneries pareilles ? S’il voulait parler de mesures de poids, il aurait pu avoir le bon sens de les comprendre.
Il poursuivit sa lecture.
— Ah, dit-il au bout d’un moment. Là, il cite ibn Sina directement : « Le verre, comme le dit Avicenne, est aux pierres ce que le fou est aux hommes, parce qu’il prend toute sortes de couleurs et de motifs. » C’est un homme qui en connaissait un rayon sur la folie qui vous le dit !… Ha… Écoute, voilà une histoire digne de notre Sayyed Abdul Aziz : « Il y a longtemps, quelqu’un créa un verre si souple qu’il pouvait être modifié et travaillé au marteau. Il apporta une flasque faite de ce verre à l’empereur Tibère, et la lança par terre. Elle ne se cassa pas, mais se plia et se comprima. Alors, il la répara à l’aide d’un marteau. » Fais-moi penser à demander à Iwang de nous en faire ! « Ensuite l’empereur ordonna qu’on lui coupe la tête, de peur que ses travaux ne viennent à être connus. Parce que l’or ne vaudrait guère plus que l’argile, et que tous les autres métaux ne vaudraient plus rien. Car assurément, si le verre ne cassait plus, il aurait alors beaucoup plus de valeur que l’or. » C’est une curieuse proposition. Je suppose que le verre était rare, à l’époque.
Il se leva, s’étira, poussa un soupir.
— Alors que des Tibère, on en a tant qu’on veut.
Il feuilleta rapidement la plupart des autres livres avant de les remettre dans la boîte. Il parcourut La Table d’émeraude page à page, réquisitionnant Iwang, et plus tard certains des mathématiciens de Sher Dor, pour l’aider à vérifier chacune des assertions qui s’y trouvaient, susceptibles d’être testées dans son atelier, ou d’avoir des répercussions dans le monde en général. Ils s’accordèrent à dire, pour finir, qu’il s’agissait surtout de fausses informations, et que le peu de vrai qu’il y avait dans tout ce fatras relevait des observations les plus banales dans le domaine de la métallurgie ou des comportements naturels.
Bahram pensa que ce serait une déception pour Khalid, mais en réalité, après tout ce qui était arrivé, ce dernier parut bel et bien soulagé, voire content, de ces résultats. Soudain, Bahram comprit : Khalid aurait été choqué s’il s’était produit quelque chose de magique, choqué et déçu, parce que ça aurait rendu irrégulier et tragique l’ordre qui, pour lui, régissait la nature. Khalid constatait avec une sinistre satisfaction l’échec de toutes les expériences, et mit le vieux livre qui renfermait la sagesse d’Hermès Trismégiste sur le plus haut rayon de son étagère, avec tous ses pareils. À partir de ce moment, il les ignora. Il ne se préoccupa plus désormais que de ses grands livres blancs, qu’il remplissait aussitôt après chaque démonstration, et ensuite, jusque tard dans la nuit ; il y en avait un peu partout, surtout sur les tables de son bureau, et même par terre.
Par une froide nuit, alors que Bahram était sorti faire un tour dans le complexe, il entra dans le bureau de Khalid et trouva le vieil homme endormi sur son divan. Il tira une couverture sur lui, éteignit la plupart des lampes, mais, à la lumière du dernier lumignon, il regarda les grands livres ouverts par terre ; l’écriture de Khalid – qui écrivait de la main gauche – était réduite à des pattes de mouches presque illisibles, un code secret. Mais les petits dessins esquissés étaient plutôt fins, même si ce n’étaient que des schémas : coupe d’un œil, grosse carriole, bandes de lumière, trajectoires de boulets de canon, ailes d’oiseau, engrenages, nombreuses variétés d’acier damasquiné, intérieurs d’athanors, thermomètres, altimètres, mécanismes d’horlogerie de toutes sortes, petites silhouettes au fusain – se battant à l’épée ou accrochées à des hélices géantes comme des graines de tilleul –, visages grimaçant de façon obscène, tigres couchés ou rampants, rugissant dans les marges en face des inscriptions.
Trop engourdi pour regarder les autres pages, Bahram observa le vieil homme endormi, son beau-père, dont le cerveau grouillait de tant de choses. C’est drôle, les gens qui nous accompagnent dans cette vie. Il retourna en titubant se coucher, retrouver la chaleur d’Esmerine.
Les nombreux tests de décomposition de la lumière par un prisme réveillèrent chez Khalid la question de sa vitesse, et malgré les fréquentes visites de Nadir ou de ses séides, il n’arrivait pas à parler d’autre chose que de la déterminer. Finalement, il mit au point une expérience dans ce but : ils se sépareraient en deux groupes, lanterne à la main, et l’équipe de Khalid emporterait avec elle la plus précise de ses horloges, qu’on pouvait arrêter instantanément en appuyant sur un levier. Un test préliminaire avait permis de déterminer qu’à la nuit noire la lumière de la plus grosse des lanternes était visible depuis le sommet de la colline d’Afrasiab jusqu’à la crête de Shamiana, par-delà la vallée du fleuve, à une dizaine de lis à vol de corbeau. Avec plusieurs petits feux qu’ils auraient occultés ou dévoilés à l’aide de tapis, ils auraient très certainement pu augmenter la distance, mais Khalid ne pensait pas que ce serait nécessaire.
Ils se mirent donc en route un soir, vers minuit, lors de la première nouvelle lune. Bahram, Khalid, Paxtakor et de nombreux autres serviteurs partirent vers la colline d’Afrasiab ; Jalil, Iwang, et d’autres serviteurs, vers la crête de Shamiana. Leurs lanternes étaient munies de mécanismes qui s’ouvraient automatiquement à une vitesse qu’ils avaient précalculée. C’était le moyen de réaction le plus rapide qu’ils avaient pu imaginer. L’équipe de Khalid allumerait sa lanterne en même temps qu’elle mettrait en marche son chronomètre ; quand les hommes d’Iwang verraient la lumière, ils ouvriraient à leur tour leur lanterne, et quand l’équipe de Khalid verrait cette réponse lumineuse, elle arrêterait son chronomètre. Une expérience on ne peut plus simple.
Ils durent marcher longtemps pour atteindre la colline d’Afrasiab, derrière le vieux pont de l’est, au bout d’une piste qui traversait les ruines de l’ancienne cité d’Afrasiab, pâle mais visible à la lumière des étoiles. L’air sec de la nuit charriait des senteurs de verveine, de romarin et de menthe. Khalid était de bonne humeur, comme toujours avant une expérience. Il vit Paxtakor et les serviteurs prendre plusieurs gorgées d’une outre de vin, et leur dit :
— Vous sucez encore plus que notre pompe à vide. Faites attention, ou vous allez finir par aspirer le vide du Bouddha dans le monde, et nous nous retrouverons tous dans votre outre !
Au sommet dénudé de l’énorme colline, ils patientèrent, le temps que l’équipe d’Iwang atteigne la crête de Shamiana, dont on devinait la masse noire sous les étoiles. Le sommet de la colline d’Afrasiab, vu de Shamiana, était adossé aux montagnes de la chaîne du Dzhizak, de telle sorte qu’Iwang ne verrait, par-dessus la colline d’Afrasiab, aucune étoile susceptible de le faire se tromper, mais simplement l’austère fond sombre du Dzhizak.
Ils avaient laissé quelques bâtons-repères au sommet de la colline, pointant dans la direction de la station opposée, et à présent Khalid grognait d’impatience.
— Voyons s’ils sont arrivés, dit-il.
Bahram se tourna vers la crête de Shamiana, ouvrit le volet de sa lanterne et la balança d’avant en arrière. Un instant plus tard, ils virent la lueur jaune de la lanterne d’Iwang, parfaitement visible, juste en dessous de la ligne noire de la crête.
— Bien, dit Khalid. Maintenant, couvrez.
Bahram ferma le volet, et la lanterne d’Iwang s’éteignit elle aussi.
Bahram se tenait à la gauche de Khalid. Le chronomètre et la lanterne étaient posés sur une table de voyage, et solidarisés par une armature qui déclenchait au même moment le chronomètre et l’ouverture de la lanterne. L’index de Khalid était posé sur la touche qui permettait d’arrêter aussitôt le chronomètre. Khalid murmura :
— Maintenant !
Bahram, son cœur s’emballant soudain, pressa le bouton du dispositif, et la lumière de la lanterne d’Iwang apparut au même moment sur la crête de Shamiana.
— Qu’Allah nous garde ! s’exclama-t-il. Je n’étais pas prêt, recommençons !
Ils s’étaient préparés à faire vingt essais, aussi Bahram n’eut-il qu’un léger hochement de tête, tandis que Khalid étudiait le chronomètre à l’aide d’une seconde lanterne à œil de bœuf, et que Paxtakor notait l’instant auquel elle s’était arrêtée, à savoir deux battements un tiers.
Ils essayèrent encore une fois, et encore une fois la lanterne d’Iwang s’illumina au moment même où Bahram ouvrait la sienne. Une fois que Khalid se fut habitué à la vitesse des échanges, les essais durèrent moins d’un battement de cils. Pour Bahram, c’était comme s’ils ouvraient la porte de la lanterne de l’autre côté de la vallée ; Iwang était même si rapide que c’en était choquant, sans parler de la vitesse de la lumière ! Une fois, il fit même semblant d’ouvrir le volet de sa lanterne, le poussant tout doucement puis s’arrêtant, pour voir si le Tibétain ne lisait pas dans ses pensées.
— Très bien, dit Khalid au bout du vingtième essai. Heureusement que nous n’en faisons que vingt. Nous aurions fini par devenir si bons que nous aurions vu s’allumer la leur avant même d’avoir allumé la nôtre !
Tout le monde rit. Khalid, qui s’était montré cassant durant les essais, semblait maintenant content, et ils furent soulagés. Ils descendirent la colline et rentrèrent en ville, parlant bruyamment, buvant du vin – même Khalid, qui maintenant ne buvait presque plus jamais, alors que c’était autrefois l’un de ses plaisirs favoris. Ils avaient testé leurs réflexes dans le complexe, et donc savaient que leurs essais avaient été au moins aussi bien chronométrés, voire mieux.
— Si l’on oublie le premier essai et que l’on fait la moyenne des suivants, cela devrait donner une vitesse à peu près aussi rapide que le processus lui-même.
— La lumière doit être instantanée, dit Bahram.
— Mouvement instantané ? Vitesse infinie ? Je ne crois pas qu’Iwang soit jamais d’accord avec cette notion, en tout cas il ne sera certainement pas d’accord pour l’accepter comme conclusion de cette seule expérience.
— Qu’en penses-tu ?
— Moi ? Je crois qu’il faut nous éloigner plus encore. Mais nous venons de démontrer que la lumière est rapide, cela ne fait pas de doute.
Ils traversèrent les ruines vides d’Afrasiab en passant par la route nord-sud de l’ancienne cité, qui menait au pont. Les serviteurs, devant eux, pressèrent le pas, laissant Khalid et Bahram sur place.
Khalid chantonnait des notes sans suite. En l’entendant, et en songeant aux pages couvertes de pattes de mouche des carnets du vieil homme, Bahram demanda :
— Tu sembles bien heureux ces derniers temps, père. Pourquoi ?
Khalid le regarda, l’air surpris.
— Moi ? Je ne suis pas heureux.
— Mais si !
Khalid rit.
— Bahram, tu es tellement naïf.
Soudain, il agita son poignet amputé sous le menton de Bahram.
— Regarde, mon garçon. Regarde bien ! Comment pourrais-je être heureux avec ceci ? C’est impossible, évidemment. Mon déshonneur, ma bêtise et mon ambition sont inscrits là, pour que tout le monde puisse les voir et se les rappeler, chaque jour. Allah est sage, même quand il punit. Je suis à tout jamais déshonoré dans cette vie, et je ne pourrai jamais m’en remettre. Jamais manger proprement, jamais me laver, jamais caresser les cheveux de Fedwa, la nuit. Cette vie est finie. Tout ça à cause de la peur, et de l’orgueil. Bien sûr que j’ai honte, bien sûr que je suis fâché – contre Nadir, le khan, moi-même, et Allah – oui, contre lui aussi ! Contre vous tous ! Je serai toujours en colère, toujours !
— Ah, dit Bahram, consterné.
Ils continuèrent leur route silencieusement, au milieu des ruines illuminées par les étoiles.
Khalid soupira.
— Ah, ne fais pas cette tête-là, mon garçon – malgré tout ça – qu’est-ce que je suis censé faire ? Je n’ai que cinquante ans. Avant qu’Allah ne me prenne, j’ai encore du temps devant moi, et il faut bien que je l’occupe. En plus, comme si cela ne suffisait pas, j’ai mon amour-propre. Les gens m’observent, bien entendu. J’étais un homme important, et les gens ont adoré me voir chuter, c’est évident. Et ils continuent d’adorer ça. Alors, quel genre d’histoire vais-je leur donner la prochaine fois ? Parce que c’est ce que nous sommes pour les autres, mon garçon, un sujet de ragot. C’est ça la civilisation, un moulin géant à moudre les ragots. Ainsi, je suis l’histoire de cet homme qui était monté très haut et qui est tombé très bas ; l’homme qui a été cassé, et qui est allé se cacher, rampant comme un chien, dans un trou, pour y mourir. Ou alors je puis être l’histoire de cet homme qui est monté, puis tombé, et qui s’est relevé, comme pour relever un défi, marchant sur une autre route. Quelqu’un qui ne regarde jamais en arrière, quelqu’un qui ne donne à la foule aucune satisfaction. Ça, c’est l’histoire dont j’entends bien les soûler. Et s’ils veulent entendre une autre histoire à mon sujet, qu’ils aillent se faire foutre ! Je suis un tigre, mon garçon, j’ai été un tigre dans une existence antérieure, j’ai dû l’être en tout cas, parce que j’en rêve tout le temps. Je me glisse entre les arbres, je suis en train de chasser. Maintenant mon tigre est attelé à mon chariot, et en avant !
Il tendit sa main gauche vers la ville devant eux.
— C’est la clé, mon garçon, tu dois apprendre à atteler ton tigre à ton chariot.
Bahram hocha la tête.
— En faisant des expériences.
— Mais oui, mais oui !
Khalid s’arrêta et montra le ciel pailleté d’étoiles.
— Et ça, mon garçon, c’est ce qu’il y a de mieux ! Ce qu’il y a de plus merveilleux, parce que c’est sacrément intéressant ! Ce n’est pas un simple moyen d’occuper le temps ou d’échapper à tout ça, fit-il en balayant à nouveau le décor avec son moignon. C’est la seule chose qui compte. Enfin, je veux dire, pourquoi sommes-nous ici, mon garçon ? Pourquoi sommes-nous ici ?
— Pour répandre plus d’amour.
— D’accord, d’accord… Mais comment faire pour aimer au mieux ce monde qu’Allah nous a donné ? En apprenant comment il marche ! Il est là, d’un bloc, avec ces merveilles renouvelées tous les matins, et nous sommes obligés de marner pour complaire à nos khans, nos califats, et tout le toutim. C’est absurde ! Mais si on essaye de comprendre les choses, si on regarde le monde et si on se demande : pourquoi cela arrive-t-il, pourquoi les corps tombent-ils, pourquoi le soleil se lève-t-il tous les matins pour briller au-dessus de nos têtes, réchauffer l’air et faire verdir l’herbe – comment tout cela arrive-t-il ? Selon quelles lois Allah a-t-il fait ce monde ? Alors, ça change tout. Dieu voit qu’on apprécie le monde. Et même s’il ne le voit pas, même si en fin de compte on ne sait rien, même s’il est impossible de savoir quoi que ce soit, au moins on aura essayé.
— Et beaucoup appris, commenta Bahram.
— Pas vraiment. Pas du tout. Mais avec un mathématicien comme Iwang sous la main, nous pourrons peut-être finir par comprendre quelques petites choses, ou bien faire de petites découvertes que nous pourrons transmettre à d’autres. C’est là la véritable œuvre de Dieu, Bahram. Dieu ne nous a pas donné ce monde pour que nous nous contentions d’y ruminer comme des chameaux. Mahomet lui-même a dit : « Recherche le savoir, même si pour cela il te faut aller en Chine ! » Là, grâce à Iwang, c’est la Chine qui est venue à nous. Cela rend les choses plus intéressantes.
— Alors tu es heureux, tu vois ? C’est bien ce que je disais !
— Heureux et furieux. Furieusement heureux. Tout à la fois. C’est la vie, mon garçon. Tu passes ton temps à t’emplir, et tu finis par éclater. Alors Allah te prend, et jette ton âme dans une autre vie, un peu plus tard. Ainsi, tout continue à se remplir.
Un coq matinal chanta à la périphérie de la ville. Dans le ciel, à l’est, les étoiles s’éteignaient une à une. Les serviteurs parvinrent au complexe de Khalid bien avant eux, et l’ouvrirent, mais Khalid s’arrêta au beau milieu des montagnes de charbon, et regarda autour de lui, avec satisfaction.
— Voilà notre Iwang, dit-il doucement.
Le grand Tibétain entra en traînant les pieds comme un ours, épuisé, et pourtant souriant.
— Alors ? demanda-t-il.
— Trop rapide pour qu’on puisse la mesurer, avoua Khalid.
Iwang grogna.
Khalid lui tendit l’outre de vin, et il en prit une longue rasade.
— La lumière, dit-il. Que dire d’autre ?
Le ciel à l’est s’emplissait de cette substance, de cette qualité mystérieuse. Iwang se balançait d’un pied sur l’autre comme un ours dansant au son de la musique. Il était clair qu’il était heureux, heureux comme Bahram ne l’avait jamais vu. Les deux vieux compères avaient adoré leur nuit de travail. L’équipe d’Iwang avait connu bien des mésaventures. Les hommes avaient bu du vin, ils s’étaient perdus, ils avaient roulé dans des fossés, ils avaient chanté, ils avaient confondu d’autres lumières avec celle de Khalid, et puis, au cours du test, n’ayant aucune idée des durées qu’on inscrivait, là-bas, sur la colline d’Afrasiab, cette ignorance les avait frappés par sa drôlerie. Ils s’étaient mis à rire comme des idiots.
Mais ces péripéties n’expliquaient pas la bonne humeur d’Iwang – en fait, c’était plutôt un enchaînement d’idées, qui l’avait mis en état de réceptivité, comme disent les soufis, murmurant des choses dans sa langue maternelle, qu’il fredonnait d’une voix profonde. Les serviteurs chantaient une chanson pour la venue de l’aube.
Il dit à Khalid et Bahram :
— En descendant la crête, je dormais debout, et j’ai eu une vision. En pensant à cette lumière, clignotant dans l’obscurité de la vallée, je me suis dit : Et si je pouvais voir tous les instants en une seule fois, aussi distincts et indépendants les uns des autres que notre Terre voguant dans l’espace, chacun un tout petit peu différent… Si je me déplaçais entre tous ces moments comme si je passais d’une pièce à l’autre, je pourrais tracer la carte du voyage de la Terre. Chaque pas que je faisais en descendant la crête était comme un monde en soi, une tranche d’infinité faite du monde de ce pas. Alors, je suis descendu, passant de monde en monde, pas à pas, sans jamais voir le sol à cause des ténèbres, et il me sembla que s’il devait exister un nombre permettant de révéler l’exacte localisation de chacun de mes pas, alors la crête entière serait révélée, parce qu’il suffirait de tracer une ligne entre chacun de ces pas. Nos pieds aveugles le font sans réfléchir dans le noir, et nous sommes nous-mêmes aveugles quant à la réalité ultime, mais nous pouvons néanmoins saisir l’ensemble par de petites touches régulières. Alors nous pourrions dire : Voici ce qui est ici, ou là, sachant qu’il n’y a pas d’énormes rochers ou d’ornières entre chaque pas, et ainsi la forme de toute la crête pourrait être connue. À chaque pas, je franchissais des mondes.
Il regarda Khalid.
— Tu vois ce que je veux dire ?
— Peut-être, répondit Khalid. Tu suggères d’évaluer un mouvement à l’aide de nombres.
— Oui, et aussi le mouvement à l’intérieur du mouvement, les changements de vitesse, tu sais, qui doivent bien évidemment se produire dans ce monde, au gré de la résistance ou de l’incitation.
— La résistance de l’air, dit Khalid, ravi. Nous vivons au fond d’un océan d’air. Il a son poids, comme l’a démontré l’échelle de mercure. Il pèse sur nous. Il nous apporte les rayons du soleil.
— Qui nous réchauffent, ajouta Bahram.
Le soleil perça à travers les montagnes distantes, à l’est, et Bahram ajouta :
— Prions et remercions Allah pour le glorieux soleil, témoignage dans ce monde de son amour infini.
— Sur ce, dit Khalid en bâillant bruyamment, au lit !
Évidemment, leurs diverses activités leur valurent une autre visite de Nadir Divanbegi. Cette fois, Bahram était au bazar, le sac sur l’épaule, en train d’acheter des melons, des oranges, des poulets et de la corde, lorsque Nadir apparut soudain devant lui, flanqué de deux gardes du corps en armure et armés de mousquets à long canon. C’était un événement que Bahram ne pouvait pas considérer comme une coïncidence.
— Bien le bonjour, Bahram. J’ai entendu dire que tu étais très occupé, ces temps-ci.
— Toujours, effendi, fit Bahram en inclinant la tête.
Les deux gardes du corps l’observaient comme des faucons.
— Et toutes ces belles activités sont entreprises, bien entendu, pour l’amour de Sayyed Abdul Aziz Khan, et la plus grande gloire de Samarkand ?
— Bien entendu, effendi.
— Alors, parle-m’en, fit Nadir. Fais-m’en la liste, et dis-moi comment tout cela avance.
Bahram déglutit péniblement. Nadir l’avait alpagué au bazar parce qu’il pensait qu’il en apprendrait plus de Bahram que de Khalid ou d’Iwang, et qu’ici, dans un lieu public, Bahram serait trop embarrassé pour biaiser.
Alors il fronça les sourcils et essaya de prendre un air aussi grave et illuminé que possible, ce qui n’était vraiment pas très difficile en ce moment.
— Ils font beaucoup de choses que je ne comprends pas, effendi. Mais le travail semble plus ou moins tourner autour des armes et des fortifications.
Nadir hocha la tête, et Bahram fit un geste en direction d’un marchand de melons près duquel ils se trouvaient.
— Vous permettez ?
— Je vous en prie, répondit Nadir en le suivant.
Bahram s’approcha donc des plateaux de miel et de melons, et commença à en poser quelques-uns sur la balance. Avec Nadir Divanbegi et ses gardes du corps dans la boutique, il était sûr d’obtenir un bon prix !
— Pour les armes, improvisa Bahram en indiquant les melons rouges à un marchand au visage boudeur, nous travaillons à renforcer le métal du fût des canons, afin de les rendre plus légers et plus résistants. Et puis, encore une fois, nous procédons à des tests de trajectoire des boulets en faisant varier les paramètres, en utilisant des poudres et des canons différents, vous voyez ; puis nous enregistrons les résultats pour mieux les étudier, afin de pouvoir déterminer à quel endroit précis nos tirs parviendront.
— Ça, ça pourrait vraiment servir, en effet, répondit Nadir. Vous faites vraiment tout ça ?
— Nous y travaillons, effendi.
— Et les fortifications ?
— Il s’agit de fortifier les murailles, répondit simplement Bahram.
— Évidemment, fit Nadir. Faites-moi la courtoisie d’organiser une de ces fameuses démonstrations pour l’édification de la cour. (Il regarda Bahram droit dans les yeux pour souligner le fait qu’il ne s’agissait pas d’une invitation de pure forme.) Et vite.
— Bien sûr, effendi.
Il savait que Khalid serait furieux d’entendre toutes ces promesses irréfléchies qu’il était en train de faire, mais Bahram ne voyait pas d’autre moyen de s’en sortir que de répondre aussi vaguement que possible, en espérant que cela passerait.
— Quelque chose qui retiendra aussi l’attention du khan. Quelque chose d’excitant pour lui.
— Naturellement.
Nadir fit, d’un doigt, signe à ses hommes, et ils repartirent vers l’autre bout du bazar, laissant derrière eux un sillon d’effervescence dans la foule empressée.
Bahram poussa un profond soupir et s’essuya le front.
— Hé, toi ! lança-t-il en faisant les gros yeux au vendeur qui enlevait un melon de la balance.
— Ce n’est pas du jeu, dit le marchand.
— Non, convint Bahram. Mais les affaires sont les affaires.
Le marchand ne pouvait dire le contraire. En fait, il souriait sous sa moustache tandis que Bahram se laissait tomber sur une caisse.
Bahram retourna au complexe et rapporta l’échange à Khalid, qui grommela, comme prévu. Khalid finit son dîner en silence, piquant des morceaux de lapin dans un bol avec une petite pique d’argent qu’il tenait de la main gauche. Il reposa la pique, s’épongea le visage avec un chiffon et se leva lourdement.
— Viens dans mon bureau et répète-moi exactement ce que tu lui as dit.
Bahram rapporta la conversation aussi fidèlement que possible, pendant que Khalid faisait tourner un globe de cuir sur lequel il avait essayé de dessiner le monde. Il avait laissé la majeure partie en blanc, éludant les revendications des cartographes chinois qu’il avait étudiées, leurs îles dorées nageant dans l’océan, à l’est de Nippon, localisées à différents endroits selon les cartes. Il poussa un soupir quand Bahram eut fini.
— Tu as bien fait, dit-il. Tes promesses étaient vagues, et elles vont dans le bon sens. Nous pourrons nous y conformer plus ou moins fidèlement, et nous en retirerons peut-être même quelque chose sur tel ou tel sujet que nous aurions approfondi de toute façon.
— De nouvelles expériences en perspective…, dit Bahram.
— Oui, fit Khalid, une lumière dans les yeux.
Pendant les semaines suivantes, l’activité habituellement frénétique du complexe prit un tour nouveau. Khalid fit venir tous les canons qu’il avait obtenus de Nadir, et de sourdes détonations émaillèrent leurs journées. Khalid, Iwang, Bahram et les artisans qui fabriquaient la poudre à canon tiraient à tour de bras dans la plaine, à l’ouest de la cité, où ils pouvaient retrouver les boulets après avoir visé des cibles qu’ils atteignaient rarement.
Khalid grommela, en ramassant l’une des cordes avec lesquelles ils ramenaient le canon sur la marque.
— Et si nous fixions les canons au sol ? proposa-t-il. De grosses cordes, de gros piquets… Ça permettrait peut-être aux boulets d’aller plus loin.
— On peut toujours essayer.
Ils essayèrent différentes méthodes. À la fin de la journée, ils avaient la tête cassée par les coups de canon, et Khalid prit l’habitude de se boucher les oreilles avec du coton pour les protéger un peu.
Iwang était de plus en plus absorbé par la trajectoire des boulets. Khalid et lui parlaient de formules mathématiques et de diagrammes auxquels Bahram ne comprenait rien. Il avait l’impression qu’ils perdaient de vue le but de l’exercice, et qu’ils traitaient le canon simplement comme un mécanisme destiné à faire des démonstrations de mouvement, de vitesse et de changement de vitesse.
Et puis Nadir réapparut, porteur de nouvelles. Le khan et sa suite devaient venir le lendemain pour constater leurs progrès.
Khalid passa une nuit blanche dans son bureau, à faire des listes de démonstrations envisageables. Le lendemain, à midi, tout le monde se réunit sur la plaine ensoleillée à côté du fleuve, le Zeravshan. Un grand pavillon fut dressé pour que le khan puisse se reposer en observant les événements.
Ce qu’il fit, allongé sur un divan couvert de soieries, en dégustant des sharbats et en bavardant avec une jeune courtisane plus qu’en suivant les démonstrations. Mais Nadir était debout à côté des canons, et il observa tout très attentivement, en enlevant le coton de ses oreilles pour poser des questions après chaque tir.
— Quant aux fortifications, répondit Khalid à un moment donné, c’est de l’histoire ancienne. L’affaire avait été résolue par les Franjs avant leur disparition. Un boulet de canon arrivera toujours à détruire quelque chose de solide.
Il dit à ses hommes de tirer au canon sur une muraille de pierres qu’ils avaient cimentées en prévision de l’expérience. Le boulet la pulvérisa magnifiquement, et le khan et sa suite poussèrent des cris et des acclamations – bien qu’en fait Samarkand et Boukhara fussent protégées par des murs de grès qui ressemblaient beaucoup à celui qui venait de tomber.
— Maintenant, dit Khalid, regardez ce qui arrive quand un boulet de la même taille, tiré par le même canon, chargé de la même façon, frappe la cible suivante.
C’était un monticule de terre qui avait été érigé non sans efforts par les ex-souffleurs de verre de Khalid. On tira le canon, la fumée âcre s’éclaircit ; le monticule de terre resta inchangé, en dehors d’une cicatrice à peine visible, au centre.
— Le boulet de canon ne peut rien faire. Il se contente de s’enfouir dans la terre et il est avalé. Cent canons ne feraient aucune différence face à une muraille de ce genre. Les boulets se contenteraient de s’y intégrer.
Le khan entendit cela, et n’en fut pas amusé.
— Vous suggérez que nous entassions de la terre autour de Samarkand ? Impossible ! Ce serait bien trop laid ! Les autres khans et les émirs se moqueraient de nous. Nous ne pouvons pas vivre comme des fourmis dans une fourmilière.
Khalid se tourna vers Nadir, le visage poliment atone.
— Ensuite ? demanda Nadir.
— Oui… Maintenant, comprenez-bien qu’à la distance à laquelle un canon tire un boulet, il ne peut le tirer de façon rectiligne. Le boulet, en traversant l’air, peut décrire une courbe dans n’importe quelle direction – et c’est ce qu’il fait.
— Voyons, l’air ne peut sûrement pas offrir une résistance suffisante au fer, dit Nadir avec un revers de main expressif.
— Juste un peu de résistance, c’est exact, mais comprenez que le boulet passe à travers plus de deux lis d’air. Imaginez l’air comme une sorte d’eau légère. Elle aurait certainement un effet. On le voit mieux avec des balles en bois de la même taille, lancées à la main de telle sorte qu’on puisse voir leur mouvement. Nous allons en lancer dans le vent, et vous allez voir comment elles vont partir dans tous les sens.
Bahram et Paxtakor lancèrent les balles de bois en les tenant dans la paume de la main, et elles se mirent à tournoyer dans le vent comme des chauves-souris.
— Mais c’est absurde ! dit le khan. Les boulets de canon sont beaucoup plus lourds. Ils traverseraient le vent comme un couteau coupant du beurre !
Khalid hocha la tête.
— C’est absolument vrai, grand khan. Nous n’utilisons ces balles de bois que pour souligner un effet qui doit se produire avec n’importe quel objet, même aussi lourd que du plomb.
— Ou de l’or, fit Sayyed Abdul Aziz, pour plaisanter.
— Ou de l’or. Dans ce cas, les boulets de canon ne dévient que très légèrement, mais sur les grandes distances qu’ils franchissent, ça devient significatif. De sorte qu’on ne peut jamais dire exactement où les boulets vont tomber.
— Ça doit être toujours vrai, répondit Nadir.
Khalid agita son moignon, oubliant un instant à quoi il ressemblait.
— Nous pourrions remédier à cet inconvénient. Regardez comment les balles de bois volent si elles sont lancées avec effet.
Bahram et Paxtakor lancèrent les boules de balsa en leur imprimant au dernier moment, du bout des doigts, un mouvement de rotation. Certaines des balles décrivirent une courbe, mais elles allèrent plus vite et plus loin que les balles qui avaient été envoyées avec la paume de la main. Bahram atteignit cinq fois d’affilée une cible de tir à l’arc, ce qui lui fit grand plaisir.
— La rotation stabilise leur trajectoire dans le vent, expliqua Khalid. Elles sont encore poussées par lui, évidemment – c’est inévitable. Mais elles ne dévient plus de façon aléatoire quand elles ont le vent de face. C’est le même effet qu’on obtient en empennant une flèche pour la stabiliser.
— Alors vous proposez d’empenner les boulets de canon ? demanda le khan en pouffant.
— Pas exactement, Votre Seigneurie, mais si, en effet. Pour essayer d’obtenir le même genre de rotation. Nous avons expérimenté deux méthodes différentes pour y parvenir. L’une consiste à creuser des stries dans les boulets. Mais ça veut dire qu’ils vont beaucoup moins loin. L’autre consiste à rainurer l’intérieur du fut du canon, formant une longue spirale dans le tube, un tour complet ou un peu moins, sur toute la longueur. Ainsi, le boulet jaillit du canon avec un effet.
Khalid et ses hommes approchèrent un canon plus petit et tirèrent un boulet. Les aides repérèrent l’endroit où il était tombé et le marquèrent avec un drapeau rouge. Il était allé un peu plus loin que le boulet tiré par le plus gros canon.
— Ce n’est pas tant la distance que la précision qui est améliorée, expliqua Khalid. Les boulets partiront toujours tout droit. Nous sommes en train d’établir des tables qui devraient nous permettre de choisir la poudre à canon par type et par poids, et de peser les boulets, et ainsi, avec les mêmes canons, bien sûr, d’envoyer toujours les boulets précisément à l’endroit voulu.
— C’est intéressant… dit Nadir.
Sayyed Abdul Aziz Khan rappela Nadir.
— Nous allons rentrer au palais, dit-il en conduisant sa suite vers les chevaux.
— … mais pas assez, dit Nadir à Khalid. Essayez encore.
— Et si je faisais pour le khan une nouvelle armure damasquinée ? s’exclama Khalid. Quelque chose de joli.
Iwang eut un grand sourire.
— Tu saurais le faire ?
— Bien sûr. C’est de l’acier trempé. Il n’y a aucun mystère. La charge du creuset est un lingot de fer appelé wootz, qu’on forge pour en faire une plaque de fer mêlée à du bois, qui apporte ses cendres au mélange, auquel on aura ajouté de l’eau. On en place quelques creusets dans le fourneau, et quand tout a fondu, le contenu est versé dans un moule de fer fondu, à une température inférieure à celle de la fusion complète des deux éléments. L’acier obtenu est ensuite gravé avec un sulfate minéral ou un autre. On obtient des couleurs et des motifs différents selon le type de sulfate utilisé, le type de wootz, et la température. Cette lame, là, tu vois… (il se leva et prit une lourde dague incurvée à la poignée d’ivoire, et à la lame ornée sur toute sa surface d’une dense résille de lignes entrecroisées, anthracite et blanc), c’est un bon exemple d’ornement appelé « l’échelle de Mahomet ». C’est un travail persan, censé venir de la forge de l’alchimiste Jundi-Shapur. Ils disent qu’il y a de l’alchimie là-dedans.
Il fit une pause, haussa les épaules.
— Et tu crois que le khan…
— En jouant systématiquement sur la composition du wootz, la structure des lingots, la température, le liquide de gravure, nous obtiendrons certainement d’autres maillages. J’aimerais bien retrouver ces sortes de petits tourbillons que j’avais déjà obtenus avec un acier trempé contenant beaucoup de bois.
Un profond silence s’établit. Khalid n’était pas content, c’était évident.
Bahram dit :
— Tu n’as qu’à faire comme si c’était une série de tests.
— Comme d’habitude, répliqua Khalid, énervé. Mais faire des tests, c’est essayer de faire les choses sans en connaître les causes. Ça exige trop de tout, trop de matériaux, trop de substances et de manipulations. Je pense que tout ça se passe à une échelle trop petite pour qu’on puisse l’observer. Les cassures que l’on constate après le moulage ressemblent à des structures cristallines brisées. C’est intéressant, ce qui se passe, mais il n’y a pas moyen de savoir pourquoi, ni de prédire ce qui va se passer. C’est à ça que servent les démonstrations, tu vois. Ça t’apprend quelque chose de particulier. Ça répond à une question.
— Eh bien, nous n’avons qu’à poser des questions auxquelles la métallurgie répondra, suggéra Bahram.
Khalid hocha la tête à contrecœur. Mais il regarda Iwang, pour voir ce qu’il en pensait.
Iwang pensait que c’était en théorie une bonne idée, mais qu’en pratique lui aussi avait du mal à trouver le genre de questions auxquelles ces essais pourraient répondre. Ils savaient à quelle température porter le fourneau, quels minerais, bois et eau ajouter, en quelles quantités, combien de temps il fallait les mélanger, et quelle serait la dureté de l’alliage résultant. Toutes les questions touchant à la pratique de cet art avaient trouvé leurs réponses depuis longtemps, en fait, depuis que l’on faisait de l’acier damasquiné à Damas. Quant aux questions plus fondamentales portant sur les causes, toujours sans réponse, elles étaient difficiles à formuler. Bahram lui-même essaya, longtemps, sans qu’une seule idée lui vienne. Pourtant les bonnes idées étaient sa force, c’était du moins ce qu’on lui disait.
Pendant que Khalid travaillait la question, Iwang s’absorbait avec une concentration terrifiante dans ses mathématiques, laissant même de côté ses travaux de souffleur de verre et d’orfèvre, qu’il abandonna presque totalement à ses nouveaux apprentis, de jeunes et grands Tibétains émaciés, qui étaient apparus il y avait quelque temps, mystérieusement. Il se plongea dans ses livres hindous et ses vieux parchemins tibétains, couvrant ses tablettes de graffitis avant de les reporter sur l’un de ses nombreux carnets de notes : diagrammes colorés, suites de chiffres hindis, lettres ou symboles tibétains, chinois ou sanskrits ; un alphabet secret pour un langage secret – tel était du moins ce que se disait Bahram. Une entreprise plutôt inutile, dérangeante à regarder, tant les feuilles de papier semblaient riches d’un pouvoir palpable, magique, dément. Toutes ces étranges idées étaient arrangées en schémas hexagonaux de chiffres et d’idéogrammes ; et pour Bahram, la boutique du bazar commença à ressembler à l’antre ténébreux d’un magicien, à l’orée de la réalité…
Iwang chassa toutes ces toiles d’araignée de sa tête, en allant s’asseoir au soleil dans la cour du complexe avec Khalid, Zahhar et Tazi – qui venaient de Sher Dor. Bahram leur faisait de l’ombre en regardant par-dessus leurs épaules. Alors Iwang leur parla d’une notion mathématique, qu’il appelait la vitesse-de-la-vitesse.
— Tout est mouvement, dit-il. C’est le karma. La Terre tourne autour du Soleil, le Soleil voyage à travers les étoiles, les étoiles voyagent… Mais pour les besoins de la démonstration que je vais vous faire, je vous propose de partir d’un royaume du non-mouvement. Il se peut que l’univers soit contenu dans un tel vide immobile, mais peu importe ; pour les besoins de la démonstration, il ne s’agit que de dimensions purement mathématiques, qu’on peut désigner comme verticales et horizontales, ou, si vous voulez, par la longueur, la largeur, la hauteur – les trois dimensions que nous connaissons. Mais commençons avec deux dimensions, ce sera plus simple. Un objet en mouvement, par exemple un boulet de canon, peut être situé à l’aide de ces deux dimensions. À quelle distance il est en haut ou en bas, à gauche ou à droite. On pourrait le représenter comme sur une carte. Donc, encore une fois, la dimension horizontale pourra servir à indiquer le passage du temps, et la dimension verticale la distance parcourue, dans une direction donnée. Ça marcherait très bien pour les lignes courbes, pour représenter le mouvement d’un objet dans l’air. Des lignes tangentes à la courbe indiqueraient la vitesse-de-la-vitesse. Alors, on mesurerait tout ce qu’il est possible de mesurer, on reporterait ces mesures, et ce serait comme si on passait à travers les pièces d’une maison. Chaque pièce ayant un volume différent, comme une bouteille, selon sa largeur et sa hauteur. C’est-à-dire qu’elle exprimerait une distance et le temps mis à la parcourir. Une quantité de mouvement, vous me suivez ? Un boisseau de mouvement, une once.
— Cela permettrait de décrire avec précision la trajectoire des boulets de canon, dit Khalid.
— Oui. Plus facilement que la plupart des choses, parce qu’un boulet de canon suit une même ligne. Une courbe, mais rien à voir avec le vol de l’oiseau, par exemple, ou une personne vacant à ses occupations quotidiennes. Dans ce cas, les lois mathématiques…
Iwang parut se perdre, se secoua, et revint à eux.
— De quoi étais-je en train de parler ?
— Des boulets de canon.
— Ah ! Oui, on peut très bien calculer leur trajectoire, aucun problème.
— À condition de connaître la vitesse de départ et l’angle de tir…
— On pourrait savoir très exactement où le boulet atterrira, oui.
— On devrait en parler à Nadir en privé.
Khalid arrangea plusieurs tables entre elles pour permettre de calculer la trajectoire des tirs de canon, avec de jolis dessins de courbes montrant la trajectoire d’un boulet, et un petit livre tibétain plein des précieux calculs d’Iwang. Ces objets furent placés dans une boîte en bois ouvragé, sertie d’argent, de turquoises et de lapis-lazuli, et apportés au khanaka de Boukhara, en même temps qu’un magnifique pectoral damasquiné pour le khan. Le rectangle d’acier ornant le centre représentait un magnifique tourbillon d’acier blanc et gris, avec des mouchetures de fer très finement ciselées par un traitement au vitriol et autres acides. Ce dessin fut appelé par Khalid « Maelström du Zeravshan », et en effet les arabesques ressemblaient à s’y méprendre à un tourbillon du fleuve, qui se produisait à la base du pont Dagbit quand l’eau était à son plus haut. C’était l’une des plus belles pièces de métal travaillé que Bahram ait jamais vues, et il lui sembla que, avec la boîte décorée contenant les travaux mathématiques d’Iwang, cela faisait vraiment un magnifique cadeau pour Sayyed Abdul Aziz.
Khalid et lui avaient revêtu leurs plus belles parures pour l’audience, et Iwang les rejoignit en manteau rouge sombre et chapeau conique à ailes, comme les moines tibétains – en fait, un lama de la plus haute distinction. Ainsi, les porteurs de cadeaux étaient aussi impressionnants que les cadeaux eux-mêmes, se disait Bahram ; bien que, une fois dans le Registan, sous la grande arche couverte de feuilles d’or de la madrasa Tilla Kari, il se sentit moins important. Et une fois en compagnie de la cour, il se sentit tout simplement normal, même pauvrement vêtu, comme un gamin essayant de se faire passer pour un courtisan. En fait, un péquenaud.
Le khan, en tout cas, fut enchanté par l’armure, et loua grandement l’art de Khalid, posant même le pectoral sur sa poitrine, et l’y laissant. Il admira également la boîte, dont il tendit le contenu à Nadir.
Quelques moments plus tard, on leur donna congé, et Nadir les mena au jardin de Tilla Kari. Les diagrammes étaient fort intéressants, dit-il en les parcourant ; il voulait les observer de plus près. Entre-temps, les armuriers du kahn lui avaient appris que faire une spirale à l’intérieur du fut de leurs canons avait provoqué l’explosion de l’un d’eux, les autres ayant perdu en portée. Nadir voulait que Khalid aille trouver les armuriers pour en parler avec eux.
Khalid accepta sur-le-champ, bien que Bahram pût voir dans ses yeux qu’il n’en pensait pas moins ; une fois encore, il serait pris par autre chose que ce qu’il avait vraiment envie de faire. Ce qui échappa à Nadir, bien qu’il n’eût pas quitté Khalid des yeux. En fait, il lui dit joyeusement à quel point le khan appréciait sa grande sagesse et son talent, et combien le peuple du khanat, et de tout le Dar al-Islam, lui serait redevable, si, comme cela semblait probable, ses efforts permettaient de repousser les différentes incursions des Chinois, dont on disait qu’ils avaient envahi les terres du khanat, à l’ouest de leur empire. Khalid le remercia poliment. Ensuite, ils purent partir.
Sur le chemin du retour, qui longeait le fleuve, Khalid se montra irrité.
— Ce voyage n’a servi à rien.
— Il est trop tôt pour le dire, objecta Iwang.
Bahram était d’accord.
— Si. Le khan est un…, dit Khalid en soupirant. Et Nadir ne voit en nous que des serviteurs, c’est clair.
— Nous sommes tous les serviteurs du khan, lui rappela Iwang.
Cela fit taire Khalid.
Comme ils approchaient de Samarkand, ils passèrent non loin des ruines de l’ancienne Afrasiab.
— Dommage que les rois sogdiens ne soient plus là…, dit Bahram.
Khalid secoua la tête.
— Ce ne sont pas les ruines des rois sogdiens, mais celles de Markanda, qui s’étendait ici avant Afrasiab. Alexandre le Grand disait que c’était la plus belle ville qu’il ait jamais conquise.
— Et regarde-la, maintenant, dit Bahram. Ce ne sont plus que de vieilles ruines poussiéreuses, des murs effondrés…
— Samarkand aussi sera un jour comme ça, dit Iwang.
— Alors, qu’importe que nous soyons à la botte de Nadir, c’est ça ? lâcha Khalid.
— Cela aussi passera, dit Iwang.
Nadir prenait de plus en plus de temps à Khalid, qui ne tenait plus en place. Un jour, il alla trouver Divanbegi pour lui proposer de construire un système complet de drainage souterrain à Boukhara et à Samarkand, afin d’éliminer les nombreuses mares d’eau stagnante qui polluaient les deux villes, surtout Boukhara. Ça empêcherait l’eau de croupir, diminuerait le nombre de moustiques et la survenue des maladies, et notamment la peste. Les caravanes hindoues rapportaient qu’elle dévastait des parties entières du Sind. Khalid suggéra de mettre en quarantaine tous les voyageurs qui arrivaient en ville quand il y avait des rumeurs de peste, et de faire patienter les caravanes qui venaient des zones infectées, pour s’assurer qu’elles n’étaient pas contaminées. Un délai de purification, analogue aux purifications spirituelles du ramadan.
Mais Nadir ignora toutes ces recommandations. Un système de canalisations souterraines, bien que commun en Perse avant même les invasions mongoles, était trop coûteux pour être envisageable à ce moment-là. C’était une aide militaire qu’on attendait de Khalid ; pas une aide médicale. Nadir ne pensait pas que Khalid pût avoir quelques compétences que ce fût en médecine.
C’est ainsi que Khalid regagna le complexe et mit tout le monde au travail sur l’artillerie du khan, en faisant de chaque aspect des canons un sujet d’expérimentation, mais sans essayer d’apprendre quoi que ce soit des causes premières, comme il disait, sauf, occasionnellement, à propos du mouvement. Il travailla sur la résistance du métal avec Iwang, utilisa les mathématiques d’Iwang pour faire des études sur la trajectoire des boulets, et expérimenta un certain nombre de méthodes pour faire en sorte que les boulets de canon décrivent en volant une spirale régulière.
Tout cela était fait à contrecœur et dans la mauvaise humeur ; et Khalid ne retrouvait sa sérénité que l’après-midi, après avoir fait la sieste et mangé des yoghourts, ou tard le soir, après avoir fumé un de ses narghilés. Il pouvait alors se remettre à ses travaux sur les prismes, les bulles de savon, les pompes à air et les colonnes de mercure.
— Si on pouvait mesurer le poids de l’air, on devrait pouvoir mesurer la chaleur, jusqu’à des températures bien supérieures à ce que nous arrivons à distinguer avec nos ampoules, nos « aïe ! » et nos « ouille ! ».
Tous les mois, Nadir envoyait des hommes aux nouvelles à l’atelier de Khalid, et de temps en temps il passait en personne, sans se faire annoncer, plongeant tout le complexe dans la panique, comme une fourmilière envahie par les eaux. Khalid restait immuablement affable, mais se plaignait amèrement à Bahram d’avoir à fournir tous les mois des nouvelles – surtout qu’ils en avaient très peu à donner.
— Moi qui croyais avoir échappé à la malédiction de la lune depuis la ménopause de Fedwa ! ronchonnait-il.
Ironie du sort, ces visites importunes lui faisaient aussi perdre ses appuis dans les madrasas, parce qu’on le croyait favorisé par le trésorier, et qu’il ne pouvait prendre le risque de leur exposer la situation dans toute sa vérité. Il y avait donc des regards froids, des rebuffades au bazar et à la mosquée ; et puis on se montrait souvent agressivement obséquieux avec lui. Ce qui le rendait irritable. Il lui arrivait même parfois de se mettre carrément en rage.
— Un peu de pouvoir, et on voit à quel point les gens sont horribles.
Pour l’empêcher de replonger dans la plus noire mélancolie, Bahram courait partout dans le caravansérail à la recherche de choses susceptibles de lui plaire. Il allait surtout voir les Hindous et les Arméniens, et même les Chinois, et il revenait avec des livres, des boussoles, des pièces d’horlogerie, et un étrange astrolabe, qui voulait prouver que les six planètes occupaient des orbites inscrites dans des polygones qui comportaient chaque fois un côté de moins que le précédent : Mercure tournait dans un décagone, Vénus dans un ennéagone juste assez grand pour contenir le décagone, la Terre dans un octogone qui contenait l’ennéagone, et ainsi de suite jusqu’à Saturne, dont l’orbite était contenue dans un grand cube. Cet astrolabe étonna Khalid et fit l’objet entre Iwang et Zahhar d’intenses discussions, qui duraient la nuit entière, quant à la disposition des planètes autour du Soleil.
Ce nouvel intérêt pour l’astronomie supplanta bientôt tous les autres pour Khalid. Cela devint une véritable passion lorsque Iwang lui apporta un curieux dispositif qu’il avait fabriqué dans son atelier, un long tube d’argent, creux à l’exception des lentilles de verre placées aux deux extrémités. Quand on regardait dans le tube, les choses paraissaient se rapprocher et leurs détails se préciser.
— Comment ça peut-il bien marcher ? demanda Khalid en se collant le bout du tube sur l’œil.
La surprise qu’on pouvait lire sur son visage le faisait ressembler à ces pantins du bazar : naïfs et drôles. Bahram était ravi de le voir ainsi.
— Comme le prisme, peut-être ? suggéra Iwang, indécis.
Khalid secoua la tête.
— Je ne parle pas du fait qu’on voie les choses plus grosses ou plus près, mais qu’on voie beaucoup plus de détails. Comment cela se peut-il ?
— Il est probable que ces détails sont là tout le temps, attendant qu’on les regarde, avança Iwang. Mais l’œil n’a le pouvoir d’en discerner qu’une partie. Je reconnais que je suis surpris, mais réfléchis : la plupart des gens ont la vue qui baisse avec l’âge, surtout de près. Je sais que je n’ai plus mes yeux de vingt ans. J’ai fait mon premier jeu de lentilles pour les utiliser comme lunettes, tu sais, une pour chaque œil, dans une monture. Et pendant que j’en insérais une, j’ai regardé à travers les deux lentilles, l’une devant l’autre. (Il mima l’action avec un grand sourire.) J’étais vraiment très impatient de m’assurer que vous voyiez tous les deux les mêmes choses que moi, pour vous dire la vérité. Je n’arrivais pas à en croire mes yeux.
Khalid regarda à nouveau dans le tube.
C’est ainsi qu’ils se mirent à observer toutes sortes de choses. Des crêtes lointaines, des oiseaux en vol, des caravanes approchant. Ils montrèrent la lunette à Nadir, qui vit aussitôt quelles applications militaires on pouvait en tirer. Ils en avaient fait une pour lui, incrustée de grenats, qu’il apporta au khan – et ils apprirent que le khan était content. Ce qui n’atténua en rien la pression du khanat sur le complexe de Khalid, évidemment ; bien au contraire. Nadir mentionnait en passant qu’ils attendaient avec impatience la prochaine invention remarquable qui sortirait de l’atelier de Khalid, parce qu’on disait que les Chinois étaient en effervescence. Et qui pouvait prévoir comment ce genre de situation évoluerait ?
— Ça ne finira jamais, dit amèrement Khalid, quand Nadir fut parti. C’est comme un collet qui se resserrerait au moindre de nos mouvements.
— Parle-lui de nos découvertes bribe par bribe…, suggéra Iwang. Il aura l’impression d’en avoir plus.
Khalid suivit son conseil, ce qui lui valut un peu de répit, et ils travaillèrent sur toutes sortes de sujets qui donnaient l’impression de pouvoir aider les troupes du khan au combat. Khalid laissait libre cours, la nuit, à sa passion pour les causes premières, surtout quand ils braquaient leur nouvelle lunette sur les étoiles pour l’essayer, et notamment, plus tard le même mois, sur la Lune – qui se révéla être un monde désolé, montagneux, très caillouteux en vérité, grêlé d’innombrables cratères, comme si un super-empereur avait tiré au canon dessus. Et puis, par une nuit mémorable, ils pointèrent leur lunette sur Jupiter, et Khalid s’exclama :
— Dieu tout-puissant ! C’est un monde, aussi, c’est très net ! Avec des bandes au niveau de l’équateur. Et regarde, ces trois étoiles, à côté, plus brillantes que des étoiles : se pourrait-il que ce soient des lunes de Jupiter ?
C’était possible. Elles tournaient vite autour de Jupiter, et les deux qui en étaient le plus près, plus vite que la troisième – tout comme les planètes autour du Soleil. Bientôt, Khalid et Iwang en virent une quatrième, et ils firent un croquis des quatre orbites, afin de préparer les futurs observateurs à comprendre ce qu’ils voyaient, en regardant d’abord leurs schémas. De tout ça, ils firent un livre, un autre cadeau pour le khan – un cadeau sans application militaire ; mais ils donnèrent aux lunes les noms de ses quatre plus vieilles épouses, et il faut croire que ça lui plut. Il aurait dit :
« Des joyaux dans le ciel ! Pour moi ! »
Il y avait, en ville, des factions qui n’aimaient pas Bahram. Quand il se promenait dans le Registan, en voyant ces centaines d’yeux le regarder, les conversations s’amorcer ou s’interrompre sur son passage, il se rendait compte qu’il faisait, lui aussi, partie d’une coterie, d’une faction ; et peu importait qu’il se soit toujours montré bon et gentil. Il était de la famille de Khalid, qui était l’allié d’Iwang et de Zahhar. Ils faisaient collectivement partie de la puissance de Nadir Divanbegi. Ils étaient donc les alliés de Nadir, bien que ce fut lui qui les avait obligés à l’être, comme de la pulpe de papier placée sous une presse ; et même s’ils le détestaient. Beaucoup d’autres personnes à Samarkand détestaient Nadir, encore plus que Khalid, cela ne faisait aucun doute. Khalid était sous sa protection, alors que ces gens étaient ses ennemis : proches d’un adversaire mort, en prison ou en exil, sans doute. À moins qu’ils n’aient pas réussi à se placer lors d’une précédente bataille de palais. Le khan avait d’autres conseillers – courtisans, généraux, parents qui se trouvaient à la cour –, tous jaloux de la parcelle d’attention qu’il leur portait, et envieux de la grande influence de Nadir. Parfois, Bahram avait vent de rumeurs du palais rapportant des complots contre Nadir, mais il n’en connaissait pas les détails. Le fait que leur association, involontaire, avec Nadir puisse leur causer du tort par ailleurs était pour lui d’une injustice criante ; leurs affaires lui valaient déjà suffisamment de souci.
Un jour, cette impression d’avoir des ennemis cachés se trouva vérifiée : Bahram était en visite chez Iwang, quand deux cadis qu’il n’avait jamais vus apparurent à la porte de la boutique du Tibétain, escortés par deux des soldats du khan et un petit troupeau d’oulémas de la madrasa de Tilla Kari. Ils demandèrent à voir les reçus prouvant qu’Iwang avait bien payé ses taxes.
— Je ne suis pas un dhimmi, dit Iwang avec son calme habituel.
Les dhimmis, ou « gens du livre », étaient ces incroyants qui étaient nés et vivaient au khanat, et devaient s’acquitter d’une taxe particulière. L’islam était la religion de la justice, et tous les musulmans étaient égaux devant Dieu et la loi ; mais de tous les citoyens du bas de l’échelle, les femmes, les esclaves et les dhimmis, ces derniers étaient les seuls à pouvoir changer de statut en décidant de se convertir à la vraie foi. En effet, on se rappelait un temps lointain où régnait la loi du « livre ou de l’épée » pour tous les païens, et où seuls les gens du livre – les juifs, les zoroastriens, les chrétiens et les sabins – pouvaient garder leur foi, s’ils y tenaient vraiment. Aujourd’hui, les païens, quelles que fussent leurs origines, étaient autorisés à garder leurs diverses religions, tant qu’ils s’enregistraient auprès du cadi, et s’acquittaient de la taxe annuelle des dhimmis.
C’était banal et simple. Mais depuis que les Safavides chiites étaient montés sur le trône en Iran, le statut légal des dhimmis s’était affaibli – non seulement en Iran, où les mollahs chiites étaient obsédés de pureté, mais aussi dans les khanats de l’Est. La question était laissée à la discrétion des autorités locales. Ainsi qu’Iwang l’avait déjà fait remarquer, l’incertitude elle-même faisait partie de la taxe à payer.
— Vous n’êtes pas un dhimmi ? releva l’un des cadis, surpris.
— Non, je viens du Tibet. Je suis un mustamin.
Les mustamins étaient les visiteurs étrangers, autorisés à vivre pour un temps donné en terre musulmane.
— Avez-vous un aman ?
— Oui.
C’était le sauf-conduit délivré aux mustamins, renouvelé chaque année par le khanaka. Alors, Iwang alla chercher un parchemin dans son arrière-boutique, et revint le montrer aux cadis. Les cadis examinèrent attentivement les nombreux sceaux de cire apposés au bas du document.
— Il est resté huit ans ! se plaignit l’un d’eux. C’est plus que la loi ne l’autorise !
Iwang haussa les épaules.
— On me l’a renouvelé ce printemps.
Un lourd silence s’abattit alors que les hommes examinaient de nouveau les sceaux.
— Un mustamin ne peut être propriétaire, nota quelqu’un.
— Tu es propriétaire de cette boutique ? demanda le chef des cadis, qui allait de surprise en surprise.
— Non, répondit Iwang. Bien sûr que non. Je me contente de la louer.
— Tous les mois ?
— J’ai un bail renouvelable chaque année. Après le renouvellement de mon aman.
— D’où viens-tu ?
— Du Tibet.
— Tu as une maison, là-bas ?
— Oui. À Iwang.
— De la famille ?
— Des frères et des sœurs. Pas de femme ni d’enfants.
— Alors, qui habite ta maison ?
— Une de mes sœurs.
— Tu rentres bientôt ?
Iwang attendit un instant.
— Je ne sais pas, répondit-il.
— Tu veux dire que tu n’as pas l’intention de repartir chez toi ?
— Non, je pense repartir… Mais, les affaires marchent bien, ici. Ma sœur m’envoie des lingots d’argent, dont je fais des objets. C’est Samarkand.
— Oui, et les affaires y seront toujours bonnes ! D’ailleurs, pourquoi partirais-tu ? Tu devrais être un dhimmi, tu es un résident permanent ici, un sujet païen du khan.
Iwang haussa de nouveau les épaules, montra le document. C’était Nadir qui avait apporté ça au khanat, songea Bahram, quelque chose qui venait du cœur de l’islam : la loi était la loi. Les dhimmis et les mustamins étaient protégés par contrat, chacun à leur façon.
— Il ne fait même pas partie des gens du livre, dit un des cadis avec indignation.
— Nous avons beaucoup de livres au Tibet, signala Iwang, faisant comme s’il n’avait pas compris.
Les cadis se sentirent offensés.
— Quelle est ta religion ?
— Je suis bouddhiste.
— Alors tu ne crois pas à Allah, tu ne pries pas Allah ?
Iwang ne répondit pas.
— Les bouddhistes sont polythéistes, dit l’un des cadis. Comme les païens que Mahomet a convertis en Arabie.
Bahram s’avança devant eux.
— « Il n’y a pas de contrainte en religion », dit-il en citant le Coran. À toi, ta religion, à moi, ma religion. C’est ce que le Coran nous enseigne !
Les visiteurs le dévisagèrent froidement.
— N’es-tu pas musulman ? demanda l’un d’eux.
— Bien sûr que je le suis ! Vous le sauriez si vous connaissiez la mosquée de Sher Dor ! Je ne vous y ai jamais vus – où priez-vous le vendredi ?
— À la mosquée de Tilla Kari, répondit le cadi, maintenant fâché.
Ce qui était des plus intéressants, la madrasa de Tilla Kari étant le lieu de réunion des groupes d’étudiants chiites, opposés à Nadir.
— « Al-kufou millatun wahida », dit l’un d’eux.
C’était une contre-citation, ainsi que l’appelaient les théologiens. « L’incroyance est une religion. »
— Seul le digaraz peut se plaindre de la loi, rétorqua Bahram.
Les digaraz étaient ceux qui parlaient sans rancune ni malice, des musulmans d’une neutralité bienveillante.
— Tu n’en es pas un, reprit Bahram.
— Toi non plus, jeune homme.
— Mais c’est vous qui êtes là ! Qui vous a envoyés ? Vous défiez la loi de l’aman, qui vous y autorise ? Sortez d’ici ! Vous n’avez aucune idée de ce que cet homme fait pour Samarkand ! C’est une insulte à Sayyed Abdul lui-même, c’est l’islam que vous insultez ! Dehors !
Les cadis ne bougèrent pas, mais quelque chose dans leur attitude montrait qu’ils étaient sur leurs gardes. Le chef dit, en regardant l’aman d’Iwang :
— Nous en reparlerons au printemps prochain.
D’un geste de la main qui ressemblait à celui du khan, il conduisit les autres dehors. Bahram les vit s’éloigner le long de l’étroit passage qui sortait du bazar.
Pendant un long moment, les deux amis ne surent quoi se dire, aussi mal à l’aise l’un que l’autre.
Finalement, Iwang lâcha un profond soupir.
— Je croyais que Mahomet avait établi une loi régissant la façon dont les hommes devaient être traités dans le Dar al-Islam ?
— C’est Dieu qui l’a établie. Mahomet n’a fait que la transcrire.
— Tous les hommes libres sont égaux devant la loi. Les femmes, les enfants, les esclaves et les incroyants, un peu moins.
— Tous sont égaux, mais ils ont chacun leurs droits particuliers, protégés par la loi.
— Mais pas autant de droits que les musulmans libres.
— Ils ne sont pas aussi forts, alors leurs droits ne sont pas aussi contraignants. Ce sont des gens qui doivent être placés sous la protection des musulmans libres, dans le respect des lois divines.
Iwang pinça les lèvres.
— Dieu est la force en mouvement dans chaque chose, dit-il. Les formes que prennent les objets en mouvement.
— Dieu est l’amour passant à travers toute chose, acquiesça Bahram. C’est ce que disent les soufis.
Iwang approuva.
— Dieu est un mathématicien. Un très grand et très subtil magicien. Nos corps sont aux fourneaux rudimentaires et aux alambics de ton complexe ce que les mathématiques de Dieu sont aux mathématiques.
— Alors, tu reconnais qu’il y a un Dieu ? Je croyais que Bouddha niait l’existence d’un dieu.
— Je ne sais pas. Je parie que certains bouddhistes diraient le contraire. Le vivant sourd du vide. Je ne sais pas, moi-même. Si tout ce que nous voyons n’est entouré que de vide, d’où viennent les mathématiques ? Il me semble qu’elles sont le résultat d’une chose pensante.
Bahram était surpris d’entendre Iwang proférer de tels propos. Il se demandait jusqu’à quel point il croyait ce qu’il disait, après ce qui venait de se passer avec les cadis de Tilla Kari. Bien que cela fasse sens : il était évidemment impossible qu’une chose aussi complexe et belle que le monde puisse parvenir à l’existence sans qu’un Dieu tout-puissant et aimant en soit à l’origine.
— Tu devrais venir à la confrérie soufie, et écouter ce que dit mon professeur, lâcha finalement Bahram, souriant en imaginant le grand Tibétain parmi eux.
Cela dit, leur professeur apprécierait certainement.
Bahram repartit vers le complexe en passant par le caravansérail ouest, où les marchands hindous avaient établi leur campement. Il y régnait une odeur d’encens et de thé au lait. Bahram y termina les quelques courses qu’il avait à faire, achetant des parfums et des sacs de minerais calcinés pour Khalid. Apercevant Dol, qu’il avait connu à Ladakh, il alla le saluer, et prit d’abord le thé avec lui, puis du rakshi, jetant par moments de petits coups d’œil sur les monticules d’épices et les petites figurines de bronze. Bahram tendit le doigt vers les statuettes finement ciselées, et demanda :
— Ce sont vos dieux ?
Dol le regarda, surpris et amusé.
— Certaines sont des dieux, en effet. Celle-ci est Shiva, celle-ci Kali – la destructrice –, celle-ci est Ganesh.
— Un dieu éléphant ?
— C’est ainsi que nous le représentons. Ils ont d’autres formes.
— Mais… un éléphant ?
— As-tu déjà vu un éléphant ?
— Jamais.
— Ils sont très impressionnants.
— Je sais qu’ils sont énormes.
— C’est plus que ça.
Bahram avala une gorgée de thé.
— Je crois qu’Iwang pourrait se convertir à l’islam.
— Il a des problèmes avec son aman ?
Dol rit en voyant l’expression de Bahram, et l’incita à prendre une gorgée de la cruche de rakshi.
Bahram s’exécuta aussitôt, puis continua :
— Crois-tu qu’il soit possible de changer de religion ?
— Beaucoup de gens l’ont fait.
— Mais tu pourrais faire ça ? Tu pourrais dire : « Il n’y a qu’un seul Dieu » ? fit-il en montrant les nombreuses figurines.
Dol sourit.
— Brahma a de très nombreux aspects, tu sais. Et derrière chacun d’eux, il y a le grand Dieu Brahma, qui les contient tous.
— Alors Iwang pourrait être comme ça, lui aussi. Il pourrait déjà croire au seul et unique dieu, le Dieu des Dieux.
— Il pourrait. Dieu se manifeste par autant de façons qu’il y a de gens.
Bahram soupira.
Bahram venait d’entrer dans le complexe et s’apprêtait à aller parler à Khalid de l’incident chez Iwang quand la porte de l’atelier de chimie s’ouvrit à la volée et que des hommes en surgirent précipitamment, pourchassés par un Khalid hurlant et une épaisse fumée jaune. Bahram tourna les talons et se hâta vers la maison pour empoigner Esmerine et les enfants, mais ils étaient déjà dehors et couraient à toute vitesse. Il les suivit hors du complexe, tout le monde criant et hurlant, et puis, comme le nuage fondait sur eux, ils se laissèrent tomber à terre et se mirent à ramper comme des rats, toussant, hoquetant, crachant et pleurant. Ils dévalèrent la colline en roulant, la gorge, les yeux et les poumons en feu à cause du nuage jaune, empoisonné. La plupart d’entre eux suivirent l’exemple de Khalid et plongèrent tête la première dans le fleuve, n’émergeant que pour de brèves bouffées, en se gardant bien d’inspirer à fond, avant de remettre la tête sous l’eau. Lorsque le nuage se fut dissipé et que Khalid se fut un peu remis, il commença à jurer.
— Qu’est-ce que c’était ? demanda Bahram, qui toussait encore.
— Un creuset d’acide a explosé. Nous faisions une expérience.
— Quel genre ?
Khalid ne répondit pas. Lentement, l’irritation de leurs fragiles muqueuses s’atténua. Le petit groupe détrempé, malheureux, regagna le domaine clopin-clopant. Khalid demanda à ses hommes de nettoyer le laboratoire, puis, suivi de Bahram, se rendit dans son bureau, où il se changea, se lava et coucha quelques notes dans son grand livre, sans doute au sujet de l’expérience ratée.
Sauf que l’échec n’était pas si complet que ça. Tel était, du moins, ce que Bahram déduisit des grommellements de Khalid.
— Qu’essayais-tu de faire, au juste ?
Khalid ne répondit pas directement.
— Il me paraît certain qu’il y a différentes sortes d’air… Différents composants, peut-être, comme dans les métaux. Sauf qu’ils sont tous invisibles à l’œil nu. Nous sentons les différences, parfois. Et il y en a qui peuvent tuer, comme au fond des puits. Ce n’est pas une absence d’air, dans ce cas-là, mais une mauvaise sorte d’air, ou d’un de ses composants. Manifestement plus lourd. Et des distillations différentes, des combustions différentes… On peut éteindre ou étouffer un feu… Quoi qu’il en soit, je pensais qu’en mélangeant du sal ammoniac, du salpêtre et du soufre, j’obtiendrais un air différent. Et c’est ce qui s’est passé, mais j’en ai trop obtenu, et trop vite. Et tout a pété ! C’était manifestement un poison, dit-il en toussant comme un perdu. Cela ressemble à la recette du wan-jen-ti des alchimistes chinois, le « tueur-de-milliers ». Je suppose que je pourrais montrer cette réaction à Nadir et proposer d’en faire une arme. On pourrait peut-être tuer une armée tout entière, avec ça.
Ils ruminèrent cette pensée en silence.
— Enfin, dit Bahram, ça l’aiderait peut-être à conforter sa position auprès du khan.
Il lui expliqua ce qu’il avait vu chez Iwang.
— Tu crois que Nadir a des ennuis à la cour ?
— Oui.
— Et tu penses qu’Iwang pourrait se convertir à l’islam ?
— Il avait l’air de vouloir se renseigner.
Khalid se mit à rire, et partit d’une nouvelle quinte de toux.
— Ce serait bizarre.
— Les gens n’aiment pas qu’on se moque d’eux.
— D’une façon ou d’une autre, je pense que ça lui serait égal, à Iwang.
— Tu savais que c’était le nom de sa ville, Iwang ?
— Non. C’est vrai ?
— Oui. C’est ce qu’il avait l’air de dire.
Khalid haussa les épaules.
— Ça veut dire que nous ne connaissons pas son vrai nom.
Nouveau haussement d’épaules.
— Personne ne connaît jamais son vrai nom.
Vers la fin des moissons, comme l’hiver approchait et que les passes vers l’est étaient fermées, le caravansérail se vida. Les journées de Bahram étaient enrichies par la présence d’Iwang au ribat soufi : il s’asseyait au fond et écoutait attentivement tout ce que le vieux maître Ali disait, ne parlant que rarement, et seulement pour poser les questions les plus simples, généralement sur le sens de tel ou tel mot. Les soufis utilisaient beaucoup de mots persans ou arabes, et bien que le turco-sogdi d’Iwang fut bon, le langage religieux était encore obscur pour lui. Pour finir, le maître donna à Iwang le lexique de termes techniques soufis, ou « istilahat », d’Ansari, intitulé Cent champs et endroits où se reposer, qui comportait une introduction se terminant ainsi : « La véritable essence des états spirituels des soufis est telle que les mots peinent à la décrire : néanmoins, ceux qui ont connu ces états en comprennent parfaitement tous les termes. »
Ce qui, pensait Bahram, était la source du principal problème d’Iwang : il n’avait connu aucun des états décrits.
— Très probablement pas, disait Iwang à Bahram quand ce dernier lui en faisait la remarque. Mais comment faire pour les atteindre ?
— Par l’amour, répondait invariablement Bahram. Tu dois aimer tout ce qui est, particulièrement les gens. Tu verras, c’est l’amour qui fait se mouvoir toute chose.
Iwang plissait les yeux.
— Avec l’amour vient la haine, disait-il. Ce sont les deux facettes de l’excès de sentiment. La compassion plutôt que l’amour, cela me paraîtrait plus adéquat. Il n’y a pas de contrepartie négative à la compassion.
— L’indifférence, suggérait Bahram.
Iwang hochait la tête, réfléchissant à tout cela. Mais Bahram se demandait s’il arriverait jamais à bien comprendre. La source de l’amour de Bahram jaillissait, comme une puissante fontaine dans les collines, de ses sentiments pour sa femme et ses enfants, puis pour Allah, qui lui avait accordé le privilège de vivre sa vie parmi de si belles âmes – pas seulement sa famille, mais aussi Khalid, Fedwa, et tous leurs proches, et les gens du complexe, de la mosquée, du ribat, de Sher Dor, et bien entendu de tout Samarkand et du vaste monde, quand il se sentait en communion avec ce dernier. Iwang n’avait pas ce genre de point d’ancrage, étant célibataire et sans enfants, pour autant que le savait Bahram – et un infidèle par-dessus le marché. Comment pourrait-il ressentir le moins du monde cet amour d’ordre beaucoup plus général et diffus, s’il ne trouvait pas à s’investir en qui que ce fut ?
— Le cœur qui est plus grand que l’intellect n’est pas celui que nous sentons battre dans notre poitrine.
Ainsi parlait Ali. Il s’agissait d’ouvrir son cœur à Dieu, et de permettre à l’amour d’y occuper la première place. Iwang savait déjà comment faire le calme en lui, comment être à l’écoute du monde dans ses moments de quiétude, s’asseyant certains matins, à l’aube, à l’extérieur du complexe, après une nuit passée sur un matelas dans sa boutique. Bahram l’avait déjà rejoint en une ou deux occasions lors de ces éveils matinaux, et avait été alors inspiré par un ciel couleur d’or, si calme, qu’il avait récité Rumi :
Te voilà bien silencieuse, maison du cœur !
Le cœur, à la fois cœur et foyer,
À compris le monde.
Quand Iwang avait fini par répondre, après que le soleil eut percé au-dessus des crêtes et inondé la vallée d’une lumière crémeuse, il avait dit :
— Je me demande si le monde est aussi grand que Brahmagupta le prétend.
— Il disait que c’était une sphère, n’est-ce pas ?
— Oui, bien sûr. On peut s’en rendre compte dans les steppes, quand une caravane point à l’horizon : on voit d’abord les têtes des chameaux. Nous sommes à la surface d’une grande boule.
— Le cœur de Dieu.
Pas de réponse, que des mouvements de tête. Iwang n’était pas d’accord, mais il ne voulait pas le contredire. Bahram renonça et demanda quelles étaient les estimations hindoues de la taille de la Terre, qui étaient clairement ce qui intéressait Iwang à présent.
— Brahmagupta a remarqué que le soleil brillait très précisément à la verticale d’un puits du Deccan, un certain jour de l’année. L’année suivante, il s’arrangea pour être un millier de yogandas plus au nord. Il mesura l’angle des ombres et, grâce à la géométrie des sphères, calcula quel pourcentage de ce cercle représentait cet arc long d’un millier de yogandas. Très simple, très intéressant.
Bahram hocha la tête ; c’était sûrement vrai ; mais ils ne verraient jamais qu’une fraction de ces yogandas, et ici, et maintenant, Iwang avait besoin d’une illumination spirituelle. Ou bien d’amour. Bahram l’invita à venir manger avec sa famille, afin qu’il regarde Esmerine servir le repas, et élever leurs enfants. Les enfants étaient eux-mêmes un vrai bonheur, avec leurs grands yeux liquides quand ils s’arrêtaient de jouer pour écouter avidement Esmerine leur faire la lecture. Les regarder courir à travers le complexe était également un bonheur. Iwang hocha la tête en voyant tout cela.
— Tu es un homme chanceux, dit-il à Bahram.
— Nous sommes tous des hommes chanceux, répondit Bahram.
Iwang approuva.
Parallèlement à ses nouvelles études religieuses, Iwang poursuivait ses recherches et ses expérimentations avec Khalid. Ils consacraient l’essentiel de leurs efforts à travailler pour Nadir et le khan. Ils mirent au point un système de signalisation à longue distance pour l’armée, à l’aide de miroirs et de petits télescopes ; ils fondirent aussi des canons de plus en plus gros, et fabriquèrent les chariots géants permettant de les tracter d’un champ de bataille à un autre, à l’aide de chevaux ou de caravanes de chameaux.
— Il nous faudra des routes pour ces chariots, si nous voulons les déplacer, nota Iwang.
En effet, même la grande route de la Soie n’était qu’une piste pour chameaux sur la majeure partie de sa longueur.
Quant à leurs derniers travaux sur les causes premières, ils portaient sur un petit télescope qui agrandissait les objets trop petits pour être vus à l’œil nu. Les astronomes de la grande madrasa d’Ulug Bek en avaient mis un au point, qui pouvait être braqué sur une toute petite tranche d’air, de sorte que tout objet translucide placé entre deux plaques de verre pouvait être éclairé par la lumière du soleil renvoyée par un miroir situé en dessous. Alors de nouveaux petits mondes apparaissaient, juste sous leurs doigts.
Les trois hommes passèrent des heures à observer à l’aide de ce nouveau télescope l’eau de la mare, qui se révéla pleine de créatures bizarrement articulées, en train de nager. Ils regardèrent des coupes de pierre, de bois et d’os, si minces qu’elles en étaient translucides. Et ils étudièrent leur propre sang, qui grouillait de globes ressemblant de façon terrifiante aux bêtes de la mare.
— Le monde devient de plus en plus petit, s’émerveilla Khalid. Si nous pouvions prendre le sang de ces petites créatures qui s’agitent dans nos veines, et le mettre sous une lentille encore plus puissante que celle-ci, je suis sûr que nous verrions dans leur sang des animalcules pareils à ceux qu’il y a dans le nôtre. Et ainsi de suite pour ces animalcules-là, jusqu’à…
Il ne termina pas sa phrase. Il était si impressionné qu’il paraissait hagard. Bahram ne l’avait jamais vu aussi heureux.
— Il est même probable qu’il existe des choses encore plus petites…, avança Iwang, toujours pragmatique. C’est en tout cas ce que disaient les Grecs de l’antiquité. Les particules élémentaires qui constituent tout ce qui est. Si petites, sans doute, que nous ne les verrons jamais.
Khalid se renfrogna.
— Ce n’est qu’un début. On fera sûrement des lunettes plus puissantes. Et alors, qui sait ce qu’on verra. Peut-être que nous pourrons enfin comprendre la structure des métaux, et les changer en or !
— Peut-être, convint Iwang.
Il regarda dans l’oculaire de la lunette en fredonnant.
— Ce qui est sûr, c’est qu’on voit clairement les petits cristaux du granit.
Khalid hocha la tête, griffonna quelque chose dans un de ses livres. Il regarda à nouveau dans la lunette et dessina les formes qu’il voyait.
— De l’infiniment grand à l’infiniment petit, dit-il.
— Cette lunette est un don de Dieu, ajouta Bahram. Il nous rappelle que tout est un. Une seule substance, dont les structures s’interpénètrent, mais néanmoins unique, du grand vers le petit.
Khalid opina à nouveau du chef.
— Alors il se peut que les étoiles aient une influence sur nous, après tout. Peut-être que les étoiles sont des animaux, aussi, comme ces créatures. Si seulement nous pouvions les voir de plus près…
Iwang secoua la tête.
— Tout est un, oui. Ça paraît de plus en plus évident. Mais tout n’est certainement pas animal. Peut-être que les étoiles sont plus proches des pierres que de ces jolies créatures.
— Les étoiles sont du feu.
— Des roches, du feu – mais pas des animaux.
— Mais tout est un, insista Bahram.
Et les deux hommes hochèrent la tête, Khalid avec emphase, Iwang avec réticence, tout en fredonnant doucement.
Par la suite, Bahram eut l’impression qu’Iwang n’arrêtait pas de chantonner. Il venait au complexe et participait aux démonstrations de Khalid. Il allait avec Bahram au ribat pour y entendre les conférences d’Ali, et quand Bahram venait le voir dans son atelier, il jouait avec les nombres ou faisait cliqueter un boulier chinois dans un sens et dans l’autre, toujours distrait, fredonnant sans arrêt. Le vendredi, il venait à la mosquée et se tenait devant la porte, face à La Mecque, écoutant les prières et les lectures, en clignant des yeux pour se protéger du soleil, mais sans jamais s’agenouiller, se prosterner ou prier ; et sans cesser de fredonner.
Bahram pensait qu’il ne devait pas se convertir. Même si ça l’obligeait à retourner au Tibet pour un moment, il semblait clair à Bahram qu’Iwang n’était pas un musulman. Et que ça ne serait pas bien.
À vrai dire, alors que les semaines passaient, il commença à paraître de plus en plus bizarre, de plus en plus étrange. Plutôt plus incroyant que moins ; faisant ses propres expérimentations, semblables à des sortes de sacrifices à la lumière, au magnétisme, au vide ou à la gravité. Un alchimiste, en fait ; mais de tradition occidentale, plus étrange que celle des soufis, comme si, non content de revenir au bouddhisme, il allait encore au-delà, comme s’il remontait à l’antique religion du Tibet – Bon, comme disait Iwang.
Cet hiver-là, il était assis dans son atelier avec Bahram, devant le feu ouvert de son fourneau, les mains tendues devant lui pour réchauffer ses doigts qui dépassaient de ses gants comme de petits bébés, fumant du haschisch dans une pipe à long tuyau et la passant de temps à autre à Bahram, jusqu’à ce que les deux hommes se retrouvent assis là à regarder danser la mince couche de charbon sur le lit de braises orange. Une nuit, au plus profond d’une tempête de neige, Iwang sortit chercher du bois pour le feu. Un mouvement attira le regard de Bahram et il vit une Chinoise assise auprès du fourneau, vêtue d’une robe rouge, les cheveux remontés en chignon. Bahram sursauta ; la vieille femme tourna la tête dans sa direction et le regarda. Il vit que ses yeux noirs étaient pleins d’étoiles. Il tomba de son tabouret et se releva précipitamment, mais elle n’était plus là. Quand Iwang revint dans la pièce, Bahram la lui décrivit, et Iwang eut un haussement d’épaules.
— Il y a des tas de vieilles femmes dans le quartier, dit-il d’un air entendu. C’est là que vivent les pauvres gens, et notamment les veuves, qui doivent dormir par terre, dans la boutique de leur mari mort, à la discrétion des nouveaux propriétaires, et se débrouiller comme elles peuvent pour ne pas mourir de faim.
— Mais la robe rouge – son visage – ses yeux !
— Tout ça ressemble à la déesse du foyer, en réalité. Elle apparaît au cœur de la maison, quand on a de la chance.
— C’est la dernière fois que je fume de ton haschisch.
— S’il n’y avait que ça ! fit Iwang en riant.
Une autre nuit glaciale, quelques semaines plus tard, Iwang vint frapper à la grille du complexe et entra, tout excité – comme un possédé. Si cela n’avait pas été lui, on aurait dit qu’il était soûl.
— Regarde ! dit-il à Khalid en le prenant par son moignon et en le tirant vers son bureau. Regarde ! J’y suis enfin arrivé !
— La pierre philosophale ?
— Non, non ! Rien d’aussi trivial ! C’est la loi universelle, la loi qui régit toutes les autres. Une équation. Regarde !
Il prit une ardoise et écrivit rapidement quelque chose, à la craie, à l’aide des symboles alchimiques que Khalid et lui avaient décidé d’adopter pour noter les quantités qui variaient selon les situations.
— Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, exactement comme le dit toujours Bahram. Tout est attiré vers autre chose précisément par cette force. Multiplie les deux masses qui s’attirent, divise le résultat par le carré de la distance qui les sépare – multiplie ensuite le produit par leur éventuelle vitesse initiale par rapport au corps de référence s’il y en a un, et tu obtiens la force de l’attraction. Là, essaie avec les orbites des planètes autour du Soleil, ça marche pour toutes ! Et elles décrivent des ellipses autour du soleil, parce qu’elles s’attirent toutes les unes les autres, de même qu’elles sont toutes attirées par le Soleil. Le Soleil se trouve à l’un des points focaux de l’ellipse, et la somme de toutes les autres attractions à l’autre.
Il griffonnait frénétiquement tout en parlant. Bahram ne l’avait jamais vu aussi agité.
— Ça explique les différences dans les observations, à Ulug Bek. Ça marche pour les planètes, les étoiles dans leurs constellations, sans aucun doute, la trajectoire d’un boulet de canon au-dessus de la Terre, et le mouvement de ces petits animalcules dans l’eau de la mare ou dans notre sang !
Khalid hochait la tête.
— C’est la force de la gravité elle-même, décrite mathématiquement.
— Oui.
— L’attraction est inversement proportionnelle au carré de la distance ?
— Oui.
— Et elle agit sur tout ?
— Je pense.
— Et la lumière ?
— Je ne sais pas. La masse de la lumière proprement dite doit être si faible… Si elle en a une. Enfin, si faible qu’elle soit, sa masse est attirée par toutes les autres masses. Les masses s’attirent.
— Mais ça, fit Khalid, c’est encore une action à distance.
— Oui, répondit Iwang avec un grand sourire. Ta force universelle, peut-être. Qui agit par un biais que nous ignorons. D’où la gravité, le magnétisme, la lumière.
— Une sorte de feu invisible.
— Ou peut-être une chose qui serait au feu ce que les plus petits animaux sont pour nous. Une force subtile. À laquelle rien n’échapperait, malgré tout. Il y en aurait dans tout. Nous vivons tous dedans.
— Un esprit actif en toute chose.
— Comme l’amour, intervint Bahram.
— Oui, comme l’amour, acquiesça Iwang, pour une fois. En ce sens que, sans lui, tout sur Terre serait mort. Rien ne s’attirerait ni ne se repousserait, rien ne circulerait, rien ne changerait de forme, ni ne vivrait d’aucune façon. Ça se contenterait d’être là, mort et froid.
Et puis il eut un sourire, un vrai sourire. Ses joues lisses et brillantes de Tibétain se creusèrent de profondes fossettes, dévoilant ses grandes dents de cheval luisantes.
— Et nous sommes là ! Alors ça doit être ça, vous comprenez ? Tout bouge, tout vit. Et la force agit exactement en raison inverse de la distance qui sépare les choses.
— Je me demande si ça pourrait nous aider à réaliser la transmutation…, commença Khalid.
Les deux autres l’interrompirent :
— Changer le plomb en or ! Le plomb en or !
Ils riaient.
— C’est déjà de l’or, répondit Bahram.
Les yeux d’Iwang se mirent soudain à briller comme si la déesse du foyer s’était trouvée en lui. Il attira Bahram contre lui et l’emprisonna dans une grande accolade laineuse et humide, en fredonnant toujours.
— Tu es un brave homme, Bahram. Un homme très bon. Écoute, si je crois en ton amour, est-ce que je peux rester ici ? Est-ce que ce serait un blasphème à tes yeux, si je croyais à la gravité, à l’amour, et à l’unicité de toute chose ?
Bahram fut bientôt plus occupé que jamais, de même que tous les ouvriers du complexe. Khalid et Iwang débattaient toujours des ramifications du grand dessein d’Iwang, et continuaient à faire toutes sortes de démonstrations, soit pour le tester, soit pour étudier des points qui s’y rattachaient. Mais leurs recherches n’aidaient que très peu Bahram dans ses travaux à la forge, les propositions ésotériques et hautement mathématiques des deux aventuriers de la science étant difficiles, voire impossibles, à utiliser dans le cadre des travaux visant à obtenir un meilleur acier ou de plus puissants canons. Pour le khan, plus c’était gros mieux c’était, et il avait entendu parler des nouveaux canons de l’empereur de Chine, à côté desquels même les canons géants abandonnés par les Byzantins au cours des grandes pestes du septième siècle paraissaient minuscules. Bahram essayait de rivaliser avec ces canons de légende, et avait bien du mal à les fondre, bien du mal à les déplacer, bien du mal à tirer avec sans les faire exploser. Khalid et Iwang avaient des suggestions à lui faire, mais elles ne marchaient pas ; ce qui ne laissait plus à Bahram que la bonne vieille méthode des approches successives que les métallurgistes avaient utilisée pendant des années, revenant toujours à l’idée que s’il pouvait porter son métal fondu à une température supérieure, avec le bon mélange de matières premières, il obtiendrait un métal de bien meilleure qualité. Il s’agissait donc d’augmenter la quantité d’énergie que le fleuve apportait aux hauts-fourneaux, pour produire une température telle que les métaux fondus seraient chauffés à blanc – d’un blanc si brillant qu’on ne pourrait le regarder sans avoir mal aux yeux. Khalid et Iwang observaient ce spectacle au crépuscule, et discutaient jusqu’à l’aube des origines de cette lumière, si claire, que le feu arrachait au fer.
Tout cela était très bien, mais ils avaient beau envoyer toujours plus d’air dans les chaudières à charbon, amener le fer à devenir aussi blanc que le soleil et aussi liquide que l’eau, ou même plus, les canons ainsi forgés continuaient à exploser comme les précédents. Et Nadir pointait son nez, sans prévenir, au courant des tout derniers résultats. Il était clair qu’il avait des espions au complexe et se fichait pas mal que Bahram le sache. Ou plutôt, voulait qu’il le sache. C’est ainsi qu’il apparaissait, mécontent. Et son regard seul disait : Plus, et plus vite ! – alors que ses paroles les assuraient qu’il avait confiance en leur capacité à donner le meilleur d’eux-mêmes, et que le khan était enchanté par les tables des trajectoires. Il disait :
— Le khan est impressionné par le pouvoir qu’ont les mathématiques à repousser les envahisseurs chinois.
Bahram hochait gravement la tête, accablé, pour montrer qu’il avait parfaitement compris le message, que Khalid affectait minutieusement de ne pas entendre. Il se gardait bien de demander qu’on lui garantit un aman pour Iwang, au printemps prochain, pensant qu’il valait mieux attendre un meilleur moment pour faire appel au bon vouloir de Nadir, et retournait à l’atelier essayer autre chose.
À titre de simple exercice, Bahram s’intéressa donc à un métal gris, terne, qui ressemblait à du plomb au-dehors et à de l’étain au-dedans. Il y avait manifestement beaucoup de soufre dans le mercure – si l’on pouvait se fier à cette description des métaux –, mais il était, de prime abord, si difficile à voir qu’on pouvait ne pas le remarquer. Il se révéla, lors de toutes sortes de petits tests et expériences, moins friable que le fer, plus ductile que l’or et, en bref, différent de tous les autres métaux mentionnés par al-Razi et ibn Sina, si étrange que ça puisse être. Un nouveau métal ! Il se mélangeait au fer pour former une sorte d’acier dont on avait l’impression qu’il ferait de bons futs de canons.
— Comment pourrait-il y avoir un nouveau métal ? demanda Bahram à Khalid et Iwang. Et comment faut-il l’appeler ? On ne peut pas continuer à dire « le truc gris »…
— Il n’est pas nouveau, répondit Iwang. Il a toujours été là, parmi les autres, mais nous obtenons des températures plus élevées que toutes celles qui ont jamais été atteintes, alors il s’exprime.
Khalid l’appela « plombor », par plaisanterie, mais faute d’autre nom, celui-ci resta. Et le métal, qu’ils retrouvaient maintenant chaque fois qu’ils fondaient certains minerais de cuivre bleuté, fit partie de leur arsenal.
Les jours se passaient à travailler fébrilement. Les rumeurs de guerre à l’est allaient en s’amplifiant. On disait qu’en Chine les barbares avaient à nouveau fondu sur la Grande Muraille, déposant la dynastie Ming, déliquescente et corrompue, et plongeant cet immense géant dans un tourbillon de violence qui commençait à gagner l’extérieur. Cette fois, les barbares ne venaient pas de Mongolie mais de Mandchourie, au nord-est de la Chine, et on disait que c’étaient les guerriers les plus accomplis que l’on ait jamais vus dans le monde. Il était probable qu’ils allaient conquérir et détruire tout ce qui se trouverait sur leur chemin, y compris la civilisation islamique, à moins qu’une nouvelle invention ne permette de se défendre contre eux.
C’est ce que les gens du bazar disaient, et même Nadir, à sa façon plus tortueuse, confirmait qu’il se passait quelque chose ; l’impression de danger ne cessa de grandir alors que l’hiver passait et que le temps des campagnes militaires revenait. Le printemps, l’époque de la guerre et de la peste, les deux armes favorites de la mort à six bras, disait Iwang.
Bahram passa ces mois à travailler comme si un immense orage, porteur de désastre potentiel, planait perpétuellement sur l’horizon, qu’il essayait de déborder en s’opposant aux vents dominants. Cela assombrissait le bonheur qu’il connaissait au sein de sa petite famille et de celle, plus large, du complexe : son fils et sa fille courant en tous sens, ou récitant nerveusement leurs prières, impeccablement vêtus par Esmerine, les plus polis des enfants – sauf quand ils piquaient des colères d’une violence telle que leurs parents n’en revenaient pas. C’était l’un de leurs principaux sujets de conversation, dans les profondeurs de la nuit, quand ils n’arrivaient pas à dormir et qu’Esmerine sortait brièvement pour se soulager, puis revenait se coller contre lui. Ses seins étaient alors comme des gouttes de pluie argentée qui brillaient à la lueur de la lune et sous les caresses de Bahram. Il cherchait à les réchauffer, comme pour les endormir dans le monde de l’amour au cœur de la nuit, l’un de ces moments bénis de la vie, un de ces moments de grâce du sommeil, le rêve du corps, tellement plus tendre et chaud que n’importe quelle autre partie du jour qu’il était parfois difficile de croire, le matin, qu’il avait vraiment eu lieu, qu’Esmerine – Esmerine, si austère dans ses manières comme dans sa façon de s’habiller, Esmerine, qui faisait travailler les femmes aussi durement que Khalid dans ses accès de tyrannie, et qui ne parlait jamais à Bahram, ou ne le regardait jamais que de façon parfaitement informelle, comme il se devait – qu’Esmerine et lui avaient vraiment été transportés dans ce tout autre monde de la passion, sous leurs draps, dans les profondeurs de la nuit. Quand il la regardait travailler, l’après-midi, Bahram se disait que l’amour changeait tout. Dans le fond, ils n’étaient que des animaux, des créatures que Dieu avait faites assez semblables aux singes ; et on ne voyait pas pourquoi les seins d’une femme n’auraient pas ressemblé aux pis d’une vache, se balançant inélégamment alors qu’elle se penchait pour effectuer une tâche ou une autre ; mais l’amour en faisait des orbes de la plus grande beauté, et il en allait de même pour le monde entier. L’amour faisait entrer toute chose dans une dimension à part, et il n’y avait que l’amour qui pouvait les sauver.
En cherchant d’où pouvait venir ce « plombor », Khalid se replongea dans ses vieux volumes, et il s’arrêta avec intérêt sur un passage du classique de Jabir ibn Hayyam : Le Livre des propriétés, écrit dans les premières années du jihad. Jabir y faisait la liste de sept métaux : l’or, l’argent, le plomb, l’étain, le cuivre, le fer et le kharsini, ou bronze chinois – d’un gris terne, argent quand il était poli, et que les Chinois appelaient paitung, ou « cuivre blanc ». Jabir écrivait que les Chinois en avaient fait des miroirs capables de guérir les maladies des yeux de ceux qui regardaient dedans. Jabir suggérait en outre que le kharsini faisait aussi des cloches au tintement particulièrement mélodieux. C’est ainsi que Khalid fondit le reste de la quantité qu’ils avaient sous la main pour en faire des cloches et vérifier si leur tintement était bien « particulièrement mélodieux », ce qui aurait permis de confirmer l’identification du métal. Tout le monde s’accorda à dire que les cloches tintaient très joliment en vérité ; mais les yeux de Khalid n’allèrent pas mieux après qu’il eut regardé dans un miroir fait de ce métal.
— On va dire que c’est du kharsini, maugréa Khalid. Qui sait ce que ça peut être, ajouta-t-il avec un soupir. Nous ne savons rien.
Mais il continua à faire différentes expériences, à écrire de volumineux commentaires sur chacun de ses essais, pendant les nuits – et plus d’une aube – sans sommeil. Iwang et lui poursuivaient leurs recherches. Khalid donna l’ordre à Bahram, Paxtakor, Jalil et tous les vieux ouvriers de ses ateliers de construire d’autres télescopes, des microscopes, des jauges à pression et des pompes. Le domaine était devenu un endroit où leurs compétences en métallurgie et en mécanique se combinaient pour leur donner tous les moyens de faire de nouvelles choses ; quand ils avaient l’idée d’un nouvel objet, ils pouvaient toujours en réaliser un premier prototype, primitif et grossier. Ensuite, les vieux ouvriers parvenaient à faire de meilleurs moules, affinaient leurs outils ; Khalid et Iwang procédaient à de nouvelles expériences, affinaient leurs calculs, leurs méthodes, au fur et à mesure qu’ils avançaient. Tout – des subtilités de l’horlogerie à la force massive des roues à eau ou des fûts de canon – pouvait être amélioré. Khalid démonta un métier à tisser les tapis persans pour étudier toutes ses petites pièces de métal, et fit remarquer à Iwang que, combiné avec un engrenage à crémaillère et équipé au lieu de fuseaux de timbres en forme de lettres, disposés de façon à pouvoir être encrés et pressés contre le papier, le système pourrait écrire toute une page d’un seul coup, et répéter l’opération aussi souvent que souhaité. Les livres deviendraient aussi communs que des boulets de canon. Iwang avait ri, et répondu qu’au Tibet les moines avaient sculpté des blocs d’imprimerie similaires, mais que l’idée de Khalid était meilleure.
En attendant, Iwang poursuivait ses travaux mathématiques. Une fois, il dit à Bahram :
— Il fallait être un dieu pour imaginer ces choses, puis s’en servir pour faire un monde ! Si nous en identifions ne serait-ce que la millionième partie, nous en découvrirons peut-être plus qu’aucun être intelligent n’en a jamais su depuis l’aube des temps, et nous verrons clairement l’esprit divin.
Bahram hocha la tête, incertain. Il savait, maintenant, qu’il ne voulait pas qu’Iwang se convertisse à l’islam. Ça ne lui paraissait pas bien, ni pour Dieu ni pour Iwang. Il savait que c’était égoïste de penser ça, que Dieu s’en occuperait. Comme il paraissait qu’il l’avait déjà fait, d’ailleurs, car Iwang ne venait plus à la mosquée le vendredi, ni aux cours d’instruction religieuse du ribat. Dieu, ou Iwang ou les deux, avait compris le point de vue de Bahram. La religion ne pouvait être feinte, ou utilisée à des fins matérielles.
Maintenant, quand Bahram se promenait dans le caravansérail, il entendait bien des histoires déplaisantes venues de l’est. Les choses allaient mal, la nouvelle dynastie mandchoue était d’humeur conquérante ; le nouvel empereur mandchou, en bon usurpateur qu’il était, ne se satisfaisait pas du vieil et déclinant empire qu’il avait conquis ; il entendait le revivifier par la guerre, portant ses conquêtes aux rizières des riches royaumes du Sud, Annam, le Siam, la Birmanie, ainsi qu’aux vastes terres vides, arides, au cœur du monde, les déserts et les montagnes séparant la Chine du Dar, sillonnées par les fils de la route de la Soie. Après avoir dévoré cette étendue, ils se jetteraient sur l’Inde, les khanats islamiques, et l’empire savafide. Au caravansérail, on disait que Yarkand et Kachgar étaient déjà prises – ce qui était tout à fait plausible dans la mesure où elles avaient été défendues pendant des décennies par les rares garnisons ming restantes, et par des chefs de guerre. Seuls le bassin de Tarim et les montagnes de Ferghana séparaient le khanat de Boukhara de ces terres désertiques. Or la route de la Soie traversait ces endroits en deux ou trois points. Là où passaient les caravanes pouvaient passer les bannières.
Et peu de temps après, c’est ce qu’elles firent. Ils apprirent que les bannières mandchoues flottaient sur la passe de Torugart, qui était le point névralgique de l’une des routes de la Soie, entre Tashkent et le Takla Makan. Le voyage en caravane depuis l’est serait perturbé pendant un certain temps au moins, ce qui voulait dire que Samarkand et Boukhara, qui étaient les principaux centres d’échange du vaste monde, seraient reléguées au rang de vagues culs-de-sac poussiéreux. C’était une catastrophe pour le commerce.
Ces nouvelles leur avaient été apportées par une dernière caravane, d’Arméniens, de Zott, de juifs et d’hindous. Ils avaient dû s’enfuir pour sauver leur peau, abandonnant tout ce qu’ils possédaient. Apparemment, la porte de Dzoungarie, entre le Xinjiang et la steppe khazak, était sur le point de tomber elle aussi. Comme ces nouvelles circulaient dans les caravansérails autour de Samarkand, la plupart des caravanes qui s’y reposaient changèrent leurs plans. Beaucoup décidèrent de rentrer au Franjistan, qui, bien que grouillant de conflits entre petits taïfas, était encore entièrement musulman, ses petits khanats, émirats et sultanats continuant à commercer vaille que vaille, même quand ils se battaient.
Des décisions comme celles-ci transformeraient bientôt Samarkand en ville fantôme. En tant que simple terminus ce n’était pas grand-chose, la bordure extrême du Dar al-Islam. Nadir était inquiet, et le khan ne décolérait pas. Sayyed Abdul Aziz ordonna qu’on reprenne la porte de Dzoungarie et qu’on envoie une garnison aider à défendre la passe de Khyber, de façon à ce que la route du commerce vers l’Inde, au moins, soit sécurisée.
Nadir, accompagné par une garde importante, rapporta ces instructions à Khalid et Iwang, sur un ton sec, comme si c’était la faute de Khalid. À la fin de sa visite, il les informa qu’il emmenait Bahram, sa femme et ses enfants, au khanaka de Boukhara. Ils ne seraient autorisés à rentrer à Samarkand que lorsque Khalid et Iwang auraient construit une arme capable d’écraser les Chinois.
— Ils pourront recevoir des visites au palais. Vous serez le bienvenu si vous voulez leur rendre visite, ou les y rejoindre. Mais je pense que votre travail avancera mieux ici, avec vos hommes et vos machines. Si je pensais que vous travailleriez mieux au palais, je vous y ferais venir, croyez-moi.
Khalid le dévisagea sans mot dire, trop fâché pour parler sans les mettre en danger.
— Iwang s’installera ici avec toi, parce que je l’estime plus utile ici que chez lui. Il recevra une prolongation de son aman par anticipation, en reconnaissance de l’importance de ses travaux pour ces affaires d’État. D’ailleurs, il n’a pas le droit de partir. Et quand bien même, c’est impossible. Le dragon qui vient de se réveiller à l’est a déjà mangé le Tibet. C’est donc une tâche d’ampleur divine qui vous attend, un joug dont vous pouvez vous enorgueillir.
Il eut encore un regard pour Bahram.
— Nous prendrons bien soin des tiens, de même que tu t’occuperas de la façon dont les choses se déroulent ici. Tu peux vivre au palais avec eux, ou bien travailler ici, à ta guise.
Bahram hocha la tête. Le désarroi et la peur l’avaient rendu muet.
— Je ferai les deux, parvint-il à dire en regardant Esmerine et les enfants.
Rien n’était plus comme avant.
Bien des vies changent ainsi, tout à coup, pour toujours.
Par respect pour les sentiments de Bahram, Khalid et Iwang organisèrent le complexe comme une véritable armurerie, et se consacrèrent exclusivement à tester et concevoir de nouveaux engins capables d’accroître les pouvoirs de l’armée du khan. Un canon plus puissant, de la poudre plus réactive, un tir avec effet, le tueur-de-milliers ; et puis les tables de tir, les protocoles logistiques, les alphabets lumineux pour communiquer sur de grandes distances ; ils firent tout cela, et bien d’autres choses encore, pendant que Bahram vivait à moitié au khanaka avec Esmerine et les enfants, et à moitié au complexe, jusqu’à ce que la route de Boukhara devienne pour lui comme l’allée qui traversait la cour : il l’avait empruntée à toutes les heures du jour ou de la nuit, parfois sommeillant sur son cheval, qui faisait alors la route tout seul.
Les améliorations qu’ils apportèrent aux armées du khan étaient prodigieuses, ou l’auraient été si l’on avait pu convaincre les généraux de Sayyed Abdul de respecter les instructions de Khalid, et si Khalid avait eu la patience de les leur transmettre. Mais les deux camps étaient trop fiers pour s’entendre, et rien ne se faisait, bien que Bahram trouvât que c’était une grave erreur de la part de Nadir. Il aurait dû insister, ordonner aux généraux d’obéir à Khalid, et consacrer une plus grande partie du trésor du khan pour engager des soldats aguerris. Mais le grand Nadir Divanbegi avait un pouvoir limité, qui se bornait en fin de compte à un rôle de conseiller auprès du khan. D’autres conseillers donnaient des conseils différents, et le pouvoir de Nadir était peut-être en train de décliner au moment même où il aurait été le plus utile, et ce malgré les innovations de Khalid et d’Iwang – ou, qui sait ? peut-être à cause d’elles. À vrai dire, le khan ne s’était jamais distingué par la pertinence de son jugement. Et il était possible que sa poche ne soit pas aussi insondable qu’elle en avait l’air à l’époque où les bazars, les caravansérails et les chantiers de construction pullulaient et payaient des impôts.
C’était en tout cas l’avis d’Esmerine, même si Bahram devait essentiellement le déduire de ses regards et de ses silences. Elle paraissait croire qu’ils étaient espionnés en permanence, y compris pendant leurs heures sans sommeil au cœur de la nuit, ce qui était une pensée assez terrible. Les enfants s’étaient faits à la vie au palais, comme s’ils avaient fait irruption dans un conte des Mille et Une Nuits, et Esmerine ne faisait rien pour les détromper. Elle savait pourtant bien qu’ils étaient prisonniers, et qu’ils pouvaient dire adieu à la vie si le khan s’énervait de la façon dont les choses se passaient chez Khalid, ou à l’est, ou n’importe où. Alors, naturellement, elle évitait de dire quoi que ce fut qu’on aurait pu lui reprocher, et elle ne lui parlait jamais que de l’excellence de la nourriture, et, généralement, du traitement qui leur était réservé, soulignant à quel point les enfants et elle s’en sortaient bien. Seule la lueur de son regard disait à Bahram combien elle avait peur, et combien elle l’encourageait à combler tous les désirs du khan.
Khalid, lui, n’avait évidemment pas besoin des regards de sa fille pour savoir tout ça. Bahram voyait bien qu’il multipliait les efforts pour améliorer le potentiel militaire du khan, non seulement en se démenant dans l’armurerie, mais aussi en essayant de se mettre dans les bonnes grâces des plus aimables de ses généraux. Il multipliait les suggestions voilées ou directes sur toutes sortes de sujets, depuis la rénovation des murailles de la cité, conformément à ses démonstrations de l’avantage des remblais de terre, jusqu’aux plans de forage des puits et au drainage des eaux usées à Boukhara et à Samarkand. Toutes ces idées furent présentées au conseil militaire, et il en oublia même de ronchonner. Mais les progrès étaient inégaux.
Des rumeurs commencèrent à parcourir la ville comme des chauves-souris, assombrissant leurs journées. Les barbares mandchous avaient conquis le Yunnan, la Mongolie, le Cham, le Tibet, l’Annam et les marches orientales de l’empire moghol ; chaque jour, c’était un endroit différent, un peu plus proche. Il n’y avait aucun moyen de confirmer ces assertions, qui étaient d’ailleurs souvent démenties, soit par contradiction directe, soit simplement par le fait que les caravanes continuaient à venir de certaines de ces régions, et que les marchands n’avaient rien vu d’inhabituel, bien qu’ils aient, eux aussi, entendu des rumeurs. Il n’y avait rien de certain, mais il y avait des troubles à l’est. Les caravanes venaient assurément moins souvent, et elles n’étaient plus seulement constituées de marchands, mais aussi de familles entières, de musulmans, de juifs ou d’hindous, chassés par la peur de la nouvelle dynastie, qui portait le nom de Qing. Des colonies étrangères, implantées depuis des siècles, se dissipèrent comme neige au soleil, et les exilés s’enfuirent vers l’ouest, espérant que les choses iraient mieux dans le Dar al-Islam, chez les Moghols ou chez les Ottomans, ou dans les sultanats taïfas du Franjistan. Ce qui était sans doute le cas, car en islam régnait la loi ; mais Bahram lisait sur leur visage la misère, le manque de tout, la peur et la nécessité de mendier et de voler pour vivre ; les biens qu’ils comptaient vendre n’étant plus qu’un lointain souvenir, alors qu’il leur restait encore toute la moitié occidentale du vaste monde à traverser.
Au moins, ce serait la moitié musulmane du monde. Mais alors que les visites au caravansérail étaient naguère l’un des moments de la journée que préférait Bahram, il en sortait à présent plein d’angoisse et de crainte, plein d’une appréhension aussi intense que l’avidité de Nadir de voir Khalid et Iwang trouver des moyens de défendre le khanat contre les invasions.
— Ce n’est pas nous qui ralentissons les choses, dit amèrement Khalid, une nuit, dans son bureau. Nadir lui-même n’est pas un grand général, et son influence sur le khan vacille ; et vacille de plus en plus. Quant au khan…
Il fit un bruit de ballon qui se dégonfle.
Bahram poussa un soupir. Personne ne pouvait dire le contraire. Sayyed Abdul Aziz n’était pas un sage.
— Nous avons besoin de quelque chose de mortel et de spectaculaire, dit Khalid. Quelque chose qui servirait à la fois pour le khan et contre les Mandchous.
Bahram le laissa plongé dans différentes recettes d’explosifs, et refit, à cheval, le long trajet de retour jusqu’au palais de Boukhara.
Khalid obtint une entrevue avec Nadir, et en revint en marmonnant que si la démonstration qu’il avait proposée se passait bien, Nadir laisserait Esmerine et les enfants rentrer au complexe. Bahram en fut exalté, mais Khalid le mit en garde.
— Il faudrait que le khan soit content, et qui sait ce qui peut plaire à un homme pareil ?
— Nous devons confectionner des obus contenant les formules du wan-jen-ti des Chinois, des obus qui ne se briseront pas au moment du tir, mais qui exploseront en touchant le sol.
Ils expérimentèrent différentes sortes d’obus, dont les essais eux-mêmes se révélèrent périlleux ; plus d’une fois, les gens durent courir se mettre à l’abri. Ce serait une arme terrible s’ils arrivaient à la mettre au point. Bahram se hâtait du matin au soir, en pensant au retour de sa famille et en imaginant Samarkand sauvée des infidèles. Si Allah voulait que cela soit, alors l’arme était un cadeau envoyé par Lui. Ce serait à n’en point douter une arme absolument terrifiante.
Pour finir, ils fabriquèrent des obus creux à culasse plate, munis de deux chambres séparées par une mince paroi, qu’ils remplirent, à l’aide d’une pompe, des liquides qui constituaient le tueur-de-milliers. Une petite quantité de poudre-éclair dans le nez de l’obus exploserait à l’impact, rompant la cloison intérieure, mélangeant les gaz.
Ça marchait huit fois sur dix. Une autre sorte d’obus, bourré de poudre à canon, avec un dispositif d’allumage, explosait avec un bruit assourdissant, dispersant les éclats d’obus comme des balles à fragmentation.
Ils en fabriquèrent une cinquantaine de chaque et organisèrent une démonstration sur leur terrain d’essai près du fleuve. Khalid acheta un petit troupeau de vieilles carnes au fabricant de colle, avec la promesse de les lui revendre quand elles seraient bonnes à abattre. Les garçons d’écurie attachèrent les pauvres bêtes à la limite extrême de portée du canon qui servait aux essais, et quand le khan et ses courtisans arrivèrent dans leurs beaux habits, l’air un peu ennuyés par toutes ces simagrées, Khalid détourna le visage dans une attitude aussi proche du mépris que la prudence l’autorisait, faisant mine de s’affairer auprès du canon. Craignant pour leur tête, Bahram alla faire acte d’obéissance et assaut de plaisanteries auprès de Nadir et de Sayyed Abdul Aziz, expliquant le mécanisme de l’arme et présentant Khalid avec une petite révérence alors que le vieil homme approchait, haletant et transpirant.
Khalid déclara que la démonstration pouvait commencer. Le khan eut un geste dédaigneux de la main – son geste habituel. Khalid fit un signe aux servants du canon, qui appliquèrent l’allumette. Le canon tonna, cracha un nuage de fumée blanche et recula. Son fut avait été tourné vers le haut, de sorte que l’obus retomba violemment sur le nez. La fumée tourbillonna, tout le monde regarda la plaine et les chevaux attachés au piquet ; il ne se passa rien. Bahram retint son souffle…
Et puis un nuage de fumée jaune explosa au milieu des chevaux. Ils bondirent, tentèrent de s’échapper. Deux d’entre eux arrachèrent leur piquet et partirent au galop. Quelques-uns tombèrent lorsque leur corde les ramena en arrière. Pendant ce temps, la fumée s’étendait comme soufflée à partir d’un feu de broussailles invisible, une fumée épaisse, jaune moutarde, dans laquelle les chevaux disparurent. Elle en recouvrit un qui avait rompu son attache, mais qui fonça par hasard dans une volute du nuage. Ils le virent se cabrer, tomber et se débattre sauvagement pour se relever, puis s’effondrer, agité de convulsions.
Le nuage jaune s’éclaircit peu à peu et descendit lentement dans la vallée, porté par le vent. On voyait que c’était une fumée lourde, qui s’accrochait longtemps dans les creux du sol. Et là gisaient deux douzaines de chevaux crevés, étalés en un cercle de deux cents pas au moins.
— S’il y avait eu une armée dans ce cercle, dit Khalid, alors, très excellent serviteur du Seul Vrai Dieu, Khan Suprême, elle serait aussi morte que ces chevaux. Et vous pourriez avoir une batterie de plusieurs dizaines de canons chargés d’obus de ce genre. Une centaine, même. L’armée qui vaincra Samarkand n’est pas encore née.
Nadir, l’air légèrement choqué, dit :
— Et si le vent tournait et soufflait vers nous ?
Khalid haussa les épaules.
— Alors nous serions morts, nous aussi. Il est important de faire de petits obus, qui peuvent être tirés à une grande distance, et toujours sous le vent, si possible. De sorte que si le vent revenait légèrement vers vous, le gaz se dissipant, ça n’aurait pas beaucoup d’importance.
Le khan lui-même avait l’air impressionné par la démonstration, et souriait comme si on lui avait présenté un nouveau genre de feu d’artifice. C’était difficile à dire, avec lui. Bahram soupçonnait qu’il faisait parfois semblant d’être indifférent aux choses afin d’établir une distance entre ses conseillers et lui-même.
Puis il eut un hochement de tête en direction de Nadir et conduisit sa cour sur la route de Boukhara.
— Il faut comprendre, rappela Khalid à Bahram lorsqu’ils regagnèrent le complexe. Il y a dans l’entourage du khan des hommes qui veulent abattre Nadir. Pour eux, peu importe que notre arme soit bonne. En réalité, le mieux est le pire. Le problème n’est pas seulement que ce sont de sombres crétins.
Le jour suivant, Nadir revint avec sa garde au grand complet. Il ramenait Esmerine et les enfants. Nadir hocha sèchement la tête quand Bahram le remercia avec effusion, et dit à Khalid :
— Les obus d’air empoisonné pourraient s’avérer nécessaires, et je veux que vous en produisiez autant que possible, au moins cinq cents, pour lesquels le khan vous remerciera comme il se doit à son retour. En attendant, il vous prouve sa reconnaissance en autorisant votre famille à rentrer.
— Il s’en va donc ?
— La peste sévit à Boukhara. Le caravansérail, les bazars, les mosquées, les madrasas et le khanaka lui-même, tout est fermé. Les membres les plus importants de la cour accompagneront le khan à sa résidence d’été. Je continuerai à traiter ses affaires à partir de là-bas. Prenez soin de vous. Si vous pouvez quitter la ville et continuer votre travail, le khan ne l’interdit pas. Mais il préférerait que vous vous enfermiez ici, dans votre complexe, pour travailler. Quand la peste sera passée, nous pourrons nous retrouver.
— Et les Mandchous ? demanda Khalid.
— Nous avons entendu dire qu’ils avaient été également frappés. Il fallait s’y attendre. Il se pourrait qu’ils l’aient apportée avec eux. Peut-être même nous ont-ils envoyé leurs malades, pour nous contaminer. Cela ressemble assez à l’envoi d’air empoisonné chez l’ennemi.
Le visage de Khalid s’empourpra, mais il ne fit aucun commentaire. Nadir s’en alla. Il était clair qu’il avait d’autres tâches importantes à accomplir avant de quitter Samarkand. Khalid referma le portail derrière lui, le maudissant dans sa barbe. Bahram, ravi du retour inattendu de sa femme et de ses enfants, les serrait contre lui. Ils pleurèrent de joie, et ce n’est que plus tard, quand ils eurent fini d’isoler le complexe – chose qu’ils avaient faite avec succès dix ans auparavant, quand la typhoïde avait ravagé la contrée (ils n’avaient perdu qu’un seul serviteur, qui s’était faufilé dehors pour voir sa petite amie et n’était jamais rentré) –, ce n’est que plus tard, donc, quand la confusion fut passée, que Bahram vit que Laïla, sa fille, avait les joues très rouges, des poussées de fièvre, et restait étendue sans bouger sur un coffre.
Ils la mirent au lit dans une pièce à l’écart. Esmerine avait les traits tirés par la peur. Khalid décréta que Laïla devrait rester enfermée ici, qu’on lui donnerait à boire et à manger de l’autre côté de la porte, avec des bâtons, des filets, des assiettes et des gourdes qui ne devraient pas revenir parmi eux. Mais avant de la laisser partir, naturellement, Esmerine serra sa petite fille sur son cœur ; et le jour d’après, dans leur chambre, Bahram vit qu’elle avait, elle aussi, les joues bien rouges. Il remarqua, alors qu’elle se réveillait en gémissant, qu’elle avait du mal à lever les bras. Il y avait, sous ses aisselles, les marques de la peste, ces protubérances dures et jaunes à la surface de la peau ; on aurait dit (tel est du moins ce qu’il pensa quand elle laissa retomber ses bras) des escarboucles, comme si elle se transformait en bijou à l’intérieur d’elle-même.
Le complexe se changea rapidement en maristan, et Bahram passa ses journées à soigner les autres, courant de-ci de-là à toute heure du jour et de la nuit, frappé d’une fièvre d’un genre différent de celle des malades, exhorté par Khalid de ne jamais toucher sa pauvre famille, ni de s’en approcher. Bahram ne l’écoutait pas toujours. Il ne pouvait s’empêcher de les étreindre, tant qu’ils étaient de ce monde, comme pour les obliger à y rester. Voire les y ramener – quand ses enfants moururent.
Puis les adultes commencèrent à mourir eux aussi. Ils étaient maintenant un maristan en quarantaine, à l’écart de la ville, plutôt qu’une maison saine et sauve. Fedwa mourut mais Esmerine se cramponnait ; Khalid et Bahram se relayaient à son chevet, et Iwang leur donnait un coup de main au complexe.
Un soir, Iwang et Khalid recueillirent l’haleine d’Esmerine sur un morceau de verre et regardèrent la buée à travers leurs petites lentilles, parlant peu. Bahram n’y jeta qu’un coup d’œil et aperçut la horde de petits dragons, de gargouilles, de chauves-souris et autres créatures. Il ne put regarder à nouveau ; il savait qu’ils étaient perdus.
Esmerine mourut et Khalid eut les marques dans l’heure qui suivit. Iwang ne pouvait quitter sa couche dans l’atelier de Khalid, mais il étudiait son propre souffle, son sang et sa bile avec un microscope de son invention, tâchant de dresser un tableau clair de la façon dont la maladie progressait en lui. Une nuit, entre deux halètements, il dit d’une voix sourde :
— Je suis content de ne pas m’être converti. Je sais que tu n’y tenais pas. Maintenant je serais un blasphémateur, parce que s’il y a un Dieu, j’aimerais lui rendre la monnaie de tout ceci.
Bahram ne répondit rien. C’était un jugement, mais de quoi ? Qu’avaient-ils fait ? Les obus empoisonnés étaient-ils un affront à Dieu ?
— Les vieillards vivent jusqu’à soixante-dix ans, dit Iwang. J’en ai à peine plus de trente. J’avais des projets pour toutes ces années.
Bahram n’arrivait plus à réfléchir.
— Tu disais que nous reviendrions, dit-il doucement.
— Oui. Mais j’aimais cette vie. J’avais des rêves pour elle.
Il reposait là, sur sa couche, incapable de prendre la moindre nourriture. Sa peau était très chaude. Bahram ne lui dit pas que Khalid était déjà mort, très vite, abattu par le remords ou la colère en apprenant la mort de Fedwa, d’Esmerine et des enfants – comme d’une attaque plutôt que de la peste. Dans le complexe silencieux, Bahram s’assit sur la couche du Tibétain.
À un moment, Iwang grogna :
— Je me demande si Nadir ne savait pas qu’ils étaient infectés et ne les a pas laissés rentrer pour nous tuer…
— Mais pourquoi ?
— Peut-être craignait-il le tueur-de-milliers. Ou quelque faction de la cour. Il avait d’autres problèmes que nous. Ou bien c’était peut-être quelqu’un d’autre. Ou personne.
— Nous ne le saurons jamais.
— Non. La cour tout entière est peut-être morte à l’heure qu’il est. Nadir, le khan, tout le monde.
— J’espère bien, dit Bahram, songeur.
Iwang approuva. Il mourut à l’aube, sans un mot, en luttant.
Bahram ordonna à tous les survivants du complexe de mettre un linge devant leur bouche, et leur fit déplacer les cadavres dans un atelier fermé derrière les cuves à produits chimiques. Il se sentait tellement étranger à lui-même que les mouvements gourds de son corps lui semblaient les mouvements d’un autre, et qu’il parlait comme s’il était un autre. Fais ceci, fais cela. Mange. Puis, alors qu’il apportait un grand pot à la cuisine, il sentit quelque chose sous son bras et s’assit comme si les nerfs de ses jambes avaient été coupés, pensant : Je crois que c’est mon tour.
Eh bien, c’était, comme on peut l’imaginer après une fin pareille, une petite jati très découragée et très démoralisée qui se blottissait, cette fois encore, sur le sol noir du bardo. Et qui aurait pu lui en vouloir ? Pourquoi aurait-elle eu la volonté de continuer ? Il était difficile de discerner une récompense pour la vertu, pour un quelconque progrès – une quelconque justice dharmique. Même Bahram n’arrivait pas à trouver du bien là-dedans, et les autres n’essayaient tout simplement pas. Quand ils considéraient, rétrospectivement, dans la vallée des temps, les interminables récurrences de leurs réincarnations, avant qu’ils soient obligés de boire leur fiole d’oubli et que tout redevienne obscur, ils n’arrivaient pas à entrevoir le moindre schéma directeur. Les dieux avaient-ils un plan, ou même un ensemble de procédures ? La longue chaîne de transmigrations était-elle censée rimer à quelque chose ? N’était-ce pas plutôt une simple répétition vide de sens ? Le temps lui-même n’était-il qu’une suite de chaos ? Qui pouvait le dire ? L’histoire de leurs transmigrations, au lieu de n’être qu’une longue narration où l’on ne mourait jamais vraiment – ainsi que les premières expériences de réincarnation semblaient le suggérer –, était devenue un véritable charnier. Pourquoi en continuer la lecture ? Pourquoi aller rechercher leur livre au pied du mur contre lequel ils l’avaient jeté, dégoûtés, souffrants, et poursuivre leur lecture ? Pourquoi se soumettre à une telle cruauté, à un aussi mauvais karma, à un aussi mauvais scénario ?
La raison était simple : ces choses arrivaient. Elles arrivaient un nombre incalculable de fois, juste comme ça. Les océans étaient salés par nos larmes. Personne ne pouvait nier que ces choses arrivaient.
Il n’y avait donc pas le choix. Ils ne pouvaient échapper à la roue de la naissance et de la mort, ils ne pouvaient faire autrement que de s’y soumettre, ou de la contempler, après coup. Et leur anthologiste, Vieille Encre Rouge en personne, devait raconter honnêtement leur histoire ; il devait rendre compte de la réalité, sinon leurs histoires n’auraient eu aucun sens. Or il était crucial qu’elles aient un sens.
Voilà. Il n’y avait pas moyen de fuir la réalité : ils étaient assis là, une douzaine d’âmes tristes, blotties les unes contre les autres tout au bout de la grande estrade de la salle du jugement. Il faisait noir et froid. La lumière blanche, parfaite, n’avait duré cette fois qu’un infime moment, un flash comme l’explosion du globe oculaire ; ensuite, ils s’étaient retrouvés là. Sur l’estrade où gambadaient les chiens, les démons et les dieux noirs, dans un brouillard vague qui enveloppait tout, étouffait tous les sons.
Bahram essaya, mais il ne trouva rien à dire. Il était encore assommé par les événements des derniers jours dans le monde ; il était encore prêt à se lever et à commencer une nouvelle journée, un autre matin comme tous les autres. À affronter la crise de l’invasion de l’Est, le départ de sa famille, si c’était ce que vivre voulait dire – quels que soient les problèmes que la journée apporterait, les ennuis, les soucis, pour sûr, c’était la vie. Mais pas ça. Pas ça encore. Larmes salées d’une mort certaine, larmes amères d’une mort par surprise : l’amertume emplissait l’air comme de la fumée. J’aimais cette vie ! J’avais des projets pour elle !
Khalid était assis là comme toujours, comme quand il s’enfermait dans son bureau, pour réfléchir à un problème. Cette vision donna à Bahram un violent pincement de regret et de chagrin. Toute cette vie, partie. Partie, partie, partie au-delà, complètement partie au-delà… le passé était parti. Même si tu peux t’en souvenir, c’est le passé. Il en avait aimé chaque instant au moment même où il l’avait vécu, vivant chaque instant de sa vie dans un état de nostalgie-du-présent.
Parti, maintenant.
Le reste de la jati était assis ou étalé sur le méchant plancher, autour de Khalid. Même Sayyed Abdul avait l’air perdu, pas seulement désolé pour lui, mais désolé pour eux tous, triste d’avoir quitté ce monde turbulent, mais, oh, tellement intéressant !
Un intervalle s’écoula. Un moment, une année, une ère, le kalpa lui-même, qui pouvait le dire dans un aussi terrible endroit ?
Bahram prit une profonde inspiration, s’ébroua et se redressa.
— Nous avançons, dit-il fermement.
Khalid se racla la gorge.
— Nous sommes des souris pour le chat, dit-il en indiquant la scène où les bouffonneries se poursuivaient. Ce sont de minables trous du cul, je vous le dis. Ils nous tuent pour s’amuser. Ils ne meurent pas, alors ils ne peuvent pas comprendre.
— Oublie-les, conseilla Iwang. Il va falloir que nous fassions ça tout seuls.
— Dieu juge et nous renvoie, dit Bahram. L’homme propose, Dieu dispose.
Khalid secoua la tête.
— Regardez-les. C’est un gros tas de sales gosses qui s’amusent. Personne ne leur dit rien, il n’y a pas de dieu des dieux.
Bahram le regarda, surpris.
— Tu ne vois pas celui qui comprend tout le reste, celui à l’intérieur duquel nous sommes ? Allah ou Brahma, ou ce que tu veux, le seul véritable Dieu des Dieux ?
— Non. Je n’en vois pas trace.
— Tu ne regardes pas ! Tu n’as jamais regardé ! Quand tu regarderas, tu le verras. Quand tu le verras, tout changera pour toi. Alors, tout ira bien.
Khalid se renfrogna.
— Ne nous accable pas avec ces stupidités prétentieuses. Dieu du ciel, Allah, si Tu es là, pourquoi m’as-Tu affligé de ce garçon idiot ! (Il flanqua un coup de pied à Bahram.) Ce serait plus facile sans toi ! Toi et tes maudits « ça va aller » ! Ça ne va pas ! C’est un putain de merdier ! Tu ne fais qu’aggraver les choses avec tes bêtises ! Tu n’as pas vu ce qui nous est arrivé, à nous, à ta femme, ma fille, et à tes enfants, mes petits-enfants ? Ça ne va pas du tout ! Repars de là, tu veux bien ? Nous avons peut-être une hallucination, ici, mais ce n’est pas une excuse pour nous induire en erreur !
Bahram fut blessé par ses paroles.
— C’est toi qui renonces aux choses ! protesta-t-il. Chaque fois. C’est ça, ton cynisme : tu n’essaies même pas. Tu n’as pas le courage de continuer.
— Tu parles que je n’ai pas le courage ! Je n’ai jamais renoncé. C’est juste que je ne suis pas disposé à gober ces mensonges balbutiants. Non, c’est toi qui n’essaies jamais. Qui attends toujours que nous fassions le plus dur, Iwang et moi. Fais-le, pour une fois ! Arrête de bavasser sur l’amour et essaie une fois, bordel ! Essaie toi-même, et tu verras si c’est facile de continuer à sourire quand on cherche à voir la vérité, les yeux dans les yeux.
— Ho ! fit Bahram, piqué au vif. Je fais ma part. J’ai toujours fait ma part. Sans moi, aucun d’entre vous n’aurait pu continuer. Il faut du courage pour faire en sorte que l’amour reste au centre, quand on connaît comme tout le monde le véritable état des choses ! C’est facile de se mettre en colère, tout le monde peut y arriver. C’est de faire en sorte que ça se passe bien qui est difficile, c’est de garder espoir qui est difficile ! C’est de continuer à aimer qui est difficile !
Khalid agita sa main gauche.
— C’est bien joli, tout ça, mais ça ne compte qu’à condition d’affronter la vérité et de se battre. J’en ai marre de l’amour et du bonheur – c’est de la justice que je veux.
— Moi aussi !
— Alors – très bien, montre-la-moi. Montre-moi ce que tu peux faire la prochaine fois, dans ce monde misérable, quelque chose d’un peu mieux que le bonheur béat.
— Très bien, je vais le faire !
— Parfait.
Khalid se releva lourdement, s’approcha d’un pas lent de Sayyed Abdul Aziz et, sans prévenir, lui flanqua un coup qui l’envoya les quatre fers en l’air sur l’estrade.
— Et toi ! rugit-il. Quelle est ton EXCUSE ? Pourquoi es-tu toujours si mauvais ? La constance n’est pas une excuse ! Ton CARACTÈRE N’EST PAS une EXCUSE !
Sayyed le foudroya du regard, étalé par terre, suçant son doigt tordu. Des épées dans le regard.
— Foutez-moi la paix !
Khalid fit mine de lui flanquer un nouveau coup de pied.
— Je te revaudrai ça, promit-il. Un jour ou l’autre, tu me le paieras.
— Oublie-le, lui conseilla Iwang. Ce n’est pas le vrai problème, et il fera toujours partie de nous. Oublie-le, oublie les dieux. Concentrons-nous sur ce que nous faisons. Nous pouvons faire notre propre monde.