LIVRE 2 LE HAJ AU CŒUR

1. Le coucou du village

Il arrive parfois qu’il y ait une confusion, et que l’âme cherchant à se réincarner entre dans un ventre déjà occupé. Il y a alors deux âmes dans le même bébé, et c’est la bagarre. Une mère sent ce genre de chose, le bébé qui se roue de coups dans son ventre, en lutte avec lui-même. Puis il naît, et le choc de la naissance le fait se tenir tranquille pendant un moment, le temps pour lui d’apprendre à respirer, et de se faire à la vie. Ensuite, le combat des deux âmes pour la possession de ce petit corps reprend. C’est la colique.

Un bébé qui a la colique pleure comme si on le battait, se tord de douleur, en proie à de violentes convulsions, pendant des heures et des heures. Ce n’est pas une surprise, deux âmes se battent en lui, et pendant plusieurs semaines le bébé va pleurer, les entrailles torturées par ce conflit. Rien ne peut soulager sa détresse. C’est le genre de situation qui ne peut pas s’éterniser, car une telle souffrance est bien trop intense pour un si petit corps. Dans la plupart des cas, l’âme du coucou parvient à chasser la première, et le corps finit par retrouver la paix. Mais il arrive, parfois, que la première âme l’emporte sur celle du coucou, et que les choses se passent comme elles auraient dû se passer. Ou sinon, dans quelques rares cas, aucune des deux n’a suffisamment de force pour chasser l’autre, et la colique continue, pendant que le bébé grandit, personnalité divisée, confuse, erratique, déséquilibrée, sujette à la folie.

Kokila était née à minuit. La dai l’avait sortie du ventre de sa mère en disant :

— C’est une fille, pauvre petite chose !

Sa mère, Zaneeta, l’avait serrée fort sur son cœur, et avait dit :

— Ce n’est pas grave, on t’aimera quand même.

Elle avait à peine une semaine quand la colique commença. Elle vomit le lait de sa mère et pleura désespérément toute la nuit. Très vite, Zaneeta oublia ce que ce joyeux bébé avait été, une sorte de larve placide lui tétant le sein, découvrant le monde en gazouillant, émerveillée. En proie à la colique, le bébé pleurait, hurlait, gémissait, gigotait. C’était horrible à voir. Zaneeta ne pouvait rien faire ; que la prendre dans ses bras, et lui mettre une main sur le ventre, sentant les muscles du bébé se contracter, le plaçant tête en bas contre sa hanche. Il y avait quelque chose dans cette position, peut-être les efforts qu’elle faisait pour essayer de redresser la tête, qui la calmait. Mais cela ne marchait pas toujours, et jamais très longtemps. Alors les convulsions et les hurlements recommençaient, rendant Zaneeta quasi folle. Elle devait nourrir son mari, Rajit, et ses deux sœurs aînées. En outre, ayant donné naissance à trois filles les unes à la suite des autres, elle n’avait plus les faveurs de son mari, et ce dernier bébé était insupportable. Zaneeta essaya de dormir avec elle chez les femmes, mais, si gentilles qu’elles soient, quand elles avaient leurs règles, elles ne supportaient pas les cris du nourrisson. Elles aimaient bien rester entre elles. Ce n’était pas un endroit pour un bébé. Zaneeta fut bientôt contrainte de dormir avec Kokila dehors, contre le mur de la maison de sa famille, où elles finissaient par trouver quelques moments de sommeil, entre deux séances de cris.

Cela dura à peu près deux mois, puis cela s’arrêta. Ensuite, le bébé eut le regard changé. La dai qui l’avait mis au monde, Insef, lui pris le pouls, lui examina les yeux, goûta ses urines et déclara qu’une autre âme avait fini par s’emparer du bébé, mais que ce n’était pas bien grave, que cela arrivait à de nombreux bébés, et que c’était même un mieux – l’âme la plus forte l’ayant emporté.

Mais, après toutes ces épreuves, Zaneeta considérait Kokila avec appréhension ; et pendant toute son enfance, Kokila lui renvoya son regard, à elle et au reste du monde, avec une sorte de sauvagerie et de noirceur, comme si elle se demandait où elle était et pourquoi. C’était en fait une petite fille perturbée et souvent en colère, mais très habile à enjôler les autres, aussi câline que braillarde, et surtout, de toute beauté. Elle était également très forte, et rapide. Dès l’âge de cinq ans elle fut plus une aide qu’une charge pour la maisonnée. Entre-temps, Zaneeta avait eu deux autres enfants, dont le dernier était un garçon, leur soleil à tous – loués soient Ganesh et Kartik ! Avec tout le travail qu’il y avait, elle appréciait que Kokila soit si débrouillarde, si indépendante.

Bien sûr, le petit garçon, Jahan, était le centre de la maisonnée, et Kokila n’était que la plus douée des filles de Zaneeta. Elle était très occupée à grandir, et Zaneeta la connaissait beaucoup moins bien que Rajit ou Jahan – ce dernier mobilisant son attention.

Kokila put donc en faire à peu près à sa tête pendant quelques années. Insef disait souvent que l’enfance était le moment le plus agréable de la vie d’une femme ; une petite fille, ça n’avait pas vraiment affaire aux hommes, ça se contentait de donner un coup de main à la maison et aux champs. Mais la dai se faisait vieille. Elle tenait sur le mariage et sur l’amour des propos cyniques, ayant souvent constaté à quel point cela finissait mal, pour elle comme pour les autres. Kokila n’était pas plus disposée à l’écouter qu’une autre. Pour dire la vérité, il semblait qu’elle n’écoutait pas grand monde. Elle regardait les gens avec ce genre d’air effarouché que l’on voyait souvent dans les yeux des animaux surpris dans la forêt, et parlait peu. Elle avait l’air d’aimer travailler toute la journée au-dehors. Elle regardait son père sans rien dire, en ouvrant de grands yeux. Les autres enfants du village ne l’intéressaient guère, à l’exception d’une petite fille qu’on avait trouvée un matin chez les femmes alors qu’elle était encore tout bébé. Insef élevait cette orpheline pour être la prochaine dai. Elle l’avait appelée Bihari. Très souvent, Kokila passait au petit matin prendre Bihari dans la hutte de la dai avant de vaquer à ses travaux ménagers. Elle ne lui parlait guère plus qu’aux autres, mais lui montrait les choses et, surtout, prenait la peine de l’emmener partout, ce qui étonnait Zaneeta. L’orpheline n’avait rien d’extraordinaire après tout, ce n’était qu’une petite fille comme les autres. Mais c’était encore un des mystères de Kokila.

Dans les mois précédant la mousson, le travail de Kokila et de la maisonnée s’accrut pendant plusieurs semaines. Se réveiller à l’aube et garnir le feu. Traverser le village à la fraîcheur du matin, dans l’air encore vierge de toute poussière. Aller chercher Bihari à la petite hutte de la dai, dans les bois. Descendre aux feuillées, se laver, puis retour au village pour y prendre les cruches, et remonter la rivière. Passer aux mares, où les femmes étaient déjà en train de faire la lessive, et continuer jusqu’au trou d’eau. Remplir les cruches et les trimballer de nouveau, énormes et lourdes, vers le village, en s’arrêtant souvent pour se reposer. Puis nouvelle expédition dans la forêt à la recherche de bois pour le feu. Cela pouvait prendre toute la matinée. Ensuite, retour aux champs, à l’ouest du village, où son père et ses frères avaient des terrains, pour y semer l’orge et le blé. Ils étalaient les semailles sur quelques semaines, de telle sorte que les grains mûrissaient pendant tout le mois des récoltes. La rangée de cette semaine était rabougrie, les épis petits, mais Kokila lança ses graines dans la terre labourée sans penser à rien ; puis, dans la chaleur du jour, elle alla s’asseoir avec les autres femmes. Ensemble, elles mélangèrent les graines pilées avec de l’eau pour en faire de la pâte à pain, tournèrent les chapatis, en cuirent quelques-uns. Après cela, elle alla voir leur vache. Quelques mouvements du doigt dans son rectum provoquèrent un jaillissement de bouses qu’elle recueillit encore chaudes dans ses mains, et dont elle fit des pâtés auxquels elle adjoignit un peu de paille avant de les mettre à sécher, et de les poser sur le mur de pierre et de tourbe qui délimitait le champ de son père. Après cela elle emporta quelques pâtés de bouse séchée à la maison, en plaça dans le feu et descendit à la rivière pour se laver les mains et nettoyer les vêtements sales : quatre saris, des dhotis, des draps. Puis, dans la lumière déclinante du jour, la chaleur et la poussière dorant toute chose, retour à la maison, pour faire cuire des chapatis et du daal bhat sur le petit poêle en argile près du foyer.

Peu après la tombée de la nuit, Rajit rentrait chez lui. Zaneeta et les filles l’entouraient d’attentions, et ce n’est qu’après avoir mangé le daal bhat et les chapatis qu’il commençait à se détendre. Si la journée s’était bien passée, il en parlait un peu à Zaneeta. Sinon, il se taisait. Mais d’ordinaire il parlait des transactions concernant les terres et les animaux. Les familles du village mettaient les jeunes animaux dans les champs les plus proches, par sécurité. Leur père s’occupait de faire du courtage de vaches et de veaux, essentiellement entre Yelapur et Sivapur. Il s’occupait également d’arranger les mariages de ses filles, ce qui n’était pas une sinécure, car il en avait beaucoup ; mais il leur donnait une dot chaque fois qu’il le pouvait, et n’hésitait pas à les marier en dessous de leur condition. En fait, il n’avait pas le choix.

À la fin de la soirée, ils déroulaient les matelas sur le sol pour dormir, près du feu, à cause de sa chaleur si la nuit était froide, de sa fumée si la nuit était chaude et qu’il y avait des moustiques. Une autre nuit passait.

Un soir, après le repas, quelques jours avant la fête de Durga Puja qui marquait la fin des moissons, son père dit à sa mère qu’il avait arrangé pour Kokila, dont c’était le tour de se marier, un mariage possible avec un homme de Dharwar, le village commerçant juste de l’autre côté de Sivapur. Le mari envisagé était un Lingayat, comme la famille de Rajit et la plupart des habitants de Yelapur, et se trouvait être le troisième fils du chef du village de Dharwar. Cela dit, il s’était disputé avec son père, ce qui l’empêchait de se montrer trop exigeant quant à la dot, disait Rajit. Il ne pouvait probablement plus se marier à Dharwar, se dit Kokila, mais qu’importe, elle était tout excitée. Zaneeta eut l’air contente et dit qu’elle rencontrerait le postulant lors de Durga Puja.

D’habitude, la vie était rythmée par les fêtes, chaque fois différentes, et qui donnaient aux jours leurs couleurs, leurs saveurs. C’est ainsi que la fête des chars de Krishna, pendant la moisson, fournissait un curieux contraste de couleurs et de gaieté avec la grisaille des jours. Des garçons soufflaient dans des feuilles de palmier en guise de trompette comme s’ils avaient voulu chasser la pluie par la seule force de leur souffle, et tout le monde s’énervait très vite si par malheur leurs efforts ne réduisaient pas assez rapidement leur trompette à l’état de feuilles de palmier. Puis le Dolatsaba, en l’honneur de Krishna, avait lieu à la fin de la moisson, avec ses éventaires où l’on pouvait acheter plein de choses superflues comme des cithares et des tambours, mais aussi de la soie, des toques brodées, des chaises, des tables, des commodes. Quant à l’Id, le ramadan, sa date changeait chaque année ; ce qui en faisait une fête très humaine, affranchie de la terre et des dieux, durant laquelle tous les musulmans se rendaient à Sivapur pour assister à la parade des éléphants.

Ensuite, Durga Puja marquait les moissons, le point culminant de l’année, honorant la déesse mère et toutes ses œuvres.

Au premier jour de la fête, les femmes se rassemblaient et préparaient une fournée de pâte de bindi vermillon tout en buvant un peu du chang rougeoyant de la dai, après quoi, elles se séparaient, maquillées et gloussantes. Lors du défilé d’ouverture, elles suivaient les joueurs de tambour musulmans en criant :

« À la victoire de Mère Durga ! »

La statue aux yeux bridés de la déesse, faite d’argile et revêtue de papiers blancs et de dorures, avait un air vaguement tibétain. À côté se dressaient quatre statues décorées de façon similaire : celles de Laksmi et de Saraswati, et de leurs fils Ganesh et Kartik. Deux chèvres étaient attachées l’une après l’autre à des piquets sacrificiels placés aux pieds des statues, pour y être décapitées. Leur tête, ruisselante de sang, roulait alors dans la poussière, les yeux tournées vers le ciel.

Le sacrifice d’un buffle était quelque chose d’encore plus exceptionnel ; un prêtre spécial venait à cette occasion de Bhadrapur, avec un grand cimeterre affûté pour la circonstance. C’était très important, parce que si le cimeterre ne parvenait pas à décapiter le buffle d’un seul coup, cela voulait dire que la déesse était mécontente et refusait l’offrande. Les garçons passaient la matinée à frotter le dessus du cou du buffle avec du beurre, pour l’assouplir.

Cette fois-ci, le prêtre assena au buffle un coup si puissant que sa tête tomba net. Les convives poussèrent de grands cris et se ruèrent sur le corps de l’animal pour en détacher de minuscules boulettes de poussière et de sang, qu’ils se jetèrent à la figure, en hurlant.

Une ou deux heures plus tard, l’ambiance avait radicalement changé. L’un des vieillards se mit à chanter :

— Le monde est souffrance, c’est un fardeau trop lourd pour nos épaules !

Les femmes reprirent alors son chant de plus belle, car il était dangereux pour les hommes qu’on les entende mettre en cause la déesse mère ; les femmes durent même pendant la chanson se faire passer pour des démons blessés.

— Qui est-Elle, Elle qui marche dans les plaines comme la Mort, Elle qui se bat et fond comme la Mort ? Une mère ne tuerait pas son enfant, Sa propre chair, la joie de la création, et pourtant nous voyons la Tueuse regarder çà et là…

Plus tard, alors que la nuit tombait, les femmes rentrèrent chez elles et mirent leur plus beau sari, puis revinrent et s’alignèrent sur deux rangées, tandis que les garçons et les hommes criaient :

« Victoire à la Grande Déesse ! »

La musique commença, sauvage, déchaînée, la foule dansant et discutant autour des bûchers, paraissant à la fois terriblement belle et inquiétante dans sa parure de feu.

Alors, les habitants de Dharwar arrivèrent, et la danse gagna en sauvagerie. Les parents de Kokila la prirent par la main et lui firent quitter la danse, pour la présenter aux parents de son promis. Apparemment, une réconciliation avait eu lieu en vue de cet événement. Le père, qu’elle avait déjà rencontré, le chef de Dharwar, s’appelait Shastri ; la mère, qu’elle n’avait jamais vue, parce que le père, bien qu’il ne fut pas vraiment riche, l’avait contrainte au purdah, l’isolant du regard de la société.

La mère observa attentivement Kokila, sans hostilité. De la pâte de bindi lui coulait le long des sourcils. Elle était en sueur à cause de la chaleur de la nuit. Elle ferait peut-être une belle-mère correcte. Puis on lui présenta le fils, Gopal, le troisième enfant de Shastri. Kokila hocha la tête non sans raideur, le regardant de travers, ne sachant quoi penser. Il avait le visage fin, le regard intense, et respirait la jeunesse, peut-être un peu nerveux – elle n’aurait su le dire. Elle était plus grande que lui. Mais cela pourrait s’arranger.

On les renvoya chacun de son côté, sans qu’ils aient échangé un mot, que cet unique regard un peu fébrile. Elle ne devait plus le revoir pendant trois ans. Cependant, elle n’oublia jamais qu’ils devaient se marier, et que c’était bien, puisque son cas était désormais réglé. Son père pourrait arrêter de se faire du souci pour elle, et lui parler sans s’énerver.

Elle n’avait jamais remarqué qu’il y avait autant d’échanges entre les deux villages. Mais maintenant que c’était important pour elle, elle commençait à s’y intéresser. Avec le temps, grâce aux ragots des femmes, elle en apprit un peu plus sur la famille où elle allait entrer. Shastri était un chef impopulaire. Son dernier méfait avait été d’exiler le forgeron de Dharwar pour être allé voir l’un de ses frères dans les collines sans lui demander la permission d’abord. Il n’avait pas non plus réuni le panchayat. En fait, depuis quelques années, depuis qu’il avait succédé à son père comme chef du village, il n’avait jamais réuni le panchayat, prenant toutes ses décisions seul. Pourquoi ? les gens se le demandaient bien. En fait, le chef et son fils aîné dirigeaient Dharwar comme s’ils en étaient les zamindars !

Kokila écoutait tout cela sans trop se sentir concernée, et passait autant de temps que possible avec Bihari. Celle-ci apprenait à se servir des herbes que la dai utilisait. C’est pourquoi, quand elles partaient ramasser du bois, Bihari cherchait dans la forêt toutes sortes d’herbes pour la dai : la morelle douce-amère, dans les coins ombragés et humides, l’asclépiade tubéreuse, là où il y avait du soleil, la graine de castor, dans les racines de saal, et bien d’autres. De retour à leur hutte, Kokila aidait à piler les plantes séchées, ou bien à les préparer, dans l’huile ou dans l’alcool. Insef s’en servait principalement dans son travail de sage-femme : pour stimuler des contractions, détendre le ventre, apaiser les douleurs, ouvrir le col de l’utérus, stopper une hémorragie, et ainsi de suite. Il y avait toute une tripotée de plantes et de parties d’animaux dont la dai voulait leur apprendre à se servir.

— Je suis vieille, disait-elle. J’ai trente-six ans, et ma mère est morte à trente. C’est sa propre mère qui lui avait tout appris. La dai qui inculqua ces choses à ma grand-mère était originaire d’un village dravidien, plus au sud, où les noms et les propriétés de chaque ingrédient étaient transmis de femme en femme. Elle avait appris à ma grand-mère tout ce que les Dravidiens savaient et ont jamais su depuis qu’il y a des dais, en remontant jusqu’à Saraswati, la déesse du savoir elle-même. On ne peut pas laisser ce savoir se perdre. Vous devez l’apprendre et l’inculquer ensuite à vos filles, de façon à soulager autant que faire se peut les mères qui enfantent, les pauvres choses, et à en garder le plus grand nombre possible en vie.

Les gens disaient que la dai avait un mille-pattes dans la tête. Cette expression signifiait que vous étiez un peu excentrique, même si, au sens littéral du terme, les mères vous regardaient les oreilles quand vous aviez passé trop de temps allongé par terre, la tête dans l’herbe, et vous rinçaient parfois les oreilles à l’huile, parce que les mille-pattes détestent l’huile. Elle parlait très souvent à une vitesse incroyable, plus vite que n’importe qui, marmonnant des choses parfois incompréhensibles, souvent pour elle-même ; Kokila aimait bien l’écouter.

Il fallut peu de temps à Insef pour convaincre Bihari de l’importance de ces choses. C’était une petite fille vive et joyeuse, qui avait l’œil pour repérer les plantes dans la forêt et une excellente mémoire. De plus, elle était souriante, parlait gentiment aux gens, et avait toujours une parole aimable. En fait, on aurait même pu dire qu’elle était trop belle et joyeuse, parce que l’année où Kokila devait épouser Gopal, Shardul, son frère aîné, le premier-né des fils de Shastri, et qui devait bientôt être son beau-frère – l’un des membres de la famille de son mari qui auraient le droit de lui donner des ordres –, se mit à jeter des regards un peu trop appuyés sur Bihari. À partir de ce moment, elle eut beau faire, il la regardait. Cela ne pouvait mener à rien de bon puisque Bihari était une intouchable, et ne pouvait donc se marier. Insef faisait tout ce qu’elle pouvait pour la tenir à l’écart. Mais les fêtes amenaient les femmes et les hommes célibataires à se rencontrer, et la vie au village apportait maintes occasions de se croiser, même brièvement. Qui plus est, de toute façon, Bihari était intéressée, même si elle savait qu’elle ne pourrait jamais se marier. La dai avait beau la mettre en garde, elle avait trop envie d’être comme tout le monde.

Le jour où Kokila se maria avec Gopal et partit pour Dharwan arriva enfin. Il s’avéra que sa belle-mère était en fait une personne taciturne et irritable, et Gopal lui-même n’était pas un cadeau. C’était un homme de peu d’envergure, qui n’avait pas grand-chose à dire, totalement sous la coupe de ses parents, bien qu’il ne fut pas réconcilié avec son père. Il commença par essayer de dominer Kokila de la même façon que ses parents le dominaient lui, mais sans trop de conviction, notamment après qu’elle l’eut plusieurs fois rembarré. Il en avait l’habitude, et bien vite ce fut elle qui eut le dessus. Elle ne l’aimait pas beaucoup, et attendait impatiemment le moment de retourner voir Bihari et la dai, dans la forêt. Il n’y avait guère que le deuxième fils, Prithvi, qui présentât le moindre intérêt dans la famille du chef, mais il partait très tôt le matin, ayant avec sa famille aussi peu de rapports que possible, se tenant à l’écart, tranquille et calme.

Enfin, elle faisait aller. Elle prenait en secret une décoction que la dai lui avait préparée, pour l’empêcher de tomber enceinte. Elle avait quatorze ans, mais elle voulait attendre encore.

Bien vite la situation s’envenima. La dai souffrait de plus en plus de ses articulations enflées, et Bihari dut la remplacer plus tôt que prévu, ce qui fit qu’on la vit de plus en plus à Dharwar. Au même moment, Shastri et Shardul complotaient en secret. Ils allaient trahir leur village par intérêt, augmentant le montant des taxes, tout cela en accord avec l’agent du zamindar, qui y trouverait son compte – Shastri se servant au passage. En gros, ils s’entendaient pour faire passer Dharwar du système de taxes agricoles hindou au système musulman. Le système hindou, qui était d’inspiration religieuse et sacrée, n’autorisait pas à lever des taxes excédant le sixième des récoltes ; alors que le système musulman permettait de tout prendre. La part restant aux agriculteurs était sujette au bon vouloir du zamindar. En pratique, cela ne faisait pas tellement de différence, mais les redevances musulmanes variaient en fonction des récoltes et des circonstances. C’est là que Shastri et Shardul collaboraient avec le zamindar, en calculant le maximum de ce qu’on pouvait prendre sans affamer les villageois. Une nuit, Kokila entendit par une porte entrouverte Shastri et Shardul passer en revue les différentes possibilités.

— Le blé et l’orge, les deux cinquièmes s’ils sont irrigués naturellement, trois dixièmes s’ils sont irrigués artificiellement.

— Ça m’a l’air bien. Pour les dattes, les vignes, les cultures vivrières et les jardins, un tiers.

— Mais les récoltes d’été, un quart.

Finalement, pour leur faciliter la tâche, le zamindar éleva Shardul, qui était déjà un homme horrible, à la fonction de qanungo, c’est-à-dire d’inspecteur des contributions du village. Et il continuait de regarder Bihari. La nuit de la fête des chars, il l’emmena dans la forêt. D’après ce qu’elle en dit ensuite à Kokila, il était clair qu’elle n’en gardait pas un si mauvais souvenir, et qu’elle adorait en raconter les détails :

— J’avais le dos dans la boue, il pleuvait sur mon visage et il léchait les gouttes de pluie avec sa langue en répétant sans cesse « je t’aime, je t’aime, je t’aime ».

— Mais il ne t’épousera jamais, fit remarquer Kokila, inquiète. Et si ses frères l’apprennent, ils n’apprécieront pas.

— Ils ne l’apprendront jamais. Et c’était si romantique, Kokila, tu ne peux pas savoir.

Elle savait que Kokila n’avait pas peur de Gopal.

— Oui, oui. Mais cela risque de t’attirer des ennuis. Est-ce qu’une passion de quelques minutes en vaut la peine ?

— Oh que oui, crois-moi, oh que oui !

Pendant un instant elle fut heureuse, et se mit à chanter de vieilles chansons d’amour, et notamment l’une d’elles, très ancienne, qu’elles avaient l’habitude de chanter autrefois :


J’aime partager ma couche avec des hommes différents,

Souvent.

C’est mieux quand mon mari est dans un pays lointain,

Très lointain.

La nuit, il pleut, et le vent souffle dans les rues.

Mais il n’y a personne.


Malheureusement, Bihari tomba enceinte, malgré les décoctions de la dai. Elle essaya de garder le secret, mais, la dai étant infirme, il fallait bien qu’elle s’occupe des naissances, et donc les gens s’en aperçurent. Ils firent le lien entre ce qu’ils avaient vu ou entendu, et dirent que c’était Shardul qui l’avait engrossée. Et puis la femme de Prithvi donna naissance à un enfant, que Bihari aida à mettre au monde. Mais le bébé, un garçon, mourut quelques minutes seulement après sa naissance et, dès qu’elle sortit de la maison, Shastri frappa Bihari au visage, la traitant de sorcière et de putain.

Kokila entendit tout cela quand elle se rendit en visite à la maison de Prithvi, de la bouche même de sa femme. Elle disait que l’accouchement s’était déroulé beaucoup plus vite qu’il n’aurait dû, et qu’elle avait suspecté Bihari d’avoir fait quelque chose de travers. Kokila se précipita à la hutte de la dai et trouva la vieille femme ratatinée, haletante sous l’effort, entre les jambes de Bihari, s’efforçant d’en faire sortir le bébé.

— Elle fait une fausse couche, dit-elle à Kokila.

Alors Kokila prit le relais et fit ce que la dai lui disait de faire, oubliant sa propre famille jusqu’à ce que la nuit tombe. Puis, se la rappelant, elle s’exclama :

— Je dois y aller !

Bihari lui répondit :

— Va. Tout ira bien.

Kokila courut donc à travers la forêt jusqu’à Dharwar, où sa belle-mère l’attendait à la porte de la maison. Elle la gifla, devançant Gopal, qui lui donna un violent coup de poing au bras et lui interdit de jamais remettre les pieds dans la forêt ou à Sivapur, ce qui était vraiment un ordre ridicule étant donné ce qu’était leur vie. Elle faillit dire : « Comment irai-je te chercher l’eau, maintenant ? »

Mais elle se mordit les lèvres et se massa les bras, les regardant méchamment, jusqu’à ce qu’elle juge qu’ils étaient suffisamment effrayés. Pour éviter de se faire battre, elle abaissa son regard aussi noir que celui de Kali. Puis, elle débarrassa la table après leur dîner improvisé, que son absence avait désorganisé. Ils ne pouvaient même pas manger sans elle. Elle n’oublierait jamais leur colère.

Le lendemain matin, avant l’aube, elle se glissa dehors avec les cruches et courut à travers la forêt grise et humide. Il y avait des branches partout, du sol jusqu’à la cime des arbres. Elle parvint enfin à la hutte de la dai, hors d’haleine et craignant le pire.

Bihari était morte. Le bébé était mort, Bihari était morte, et même la vieille femme gisait étendue sur sa paillasse, haletant péniblement à chaque inspiration, comme si elle allait quitter ce monde d’une minute à l’autre.

— Ils sont partis il y a une heure, dit-elle. Le bébé aurait dû vivre, je ne sais pas ce qui s’est passé. Bihari a perdu trop de sang. J’ai essayé d’arrêter l’hémorragie, mais je n’ai pas pu.

— Apprends-moi un poison.

— Quoi ?

— Apprends-moi à me servir d’un bon poison. Je sais que tu en connais. Apprends-moi le plus terrible de tous, maintenant !

La vieille femme tourna la tête contre le mur, en larmes. Kokila l’obligea à la regarder, et cria :

— Apprends-moi ! Apprends-moi !

La vieille femme regarda longuement les deux corps étendus sous un sari, mais il n’y avait personne pour les entendre. Kokila s’apprêtait à lever la main pour la menacer, mais elle interrompit son geste.

— S’il te plaît, supplia-t-elle. Il faut que je sache.

— C’est trop dangereux.

— Pas aussi dangereux que de poignarder Shastri.

— Non.

— C’est ce que je ferai si tu ne me le dis pas, et ils me brûleront sur un bûcher.

— Ils le feront aussi si tu l’empoisonnes.

— Personne n’en saura rien.

— Ils penseront que c’est moi.

— Tout le monde sait bien que tu ne peux pas bouger.

— Peu importe. Alors ils penseront que c’est toi.

— Je prendrai mes précautions, crois-moi. Je serai chez mes parents.

— Peu importe. De toute façon c’est nous qu’ils accuseront. Et Shardul est aussi mauvais que Shastri, voire pire.

— Apprends-moi.

La vieille femme la regarda dans les yeux pendant un certain temps. Puis elle roula sur elle-même et ouvrit son panier à couture. Elle montra à Kokila une petite plante séchée, ainsi que quelques baies.

— C’est de la ciguë. Et ça ce sont des graines de castor. Si tu piles la ciguë tu obtiendras une pâte, tu n’auras plus qu’à ajouter les graines avant de l’utiliser. C’est amer, mais il n’en faut pas beaucoup. Une pincée dans un plat épicé suffit à tuer sans qu’on en remarque le goût. Mais il est impossible de faire passer cela ensuite pour une maladie, je te préviens. C’est un empoisonnement.

Kokila prépara son plan en douce. Shastri et Shardul continuaient à travailler pour le zamindar, se faisant chaque mois de nouveaux ennemis. On racontait aussi que Shardul avait violé une autre fille dans la forêt, la nuit de Gauri Hunnime, le festival de la femme, où l’on adore des statuettes en boue de Shiva et de Parvati.

Kokila connaissait leur emploi du temps dans les moindres détails. Shardul et Shastri commençaient leur journée par un petit déjeuner prolongé, puis Shastri donnait audience au pavillon situé à mi-chemin du puits et de chez eux, pendant que Shardul tenait les comptes à côté de la maison. À la chaleur de midi, ils faisaient une sieste et recevaient des visiteurs dans la véranda qui donnait au nord, sur la forêt. Presque tous les après-midi, ils prenaient une collation allongés sur des divans, comme de petits zamindars, puis se rendaient avec Gopal, voire un ou deux associés, au marché, où ils faisaient « des affaires » jusqu’au coucher du soleil. Ils rentraient alors au village, déjà soûls ou buvant encore, titubant joyeusement dans le crépuscule pour rentrer dîner chez eux. Cette routine se répétait inlassablement, aussi immuable que dans n’importe quel village.

Kokila échafauda un plan tout en allant chercher du bois. Elle en profita pour ramasser de la ciguë et des graines de castor, qui poussaient dans les parties les plus humides de la forêt, là où l’ombre se mêlait aux marécages et cachait toutes sortes de créatures dangereuses, des moustiques jusqu’aux tigres. Mais, au point du jour, la plupart de ces vermines dormaient ; en fait, durant les chauds mois d’été, la plupart des créatures vivantes dormaient à cette heure, même les plantes sensitives. Les insectes bourdonnaient mollement dans un silence cotonneux. Les deux plantes empoisonnées brillaient dans la faible lumière, telles deux petites lanternes vertes. Une prière pour Kali, et elle les cueillit, alors qu’elle saignait. Elle mit de côté quelques graines de castor, qu’elle dissimula dans les plis de son sari, avant de les cacher pour la durée de la nuit dans la forêt non loin des feuillées, la veille de Durga Puja. Cette nuit-là, elle ne dormit pour ainsi dire pas, mais fit quand même quelques rêves, très courts, où Bihari venait la voir et lui disait de ne pas être triste.

— De mauvaises choses arrivent dans chaque vie, disait Bihari. Il ne faut pas être fâchée.

Elle lui dit beaucoup plus de choses, mais, au réveil, tout s’était effacé. Kokila se rendit donc à la cachette et prit les plantes, broya rageusement les feuilles de ciguë dans une calebasse avec une pierre, puis jeta la calebasse et la pierre au loin dans un lit de fougères. Tenant la pâte au bout d’une branche, elle se rendit à la maison de Shastri, et attendit l’heure de la sieste. Ce fut un jour qui sembla durer toujours. Alors, elle ajouta les petites graines à la pâte et en mit une pincée sur les beignets préparés pour la collation de l’après-midi de Shastri et Shardul. Puis elle s’enfuit de la maison et partit dans la forêt, le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine et semblant la devancer comme une biche effrayée – tout à fait comme une biche en fait, parce qu’elle courait de façon erratique, hantée par la peur de ce qu’elle avait fait, et qu’elle tomba. Elle tomba dans un piège à biche qu’elle n’avait pas vu, un piège tendu par un homme de Bhadrapur. Quand il la trouva, sonnée et commençant à peine à se dépêtrer des cordes qui la retenaient prisonnière, Shastri et Shardul étaient morts, Prithvi venait d’être nommé nouveau chef du village et avait déclaré que Kokila était une sorcière et une empoisonneuse. Il la fit tuer sur-le-champ.

2. Retour dans le bardo

De retour dans le bardo, Kokila et Bihari s’assirent l’une à côté de l’autre sur le fond noir de l’univers et attendirent leur tour d’être jugées.

— Tu ne piges pas, dit Bihari.

Et en même temps qu’elle, Bold, Bel, Borondi, et beaucoup, beaucoup d’autres incarnations précédentes, qui remontaient jusqu’à sa naissance, à l’aube de ce Kali-yuga, cet Âge de la destruction, le quatrième des quatre âges. Celui où, nouvelle âme, elle avait jailli du vide, éruption d’Être hors du Non-être, miracle inexplicable par les lois naturelles et qui révélait l’existence d’un royaume supérieur, un royaume au-dessus même de celui des devas qui les regardaient d’en haut, en ce moment présent, assis sur l’estrade. Le royaume vers lequel ils cherchaient tous instinctivement à retourner.

Bihari continua :

— Le dharma est une chose qui ne peut être changée à court terme. Il faut y aller pas à pas, en faisant de son mieux à chaque situation donnée. On ne peut, d’un bond, sauter jusqu’au ciel.

— Je chie sur tout ça, dit Kokila avec un geste obscène en direction des dieux.

Elle en aurait craché, tellement elle était enragée. Et encore terrifiée, aussi. Elle pleurait et s’essuyait le nez avec le dos de la main.

— Je veux bien être damnée si je coopère à une chose aussi horrible.

— Oui ! Tu n’as qu’à faire ça ! C’est pour ça que nous manquons sans arrêt de te perdre. C’est pour ça que tu ne reconnais jamais ta jati quand tu es dans le monde, et que tu n’arrêtes pas de faire du mal à ta famille. Nous montons et nous redescendons ensemble.

— Je ne vois pas ce que tu veux dire.

C’était au tour de Shastri d’être jugé, agenouillé, les mains jointes dans une attitude suppliante.

— Qu’on l’envoie en enfer ! hurla Kokila au dieu noir. Le niveau inférieur, le pire de l’enfer !

Bihari secoua la tête.

— Pas à pas, comme je le disais. De petits pas vers le haut et vers le bas. Et c’est toi qu’ils vont juger vers le bas, après ce que tu as fait.

— Ce n’était que justice ! s’exclama Kokila avec une véhémence teintée d’amertume. J’ai fait justice de mes propres mains parce que personne d’autre ne voulait le faire ! Et je le referais, d’ailleurs ! Justice ! hurla-t-elle en regardant le dieu noir. Justice, et merde !

— Chut ! fit Bihari d’un ton pressant. Tu auras ton tour. Tu ne veux pas être renvoyée sous la forme d’un animal.

Kokila la foudroya du regard.

— Nous sommes déjà des animaux, tu aurais tort de l’oublier.

Elle flanqua une tape sur le bras de Bihari et sa main passa au travers de son corps, ce qui nuisit quelque peu à son argumentation. Elles étaient dans le royaume des âmes, inutile d’essayer de le nier.

— Oublie ces dieux, dit-elle en montrant les dents. C’est de justice que nous avons besoin ! J’apporterai la révolte au cœur même du bardo s’il le faut !

— Chaque chose en son temps, répondit Bihari. Un pas après l’autre. Essaye seulement de reconnaître ta jati et prends soin d’elle, pour commencer. Ensuite, on verra.

3. La clémence du tigre

Kya, la tigresse, avançait dans les hautes touffes d’herbes, l’estomac plein et la fourrure chauffée par le soleil. L’herbe formait un mur de verdure autour d’elle, et lui frottait les flancs au passage. Au-dessus d’elle, la cime des herbes se balançait au vent, fouettant de vert le bleu du ciel. L’herbe poussait par gros bouquets évasés se recourbant vers le sol ; comme les touffes étaient très rapprochées, elle devait s’y frayer un chemin, écartant devant elle les tiges brisées. Elle arriva enfin à la limite de la prairie, qui bordait un maidan, une sorte de parc que les humains brûlaient chaque année pour que rien n’y pousse. C’est là que venaient paître en grand nombre les chitals et autres cerfs, cochons sauvages, antilopes, et surtout le nilgaut.

Ce matin-là, c’était une biche qui s’y trouvait, en train de mâchouiller de l’herbe. Kya pouvait imiter le bruit du cerf, et quand elle était en chaleur elle le faisait rien que pour le plaisir ; pour le moment, elle se contenterait d’attendre. La biche sentit quelque chose et s’éloigna un peu en bondissant. Mais un jeune gaur se trouvait dans les parages, de couleur marron foncé, avec le bout des pattes blanches. En le voyant approcher, Kya leva la patte avant gauche et tendit son corps vers l’avant, la queue fouettant l’air derrière elle avec vigueur, afin de se donner un nouvel équilibre. Puis elle releva la queue et s’élança en rugissant, traversant le parc en une série de bonds de six mètres. Elle lui flanqua un coup de griffe et l’assomma, puis lui mordit le cou jusqu’à ce qu’il meure.

Elle mangea.

Grroua-ouah !

Son kol-bahl, un chacal que son clan avait chassé et qui maintenant la suivait partout, montra sa face hideuse de l’autre côté du maidan, et aboya de nouveau. Elle lui grogna de s’en aller, et il regagna, la queue basse, le couvert des hautes herbes.

Une fois rassasiée, elle se releva et descendit lentement au bas de la colline. Le kol-bahl et les corbeaux finiraient le gaur.

Elle parvint au fleuve qui serpentait à travers cette partie du pays. Les endroits les moins profonds était semés d’îles, chacune étant une petite jungle avec ses grands saals et ses shishams. Beaucoup de ses congénères s’abritaient sous ces arbres, dans les sombres sous-bois encombrés de fourrés et de lianes ; ou bien à l’ombre des tamaris dont les branches surplombaient le sable chaud des berges du fleuve. La tigresse marcha précautionneusement sur les cailloux au bord de l’eau, assoiffée. Elle s’avança dans le courant et s’arrêta, sentant l’eau caresser la fourrure de ses flancs. L’eau était claire, chauffée par le soleil. Dans le sable au bord du courant se lisaient les empreintes de nombreux animaux, dont l’herbe gardait les odeurs ; des wapitis, des chevrotains, des chacals, des hyènes, des rhinocéros et des gaurs, des cochons, des pangolins ; tout le village en quelque sorte, mais personne en vue. Elle s’avança dans l’eau pour gagner l’une des îles, et s’étendit dans le tapis d’herbe de son lit, à l’ombre. Une sieste. Pas de petits cette année, pas besoin de chasser un jour ou deux de plus. Kya bâilla à se décrocher la mâchoire et posa la tête sur ses pattes de devant. Elle dormit dans le silence que font naître les tigres dans la jungle.

Elle rêva qu’elle était une petite fille à la peau brune, dans un village. Sa queue se tortilla quand elle sentit à nouveau la chaleur du feu dans la cuisine, le poids de l’homme sur son ventre, l’impact des pierres jetées sur la sorcière. Elle grogna dans son sommeil, ses babines découvrant ses crocs puissants. La peur qu’elle venait de ressentir la réveilla, et elle remua, cherchant à retomber dans un autre rêve.

Des bruits la rappelèrent au monde. Des oiseaux et des singes parlaient de l’arrivée de gens, venant de l’ouest, et qui avaient emprunté le gué en aval du fleuve. Kya s’élança d’un bond et quitta l’île pour se faufiler dans l’épaisseur des touffes d’herbe au bord de l’eau. Les gens pouvaient être dangereux, surtout quand ils étaient plusieurs. Seuls, ils étaient sans défense, il suffisait de choisir le bon moment et d’attaquer par-derrière. Mais quand ils étaient plusieurs ils pouvaient attirer les animaux dans des pièges ou dans des embuscades, qui avaient marqué la fin de tant de tigres, auxquels on avait pris la tête et la peau. Un jour elle avait vu un tigre appâté par de la viande accrochée à un piquet tomber dans une fosse invisible et s’empaler sur des pieux, au fond. Les gens faisaient ce genre de chose.

Mais il n’y avait aujourd’hui ni cris, ni cloches, ni tambours. À cette heure-là, les humains ne chassaient plus. Il devait plutôt s’agir de voyageurs. Kya se glissa en silence dans les hautes touffes d’herbe, humant l’air, l’œil aux aguets et attentive au moindre bruit, se dirigeant vers une grande clairière d’où elle pourrait dominer la courbe du fleuve en aval, et notamment le gué qu’ils avaient traversé.

Elle s’installa dans une touffe d’herbe écrasée pour les regarder passer. Elle se tenait là, les yeux mi-clos.

Il y avait d’autres humains là-bas ; elle les vit, se cachant comme elle, disséminés dans la forêt de saals, prêts à bondir sur les humains qui venaient de traverser le gué.

Au même moment, une colonne de gens atteignit le gué, et ceux qui s’étaient dissimulés jaillirent de leurs cachettes et se mirent à crier tout en tirant des flèches sur les autres. Une grande chasse, apparemment. Kya se tapit dans les herbes et regarda plus attentivement, les oreilles couchées. Elle avait déjà assisté à une scène similaire autrefois, et le nombre d’humains tués avait été surprenant. C’était à cette occasion qu’elle avait pour la première fois goûté à leur chair, parce qu’elle avait des jumeaux à nourrir cet été-là. C’étaient sûrement les bêtes les plus dangereuses de la jungle, les éléphants mis à part. Ils tuaient pour le plaisir, comme le faisait quelquefois son kol-bahl. Il y aurait sous peu de la viande là-bas, quoi qu’il arrive. Kya s’accroupit et écouta plus qu’elle ne regarda. Des cris, des hurlements, des rugissements, des appels, des vociférations, des sonneries de trompettes, un fracas macabre. C’était un peu comme la fin d’une de ses chasses, mais multipliée plusieurs fois.

Pour finir, tout se calma. Les chasseurs quittèrent les lieux. Longtemps après qu’ils furent partis, et quand la jungle retrouva son calme habituel, Kya se releva et regarda autour d’elle. L’air sentait le sang, et elle se mit à saliver. Des corps morts gisaient sur les deux côtés du fleuve, et avaient été arrêtés par les souches qui se trouvaient au bord de l’eau, ou bien le courant les avait entraînés dans les hauts-fonds. La tigresse s’avança parmi eux avec mille précautions, en tira un dans l’ombre et l’entama. Mais elle n’avait pas très faim. Un craquement la mit en fuite, et elle gagna rapidement le couvert des sous-bois, le poil hérissé, à la recherche de ce qui l’avait causé : une branche cassée. Lorsqu’un bruit de pas s’ajouta à ce dernier. Ha. Un humain, encore debout. Un survivant.

Kya retrouva son calme. Rassasiée, elle s’approcha de l’homme, sans autre motif que la curiosité. Il la vit et fit un bond en arrière. Elle fut surprise. Il avait sursauté sans même y penser. Il se tenait là, l’observant avec ce même regard qu’avaient parfois les animaux blessés, résignés, même si chez celui-ci il y avait aussi quelques mouvements des yeux, comme pour dire : Qu’est-ce qu’il va encore m’arriver ?, ou bien : Non, pas ça ! Cela ressemblait aux gestes de ces filles qui allaient chercher du bois dans la forêt, et qu’elle observait quand elle n’avait pas faim. Les chasseurs qui s’en étaient pris au groupe de cet homme se trouvaient toujours un peu plus loin sous les arbres. Sous peu, il serait pris et tué.

Il s’attendait à ce que ce soit elle qui le fasse. Les humains étaient tellement sûrs d’eux, tellement sûrs de comprendre le monde, et de le maîtriser. Et comme ils étaient aussi nombreux que des singes, et qu’ils avaient des flèches, ils avaient souvent raison. C’est pourquoi elle s’appliquait à les tuer chaque fois qu’elle pouvait. À vrai dire, ils ne représentaient guère plus qu’un maigre repas, ce qui n’était pas forcément un problème, bien sûr – bon nombre de tigres étaient morts parce qu’ils avaient voulu manger du porc-épic –, mais les humains avaient un drôle de goût. Avec ce qu’ils mangeaient, cela n’avait rien d’étonnant.

La chose la plus étonnante à faire aurait été de l’aider ; aussi s’approcha-t-elle de lui. Il se mit à trembler, et ses dents claquèrent à l’unisson de son corps. Il n’était plus du tout abasourdi, mais ne bougeait pas par principe. Elle approcha sa tête d’une de ses mains, et la releva, accueillant sa paume entre ses oreilles. Elle resta ainsi, sans bouger, jusqu’à ce qu’il lui caresse la tête. Alors, elle avança légèrement, de façon à lui permettre de la caresser entre les épaules, puis elle se trouva juste à côté de lui, regardant dans la même direction. Enfin, très doucement, elle commença à marcher, l’incitant par son allure à la suivre. Ce qu’il fit, sans jamais cesser de la caresser à chacun de leurs pas.

Elle le conduisit à travers la forêt de saals. Le soleil se voyait par intermittences entre les frondaisons. Il y eut un bruit et un fracas soudains, puis des voix vinrent de la piste entre les arbres. L’homme agrippa sa fourrure. Elle s’arrêta pour écouter. C’était la voix des chasseurs de gens. Elle grogna, gronda sourdement, puis émit un bref rugissement.

Un silence de mort se fit devant eux. À moins d’organiser une battue, aucun humain ne pourrait jamais la trouver. Le vent lui apporta les échos de leur débandade.

La voie était libre. La main de l’homme ne voulait pas lâcher sa fourrure, entre ses épaules. Elle tourna la tête et le poussa avec son museau. Il la lâcha. Il avait encore plus peur des autres hommes que d’elle. Ce qui se comprenait. On aurait dit un bébé sans défense, mais il était rapide. Sa mère autrefois l’avait tenue dans sa gueule en la prenant par ce même endroit, entre les épaules, par lequel l’homme l’avait tenue, y exerçant la même pression que celle jadis exercée par sa mère – comme s’il avait été autrefois une maman tigre, l’avait oublié, et appelait sa fille à l’aide.

Elle accompagna lentement l’homme au gué suivant, le traversa avec lui et l’emmena à la piste des biches. Les wapitis étaient plus grands que les hommes, et la piste n’était pas difficile à suivre. Elle le guida vers le grand nullah de la région, une gorge étroite, si abrupte et escarpée qu’on ne pouvait l’atteindre que par certains endroits précis. Mais elle y avait ses entrées. Elle conduisit l’homme jusqu’au bas de la gorge, puis longea le fleuve jusqu’à un village où les gens avaient la même odeur que son humain. L’homme devait se dépêcher pour la suivre, mais elle ne ralentit pas. Il n’y avait plus que quelques flaques d’eau au fond de la gorge tant il avait fait chaud ces derniers temps. Des sources perlaient sur les parois rocailleuses couvertes de fougères. Comme ils cheminaient, cahin-caha, le long du ravin, elle réfléchit et crut se rappeler une hutte, non loin du village vers lequel elle se dirigeait, et qui sentait exactement comme lui. Elle le guida dans la palmeraie qui poussait au fond du nullah, puis à travers une épaisse forêt de bambous. Des bouquets de pommiers-roses verdissaient les parois du ravin, mêlés à des touffes de jujubiers, piquetées de petits fruits orange acides.

Une trouée dans ces fourrés odorants montait hors du nullah. Elle flaira l’air autour d’elle. Un tigre avait récemment arrosé la sortie du nullah, marquant son territoire. Elle gronda, et l’homme agrippa de nouveau la fourrure entre ses omoplates pour s’aider à grimper tandis qu’elle escaladait la dernière pente.

Lorsqu’ils eurent regagné les collines boisées qui bordaient le nullah, elle dut, pour gravir la pente jusqu’au sommet, le pousser de l’épaule – parce qu’il voulait contourner la pente, ou bien descendre tout droit vers le village, au lieu de monter et d’en faire le tour. Après quelques coups de tête, il renonça à son idée et la suivit sans résister. Maintenant, il avait aussi un tigre à éviter, même s’il n’en savait rien.

Elle le conduisit à travers les ruines d’un ancien fort bâti au sommet de la colline, envahi par les bambous. C’était un endroit que les humains évitaient à présent, et dont elle avait fait sa tanière plusieurs hivers durant. Elle y avait donné naissance à ses petits, non loin du village des hommes et au milieu des ruines des hommes, afin qu’ils y soient à l’abri des tigres. L’homme reconnut l’endroit et se calma. Ils continuèrent vers l’arrière du village.

Pour lui, c’était un long chemin. Son corps paraissait désarticulé, et elle vit à quel point cela devait être dur de marcher sur deux pattes. Jamais un instant de repos, toujours en déséquilibre, tombant vers l’avant puis se rattrapant, comme s’il marchait perpétuellement sur quelque tronc d’arbre jeté en travers d’un ruisseau. Aussi tremblant sur ses jambes, aveugle et mouillé qu’un nouveau-né.

Ils arrivèrent tant bien que mal à la bordure du village, où un champ d’orge ondulait dans la lumière de cette fin d’après-midi, et s’arrêtèrent à la lisière des dernières touffes d’herbe sous les saals. Entre les rangées d’orge couraient des sillons de terre où les gens mettaient de l’eau, singes habiles qu’ils étaient, traversant la vie sur la pointe des pieds, dans leur perpétuel mouvement de balancier.

À la vue du champ, le bipède épuisé leva les yeux et regarda autour de lui. C’est lui qui menait à présent la tigresse autour du champ. Kya le suivit vers le village. Elle ne se serait jamais aventurée aussi près en d’autres circonstances, même si cette fin d’après-midi pleine d’ombres et de lumières lui offrait un excellent camouflage, la rendant presque invisible. Elle n’aurait été qu’une onde mentale dans le paysage, si elle s’était déplacée rapidement. Seulement, elle devait respecter l’allure chancelante du bipède. Ça exigeait un peu de courage, mais il y avait des tigres courageux et des tigres peureux, et elle faisait partie des courageux.

Enfin, elle s’arrêta. Une hutte se dressait juste devant eux, sous un arbre pipai. L’homme la lui montra du doigt. Elle flaira les odeurs alentour. Pas de doute, c’était chez lui. Il murmura quelque chose dans sa langue, pressa tendrement, une ultime fois, la peau entre ses deux épaules et se dirigea de son pas titubant, à travers les champs d’orge, vers sa maison. Il était à bout de forces. Quand il ouvrit la porte, des cris jaillirent de l’intérieur, une femme et deux enfants surgirent et se collèrent contre lui. C’est alors qu’à la surprise de la tigresse un homme plus vieux sortit à grands pas et se mit à lui flanquer de grands coups dans le dos.

La tigresse, immobile, regardait.

Le vieil homme ne voulait pas laisser entrer son protégé dans la hutte. La femme et les enfants durent donc lui apporter à manger dehors. Finalement, il s’allongea par terre, se roula en boule et s’endormit.

Les jours suivants, le vieil homme s’obstina à lui refuser l’entrée de la cabane. Il acceptait néanmoins qu’on lui donne à manger et qu’il travaille aux champs alentour. Kya continua de l’observer et vit à quoi ressemblait sa vie, aussi étrange qu’elle fut. Il paraissait en outre l’avoir oubliée, à moins qu’il n’eût peur de s’aventurer dans la jungle, à sa recherche. Ou bien, peut-être n’imaginait-il pas qu’elle pût encore se trouver là.

C’est pourquoi elle fut surprise quand un soir, au crépuscule, il apparut, tenant à deux mains devant lui la carcasse d’un oiseau, cuit, déplumé – et même, sembla-t-il, désossé ! Il marcha droit vers elle, et la salua avec beaucoup de calme et de respect, lui présentant son offrande. Il était timide, effrayé ; il ne savait pas que lorsque ses moustaches tombaient c’était parce qu’elle était détendue. L’amuse-gueule qu’il lui offrait avait cuit dans son propre jus, mais il y avait ajouté d’autres choses encore – de la lavande, des noix de muscade. Elle le mâcha tout en ronronnant, et l’avala. Il lui fit ses adieux et s’éloigna, retournant à la hutte.

Après cela, elle revint le voir de temps à autre dans la lumière horizontale du soleil levant, quand il partait au travail. Le temps passant, il s’avéra qu’il avait souvent un cadeau pour elle, des épluchures ou des restes, rien qui ressemblât à l’oiseau, mais bien meilleur, de simples morceaux de viande fraîche ; d’une certaine façon, il avait deviné. Il continuait à dormir à l’extérieur de la hutte, et une nuit, comme il faisait froid, elle s’approcha furtivement et s’enroula autour de lui pour le réchauffer, jusqu’à l’apparition du gris de l’aube. Les singes dans les arbres en étaient scandalisés.

Puis le vieil homme le battit encore, si brutalement qu’il le fit saigner d’une oreille. Kya s’en retourna alors à son fort, grondant et raclant le sol avec ses griffes. L’immense mahua de la colline perdait son volumineux manteau de fleurs, et elle mangea quelques-uns de leurs pétales charnus, empoisonnés. Elle s’en revint dans les parages du village et huma l’air à la recherche de l’odeur du vieil homme. Il était là, cheminant sur la route que beaucoup empruntaient pour se rendre au village voisin, situé plus à l’ouest. Il venait d’y retrouver plusieurs autres hommes, avec lesquels il s’était longuement entretenu, buvant des boissons fermentées et s’enivrant. Il riait comme son kol-bahl.

Alors qu’il s’en revenait chez lui, elle l’attaqua par-derrière et le tua en lui plantant ses crocs dans le cou. Elle mangea un bout de ses entrailles, sentant à nouveau tout ces goûts bizarres ; ils mangeaient des choses si curieuses qu’ils finissaient eux-mêmes par sentir drôle, riche et varié. Un peu comme la première offrande que lui avait apportée son jeune homme. Un goût acquis, et peut-être l’avait-elle acquis maintenant, elle aussi.

Des gens se ruaient à présent vers eux, alors elle disparut dans la forêt, entendant leurs cris derrière elle, d’abord choqués, puis consternés, avec ce je ne sais quoi dans leurs plaintes qu’elle entendait parfois dans les cris des singes en train de se raconter leurs malheurs, cette note de triomphe ou de joie qui disait que, quoi que ce fût, ce n’était pas à eux que c’était arrivé.

Personne ne se souciait de ce vieil homme, il quittait la vie aussi seul qu’un tigre, sans que même ceux de sa hutte le pleurent. Ce n’était pas sa mort qui émouvait les gens, mais la présence d’un tigre mangeur d’hommes si près de chez eux. Les tigres qui se mettaient à manger de la chair humaine étaient dangereux. Le plus souvent, il s’agissait d’une mère en quête de nourriture pour ses petits, ou d’un vieux mâle édenté. Ce qui voulait dire que cela pouvait recommencer. Ils ne tarderaient pas à organiser une battue pour l’éliminer. Mais elle ne regretta pas de l’avoir tué. Au contraire, elle bondit entre les ombres des arbres de la forêt comme une jeune tigresse enfin adulte, se pourléchant les babines et grondant. Kya, la Reine de la Jungle !

Lorsqu’elle rendit visite au jeune homme, la fois suivante, celui-ci lui apporta un morceau de chèvre et lui tapota gentiment le museau, en lui parlant très sérieusement. Il l’avertissait de quelque chose, et s’inquiétait de ce que les détails de son avertissement lui échappaient, ce qui était le cas. La fois d’après, il lui cria de s’éloigner, allant même jusqu’à lui jeter des pierres, mais il était trop tard ; elle heurta un filin tendu en travers de son chemin, celui-ci déclencha le tir de plusieurs arcs dont les flèches avaient été trempées dans du poison, qui la transpercèrent et la tuèrent.

4. Akbar

Quatre hommes s’échinèrent à transporter le corps de la tigresse au village, soufflant et transpirant sous son poids. Elle se balançait, attachée par les pattes à un solide bambou qui rebondissait sur leurs épaules. Bistami comprit que Dieu était en toute chose. Et que Dieu – puissent ses quatre-vingt-dix-neuf noms prospérer et tomber dans nos âmes – ne voulait pas de meurtres. Par la porte de la hutte de son frère aîné, Bistami hurla à travers ses larmes :

— Elle était ma sœur, elle était ma tante, elle m’a sauvé des rebelles hindous, vous n’auriez pas dû la tuer, elle nous protégeait tous !

Évidemment, personne ne l’écoutait. Personne ne nous comprend jamais.

Et c’était peut-être aussi bien, compte tenu du fait que cette tigresse avait tué son frère ; ce qui était indéniable. Mais il aurait donné dix fois la vie de son frère pour cette tigresse.

Il suivit la procession à contrecœur jusqu’au centre du village. Tout le monde buvait du rakshi, et les musiciens sortaient en courant de chez eux en tapant joyeusement sur leurs tambours.

— Kya Kya Kya Kya, laisse-nous seuls pour toujours et à jamais !

Il y aurait une célébration du tigre, et le reste de la journée et, peut-être, la journée du lendemain seraient consacrés à festoyer. Ils brûleraient ses moustaches pour être sûrs que son âme ne passerait pas chez un tueur, dans un autre monde. Ses moustaches étaient empoisonnées : il suffisait d’une moustache réduite en poudre et mélangée à de la viande de tigre pour tuer un homme ; et une moustache entière placée dans une tendre pousse de bambou donnerait à celui qui la mangerait des kystes, qui le mèneraient à une mort plus lente. C’était du moins ce qu’on disait. Ces Chinois hypocondriaques croyaient que presque tout avait des vertus médicinales, létales ou aphrodisiaques, y compris chaque partie du tigre, apparemment. Cette Kya serait débitée en morceaux, qui seraient conservés et emportés vers le nord par des marchands, il n’y avait aucun doute. La peau serait donnée au zamindar.

Bistami était assis tout seul, misérablement, dans la poussière, au centre du village. Il n’avait personne auprès de qui s’expliquer. Il avait fait tout ce qu’il pouvait pour prévenir la tigresse de s’éloigner, mais ça n’avait servi à rien. Il ne l’avait pas appelée Kya, mais Madame, ou Madame Trente : c’était le nom que les villageois donnaient aux tigres quand ils étaient dans la jungle, pour ne pas les offenser. Il lui avait apporté des offrandes et il avait vérifié que les marques sur son front ne formaient pas la lettre « s », ce qui aurait été le signe que la bête était un tigre-garou, et se changerait en être humain pour de bon à sa mort. Ce n’était pas arrivé, et en vérité, il n’y avait pas non plus de « s » sur son front. La marque ressemblait plutôt à un oiseau aux ailes déployées. Il n’avait pas baissé les yeux, comme on est censé le faire quand on tombe par hasard sur un tigre. Il était resté calme, et elle l’avait sauvé de la mort. En fait, toutes les histoires qu’il avait entendues à propos de tigres qui aidaient les hommes – celui qui avait ramené deux enfants perdus au village, celui qui avait embrassé sur la joue un chasseur endormi –, toutes ces histoires faisaient pâle figure à côté de la sienne. Mais elles l’avaient préparé à ce qui était arrivé. Elle avait été sa sœur, et maintenant, il était miné par le chagrin.

Les villageois commencèrent à la dépecer. Bistami quitta le village. Il ne pouvait pas voir ça. Sa brute de frère aîné était morte, et pas plus que lui les autres membres de sa famille n’appréciaient qu’il s’intéresse au soufisme. « Les grands airs sont pour les grands, ce qui leur permet de se voir entre eux de très loin. » Mais il n’y avait pas de sage à proximité, et il ne voyait rien du tout. Il se rappela ce que son maître soufi, Tustari, lui avait dit quand il avait quitté Allahabad : « Garde le haj dans ton cœur, et prends la route de La Mecque ainsi que le veut Allah. Vite ou lentement, mais toujours sur ta tariqat, la voie spirituelle. »

Il réunit ses quelques possessions en ce bas monde dans un balluchon. La mort de la tigresse commençait à s’apparenter à une destinée ; un message lui disant d’accepter le don de Dieu, de le mettre en application dans ses actions, et de ne rien regretter. Le moment était donc venu de dire « Merci mon Dieu, merci Kya, ma sœur », et de quitter pour toujours son village natal.


Bistami se rendit à pied à Agra, et y dépensa le reste de son argent pour acheter une robe de pèlerin soufi. Il demanda asile dans le logis soufi, un vieux bâtiment oblong, au sud de la vieille capitale, et il se baigna dans leur bassin, se purifiant l’intérieur comme l’extérieur.

Puis il quitta la ville et alla à pied à Fatehpur Sikri, la nouvelle capitale de l’empire d’Akbar. Il vit que la cité encore inachevée était la réplique en pierre des vastes campements de tentes des armées mongoles, jusqu’aux colonnes de marbre qui se dressaient à l’écart des murs, comme des piquets de tente. La ville était poussiéreuse, ou boueuse, et la pierre blanche dont elle était faite était déjà sale. Dans les jardins nouvellement plantés, les arbres étaient tout petits. Le long mur d’enceinte du palais impérial donnait sur la grande avenue qui séparait le nord et le sud de la cité, menant à une grande mosquée de marbre et au dargah dont Bistami avait entendu parler à Agra, la tombe du saint soufi Cheikh Salim Chishti. Vers la fin de sa longue vie, Chishti avait été le professeur du jeune Akbar, et on disait maintenant que son souvenir était le lien le plus fort d’Akbar avec l’islam. Le même Chishti était allé en Iran, dans sa jeunesse, et avait suivi l’enseignement de Shah Esmail, tout comme Tustari, le maître de Bistami.

Bistami s’approcha donc à reculons de la grande tombe blanche de Chishti, en récitant des sourates du Coran. « Au nom de Dieu le Miséricordieux, le très Miséricordieux. Sois endurant avec ceux qui prient leur Seigneur matin et soir, ils désirent Sa face. Ne regarde pas ailleurs par désir des charmes de cette vie. N’écoute pas celui dont nous distrayons le cœur de penser à nous, il suit ses passions et fait l’insolent[1]. »

À l’entrée, il se prosterna vers La Mecque et dit la prière de l’aube, puis il entra dans la cour murée qui entourait la tombe, et rendit hommage à Chishti. Les autres faisaient de même, évidemment, et quand il eut fini ses dévotions, il parla à certains d’entre eux, leur racontant son voyage en remontant jusqu’à l’époque où il était en Iran, éludant ses arrêts en cours de route. Pour finir, il répéta son histoire à l’un des oulémas de la propre cour d’Akbar, et insista sur la « relation maître à élève » qui unissait son maître à Chishti, et il reprit ses prières ; il revint à la tombe jour après jour, établissant un rituel de prières, de purifications, de réponses aux questions des pèlerins qui ne parlaient que persan, se liant avec tous ceux qui visitaient le tombeau. Ce qui amena finalement le petit-fils de Chishti à venir le trouver. Cet homme dit ensuite du bien de lui à Akbar, à ce qu’il crut comprendre. Il prenait son repas quotidien au logis des soufis, et persévéra, affamé, mais plein d’espoir.

Un matin, aux premières lueurs de l’aube, alors qu’il était déjà en train de prier dans la cour intérieure du tombeau, l’empereur Akbar vint en personne au mausolée, prit un simple balai et commença à balayer la cour. La fraîcheur de la nuit flottait encore dans l’air, et pourtant Bistami était en sueur lorsque Akbar finit ses dévotions. Puis le petit-fils de Chishti arriva et demanda à Bistami de venir, quand il aurait fini ses prières, pour le présenter à l’empereur.

— C’est un grand honneur, répondit Bistami.

Il se remit à prier, ânonnant machinalement, alors que dans sa tête tournaient à toute allure les choses qu’il allait pouvoir dire. Il se demandait combien de temps il devait attendre avant d’approcher l’empereur, pour bien montrer que la prière passait avant tout. La tombe était encore relativement fraîche et vide ; le soleil venait de se lever. Lorsqu’il fut complètement au-dessus des arbres, Bistami se redressa, s’approcha de l’empereur et du petit-fils de Chishti et s’inclina profondément. Salut, soumission, et puis il obéit à la requête polie de raconter son histoire à ce jeune homme attentif, vêtu de la belle robe impériale, dont le regard fixe ne quittait jamais son visage, ni même ses yeux, en vérité. Études en Iran avec Tustari, pèlerinage à Qom, retour à la maison, année passée à enseigner le Coran à Gujarat, voyage dans sa famille, embuscade des rebelles hindous, tigresse à la rescousse. Quand il eut terminé, Bistami vit que son histoire avait été appréciée par l’empereur.

— Sois le bienvenu, dit Akbar.

Toute la ville de Fatehpur Sikri était la preuve de sa dévotion, aussi bien que de sa faculté à susciter cette dévotion chez autrui. Aujourd’hui, il avait apprécié la dévotion de Bistami, illustrée sous toutes les formes de piété ; et alors qu’ils continuaient leur conversation, et que la tombe commençait à se remplir de visiteurs, Bistami réussit à amener la discussion sur un hadith, qu’il connaissait, et que Chishti avait amené en Iran, de sorte que son isnad, la chaîne de ceux qui l’avaient rapporté, le reliait à l’empereur.

— Je tiens de Tustari, qui le tenait de Shah Esmail, professeur de Cheikh Chishti, qui le tenait de Bahr ibn Kaniz al-Saqqa, qui le tenait d’Uthman ibn Saj, que Said ibn Jubair, la miséricorde de Dieu soit sur lui, a dit : « Salut à tous les musulmans, y compris les jeunes garçons et les adolescents. Quand Il arrivait en classe, Il empêchait ceux qui étaient assis de se lever pour Lui, puisque c’était l’un des fléaux de l’âme. »

Akbar fronça les sourcils, essayant de le suivre. Il passa par l’esprit de Bistami que ça pouvait être interprété comme s’il avait voulu laisser entendre que Lui, au moins, s’était abstenu de demander obéissance aux autres. Bistami se mit à transpirer dans la fraîcheur du matin.

Akbar se tourna vers l’un de ses suivants, qui attendait discrètement devant le mur de marbre de la tombe.

— Amène cet homme avec nous lorsque nous rentrerons au palais.

Au bout d’une autre heure de prière pour Bistami, et de consultations pour Akbar, qui était détendu, mais de plus en plus laconique au fur et à mesure que la matinée avançait et que la rangée de suppliants ne cessait de s’allonger, l’empereur ordonna qu’ils se dispersent et qu’ils reviennent plus tard. Après quoi il conduisit Bistami et sa suite à travers la cité en travaux, jusqu’à son palais.

La cité était construite autour d’une grande place, comme tous les campements militaires moghols – ce qui était en vérité la forme de l’empire lui-même, lui dit le garde de Bistami. Une sorte de quadrilatère protégé par les quatre villes de Lahore, Agra, Allahabad et Ajmer – de très grandes villes par rapport à la nouvelle capitale. Le garde de Bistami aimait particulièrement Agra, où il avait travaillé à la construction du grand fort de l’empereur, maintenant achevé.

— On y trouve plus de cinq cents bâtiments, dit-il, comme il devait le répéter chaque fois qu’il en parlait.

D’après lui, Akbar avait fondé Fatehpur Sikri parce que le fort d’Agra était presque achevé, et que l’empereur aimait lancer de grands projets.

— C’est un bâtisseur, celui-là. Il va refaire le monde avant d’en avoir fini, je vous l’assure. L’islam n’a jamais eu un serviteur comme lui.

— Ça doit être vrai, acquiesça Bistami en regardant le chantier tout autour.

Des bâtiments naissaient d’échafaudages plantés dans des mers de boue noire.

— Louanges à Dieu ! s’exclama-t-il devant tant de merveilles à venir.

Le garde, qui s’appelait Hussein Ali, regarda Bistami d’un air suspicieux. Les pèlerins pieux étaient sans nul doute une banalité. Il conduisit Bistami par la porte du nouveau palais, à la suite de l’empereur. Derrière la muraille se trouvaient des jardins qui donnaient l’impression d’avoir toujours été là : de grands pins dominaient des bosquets de jasmin et des parterres de fleurs, à perte de vue. Le palais lui-même était plus petit que la mosquée, ou que la tombe de Chishti, mais exquis dans le moindre détail. C’était un régal pour l’œil. Une tente de marbre blanc, large et basse, abritait une succession de pièces fraîches entourant une cour centrale et un jardin orné en son milieu d’une fontaine. L’aile entière, à l’arrière de la cour, consistait en une longue galerie dont les murs étaient ornés de peintures : des scènes de chasse, au ciel d’un turquoise immuable ; des chiens, des biches et des lions, des chasseurs en dhoti armés d’arcs ou de fusils à silex, tous peints avec un tel réalisme qu’il ne leur manquait que la vie. Face à ces scènes se trouvaient des successions de pièces aux murs blancs, achevées mais désertes. On en donna une à Bistami pour qu’il s’y installe.

Le repas, ce soir-là, fut un festin somptueux servi dans une longue salle ouverte sur la cour centrale. Au fur et à mesure de son déroulement, Bistami comprit que c’était tout simplement l’ordinaire du palais. Il mangea des cailles rôties, des concombres au yaourt, du porc au curry, et goûta de nombreux plats qu’il ne connaissait pas.

Ce festin inaugurait pour lui une période de rêve, au cours de laquelle il se sentit comme le Manjushri de la légende, qui était tombé vers le haut dans le royaume du lait et du miel. La nourriture dominait ses jours et ses pensées. Un soir, il reçut la visite d’un groupe d’esclaves noirs mieux vêtus que lui, qui l’amenèrent rapidement à leur niveau d’élégance et au-delà. Ils le parèrent d’une belle robe blanche qui avait fière allure mais pesait lourd sur ses épaules. Après cela, il eut une nouvelle audience avec l’empereur.

Cette audience, à laquelle assistèrent des conseillers au regard acéré, des généraux et des serviteurs impériaux de toute sorte, fut très différente de la rencontre matinale à la tombe, où deux jeunes gens sortis pour respirer l’air matinal, assister au lever du soleil, et chanter la gloire du monde d’Allah, s’étaient parlé à cœur ouvert. Et pourtant, dans tout cet équipage, c’était le même visage qui le contemplait – curieux, sérieux, intéressé par ce qu’il avait à dire. Se concentrer sur ce visage aidait Bistami à se détendre.

L’empereur dit :

— Nous vous invitons à vous joindre à nous et à partager votre connaissance de la loi. En échange de votre sagesse, et de votre jugement de certaines affaires et questions qui seront traitées devant vous, vous serez fait zamindar du domaine de feu Shah Muzzafar, qu’Allah honore son nom.

— Louanges à Dieu, murmura Bistami, les yeux baissés. Je demanderai l’aide de Dieu pour remplir cette immense tâche à votre satisfaction.

Même le regard rivé au sol, ou braqué à nouveau sur le visage de l’empereur, Bistami sentit que des courtisans étaient fort mécontents de cette décision. Mais, après coup, certains de ceux qui paraissaient les moins heureux s’approchèrent de lui, se présentèrent, lui parlèrent gentiment, lui firent faire le tour du palais, le sondèrent habilement sur son passé, ses origines, et lui en dirent plus long sur le domaine qu’il devait administrer. Lequel, apparemment, serait surtout géré par des assistants locaux. L’affaire se résumait principalement à une question de titre et de revenus. En retour, il devrait fournir, en cas de besoin, une centaine de soldats, avec leur équipement, aux armées de l’empereur, transmettre toute sa connaissance du Coran et arbitrer diverses querelles civiles confiées à son jugement.

— Il y a des querelles que seul un ouléma est apte à trancher, lui dit Raja Todor Mal, le conseiller de l’empereur. L’empereur a de grandes responsabilités. L’empire proprement dit n’est pas encore à l’abri de ses ennemis. Il y a une quarantaine d’années seulement que Babur, le grand-père d’Akbar, est venu du Penjab fonder ici un royaume musulman. Les infidèles nous attaquent encore au sud et à l’est. Tous les ans, il faut faire campagne pour les repousser. Tous les fidèles de son empire sont sous sa responsabilité, en théorie, mais le fardeau de ses devoirs fait, en pratique, qu’il n’a tout simplement pas le temps.

— Bien sûr que non.

— En attendant, il n’y a pas d’autre système judiciaire pour régler les querelles de personnes. La loi étant basée sur le Coran, les cadis, les oulémas et les autres saints hommes comme vous-même êtes le choix logique pour assumer cette tâche.

— Bien sûr que oui.

Au cours des semaines suivantes, Bistami se retrouva bel et bien à arbitrer des querelles qui lui étaient soumises par certains des assistants de l’empereur. Deux hommes revendiquaient la même terre ; Bistami demanda où leurs pères avaient vécu, et les pères de leurs pères, et décida que l’une des deux familles vivait dans la région depuis plus longtemps que l’autre. C’est de cette façon qu’il fondait ses jugements.

D’autres nouveaux vêtements lui furent fournis par des tailleurs ; une nouvelle maison, une suite complète de serviteurs et d’esclaves furent mises à sa disposition ; on lui donna un coffre d’au moins cent mille pièces d’or et d’argent. Et pour tout cela, on ne lui demandait que de consulter le Coran, de se rappeler les hadiths qu’il avait lus (très peu, en réalité, et moins nombreux encore étaient ceux qui s’appliquaient), et de rendre des jugements généralement évidents pour tout le monde. Quand ils n’étaient pas évidents, il faisait de son mieux, après quoi il se retirait à la mosquée et il priait, mal à l’aise, puis il assistait l’empereur et dînait à la cour. Il repartait seul, tous les jours, à l’aube, sur la tombe de Chishti, et c’est ainsi qu’il revoyait l’empereur dans les mêmes circonstances informelles que lors de leur première rencontre, une ou deux fois par mois peut-être, ce qui était suffisant pour que l’empereur, toujours très occupé, ait conscience de son existence. Il tenait invariablement prête l’histoire qu’il raconterait à Akbar ce jour-là, quand celui-ci lui demanderait ce qu’il avait fait ; chaque histoire était choisie pour ce qu’elle pourrait enseigner à l’empereur, sur lui-même, sur Bistami, sur l’empire ou sur le monde. Une leçon honnête et réfléchie, c’était assurément le moins qu’il pouvait faire pour l’incroyable bonté dont Akbar le comblait.

Un matin, il lui raconta l’histoire de la sourate XVIII – l’histoire de la ville qui avait renié Dieu. Dieu avait emmené ses habitants dans une caverne et les avait plongés dans un sommeil si particulier qu’ils avaient eu, en se réveillant, l’impression de n’avoir dormi qu’une seule et unique nuit ; mais, en sortant, ils avaient découvert que trois cent neuf années avaient passé.

— Ainsi, par vos travaux, puissant Akbar, nous projetez-vous dans l’avenir.

Un autre matin, il lui raconta l’histoire d’El-Khadir, le célèbre vizir de Dhoulkarnain, qui s’était désaltéré à la fontaine de la vie, dont la vertu était telle qu’il vivait encore et qu’il vivrait jusqu’au jour du jugement dernier, et qui apparaissait, vêtu de vert, aux musulmans en détresse, pour les aider.

— C’est ainsi que votre œuvre ici-bas, grand Akbar, ignorera la mort et continuera au fil des ans à aider les musulmans en détresse.

L’empereur paraissait apprécier ces conversations dans la fraîcheur de la rosée. Il invita Bistami à se joindre à lui lors de plusieurs chasses. Bistami et sa suite occupaient une grande tente blanche, et passaient les chaudes journées à cheval, galopant dans la jungle derrière des chiens hurlants et des rabatteurs ; ou, ce qui était plus du goût de Bistami, il s’asseyait dans le howdah d’un éléphant et regardait les grands faucons quitter le poing d’Akbar, prendre leur essor, très haut dans le ciel, puis décrire des plongeons effrayants sur un lapin ou un oiseau. Akbar vous fixait de son regard attentif exactement comme celui des faucons.

En fait, Akbar aimait ses faucons comme ses frères, et il était toujours de très bonne humeur pendant ces journées de chasse. Il faisait venir Bistami auprès de lui et appelait une bénédiction sur ces grands oiseaux à l’air farouche, dont le regard portait loin, par-delà l’horizon. Les rapaces s’envolaient, battant puissamment des ailes, et montaient rapidement vers les hauteurs d’où la chasse commençait. Lorsqu’ils planaient majestueusement dans les cieux, décrivant de larges cercles au-dessus de leurs têtes, on lâchait quelques colombes. Ces oiseaux partaient à tire-d’aile se mettre à couvert dans les arbres ou les buissons, mais n’allaient généralement pas assez vite pour fuir l’attaque des faucons. Leurs corps brisés étaient ramenés aux pieds de l’empereur par les rapaces qui retournaient se poser sur son poing, où ils étaient salués par un regard aussi fixe que le leur, et récompensés par des bribes de mouton cru.

C’est au cours de l’un de ces jours heureux que du sud leur parvint une mauvaise nouvelle. Un messager arriva en disant que la campagne d’Adham Khan contre le sultan de Malwa, Baz Bahadur, avait été couronnée de succès, mais que l’armée du khan avait entrepris de massacrer tous les prisonniers, hommes, femmes et enfants, de la ville de Malwa, et notamment de nombreux théologiens musulmans et même quelques sayyids, c’est-à-dire des descendants directs du Prophète.

Akbar devint écarlate. Seule une verrue, sur le côté gauche de son visage, brillait, pareille à un raisin blanc incrusté sur sa peau.

— Fini, dit-il à son faucon.

Puis il commença à donner des ordres. L’oiseau fut renvoyé à son fauconnier, et la chasse oubliée.

— Il croit que je n’ai pas encore l’âge…

Il partit au grand galop, laissant toute sa suite sur place, à l’exception de Pir Muhammad Khan, le général en qui il avait le plus confiance. Bistami entendit dire plus tard qu’Akbar avait personnellement relevé Adham Khan de son commandement.

Bistami eut la tombe de Chishti pour lui seul pendant un mois. Puis, un matin, il y retrouva l’empereur, l’air sombre. Adham Khan avait été également destitué de son poste de vakil, ministre principal, et remplacé par Zein.

— Ça va le mettre en rage, mais ça devait être fait, dit Akbar. Nous devrons le mettre aux arrêts.

Bistami hocha la tête et continua à balayer le sol frais et sec de la cour intérieure. L’idée qu’Adham Khan soit placé sous garde permanente, ce qui préludait généralement à une exécution, était dérangeante. Il avait beaucoup d’amis à Agra. Il pourrait tenter de se rebeller, par orgueil. Comme devait très bien le savoir l’empereur.

En vérité, deux jours plus tard, l’après-midi, alors que Bistami se trouvait non loin d’Akbar et de ses conseillers, au palais, il fut effrayé, mais pas surpris, de voir apparaître Adham Khan. Celui-ci montait l’escalier d’un pas lourd, armé, sanglant, hurlant qu’il avait tué Zein moins d’une heure auparavant, dans sa propre salle d’audience, pour le punir d’avoir usurpé ce qui lui revenait de droit.

Entendant cela, Akbar s’empourpra à nouveau, frappa brutalement le khan sur la tempe avec son hanap, l’attrapa par le collet et le tira à l’autre bout de la pièce. Si Adham avait opposé la moindre résistance il aurait signé son arrêt de mort immédiat. Les gardes qui se tenaient de chaque côté, sabre au clair, seraient aussitôt intervenus. Il se laissa donc conduire sur le balcon, d’où Akbar le fit basculer par-dessus la rambarde, dans le vide. Puis, plus rouge que jamais, Akbar se rua en bas des marches, se précipita auprès du khan à demi conscient, le prit par les cheveux, le traîna de ses propres mains en haut de l’escalier, avec sa lourde armure, sur le tapis, sur le balcon, d’où il le fit à nouveau basculer par-dessus la rambarde. Adham Khan s’écrasa une seconde fois sur le sol du patio, au-dessous, avec un choc sourd.

Ce coup-ci, il était bel et bien mort. L’empereur se retira dans ses appartements.

Le lendemain matin, Bistami balaya le mausolée de Chishti en proie à une tension extrême.

Akbar apparut, et Bistami sentit son cœur battre à tout rompre. Akbar semblait calme, mais distant. La tombe était un endroit qui aurait dû lui rendre une certaine sérénité. Mais le vigoureux balayage qu’il administrait au sol que Bistami avait déjà nettoyé contredisait le calme de ses paroles. C’est l’empereur, pensa soudain Bistami. Il peut faire ce qu’il veut.

Mais encore une fois, en tant qu’empereur musulman, il était au service de Dieu, et de la charia. Puissant et à la fois complètement soumis, tout cela en même temps. Pas étonnant qu’il ait eu l’air pensif au point de paraître hébété. Quand on le voyait ainsi balayer le mausolée au petit matin, il était difficile de l’imaginer fou de colère, comme un éléphant en musth, projetant un homme, de ses propres mains, vers la mort. Il y avait en lui un insondable puits de rage.

La rébellion de sujets manifestement musulmans trouvait sa source au plus profond de ce puits. On annonça une nouvelle rébellion dans le Penjab, et une armée fut envoyée pour la réprimer. Les innocents de la région furent épargnés, même ceux qui avaient combattu au côté des rebelles. Mais ses meneurs, une quarantaine, furent amenés à Agra et placés au milieu d’un cercle d’éléphants de guerre qui avaient de longues lames pareilles à des sabres géants attachées à leurs défenses. Les éléphants furent lâchés sur les traîtres qui hurlèrent alors que les éléphants les écrasaient et, rendus fous par le sang, projetaient leur corps très haut en l’air. Bistami n’aurait jamais cru que des éléphants puissent être poussés à une telle folie sanguinaire. Akbar était perché dans un howdah en forme de trône sur le dos du plus grand de tous les éléphants, un éléphant qui resta immobile devant le spectacle. Ils observaient tous les deux le carnage, impavides.

Quelques jours plus tard, à l’aube, quand l’empereur revint au mausolée, Bistami trouva tout drôle de balayer la cour ombragée de la tombe avec lui. Il balayait assidûment, en essayant d’éviter le regard d’Akbar.

Pour finir, il dut bien manifester qu’il avait conscience de la présence du souverain. Akbar le regardait déjà.

— Tu as l’air troublé, dit Akbar.

— Non, puissant Akbar, pas du tout.

— Tu n’approuves pas l’exécution des traîtres à l’islam ?

— Mais si. Bien sûr que je l’approuve.

Akbar le regarda, à la façon d’un faucon.

— Mais ibn Khaldun n’a-t-il pas dit que le calife devait se soumettre à Allah de la même façon que le plus humble des esclaves ? N’a-t-il pas dit que le calife avait le devoir d’obéir à la loi musulmane ? Et la loi musulmane n’interdit-elle pas la torture des prisonniers ? N’est-ce pas la pensée de Khaldun ?

— Khaldun n’était qu’un historien, répondit Bistami.

Akbar se mit à rire.

— Et le hadith qui vient d’Abu Taiba, qui le tient de Murra ibn Hamdan, qui le tient de Sufyan al-Thawri, qui se l’est fait raconter par Ali ibn Abi Talaib (que le Messager de Dieu, que Dieu lui-même bénissent son nom pour toujours), et qui dit : « Tu ne tortureras pas les esclaves » ? Et les versets du Coran qui ordonnent aux dirigeants d’imiter Allah, et de faire preuve de compassion et de merci envers les prisonniers ? N’ai-je point trahi l’esprit de ces commandements, ô sage pèlerin soufi ?

Bistami étudia les dalles de la cour.

— Peut-être, grand Akbar. Vous seul le savez.

Akbar le regarda.

— Quitte la tombe de Chishti, dit-il.

Bistami se précipita vers la porte.

Lorsque Bistami revit Akbar, la fois suivante, c’était au palais, où on lui avait ordonné de se montrer. Il s’avéra que c’était pour répondre à une question :

— Pourquoi tes amis de Gujarat se rebellent-ils contre moi ? demanda-t-il froidement.

Bistami répondit, mal à l’aise :

— J’ai quitté Ahmadabad précisément à cause de tous ces combats. Les mirzas avaient toujours des problèmes. Le roi Muzzafar Shah Troisième du nom ne dirigeait plus rien. Vous savez tout cela. C’est pour cela que vous avez pris Gujarat sous votre protection.

Akbar hocha la tête comme s’il se rappelait la campagne.

— Mais Hussein Mirza est revenu du Deccan et de nombreux nobles de Gujarat l’ont rejoint dans la rébellion. Si la nouvelle se répand qu’on peut me défier si facilement, qui sait ce qui arrivera ensuite ?

— Gujarat doit être reprise, c’est certain, répondit Bistami d’un ton mal assuré.

Peut-être, comme la dernière fois, était-ce exactement ce qu’Akbar n’avait pas envie d’entendre. Ce qu’on attendait de lui n’était pas clair pour Bistami ; c’était un fonctionnaire de la cour, un cadi. D’habitude on ne le consultait que sur les questions religieuses, ou judiciaires. Or, le fait d’avoir autrefois vécu là où il y avait maintenant la révolte lui valait d’être apparemment sur la sellette ; et ce n’était pas un endroit où l’on avait envie de se trouver quand Akbar était en colère.

— Il se pourrait qu’il soit déjà trop tard, dit Akbar. La côte est à deux mois.

— Vraiment ? demanda Bistami. J’ai fait personnellement le trajet en dix jours. Peut-être que si vous preniez vos meilleurs hommes, sur des chamelles, vous pourriez surprendre les rebelles.

Akbar le gratifia de son regard de faucon. Il fit mander Raja Todor Mal, et les choses furent bientôt organisées comme l’avait suggéré Bistami. Une cavalerie de trois mille soldats, menée par Akbar, à laquelle Bistami était prié de se joindre, couvrit la distance entre Agra et Ahmadabad en onze longues et poussiéreuses journées. La cavalerie, aguerrie par cette marche forcée, écrasa une troupe de plusieurs milliers de rebelles – quinze mille selon le décompte de l’un des généraux, qui furent pour la plupart tués au combat.

Bistami passa cette journée à dos de chameau, suivant les charges principales sur le front, essayant de rester en vue d’Akbar, et, lorsqu’il n’y parvenait pas, aidant les blessés à se mettre à couvert. Même sans les grands canons de siège d’Akbar, le vacarme – essentiellement provoqué par les cris des hommes et des chameaux – avait de quoi ébranler. Il y avait dans l’air une odeur de poussière et de sang.

Plus tard, dans l’après-midi, désespérément assoiffé, Bistami se dirigea vers le fleuve. Des dizaines de blessés et de mourants étaient déjà là, teintant l’eau de rouge. Même en amont, il était impossible de boire une gorgée d’eau qui n’ait pas goût de sang.

Puis Raja Todor Mal et une bande de soldats arrivèrent parmi eux, exécutant au sabre les mirzas et les Afghans qui avaient mené la rébellion. L’un des mirzas aperçut Bistami et cria :

— Bistami, sauve-moi ! Sauve-moi !

L’instant d’après, il n’avait plus de tête, son corps se vidait de son sang sur la rive, par le cou. Bistami se détourna, Raja Todor Mal ne le quittant pas des yeux.

Il était clair qu’Akbar entendit parler de cela par la suite, parce que durant la lente marche de retour vers Fatehpur Sikri, malgré la nature triomphante de la procession et l’allégresse évidente d’Akbar, il ne fit pas venir Bistami à ses côtés, en dépit du fait que c’était Bistami qui avait eu l’idée de cet assaut foudroyant contre les rebelles. Ou bien peut-être à cause de cela ; Raja Todor Mal et ses compères ne pouvant s’en réjouir.

Ça sentait mauvais, et rien dans la grande fête de victoire qui marqua leur retour à Fatehpur Sikri, quarante-trois jours seulement après leur départ, ne permit à Bistami de se sentir mieux. Tout au contraire, il éprouvait une appréhension grandissante, alors que les jours passaient et qu’Akbar ne revenait pas à la tombe de Chishti.

Au lieu de cela, un matin, trois gardes apparurent. Ils avaient pour ordre de surveiller Bistami, à la tombe comme chez lui. Ils l’informèrent qu’il n’était plus autorisé à aller nulle part en dehors de ces deux endroits. Il était aux arrêts.

C’était le prélude habituel à l’interrogatoire et à l’exécution des traîtres. Bistami voyait dans les yeux de ses gardes que cette fois ne ferait pas exception. D’ailleurs, ils le regardaient déjà comme un homme mort. Il avait du mal à croire qu’Akbar s’était retourné contre lui ; il s’efforçait désespérément de comprendre. Sa peur grandissait tous les jours. L’image du corps décapité du mirza vomissant son sang lui revenait constamment. Chaque fois qu’il la revoyait, le sang de son propre corps palpitait en lui, avide de fuir telle une fontaine rouge, volcanique.

Il alla à la tombe de Chishti, par un de ces terribles matins, et décida de ne pas en repartir. Il envoya l’ordre à l’un de ses suivants de lui apporter à manger au coucher du soleil. Après avoir dîné devant la porte de la tombe, il dormait sur une natte dans un coin de la cour. Il jeûnait comme si c’était le ramadan, et passait les journées à réciter alternativement le Coran et des versets du Mathnawi de Mowlana Rumi et d’autres textes soufis en persan. Une partie de lui attendait, espérait, que l’un des gardes parle persan, de sorte que les paroles de Mowlana, grand poète et voix soufie, seraient comprises alors qu’elles coulaient hors de lui.

— « Voilà les signes miraculeux que tu attends, disait-il à voix haute, alors que tu cries dans la nuit et que tu te lèves à l’aube, demandant qu’en l’absence de ce dont tu te languis tes journées s’assombrissent, ton cou devienne aussi fin qu’un fuseau, que ce que tu donnes soit tout à toi, que tu sacrifies tous tes biens, ton sommeil, ta santé, ta tête, que tu t’asseyes souvent dans des flammes pareilles au feu du bois d’aloès et que tu sortes souvent, tel un casque ébréché à la rencontre de la lame. Quand les gestes d’impuissance deviennent l’habitude, c’est le signe. Tu cours en tous sens à l’écoute d’événements inhabituels, scrutant les visages des voyageurs. Pourquoi me regardes-tu comme un fou ? J’ai perdu un ami. Pardonne-moi je t’en prie. Une telle recherche ne peut échouer. Un cavalier viendra qui te touche de près. Tu défailles et balbuties. Le non-initié dit que tu feins. Comment pourrait-il savoir ? L’eau recouvre le poisson mort sur le rivage.

» Bénie soit l’intelligence dont le cœur entend du ciel l’appel : Viens plus près. L’oreille souillée n’entend pas ce son – seul le méritant obtient la récompense. Ne souille pas ton œil avec la joue et la verrue humaines, parce que l’empereur de la vie éternelle arrive ; et s’il a été souillé, lave-le avec des larmes, parce que le remède vient de ces larmes. Une caravane de sucre est venue d’Égypte ; un bruit de pas, le tintement d’une cloche. Ha, fais silence, car le roi dont les paroles compléteront l’ode, notre roi, est en route. »

Après des jours et des jours de cela, Bistami commença à réciter le Coran sourate après sourate, revenant souvent à la première, l’Ouverture du livre, la Fatiha, la Guérisseuse, que les gardes ne pouvaient manquer de reconnaître :

— « Au nom de Dieu le Miséricordieux, le très miséricordieux. Louange à Dieu le Seigneur des mondes, le Miséricordieux, le très miséricordieux, le maître du jour du jugement. C’est toi que nous adorons, c’est toi que nous implorons. Conduis-nous vers le droit chemin, le chemin de ceux que tu combles de bienfaits, non de ceux qui t’irritent ni de ceux qui s’égarent. »

Cette grande prière d’ouverture, si appropriée dans sa situation, Bistami la répétait des centaines de fois par jour. Parfois, il ne répétait que la prière : « Dieu est suffisant et excellent Protecteur » ; une fois, il la dit trente-trois mille fois d’affilée. Puis il changea pour « Allah est miséricordieux, soumets-toi à Allah, Allah est miséricordieux, soumets-toi à Allah », qu’il répéta à en avoir la bouche desséchée, la voix rauque, et les muscles du visage crispés par la douleur et l’épuisement.

Et pendant ce temps, il balayait impeccablement la cour, et toutes les pièces du mausolée, l’une après l’autre, et il remplissait les lampes, et il raccourcissait les mèches, et il recommençait à balayer, regardant le ciel qui changeait tout au long de la journée, et il répétait ces mêmes choses, encore et toujours, et il sentait le vent passer à travers lui, regardait palpiter les feuilles des arbres autour du mausolée, chacune dans sa propre lumière, légère, transparente. L’arabe, c’est apprendre, mais le persan, c’est le sucre. Il goûtait sa nourriture, au coucher du soleil, comme s’il n’avait jamais goûté de nourriture auparavant. Et pourtant, il lui devenait facile de jeûner, peut-être parce que c’était l’hiver et que les jours étaient un peu plus courts. La peur le poignardait souvent encore, faisant rugir son sang dans ses veines comme un torrent phénoménal, et il priait tout haut à chaque moment d’éveil, rendant sans doute ses gardes fous d’ennui par son bourdonnement incessant.

Pour finir, le monde entier se contracta autour de la tombe, et il commença à oublier les choses qui lui étaient arrivées avant, et tout ce qui arrivait probablement à chaque instant dans le monde autour du mausolée. Il les oubliait. Son esprit s’éclaircissait ; en vérité, tout dans le monde semblait devenir léger, transparent. Il voyait dans les feuilles, et parfois à travers, comme si elles étaient de verre ; il voyait dans le marbre blanc et l’albâtre de la tombe ; et il voyait aussi dans sa propre chair. Tout cela brillait, vivant dans le crépuscule. Et pourtant. « Tout, sauf la face de Dieu, doit périr un jour. À Lui nous retournerons. » C’étaient les paroles du Coran incluses dans le beau poème de la réincarnation de Mowlana Rumi :


Je suis mort comme minéral et revenu plante,

Je suis mort comme plante et revenu animal,

Je suis mort comme animal et j’étais Homme.

Pourquoi devrais-je avoir peur ? Quand ai-je été moins proche de la mort ?

Et pourtant, encore une fois, je mourrai comme Homme pour m’élever

Avec les anges bénis ; mais de l’angélisme même

Je dois poursuivre : « Tout, sauf la face de Dieu, doit périr un jour. »

Quand j’aurai sacrifié mon âme angélique,

Je deviendrai ce qu’aucun esprit jamais n’a conçu.

Oh, laisse-moi ne pas être ! car la non-existence

Proclame d’une voix d’orgue : « À Lui nous devons

retourner. »


Il répéta ce poème un millier de fois, chuchotant toujours la dernière partie, de crainte que les gardes ne racontent à Akbar qu’il se préparait à la mort.

Les jours passèrent ; les semaines passèrent. Il avait de plus en plus faim, et il devenait hypersensible à toutes les saveurs, à toutes les odeurs, et même à l’air et à la lumière. Il percevait les nuits encore chaudes et lourdes, comme des couvertures qui l’emmaillotaient, et dans la brève fraîcheur de l’aube il marchait en balayant et en priant, regardant le ciel au-dessus des arbres feuillus qui allaient en s’éclaircissant ; et puis, un matin alors que l’aube montait, tout commença à se changer en lumière. « Ô lui, ô lui qui est Lui, ô Lui qui n’est que Lui ! » Encore et encore il cria ces paroles dans le monde de lumière, et même les paroles étaient des échardes de lumière jaillissant de sa bouche. La tombe devint une pure lumière blanche et la fontaine déversa son eau de lumière dans l’air lumineux, et les parois de la cour étaient des briques de lumière, et tout était lumière, légèrement palpitante. Il voyait à travers la Terre, et remontait le temps, par-dessus une passe de Khyber faite de dalles de lumière jaune, remontant jusqu’au moment de sa naissance, le dixième jour de Moharram, le jour où l’imam Hussein, le seul petit-fils vivant de Mahomet, était mort en défendant la foi, et il vit que, Akbar pouvait toujours le faire tuer, il continuerait à vivre, parce qu’il avait déjà vécu de nombreuses fois, et qu’il ne disparaîtrait pas à la fin de sa vie. « Pourquoi devrais-je avoir peur ? Quand ai-je jamais perdu quelque chose en mourant ? » Il était une créature de lumière, comme tout le reste, et il avait été jadis une villageoise, une autre fois un cavalier dans les steppes, une autre fois le serviteur du Douzième Imam, de sorte qu’il savait comment et pourquoi l’Imam avait disparu, et quand il reviendrait sauver le monde. Sachant cela, il n’avait aucune raison de craindre quoi que ce soit. « Pourquoi devrais-je avoir peur ? Ô lui, ô lui qui est Lui, Dieu est suffisant et excellent Protecteur, Allah le miséricordieux, le bienfaisant ! » Allah, qui avait fait venir Mahomet à Lui, au cours de l’isra, puis du miraj. Bistami poursuivait à présent ce même voyage, vers le Paradis, vers la lumière, la lumière ultime, absolue, éternelle.

Comprenant cela, Bistami regarda à travers les murs transparents, et les arbres, et la terre, vers Akbar, à l’autre bout de la ville, dans son palais transparent, vêtu de lumière, comme un ange, un homme déjà plus qu’à demi angélique, un esprit angélique qu’il avait connu dans ses vies antérieures, et qu’il connaîtrait à nouveau dans ses vies futures, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent tous au même endroit et qu’Allah sonne la chute de l’univers.

Sauf que cet Akbar de lumière tourna la tête et regarda à travers l’espace baigné de lumière qui les séparait, et Bistami vit que ses yeux étaient des billes noires, noires comme de l’onyx ; et il dit à Bistami : Nous ne nous sommes jamais rencontrés, je ne suis pas celui que tu cherches ; celui que tu cherches est ailleurs.

Bistami tituba, tomba au coin de deux murs.

Lorsqu’il revint à lui, le monde était toujours de verre coloré, Akbar se tenait devant lui en chair et en os, et il balayait la cour avec le balai de Bistami.

— Maître, dit Bistami, qui se mit à pleurer. Mowlana.

Akbar se dressa au-dessus de lui, le regarda.

Finalement, il posa la main sur la tête de Bistami.

— Tu es un serviteur de Dieu, dit-il.

— Oui, Mowlana.

— « Maintenant Dieu nous a comblés », récita Akbar en arabe. « Quiconque est fidèle et endurant, eh bien, Dieu ne perd pas le salaire de ceux qui agissent bien. »

C’était un extrait de la sourate XII, l’histoire de Joseph et de ses frères. Bistami, encouragé, voyant toujours à travers les choses, y compris Akbar, sa main et son visage lumineux, telle une créature de lumière palpitante à travers les vies comme les jours, récitait des versets de la fin de la sourate suivante, « Le tonnerre » :

— « Leurs devanciers aussi tramaient, mais Dieu est maître de tous les stratagèmes. Il sait ce que fait chacun. »

Akbar hocha la tête, regarda la tombe de Chishti, perdu dans ses pensées.

— « On ne vous reproche rien aujourd’hui », marmonna-t-il, citant les paroles que Joseph prononça alors qu’il pardonnait à ses frères. « Dieu vous pardonnera, il est le plus miséricordieux des miséricordieux. »

— Oui, Mowlana. Dieu nous donne toute chose, Dieu le miséricordieux, le très miséricordieux, il est qui Il est. Ô lui qui est qui Il est, ô, lui qui est Lui, ô lui qui est Lui… »

Il dut faire un effort sur lui-même pour s’arrêter.

— Oui, dit Akbar en baissant à nouveau les yeux sur lui. Maintenant, quoi qu’il ait pu arriver à Gujarat, je ne veux plus en entendre parler. Je ne crois pas que tu aies eu quoi que ce soit à voir avec la rébellion. Cesse de pleurer. Mais Abul Fazl et Cheikh Abdul Nabi le croient, et ils figurent au nombre de mes principaux conseillers. Je leur fais confiance pour la plupart des choses. Je suis loyal envers eux, comme ils sont loyaux envers moi. Je ne puis donc ignorer leur avis et leur ordonner de te laisser en paix, mais même si je le faisais, ta vie ici ne serait pas aussi confortable qu’elle l’était auparavant. Tu comprends.

— Oui, maître.

— Alors je vais t’envoyer au loin…

— Non, maître !

— Silence ! Tu vas effectuer le haj.

Bistami en resta bouche bée. Après tous ces jours passés à parler interminablement, il se retrouva la mâchoire pendante comme une porte brisée. Une lumière blanche emplissait toute chose, et il eut un moment de défaillance.

Puis les couleurs revinrent et il recommença à entendre :

— … tu iras à Surat à cheval, et tu prendras mon vaisseau pèlerin, l’Ilahi, pour traverser la mer d’Arabie vers Jeddah. Le wakf a rapporté beaucoup d’argent, et j’ai désigné Wazir mir haj pour vous mener. Votre groupe comprendra ma tante, Bulbadan Begam, et ma femme, Salima. J’aimerais y aller moi-même, mais Abul Fazl insiste pour que je reste, disant qu’on a besoin de moi ici.

Bistami hocha la tête.

— Vous êtes indispensable, Maître.

Akbar le regarda longuement.

— Ce qui n’est pas ton cas.

Il retira sa main de la tête de Bistami.

— Mais le mir haj peut toujours utiliser un autre cadi. Et je veux établir une école timouride permanente à La Mecque. Tu pourras y contribuer.

— Mais… et je ne reviendrai pas ?

— Pas si tu accordes du prix à ton existence.

Bistami baissa les yeux. Il se sentit soudain glacé.

— Viens, maintenant, dit l’empereur. Pour un érudit aussi assidu que toi, la vie à La Mecque devrait être pure joie.

— Oui, maître. Bien sûr.

Mais sa voix s’étrangla sur ces mots.

Akbar éclata de rire.

— C’est mieux que d’être décapité, tu dois bien l’avouer ! Et qui sait ? La vie est longue. Peut-être reviendras-tu un jour.

Ils savaient tous les deux que c’était peu probable. La vie n’était pas si longue.

— Si Dieu le veut, murmura Bistami en regardant autour de lui.

Cette cour, cette tombe, ces arbres qu’il connaissait pierre par pierre, branche par branche, feuille par feuille – cette vie qui avait rempli une centaine d’années au cours du mois écoulé était terminée. Tout ce qu’il connaissait si bien passerait hors de lui, y compris ce beau jeune homme tant aimé. C’était drôle de penser que chaque vie durait si peu d’années – qu’on pouvait vivre plusieurs vies au cours de chaque réincarnation. Il dit :

— Dieu est grand. Nous ne nous reverrons plus jamais.

5. En route pour La Mecque

Du port de Jeddah à La Mecque, les chameaux des pèlerins formaient une caravane continue d’un horizon à l’autre. Elle paraissait même se prolonger indéfiniment au-delà, et faire le tour du monde. Les profondes vallées rocailleuses autour de La Mecque étaient pleines de campements, et une odeur de mouton grillé montait dans la fumée des feux de camp, vers le ciel clair du couchant. Nuits froides, journées chaudes, jamais un nuage dans le ciel blanc-bleu, et tous ces milliers de pèlerins, qui effectuaient dans l’euphorie les derniers tours du pèlerinage. Tout le monde dans la ville participait au même rituel extatique, habillé de blanc, rehaussé du vert des turbans des sayyids, qui se disaient les descendants directs du Prophète : une grande famille, à en juger par la quantité de vert. Et tous récitaient des versets du Coran, suivaient les gens devant eux, qui suivaient ceux devant eux, et ceux devant eux, et ainsi de suite, en une longue file qui remontait neuf siècles en arrière.

Au cours de son voyage vers l’Arabie, Bistami avait jeûné comme jamais dans sa vie, même à la tombe de Chishti. Il se laissait à présent porter par le courant qui dévalait les rues de pierre de La Mecque, léger comme une plume, regardant en l’air les palmiers balancer leur tête verte, ébouriffée, dans le ciel ; se sentant si aérien dans la grâce de Dieu qu’il avait parfois l’impression de voir les palmiers d’en haut, ou depuis les alentours de la Kaaba. Il devait alors baisser les yeux pour voir où il mettait les pieds, retrouver son équilibre, et reprendre conscience. Il avait l’impression que ses pieds étaient de distantes créatures dotées d’une vie propre, s’élançant l’une après l’autre, encore et encore. Ô Lui, ô Lui qui est Lui…

Il avait quitté le groupe de Fatehpur Sikri parce que la famille d’Akbar lui rappelait trop son ancien maître. Avec eux c’était toujours Akbar ceci, Akbar cela, et sa femme Salima (une seconde épouse, pas l’impératrice) prenait plaisir à se plaindre sans arrêt, tandis que sa tante l’asticotait. Non. Les femmes avaient de toute façon leur propre pèlerinage, mais les hommes de la suite du Moghol ne valaient guère mieux. Et Wazir, le mir haj, étant un proche d’Adul Fazl, se méfiait de Bistami, lui cédant tout jusqu’au mépris. Il n’y aurait pas de place pour Bistami dans l’école du Moghol, si tant est qu’il s’en construisît une un jour, tout ce qu’ils faisaient pour le moment revenant en fait à dilapider les aumônes et les richesses de la ville pour se distraire plutôt que pour accomplir ses devoirs de pèlerin ; du reste, cela ne tarderait pas à se voir très bientôt. De toute façon, Bistami ne serait pas le bienvenu chez eux, c’était clair.

Enfin, c’était l’un de ces moments bénis où l’on ne se souciait pas de l’avenir, où le futur et le passé étaient tous deux absents du monde. C’est ce qui frappa le plus Bistami, même en cet instant, même alors qu’il flottait comme par magie au-dessus de la file des croyants, pèlerin en robe blanche parmi des millions d’autres venus de tout le Dar al-Islam, du Maghreb à Mindanao, de la Sibérie aux Seychelles – tous là, présents en cet endroit, le ciel et la ville resplendissant de leur présence, pas aussi transparents qu’à la tombe de Chishti, mais pleins de couleurs, de toutes les couleurs du monde. Tous les peuples du monde n’étaient qu’un.

Cette sainteté irradiait de la Kaaba vers l’extérieur. Bistami avançait avec cette file d’humanité en direction de la plus sainte des mosquées. Il dépassa la grosse masse de pierre lisse et noire, encore plus noire que de l’ébène ou du jais, noire comme une nuit sans étoiles, comme un rocher en forme de trou noir, en réalité. Il sentit son corps et son âme battre à l’unisson de la file et du monde. Toucher la pierre noire était comme toucher de la chair. Elle semblait tourner autour de lui. L’image des yeux noirs d’Akbar lui revint à l’esprit, et il la chassa en frémissant, conscient qu’elle cherchait à le distraire, d’autant qu’Allah condamnait les représentations de la vie. La pierre était tout et ce n’était qu’une pierre, un bloc noir de réalité, rendu solide par Dieu. Il garda sa place dans la file et sentit l’esprit des gens devant lui s’élever alors qu’ils s’éloignaient de la place, comme s’ils gravissaient un escalier qui montait au Paradis.

Dispersion ; retour au camp ; premières gorgées de soupe et de café à la tombée du jour ; tout cela dans le soir doux et silencieux, à la lueur des étoiles. Tous étaient si paisibles. Lavés de l’intérieur. Regardant les visages autour de lui, Bistami se dit : Oh, pourquoi ne vivons-nous pas ainsi tout le temps ? Qu’y a-t-il donc de si important pour nous éloigner de cet instant ? Visages éclairés par le feu, nuit étoilée, échos des chants, rires doux, et paix, paix : nul n’avait l’air de vouloir dormir, mettre un terme à ce moment, se réveiller le lendemain, revenir au monde sensible.


La famille et le pèlerinage d’Akbar formèrent une caravane afin de regagner Jeddah. Bistami se rendit dans les faubourgs de la ville pour assister à leur départ ; la femme d’Akbar et sa tante lui dirent au-revoir, juchées sur le dos d’un chameau. Les autres avaient déjà commencé le long voyage qui les ramènerait à Fatehpur Sikri.

Après cela, Bistami resta seul à La Mecque, une ville d’étrangers. La plupart repartaient maintenant, en une interminable succession de caravanes. C’était un spectacle étrange, lugubre : des centaines de caravanes, des milliers de gens, heureux mais vidés, leur blanche robe empaquetée, ou bien souillée de poussière, le bas maculé de terre. Ils étaient si nombreux à partir qu’on aurait dit la population d’une ville fuyant à l’approche de quelque cataclysme, comme cela avait déjà dû se produire quelquefois, en temps de guerre, de famine ou de peste.

Et puis, une semaine ou deux plus tard, La Mecque montra enfin son vrai visage, celui d’une ville aux murs blanchis à la chaux, poussiéreux, de quelques milliers d’habitants. Beaucoup étaient des religieux, des érudits, des soufis, des cadis, des oulémas ou des réfugiés d’un genre ou d’un autre, venus chercher asile dans la ville sainte, la plupart, cependant, étaient des marchands ou des commerçants. Dans l’apocalypse du pèlerinage, on les voyait épuisés, sans force, presque hébétés, prompts à disparaître dans leur tanière aux murs nus, laissant les étrangers restés en ville se débrouiller seuls pour un mois ou deux. Quant aux religieux et aux étudiants, on aurait dit qu’ils avaient dressé le camp au beau milieu du cœur vide de l’islam, l’emplissant de leurs dévotions, faisant cuire sur des feux, au bord de la ville, au crépuscule, de la nourriture qu’ils échangeaient avec les nomades de passage. Beaucoup chantaient jusque tard dans la nuit.

Ceux qui parlaient persan, un groupe important, se massaient à la nuit tombée autour des feux de leur khitta, à l’est de la ville, où les canaux descendaient des collines. Ils étaient donc les premiers à voir la crue se déverser sur la ville après les orages du nord, qu’ils entendaient mais ne voyaient jamais. Un mur d’eau noire, fangeuse, rugissait dans les canaux et s’épandait dans toutes les rues, charriant des troncs de palmiers et des roches comme autant d’armes vers la ville haute. Après leur passage, tout était inondé, jusqu’à la Kaaba elle-même, qui était entourée d’eau jusqu’au cercle d’argent où était enchâssée la pierre.

Bistami se joignit avec allégresse à ceux qui nettoyaient les dégâts de l’inondation. Après l’expérience de la lumière dans la tombe de Chishti, puis l’expérience ultime du pèlerinage, il avait le sentiment de n’avoir plus rien à découvrir dans le domaine de la mystique. Il vivait désormais le contrecoup de ces événements, et se sentait profondément changé. Il ne rêvait plus à présent que de lire de la poésie persane pendant une heure dans la brève fraîcheur du matin, puis, l’après-midi, de travailler dehors à la chaleur du soleil hivernal, bas sur l’horizon. Dans la ville ravagée, où la boue montait parfois jusqu’à mi-corps, ce n’était pas le travail qui manquait. Prier, lire, travailler, manger, prier, dormir : telle était la chanson d’une bonne journée. Les jours s’enchaînaient dans cette heureuse succession.

Puis, vers la fin de l’hiver, il commença à suivre des cours dans une école de soufis tenue par des religieux venus du Maghreb, l’extrémité occidentale du monde qui devenait chaque jour plus puissante, s’étendant comme si elle était à la fois le Nord, avec la Franji et al-Andalus, et le Sud, avec le Sahel. Bistami et les autres étudiants lisaient et commentaient non seulement Rumi et Shams, mais aussi les philosophes ibn Sina et ibn Rachid, ainsi que le Grec de l’antiquité Aristote, et l’historien ibn Khaldun. Les Maghrébins de la madrasa n’aimaient pas tant contester des points de doctrine que se donner des nouvelles du monde ; ils connaissaient toutes sortes d’histoires narrant la réoccupation d’al-Andalus et de la Franji, et de chroniques de l’ancienne civilisation des Franjs. Ils étaient amicaux avec Bistami ; ils n’avaient pas d’opinion arrêtée à son sujet ; ils ne voyaient en lui qu’un Persan, et donc il était beaucoup plus agréable de se trouver en leur compagnie qu’en celle des Moghols de l’ambassade timouride, où on le regardait au mieux avec embarras. Bistami se dit que si rester à La Mecque pouvait être considéré comme une punition, une forme d’exil loin d’Akbar et du Sind, alors les autres Moghols qui avaient été envoyés ici devaient se demander s’ils n’étaient pas plutôt en exil qu’honorés pour leur dévotion religieuse. Voir Bistami leur rappelait cette possibilité, aussi était-il évité comme un lépreux. En conséquence de quoi il passa de plus en plus de temps à la madrasa maghrébine, et dehors, dans le khitta persan, maintenant établi un peu plus haut dans les collines au-dessus des canaux, à l’est de la ville.

L’année à La Mecque tourne presque uniquement autour du pèlerinage, de la même façon que l’islam tout entier se tourne, géographiquement, dans la direction de La Mecque. Les mois passant, tous commencèrent à se préparer, et à l’approche du ramadan, rien au monde ne compta plus que le pèlerinage. La plupart des efforts ne consistaient en rien d’autre qu’à nourrir les hordes qui déferleraient sur La Mecque. Tout un système s’était mis en place pour accomplir cet exploit formidable, impressionnant par sa taille et son efficacité, ici, dans ce coin perdu d’une péninsule désertique et à peu près sans vie. Même si, plus au sud, se trouvaient Aden et le Yémen, plus riches. Aucun doute, le système avait grandi au même rythme que le pèlerinage lui-même, pensa Bistami en cheminant le long des pâturages à présent pleins de moutons et de chèvres, tout en ressassant ses lectures d’ibn Khaldun. Il commençait à comprendre à quel point l’expansion avait été rapide : l’islam s’était étendu loin au-delà de l’Arabie dès le premier siècle après l’hégire. Al-Andalus avait été islamisée autour de l’année 100, les contrées lointaines des îles des Épices vers l’an 200, l’ensemble du monde connu avait été converti deux siècles seulement après que le Prophète eut reçu le Livre et l’eut donné au peuple de cette petite terre du milieu. Depuis, les gens venaient ici, sans cesse plus nombreux.

Un jour, Bistami et quelques autres jeunes étudiants firent à pied la route jusqu’à Médine, en récitant des prières, pour revoir la première mosquée de Mahomet. Ils passèrent devant d’innombrables enclos de chèvres et de moutons, fromageries, réserves de grains et champs de palmiers-dattiers ; puis traversèrent les faubourgs de Médine, qui se trouvait être, en dehors des périodes du haj, une bourgade délabrée, paisible et poussiéreuse. À l’ombre d’un carré de vieux palmiers, la petite mosquée aux murs blanchis à la chaux brillait comme une perle. C’est ici que le Prophète avait prêché durant son exil, et dicté la plupart des versets du Coran.

Bistami se promena dans le jardin de ce lieu saint, essayant de se représenter comment tout cela s’était passé. La lecture de Khaldun le lui avait fait comprendre ; en vérité, ces choses s’étaient produites : au début, le Prophète s’était tenu dans cette palmeraie, parlant en plein air. Plus tard, il avait pris appui contre un palmier pour parler, et quelques-uns de ses suivants lui avaient conseillé de s’asseoir sur une chaise. Il avait accepté, à la condition qu’elle fut assez basse pour qu’on ne pût pas dire qu’il revendiquait un privilège. Le Prophète, en homme véritablement parfait qu’il était, était modeste. Il avait accepté la construction d’une mosquée là où il avait enseigné, mais elle était restée sans toit pendant de nombreuses années. Mahomet avait déclaré qu’un croyant avait d’autres priorités. Ensuite, Mahomet et les siens s’en étaient retournés à La Mecque, et le Prophète avait mené lui-même vingt-six campagnes militaires : le jihad. Après cela, sa parole s’était rapidement répandue. Khaldun attribuait cette rapidité au fait que les gens étaient prêts à passer au stade de civilisation suivant, et au fait que le Coran était d’une vérité éclatante.

Pourtant, dans cette explication, quelque chose troublait Bistami. En Inde, les civilisations avaient grandi puis décliné, grandi puis décliné. L’islam avait d’ailleurs conquis l’Inde. Mais sous les Moghols les anciennes croyances indiennes avaient perduré, et l’islam lui-même avait évolué à leur contact. C’était devenu plus clair pour Bistami quand il avait étudié l’islam des origines dans la madrasa. Même si le soufisme pouvait être considéré comme autre chose qu’un simple retour aux sources – une étape, ou (pouvait-on le dire ?) une clarification, voire une amélioration. Une tentative de dépassement des oulémas. En tout cas, un changement. Il semblait qu’on ne pouvait pas l’empêcher. Tout changeait. Comme disait le soufi Junnaiyd à la madrasa, la parole divine tombe sur l’homme comme la pluie sur la terre, et donne de la boue, pas de l’eau pure. Après la grande inondation hivernale, cette image était encore plus forte et troublante. L’islam, se répandant dans le monde comme une coulée de boue, mélange d’homme et de Dieu. Cela ne ressemblait pas trop à ce qu’il avait connu dans la tombe de Chishti, ni au cours du pèlerinage, quand la Kaaba lui avait paru tourner autour de lui. Mais même son souvenir des événements changeait. Tout changeait dans ce monde.

Y compris Médine et La Mecque, dont la population augmentait rapidement à l’approche du haj, les bergers venant à la ville avec leurs troupeaux, les commerçants avec leurs marchandises – des vêtements, des articles de voyage pour remplacer ce qui avait été perdu ou cassé, des écrits religieux, des guides du haj, et ainsi de suite. Durant les derniers mois de préparation, les premiers pèlerins arrivaient, longues files de chameaux amenant des voyageurs poussiéreux et contents, le visage illuminé par ce même élan que Bistami se rappelait avoir ressenti l’année précédente, une année qui avait passé si vite – alors qu’en même temps son haj paraissait se trouver au-delà d’un profond abysse ouvert dans son esprit. Il n’arrivait pas à raviver en lui cette flamme qu’il voyait briller dans les yeux des pèlerins de cette année. Il n’était plus un pèlerin maintenant, mais un habitant, et il éprouvait un peu du ressentiment qui était celui des gens de la ville, à l’idée que son village d’habitude si paisible, une sorte de grande madrasa en fait, commençait à être envahi jusqu’aux limites de l’étouffement, comme si une grande famille de proches enthousiastes débarquaient tous en même temps. Ce n’était pas ainsi qu’il aimait à y penser, et Bistami, se sentant coupable, s’imposa une série complète de prières, de jeûne et d’aide aux arrivants, particulièrement à ceux qui étaient épuisés ou malades : il les menait aux khittas, aux kans et aux caravansérails, se lançant à corps perdu dans une sorte de routine dont il espérait qu’elle le rapprocherait de ce que vivaient les pèlerins. Mais de voir chaque jour leurs visages extatiques lui rappelait trop combien il en était loin. Ils rayonnaient d’une lumière divine, il était clair pour lui que c’était le reflet de leur âme, comme autant de fenêtres ouvertes sur un monde plus profond.

Alors il espéra que le plaisir qu’il avait à accueillir les pèlerins de la cour d’Akbar se voyait aussi sur son visage. Mais Akbar lui-même n’était pas venu, ni aucun de ses proches parents, et pas un seul des membres de ce nouveau groupe ne semblait heureux d’être là, ni de voir Bistami. Les nouvelles qui venaient de chez lui étaient très inquiétantes. Akbar s’était mis à dénigrer son ouléma. Il recevait des rajahs des Indes, et prêtait une oreille attentive à leurs problèmes. Il avait même ouvertement commencé à adorer le soleil. Il se prosternait quatre fois par jour devant un feu sacré, s’abstenait de toute viande, d’alcool, et de relations sexuelles. C’étaient des pratiques hindoues. D’ailleurs, chaque dimanche, il y initiait douze des émirs travaillant pour lui. Les néophytes plaçaient leur tête directement aux pieds d’Akbar durant cette cérémonie – une forme extrême de révérence nommée sijdah, une forme de soumission à un autre être humain qui, pour les musulmans, était un blasphème. D’autre part, il ne s’était pas empressé de financer un nouveau pèlerinage ; en fait, il avait même fallu le convaincre pour que quelques-uns y aillent. Il y avait envoyé le cheikh Abdul Nabi et Malauna Abdulla, ce qui était en fait un exil déguisé, tout comme il avait envoyé Bistami l’année d’avant. Bref, il paraissait s’éloigner de la foi. Akbar, loin de l’islam !

Et, dit brutalement Abdul Nabi à Bistami, nombreux étaient à la cour ceux qui le blâmaient, lui, Bistami, le rendant responsable de tous ces changements. Mais c’était aussi, en fait, une façon de sauver la face, et Abdul Nabi le rassura :

— Faire des reproches à quelqu’un de loin est plus facile pour tout le monde, vois-tu. Mais à présent ils croient que tu as été envoyé à La Mecque dans l’idée de te réformer. Tu n’arrêtais pas de parler de la lumière, de la lumière, alors on t’a exilé. Et maintenant, Akbar adore le soleil à la façon des zoroastriens ou des païens des temps anciens.

— Alors je ne peux pas encore rentrer, dit Bistami.

Abdul Nabi hocha la tête.

— Non seulement tu ne peux pas rentrer, mais il faut que tu le saches, même ici tu n’es pas en sécurité. Si tu t’attardes trop, les oulémas t’accuseront d’hérésie, et viendront te prendre pour te ramener et te juger. Ou même te jugeront ici.

— Tu veux dire que je devrais partir ?

Abdul Nabi hocha de nouveau la tête, lentement, gravement.

— Il existe sûrement d’autres endroits plus intéressants pour toi que La Mecque. Un cadi comme toi peut trouver un bon travail dans n’importe quel endroit dirigé par un musulman. Rien n’arrivera pendant le haj, bien sûr. Mais une fois qu’il sera fini…

Bistami l’approuva et remercia le cheikh pour son honnêteté.

De toute façon, il voulait partir. Il ne voulait pas rester à La Mecque. Il voulait retrouver Akbar, ses heures hors du temps à la tombe de Chishti, et y finir sa vie. Mais si cela n’était pas possible, il lui faudrait recommencer son tariqat, et continuer à chercher quelle était sa vraie vie. Il se rappela ce qui était arrivé à Shams quand les disciples de Rumi en avaient eu assez de voir comment il s’était entiché de ses amis. Peut-être que les gens de Fatehpur Sikri pensaient qu’Akbar avait trouvé son Shams en la personne de Bistami – ce que Bistami trouva frappant après coup. Mais ils avaient passé beaucoup de temps ensemble, plus que de raison ; et personne ne savait ce qu’ils s’étaient dit au cours de ces entretiens, à quel point c’était en fait Akbar qui donnait des cours à son maître. C’est toujours au maître d’apprendre le plus, pensa Bistami, ou bien rien de fondamental n’a eu lieu pendant l’échange.

Le reste de ce haj fut étrange. La foule paraissait énorme, inhumaine, possédée. C’était une pestilence consumant des centaines de moutons par jour, et leurs oulémas étaient des bergers, qui organisaient le cannibalisme. Bien sûr, personne ne pouvait parler de ces choses-là. On ne pouvait que répéter certaines des phrases qui leur brûlaient si profondément l’âme. Ô Lui qui est Lui, ô Lui qui est Lui, Allah le miséricordieux, le très miséricordieux. Pourquoi avoir peur ? Dieu fait se mouvoir toute chose. Il ne faisait aucun doute qu’il devrait continuer son tariqat et trouver quelque chose de plus. Après le haj, on était censé avancer.

Les religieux maghrébins étaient les plus sympathiques de tous ceux qu’il connaissait, portant l’hospitalité soufie à son summum, et exerçant une curiosité aiguë à l’égard de toute chose sur terre. Il pouvait toujours repartir vers Ispahan, bien sûr, mais il se sentait attiré plus vers l’ouest. Purifié comme il l’avait été au royaume de la lumière, il n’avait que faire de revoir la richesse des jardins d’Iran. Dans le Coran le mot qui voulait dire « Paradis » et tous les mots que Mahomet employait pour décrire le paradis venaient du persan ; alors que le mot qui désignait l’enfer, dans les mêmes sourates, venait de l’hébreu, la langue du désert. C’était un signe. Bistami ne voulait pas le Paradis. Il voulait quelque chose qu’il ne pouvait pas définir, mais qui dépassait l’homme. Si l’humain était un mélange de matériel et de divin, et si l’âme divine continuait à vivre après la mort, alors ces voyages à travers le temps devaient avoir un but, permettre de se rapprocher de ces royaumes d’existence supérieure, de telle sorte que le modèle khaldunien de cycles de dynasties, allant sans fin de la vigueur de la jeunesse à la dégénérescence sénile de la vieillesse, devait être modifié pour inclure les affaires des hommes. La notion de cycle serait donc en fait un mouvement ascendant, où la possibilité d’ajouter une nouvelle dynastie, supérieure, à la précédente était à la fois admise et recherchée. C’était ce qu’il avait envie d’enseigner, c’était ce qu’il avait envie d’apprendre. À l’ouest, en suivant le soleil, il le trouverait, et tout serait bien.

6. Al-Andalus

Où qu’il aille, il avait toujours l’impression d’être au centre du monde. Quand il était jeune, Ispahan semblait être la capitale de partout ; ensuite, cela avait été Gujarat, puis Agra, puis Fatehpur Sikri ; enfin La Mecque et la pierre noire d’Abraham, qui était le vrai cœur de toute chose. Maintenant, Le Caire lui faisait l’effet d’être la métropole ultime, d’une ancienneté impossible, poussiéreuse et immense. Les mamelouks marchaient dans les rues pleines de monde, leurs serviteurs à la remorque, des hommes puissants portant des casques à plumets, sûrs de dominer Le Caire, l’Égypte et la majeure partie du Levant. Quand Bistami les voyait, il les suivait généralement un moment, comme bien d’autres, et il s’aperçut que s’ils lui rappelaient la pompe d’Akbar, en même temps il était frappé par le fait que les mamelouks formaient une jati qui revenait à la vie à chaque génération. Rien ne pouvait être moins impérial ; il n’y avait pas de dynastie ; et en même temps ils exerçaient sur la population un contrôle plus fort que celui d’une dynastie. Il se pouvait que tout ce que Khaldun avait dit sur les cycles dynastiques soit rendu caduc par ce nouveau système de gouvernance, qui n’existait pas à son époque. Les choses changeaient, de sorte que même les plus grands de tous les historiens ne pouvaient avoir le dernier mot.

Les journées passées dans la grande et vieille cité étaient très excitantes. Mais les érudits maghrébins étaient impatients de commencer leur long voyage de retour, et c’est ainsi que Bistami les aida à préparer leur caravane. Quand ils furent prêts, il se joignit à eux pour aller vers l’ouest, sur la route de Fez.

Cette partie de la tariqat les conduisit d’abord vers le nord, puis vers Alexandrie. Ils menèrent leurs chameaux dans un caravansérail et redescendirent jeter un coup d’œil au vieux port, avec sa longue jetée incurvée qui s’avançait dans les eaux pâles de la Méditerranée. En la regardant, Bistami fut frappé par un sentiment de déjà-vu. Il attendit que cette impression passe et suivit les autres.


Alors que la caravane traversait le désert de Libye, la conversation, le soir, autour des feux, porta sur les mamelouks et Soliman le Magnifique, l’empereur ottoman qui venait de mourir. Au nombre de ses conquêtes figurait la côte qu’ils longeaient à présent. Sauf que rien ne le montrait, si ce n’est le respect appuyé que les habitants des villes et des caravansérails où ils passaient témoignaient aux fonctionnaires ottomans. Ces gens ne les ennuyaient jamais ni ne prélevaient de taxe à leur passage. Bistami vit que le monde des soufis permettait, entre autres choses, d’échapper au monde matériel. Dans chaque région de la Terre, il y avait des sultans et des empereurs, des Soliman, des Akbar et des mamelouks, tous ostensiblement musulmans, et en même temps gens du monde, puissants, capricieux, dangereux. La plupart se trouvaient dans l’état khaldunien de corruption propre aux fins de règne. Et puis il y avait les soufis. Bistami regardait ses compagnons érudits autour du feu, à la nuit tombée, disputer avec intensité d’un point de doctrine, ou de l’isnad spécieuse d’un hadith, et de sa signification. Ils discutaient avec une minutie exagérée et très peu de ces plaisanteries et de ces rodomontades typiques de ce genre de débat. Tout en parlant, ils se versaient avec une attention solennelle du café bouillant, épais, dans de petites tasses de terre cuite vernissée. Leurs yeux brillaient, reflétant les flammes, pleins du plaisir de la conversation, et Bistami se disait : Ce sont les musulmans qui font que l’islam est bon. Ce sont les hommes qui ont conquis le monde et non les guerriers. Les armées n’auraient rien pu faire sans le verbe. Des gens du monde, mais pas puissants, dévots mais pas pédants (pour la plupart en tout cas) ; des hommes intéressés par la relation directe avec Dieu, sans aucune intervention de l’autorité humaine ; proches de Dieu, mais pas séparés des hommes.

Une nuit, la conversation porta sur al-Andalus, et Bistami écouta avec un surcroît d’intérêt.

— Il doit être étrange de revenir dans une terre aussi vide que celle-ci.

— Il y a des pêcheurs et des pirates zott sur ces côtes depuis longtemps, maintenant. Même si des Zott et quelques Arméniens se sont installés dans l’intérieur des terres.

— N’est-ce pas un peu dangereux ? La peste pourrait frapper à nouveau.

— Personne ne paraît affecté.

— Khaldun prétend que la peste est une conséquence de la surpopulation, dit ibn Ezra, qui, d’eux tous, connaissait le mieux l’œuvre de Khaldun. Dans son chapitre sur les dynasties, dans la Muqaddimah, section quarante-neuf, il dit que la peste résulte de la corruption de l’air provoquée par le surpeuplement, et par la putréfaction et les moisissures pernicieuses causées par le fait que les gens vivent entassés les uns sur les autres ; les poumons sont affectés, et c’est ce qui transmet la maladie. Il faisait remarquer le paradoxe selon lequel ces choses découlent de la réussite d’une dynastie ; et c’est ainsi que la bonne gouvernance, la tolérance, la sécurité et la légèreté des impôts mènent à la croissance, et donc aux épidémies. Il dit : « Par conséquent, la science a fait apparaître la nécessité de disposer entre les zones urbaines d’espaces libres et de régions désertes. Cela supprime la corruption et la putréfaction de l’air dues au contact avec les êtres vivants, et lui permet de circuler à nouveau, assaini. » S’il a raison, eh bien – la Franji est vide depuis longtemps et l’on pourrait s’attendre à ce que l’air y soit de nouveau sain. Il ne devrait plus y avoir de risque de peste, jusqu’à ce que vienne le moment où la région sera à nouveau fortement peuplée. Mais ce ne sera pas avant longtemps.

— C’était le jugement de Dieu, dit l’un des autres lettrés. Les chrétiens ont été exterminés par Allah pour avoir persécuté les musulmans et les juifs.

— Mais al-Andalus était terre musulmane au moment de la peste, objecta ibn Ezra. Grenade était musulmane, tout le sud de l’Ibérie était musulman. Et ils sont morts, eux aussi. Comme les musulmans des Balkans, ou du moins c’est ce que dit al-Gazzabi dans son histoire des Grecs. Ce serait une question de lieu, apparemment. La Franji a peut-être été frappée parce qu’elle était surpeuplée, comme dit Khaldun, ou peut-être parce qu’il y avait trop de vallées humides qui retenaient l’air vicié. Personne ne peut le dire.

— C’est le christianisme qui est mort. C’étaient des gens du Livre, mais ils ont persécuté l’islam. Ils ont fait la guerre à l’islam pendant des siècles, et ils ont torturé à mort tous les prisonniers musulmans. Allah les a éliminés pour cela.

— Mais al-Andalus est morte elle aussi, répéta ibn Ezra. Et il y avait des chrétiens dans le Maghreb, et en Éthiopie, qui ont survécu, et en Arménie aussi. Il y a encore de petites poches de chrétiens dans ces endroits, qui vivent dans les montagnes. (Il secoua la tête.) Je ne pense pas que nous sachions jamais ce qui est arrivé. Allah est seul juge.

— C’est ce que je dis.

— Alors al-Andalus est repeuplée, reprit Bistami.

— Oui.

— Et il y a des soufis ?

— Évidemment. Il y a des soufis partout. En al-Andalus, ils dirigeaient tout, à ce que j’ai entendu dire. Ils sont partis vers le nord dans une terre encore vide, explorant et exorcisant le passé, au nom d’Allah. Prouvant que la voie était sûre. Al-Andalus était un grand jardin, à l’époque. Un bon endroit, et vide.

Bistami regarda au fond de sa tasse, sentant en lui ces deux mots se heurter et s’assembler, créant des étincelles. Bon et vide, vide et bon. C’était comme ça qu’il se sentait à La Mecque.


Bistami eut l’impression qu’il était rejeté, un derviche soufi errant, sans foyer et en recherche. Sur sa tariqat. Il veillait à rester aussi propre que le permettait le Maghreb poussiéreux, sablonneux. Il se remémorait les paroles de Mahomet à propos des gestes sacrés : pour prospérer, il fallait se laver le visage et les mains, et surtout ne jamais manger d’ail. Il jeûnait souvent, et se sentait devenir léger comme l’air, sentait que sa vision s’altérait tous les jours, passant de la clarté vitreuse de l’aube au brouillard jaune de l’après-midi, jusqu’à la semi-transparence du coucher du soleil. À ce moment, les gloires de l’or et du bronze entouraient d’un halo chaque arbre, chaque roche, chaque horizon. Les villes du Maghreb étaient petites et belles, souvent placées à flanc de colline, plantées de palmiers et d’arbres exotiques qui faisaient de chaque ville, de chaque toit, un jardin. Les maisons étaient des blocs carrés, blanchis à la chaux, nichés dans les palmes, avec des patios sur les toits et, dans les cours intérieures, des jardins frais, verts, irrigués par des fontaines. Les villes avaient été fondées aux endroits où l’eau coulait à flanc de colline. La plus grande ville se révélait être celle qui avait les sources les plus importantes : Fez, le but de leur caravane.

Bistami resta au logis soufi de Fez, puis il retourna à dos de chameau avec ibn Ezra, vers Ceuta, au nord, où ils payèrent la traversée en bateau jusqu’à Malaga. Les vaisseaux étaient plus ronds, à cet endroit, que dans la mer de Perse, avec des coques à la poupe surélevée, de plus petites voiles et des gouvernes placées au milieu. La traversée de l’étroit chenal à l’extrémité ouest de la Méditerranée était difficile, mais ils purent voir al-Andalus à partir du moment où ils quittèrent Ceuta. Le puissant courant qui s’engouffrait dans la Méditerranée, combiné avec un fort vent d’ouest, les faisait rebondir comme un bouchon sur les vagues.

La côte d’al-Andalus se révéla escarpée. Au-dessus d’une indexation dans la falaise se dressait une énorme montagne rocheuse. Au-dessous, la côte s’incurvait vers le nord. Ils prirent la brise du large dans leurs petites voiles et allèrent vers Malaga en donnant de la gîte. À l’intérieur des terres, ils voyaient une chaîne de montagnes blanches, dans le lointain. Bistami, exalté par la rudesse de la traversée, se rappela les monts Zagros vus d’Ispahan, puis eut soudain un pincement au cœur en repensant à un foyer qu’il avait presque oublié. Mais là, rebondissant sur l’océan sauvage de sa nouvelle vie, il se sentait prêt à poser le pied sur une nouvelle terre.


Al-Andalus n’était qu’un immense jardin. Arbres verts tapissant les pentes des collines, montagnes enneigées au nord, grandes étendues de terres à blé sur les plaines littorales, ronds bosquets d’arbres verts, ronds fruits orange, à la saveur si douce. Le ciel était bleu dès le lever du jour, et même quand dans sa course le soleil embrasait l’air, dans les ombres la fraîcheur demeurait.

Malaga était une jolie petite ville, bâtie autour d’un fort de pierre rugueuse et d’une grande et vieille mosquée, en cours de rénovation. De larges rues ombragées par les arbres en partaient, comme les rayons d’une roue de charrette, montant jusqu’aux collines d’où l’on dominait la Méditerranée, dont le bleu azuré butait, au sud, sur les montagnes du Maghreb, d’une sécheresse d’ossements. Al-Andalus !

Bistami et ibn Ezra trouvèrent un petit refuge, une sorte de ribat, dans une bourgade à la limite de la ville, entre des champs et des plantations d’orangers. Au petit matin, ils sortaient aider les soufis dans les orangeraies et les vignes. Puis ils se rendaient dans les champs de blé, plus à l’ouest, où ils passaient le plus clair de leur temps. Le travail dans les orangeraies était facile :

— Nous taillons les arbres pour empêcher les fruits de toucher terre, leur dit, un matin, un travailleur du ribat appelé Zeya. Comme vous le voyez. J’ai essayé diverses longueurs d’élagage, pour voir ce que faisaient les fruits, mais les arbres qu’on laisse tranquilles poussent en forme d’olive, et si vous empêchez les branches de toucher le sol, alors les fruits ne seront pas contaminés par la pourriture qui vient de la terre. Ils sont assez sensibles aux maladies, je dois dire. Les fruits attrapent la pourriture verte ou noire, les feuilles deviennent cassantes, blanches, ou marron. L’écorce se couvre d’une croûte de champignons orange ou blancs. Les coccinelles nous aident bien. Sinon, on peut aussi enfumer les arbres avec des pots de fumigation. C’est ce que nous faisons pour les protéger pendant les gelées.

— Il fait si froid que ça, ici ?

— Parfois, oui, à la fin de l’hiver. Ce n’est pas le paradis, ici, vous savez.

— Je croyais que ça l’était.

L’appel du muezzin montait du ribat. Ils tirèrent leur tapis de prière et s’agenouillèrent vers le sud-est, direction à laquelle Bistami ne s’était pas encore habitué. Ensuite, Zeya les conduisit vers un fourneau de pierre où un feu était entretenu, et leur prépara une tasse de café.

— Ça n’a pas l’air d’une terre nouvelle, remarqua Bistami en savourant son café avec bonheur.

— Cette terre a été musulmane pendant des siècles et des siècles. Elle a été dirigée par les Omeyyades depuis le deuxième siècle, jusqu’à ce que les chrétiens prennent la région, et que la peste les tue.

— Des gens du Livre, murmura Bistami.

— Oui, mais corrompus. Des tyrans cruels, pour les hommes libres comme pour les esclaves. Et qui n’arrêtaient pas de se battre entre eux. C’était le chaos, à l’époque.

— Comme en Arabie, avant le Prophète.

— Oui, exactement comme ça. Et pourtant les chrétiens avaient eux aussi l’idée d’un Dieu. Ils étaient très étranges. C’étaient des querelleurs impénitents. Ils essayaient même de diviser Dieu en trois. C’est pourquoi l’islam a prévalu. Mais après quelques siècles, la vie ici était devenue tellement facile que les musulmans aussi se sont laissé corrompre. Les Omeyyades ont perdu la partie, et aucune dynastie vraiment puissante ne les a remplacés. Il y avait plus de trente États taïfas ; et ils n’arrêtaient pas de se battre. Puis les Almoravides d’Afrique les ont envahis au cinquième siècle, et au sixième siècle les Almohades du Maroc ont évincé les Almoravides et fait de Séville leur capitale. Les chrétiens, pendant ce temps-là, avaient continué à se battre dans le Nord, en Catalogne, et par-delà les montagnes de Navarre et de Franji. Ils sont revenus et ont repris la majeure partie d’al-Andalus. Mais jamais la plus méridionale, le royaume de Nasrid, qui comprend Grenade et Malaga. Ces terres restèrent musulmanes jusqu’à la fin.

— Elles sont mortes, elles aussi, dit Bistami.

— Oui. Tout le monde est mort.

— Je ne comprends pas. Ils disent qu’Allah a puni les infidèles pour avoir persécuté l’islam, mais si c’était vrai, pourquoi aurait-Il tué aussi les musulmans de cet endroit ?

Ibn Ezra secoua la tête d’un air résolu.

— Allah n’a pas tué les chrétiens. Les gens se trompent à ce sujet.

— Mais même s’Il ne l’a pas fait, reprit Bistami, Il a permis que ça arrive. Il ne les a pas protégés. Et pourtant Allah est tout-puissant. Je ne comprends pas.

Ibn Ezra haussa les épaules.

— Enfin, c’est encore une illustration du problème de la mort et du mal dans le monde. Ce monde n’est pas le Paradis, et Allah, lorsqu’il nous a créés, nous a donné le libre arbitre. Ce monde est à nous pour que nous nous révélions dévots ou corrompus. C’est très clair, parce que Allah n’est pas seulement puissant, Il est bon aussi. Il ne peut créer le mal. Et pourtant le mal existe. Il est clair que c’est nous qui le créons. Ainsi nos destinées ne peuvent être fixées ou prédéterminées par Allah. Nous devons les forger par nous-mêmes. Et parfois nous créons le mal, par peur, par avidité, ou par paresse. C’est notre faute.

— Mais la peste…, fit Zeya.

— Ce n’était ni Allah, ni nous-mêmes. Regardez, toutes les créatures vivantes se mangent les unes les autres, et souvent les plus petites dévorent les plus grandes. La dynastie s’achève et les petits guerriers la dévorent. Ce champignon, par exemple, mange l’orange tombée à terre. Le champignon est comme une armée d’un million de petits champignons microscopiques. Je peux vous la montrer avec un verre grossissant que j’ai en ma possession. Regardez l’orange – c’est une orange sanguine, vous voyez, rouge foncé à l’intérieur. Vous avez dû les croiser pour obtenir ça, hein ?

Zeya hocha la tête.

— Vous obtenez des hybrides, comme la mule. Mais avec les plantes, vous pouvez recommencer encore et encore, jusqu’à ce que vous ayez obtenu une nouvelle orange. C’est comme ça qu’Allah nous a faits. Les deux parents mélangent leur souche dans leurs rejetons. Tous les traits sont mélangés, j’imagine, mais il n’y en a que quelques-uns de saillants. Certains sont transmis, invisibles, à la génération suivante. Enfin, disons que certaines moisissures, dans leur pain, ou même dans leur eau, se sont mélangées avec d’autres, et ont donné naissance à une nouvelle pourriture, qui leur a été fatale. Elle s’est répandue, et, étant plus forte que ses parents, elle les a supplantés. Et c’est comme ça que les gens sont morts. Peut-être qu’elle était portée par l’air, comme le pollen au printemps ; peut-être qu’avant de les tuer, elle a dormi pendant des semaines chez ceux qu’elle allait empoisonner ; peut-être même qu’elle se transmettait en respirant, ou par le contact. Et puis, c’était un poison si violent qu’elle a fini par tuer toute sa nourriture. Et elle est morte d’elle-même, parce qu’elle n’avait plus rien à manger.

Bistami regarda les quartiers d’orange qu’il tenait toujours et se sentit un peu nauséeux. Les quartiers de chair rouge sang étaient comme le sourire éclatant de la mort.

Zeya le regarda en riant.

— Allez, mangez-les ! Nous ne pouvons pas vivre comme des anges ! Tout ça s’est passé il y a plus de cent ans, et les gens sont revenus vivre ici sans problème depuis longtemps. Maintenant, nous sommes débarrassés de la peste, autant que n’importe quel autre pays. J’ai vécu ici toute ma vie. Finissez donc votre orange.

Bistami s’exécuta, songeur.

— Alors ce n’était qu’un accident.

— Oui, répondit ibn Ezra. C’est ce que je pense.

— Allah ne devrait pas permettre ça. Je trouve.

— Toutes les créatures vivantes sont libres, dans ce monde. Et puis, il se pourrait que ce n’ait pas été complètement accidentel. Le Coran nous enseigne à vivre proprement, et il se pourrait que les chrétiens aient ignoré ces lois à leurs risques et périls. Ils mangeaient du cochon, ils avaient des chiens, ils buvaient du vin…

— Nous ne pensons pas, ici, que le vin ait été un problème, dit Zeya avec un petit rire.

Ibn Ezra eut un sourire.

— Mais s’ils vivaient dans leurs caniveaux, entre les taudis et les tanneries, s’ils mangeaient du porc, touchaient des chiens, s’entretuaient comme les barbares de l’Est, s’ils se torturaient, prenaient leur plaisir avec les garçons, laissaient les corps morts de leurs ennemis suspendus aux portes des villes – s’ils faisaient tout cela, alors peut-être qu’ils ont provoqué leur propre peste, vous comprenez ce que je veux dire ? Ils ont créé les conditions qui les ont tués.

— Mais étaient-ils tellement différents des autres ? demanda Bistami en pensant aux foules et à la saleté du Caire, ou d’Agra.

Ibn Ezra haussa les épaules.

— Ils étaient cruels.

— Plus cruels que Tamerlan, le Boiteux de Fer ?

— Je ne sais pas.

— Ont-ils conquis des cités et passé tout le monde au fil de l’épée ?

— Je ne sais pas.

— C’est ce que les Mongols ont fait, et ils sont devenus musulmans. Tamerlan était musulman.

— Alors ils ont changé de coutumes. Je ne sais pas. Mais les chrétiens étaient des bourreaux. Peut-être que c’était important, peut-être que non. Toutes les créatures vivantes sont libres. Enfin, elles sont parties, maintenant, et nous sommes là.

— Et en bonne santé, globalement, fit Zeya. Évidemment, de temps en temps, un enfant a de la fièvre et meurt. Et tout le monde finit par mourir, un jour ou l’autre. Mais la vie est douce, ici. Tant qu’elle dure…

Quand les récoltes d’oranges et les vendanges furent terminées, les jours raccourcirent. Bistami n’avait pas senti ce souffle frais dans l’air depuis ses années à Ispahan. Et pourtant, en cette saison, pendant les nuits les plus froides, alors qu’on approchait du solstice d’hiver, les orangers fleurissaient : de petites fleurs enneigeaient les boules vertes des arbres. Leur odeur lui rappelait leur goût, en plus lourd, et très sucré, presque écœurant.


Dans cet air qui donnait le vertige arrivèrent des cavaliers, qui menaient une longue caravane de chameaux et de mules, suivis, dans la soirée, d’une cohorte d’esclaves à pied.

C’était le sultan de Carmona, près de Séville, dit quelqu’un ; un certain Mawji Darya. Le sultan était le plus jeune fils du nouveau calife. Il s’était querellé avec ses frères aînés, à Séville, puis à al-Majriti, et avait décampé avec sa suite dans l’intention de remonter vers le nord, à travers les Pyrénées, et de fonder une nouvelle ville. Son père et ses frères aînés dirigeaient Cordoue, Séville et Tolède, et il avait l’intention de mener son groupe hors d’al-Andalus, jusqu’à la côte méditerranéenne, sur la vieille route de Valence, puis dans l’intérieur des terres jusqu’à Saragosse, où il y avait un pont, disait-il, sur l’Èbre.

Au début de cette « hégire du cœur », comme l’appelait le sultan, une douzaine ou plus de nobles qui pensaient comme lui les avaient rejoints. Et il était devenu clair, alors que la foule bigarrée entrait dans la cour du ribat, qu’avec les familles, les amis et les suivants du jeune noble sévillan, leurs rangs s’étaient trouvés renforcés de nombreux habitants des villages et des fermes qui avaient poussé dans la campagne entre Séville et Malaga. Des derviches soufis, des commerçants arméniens, des Turcs, des juifs, des Zott, des Berbères, tous étaient représentés ; on aurait dit une caravane de marchands, ou un haj de rêve dans lequel tous les mauvais auraient été en route vers La Mecque, tous ceux qui ne deviendraient jamais hajis. Ici, il y avait une paire de nains sur des poneys, derrière, un groupe d’ex-criminels à qui on avait coupé une main ou les deux, là, des musiciens, plus loin, deux hommes déguisés en femmes. Il y avait de tout dans cette caravane.

Le sultan tendit sa large main.

— On nous appelle « la caravane des fous », comme la Nef des Fous. Nous allons voguer par-delà les montagnes vers une terre de grâce, et être les fous de Dieu. Dieu nous guidera.

De la caravane surgit sa sultane, montée sur un cheval. Elle mit pied à terre sans un regard au grand serviteur qui s’était précipité pour l’aider à descendre et rejoignit le sultan alors que Zeya l’accueillait, ainsi que les autres membres du ribat.

— Ma femme, la sultane Katima, qui vient d’al-Majriti.

La Castillane était tête nue, petite, et avait les bras minces. Sa jupe d’amazone frangée d’or balayait la poussière. L’écume d’un rang de perles retenait ses longs cheveux brillants, qui coulaient sur son dos comme des vagues noires. Elle avait le visage fin, et ses yeux bleu pâle lui conféraient un étrange regard. Elle eut un sourire pour Bistami quand on le lui présenta, et plus tard elle sourit à la ferme, et aux roues du moulin, et aux plantations d’orangers. Elle s’amusait de petites choses qu’elle était seule à voir. Les hommes commencèrent à faire de leur mieux pour être agréables au sultan, et ne le quittaient pas, afin de pouvoir rester en sa présence à elle. Bistami fit de même. Elle le regarda et dit une chose sans conséquence, d’une voix semblable à celle d’un oboe, nasale, grave. En l’entendant, il songea à ce qu’Akbar lui avait dit pendant son immersion dans la lumière : Celui que tu cherches est ailleurs.

Ibn Ezra s’inclina bien bas quand il lui fut présenté.

— Je suis un pèlerin soufi, sultane, et un humble étudiant du monde. J’ai l’intention de faire le haj, mais j’aime beaucoup l’idée de votre hégire. J’aimerais voir la Franji de mes propres yeux. J’étudie les ruines antiques.

— Des chrétiens ? demanda la sultane en braquant son regard sur lui.

— Oui, mais aussi des Romains qui les ont précédés, bien avant le Prophète. Peut-être que je pourrais faire mon haj à l’envers.

— Tous ceux qui souhaitent nous rejoindre sont les bienvenus, dit-elle.

Bistami s’éclaircit la gorge et ibn Ezra le poussa doucement en avant.

— C’est mon jeune ami Bistami, un étudiant soufi du Sind, qui faisait son haj et qui continue à présent ses études dans l’Ouest.

La sultane Katima le regarda attentivement pour la première fois, et se figea, visiblement surprise. Ses sourcils noirs, épais, se froncèrent sous l’effet de la concentration au-dessus de ses yeux pâles, et soudain Bistami vit qu’ils formaient comme deux ailes d’oiseau, cette marque qui barrait le front de sa tigresse, et lui donnait toujours l’air légèrement surpris ou perplexe, comme chez cette femme.

— Je suis heureuse de vous rencontrer, Bistami. Nous cherchons toujours à apprendre quelque chose de ceux qui étudient le Coran.

Plus tard, ce même jour, elle envoya un esclave demander à Bistami de la rejoindre pour une audience privée, dans le jardin qui lui avait été attribué pour la durée de son séjour. Bistami y alla, en tripotant sa robe avec impuissance, crasseux au-delà de toute expression.

C’était le coucher du soleil. Les nuages brillaient dans le ciel, à l’ouest, entre les silhouettes noires des cyprès. Des fleurs de citronnier embaumaient l’air, et en la voyant debout, toute seule, à côté d’une fontaine murmurante, Bistami eut l’impression d’être entré dans un endroit qu’il avait déjà vu ; pourtant tout, ici, était disposé autrement. Des points de détail, mais surtout, étrangement, terriblement familiers, comme la sensation qui l’avait brièvement envahi à Alexandrie. Elle n’était pas comme Akbar, même pas comme la tigresse, pas vraiment. Mais c’était déjà arrivé. Il prit conscience de sa respiration.

Elle le vit debout sous les arabesques formées par les arches de l’entrée, et lui fit signe d’approcher. Bistami ne pouvait ôter son regard de ses magnifiques cheveux noirs. Elle n’avait pas de voile. Elle lui sourit.

— J’espère que ça ne vous dérange pas. Je ne le mettrai jamais. Le Coran ne parle pas du voile. Seule est faite l’obligation de cacher la poitrine. Ce qui va de soi. Quant au visage, Khadijah, la femme de Mahomet, ne porta jamais le voile. Et après sa mort, les autres femmes du Prophète ne le portèrent pas non plus. Tant qu’elle vécut, il lui fut fidèle, vous savez. Si elle n’était pas morte, il n’aurait jamais épousé une autre femme, il le dit lui-même. Alors si elle ne portait pas le voile, je ne vois pas pourquoi je le ferais. Le voile est apparu avec les califes de Bagdad, qui l’ont imposé pour se distinguer des masses et des kharijites. C’était un signe de pouvoir au sein du danger, une marque de crainte. Certaines femmes sont dangereuses pour les hommes, mais pas au point de devoir se voiler la face. En réalité, quand on voit les visages, on comprend mieux que nous sommes toutes pareilles devant Dieu. Pas de voile entre Dieu et nous, c’est ce que chaque musulman a gagné par sa soumission. Vous n’êtes pas d’accord ?

— Si, répondit Bistami, encore choqué par le sentiment de déjà-vu qui l’avait submergé.

Même les formes des nuages à l’ouest lui étaient familières, à ce moment.

— Et je ne crois pas que le Coran autorise les hommes à battre leurs femmes, pas vous ? La seule allusion possible à une chose pareille se trouve dans la sourate IV, 34, qui dit : « Quant à ces femmes dont vous craignez la désobéissance, exhortez-les, reléguez-les dans leur chambre », et si horrible que ce soit, « frappez-les ». Daraba, pas darraba – qui veut vraiment dire « battre ». Daraba, lui, signifie « molester », ou même « caresser avec une plume », comme dans le poème, ou même « exciter quand on fait l’amour », vous savez, daraba, daraba. Mahomet l’a dit très clairement.

Choqué, Bistami réussit à hocher la tête. Il sentit qu’il devait avoir l’air stupéfait.

Elle s’en aperçut et lui sourit.

— C’est ce que le Coran me dit, poursuivit-elle. La sourate II, 223, dit : « Votre femme est pour vous un labour. Alors traitez-la comme vous traiteriez votre ferme. » Les oulémas ont relevé ce passage comme s’il signifiait que l’on pouvait traiter les femmes comme la crotte que l’on a sous ses babouches ; mais ces docteurs de la loi, qui se dressent en intercesseurs superflus entre Dieu et nous n’ont jamais été des fermiers ; or les fermiers lisent bien le Coran, et voient dans leurs femmes leur nourriture, leur boisson, leur travail, le lit dans lequel ils se reposent la nuit, la terre même sous leurs pieds ! Oui, évidemment, vous traitez votre femme comme la terre sous vos pieds ! Rendez grâce à Dieu pour nous avoir donné le saint Coran et toute sa sagesse.

— Louanges à Dieu, dit Bistami.

Elle le regarda et éclata de rire.

— Vous pensez que je vais trop loin.

— Pas du tout.

— Oh, mais je vais loin, croyez-moi. Je vais très loin. Mais n’êtes-vous pas d’accord avec ma lecture du saint Coran ? N’ai-je pas été fidèle à la moindre de ses phrases, comme une bonne épouse est fidèle à chacun des mouvements de son mari ?

— C’est ce qu’il me semble, sultane. Je pense que le Coran… dit très clairement que nous sommes tous égaux devant Dieu, et donc, les hommes et les femmes aussi. Il y a des hiérarchies en toute chose, mais chaque membre de cette hiérarchie est égal devant Dieu, et cela seul compte. C’est ainsi que celui qui est en haut et celui qui est en bas, sur cette Terre, doivent avoir de la considération l’un pour l’autre, puisqu’ils partagent la même foi. Frères et sœurs dans la foi, peu importe que l’on soit calife ou esclave. D’où toutes les règles coraniques concernant la relation à l’autre, et les devoirs, même d’un empereur vis-à-vis du dernier de ses esclaves, ou de l’ennemi qu’il a capturé.

— Le saint livre des chrétiens contenait très peu de règles, dit-elle, suivant son propre train de pensées.

— Je ne le savais pas. Vous l’avez lu ?

— Un empereur vis-à-vis du dernier de ses esclaves, avez-vous dit. Il y a des règles même pour ça. Et pourtant, personne ne choisirait d’être esclave plutôt qu’empereur. Les oulémas ont déformé le Coran avec tous leurs hadiths, abondant toujours dans le sens de ceux qui avaient le pouvoir. Résultat : le message que Mahomet avait si clairement énoncé, sous la dictée de Dieu, a été inversé, et les bonnes musulmanes ont été à nouveau réduites en esclavage, voire pire. Pas tout à fait comme du bétail, mais déjà moins que des hommes. La femme est à son mari ce que l’esclave est à l’empereur, et non plus son féminin, son contre-pouvoir, son égale.

Elle était très animée à présent, et il voyait ses joues empourprées, même dans la maigre lueur de la fin du jour. Ses yeux étaient si pâles qu’on aurait dit de petits lacs tombés du ciel crépusculaire. Puis des serviteurs apportèrent des torches, ce qui accentua sa rougeur et embrasa ses yeux pâles. Il y lisait beaucoup de colère, une colère intense, mais Bistami n’avait jamais vu une telle beauté. Il la regardait, essayant de fixer ce moment dans sa mémoire, se disant : Tu n’oublieras jamais cet instant, tu n’oublieras jamais cet instant !

Après un long silence, Bistami comprit que s’il ne disait rien, la conversation serait terminée.

— Les soufis, dit-il, parlent souvent du rapport direct à Dieu. C’est une question d’illumination. J’ai… j’en ai personnellement fait l’expérience, dans un moment de paroxysme. Pour les sens, c’est comme se trouver dans la lumière ; pour l’âme, c’est l’état de baraka, la grâce divine. Et c’est valable pour tout le monde également.

— Mais quand ils disent « tout le monde », les soufis veulent-ils dire « les femmes » aussi ?

Il réfléchit à cela. Les soufis étaient des hommes, c’était vrai. Ils formaient une fraternité, ils voyageaient seuls et restaient dans des ribats ou des zawiyas, ces logis où il n’y avait pas de place pour les femmes ; s’ils étaient mariés, ils étaient soufis, et leurs femmes étaient femmes de soufis.

— Ça dépend de l’endroit où vous vous trouvez, temporisa-t-il. Et quel maître soufi vous suivez.

Elle le regarda avec un petit sourire, et il s’aperçut qu’il avait fait un mouvement sans s’en rendre compte, dans ce jeu destiné à lui permettre de rester auprès elle.

— Mais une femme ne saurait être un professeur soufi, dit-elle.

— Eh bien non. Parce qu’ils dirigent parfois les prières.

— Et une femme ne saurait diriger la prière ?

— Eh bien, fit Bistami, choqué. Je n’ai jamais entendu parler d’une chose pareille.

— De même qu’un homme n’a jamais enfanté.

— Exactement.

Gros soulagement.

— Mais les hommes ne peuvent avoir d’enfants, souligna-t-elle. Alors que les femmes pourraient très bien diriger les prières. Au harem, je les dirige tous les jours.

Bistami ne sut que répondre. Il était encore sous le choc de cette idée.

— Et les mères disent toujours à leurs enfants comment prier.

— Oui. C’est vrai.

— Avant Mahomet, les Arabes adoraient des déesses, vous savez.

— Des idoles.

— Enfin, c’était l’idée. Les femmes sont des puissances dans le royaume de l’âme.

— Oui.

— Ce qui est là-haut doit se retrouver ici-bas. C’est vrai en toutes choses.

Elle fit un pas vers lui, soudain, et mit la main sur son bras nu.

— Oui, dit-il.

— Nous avons besoin de spécialistes du Coran pour nous accompagner dans le Nord, pour nous aider à déblayer le Coran des toiles d’araignées qui l’obscurcissent et pour nous enseigner l’illumination. Voulez-vous venir avec nous ? Le ferez-vous ?

— Oui.

7. La caravane des fous

Le sultan Mawji Darya était presque aussi beau et raffiné que sa femme, et tout aussi enclin qu’elle à parler de ses idées, qui la plupart du temps tournaient autour de la convivencia. Ibn Ezra avait dit à Bistami que c’était un sujet très en vogue chez les jeunes nobles d’al-Andalus : recréer l’âge d’or du califat des Omeyyades du sixième siècle, à l’époque où les dirigeants musulmans avaient autorisé les juifs et les chrétiens à vivre et prospérer parmi eux, et où ils avaient, tous ensemble, créé la merveilleuse civilisation qu’avait été al-Andalus, avant l’Inquisition et la peste.

Alors que la caravane, dans sa splendeur fanée, quittait Malaga, ibn Ezra en dit plus long à Bistami sur cette période, dont Khaldun n’avait que brièvement parlé, et les religieux de La Mecque et du Caire pas du tout. Les juifs andalous, en particulier, avaient bien réussi, traduisant bon nombre de textes du grec ancien en arabe, en y incluant leurs propres commentaires, et en faisant d’intéressantes découvertes dans les domaines de la médecine et de l’astronomie. Les religieux musulmans andalous avaient utilisé ce qui leur était désormais accessible de la logique grecque, principalement d’Aristote, pour défendre la doctrine de l’islam avec toute la force de la raison – ibn Sina et ibn Rachid étant les deux plus importants d’entre eux. Ibn Ezra ne cessait de louer leurs travaux.

— J’espère les poursuivre à la mesure de mes maigres moyens, si Dieu le veut, en portant une attention toute particulière à la nature et aux ruines du passé.

Ils s’abandonnèrent au rythme de la caravane, qui leur était désormais familier. À l’aube : alimenter les feux de camp, moudre le café, nourrir les chameaux. Empaqueter et charger, faire avancer les chameaux. Leur colonne s’étirait sur plus d’une lieue, de nombreux groupes s’égrenant à l’arrière, les rattrapant, s’arrêtant, revenant ; la plupart avançaient lentement. L’après-midi, ils dressaient le camp ou s’arrêtaient à un caravansérail, même si, à mesure qu’ils montaient vers le nord, ils ne trouvaient le plus souvent que des ruines. C’est tout juste s’il y avait encore une route. Elle était envahie par des arbres plus que centenaires, aux troncs épais comme des tonneaux.

Le magnifique paysage qu’ils traversaient était bordé par des chaînes de montagnes, entre lesquelles s’étendaient de larges plateaux. Tout en avançant, Bistami sentit qu’ils se rendaient dans un espace supérieur, où les couchers de soleil projetaient de longues ombres sur un monde plus vaste, plus noir et plus venteux. Un soir, alors qu’un dernier éclat de lumière crevait les nuages bas et lourds, Bistami entendit quelque part dans le camp un musicien jouer de l’oboe, sculptant dans l’air une longue, une interminable mélodie, plaintive, poignante, qui s’enroulait sur elle-même. La chanson de ce plateau à la fin du jour, son âme même, aurait-on dit. La sultane se tenait à la limite du campement, écoutant avec lui, sa fine tête tournée comme celle d’un faucon, elle regardait le soleil se coucher. Il tombait à la vitesse exacte du temps lui-même. Toute parole était inutile dans ce monde chantant, si vaste, si noué. Aucun esprit humain ne pourrait jamais en faire le tour, même la musique ne faisait que l’effleurer, et encore, cet aperçu ils ne le comprenaient pas – ils ne faisaient que le sentir. L’univers tout entier était hors de leur portée.

Et pourtant, et pourtant, parfois, comme en cet instant, au crépuscule, dans le vent, nous avons, grâce à un sixième sens dont nous ignorons jusqu’à l’existence, des aperçus de ce monde plus vaste – larges pans de signification cosmique, un sens du sacré qui s’étend à tout, par-delà les sens, la pensée ou même les sentiments –, ce monde visible qui est le nôtre, illuminé de l’intérieur, vibrant de réalité.

La sultane eut un mouvement. Les étoiles brillaient dans le ciel indigo. Elle marcha jusqu’à l’un des feux. Elle l’avait choisi comme cadi, se dit Bistami, pour donner une dimension supplémentaire à ses propres idées. Une communauté comme la leur avait besoin d’un professeur soufi plutôt que d’un simple religieux. Elle avait été une élève studieuse, disaient les gens, et avait traversé des crises à peu près trois années auparavant. Elle en était sortie changée.

Bien, cela s’éclaircirait le moment venu. En attendant, la sultane ; le son de l’oboe ; le vaste plateau. Ces choses n’arrivent qu’une fois.

La force de cette sensation le frappa aussi violemment que le sentiment d’attente qu’il avait éprouvé dans le jardin du ribat.


Alors que les plateaux s’offraient à la chaleur du soleil, les fleuves creusaient de profonds ravins dans le sol, comme les wadis du Maghreb, mais s’écoulant toujours.

Les fleuves étaient larges, et les traverser n’était pas simple. La ville de Saragosse s’était développée autrefois grâce à son grand pont de pierre, qui permettait de franchir l’un des plus grands fleuves, appelé l’Èbre. Maintenant, la ville était à peu près déserte. On n’y croisait que des marchands ambulants, quelques vendeurs et bergers, regroupés près du pont, dans des maisons de pierre dont on aurait dit que le pont lui-même les avait bâties, dans son sommeil. Le reste de la ville avait disparu, envahi par les pins et les broussailles.

Mais le pont était toujours là. Il était fait de pierres levées, de gros blocs carrés, lisses, qu’on aurait dits biseautés, si étroitement joints qu’on n’aurait pu glisser une pièce, ou même l’ongle, entre eux. Les piliers campés sur chaque rive étaient de massives tours de pierre, reposant sur des lits de roche, dit ibn Ezra. Il les étudia avec beaucoup d’intérêt alors que la fin de la caravane le traversait pour aider à monter les tentes de l’autre côté. Bistami regarda le croquis qu’il en avait fait.

— C’est beau, n’est-ce pas ? On dirait une équation. Sept arches semi-circulaires, avec une plus grande au milieu, à l’endroit où le lit du fleuve est le plus profond. Tous les ponts romains que j’ai vus respectent l’harmonie du lieu où ils ont été bâtis. Ils ont très souvent ces arches semi-circulaires, qui donnent sa force à la structure, mais qui ne sont pas très longues. Et c’est pour cela qu’il y en a tant. Ils sont toujours appareillés en moellons – tu vois ces pierres carrées ? Ainsi, elles s’appuient les unes sur les autres, et rien ne peut les faire bouger. Il n’y a pas de magie là-dedans. Nous pourrions en faire autant, en nous creusant un peu la tête. Le seul véritable problème, c’est de protéger les fondations des crues. J’en ai vu quelques-uns de vraiment bien construits, avec des piles à sabot de fer, sombrer au fond du fleuve. Si quelque chose doit disparaître, c’est bien les fondations. Quand ils ont essayé de les monter plus vite, grâce à d’énormes quantités de pierres, ils pavèrent le lit du fleuve pour le préparer à recevoir les lourdes piles du pont.

— Là d’où je viens, les ponts s’affaissent comme un rien, dit Bistami. Les gens en construisent un autre, et voilà.

— Oui, mais ceux-ci sont bien plus beaux. Je me suis toujours demandé s’ils avaient écrit comment ils faisaient. Je n’ai jamais vu de livres sur leurs ponts. Les bibliothèques que l’on trouve par ici sont très mauvaises. Rien que des livres de comptes, avec l’inévitable rayon d’ouvrages pornographiques. Si jamais il y a eu quoi que ce soit d’autre, on s’en est servi pour allumer le feu. De toute façon, les pierres racontent l’histoire. Tu vois, elles ont été si bien taillées qu’ils n’ont pas eu besoin de mortier. Les agrafes de fer que tu vois çà et là ont sans doute servi d’amarres aux échafaudages.

— Dans le Sind, les Moghols sont de grands bâtisseurs, dit Bistami en pensant à la perfection avec laquelle se joignaient les pierres dans la tombe de Chishti. Mais ils font surtout des forts et des temples. Leurs ponts sont généralement en bambous, jetés sur des piles de pierre.

Ibn hocha la tête.

— On en voit beaucoup comme ça. Mais peut-être que ce fleuve ne déborde pas si souvent. Ce pays a l’air aride.

Dans la soirée, ibn Ezra leur montra une petite maquette des palans que les Romains avaient sûrement utilisés pour déplacer les plus grosses pierres : des cordes et des trépieds. Le sultan et la sultane constituaient son principal public, mais nombreux étaient ceux qui assistaient à sa démonstration, tandis que d’autres déambulaient à la lueur des torches. Ils posaient des questions à ibn Ezra, faisaient des commentaires ; ils se regroupèrent quand le chef de la cavalerie du sultan, Sharif Jalil, s’approcha du cercle avec deux de ses cavaliers, qui en encadraient un troisième, accusé de vol. Apparemment, pas pour la première fois. En entendant le sultan discuter de son cas avec Sharif, Bistami comprit que l’accusé avait une réputation sulfureuse, pour des raisons qu’ils connaissaient mais dont ils ne voulaient pas parler – sans doute aimait-il un peu trop les petits garçons. Une appréhension proche de la terreur saisit Bistami, qui se rappela quelques scènes de Fatehpur Sikri ; l’application stricte de la charia voulait que l’on coupât la main aux voleurs. Quant aux hommes convaincus de sodomie, ce vice infâme des croisés chrétiens, ils étaient mis à mort.

Mais Mawji Darya se contenta de s’approcher de l’homme et le fit s’agenouiller en le tirant par l’oreille, comme s’il punissait un enfant.

— Tu n’as que faire ici. Tu nous as rejoints à Malaga, et la seule chose qui te reste à faire, c’est de travailler honnêtement pour gagner ta place dans la cité.

La sultane hocha la tête en entendant ces paroles.

— Si nous le voulions, reprit le sultan, nous aurions le droit de te punir d’une façon que tu n’apprécierais probablement pas. Va demander à nos pauvres manchots, si tu ne me crois pas ! Ou bien nous pourrions simplement t’abandonner ici, on verrait bien comment tu te débrouillerais avec les autochtones. Les Zott n’aiment pas que les autres fassent comme eux. Ton cas serait vite expédié. À présent je t’avertis, c’est ce qui t’arrivera si Sharif te ramène encore une fois devant moi. Tu seras chassé de ta famille. Crois-moi (il regarda ostensiblement sa femme), tu le regretteras.

L’homme marmonna quelque chose d’une voix geignarde (Bistami vit qu’il était soûl) et ses gardes l’éloignèrent. Le sultan dit à ibn Ezra de continuer à leur parler des ponts romains.

Plus tard, Bistami rejoignit la sultane dans la grande tente royale, et vit à quel point leur cour était ouverte à tous.

— Pas de voiles, dit Katima sèchement. Pas d’izar, ni de hijab, le voile qui séparait le calife de son peuple. Le hijab a été le premier pas vers le despotisme du calife. Mahomet n’a jamais voulu ça, jamais. Il avait fait de la première mosquée une réunion d’amis. Tout le monde avait accès à lui, tout le monde parlait librement. Cela aurait pu durer toujours, la mosquée aurait pu devenir le lieu de… d’une autre voie. Où les hommes et les femmes auraient parlé tous ensemble. C’était ce que Mahomet avait commencé à construire, et qui sommes-nous pour changer ce qu’il avait entrepris ? Pourquoi suivre les traces de ceux qui construisent des barrières et deviennent des tyrans ? Mahomet voulait que ce soit le sentiment de groupe qui prédomine, et que la personne qui les mènerait ne soit guère plus qu’un hakam, un arbitre. C’était le titre qu’il aimait le plus et dont il était le plus fier, le savais-tu ?

— Oui.

— Mais à son départ pour le ciel, Muawya établit le califat et posta des gardes dans les mosquées pour se protéger. Depuis, c’est la tyrannie. L’islam est passé de la soumission au joug, et les femmes ont été bannies des mosquées et de la place qui leur revenait. C’est une perversion de l’islam !

Le rouge lui était monté aux joues, et elle avait parlé en s’efforçant de contenir son émotion. Bistami n’avait jamais vu une telle ferveur ni une telle beauté habiter un visage. Il arrivait à peine à penser ; ou plutôt, il était plein de pensées diverses et contradictoires, et, lorsqu’il cherchait à se concentrer sur l’une d’elles, le flot des suivantes l’assaillait et le laissait tout tremblant ; incapable de poursuivre la pensée affluente, à peine capable de laisser couler en lui tous les courants de ses pensées en même temps.

— Oui, dit-il.

Elle s’éloigna à grands pas vers le feu, et s’assit subitement en tailleur dans un grand remous de robes, parmi les manchots à qui l’on avait pour certains coupé les deux mains. Ils l’accueillirent joyeusement et lui offrirent à boire en lui tendant une coupe, qu’elle but avidement, avant de la reposer et de dire à l’un d’eux :

— Allons, il faut vraiment que je m’occupe de toi. Ça ne va pas du tout…

Ils poussèrent un tabouret dans sa direction. Elle s’assit, pendant que le manchot s’agenouillait devant elle, lui présentant son large dos. Elle prit le peigne qu’on lui tendait, une fiole d’huile, et commença à démêler les longs cheveux de l’homme. L’étrange équipage de leur nef des fous s’approcha d’elle, et l’entoura avec bonheur.


Au nord de l’Èbre, la caravane cessa de grossir. Il y avait moins de villes sur la vieille route du Nord, et elles étaient plus petites, composées de récentes colonies maghrébines, de Berbères qui avaient traversé la mer depuis Alger, ou même Tunis. Ils faisaient pousser de l’orge et des concombres, menaient paître les moutons et les chèvres dans la longue vallée fertile encadrée d’un côté de crêtes rocailleuses, et de l’autre par la Méditerranée. C’était la Catalogne, un très beau pays, avec de nombreuses forêts sur les collines. Ils avaient laissé les États taïfas derrière eux, au sud. Les gens d’ici étaient contents ; ils ne ressentaient pas le besoin de suivre un sultan soufi détrôné et sa caravane bigarrée, jusqu’aux Pyrénées, puis dans la Franji sauvage. De toute façon, ainsi que l’avait indiqué ibn Ezra, la caravane n’avait pas de quoi nourrir plus de monde, ni d’or ou d’argent pour acheter plus de vivres qu’ils n’en avaient déjà acheté au cours du voyage.

Ils continuèrent donc sur la vieille route et, au terme d’une longue vallée qui allait en s’étrécissant, atteignirent un vaste plateau sec et rocheux, menant vers les contreforts boisés d’une chaîne de montagnes formée d’une roche plus noire que celle de l’Himalaya. La route montait en serpentant sur la partie basse du plateau incliné, ouvrant une blessure dans les montagnes rocailleuses qui se dressaient devant eux. Juste au-dessous ruisselait un mince filet d’eau dans le lit d’une rivière presque à sec. À présent, ils ne rencontraient plus âme qui vive, ils campaient sous la tente ou à la belle étoile, et s’endormaient, bercés par le bruit du vent dans les arbres, le clapotement des ruisseaux, et les chevaux qui renâclaient, attachés par les harnais. Finalement, la route qui sinuait entre les rochers s’aplanit, traversa une première passe rocailleuse, une prairie entourée de pics, puis un col étroit bordé de hautes parois de granit, avant de redescendre. Par rapport à la passe de Khyber, ce n’était pas si difficile, pensa Bistami. Mais bien des gens dans la caravane tremblaient de peur.

De l’autre côté de la montagne, des éboulis de roches avaient recouvert à plusieurs reprises l’ancienne route, ne laissant, à chaque fois, qu’un étroit chemin pour les ânes, qui tournait à angles droits pour éviter les rochers. La route était difficile, et la sultane dut souvent mettre pied à terre, menant ses femmes sans complaisance ni pour les incapables ni pour celles qui se plaignaient. Elle savait trouver des mots cruels quand elle était énervée. Cruels et durs.

Ibn Ezra inspectait la route, le soir quand ils s’arrêtaient, et les éboulis, quand ils passaient tout près, faisant des croquis de tous les traits saillants du paysage : les terre-pleins, les corniches, les ravines.

— C’est typique des Romains, dit-il un soir auprès du feu alors qu’ils mangeaient du mouton rôti. Ils ont littéralement quadrillé les terres bordant la Méditerranée avec leurs routes. Je me demande si celle-ci était la route principale pour traverser les Pyrénées… Je ne crois pas, c’est beaucoup trop à l’ouest. Elle mène à l’océan de l’Ouest plutôt qu’à la Méditerranée. Mais c’est sûrement la route la plus commode. Il est difficile de ne pas croire que c’est la route principale. Elle est si large.

— Elles sont peut-être toutes comme ça, dit la sultane.

— Peut-être. Ils ont sans doute utilisé des objets comme ces chariots que l’on a retrouvés ; il fallait donc que leurs routes soient plus larges que les nôtres. Les chameaux, bien évidement, n’ont pas besoin de routes. Ou bien c’était vraiment leur route principale. C’était peut-être la route qu’Hannibal avait empruntée pour attaquer Rome, avec son armée de Carthaginois et ses éléphants ! J’ai vu ces ruines, au nord de Tunis. C’était une très grande ville. Mais Hannibal a perdu, Carthage a perdu, et les Romains ont saccagé leur ville et répandu du sel dans leurs champs, asséchant le Maghreb. Plus de Carthage.

— Alors les éléphants ont peut-être emprunté cette route, dit la sultane.

Le sultan considéra gravement la piste, secouant la tête d’un air songeur. C’était le genre de choses que l’un et l’autre aimaient savoir.

En redescendant de la montagne, ils atteignirent un pays plus froid. Le soleil de midi dégagea les pics des Pyrénées, mais à peine. C’était un pays gris et plat, et souvent drapé dans le brouillard. L’océan s’étendait à l’ouest, gris, sauvage et froid, niellé par les vagues.

La caravane atteignit un fleuve qui se jetait dans cette mer. Au bord de l’eau se dressaient les ruines d’une ancienne cité. En approchant, ils virent quelques bâtiments plus petits, nouveaux, des cabanes de pêcheurs apparemment, de part et d’autre d’un pont de bois récent.

— Voyez à quel point nous sommes moins adroits que les Romains, dit ibn Ezra tout en se dépêchant vers ce nouvel ouvrage pour l’observer de plus près.

— Il me semble que cette ville s’appelait Bayonne, dit-il à son retour. J’ai trouvé une inscription sur ce qui reste de la tour du pont, là-bas. La carte indique qu’il y avait une ville encore plus grande, un peu plus au nord, appelée Bordeaux. Au bord de la mer.

Le sultan secoua la tête.

— Nous sommes allés assez loin. Ça ira. De l’autre côté des montagnes, mais à une journée de marche seulement d’al-Andalus. C’est tout à fait ce que je voulais. Nous nous établirons ici.

La sultane Katima l’approuva, et la caravane entreprit le long processus de la colonisation.

8. Baraka

Dans l’ensemble, ils construisirent en amont, à partir des ruines de l’ancienne ville, récupérant les matériaux jusqu’à ce qu’il ne reste plus grand-chose des bâtiments originels, en dehors de l’église – une vaste grange de pierre, dépouillée de toutes ses idoles et de ses images. Ce n’était pas une très belle construction, comparée aux mosquées du monde civilisé. Ce n’était qu’un vulgaire rectangle, massif, trapu, mais de grande taille et situé en hauteur, au-dessus d’une anse du fleuve. C’est ainsi qu’après en avoir discuté avec tous les membres de la caravane, ils décidèrent d’en faire leur grande mosquée, ou mosquée du Vendredi.

Les modifications commencèrent immédiatement. Ce projet devint la principale tâche de Bistami, et il passa beaucoup de temps avec ibn Ezra, décrivant ce dont il se souvenait du mausolée de Chishti et des autres grands bâtiments de l’empire d’Akbar, se penchant sur les croquis d’ibn Ezra afin de voir ce qu’on pouvait faire pour que la vieille église ressemble davantage à une mosquée. Ils s’accordèrent à dire qu’il fallait ouvrir le toit, par lequel on voyait déjà le ciel en de nombreux endroits, et conserver les murs. Ceux-ci serviraient de base à une mosquée circulaire, ou plutôt en forme d’œuf, avec un dôme. La sultane voulait qu’on agrandisse la place sur laquelle donnait la cour de prière, en témoignage de la qualité universelle de leur version de l’islam. Bistami fit de son mieux pour lui complaire, bien que tout indiquât que cette région était pluvieuse, et qu’il y neigerait peut-être même en hiver. Ce n’était pas grave ; le lieu de culte se prolongerait de la grande mosquée sur une place, puis dans la cité au sens large et, par extension, dans le monde entier.

Ibn Ezra conçut joyeusement des échafaudages, des hottes de maçons, des charrettes, des entretoises, des étais, du ciment et ainsi de suite ; et il détermina, d’après les étoiles et les cartes dont ils disposaient, la direction de La Mecque, qui serait indiquée non seulement par le mirab, mais aussi par l’orientation de la mosquée elle-même. Le reste de la ville se déplaça vers la grande mosquée, toutes les pierres des vieilles ruines furent réutilisées pour la nouvelle construction alors que les gens s’installaient de plus en plus près. Les saupoudrages d’Arméniens et de Zott qui vivaient là, dans la ville dévastée, avant leur arrivée, se joignirent à leur communauté, ou s’en allèrent vers le nord.

— Nous devrions garder un espace près de la mosquée pour une madrasa, dit ibn Ezra. Avant que les habitations n’occupent tout le quartier.

Le sultan Mawji pensait que c’était une bonne idée, et il ordonna à ceux qui s’étaient installés près de la mosquée, alors qu’ils y travaillaient, de se déplacer. Certains des ouvriers protestèrent et refusèrent en bloc. Tout net. Lors d’une réunion, le sultan perdit son sang-froid et menaça d’expulser ce groupe de la ville, bien qu’en fait il n’eût sous ses ordres qu’une toute petite garde personnelle – à peine suffisante pour le défendre, d’après Bistami. Celui-ci se rappelait les immenses cavaleries d’Akbar, les soldats des mamelouks ; le sultan n’avait rien de comparable. Il avait affaire à une ou deux douzaines de mornes récalcitrants, dont il n’y avait rien à tirer. L’âme de la caravane, son esprit d’ouverture, était menacée.

Mais la sultane Katima arriva, montée sur sa jument arabe, se laissa glisser à terre et s’approcha du sultan. Elle posa la main sur son bras et lui dit quelque chose qu’il fut seul à entendre. Il eut l’air surpris, sembla réfléchir à toute allure. La sultane jeta un regard farouche aux récalcitrants. C’était une rebuffade tellement amère que Bistami se sentit frémir ; pour rien au monde il n’aurait pris le risque de s’attirer un regard pareil de sa part. Et en vérité, les mécréants blêmirent et baissèrent les yeux, honteux.

— Mahomet nous a dit que le savoir était ce que Dieu espérait de mieux pour l’humanité, dit-elle. La mosquée est le cœur de l’apprentissage, la maison du Coran. La madrasa est une extension de la mosquée. Il doit en être ainsi dans toute communauté musulmane, si l’on veut connaître Dieu plus intimement. Et il en sera de même ici. Évidemment.

Elle conduisit alors son mari à l’écart, vers le palais qui se trouvait de l’autre côté du vieux pont de la cité. Au milieu de la nuit, les gardes du sultan revinrent, sabre au clair, brandissant des piques, pour chasser les indésirables et les disperser ; mais la zone était déjà vide.

Ibn Ezra hocha la tête, soulagé, en apprenant la nouvelle.

— À l’avenir, nous devrons nous y prendre bien à l’avance si nous voulons éviter ce genre de conflit, dit-il tout bas à Bistami. Cet incident sert peut-être la réputation de la sultane, d’une certaine façon, mais à quel prix.

Bistami ne voulait pas y réfléchir.

— Au moins, maintenant, nous aurons une mosquée et une madrasa côte à côte.

— Ce sont les deux parties d’une même chose, comme disait la sultane. Surtout si l’étude du monde sensible fait partie du programme de la madrasa. Ce que j’espère. Je ne peux supporter qu’un tel endroit ne serve qu’à de simples dévots. Dieu nous a placés dans ce monde pour le comprendre ! C’est ce que nous pouvons faire de mieux pour Le remercier, comme disait ibn Sina.

Cette petite crise fut bientôt oubliée, et la nouvelle ville, que la sultane appela Baraka – ce qui voulait dire « grâce », ainsi que le lui avait dit Bistami –, prit forme comme si Dieu lui-même en avait dessiné les plans. Tout y était évident. Les ruines de la vieille ville disparaissaient sous les rues, les places, les jardins et les ateliers de la nouvelle cité ; l’architecture et le plan de la ville ressemblaient à ceux de Malaga et des autres villes de la côte d’al-Andalus, sauf que ses murs étaient plus hauts, et ses fenêtres plus petites, car les hivers y étaient plus froids, et qu’un vent âpre soufflait de l’océan en automne comme au printemps. Le palais du sultan était le seul bâtiment de Baraka aussi ouvert et élancé qu’une construction méditerranéenne. Cela rappelait aux gens leur origine et leur montrait que le sultan se trouvait au-dessus des contraintes de la nature. De l’autre côté du pont, les places, les rues et les ruelles étaient petites de sorte que, le long du fleuve, une médina ou une casbah se développa. C’était, comme dans toutes les villes maghrébines ou arabes, un véritable dédale de maisons, de deux étages pour la plupart et dont les fenêtres du haut se faisaient face par-delà des ruelles tellement étroites qu’on pouvait, comme on le disait partout, se passer le sel et le poivre d’une fenêtre à l’autre par-dessus la rue.

La première fois qu’il neigea, tout le monde se précipita sur la place de la grande mosquée, après avoir enfilé plusieurs couches de vêtements. Un grand feu de joie fut allumé, le muezzin appela à la prière, on se mit à prier, les musiciens du palais jouèrent, les lèvres bleuies, les doigts gourds, et les gens dansèrent comme des soufis autour du feu de joie. Des derviches tourneurs dans la neige : tout le monde rit à ce spectacle, sentant qu’ils avaient amené l’islam dans un nouvel endroit, un nouveau climat. Ils faisaient un nouveau monde ! Il y avait tout le bois qu’on voulait dans les forêts encore inexplorées, au nord, et du poisson et du gibier à profusion. Ils avaient chaud, ils avaient à manger. En hiver, la vie continuait, sous une mince couverture de neige fondante, humide, comme s’ils vivaient dans les montagnes les plus hautes. Le fleuve déroulait son long estuaire dans l’océan gris, les vagues déferlaient sur la plage avec une férocité implacable, dévorant en un instant les flocons de neige tombés dans les vagues. Ils étaient chez eux.


Un jour, au printemps, une autre caravane arriva, pleine d’étrangers et de tout ce qu’ils avaient en ce bas monde. Ils avaient entendu parler de Baraka, et voulaient s’y installer. C’était une autre nef des fous, partie de colonies arméniennes et zott établies en Castille et au Portugal, dont les tendances criminelles paraissaient évidentes, à voir le nombre important de mains coupées, d’instruments de musique, de marionnettistes et de diseuses de bonne aventure.

— Je suis surpris qu’ils aient réussi à franchir les montagnes, dit Bistami à ibn Ezra.

— La nécessité les a rendus inventifs, sans nul doute. Al-Andalus est un endroit dangereux pour ces gens-là. Il paraît que le frère du sultan est un calife des plus sévères, d’une pureté quasi almohade. La forme d’islam qu’il fait respecter est si pure que je ne crois pas qu’on en ait jamais vu de telle, même au temps du Prophète. Non, cette caravane est faite de gens en fuite. Comme l’était la nôtre.

— Un sanctuaire, dit Bistami. C’est ainsi que les chrétiens appellent un endroit où ils sont à l’abri. Généralement leurs églises, ou la cour d’un roi. Comme certains des ribats soufis, en Perse. C’est une bonne chose. Les braves gens viennent vous voir quand la loi devient trop dure.

C’est ainsi qu’ils vinrent. Certains étaient des apostats ou des hérétiques, et Bistami débattit avec eux dans la mosquée même, s’efforçant, tout en parlant, de créer une atmosphère dans laquelle toutes les questions pouvaient être discutées librement, sans que l’on ait l’impression qu’un danger planait au-dessus de votre tête – il existait, mais il était lointain, de l’autre côté des Pyrénées –, et sans que rien de blasphématoire envers Dieu ou Mahomet soit proféré. Peu importait que l’on soit sunnite ou chiite, arabe ou andalou, turc ou zott, homme ou femme ; ce qui comptait, c’était la dévotion, et le Coran.

Il était intéressant pour Bistami de constater que ce difficile exercice d’équilibre religieux devenait de plus en plus facile au fur et à mesure qu’il s’y livrait – comme s’il se livrait à un effort physique, sur une crête ou une haute muraille. Défi à l’autorité du calife ? Voir ce que le Coran en disait. Ignorer les hadiths qui avaient encroûté le saint Livre, et l’avaient si souvent déformé : couper à la source. Là, les messages pourraient être ambigus, ils l’étaient souvent ; mais le Livre était venu à Mahomet après bien des années, et les concepts importants y étaient généralement répétés, chaque fois de façon légèrement différente. Ils en effectuaient une lecture comparée, et commentaient les différences.

« Quand j’étudiais à La Mecque, les vrais lettrés disaient… » C’était là toute l’autorité que Bistami revendiquait : il avait entendu parler les vraies autorités. C’était la méthode du hadith, évidemment, mais avec un contenu différent : on ne pouvait se fier au hadith ; seulement au Coran.

« Je parlais de cette question avec la sultane… » C’était entre elle et lui toujours le même enjeu. De fait, il s’entretenait avec elle d’à peu près toutes les questions qui se présentaient, et systématiquement des problèmes relatifs aux femmes ou à l’éducation des enfants. En ce qui concernait la vie familiale, il s’en remettait à son jugement à elle, auquel il apprenait à se fier de plus en plus alors que les années passaient. Elle connaissait le Coran sur le bout des ongles, et avait mémorisé toutes les sourates qui étayaient son point de vue sur les excès de la hiérarchie, et la protection des plus faibles – qui était sa priorité. Elle parlait à l’œil et au cœur, où qu’elle aille, et à la mosquée plus que partout ailleurs. Personne ne mettait plus en cause son droit à s’y trouver, et même parfois à diriger la prière. Il aurait paru anormal, dans la mosquée d’une ville appelée Baraka, d’entraver la démarche d’une telle personne, si pleine de grâce divine. Comme elle le disait si bien : « N’est-ce pas Dieu qui m’a faite ? Ne m’a-t-Il pas donné un esprit et une âme aussi vastes que ceux de n’importe quel homme ? Les enfants des hommes ne sont-ils pas nés d’une femme ? N’accorderiez-vous pas à votre propre mère une place au ciel ? Quelqu’un qui n’aurait pas été admis dans la contemplation de Dieu ne pourrait-il quand même gagner son ciel ? »

Quiconque répondait par la négative ne restait pas longtemps à Baraka. D’autres villes s’installèrent en amont et au nord du fleuve, des villes peuplées d’Arméniens et de Zott, moins habités par la ferveur musulmane. Un bon nombre des sujets du sultan s’en allèrent au fil du temps. Néanmoins, il y avait toujours plus de monde à la grande mosquée. Ils en construirent de plus petites dans les faubourgs, qui ne cessaient de s’étendre, autour des mosquées de quartier habituelles – mais la mosquée du Vendredi restait toujours le lieu de rencontre de la cité. Toute la population se retrouvait sur la place et dans l’enceinte de la madrasa les jours fériés, pour les fêtes, pour le ramadan, et le premier jour de neige, tous les ans, quand on allumait le feu de joie de l’hiver. Baraka était alors comme une seule famille, dont la sultane Katima était la mère et la sœur.

La madrasa grandissait aussi vite que la ville, sinon plus. Tous les printemps, quand la neige avait fondu sur les routes de montagne, de nouvelles caravanes arrivaient, guidées par des montagnards. Dans chaque groupe, certains étaient venus étudier à la madrasa, qui était devenue célèbre pour les recherches d’ibn Ezra sur les plantes et les animaux, les Romains, les techniques de construction et les étoiles. Ceux qui venaient d’al-Andalus amenaient parfois avec eux les copies des livres qu’ibn Rachid ou Maïmonide venaient de retrouver, ou les nouvelles traductions arabes des Grecs anciens, et ils amenaient aussi le désir de partager leurs connaissances et d’en apprendre davantage. La convivencia avait son cœur à la madrasa de Baraka, et l’information se répandait.


Et puis, un jour funeste, à la fin de la sixième année de l’hégire de Baraka, le sultan Mawji Darya tomba gravement malade. Il avait beaucoup grossi depuis quelques mois, et ibn Ezra avait tenté de s’improviser son médecin, l’astreignant à un régime strict de lait et de céréales qui avait paru lui donner un regain d’énergie et meilleure mine. Mais, une nuit, il s’était senti mal. Ezra était allé tirer Bistami du lit :

— Viens ! Le sultan est tellement malade qu’il a besoin de prières !

Cette injonction d’ibn Ezra était mauvais signe en vérité, car il n’était pas du genre à inciter à prier pour un oui ou pour un non. Bistami le suivit en courant et rejoignit la famille royale dans son aile du palais. La sultane Katima était blême, et Bistami fut choqué de voir à quel point son arrivée la rendait malheureuse. Elle n’avait rien contre lui personnellement, mais elle savait pourquoi ibn Ezra était allé le chercher à cette heure. Elle se mordit la lèvre et détourna les yeux, le visage baigné de larmes.

Dans sa chambre, le sultan se tordait de douleur. Incapable de prononcer une parole. On n’entendait que sa respiration, lourde, haletante. Il avait le visage rouge brique.

— A-t-il été empoisonné ? demanda Bistami à l’oreille d’ibn Ezra.

— Non, je ne crois pas. Leur goûteur va bien, fit-il en indiquant le gros chat qui dormait, roulé en boule dans sa corbeille. À moins que quelqu’un ne l’ait piqué avec une aiguille empoisonnée. Mais je n’en vois aucun signe.

Bistami resta auprès du sultan malade, qui se tournait et se retournait dans son lit, et prit sa main brûlante. Le sultan n’eut pas le temps d’articuler un mot. Il poussa un faible gémissement, se cambra. Il avait cessé de respirer. Ibn Ezra lui croisa les bras sur la poitrine et appuya fortement dessus en grognant lui-même. En vain ; le sultan était mort, son corps encore noué par son dernier spasme. La sultane éclata en sanglots, essaya de le ranimer, l’appela, appela Dieu et implora ibn Ezra de poursuivre ses efforts. Il fallut aux deux hommes un certain temps pour la convaincre que tout était fini ; ils avaient échoué. Le sultan était mort.


Les rites funéraires de l’islam remontaient à une époque très reculée. Selon la tradition, les hommes et les femmes se réunissaient séparément pour la cérémonie, et ne se retrouvaient brièvement qu’au cimetière, pour l’inhumation.

Mais évidemment, comme c’étaient les premières funérailles d’un sultan de Baraka, la sultane mena elle-même la population sur la place de la grande mosquée, où elle avait ordonné que le corps restât exposé. Bistami ne pouvait faire autrement que de suivre la foule et de se tenir devant elle pour réciter les vieilles prières rituelles comme si elles avaient toujours dû être annoncées aux hommes et aux femmes, en même temps. Et pourquoi pas ? Certains passages n’avaient de sens que s’ils étaient lus à tous les membres de la communauté ; et soudain, en regardant les visages hâves, désolés, des habitants, il comprit que la tradition était mauvaise, qu’elle était évidemment dans l’erreur. Oui, il était cruel de couper la communauté en deux au moment même où elle aurait eu besoin de se voir réunie. Il avait toujours adhéré aux idées de la sultane, et n’avait jamais remis en cause le fait qu’elle avait toujours raison. Cependant, jamais encore il n’avait si puissamment pris conscience de la nature anticonformiste de ses sentiments, et cela l’ébranla. Là, devant le cercueil de son sultan bien-aimé, il rappela à la population que les heures où le soleil brillait sur nos vies étaient comptées. Il prononça les paroles de ce sermon impromptu d’une voix rauque, déchirante, qui lui fit l’impression de venir d’une autre gorge. La même que pendant ces éternelles journées d’une autre vie, où il récitait le Coran sous le nuage de la colère d’Akbar. C’était trop à la fois, et il se mit à pleurer, incapable de continuer à parler. Les gémissements reprirent. Tous, sur la place, pleuraient, et beaucoup se frappaient, se livrant au rituel d’autoflagellation qui permettait d’évacuer une partie de la douleur.

La ville entière suivit le cortège, la sultane Katima le menant sur sa jument baie. La foule rugissait son chagrin comme la mer roulait les galets de la plage. Ils enterrèrent le sultan de telle sorte qu’il dominât le vaste océan gris, et après cela, tout ne fut plus que cendres et crêpes noirs pendant de longs mois.

En fait, ils ne devaient plus jamais ressortir de cette année de deuil. Ce n’était pas que la mort de leur chef ; c’était aussi que la sultane continuait à régner, seule.

Bien sûr, Bistami et tous les autres auraient dit que la sultane Katima était la véritable souveraine depuis le début, et que le sultan n’était que son époux gracieux et bien-aimé. C’était vrai, sans aucun doute. Mais maintenant, quand la sultane Katima de Baraka entrait dans la grande mosquée et prononçait les prières du Vendredi, Bistami se sentait mal à l’aise et voyait que les gens de la ville l’étaient également. Katima avait ainsi parlé de nombreuses fois dans le passé, mais à présent tous ressentaient l’absence de l’aile protectrice de leur sultan bien-aimé, désormais de l’autre côté du fleuve.

Ce malaise se communiqua à Katima, évidemment, et ses discours devinrent plus stridents et plus plaintifs.

— Dieu veut l’égalité dans le mariage. Ce que le mari peut être, la femme peut l’être aussi : dans la période de chaos qui précédait l’an un, au moment zéro, les hommes traitaient les femmes comme des animaux domestiques. Dieu parla par l’intermédiaire de Mahomet et dit clairement que les femmes étaient des âmes égales à celles des hommes, et devaient être traitées comme telles. Elles reçurent de Dieu de nombreux droits spécifiques, en matière d’héritage, d’éducation des enfants, de divorce, de libre arbitre… Avant la première hégire, avant l’an un, au beau milieu de ce chaos tribal de meurtres et de vols, cette société de singes, Dieu dit à Mahomet de changer tout ça. Il dit : Oh oui, évidemment, vous pouvez épouser plus d’une femme, si vous le voulez – si vous pouvez y arriver sans querelles. Puis le verset suivant dit : Mais ça ne peut pas être fait sans querelles ! Qu’est-ce donc, sinon une condamnation de la polygamie en deux parties, énoncée sous la forme d’une énigme ou d’une leçon, pour des hommes qui sans cela n’y auraient jamais pensé par eux-mêmes ?

Mais à présent, il était tout à fait clair qu’elle essayait de changer la façon dont les choses marchaient, la façon dont l’islam marchait. Évidemment, ils avaient tous essayé, depuis le début – mais en secret, peut-être, sans l’avouer à personne, sans se l’avouer à eux-mêmes. Maintenant, ils étaient confrontés au changement, représenté sous les traits de leur seule dirigeante, une femme. Il n’y avait pas de reines dans l’islam. Aucun des hadiths ne s’appliquait plus.

Bistami, qui s’efforçait désespérément de l’aider, fit ses propres hadiths – en leur fournissant des isnads plausibles mais fallacieux, les attribuant à d’anciennes autorités soufies inventées de toute pièce, à leur sultan, Mawji Darya, ou encore à un vieux soufi persan dont il avait entendu parler. Parfois, même, il laissait entendre que c’étaient des éléments de sagesse trop communs pour avoir besoin d’être attribués à un auteur quelconque. La sultane en faisait tout autant, en suivant son exemple (croyait-il), mais elle s’abritait généralement derrière le Coran, retournant de façon obsessionnelle aux sourates qui étayaient ses positions.

Mais tout le monde savait comment les choses marchaient en al-Andalus, et au Maghreb, et à La Mecque, et de fait partout, d’un bout à l’autre du Dar al-islam, de la rive de l’océan occidental à celle de l’océan oriental (qui, disait à présent ibn Ezra, étaient les deux rives d’un même océan, occupant la majeure partie de la Terre, laquelle était un globe essentiellement couvert d’eau). Les femmes ne dirigeaient pas la prière. Quand la sultane le faisait, cela restait choquant, et triplement depuis que le sultan n’était plus là. Tout le monde le disait : si elle voulait continuer sur ce chemin, il fallait qu’elle se remarie.

Mais elle ne donnait pas l’impression d’y songer. Elle portait les voiles noirs du deuil, se tenait à l’écart de tout le monde, et n’avait pas d’échanges avec quelque personne de sang royal que ce soit. En dehors de Mawji Darya, l’homme en compagnie de qui elle avait passé le plus de temps était Bistami lui-même. Quand il comprit les regards que certains, en ville, lui jetaient, regards qui impliquaient qu’il pourrait éventuellement épouser la sultane et les tirer de ce mauvais pas, il se sentit comme ivre, la tête légère, presque nauséeux. Il l’aimait tant qu’il ne pouvait s’imaginer marié à elle. Ce n’était pas ce genre d’amour. Il ne pensait pas qu’elle puisse l’imaginer non plus, alors il n’était pas question d’avancer l’idée – idée qui était à la fois séduisante et terrifiante, et en fin de compte pénible à l’extrême. Une fois, elle parla à ibn Ezra en présence de Bistami, l’interrogeant sur sa théorie au sujet de l’océan au bord duquel ils étaient.

— Vous dites que c’est le même océan que celui que voient les habitants des Moluques et de Sumatra, de l’autre côté du monde ? Comment serait-ce possible ?

— Le monde est assurément un globe, répondit ibn Ezra. Il est rond comme la lune, ou comme le soleil. Une boule, une sphère. Nous sommes ici à l’extrémité occidentale du monde. De l’autre côté du globe se trouve le bout du monde oriental. Et cet océan couvre le reste, vous comprenez.

— Alors nous pourrions aller en bateau jusqu’à Sumatra ?

— En théorie, oui. Mais j’ai essayé de mesurer la taille de la Terre, en partant des calculs effectués par les Grecs anciens, par Brahmagupta, en Inde du Sud, et de mes observations du ciel. Je ne puis en être sûr, mais je crois qu’elle doit faire environ dix mille lieues de circonférence. Brahmagupta disait cinq mille yogandas, ce qui fait à peu près la même distance, si j’ai bien compris. Quant à la masse de terre émergée, du Maroc aux Moluques, je l’estime à cinq mille lieues. Donc, si cet océan que nous contemplons couvre la moitié du monde, il fait cinq mille lieues ou davantage. Aucun vaisseau ne pourrait effectuer la traversée.

— Vous êtes sûr qu’il est aussi vaste que ça ?

Ibn Ezra agita la main comme un bateau sur la mer en signe d’incertitude.

— Je n’en suis pas absolument certain, sultane. Mais je pense que ça doit faire à peu près ça.

— Et les îles ? Cet océan ne peut sûrement pas être complètement vide sur cinq mille lieues ! Il doit forcément y avoir des îles !

— Sans aucun doute, sultane. Je veux dire, ça paraît vraisemblable. Des pêcheurs, que des tempêtes ou des courants avaient entraînés loin vers l’ouest, ont rapporté être tombés sur des îles. Mais ils ne disent pas à quelle distance de la côte, ni dans quelle direction.

— Alors nous pourrions peut-être prendre la mer et trouver les mêmes îles, ou d’autres pareilles ? risqua la sultane, pleine d’espoir.

Ibn Ezra fit à nouveau voguer sa main sur un océan imaginaire.

— Eh bien ? dit-elle âprement. Ne pourrait-on pas construire un vaisseau capable de voguer aussi loin ?

— C’est possible, sultane. Mais l’armer pour un voyage aussi long… Nous ne savons même pas combien de temps il durerait.

— Ça, reprit-elle d’un ton sombre, il se pourrait que nous soyons obligés de le découvrir. Le sultan étant mort, et comme je n’ai personne avec qui me remarier… (elle jeta un coup d’œil à Bistami) il y aura en al-Andalus des méchants pour songer à nous prendre le pouvoir.

Cette nuit-là, Bistami se tourna et se retourna dans son lit en revoyant encore et encore ce bref regard. C’était un coup de poignard dans le cœur. Mais que pouvait-il faire ? Comment devait-il négocier une situation pareille ? Il ne ferma pas l’œil de la nuit.

Parce qu’un mari aurait été bien utile. L’harmonie avait quitté Baraka, et on avait sûrement eu vent de la situation de l’autre côté des Pyrénées, parce que, tôt au début du printemps suivant – alors que les fleuves étaient encore gros et les montagnes déchiquetées toutes blanches –, des cavaliers descendirent la route des collines au sud, amenant avec eux un froid orage, venu de l’océan : une longue colonne de cavaliers, en fait, avec des étendards de Tolède et de Grenade qui claquaient au vent, des épées et des lances au côté, luisant dans le soleil. Ils entrèrent à cheval sur la place de la mosquée, au centre de la ville, arborant toutes leurs couleurs sous les nuages qui s’amoncelaient. Ils pointèrent leurs lances devant eux. Leur chef était l’un des frères aînés du sultan, Said Darya. Il se dressa sur ses étriers d’argent, de sorte qu’il dominait le peuple assemblé, et dit :

— Nous réclamons cette ville au nom du calife d’al-Andalus, afin de la sauver de l’apostasie, et de la sorcière qui a jeté un sort sur mon frère et l’a tué dans son lit.

La foule, qui grossissait à chaque instant, regardait hébétée les cavaliers. Certains des villageois avaient la face rouge et les lèvres pincées, d’autres avaient l’air contents, la plupart semblaient troublés ou maussades. Une partie de la racaille de la Nef des Fous déterrait déjà les pavés de la place.

Bistami vit tout cela depuis l’avenue qui menait au fleuve, et, tout d’un coup, quelque chose dans cette vision le frappa vivement ; ces lances et ces arcs, pointés vers le centre de la place : c’était comme le piège à tigre, en Inde ; et ces gens étaient comme les Bagh-mari, le clan de tueurs de tigres professionnels qui parcourait le pays et débarrassait les gens des tigres qui leur posaient problème moyennant espèces sonnantes et trébuchantes. Il les avait déjà vus ! Et pas seulement avec la tigresse, mais avant cela, une autre fois. Il ne se souvenait plus quand, mais il s’en souvenait quand même : une embuscade, un piège mortel, les hommes poignardant Katima alors qu’elle était grande et qu’elle avait la peau noire – oui, tout cela était déjà arrivé !

Pris de panique, il traversa en courant le pont qui menait au palais. La sultane Katima se dirigeait vers son cheval pour aller affronter les envahisseurs, mais il s’interposa. Furieuse, elle tenta de l’écarter, alors il passa son bras autour de sa taille, aussi mince que celle d’une jeune fille, ce qui leur causa un grand choc à tous les deux, et il s’écria :

— Non, non, non, non, non ! Non, sultane ! Je vous en prie, je vous en supplie, n’y allez pas ! Ils vont vous tuer, c’est un piège ! J’ai déjà vu ça ! Ils vont vous tuer !

— Il faut que j’y aille, dit-elle, les joues empourprées. Le peuple a besoin de moi…

— Non, il n’a pas besoin de vous ! Il a besoin de vous vivante ! Nous pouvons encore partir, les nôtres pourraient nous suivre ! Ils nous suivront ! Nous devons laisser la ville aux envahisseurs, les bâtiments ne sont rien, nous pouvons partir pour le Nord, votre peuple nous suivra ! Écoutez-moi, écoutez-moi ! (Il la prit par les épaules et la serra très fort, la regardant droit dans les yeux.) J’ai déjà vu tout ça. Je sais. Nous devons fuir, ou nous allons nous faire tuer !

De l’autre côté du fleuve, ils entendaient des cris. Les cavaliers d’al-Andalus n’avaient pas l’habitude de voir résister une population sans armée, sans cavaliers, et ils chargeaient dans les rues la foule qui leur lançait des pierres en fuyant. Les Barakis étaient fous de rage. Il était évident que ceux à qui on avait coupé une main se battraient jusqu’à la mort pour leur sultane. Ce ne serait pas aussi facile que les envahisseurs le pensaient. La neige tourbillonnait dans l’air noir, les flocons fuyaient, portés par le vent qui tombait des nuages gris planant sur leurs têtes. Des incendies avaient éclaté dans la ville. Le quartier qui entourait la grande mosquée commençait à brûler.

— Venez, sultane ! Il n’y a pas de temps à perdre. J’ai déjà vu comment ça se passait, ils seront sans pitié, ils viennent vers le palais, nous devons partir tout de suite ! C’est déjà arrivé ! Nous pourrons bâtir une nouvelle cité dans le Nord, nous ne partirons pas seuls, nous formerons une caravane et nous recommencerons, nous nous défendrons comme il faut !

— Très bien ! s’écria soudain Katima en regardant la ville en flammes, de l’autre côté du pont.

Le vent soufflait par rafales, leur apportant les cris de la ville.

— Maudits soient-ils ! Maudits soient-ils ! Eh bien, prenez un cheval ! Venez, venez tous ! Nous avons une longue route à faire !

9. Encore une rencontre dans le bardo

Et c’est ainsi que, bien des années plus tard, après être allés au nord et avoir fondé la ville de Nsara, à l’embouchure de la Lawiyya, après l’avoir victorieusement défendue contre les sultans taïfas d’al-Andalus, et avoir jeté les prémices d’une puissance maritime qui s’en allait pêcher dans toutes les mers et commercer bien au-delà, ils se retrouvèrent dans le bardo. Bistami était tout content. Katima et lui ne s’étaient pas mariés, cette question n’ayant plus été évoquée, mais il avait été le principal ouléma de Nsara pendant de nombreuses années, et avait contribué grandement à l’instauration de la légitimité religieuse de cette nouveauté : une reine dans l’islam. Katima et lui avaient travaillé à ce projet quasiment tous les jours de leur vie.

— Je t’avais reconnue ! rappela-t-il à Katima. Au milieu de la vie, à travers le voile de l’oubli, quand il l’a fallu, j’ai vu qui tu étais, et toi – tu as vu quelque chose aussi. Tu as su qu’une réalité supérieure était à l’œuvre ! Nous avançons !

Katima ne répondit pas. Ils étaient assis sur les dalles de pierre d’un vaste endroit dégagé qui ressemblait un peu au tombeau de Chishti, à Fatehpur Sikri, sauf que la place était beaucoup, beaucoup plus grande. Les gens faisaient la queue pour entrer dans le mausolée et y être jugés. On aurait dit des hajis en route pour la Kaaba. Bistami pouvait entendre la voix de Mahomet à l’intérieur, qui en louait certains, en admonestait d’autres. « Tu dois essayer encore », dit à quelqu’un une voix comme celle de Mahomet. Tout était calme et atténué. C’était peu avant l’aube, il faisait froid et humide, l’air était plein de lointains chants d’oiseaux. Assis là, à ses côtés, Bistami voyait bien pourquoi Katima n’était pas comme Akbar. Akbar avait très certainement été renvoyé à quelque royaume inférieur, et devait à présent hanter la jungle à la recherche de sa nourriture, comme Katima dans sa précédente existence, quand elle était une tigresse, une tueuse qui était malgré tout devenue l’amie de Bistami. Elle l’avait sauvé des rebelles hindous, puis l’avait fait partir du ribat en al-Andalus :

— Tu m’avais également reconnu, dit-il. Et nous connaissions tous les deux ibn Ezra, qui inspectait en cet instant le mur de la cour, faisant glisser le bout de son ongle sur le joint entre deux blocs de pierre, admirant l’appareillage cyclopéen du bardo. Nous avançons vraiment, répéta Bistami. Nous arrivons finalement à quelque chose !

Katima lui jeta un regard sceptique.

— Tu appelles ça avancer ? Se retrouver acculés dans un trou perdu au bout du monde ?

— Mais qu’est-ce que ça peut faire, l’endroit où on était ? On s’est reconnus, tu n’as pas été tuée…

— Génial.

— C’était génial ! J’ai vu à travers le temps, j’ai senti le doigt de l’éternel posé sur moi. Nous avons construit un endroit où les gens pouvaient aimer le bien. De petits pas, vie après vie ; et à la fin, nous serons là pour de bon, dans la lumière blanche.

Katima fit un geste. Son beau-frère, Said Darya, venait d’entrer dans le palais du jugement.

— Regarde-le, quel pauvre type ! Et pourtant, il n’a pas été jeté en enfer, il n’est pas non plus devenu un ver, ou un chacal, comme il le méritait. Il va retourner dans le royaume des hommes et semer de nouveau la ruine et la désolation. Lui aussi fait partie de notre jati, tu l’as reconnu ? Tu savais qu’il faisait partie de notre petite troupe, comme ibn Ezra d’ailleurs ?

Ibn Ezra s’assit non loin d’eux. La file s’avança, et ils avancèrent avec elle.

— Les murs sont solides, dit-il. Très bien construits, en fait. Je ne vois pas comment nous pourrions nous échapper.

— Nous échapper ! s’écria Bistami. Fuir le jugement de Dieu ! Personne ne peut échapper à ça !

Katima et ibn Ezra échangèrent un regard. Ibn Ezra dit :

— Mon sentiment est que n’importe quelle avancée dans la teneur de l’existence devra être anthropogénique.

— Quoi ? s’écria Bistami.

— Cela ne dépend que de nous. Personne ne nous aidera.

— Je ne dis pas ça. Même si Dieu aide toujours ceux qui l’appellent à l’aide. Mais cela dépend de nous, c’est ce que je me tue à vous dire depuis le début, et nous faisons de notre mieux, nous avançons.

Katima n’était pas convaincue.

— On verra, dit-elle. Le temps le dira. Pour l’instant, et en ce qui me concerne, je réserve mon jugement.

Elle regarda la tombe blanche, se redressa telle une reine, et dit avec un sourire assez carnassier :

— Et personne ne me juge.

Elle eut un geste hautain de la main, en direction de la tombe.

— Ceci ne compte pas. Ce qui compte, c’est ce qui se passe sur Terre.

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