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– Tu as fait du bon travail, Jasper. C’était ta première mission en solo et tu l’as réussie.
Je suis assis dans le bureau de Walter et je bois du petit-lait (traduction pour les allergiques aux locutions et autres lactophobes : j’éprouve en écoutant les paroles flatteuses de mon chef une vive satisfaction d’amour-propre !). Il faut dire qu’après la discussion avec Ombe dans ce couloir trop chauffé, j’avais soif. Principalement de reconnaissance…
– En effet, je crois utile d’ajouter en adoptant un ton exagérément modeste : coincer un vampire n’est pas chose facile. Il m’a donné du fil à retordre, l’animal, mais il a finalement trouvé son maître. Lorsque je lui ai bondi dessus, avec la vitesse du lynx et la force du lion…
Une grimace de Walter m’arrête net dans mon envolée et je retombe comme un soufflé trop cuit.
– Certes, Jasper. Mais laisse les lions tranquilles. Comme je viens de te le dire, tu as su gérer la situation, c’est tout ce qui compte pour moi. Dissimuler le vampire dans une cave – une cave ouverte sans effraction ! – et le ligoter avec de l’ail pour qu’il se tienne tranquille, voilà ce que j’appelle du beau boulot !
Son visage écarlate s’épanouit en me souriant. D’un geste mécanique, il essuie avec son mouchoir la sueur qui perle sur son front. Il porte une cravate qui hésite entre le bleu et le vert, avec des points blancs, sur une chemise rose foncé. Et un truc jaune greffé sur la poche. L’horreur !
– Ah…, j’arrive seulement à articuler.
– Enfin un stagiaire qui comprend ce que l’Association attend de lui ! De la dis-cré-tion. De la re-te-nue. Ce n’est pourtant pas compliqué, hein ? Quand on dit gérer l’Anormal par le Paranormal, ça ne veut pas dire se jeter tête la première par la fenêtre, n’est-ce pas ? Ni défoncer un mur ou utiliser une pioche au lieu de son cerveau !
– Oui monsieur, je réponds sans saisir à quoi il fait allusion.
– Bref, conclut Walter. Ce n’est pas pour cela que je t’ai demandé de passer. Tu as dit quelque chose à Rose au sujet de ton vampire, je crois.
– J’ai signalé à mademoiselle Rose que Fabio, le vampire que je poursuivais, avait un comportement bizarre. On aurait dit qu’il était drogué.
– Ivre ?
Ah non, il ne va pas s’y mettre lui aussi !
– Non, non, pas soûl, drogué. Il ne titubait pas, il ne sentait pas l’alcool. Il avait simplement l’air… absent. Shooté.
Walter hoche la tête, sort une enveloppe de son bureau et me la tend.
– Ta mission s’étant conclue par un succès, je t’en confie une autre. Elle découle directement de la première. C’est en quelque sorte le suivi de l’affaire.
Je reconnais sur l’enveloppe, cachetée à la cire comme tous les ordres de mission, à côté du A comme Association, le sceau des Anormaux et celui des Vampires. Je n’en ai donc pas fini avec les buveurs de sang.
Je fronce les sourcils en rangeant l’enveloppe dans ma sacoche, entre mes fioles et mes cahiers de cours. Un stagiaire, deux jours de suite sur le terrain ? L’Association doit être vraiment débordée en ce moment. À moins qu’une épidémie de gastro se soit abattue sur les Agents titulaires !
Je jette un regard interrogateur à Walter mais le chef compulse déjà un autre dossier.
Je me racle la gorge.
– Tu es encore là ? Rentre chez toi, Jasper.
– J’aurais besoin d’un certain nombre d’ingrédients pour cette mission, je dis d’un ton presque suppliant. J’ai usé tout mon ail séché et il me manque deux trois poudres qui…
– Passe voir le Sphinx avant de partir, répond-il, agacé, sans lever le nez de ses papiers.
Je bondis sur mes pieds et quitte la pièce avant qu’il ait le temps de revenir sur sa décision. Youpi ! Même glauque, même sentant le moisi et malgré l’excentricité du maître des lieux, l’armurerie est un de mes endroits préférés.
Je passe en un éclair devant le bureau de mademoiselle Rose, silencieux comme une ombre, utilisant toutes les ressources acquises en visionnant de nombreux films sur les ninjas.
– Ne traîne pas en bas, Jasper.
Je ne suis même pas sûr qu’elle se soit retournée. L’espace d’un instant, l’image de mademoiselle Rose tournant la tête sans cesser de pianoter sur son clavier, à la façon de la fille possédée de L’Exorciste, m’arrache un frisson.
– Je vais juste faire provision de quelques bricoles en prévision de ma nouvelle mission, je réponds en revenant sur mes pas (elle ne s’est pas retournée, mais heureusement sa tête non plus). Walter m’a félicité, vous savez ? Je crois qu’il attend beaucoup de moi. Je vais tâcher d’être à la hauteur. Vous êtes déjà partie en mission, Rose ?
– Tu m’ennuies, Jasper. File avant que je condamne l’ascenseur.
Je ne me le fais pas dire deux fois et me précipite au bout du second couloir.
J’ouvre un placard contenant un balai couvert de poussière et un seau métallique. Je tire sur l’anse jusqu’à entendre le clic déclenchant le mécanisme. Quelques minutes plus tard, accompagnée de moult grincements, une minuscule cabine d’ascenseur apparaît, poussant vers le haut le balai et le seau.
C’est génial, j’adore ! Là j’ai vraiment l’impression d’être dans un film d’espionnage ! Enfoncé James Bond, enfoncé Van Helsing !
Je prends place dans la cabine, conçue pour une seule personne, et j’appuie sur le bouton orné d’un – 2 conduisant à l’armurerie. Pour information, le niveau –1 correspond aux archives, il n’y a pas de prisons spéciales dans l’immeuble. Si ? Aïe. Hé ! Pas de fantasmes inutiles. La réalité dépasse souvent l’affliction…
L’ascenseur gémit puis décide finalement de s’ébranler. Il se faufile jusqu’au sous-sol en se frayant un passage dans l’épaisseur du mur contigu à l’hôtel, à une profondeur que je ne me hasarderais pas à chiffrer.
La cabine stoppe sa course dans un gling-glang de tous les diables. Saleté de porte ! J’ai chaque fois du mal à l’ouvrir.
Lorsque j’y parviens, je me retrouve dans un des lieux les plus bizarres que je connaisse : l’armurerie de l’Association.
On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre, a-t-on coutume de dire. J’ajoute qu’on ne s’attire pas le respect des vampires en les menaçant avec un pistolet ni celui des loups-garous en brandissant une matraque. Il faut de l’ingénieux, du spécifique. De quoi effrayer, neutraliser et parfois même tuer ce petit monde de l’Anormal. Pour cela, il y a l’armurerie et son armurier, sobrement surnommé le Sphinx.
Pourquoi ? Pas du tout parce qu’il pose des questions sans queue ni tête. Il est plutôt carrément taciturne. On a toujours l’impression de le déranger alors que zut, quand même, c’est son boulot de nous filer des armes !
Sa passion c’est les papillons, ceux qui vivent dans la pénombre, au premier rang desquels l’Acherontia atropos, le sphinx à tête-de-mort.
D’où le surnom.
Je laisse mes yeux s’habituer à la faible lumière éclairant les caves voûtées, découvrant des étagères surchargées et des placards pleins à craquer le long d’allées biscornues. Depuis combien de temps s’entassent les grimoires, les potions, les ingrédients dégoûtants ? Je donnerais très cher pour avoir le droit d’y fouiner une journée entière !
Je repère l’armurier un peu plus loin, en train de donner des tomates en pâture à trois gigantesques papillons.
– C’est donc ici que le Sphinx se terre, je plaisante à mi-voix pour me donner du courage avant de m’avancer résolument vers lui.
La première fois qu’on le voit, ça fait un certain effet. Après aussi d’ailleurs, la surprise en moins. Le Sphinx (les Agents, stagiaires en tout cas, ne connaissent pas son vrai nom) doit avoir cinquante ans. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi costaud. Il est bâti comme un lutteur de foire ! Son visage est couturé de cicatrices. Il porte les cheveux ras, en brosse. Ses yeux, bleu pâle, ressortent étrangement à cause d’une totale absence de sourcils. Qu’est-ce qu’il a affronté pour ressembler à ça ? Un troll en rut, un dragon blessé ?
– Bonjour ! je lance avec un petit geste amical de la main.
– Salut.
C’est tout. Un bref regard et il retourne à ses papillons.
– Eh, géniale votre idée du bola avec des gousses d’ail ! je continue courageusement. Si vous avez d’autres trucs du même genre, je suis preneur.
Pas de réponse. Quand je disais qu’on a l’impression d’être de trop…
Ce n’est pas la première fois qu’il manifeste une parfaite indifférence à mon égard. C’est parce que je suis stagiaire ? Quelque part, je me surprends à l’espérer. Je n’aimerais pas que le Sphinx m’ait personnellement en grippe.
Je recommence à parler. Ça me détend et je ne vois pas quoi faire d’autre.
Le récit de mes exploits, pour briser la glace ? Prémices d’une estime entre deux guerriers ? Pourquoi pas ! Ça ne coûte rien d’essayer.
– Figurez-vous, Sphinx, que ma prochaine mission concerne encore les vampires. Est-ce qu’on vous a dit que j’avais brillamment réussi mon entrée dans le monde de l’action, hier soir ? Walter n’a pas tari d’éloges ! Je vais vous narrer dans le détail l’incroyable aventure. Tenez-vous bien ! Voilà, c’était la nuit. Une nuit sans doute plus froide que les autres. Un vent venu des tréfonds de l’enfer balayait la rue dans laquelle j’avançais, le regard tendu vers les ténèbres et…
– C’est bon, c’est bon, grogne le Sphinx en posant délicatement sur un rebord d’étagère le papillon perché sur sa grosse main.
Il se dirige d’une démarche de félin vers son bureau encombré de vieux papiers et d’alambics. Je lui emboîte le pas, ne sachant si je dois me réjouir ou m’attrister de sa réaction. Bah, il sera temps plus tard de lui raconter mon aventure avec Fabio. Surtout que ma nouvelle mission risque d’être l’occasion de nouveaux exploits !
Le Sphinx pose un pistolet sur le coin du bureau.
– Il tire des fléchettes en bois, dit-il laconiquement. Idéal pour survivre à un affrontement contre un groupe de vampires.
Ah bon ? Finalement, on peut menacer les vampires avec un pistolet.
– Un… affrontement ? je réponds.
L’effarement doit se lire sur mon visage parce que le Sphinx sourit. Oh, pas un sourire éclatant, mais ses lèvres frémissent.
Je déglutis à l’idée d’une bataille rangée.
– Disons que je tire assez mal. Vous n’auriez pas quelque chose de plus subtil ?
– Ou de moins subtil, corrige-t-il, moqueur, en sortant d’un tiroir quelque chose ressemblant à une bombe lacrymogène.
– C’est quoi ?
– Bombe lacrymogène. Relevée au jus d’ail. Désolé, je n’ai pas encore réussi à mettre le soleil en flacon !
Le bois, l’ail et le soleil. Tout ce qui irrite les vampires ! Quand je pense que certains idiots espèrent s’en tirer en dégainant une croix en métal ou pire, en plastique… Les vampires étaient là avant l’invention du christianisme, pourquoi ils auraient peur d’un symbole religieux ? Évidemment, si la croix est en bois, pointue de préférence, c’est différent…
– Je prends ! je dis en m’emparant de l’aérosol et en le fourrant dans ma sacoche. Est-ce que je peux reconstituer ma réserve d’ail séché ? J’ai aussi besoin de chèvrefeuille et de laurier. Et puis de quelques métaux. Réduits en poudre, de préférence. J’ai le matériel chez moi mais c’est long et j’ai tendance à en mettre partout.
– Rien d’autre ?
– Ben non, je réponds sans relever l’ironie, il me reste suffisamment de pierres. Pour l’instant.
Pour me venger, j’insiste sur le « pour l’instant » comme la promesse (la menace ?) d’une visite prochaine.
Le Sphinx soupire.
– L’étagère au fond de l’allée B pour les plantes, celle au début de l’allée A pour les métaux. Prends ce dont tu as besoin, pas plus.
Puis il retourne à ses papillons.
Quel étrange personnage. De nombreuses rumeurs courent sur lui parmi les stagiaires, mais je me méfie des rumeurs. Celles qui me concernent prétendent que je suis obsédé par les filles, c’est dire !
J’attends que le Sphinx disparaisse de mon champ de vision puis je regarde ma sacoche avec inquiétude. Elle ne sera jamais assez grande pour tout ce que je compte emporter.