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Allez Jasper, ne te dégonfle pas. Respire un bon coup et vas-y !
D’accord, l’ordre de mission mentionne deux personnes et ils sont cinq à battre l’asphalte pour se réchauffer les pieds. Mais tu es un représentant officiel de l’Association.
Ta carte te protège.
Sans compter les sorts multiples et extraordinaires que tu maîtrises parfaitement. Et que tu n’as pas le droit d’utiliser contre des humains… Oublie ça, tout va bien se passer, ils n’ont aucune raison de ne pas se montrer coopératifs.
Tu parles. J’ai beau essayer de me raisonner, je suis tout de même sur le point de rencontrer des dealers pour leur faire la morale. J’ai seize ans, ce sont des adultes et je n’ai même pas de flingue pour les obliger à m’écouter !
Seul point positif : je n’ai repéré aucun vampire dans les environs.
Rideau.
Mon cœur cogne les trois coups.
Je sors de l’ombre.
– Salut les gars, je lance en m’approchant des silhouettes rassemblées sur le trottoir.
La devanture fermée du magasin « Tout pour le bébé » clignote et m’adresse d’obscènes clins d’œil publicitaires, m’empêchant de voir où je mets les pieds.
Le temps de prendre conscience du ridicule d’un tel lieu de rendez-vous pour traiter une affaire de cette importance et je glisse sur une crotte de chien, manquant me casser la figure.
Un instant ébahis, les cinq hommes éclatent de rire.
Belle entrée, Jasper, bravo.
L’obscurité vient à mon secours et masque le rouge vif qui envahit mes joues.
Je sors alors ma carte et la fourre sous leur nez.
– Ça suffit, je dis. J’ai des questions à vous poser !
Je m’attendais à des mines patibulaires, des balafres, des imperméables et des costards. Des renflements sous les aisselles, à cause des armes dans les holsters.
Je tombe de haut.
Mes durs à cuire ont le visage poupon d’étudiants qui vivent encore chez leurs parents. Ils portent des jeans, des blousons de marque et la seule chose qu’ils dissimulent sous leurs vêtements, c’est un lecteur MP3.
Un seul individu détonne au milieu du groupe. Un homme au visage anguleux et au regard de glace, plus âgé et mieux habillé que les autres.
Tout ce petit monde me toise d’un air goguenard.
– Refais voir ta carte, dit l’un d’eux alors que je m’apprête à la ranger. Elle est vraie ?
– À mon avis, il vient juste de l’acheter dans la boutique là derrière ! commente un autre, déclenchant une rafale de rires.
J’hésite entre me mettre franchement en colère et ignorer ces provocations à deux balles en arborant un air de profond mépris.
– Ça sent quoi ? demande le dealer en fronçant le nez. Y a comme une odeur de merde !
– Une odeur de couche pleine, ajoute un de ses potes en me faisant les gros yeux.
Nouveaux éclats de rire.
– J’ai marché dans une crotte de chien, je réponds en serrant les dents (qu’est-ce que j’aurais pu faire d’autre ? Rentrer dans le tas et me faire assommer ?). C’est bon comme ça, je crois, on peut passer à autre chose !
– Tout à fait d’accord, dit l’homme au regard de glace. Terminons-en avec cette mascarade. Que veut l’Association ?
– C’est vous, le patron du cirque ? je réponds avec tout l’aplomb dont je suis capable. Fallait pas venir avec vos clowns, le public est plutôt exigeant ce soir.
Le visage de l’homme se ferme carrément. Je comprends tout à coup qu’il est totalement hermétique à l’humour. Mademoiselle Rose aussi, c’est vrai. À première vue. Parce que je l’ai déjà entendue rire. Faut-il en déduire qu’elle n’est pas (je sais, ça paraît hallucinant) sensible à MON humour ?
– N’abuse pas de ma patience, morveux. Je te fais l’honneur de te prendre au sérieux. En temps normal, les petits cons de ton genre, je les défonce à coups de poing. Que tu bosses pour l’Association ne change rien à la donne !
Il a vraiment l’air sérieux.
Je déglutis et puis je calme le jeu.
– L’Association m’a simplement chargé de vous poser quelques questions.
– C’est quoi cette histoire d’Association, Vic ? demande l’un des dealers au chef de la bande.
Intéressant. On dirait que les comiques ne savent pas pourquoi je suis là, ni pour qui je travaille. C’est une faille à exploiter.
Le chef tourne vers son acolyte trop curieux un visage furibard.
– Je vous l’ai déjà expliqué en long et en large. Vous êtes bouchés, ma parole !
– Faut pas le prendre comme ça, grommelle le dealer. C’est juste qu’il y a des trucs que je pige pas.
– Cette Association, c’est une organisation concurrente de la nôtre, hein ? intervient un de ses copains.
– Pas du tout ! je m’insurge. Il s’agit de…
Le regard de Vic se pose sur moi, lourd de menaces.
– Toi, dit-il, pose tes questions et dégage vite fait.
– Pourquoi on répondrait aux questions de ce gamin ? s’étonne le dealer vexé. Si c’est un concurrent, on a qu’à le zigouiller.
Vic réfléchit. Il a menti à ses hommes et maintenant il cherche une issue. Je me permets un sourire triomphant.
Leçon numéro un, que je me prends en pleine figure : ne jamais sous-estimer son adversaire. Leçon numéro deux, qui renverse mes certitudes : le sens de l’humour n’est pas toujours indissociable de l’intelligence.
J’en ai ce soir une double preuve.
– Je ne veux pas d’ennuis avec ses parents, finit par dire Vic en se détendant. Alors on va l’aider à remplir son questionnaire pour qu’il ait une bonne note à l’école, d’accord ?
Il conclut sa tirade de faux-cul avec un clin d’œil qui soude à nouveau autour de lui les gros débiles lui servant de comparses.
– Charitable de ta part, Vic, mais ça risque d’être rasoir, dit l’un d’eux que je n’avais pas encore entendu.
– Aucune chance, répond le moins drôle de la troupe, hilare. Le rasage, il ne connaît pas encore !
Ils s’esclaffent. Vite, il faut en finir ! Avant que je devienne dingue.
Je fouille ma sacoche à la recherche de la liste de questions que Walter a pris soin d’attacher à l’ordre de mission.
Une sueur froide me dégouline dans le dos.
Catastrophe ! L’enveloppe est restée sur la table du salon.
– Alors, ça vient ?
Vite, quelque chose. N’importe quoi.
– Heu, est-ce que vous connaissez un dénommé Fabio ? j’improvise en tâchant d’affermir ma voix.
– Non. C’est qui ? Un de tes copains ?
– Tu joues avec lui au bac à sable ?
– Quelle horreur ! Les chiens font leurs saletés dedans !
Ils rient de nouveau.
C’est un cauchemar. Un cauchemar bien réel puisque la sonnerie de mon téléphone ne me réveille pas. Elle me fait seulement sursauter.
Je décroche machinalement.
– Allô ?
– Jasp, c’est Jean-Lu. Tu devineras jamais…
Évidemment. Si le diable existe, il s’appelle Murphy. C’est lui qui a énoncé la Loi de l’emmerdement maximum, celle qui s’applique à moi en ce moment, à cent pour cent, des pieds aux oreilles…
– Oui monsieur, ils sont là, je réponds d’une voix grave.
– Jasp ? C’est toi ? À quoi tu joues ?
– Pas très coopératifs, non. Les nettoyeurs ? C’est un peu tôt à mon avis. Laissez-moi encore essayer…
– Les nettoyeurs ? Tu pètes un câble, vieux. Eh ! Le gars du Ring ! Il nous prend ! On joue la semaine prochaine !
– D’accord, très bien monsieur. Merci de votre confiance.
– Jasp ? Allô ? Al…
Je me tourne vers les cinq rigolos en raccrochant mon portable. Je vais galérer mais j’arriverai bien à inventer quelque chose pour Jean-Lu. En attendant, ma petite comédie a considérablement refroidi l’ambiance. J’en profite pour enfoncer le pieu… le clou.
– Pourquoi est-ce que vous vendez de la drogue aux vampires ?
Net. Sans bavure. La phrase qui claque. Du pur John Wayne. Un mélange de franchise désarmante et de virilité sauvage. Jasper un, dealers zéro. Renvoyés dans les cordes, les zozos. Si j’étais fumeur je sortirais une clope, là, à l’instant, et je l’allumerais en penchant légèrement la tête, avec l’assurance tranquille des redresseurs de torts.
Un éclat de rire balaie mon film soigneusement monté.
– Des vampires ? Faut te faire soigner !
– Tu regardes trop la télé.
– T’es premier en rédaction à l’école, je parie !
Mais le regard de Vic contraste désagréablement avec la réaction désinvolte du reste de la troupe. J’y lis de l’inquiétude. De la colère aussi. À cet instant précis, je sais qu’il a cessé de me prendre pour un crétin.
C’est bon et pas bon du tout.
Mon instinct me pousse à reculer, à me mettre hors de portée. Je m’oblige à ne pas bouger, par un énorme effort de volonté.
Finalement et à mon lâche soulagement, Vic hausse les épaules.
– Marre d’entendre autant de conneries. On se casse, les gars.
Mélange de regards moqueurs et menaçants. La bande se dirige vers une voiture flambant neuve (bien qu’on ne soit ni en banlieue ni en période d’émeute) et grimpe à l’intérieur.
Bravo, Jasper. On peut dire que t’as assuré comme un dieu !
Quel fiasco, bon sang. Je crois que, de mémoire d’homme, personne n’a été aussi ridicule.
D’un point de vue professionnel, à part entrer en contact avec les dealers présumés, j’ai foiré de A (comme abruti) à Z (comme zozo).
Qu’est-ce que je vais mettre dans mon rapport ? Ils étaient cinq, quatre d’entre eux faisaient usage d’un humour carrément lourd, le cinquième avait l’air d’en savoir beaucoup et de manipuler les autres. Ah, j’oubliais : les comiques ont refusé de répondre à mes questions.
J’imagine déjà la tête de Rose.
Je préfère ne pas imaginer celle de Walter…
D’un point de vue personnel maintenant : je n’ai jamais été aussi humilié ! Sauf peut-être la fois où des petits farceurs, sous prétexte qu’ils étaient plus nombreux et plus costauds que moi, m’ont piqué mon maillot de bain dans la piscine municipale, m’obligeant à courir tout nu jusqu’aux vestiaires, poursuivi par les rires de mes camarades de CM2.
Que faire ? Rentrer chez moi la queue entre les jambes (c’est une image, rapport au chien) pour panser les blessures faites à mon amour-propre et rédiger un rapport bidon afin de sauver les meubles ?
Ou bien contrevenir à la règle sept (qui précise de façon limpide que l’agent doit se conformer strictement à sa mission) et suivre les dealers tout en guettant furieusement l’occasion de me racheter ?
Vic, le chef du gang des joyeux turlurons, est assurément la clé du mystère sur lequel Walter m’a demandé de travailler. Je ne peux quand même pas le laisser partir sans rien faire !
Le bruit du moteur arrachant au trottoir la voiture des malfrats boutonneux m’oblige à prendre une décision. Il existe des sorts de filature mais je ne dispose pas du temps nécessaire pour les tisser. Je dois me la jouer, disons, plus classique.
Un bruit désagréable écorche mes oreilles sensibles de joueur de cornemuse.
Derrière moi, un garçon juché sur un scooter avec autant de panache qu’Henri IV sur son cheval blanc joue avec la poignée des gaz pour attirer l’attention d’une fille assise sur un muret.
Je commence par vérifier qu’il est moins costaud que moi puis je me précipite. Je brandis ma carte de l’Association et, de ma voix la plus impérieuse, lance un :
– Police ! Je réquisitionne votre véhicule !
Un coup d’épaule maladroit m’arrache une grimace mais parvient à éjecter le Roméo éberlué du deux-roues. Je bondis sur la selle. Dérapant du pneu arrière sur les gravillons, je me lance aussitôt à la poursuite de la voiture qui vient de tourner à l’angle de la rue.
Taïaut ! Taïaut !
C’est le cri du chasseur appelant ses chiens pour les lancer après la bête.
Sauf que je n’ai pas de chiens.
Juste un vague morceau, collé sous la semelle.