12

J’étais persuadé qu’il faudrait au moins le Samu pour m’aider à sortir du lit.

À ma grande surprise, je n’ai découvert au réveil que quelques courbatures, des muscles endoloris et une gentille collection de méchants bleus.

Soit je dispose de facultés régénératrices stupéfiantes, soit ma pommade maison à la bruyère, camomille et sauge est particulièrement efficace (je m’en suis badigeonné de la tête aux pieds cette nuit après la douche).

Ou alors – hypothèse la moins séduisante – je suis une chochotte et j’ai exagéré mes tourments d’hier soir.

Pour mon confort psychologique, c’est l’explication de la pommade que j’ai choisie.

Je suis repassé tout à l’heure à l’endroit où j’ai emprunté le scooter du jeune coq. Je l’ai laissé sur le trottoir, devant le muret où se pâmait son admiratrice, avec un billet de dix euros coincé sous la selle. Pour l’essence.

Et puis j’ai pris le métro.

Ma sacoche, nettoyée et pleine à nouveau des mille choses utiles à un sorcier en proie à la malédiction de Murphy (un édit, je le rappelle, qui définit la Loi de l’emmerdement maximum), pend de façon rassurante sur ma hanche.

Les mains enfoncées dans les poches de ma veste noire qui exhibe des râpures comme autant de blessures de guerre, j’avance, déterminé, une lueur impitoyable dans le regard.

Sept, neuf, onze. Treize rue du Horla. J’ouvre la porte de l’immeuble d’un coup de pied rageur.

– Vous êtes fou ? Vous m’avez presque fait tomber !

Je me précipite pour soutenir Mme Deglu.

– Je suis désolé, je ne vous avais pas vue.

Mme Deglu est la présidente de l’Amicale des joueuses de bingo. Une personnalité, à l’échelle du bâtiment en tout cas. Une vieille peau, aurait dit Jean-Lu. Un dragon, aurait ajouté Romu. Je crois que même Walter l’évite.

– C’est une tentative d’assassinat !

– Allons, madame Deglu, je dis en la conduisant dehors par le bras. Je vous le répète, c’est tout à fait accidentel.

— Accidentel ou pas, ce n’est pas une façon d’ouvrir les portes. Le directeur de votre centre de rééducation pour jeunes voyous va en entendre parler, croyez-moi !

– J’en suis sûr, madame Deglu, je soupire en l’abandonnant sur le trottoir.

Où j’en étais, déjà ? Ah oui : une lueur impitoyable dans le regard.

Devant la porte du local, je laisse tomber mes manières de cow-boy et je me contente de frapper poliment. Je ne sais pas comment les sorts puissants apposés sur le seuil auraient répondu à un coup de pied, même parfaitement légitime.

Clic. Je pousse la porte.

Premier obstacle : mademoiselle Rose. J’hésite à me mettre à quatre pattes pour passer discrètement devant son bureau. Mais en émettant l’hypothèse (probable) qu’elle m’entende malgré tout, elle me trouverait à genoux et ce serait embarrassant.

J’opte pour un passage rapide, une course en direction de l’ascenseur.

Deuxième obstacle : l’ascenseur lui-même. Par chance il est déjà à l’étage, sous le seau et le balai, au fond du placard. Je me rue à l’intérieur. Mademoiselle Rose, pour une raison ou une autre, n’a pas bloqué le mécanisme, ce qu’elle peut faire depuis son bureau. J’en profite et glisse entre les murs jusque dans les entrailles de l’immeuble.

Troisième obstacle : pas de troisième obstacle. Le Sphinx se trouve quelque part dans l’armurerie, prêt à subir les foudres de mon juste courroux.

Je parcours les travées et finis par dénicher l’armurier en train de (surprise) s’occuper d’un papillon de la taille d’une mouette (j’exagère mais je suis très remonté).

Il se retourne et me dévisage.

– Tiens ! Tu as survécu aux hordes de vampires, on dirait.

L’expression imperturbable de sa figure couturée me refroidit quelque peu. Pas suffisamment pour m’empêcher de sortir la bombe lacrymogène de ma besace et la jeter à ses pieds.

– Ce n’est pas grâce à vous ! Il n’y avait pas d’ail, là-dedans, seulement de l’après-rasage. J’ai aspergé un vampire avec une simple lotion ! J’ai failli y passer… Par votre faute !

J’ai presque hurlé la dernière phrase.

Il plonge son regard dans le mien. Je me raidis. Mais au lieu de la lueur glacée ou, au contraire, incendiaire à laquelle je m’attendais, j’y découvre une certaine bonhomie.

Plus effrayant encore : comme une once d’intérêt.

– Bah, je me suis peut-être trompé en remplissant le réservoir. Tu n’as pas vérifié ton arsenal avant de partir en mission ?

Comment retourner une situation en une seule phrase…

– Non, je suis bien obligé de répondre.

– C’est une erreur que tu ne commettras plus, j’en suis sûr. Tu voulais autre chose ?

Le tout dit avec une douceur confinant à la gentillesse. Je me sens totalement désarmé. C’est malin !

Ma colère s’évanouit.

– Rien d’autre, je dis, penaud. Euh, je suis désolé. Je me suis emporté contre vous, alors que c’est moi qui suis en tort.

– Aucune importance, répond-il en s’intéressant de nouveau à son gigantesque papillon. Le principal, c’est que tu t’en sois sorti.

Je ne sais plus quoi faire. Je me dandine d’un pied sur l’autre.

– C’est gentil.

– Bah, quand on vient de se faire salement engueuler comme toi, on a droit à un peu de réconfort.

Là, ça fait tilt.

Je me dis tout à coup que j’ai raté un truc. Un truc important.

– Engueulé ?

Le Sphinx me dévisage.

– Tu n’es pas encore passé voir Walter ? À ta place, ajoute-t-il en secouant la tête et en levant les yeux au plafond, je ne le ferais pas attendre trop longtemps.

La douche froide. Avant d’être armurier, le Sphinx a sûrement été responsable d’une cellule de dégrisement.

Je tourne les talons, la tête basse.

– N’oublie pas de ramasser la bombe. Il y a une poubelle à côté de l’ascenseur.

Je m’exécute docilement.

– Ah, dit-il pour terminer, la prochaine fois que tu te sers dans le magasin, je veux une liste détaillée de tout ce que tu emportes.

C’est Waterloo. La défaite totale. Le bison coléreux transformé en zombie recalé.

Je traîne les pieds jusqu’à l’ascenseur.

Mademoiselle Rose m’accueille dans son bureau avec un regard plein de reproches.

– Il y a des toilettes au bout du couloir principal, pas la peine de descendre à l’armurerie. J’imagine que c’est pour ça que tu étais si pressé et que tu es passé devant moi sans me dire bonjour.

– Bonjour Rose, je soupire. Non, ce n’était pas pour… Aucune importance. Il paraît que Walter veut me voir ?

Elle hoche la tête, se lève et me fait signe de la suivre.

– Entrez ! hurle Walter en réponse à ses toc-toc sur la porte.

– Jasper est arrivé, dit-elle en s’effaçant pour me laisser passer.

– JASPER ! DIEUX DU CIEL ! SOMBRE IDIOT !

J’hésite à avancer davantage. Le niveau de décibels me paraît déjà insupportable où je me trouve. Heureusement, Walter prend le temps de respirer et passe d’un rouge violacé à un rouge cramoisi.

– Assois-toi.

J’obtempère aussitôt.

– Quand je pense qu’hier matin je ne tarissais pas d’éloges sur toi ! Sur ta discrétion ! Ton sens de la retenue ! Ta capacité à gérer les situations dans le strict respect du règlement !

– Monsieur, c’est ce que j’ai essayé…

– Silence ! rugit-il en s’épongeant le front.

Je remarque alors seulement sa cravate moutarde tranchant sur une chemise bleu néon tachée de sueur.

– L’article neuf, Jasper ! Tu crois qu’il s’adresse aux gamins qui jouent avec des allumettes ? Bon sang, c’est clair pourtant : l’odeur de soufre annule la mission ! Répète après moi : l’odeur de soufre annule la mission !

Je répète après lui.

– Alors pourquoi, Jasper, pourquoi ? gémit-il comme si je venais de le blesser personnellement.

– Ben disons que quand j’ai senti l’odeur du soufre, il était trop tard. J’étais à l’intérieur d’un cercle pentaclite et…

– Je ne veux pas entendre tes excuses ! Le règlement, c’est le règlement !

– J’ai quand même mis en fuite un démon, terrassé un vampire et résolu le mystère que vous m’aviez confié ! je réponds en haussant le ton, indigné par tant d’ingratitude.

– Un démon !

Il souffle comme s’il allait succomber à une attaque.

– Un démon, continue-t-il, un démon !

Il soupire.

– Qu’est-ce que je vais bien pouvoir dire au Bureau, moi ? Que j’envoie des stagiaires irresponsables combattre des démons ?

Il me fixe comme s’il venait de découvrir ma présence dans son bureau.

– Tu es encore là ? Tu devrais être chez Rose, en train de lui dicter ton rapport !

Je m’empresse de lui obéir. Pas assez vite, hélas.

– J’oubliais, ajoute encore Walter : pas de nouvelle mission pendant deux semaines. Tu as besoin de te reposer et de te remettre les idées en place.

– Deux semaines ? je hoquette, complètement pris par surprise. Mais qu’est-ce que je vais faire pendant…

– Des étoiles en pâte à sel et des boules en papier mâché pour décorer ton sapin de Noël, répond Walter agacé sans relever la tête. Qu’est-ce que j’en sais, moi ? Ce n’est pas mon problème.

Je reste interloqué.

Quand je me ressaisis suffisamment pour me révolter, il est trop tard.

La porte s’est refermée.

Je pénètre dans l’antre de mademoiselle Rose avec une tête décomposée, puisqu’elle commence par me consoler. À sa manière.

– Voyons Jasper, ce n’est pas la fin du monde.

– Mais deux semaines, Rose, deux semaines !

– Tu en profiteras pour te concentrer sur le lycée. Le premier trimestre s’achève, tes notes ne sont pas très bonnes. C’est l’occasion de prendre de l’avance pour janvier.

Je m’effondre sur la chaise des visiteurs.

– Le lycée, les notes… Quelle importance ? J’ai déçu Walter, j’ai tout foiré.

Heureusement pour mon amour-propre, un détail me revient soudain et chasse l’envie de sangloter bêtement.

– Je pense à quelque chose. Comment est-ce que vous avez su, pour le soufre ? Dans mon message, je n’ai parlé que du vampire !

– Un Agent en patrouille dans le secteur t’a vu entrer dans l’usine. Il a hésité un moment puis il s’est dit que tu avais besoin d’aide et il a abandonné sa mission. Qui était importante.

– L’article huit, je marmonne : « L’aide à un Agent en danger prime sur la mission. » Mais comment ça se fait qu’il ne soit pas intervenu quand j’étais vraiment en danger ?

– L’article neuf, Jasper, rappelle mademoiselle Rose. À peine entré dans le bâtiment, il a senti l’odeur de soufre.

– Et il a annulé le sauvetage, après avoir renoncé à sa propre tâche. Quel gâchis !

– L’Agent a signalé l’incident, mais il ne s’est pas inquiété pour toi. Il a pensé qu’en vertu de l’article neuf…

– … j’avais moi aussi vidé les lieux, je termine à sa place.

– Bien. Et si on reprenait tout depuis le début ? propose-t-elle en sortant un appareil enregistreur d’un tiroir.

– Vous n’écrivez plus ?

– Avec les autres oui, mais pas avec toi. Tu es trop… prolixe.

Ça ne me vexe pas. Dans prolixe, il y a pro. On ne donne jamais assez de détails. Sauf qu’aujourd’hui je ne suis pas d’humeur.

– Ils étaient cinq au rendez-vous. Quatre sorciers et un malfrat. Ils n’ont pas voulu répondre à mes questions et sont partis en voiture. Je les ai filés en réquisitionnant un scooter, que j’ai depuis rendu à son propriétaire (précision que les gros yeux de mademoiselle Rose m’incitent à apporter sans plus attendre). Ils ont rejoint un vampire du nom de Séverin dans l’usine où je les ai suivis. C’est lui que vous avez retrouvé sur place, légèrement cramé.

– L’équipe envoyée sur place n’a pas vu de corps, précise Rose. Juste des traces de lutte.

– Ah, je réponds, déçu. Tant pis. C’est pour ce Séverin que les autres fabriquaient de la drogue, cette même drogue qui a poussé Fabio à péter les plombs. Ils m’ont repéré et ont voulu me tuer. Je me suis réfugié dans un pentacle. Les sorciers ont alors invoqué un démon qui leur a échappé. Il a liquidé le malfrat et le chef des sorciers. Des minables, entre nous ! Le démon a ensuite essayé de briser ma protection. Menaces, boules de feu, j’en passe. J’ai finalement réussi à le révoquer. Ensuite, Séverin m’est tombé dessus. Le vampire voulait que je remplace les sorciers disparus et que j’élabore sa drogue spéciale. Je m’en suis sorti avec un sortilège maison. Après, j’ai fait mon premier rapport au répondeur d’urgence et je suis rentré chez moi.

Mademoiselle Rose me regarde, le menton dans les mains, une expression indéchiffrable sur le visage.

Je commence à me sentir mal à l’aise.

Elle esquisse un sourire.

– C’est tout, Jasper ? Pas de lion, pas de nuit ténébreuse ni de regard aiguisé ?

Est-ce qu’elle se moque de moi ? Difficile à déterminer. Mais l’enregistreur numérique tourne toujours. Trop tentant.

Je finis par craquer.

– Vous auriez vu ce démon, Rose ! Ses yeux brillaient comme des volcans au cœur d’une nuit d’encre. Et sa voix ! Imaginez un tigre qui parviendrait à parler ! Mais je ne me suis pas laissé démonter. D’un calme qui en aurait remontré à la moins agitée des statues, j’ai tissé un puissant sortilège qui…

Lorsque je quitte le bureau de Rose au bout de trois quarts d’heure, je me sens rasséréné. Par gentillesse ou parce qu’elle n’avait rien d’autre à faire, Rose m’a écouté patiemment. Pour un peu, je l’aurais embrassée ! Pour un peu.

– Ah, j’ajoute en claquant des doigts comme pour retenir le détail qui a failli m’échapper, j’ai oublié de préciser que Séverin, le vampire, a dit quelque chose au sujet des loups-garous. De la meute des entrepôts. Je ne sais pas si…

– Deux semaines, Jasper, me rappelle mademoiselle Rose. On mettra quelqu’un sur le coup à ta place. Pense à tes devoirs.

Quand je songe qu’un instant, un tout petit instant, j’ai eu envie de l’embrasser.

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