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– Tiens, tiens ! gronde le démon amusé (c’est du moins la façon dont j’interprète son petit sourire en coin). Un autre sorcier ! Tu n’as pas fui avec tes compagnons ? Alors c’est pour toi qu’ils m’ont appelé !

Si je n’étais pas déjà mort de trouille, le fait qu’il s’adresse directement à moi aurait achevé de me terroriser.

– On se connaît ? je lance d’une voix qui, étonnamment, parvient à ne pas basculer dans les aigus.

Le démon ne s’attendait apparemment pas à ce que je réponde. Il marque sa surprise.

– Je ne crois pas. Pourquoi ?

– Généralement, on tutoie les gens qu’on connaît, je continue bravement. Ou alors on est un garçon mal élevé.

Il éclate franchement de rire. Enfin, il réitère le truc de tout à l’heure, genre tigre qui aurait bouffé du lion.

– Vous ne doutez décidément de rien, vous les humains ! Un qui me menace, un autre qui m’insulte. Vous n’avez donc pas peur de la mort ?

– Vous me vouvoyez, là, ou c’est un « vous » général ?

– Peu importe, insolent cloporte. En ce qui te concerne, « vous » rime avec « fou ».

Il ne sourit plus du tout.

Jasper, ton heure est venue et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle n’a pas tardé.

Ce qui me désole le plus ? Arrêter ma carrière de joueur de cornemuse aux portes de la gloire (en l’occurrence, celles du Ring). Savoir que ma mère mettra mes cendres dans une affreuse urne tibéto-provençale. Enfin, ne pas avoir eu l’occasion de dire à Ombe que je la trouve canon…

J’hésite à me recroqueviller par terre. La mort est peut-être moins douloureuse quand on ferme les yeux. Mais finalement je décide de l’accueillir debout et en face. Je dois bien ça à Walter, le seul qui a vraiment cru en moi.

Même s’il a eu tort, comme les événements sont en train de le prouver.

Le démon s’approche de mon pentacle et tend dans ma direction ce qui ressemble à une main. Il se heurte à ma barrière runique.

Je me crispe dans l’attente de l’inévitable explosion qui, curieusement, ne se produit pas. Au contraire, la barrière résiste.

Le démon lâche un grognement étonné. Il pose sa main contre la paroi translucide et pousse plus fort. Rien. Il est sacrément surpris, je le vois bien !

– On dirait que tu es plus doué que tes petits camarades, reconnaît-il. Logique. Autrement, ils n’auraient pas eu la bonne idée de m’appeler à la rescousse !

Il prend son élan et se jette contre le pentacle. J’entends un grand « baoum » et je vois des flammes lécher la barrière.

Qui reste intacte.

– Pas mal, dit-il encore. Pas mal du tout. Tu as de la chance que je ne sois pas ici celui que je suis là-bas…

Il fait le tour du pentacle, sans doute à la recherche d’une faille. Je ne le quitte pas des yeux. Est-ce qu’il joue avec moi comme le chat avec une souris ? Je n’ose envisager l’autre hypothèse, pourtant de plus en plus probable : et si mes sortilèges fonctionnaient ?

Je tire de cet espoir la force de me redresser et de toiser mon adversaire.

– Quelles sont vos intentions, je dis poliment (inutile de l’énerver), puisque vous semblez dans l’incapacité de m’atteindre ?

– Je n’ai pas dit mon dernier mot, murmure le démon en posant sur moi ses yeux de braise.

– Vous pourriez laisser tomber et aller vous amuser ailleurs, je propose lâchement, en le regrettant aussitôt.

Nul doute qu’il trouverait en effet, dehors, une foule de victimes impuissantes à tourmenter. L’idée fait aussitôt son chemin dans son esprit ténébreux.

– Pourquoi pas, après tout. Je perds mon temps ici avec toi alors qu’un troupeau entier de tes semblables m’attend dehors.

Et voilà, bravo Jasper. Tu es content de toi ? Sauver ta peau en sacrifiant celle des autres. Si Walter était là, il aurait une attaque. Quant à Ombe, je vois d’ici son air dégoûté. Il faut que je corrige le tir !

Je sors de ma poche ma carte d’Agent et je la brandis.

– Dès que tu auras le dos tourné, j’appellerai mes collègues de l’Association et ils te traqueront jusqu’à te renvoyer dans les enfers qui t’ont vu naître ! je clame avec une grandiloquence destinée à me rassurer autant qu’à ramener son attention vers moi.

J’y réussis au-delà de mes espérances.

Le démon se retourne d’un bloc et me fixe avec son regard brûlant.

– Tiens, tiens, siffle-t-il. L’Association. Tu as gagné, pauvre inconscient ! Je vais d’abord m’occuper de toi.

Pour faire bonne mesure, je soupire.

– Vous continuez à me tutoyer.

Il lance un coup de poing rageur contre mon pentacle.

– Tu entends ce que je dis ? Je vais te broyer, te déchiqueter, te réduire en bouillie, et toi tu t’inquiètes d’un « tu » !

– Du tout, je réponds du tac au tac. Mais je n’y peux rien, ce « tu » me tue.

– Tu as tort, tu sais, de me provoquer. Être tué n’est pas la pire façon de mourir. Je connais mille façons d’infliger la souffrance.

– Je vous crois sur parole. Dites, à propos de soufre et de rance, vous pourriez vous éloigner de la paroi, s’il vous plaît ? Elle ne protège pas des odeurs et la vôtre est carrément insoutenable.

Comme ça, avec un peu de chance, il me tuera d’un coup.

Les deux points rouges qui lui servent d’yeux rétrécissent encore. Avec mes jeux de mots pourris, je me suis encore attiré un ennemi. Mortel, celui-là.

Le démon recule de quelques pas. Je m’attends à ce qu’il essaie de fracasser le pentacle et je me contracte dans l’attente du choc. Mais non, il se contente de faire de grands gestes avec les bras et de psalmodier une incantation dans une langue que je ne parviens pas à identifier.

Incroyable : il prépare un sort ! C’est la première fois que j’assiste à un rituel de magie démoniaque et je ne peux m’empêcher, malgré les circonstances, d’être curieux. À mon avis, il n’y a pas beaucoup d’humains qui, comme moi, ont eu la chance de voir ça. Ou la malchance, ça dépend si on a une nature plutôt optimiste ou alors franchement pessimiste. C’est la fameuse histoire de la bouteille à moitié vide ou à moitié pleine.

À force d’incantations, le démon parvient à rassembler dans la paume de sa main un petit tas de magma rougeoyant qu’il jette dans ma direction. La substance en fusion s’écrase contre le pentacle et dégouline le long du champ de force.

Je suis peut-être en train de devenir fou mais il me semble entendre les runes se plaindre.

Une deuxième boule magmatique vient rejoindre la première. Mes barrières ondulent mais ne plient pas. Par les feux de l’enfer (et c’est le cas de le dire) ! Encore quelques projections du même genre et je pourrai dire adieu à mon pentacle.

J’essaie de vider mon esprit, d’oublier les projectiles venus d’une autre dimension qui attaquent insidieusement ma pauvre magie d’homme.

Je repasse dans ma tête les chapitres de mes quelques livres consacrés aux démons, à la recherche d’un élément qui pourrait m’aider.

Vite !

L’invocation d’un démon n’a rien à voir avec la soumission d’un troll. Tuer l’invocateur ne règle pas le problème. La preuve…

Par contre, un démon devient libre de ses actes quand il parvient à se libérer de celui qui l’a invoqué. C’est ce qui s’est passé.

Mais s’émanciper d’un sort d’appel ne veut pas forcément dire l’annuler. La plupart du temps, le sort lancé existe toujours. Il flotte quelque part, dans les limbes, il erre sans attache. Il me suffirait donc de reprendre le contrôle du sortilège désemparé pour terminer de lier le démon. Évident !

Tu parles, autant essayer de monter sur le dos d’un mustang shooté au maïs transgénique.

Une autre boule de magma ébranle la structure de mon pentacle. Les runes morflent un maximum. Sans le pouvoir apaisant et réconfortant des plantes, mes bouts d’écorce auraient déjà cramé.

Que faire ?

Dans l’éventualité saugrenue où je choisirais d’agir, il faudrait : un, que je sorte de mon pentacle ; deux, que j’atteigne le pentacle des apprentis sorciers ; trois, que je raccommode le sort brisé ; quatre, que je le lance sur le démon.

Tout ça en échappant aux boules de feu et aux mains de l’étrangleur surgi des enfers ! Autant mettre tous ses pions sur la case « chance insolente » d’une roulette russe en folie. Quelle idée délicieusement stupide !

Malheureusement, les circonstances risquent encore de décider pour moi. Mon pentacle ne résistera pas très longtemps aux assauts d’un démon de plus en plus furieux. Jasper, tu as déjà grappillé du sursis face à l’inéluctable. Tu aurais dû y passer depuis un bon quart d’heure. Après tout, ce n’est qu’un mauvais moment à passer !

Action.

– T’en as pas marre de jouer aux boules de neige ? je lance avec une effronterie qui n’a d’égale qu’une salutaire inconscience.

Le démon marque une pose dans ses tours de passepasse.

– Tiens, tu me tutoies maintenant !

– Nos rapports ont changé, je dis. Tu n’as pas remarqué ? Ils sont devenus plus chaleureux !

– Très amusant, répond le démon en retrouvant le sourire. Tu me manqueras !

– Pas toi, je rétorque. Des cauchemars dans ton genre, j’en fais tous les soirs. Allez, œil-de-braise, finissons-en ! Et rira bien qui rira le dernier !

Le démon retrouve son air bougon et son humeur taquine. Une boule épaisse et visqueuse fuse aussitôt dans ma direction.

Mais cette fois, à peine touche-t-elle la barrière runique que je plonge hors du pentacle et profite de l’écran de flammes pour me mettre à courir en direction des vestiges du rituel d’appel.

Derrière moi, dépourvues de raison d’être, les barrières runiques s’évanouissent en poussant un soupir de soulagement.

Je suis tout proche de l’autre pentacle quand le démon se précipite à mes trousses. Je ne peux m’empêcher de me retourner. Orphée s’est fait avoir de la même manière, lui aussi trop près des enfers. Fabio aussi, en sentant l’odeur des gousses d’ail ! Monumentale erreur…

Parce que du coup, je me prends les pieds dans le cadavre du sorcier et je m’étale douloureusement sur le sol poisseux de sang.

Pas le temps de me relever. Le démon est déjà là.

– C’était courageux mais voué à l’échec. Tu crois que je t’aurais laissé le temps d’élaborer une autre protection ?

Il se tient debout au-dessus de moi, les mains sur les hanches, visiblement décidé à prendre son temps. Et là je me surprends moi-même.

J’aurais dû être paralysé par la peur, ou bien me mettre à plat ventre et le supplier d’épargner ma vie. Eh bien non. Je reste d’un calme à toute épreuve.

Pleinement concentré.

Les rouages de mon cerveau tournant à fond.

Comme si un démon n’était pas sur le point de me torturer abominablement.

Surgissant de ma mémoire comme un bouchon de liège hors de l’eau, un précepte, lu il y a longtemps dans le Livre des Ombres d’un sorcier dont je n’ai jamais su le nom, vient flotter à la surface de ma conscience : « La nécessité seule ne suffit pas à libérer un pouvoir ; indispensable se révèle le savoir. Mais parfois, la nécessité finit par faire surgir le savoir. »

Comme nécessité, on ne peut pas faire plus nécessaire qu’en ce moment ! Quant au savoir… je sais par quelle formule le sorcier, dont le corps me sert de matelas comptait lier le démon. Et je sais aussi que ce qui a été brisé peut être raccommodé. Pour ça, je ne dispose hélas ni d’un pentacle ni du matériel ayant servi de près ou de loin au sortilège.

Par contre j’ai sous la main (on ne peut pas mieux dire) tout ce dont j’ai besoin.

– Ça finit donc comme ça ? se moque le démon. Tss tss, je suis déçu. Je m’attendais à une dernière boutade. Tant pis !

Il tend les bras vers moi.

Je me redresse brusquement et je fais quelque chose à laquelle il ne s’attendait absolument pas : je vais à sa rencontre et je lui saisis les poignets.

Avec mes mains pleines de sang.

Le sang de l’homme qu’il a lui-même assassiné tout à l’heure.

L’homme qui l’a personnellement attiré dans notre dimension.

En même temps que je m’efforce de ne pas frissonner au contact de la Créature démoniaque, je prononce une formule arrangée à ma sauce :

« Martonen ya tye utulië ar ya tye nuta nin sillumello, cana cen vanya ! Par le sort qui t’a appelé et qui te lie désormais à moi, je t’ordonne de foutre le camp ! »

Je suis trop épuisé nerveusement pour m’amuser avec les « ordres et désirs » de l’autre illuminé (pour ce que ça lui a servi, d’ailleurs !).

Je vois la stupéfaction se dessiner sur le visage du démon.

Moi qui pensais jusque-là que l’elfique était une langue toute de beauté et de douceur, je suis obligé de réviser mon jugement. Parce que le démon auquel je m’accroche toujours (des cloques commencent d’ailleurs à faire leur apparition sur mes mains) semble en proie à la terreur.

À mon avis, ses semblables ont eu affaire aux Elfes dans les temps anciens et ils n’en ont pas gardé un bon souvenir.

Le démon me dévisage. Je lis dans l’éclat de ses prunelles un mélange de reproche et d’effroi. Puis il baisse la tête, gémit et commence à se dissoudre.

J’attends pour crier victoire qu’il perde encore un peu de substance.

– Victoire !

Ma voix rebondit faiblement contre les murs de l’usine.

Sans chercher à calmer les tremblements qui s’emparent de mes membres, je me laisse retomber en arrière, contre le corps du sorcier qui m’a, bien malgré lui, sauvé la vie.

Lorsque je relève la tête, il ne reste plus du démon qu’un peu de brume, trop sombre pour appartenir à l’obscurité, qui s’effiloche comme à regret jusqu’à disparaître totalement.

C’est alors que j’entends une voix derrière moi.

– Bravo ! Très impressionnant !

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