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Je n’aime pas le lycée. Enfin, ce n’est pas tout à fait exact. Ce que je n’aime pas, c’est l’obligation d’y aller. Devoir rendre sa vie compatible avec les horaires de l’administration scolaire, voilà qui rapetisse l’exploit du saumon remontant les torrents !
Des millions d’années d’évolution pour en arriver là : se rassembler en troupeau à l’appel d’une sonnerie ! Se couler dans un moule conçu pour tout le monde et donc personne, s’obliger à des efforts surhumains comme se lever avant le soleil et (pire) essayer de ne pas s’endormir pendant le cours de maths, en échange de bonnes notes sur un carnet censé plaire aux parents (je parle de ceux des autres) !
Bon, j’exagère, j’exagère toujours. Mais l’école évoque pour moi d’innombrables heures d’ennui, un ennui trompé par mille rêveries généralement incompatibles avec les bonnes notes évoquées un instant plus tôt.
Il n’y a que deux trucs qui sauvent à mes yeux cette institution d’une destruction nucléaire méritée : les filles et les copains. Surtout les filles.
Non, d’abord les copains. J’en ai deux (des copains…) : Jean-Lu et Romu.
On s’est trouvés en entrant au lycée, comme se reniflent entre eux les chiens qui n’ont pas eu de chance, abandonnés au bord du chemin, contemplant le monde avec de grands yeux tristes. Ce qui se ressemble s’assemble, dit-on.
C’est pas faux (et je sais ce que ressembler veut dire !).
Physiquement d’abord, on a tous les trois des cheveux sombres et une peau blafarde à rendre jaloux un mort-vivant.
Psychologiquement ensuite, on partage la certitude d’être incompris.
Spirituellement enfin, on a découvert à travers moult expériences diverses avariées que s’il y a un dieu quelque part, on ne l’intéresse carrément pas.
J’oublie tout un tas d’autres points communs comme la capacité de lorgner la poitrine d’une fille pendant des heures, de jouer une nuit entière à Donjons et Dragons et de faire hurler les voisins en répétant baffles grands ouverts les compos de notre groupe Alamanyar (une tribu d’elfes partis un jour d’on ne sait où et qui ne sont jamais arrivés nulle part, pour donner une idée de notre état d’esprit).
– Oyez, oyez, gentes dames et damoiseaux ! J’ai l’honneur de vous signaler la présence parmi nous du sémillant Jasper ! Vos applaudissements, s’il vous plaît !
– Arrête Jean-Lu, je dis sans pouvoir m’empêcher de rougir.
Cet idiot est monté sur un banc, dans la cour, et fait son numéro avec un sourire d’ogre content de lui.
Jean-Lu est une force de la nature, dans le genre gros qu’on n’a pas envie d’emmerder. Il a une voix de stentor dont il abuse. Depuis quelques mois (malgré nos hurlements), il se laisse pousser la moustache et le bouc.
– Bah, me dit Romu en me tapant sur l’épaule, tu le connais, ça l’amuse. Plus tu insistes…
Romu, lui, est tout en longueur. En calme et en douceur. Des cheveux longs, des lunettes rondes, des santiags, des vêtements noirs passablement usés.
C’est la couleur de nos habits qui nous a rapprochés. Pas au début : on pensait chacun avoir affaire à un gothique ou un métalleux ! Et puis on s’est rendu compte que Jean-Lu porte du noir pour paraître moins gros, Romu pour se donner des airs de poète maudit et moi parce que cette couleur (ou plutôt cette absence de couleur) m’apaise.
– Salut Jean-Lu, je dis en lui serrant la main. Dis donc, c’est la grosse forme (j’insiste sur grosse).
– Ah ah ! T’es un marrant, Jasp, il répond de sa voix chaude. En attendant, hier, tu as tout raté. C’était énorme ! ajoute-t-il en me faisant un clin d’œil.
Mince, c’est vrai, c’était hier la fameuse soirée au Ring !
Romu embraie :
– Il y avait des filles, Jasp. Des canons.
Je déglutis.
– Et euh… vous deux…
– Houlà, en rêve, vieux, comme d’hab, juste en rêve ! intervient Jean-Lu.
Je pousse un soupir de soulagement. Non pas que je sois mauvais camarade, je suis tout à fait capable de me réjouir du bonheur d’un ami. Mais être le seul à rater LA fille de l’année à cause d’un vampire moisi, ça m’aurait rendu fou.
– En plus, Jean-Lu a eu un super contact avec le patron du pub, reprend Romu en me glissant un sourire entendu.
– Jean-Lu ? Avec le gars du pub ? je fais en leur lançant un regard moqueur plein de sous-entendus.
– Éteins vite cette lueur perverse dans ton regard, soupire Jean-Lu, ou je m’en charge. Écoute plutôt : je lui ai parlé d’Alamanyar et il est partant pour nous laisser la scène un de ces soirs ! Alors, continue-t-il avec un air triomphant, c’est qui le meilleur ?
– Tu veux dire qu’on jouerait devant un public ?
– Un public avec des filles, précise Romu.
– Et tout le monde sait, glousse Jean-Lu, que les filles ne résistent pas aux rock stars !
Rock star. Même si le rock en question est fortement mâtiné de folk avec une bonne couche de médiéval, ces deux mots sonnent comme une promesse.
J’en reste baba. Or, hum, ce n’est pas si fréquent…
– Il a dit quand ? je demande.
– Non, mais on doit y aller après l’heure d’anglais pour laisser une maquette.
Je grimace.
– Ce sera sans moi, les gars. J’ai un cours particulier.
Je déteste mentir, encore plus à mes deux seuls amis, mais que faire d’autre ? Leur annoncer de ma plus belle voix : « Désolé, j’appartiens à une société secrète et je suis tenu de suivre une formation spéciale » ?
Ils me toisent d’un air soupçonneux.
– Ce n’est pas un rendez-vous, hein ? s’assure Jean-Lu.
– Halte aux fantasmes, je me récrie, trop heureux qu’ils puissent se l’imaginer. Je vous promets que j’ai un cours particulier cet après-midi, ça vous va ?
– Ça nous va, confirme Romu au moment où, comme la trompette de la cavalerie, la sonnerie nous rappelle à nos devoirs.
Mais en même temps que je joue le vertueux, le visage d’Ombe s’impose à moi. Je vais la revoir tout à l’heure et j’en ai des frissons dans le dos. Cette pensée, aussi exaltante que déstabilisante, m’accompagne jusque dans la salle de cours.
Je me laisse tomber lourdement sur ma chaise, près de la fenêtre. Romu s’installe à côté. Jean-Lu est juste devant, seul. Ça lui permet de prendre ses aises. Tandis que la prof, surnommée par nos soins Nice-and-pretty (d’autres s’en sortent moins bien, il faut me croire), écrit au tableau, il se retourne pour nous souffler, les yeux pétillants :
– J’adore les cours d’anglais !
Moi aussi. Sans faire de lèche, j’aime bien les cours de langue. On peut dire que c’est mon point fort, avec une prédilection (l’elfique n’étant hélas pas près d’être enseigné à l’école) pour le latin.
Mais aujourd’hui mon esprit est ailleurs. Du côté de l’immeuble de l’Association et du mystérieux inconnu que j’avais aux trousses.
Est-ce que j’ai halluciné ? Non, il s’intéressait à moi, c’est évident.
La question est « Pourquoi ? ».
Même s’il m’arrive d’avoir une assez haute opinion de moi-même (quand je réussis à envoyer une boule de papier dans la corbeille, par exemple), j’ai du mal à croire que cet homme me suivait moi. Je m’explique : moi en tant que moi, Jasper, élève de première d’un niveau moyen plus, joueur de cornemuse (interdiction de rire) au sein du groupe Alamanyar et postulant (au coude-à-coude avec deux autres gars habillés en noir) au titre de plus grand ramasseur de râteaux auprès des filles de la classe. Cet homme aurait pu filer le Jasper fils-de-son-père, dans le but de réclamer une forte rançon qui aurait été payée (pour se débarrasser du problème, bien sûr). Mais l’endroit où j’ai été pris en chasse m’incite à opter pour une autre version : il en avait après Jasper l’Agent stagiaire, recruté par l’Association six mois plus tôt pour son talent dans les pratiques magiques…
C’est étonnant comme la vie bascule parfois sans qu’on s’y attende. Même si « chaque jour est un nouveau jour », ainsi que l’affirme un philosophe médiatisé ou bien une publicité pour un supermarché, je ne sais plus, c’est toujours (et seulement) un événement, fort ou anodin, qui est à l’origine de tout.
Nous nous étions rendus un après-midi, Jean-Lu, Romu et moi, dans l’arrière-salle d’un magasin qui vendait quantité de jeux et parmi eux les jeux de rôle qu’on adore.
Ce jour-là, un maître de plateau renommé, venu spécialement pour l’occasion, animait une partie et on s’est retrouvés en compagnie d’autres passionnés à compulser frénétiquement les cartes et à bouger nos figurines. Je m’étais glissé dans la peau d’un mage et les choses allaient plutôt bien pour moi. Au moment de partir, le meneur de jeu m’a retenu en me posant la main sur l’épaule. Il m’a dit que j’étais doué et il m’a parlé d’un club qui organisait des jeux de rôle grandeur nature. J’étais emballé, bien sûr, et je nous imaginais déjà, Romu, Jean-Lu et moi, courir dans les couloirs d’un château déguisés en chevaliers ! Mais il a douché mon enthousiasme en me demandant de n’en parler à personne. Un club d’élite, réunissant les meilleurs. Seulement les meilleurs.
Je pense qu’il faut être bon psychologue pour devenir meneur de jeu. En tout cas, il avait mis en plein dans le mille.
Les meilleurs…
Mon éperdu besoin de reconnaissance a lutté un instant contre ma loyauté avant de triompher. Je n’en ai pas touché un mot à mes amis.
Dès le lendemain, j’ai composé le numéro de téléphone que le gars m’avait laissé et on m’a donné rendez-vous dans un café branché, le Mourlevat. Ça m’a rassuré qu’on cherche à me voir dans un lieu public.
Alors j’y suis allé.
À quel moment se situe le fameux événement que j’ai évoqué plus tôt et qui décide d’une vie entière ? La partie ? Ma décision d’appeler ? Celle de me rendre au rendez-vous ? Un peu des trois, je crois.
Le destin n’est que la conjugaison du hasard et de la volonté. On peut souhaiter et guetter toute sa vie une occasion qui ne vient jamais. Inversement, il suffit d’une opportunité qu’on ne saisit pas et on passe à côté de son destin.
Ça fait froid dans le dos.
Dans le cas présent, j’ai eu le bon réflexe. Poussé par la curiosité, je me suis trouvé un beau jour de printemps assis en face de Walter.
Je dois avouer que j’ai d’abord été déçu. Walter est un vieux de cinquante ans. Il est chauve, transpire tout le temps et s’éponge régulièrement le crâne avec un mouchoir dégueulasse. Il a aussi du bide. Bref, l’archétype de celui qu’on ne veut pas du tout devenir plus tard. Il portait une chemise bleue à carreaux qui n’avait sûrement jamais rencontré de fer à repasser et une cravate jaune canari qui avait dû remporter de nombreux prix de ringardise (j’ai compris plus tard, hélas, qu’il avait fait ce jour-là un gros effort vestimentaire…). Mais il émanait de lui une aura qui mettait immédiatement en confiance. Un charisme puissant, détonnant avec son apparence ridicule.
En plus sa voix était chaude et grave, son sourire contagieux.
– J’en sais davantage sur toi que tu l’imagines, a-t-il dit avant de poursuivre, devant ma moue dubitative : tu t’appelles Jasper, tu vis livré à toi-même ou presque dans un appartement trop grand de l’avenue Mauméjean. Tu joues de la cornemuse, tu possèdes un don pour les langues et tu t’adonnes en secret à la pratique de la magie.
Heureusement que j’étais assis parce que j’étais sur le cul.
Je me revois encore, abasourdi, secouant la tête.
– La magie ? Mais que… Comment…
– Rassure-toi, a-t-il continué en s’essuyant le front, ces informations resteront confidentielles, quelle que soit ta décision.
– Ma décision ?
Que ceux qui ont déjà eu l’impression de jouer dans un épisode de la quatrième dimension lèvent le doigt !
– Baisse ton doigt, m’a-t-il dit, ce n’est pas encore le moment des questions. Je vais être le plus clair et le plus concis possible, d’accord ?
J’ai hoché la tête et vidé le verre de Perrier devant moi, tandis que Walter vérifiait que personne ne s’intéressait à notre conversation.
– Je m’occupe d’un organisme dont la plupart des gens ignorent l’existence et qu’on appelle l’Association, m’a-t-il expliqué en baissant la voix.
– Je sais, j’ai répondu, le meneur de jeu m’a averti. Vous faites des jeux de rôle grandeur nature, du genre réaliste, c’est ça ?
Walter a retenu un gloussement.
– C’est un peu ça. Un peu… Ouvre grand tes oreilles et ne perds rien de ce que je vais te dire : les hommes ne sont pas seuls sur terre, ils ne l’ont jamais été. Ils ont simplement oublié. En réalité, de nombreuses Créatures vivent à côté de nous, en marge ou pleinement intégrés, dans les deux cas en toute discrétion.
– Des Créatures ? Du genre quoi, vampires et trolls ?
Je n’ai pu empêcher mon ironie naturelle de reprendre le dessus. Mais mon interlocuteur était tout à fait sérieux.
– Vampires, trolls, loups-garous, gobelins, goules, esprits du feu ou du vent, vouivres et autres monstres de la terre et de l’eau, pour allonger la liste. Au milieu de tout ça, l’Association joue un rôle clé. Elle gère la cohabitation entre le monde de ces Créatures, que nous appelons Anormaux, et celui des humains, plus nombreux, plus vulnérables aussi.
– Les Normaux ? j’ai complété en comprenant qu’il s’agissait d’une vraie conversation.
– Absolument ! Les Normaux. Mais pour réussir ce tour de force, l’Association utilise les ressources d’une troisième catégorie d’individus : les Paranormaux. Des humains dotés d’aptitudes particulières.
– Avec des pouvoirs, c’est ça ? Du genre Spiderman ou Les Quatre Fantastiques ?
Mon cœur battait la chamade. Le sourire de Walter s’est élargi.
– De ce genre-là, oui, mais en moins spectaculaire. Quoique… Bref, l’Association contribue à l’harmonie entre communautés. Par la force s’il le faut. Grâce à nos Agents, parfaitement formés, nous parvenons à maintenir l’équilibre. Nous gérons l’Anormal, turbulent par nature, avec le Paranormal !
J’ai alors posé la question qui me brûlait les lèvres.
– Si vous me dites ça, c’est que vous pensez que… que j’ai des pouvoirs ?
– L’Association a des recruteurs qui sillonnent lieux et manifestations où les talents, je préfère ce terme, sont plus facilement détectables : stades, rencontres sportives, églises, communautés mystiques, tournois et autres cercles de jeux.
– Le maître de plateau, l’autre jour, il travaille pour l’Association ?
– Oui. Il a senti l’énergie que tu dégageais en manipulant ta figurine de sorcier. Il a compris qu’en t’identifiant à ce personnage tu révélais une part cachée de toi-même. La petite enquête que nous avons menée par la suite nous l’a confirmé : tu parviens à dominer les forces qui sont à l’origine de la magie et tu le sais, puisque tu t’amuses à le faire lorsque tu es seul. Avec discrétion, un bon point pour toi !
– Vous êtes allé fouiller chez moi ? je me suis offusqué.
Il m’a arrêté d’un geste autoritaire.
– Tu n’auras pas de réponse à toutes tes questions. Sache seulement que l’Association dispose de moyens importants. Maintenant, qu’en penses-tu ?
– Que je pense quoi de quoi ?
– Eh bien, adhérer à l’Association ! En tant qu’Agent stagiaire, pour commencer. Tu t’engages simplement à accomplir quelques missions simples, à suivre les enseignements dispensés par l’Association et à ne rien révéler à personne. Jamais. En échange, l’Association te permet de cultiver tes talents et te donne les coups de pouce dont tu peux avoir besoin dans ta vie quotidienne.
– Une sorte d’agent secret, hein ? j’ai dit alors que je tremblais d’excitation. Et il n’y a que ces trois contraintes ? Pas de contrat signé avec du sang, pas d’âme vendue au diable, de malédiction ou d’autres trucs du genre ?
Walter a ri franchement, cette fois.
– Non. Juste des règles à observer. Neuf règles. Tu les connaîtras lorsque tu viendras au local pour signer ton contrat.
Il a soupiré.
– Un contrat signé avec ton sang, a-t-il confirmé avant d’éclater de rire. Désolé Jasper, mais pas moyen d’y couper !
Pas moyen d’y couper.
J’ai frissonné.
Walter avait le même sens de l’humour que moi…