Prologue

Je m’appelle Jasper. Pourquoi pas Gaspard, comme tout le monde, il faut le demander à mes parents.

Sans garantie de réponse.

Je crois que ma mère avait un oncle dénommé Gaspard qu’elle aimait beaucoup. Lorsque je suis né, il y a environ seize ans de ça, elle a immédiatement pensé à lui, mais elle n’a pas voulu emprunter son nom sans son accord (ce qui aurait été difficile, ledit Gaspard étant mourant à l’époque).

Je précise tout de suite que ma mère est plutôt bizarre.

J’aurai l’occasion d’y revenir.

Mon père s’est finalement débarrassé du problème (c’est sa spécialité) en lui donnant une dimension internationale (une autre de ses spécialités…). Ils ont donc cousu Jasper, la version anglaise de Gaspard, sur ma layette.

Une chance que Casper soit un gentil fantôme parce que c’est comme ça qu’on m’a appelé jusqu’à la fin de l’école primaire.

J’ai eu droit ensuite, au fur et à mesure que j’avançais vers la puberté, à « J’espère », « J’aspire » et « J’asperge », puis au lycée, l’âge et l’érudition venant, à Jasper le Roi mage et au fameux « Tu crèches où ? », qui a fait se tordre de rire une cohorte de faux camarades.

S’ils savaient ! Jasper le Mage, brûleur d’encens. Ils ne sont pas tombés loin.

Mais pas question de magie ni de plantes ce soir. Je marche dans les rues de Paris désertées par les badauds réfractaires au petit vent d’hiver, les mains dans les poches d’une veste noire en toile huilée (un peu grande pour moi mais je l’adore), ma besace (qui ne me quitte jamais) battant ma hanche, jetant vers les recoins obscurs des regards acérés.

Non, ce soir je ne suis pas Jasper le tueur, le nettoyeur. Je ne suis que Jasper l’émissaire, collant au plus près au sens (strict) de mon nom : « Celui qui vient voir ».

Celui que je viens voir s’appelle Fabio.

Fabio. Je me répète plusieurs fois ce prénom en remerciant mentalement et avec ferveur mes parents d’avoir finalement opté pour Jasper.

Mes ordres sont clairs : toiser sévèrement le dénommé Fabio (ça, c’est un préambule à ma sauce) et lui rappeler le code de bonne conduite des Anormaux.

À savoir rester discrets.

Dans l’ombre.

Invisibles, indécelables.

Vivre comme s’ils n’existaient pas, aux yeux des gens normaux en tout cas.

Or, ces derniers temps, Fabio s’est montré exagérément imprudent. Un homme s’est plaint à la police d’avoir été agressé par un fou qui a cherché à le mordre. C’était la nuit dernière. Deux nuits plus tôt, une jeune femme a été admise aux Urgences le cou entaillé par une profonde morsure. Dans les deux cas, l’Association a été obligée d’intervenir pour calmer les esprits. Et l’Association n’aime pas intervenir.

Elle préfère prévenir.

C’est pourquoi je suis là ce soir, pour rappeler Fabio à l’ordre.

Quand même, bon sang (et c’est le cas de le dire), ce n’est pas bien compliqué pour un vampire de se nourrir proprement !

Je piétine sur place, contrarié. Fabio est en retard. À l’angle de la rue Bram-Stocker et du passage Murnau, où l’Association donne traditionnellement rendez-vous aux vampires, je me les gèle. Mes orteils sont recroquevillés dans les solides chaussures en cuir qui me font passer pour un ringard auprès des filles de ma classe, mais qui me permettent de marcher confortablement et longtemps sans que mes pieds se transforment en ersatz de camemberts. Ce Fabio, je ne vais pas me contenter de le toiser avec sévérité. Je vais le foudroyer du regard !

Au moment où, avec délectation, je me passe cette scène dans la tête, le bruit d’une alarme me fait sursauter. Puis la vitrine d’une bijouterie toute proche explose, percutée de l’intérieur par un corps qui chute sur le trottoir avant de se relever et de prendre la fuite.

J’ai le temps de voir le visage du cambrioleur : c’est Fabio.

– Hé ! Euh, stop ! Fabio ! Monsieur Fabio ! Attendez ! je lance en bégayant.

Ça peut paraître surprenant mais il ne s’arrête pas. On dirait même qu’il accélère.

Je lâche un juron.

– Fabio ! Ne faites pas l’idiot !

Un mort à qui je chuchoterais à l’oreille me prêterait plus d’attention que le type après lequel je hurle.

Dans les films d’action que je regarde sur écran géant, le poursuivant gagne toujours du terrain sur le fuyard. Curieusement, ce n’est pas du tout le cas. Il faut dire qu’un vampire, même catarrheux au dernier degré (je n’ai pas dit Cathare, ce genre de Créature n’est pas parfaite), pourrait en remontrer à un champion olympique. Ce que je ne suis pas du tout. Le sport n’a jamais été mon fort (désolé Nelson).

Mes poumons commencent d’ailleurs à faire des bruits curieux, à mi-chemin entre le râle et le sifflement. Mais je n’ai pas perdu de vue Fabio. Pas encore.

Lui aussi ne semble pas dans son assiette. Une conséquence du choc contre la vitre peut-être. Peut-être. Quoi qu’il en soit, ça fait mon affaire. En pleine possession de ses moyens, il m’aurait semé depuis longtemps.

Mon téléphone portable sonne furieusement.

Tout en pestant contre la technologie et ceux qui l’utilisent au mauvais moment, je décroche et lance un « Allô ! » rageur.

Jasper ? C’est Ombe. Tout va bien ?… J’entends des bruits bizarres…

Ombe ? LA Ombe ? Cette fille absolument sublime débarquée récemment du Québec pour rejoindre la branche parisienne de l’Association ? L’image de son visage mangé par deux yeux bleus magnifiques, encadrés par des cheveux blonds délicats et soulignés par une bouche aux lèvres purpurines, s’impose à moi avec une telle violence que mon cœur pourtant au point de rupture trouve encore le moyen de s’emballer.

J’essaie de maîtriser ma respiration. Je ne parviens qu’à m’étouffer un peu plus.

– Ça va ! Je poursuis… un suspect… taillé comme une… armoire à glace… Je suis sur le point… de le rattraper… Il n’a plus… aucune chance…!

Je vois, répond-elle sur un ton que j’ai du mal à analyser. Jasper, j’ai besoin d’un renseignement. Comment vient-on à bout d’un Élémentaire de la terre ?

– D’un… euh… je réponds avec ma vivacité d’esprit habituelle. De l’eau… Il faut l’arroser d’eau… Pourquoi…? Est-ce que tu…?

Mon téléphone fait bip-bip. Ombe a raccroché. Et merde. Devant moi, Fabio va décrocher. Re-merde. Je pourrai toujours poursuivre ma conversation avec Ombe plus tard, avec Fabio, ce sera plus difficile.

Tout en continuant à courir, je fouille dans ma sacoche. Il faut absolument arrêter ce vampire.

Mes doigts se referment sur un assemblage de fines cordelettes reliant entre elles de grosses gousses d’ail. Ça devrait faire l’affaire. J’extirpe tant bien que mal mon bola artisanal et je le fais tournoyer maladroitement au-dessus de ma tête.

Je me suis longuement entraîné à son maniement. J’ai même capturé avec lui toutes les chaises de l’appartement. Mais je n’avais pas imaginé être obligé de m’en servir en courant.

Tout en croisant les doigts (de la main gauche, pas besoin de handicap supplémentaire), je lance mon arme sur Fabio dans un « Ahan ! » hésitant entre le formidable et le grotesque. Je sais que je n’aurai pas de seconde chance.

Les gousses d’ail tourbillonnent joliment dans les airs, libérant une fragrance caractéristique qui fait se retourner (et gémir) le vampire. Car si la littérature a véhiculé beaucoup de bêtises à leur sujet, il reste parfaitement exact que les vampires développent une vive allergie à l’ail et aux ultraviolets. Ils gonflent, se couvrent de vilaines plaques rouges et un œdème de Quincke se révèle souvent fatal en l’absence d’antihistaminique adapté à leur morphologie.

Fabio se retourne et fait un écart pour éviter mes gousses virevoltantes. Il se prend les pieds dans un plot dépassant à peine du sol et chute lourdement tandis que mon bola termine sa course contre un container à ordures.

Le vampire n’a pas le temps de se relever : je me jette sur lui et le maintiens plaqué contre le bitume. Je lui fourre ma carte d’Agent de l’Association sous les yeux, pour qu’il sache à qui il a affaire autant que pour grappiller les minutes indispensables au contrôle de ma respiration.

– Je suis l’Ager Jaspent, je finis par dire d’une voix rauque. Je veux dire, l’Agent Jasper. Et je suis contraint de procéder à votre interpellation. J’espère que vous n’en garderez pas une dent contre moi.

Une dent contre moi… Pathétique. Dans la famille « Je mets toutes les chances de mon côté pour me faire des amis », je demande le fils.

Désolé, je suis le roi du mauvais calembour et du jeu de mots foireux. Je ne peux pas m’en empêcher et le pire, c’est que je ne m’entraîne même pas. Je fais de l’esprit comme monsieur Jourdain faisait de la prose, c’est une seconde nature !

Heureusement, pas de réaction. Pas à ma blague : à ma carte. En effet, celle-ci indique clairement que je suis Agent stagiaire. Et un Agent stagiaire n’a aucune autorité pour arrêter un Anormal. Comme un vampire voit très bien la nuit, celui-là doit vraiment avoir un problème pour ne pas sourciller devant le S (comme Stagiaire).

Je récupère dans ma sacoche la bouteille d’eau qui ne me quitte jamais (j’ai tout le temps la gorge sèche, une horreur) et la vide à moitié pour éteindre une toux naissante. La vache ! Cette course dans le froid m’a détruit les poumons.

Je sors ensuite une paire de menottes absolument pas réglementaires et les passe à Fabio avant de l’obliger à se relever. Il n’oppose aucune résistance. Pourtant, je ne pèse pas lourd face à lui.

Je n’exagérais pas, tout à l’heure, avec Ombe.

Fabio est un grand costaud aux longs cheveux noirs, vêtu de cuir dans le genre gothique. Je ne suis pas franchement petit mais il me dépasse quand même d’une demi-tête et d’une pleine largeur d’épaules (je suis du genre fin et racé, ce que les jaloux traduisent par « grand maigre qui a poussé trop vite »). La seule chose qu’on a en commun, c’est la pâleur du visage. La couleur des cheveux, aussi, aile de corbeau (mais du genre tignasse rebelle chez moi, plus que chevelure étincelante). Et puis le goût des vêtements sombres.

À la réflexion, je pourrais tout à fait passer pour un vampire ! Si j’étais plus costaud et si mes pupilles avaient des reflets rouges.

À propos de reflets… lorsque je plante mes yeux (noirs) dans ceux de Fabio, je m’aperçois qu’il y a quelque chose qui cloche.

Ses yeux sont fixes, légèrement voilés.

Mon vampire ressemble aux types shootés que j’ai pu voir dans certaines soirées. Soirées que j’ai fini par déserter, malgré les recommandations de l’Association qui tient à ce que ses Agents restent en phase avec leur environnement. D’accord, le fait que les filles ne s’intéressent jamais à moi sinon pour ricaner a pesé lourd dans ma décision. Mais ce qui est vrai aussi, quand on côtoie le monde de l’Anormal et qu’on fricote avec l’adrénaline, c’est qu’on devient assez difficile en matière de divertissements.

– Visiblement, je dis à Fabio, tu n’es pas en état de bavarder. Mais je ne peux pas te laisser filer.

Je réfléchis très vite. Réfléchir, c’est ce que je fais de mieux. Après les blagues nulles. Alors je trouve rapidement une solution.

– Je vais t’enfermer quelque part, je lui annonce. Le temps de prévenir l’Association qui s’occupera de toi.

Je regarde la ruelle dans laquelle la poursuite nous a entraînés.

Déserte. Sombre. Glacée.

Je frissonne tout en avisant une porte métallique attaquée par la rouille, à ras du trottoir. L’entrée d’une cave.

J’éprouve sa résistance d’un coup de pied.

Elle tient bon. Parfait !

Je fouille à nouveau dans ma sacoche. J’écarte les tubes d’huiles essentielles, soulève mon herbier et déniche enfin les petites boîtes dans lesquelles je conserve mes cristaux réduits en poudre.

Je soupire en pensant à Harry Potter. Quel bonheur si la magie était simple comme dans les livres ! Un coup de baguette magique, un ou deux mots en latin et hop, la réalité qui se plie à nos désirs. Mais ce n’est pas comme ça que ça marche. Une voiture ne démarre pas parce qu’on tourne le volant dans tous les sens en criant « Vroum ! vroum ! ». Il faut du carburant dans le réservoir, une clé qui fasse contact, une impulsion électrique qui provoque une explosion, une explosion qui déclenche le démarrage.

Ensuite, bien sûr, il faut savoir conduire.

Eh bien la magie, c’est pareil. Il faut provoquer une réaction en chaîne pour arriver à un résultat dont on conserve la maîtrise. En commençant par le début.

Le début, donc. Je vérifie que Fabio n’a pas profité de mon bavardage pour filer à l’angle et à l’aise (hum).

Il n’a pas bougé.

Raide comme un pieu (façon de dire).

Je repère ensuite dans le bric-à-brac sans nom qui règne dans ma sacoche la boîte contenant l’améthyste broyée. J’en prélève une pincée, m’approche de la serrure et souffle la poudre dans le mécanisme.

C’est la première étape.

Entre autres usages, l’améthyste est employée pour ouvrir des passages, débloquer, défaire les tensions. C’est pourquoi je l’ai choisie.

D’autres pierres auraient pu faire l’affaire mais j’en porte certaines autour du cou, serties dans un pendentif de défense de ma fabrication, capable de provoquer des interférences magiques aussi sûrement que les moqueries de mes petits camarades de classe, s’ils le découvraient. Autant éviter les unes et les autres.

Maintenant que la bonne clé est dans la serrure, il faut mettre le contact.

C’est la deuxième étape.

J’approche mon visage de la serrure et je parle aux particules d’améthyste.

D’accord, ça peut sembler assez délirant au premier abord. Mais quand on veut quelque chose, le plus simple c’est de le demander. Alors je demande à l’améthyste de débloquer la serrure et ça donne quelque chose comme :

Bon, je l’admets, très peu de personnes sont capables aujourd’hui de lire le haut-elfique dans sa version quenya.

La graphie annatar est heureusement plus courante :

Ce qui donne en clair, pour les nuls en langues et les elfophobes : « Equen anin latyat ando lintavë helin imirin ! » et qui signifie approximativement : « Je dis ouvre-moi la porte rapidement, violette de cristal ! »

Violette de cristal, c’est une idée à moi et j’en suis assez fier.

Toutes les choses ont un nom et sont affectées par un ensemble de sons familiers liés à leur essence. Nommer une chose, c’est attirer son attention. La nommer correctement, c’est la rendre réceptive. C’est pour cela que la magie est si particulière. Elle réclame de connaître les noms des choses et de savoir les charmer, avant même de songer à les utiliser. Ces noms, on les découvre en tâtonnant, en faisant fonctionner son intuition et son intelligence.

Quand j’ai commencé à apprendre la magie, j’ai rapidement compris trois choses : d’abord que le monde n’est pas désenchanté ; il a été désenchanté, ce qui n’est pas pareil. Ensuite que le monde est resté réceptif et qu’on peut communiquer avec lui. Enfin, que ce qui gouverne le monde, ce n’est ni l’amour ni la haine, mais l’habitude.

Partant de là, j’ai cherché quel était le langage que le monde avait l’habitude d’entendre avant d’être, comment dire, désactivé par les hommes.

J’ai découvert que c’était celui des Elfes, partis en exil vers les Havres Gris.

Le haut-elfique.

Bien sûr, pour peu qu’on maîtrise les rituels et qu’on dispose d’une énergie intérieure conséquente, on peut pratiquer la magie en utilisant de vieilles langues humaines comme le latin, le sanskrit ou le gaélique. Le runique est particulièrement efficace et il m’arrive de m’en servir pour certains cas d’urgence. J’y reviendrai certainement (je le crains)…

La magie fonctionne aussi avec des langues récentes comme l’anglais ou le français. Parce que chaque langue contient une part des temps anciens. Mais plus on s’éloigne des origines et plus le lien se distend.

À mon sens, rien ne vient chatouiller le monde comme les sons de la langue du peuple qui l’a le mieux respecté : le quenya, donc, ou haut-elfique. Tous les magiciens d’un niveau respectable sont obligés à un moment ou à un autre d’en passer par lui, même si peu le pratiquent couramment. J’ai bien essayé plusieurs fois de l’expliquer à Ombe (en guise d’approche, diraient les mauvaises langues), mais je n’ai pour l’instant pas rencontré un franc succès.

Pourquoi « violette de cristal » ? Le haut-elfique est une langue poétique qui autorise les figures les plus complexes (mais laisse hélas peu de place aux boutades). J’ai remarqué qu’en appelant l’améthyste par son nom générique, sar, pardon, sar, « petite pierre », elle mettait moins de zèle à répondre qu’en la comparant à une jolie fleur.

Les hommes ne sont pas les seuls à se montrer sensibles à la flatterie.

D’ailleurs, je jaspine (comme dit ma mère pour me taquiner ! Un autre de mes travers…), je jaspine et pendant ce temps la serrure cède et libère le passage.

J’empoigne mon vampire toujours plongé dans sa torpeur et je l’entraîne avec moi dans l’obscurité humide du sous-sol. Tandis que mon pied touche le ciment de la cave et que, à l’aide d’une lampe torche sortie de ma sacoche miraculeuse, je repère un pilier contre lequel je vais pouvoir attacher Fabio, je repense à Ombe et à notre conversation téléphonique.

Qu’est-ce que je lui ai dit, déjà, au sujet des Élémentaires de la terre ?

– L’air, l’air éparpille la terre, je répète à voix haute en fronçant les sourcils. J’espère que mon information lui aura été utile.

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