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L’avantage, quand on rêvasse en cours, c’est que les heures passent plus vite. L’inconvénient, c’est quand la prof s’en rend compte.

Nice-and-pretty, plus très « nice » mais « pretty » en diable sous le coup de la colère, a décrété au bout de la première demi-heure :

– Mais vous dormez tous aujourd’hui ! Sortez une feuille : contrôle surprise !

Le genre de mauvaise blague qui a vite fait de déborder au-delà du temps réglementaire. Ce qui explique que, le temps des quelques vannes incontournables avec les potes en sortant, je suis en retard et je cavale comme un fou dans les rues pour ne pas louper le séminaire consacré (je compulse le programme tout en courant) aux trolls, si je déchiffre correctement les instructions codées.

Rue Hébus. Un institut privé de langue dresse sa façade muette au fond d’une cour.

Je me ramasse la porte en verre avant de me rendre compte qu’elle coulisse toute seule et demande à l’accueil, haletant et me frottant le nez, l’emplacement de la salle numéro treize. L’institut n’appartient pas à l’Association, elle se contente d’y louer un auditorium de temps en temps, selon les besoins de son cycle de formation.

Je grimpe les marches en vitesse.

Salle treize. Devant la porte, un faux balayeur mène une garde vigilante. Je lui montre ma carte d’Agent stagiaire qu’il inspecte sous toutes les coutures. Je prends quelques secondes pour me calmer puis j’entre.

Un coup d’œil suffit à m’apprendre que je suis le dernier. Je baisse les épaules devant l’air réprobateur de l’homme qui se tient debout face à un tableau blanc. Sûrement le spécialiste des trolls. L’Association emploie régulièrement des intervenants extérieurs qui sont des experts dans leur domaine.

Une quinzaine de jeunes gens attend que je m’installe. Des adolescents. La quatrième règle de l’Association le stipule : « L’agent a au moins quinze ans. » Il n’est (heureusement) pas fait mention de l’âge mental.

Je cherche une place des yeux et mon regard croise celui d’Ombe. Le rouge me monte au visage. C’est plus fort que moi, cette fille me met dans tous mes états. Mais présentement, la contraction de ses mâchoires et son expression furieuse m’incitent à trouver refuge à l’autre bout du petit amphithéâtre.

– Bien, commence le spécialiste des trolls avec un fort accent germanique, puisque tout le monde est présent, nous allons commencer.

Je vois nombre de mes camarades s’apprêter à prendre en note les propos de l’expert. Moi je n’écris jamais rien à chaud. J’ai une excellente mémoire. Je laisse décanter les informations et je note les principales plus tard, dans mon Livre des Ombres, le cahier dans lequel un sorcier rapporte son savoir et ses expériences.

Je sors ma bouteille d’eau. Le cours doit durer trois longues heures.

À côté de moi, un blondinet du nom de Jules souligne le mot « Trolls » qu’il a mis en titre. Je lève les yeux au ciel. C’est ça, son pouvoir, fayoter ? Tête de nœud, va. Je connais les autres stagiaires de vue mais je ne sais rien d’eux à part leur nom. Les règles cinq et six y veillent : « L’Agent garde secrète la nature de son travail », « L’Agent ne révèle jamais ses talents particuliers ».

Je me demande souvent quels sont les talents d’Ombe. Charmer les gens ? Non, elle ne fait cet effet-là qu’à moi. J’ai remarqué que les autres essaient plutôt de l’éviter. Tant mieux ! Moins de concurrents… Ce n’est pas la magie non plus, je l’ai déjà vue tisser un sort, c’était lamentable. Alors quoi ? Elle se débrouille bien en sport, c’est certain. Pour le reste, mystère. Ombe la mystérieuse. Moi, j’adore les mystères.

– Les trolls, donc, continue le spécialiste. Qui parmi vous a déjà eu affaire à eux ? En réalité, bien sûr, pas dans les livres !

Personne ne lève la main. Je me retiens in extremis de demander si un homme qui porte des chemises froissées et des cravates immondes peut être considéré comme un troll. L’ambiance n’a pas franchement l’air d’être à la rigolade…

– Pour résumer, reprend-il en dessinant la Créature au tableau, un troll mesure environ deux mètres. Très gros, il est aussi très fort. Capable de vous broyer le genou avec deux doigts. Comme ça : crac.

C’est à ce moment-là seulement que je m’aperçois qu’il boite.

– Est-ce qu’un troll sent mauvais ? demande le blondinet avant de se justifier : j’ai lu une bande dessinée sur les trolls…

C’est bien ma veine. Mon voisin de banc n’est pas seulement un fayot, c’est aussi l’idiot de la classe !

– Non, il ne sent pas mauvais, enfin, pas plus qu’un autre, répond l’expert décontenancé. Il faut savoir que le troll est plutôt solitaire. Sauf au printemps, lorsqu’il est poussé par l’instinct de reproduction. Mieux vaut alors éviter certaines zones rocheuses où il aime se réfugier avec sa compagne.

Des ricanements montent de l’amphithéâtre. Ça devient enfin rock and troll !

– Cela explique, soupire-t-il, qu’on ne rencontre jamais de bandes de trolls comme on rencontre des bandes de Garous.

– Ils parlent ? demande quelqu’un.

– Non seulement ils parlent mais ils parlent bien ! Les trolls sont capables de la plus grande violence, sauvage et destructrice, mais ils adorent philosopher.

On sent l’étonnement dans la salle. Un étonnement que je partage et qui me pousse sottement à lever le doigt. Je dis sottement, car je surprends une moue réprobatrice sur le visage d’Ombe. Tant pis, je me lance.

– Vous êtes ironique, là ? Les trolls, des philosophes ?

– Absolument. Certains ont même le sens de l’humour. Oh, un humour bien à eux mais indéniable. Le troll est un être de contraste, à la fois barbare et raffiné. Ce n’est toutefois pas sa seule particularité.

La vache, il sait jouer avec le suspense !

– Le troll est aussi extrêmement sensible à la magie.

Là, je dresse une oreille attentive.

– Vous avez, je pense, entendu parler de cette pratique qui s’appelle la soumission, dit l’expert en détachant ses mots. Soumettre quelqu’un, humain ou Créature, est un acte magique de haute volée, officiellement interdit, et surtout très difficile à réaliser. Sauf sur les trolls.

J’ai lu quelque part un truc sur la soumission. Il faut d’abord immobiliser la victime dans un pentacle. Par sécurité. Car le sort, complexe, est long à mettre en place.

– Ce n’est pas mon rôle, continue notre formateur, de vous enseigner les pratiques interdites. Mais il est possible que vous soyez un jour confrontés à un troll soumis. Votre seule chance d’en sortir vivant est alors de le libérer, afin de pouvoir entamer avec lui une indispensable négociation. Sous l’emprise d’un maître, il n’a pas de volonté propre et se contente d’obéir. Or un troll est rarement soumis pour s’occuper d’un parterre de fleurs…

– Comment est-ce qu’on libère un troll ? demande une fille que je sais s’appeler Nina, aux cheveux plus rouges qu’une carotte.

– Le moyen le plus noble, dit le spécialiste, consiste à défaire le sort de soumission en empruntant la voie magique. Malheureusement, cela est encore hors de votre portée et le restera longtemps. Théoriquement, on peut aussi tuer le troll. Mais c’est difficile de neutraliser un troll quand on n’est pas soi-même capable de soulever une voiture d’une main ou d’abattre un immeuble à coups de tête… Il reste heureusement la possibilité de tuer celui qui a pratiqué le sort de soumission. La mort du lieur délivre immédiatement le troll.

Pas à notre portée ? Parle pour toi, mou du genou. Moi, je me sens parfaitement capable de délivrer un troll en suivant le chemin des arcanes !

– Et la fuite ? demande le blondinet, plus pâle que le blanc d’un œuf au plat.

– Ce n’est même pas la peine d’y penser, répond l’expert en étouffant une grimace et en se raidissant. Un troll est capable de rattraper un cheval lancé au galop.

Je m’apprête à relever le quota des questions intelligentes quand notre instructeur se tourne vers Ombe. Je remarque alors son iPod, vissé dans les oreilles.

À tous les coups, elle n’a rien écouté. Aïe ! Ça va barder.

– Alors, mademoiselle ?

– Alors quoi ?

Des murmures emplissent l’amphithéâtre. La voix d’Ombe, claire et forte, vient de retentir, teintée d’une rare insolence.

Elle écoutait bien, en fin de compte…

– J’expliquais à vos camarades, continue l’expert sans relever la provocation, qu’un troll est, parmi les Anormaux, le plus facile à soumettre, ce dont certains magiciens peu recommandables ne se privent pas. Je leur expliquais également à quel point un troll soumis peut s’avérer dangereux et leur exposais les deux seuls moyens à leur disposition pour se tirer d’affaire si d’aventure une telle Créature s’en prenait à eux.

– Ah.

– Comment ça, ah ?

– Ah. Juste ça. Ah.

Waouh. Comment elle arrive à rester aussi calme ? J’échange ma collection complète des Doors contre son secret…

– Je suppose que vous avez un avis sur la question…

– Quelle question ?

– Comment sauver votre peau quand un troll soumis a décidé de vous réduire en bouillie ! répète l’expert passablement énervé.

– Je suppose que la réponse que vous attendez tient en un seul mot : magie, mais, au risque de vous décevoir, celle que je choisis en nécessite deux.

– Très bien. Et quels sont ces deux mots ?

Je sens que ça va être énorme.

– Des baffes !

Énorme !

– Je vois, répond l’expert en secouant la tête.

Plantant son regard dans celui d’Ombe, il ajoute, comme un avertissement :

– Certains pensent en effet qu’assommer une Créature soumise rompt le sort. Je crains hélas que cela ne fonctionne que dans les légendes. En tout cas, personne n’a jamais témoigné de l’efficacité de cette mesure contre un troll. Je ne saurais trop vous conseiller de privilégier la mort du magicien à l’origine de la soumission. C’est moins risqué.

Je vois Ombe sourire et grogner de satisfaction.

Je réprime un frisson. Est-ce à cause de son sourire éclatant, ou du sentiment fugace et parfaitement déraisonnable que, dans un combat l’opposant à un troll, je ne miserais pas toutes mes billes sur le troll ?

Du coup, mes pensées reviennent en force vers elle.

Depuis quand est-elle arrivée dans l’Association ? En même temps que moi, je crois, ou à peu près. On ne peut pas dire qu’on est tout de suite devenus les meilleurs amis du monde. Après non plus, d’ailleurs.

Ombe est aussi distante que moi avec les autres. Avec cette différence que les autres l’indiffèrent alors que moi ils m’énervent.

Pourquoi est-ce qu’elle m’obsède à ce point ? Parce qu’elle est belle à tomber ou mystérieuse, comme je le disais ? Les deux, sans doute. Jean-Lu ajouterait, un brin sarcastique : « Parce que tu ne l’intéresses pas, imbécile ! »

Vrai aussi. Enfin, pas tout à fait.

Quand on l’observe, d’accord, on n’imagine pas qu’Ombe puisse avoir besoin de quelqu’un. Pourtant elle m’a appelé, hier soir ! Elle avait un problème et c’est vers moi qu’elle s’est tournée.

Ça cache quelque chose, non ?

Le cours s’oriente ensuite sur la morphologie des trolls et leurs habitudes alimentaires, m’obligeant à une attention plus soutenue. Le crissement effréné du stylo sur le papier, à côté de moi, m’arrache un soupir. J’en viens à regretter que l’expert ne soit pas venu faire son cours avec un vrai troll particulièrement friand de blondinets…

Au moment où le cours s’achève, le formateur me fait signe de rester. Pas de doute, je vais avoir droit à une engueulade pour mon retard.

Stoïque, alors que les autres quittent la salle, je le rejoins près du tableau.

– Jasper, c’est ça ?

Je fais oui de la tête.

– Je ne t’ai pas vu prendre de notes. Mon cours ne t’a pas intéressé ?

Je ne réponds pas directement. Je me contente de réciter la liste des (très) nombreux parasites qui aiment se nicher dans les poils du troll. Il reste silencieux, se contente de m’observer. À la fin, il hoche simplement la tête.

– Je suis chargé d’un message par ton directeur. Il aimerait que tu passes au local le plus vite possible.

Le plus vite possible, en langage walterien, ça veut dire immédiatement.

Mon estomac proteste. Occupé par les innombrables devoirs de ma double vie trépidante, je n’ai rien eu le temps d’avaler depuis le petit déjeuner. Tant pis, je m’arrêterai dans une boulangerie en allant prendre le métro.

Je tourne les talons, hésite puis finalement reviens vers lui. J’aime bien savoir, c’est un de mes défauts (et une de mes qualités).

– Votre jambe, c’est un troll ?

– Exact. Il m’a broyé le genou. Avec deux doigts.

– Je m’en doutais ! Vous vous en êtes tiré comment ?

– J’ai négocié. Par chance, il était de bonne humeur.

– Il vous a laissé la vie sauve en échange de quoi ?

L’expert tire sur son pantalon et exhibe une prothèse en résine.

– Le reste de ma jambe.

Devant mon air horrifié, il me confie :

– J’ai dit qu’un troll pouvait rattraper un cheval au galop. C’est vrai. Les Jeeps aussi, en terrain accidenté. Le problème, c’est que la poursuite dure plus longtemps et que ça attise son appétit…

Je ne suis pas certain de vouloir en savoir plus. Je bafouille un remerciement avant de battre en retraite.

Ombe m’attend derrière la porte, le dos contre le mur et les bras croisés. Encore sous le choc, je n’ai pas le temps de m’étonner de sa présence.

– Tu as vu ? je commence. Le spécialiste, là, il s’est fait bouffer la jambe par un troll !

– Si c’est toi qui lui as expliqué comment se comporter face à ce genre de bestiole, ça ne m’étonne pas.

Son ton est acerbe. Je déglutis.

– Euh, il y a un problème, Ombe ?

– Un problème ? Non, aucun problème. Juste une question : pourquoi tu m’as dit, hier, qu’on se débarrassait d’un Élémentaire de la terre avec de l’eau ?

– Ah… J’ai dit ça ? J’ai dit de l’eau ? Tu es sûre que je n’ai pas dit de l’air ?

– Je me rappelle parfaitement de ce que tu as dit, Jasper, et tu sais quoi ? assène-t-elle en pianotant sur ses biceps. J’ai failli y passer, avec tes conneries !

Je remarque alors qu’elle porte un simple tee-shirt sur son jean. Un peu léger en plein hiver ! Elle ne semble pas avoir froid. Moi non plus d’ailleurs, mais sûrement pas pour les mêmes raisons.

– Je suis désolé. J’étais persuadé… Mais on était ensemble à ce cours sur les Élémentaires, non ? Tu l’as entendu aussi bien que moi que l’air disperse la terre alors que l’eau la renforce !

Ombe ne dit rien. J’en profite pour prendre l’avantage.

– En plus, tu m’as appelé alors que j’étais en mission. Figure-toi que j’ai poursuivi – et capturé – un vampire hier soir ! Tout seul !

Je me rengorge fièrement. Ombe me dévisage avant de hausser les épaules.

– Il devait être bourré, ton vampire.

Puis elle me tourne le dos et s’éloigne rapidement, gracieuse et fluide, ses cheveux fouettant l’air et libérant une irrésistible fragrance.

Bon sang, mais qu’est-ce qu’il faut que je fasse pour l’impressionner ? C’était un vampire quoi, merde ! Et il n’était pas bourré.

Enfin, presque pas.

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