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– Il est là, on le tient !

Un bruit de course, des pas qui résonnent dans le bâtiment désert. Puis un silence incrédule. Mes poursuivants se sont arrêtés à un mètre du pentacle.

Comment James Bond aurait-il réagi à ma place ? Il les aurait nargués avec classe, vannés en faisant mouche et se serait échappé à l’occasion d’une action spectaculaire.

Je peux toujours tenter ma chance avec un sourire forcé et quelques moqueries bien lourdes, mais il me manque l’échappatoire alors je renonce à faire mon intéressant.

Je me réfugie dans une attitude faussement nonchalante.

– Merde alors, lâche l’un d’eux. Le gamin a tracé un cercle.

– Qu’est-ce que ça signifie ? demande Vic.

Le chef de la bande tient un pistolet dans la main. Je ne peux m’empêcher de sursauter. Oh, j’ai eu droit à un cours sur les armes à feu et j’ai tiré un nombre incalculable de fois sur une cible (je l’ai même touchée à trois reprises, ce qui est pas mal et n’aurait pas dû me valoir, en tout cas, les sarcasmes d’Ombe). Mais aujourd’hui je suis la cible et c’est beaucoup moins drôle. En plus, je suis sûr que Vic tire mieux que moi.

– Ça veut dire que c’est un sorcier lui aussi, répond celui qui a décidé de parler pour les autres.

Il tend le bras et teste la solidité de la barrière invisible que j’ai érigée. Enfin, quand je dis invisible, ce n’est pas tout à fait exact. J’ai l’impression de me trouver au centre d’un cylindre d’air légèrement trouble, où les sons me parviennent étouffés.

Où les ondes sont brouillées, aussi.

Ce qui (avantage sans intérêt à présent) me met à l’abri d’un coup de téléphone indésirable et (désavantage par contre flagrant) m’empêche d’appeler la cavalerie de l’Association à la rescousse.

– Par la barbe du Nécromant ! lance le sorcier en retirant précipitamment sa main. Il connaît son affaire, le merdeux !

Le regard que me portent les quatre sbires de Vic change radicalement. J’y lis à présent de l’admiration. Mais curieusement, je ne parviens pas à me réjouir.

Vic soupire.

– Vous pouvez m’expliquer ?

– Tant qu’il reste dans ce pentacle, il est intouchable.

Vic lève son arme et me tire dessus. Trois coups. Sans ciller. Sans qu’une parcelle d’émotion anime son visage. Je me recroqueville, instinctivement, mais c’est inutile. Les balles rebondissent contre mes enchantements.

– Arrête ! beugle le sorcier en chef depuis le sol où il s’est aplati à la première détonation. Son enchantement le protège de tes balles !

– Vous pouvez briser le cercle ?

Le sorcier secoue la tête en s’époussetant.

– S’il était mal conçu, peut-être. Mais un pentacle érigé dans les règles de l’art… Même à nous quatre, ça serait très difficile.

– Qu’est-ce qu’on peut faire, alors ? demande Vic de plus en plus contrarié.

– Mettre le siège, comme autrefois devant les châteaux. Attendre qu’il ait faim et soif.

J’estime le moment bien choisi pour sortir de la sacoche ma bouteille d’eau et une pomme. Pour boire une gorgée et croquer un morceau.

Je dévisage mes assaillants avec un air goguenard. Chacun son tour !

– Installez-vous confortablement, je leur dis. Personnellement, c’est ce que je vais faire en attendant mes amis qui s’inquiéteront de ne pas me voir au rapport, demain matin…

Et paf ! Bond n’aurait pas trouvé mieux.

– Ce petit con se fout de nous, gronde Vic. Vous êtes des sorciers ! Il existe sûrement une solution pour s’en débarrasser. Définitivement.

Les quatre sorciers se regardent, hésitants.

– Il y aurait bien une possibilité, finit par dire leur porte-parole. Elle est risquée…

– Je m’en fous. Mais faites vite, qu’on puisse partir. On a du boulot.

– On manque de matériel, tente encore un des sorciers passés du côté obscur.

L’expression glaciale de Vic lui arrache un soupir. Je comprends qu’il va obéir.

Aïe !

Je surprends une lueur inquiète dans le regard de mes homologues. Qu’est-ce qu’ils préparent ? Déjà, quand un praticien des arts occultes (j’adore cette expression qui est à sorcier ce que technicien de surface est à balayeur) arbore une expression confiante, on peut s’attendre au pire. Alors quand il pète de trouille dès le départ, ce n’est pas franchement bon signe.

Les quatre sorciers s’éloignent. Je m’approche autant que possible de la barrière formée par mon pentacle pour mieux voir.

Qu’est-ce qu’ils fabriquent ? Ils tracent un cercle avec un bout de craie.

De la craie, même pas du charbon. Pourquoi pas un stylo à bille ? Cette impréparation est carrément flippante !

Ils continuent par un double pentacle. Quoi qu’ils comptent faire, ils ont décidé de mettre le paquet. L’un d’entre eux trace des signes sur le sol. Des runes, certainement. Enfin, ils ont l’air tellement mauvais que je n’ose plus avancer de pronostics.

Les autres bricolent une torche avec un bout de planche et un tee-shirt crasseux ramassé dans un coin.

Je n’aime pas ça, pas ça du tout. Ces gars sont de parfaits branquignoles, effrayants d’amateurisme.

Et maintenant ? Ils s’installent devant le cercle, aux quatre points cardinaux.

Ils restent à l’extérieur du cercle !

Ça veut dire qu’ils vont essayer d’attirer quelqu’un – ou pire, quelque chose – à l’intérieur. Je réfléchis à toute vitesse. Quelles que soient leurs intentions, je dois les anticiper.

Fébrilement, je sélectionne parmi mes sachets d’herbes du houx, du sureau et du millepertuis. J’écrase les feuilles séchées, les mélange et les répands le long de ma barrière magique. En même temps, je murmure avec une conviction stimulée par mon appréhension grandissante les paroles appropriées :

Autrement dit : « A lenna lilta yo certa, piosenna, ornë turmavëa ar ya araucor etementëa ! Allez danser avec les runes, houx, arbuste bouclier et chasseur de démons ! »

Le houx pour renforcer le rituel, le sureau pour son rôle protecteur de bouclier et le millepertuis pour sa capacité à neutraliser les sortilèges néfastes.

Dans un bruissement, les feuilles malmenées s’agglutinent contre le sort de protection et s’y fondent tout doucement, colorant mes murailles d’un joli vert chlorophyllien.

Depuis hier, je suis passé directement et sans transition de la magie de laboratoire à la magie de terrain. Je découvre donc beaucoup de choses pour la première fois. Mon Livre des Ombres va doubler de volume quand j’aurai le temps de m’y consacrer !

Si j’en ai un jour l’occasion…

Je reporte mon attention sur le rituel des quatre rigolos qui n’ont franchement plus rien de drôle. Les quelques mots que j’intercepte confirment ce que je crains depuis le début : ils élaborent un sort d’appel.

Faire venir quelque chose ou quelqu’un relève pour moi de la magie ténébreuse. Pour autant, il n’existe pas de magie blanche ou de magie noire : la magie c’est la magie, tout comme la science c’est la science, un principe neutre dont on se sert pour le meilleur et pour le pire. Mais certains actes ne devraient jamais être accomplis (en science comme en magie, la curiosité ou la fuite en avant ne peuvent pas tout justifier).

C’est ce que je pense. À commencer par les sorts d’appel.

En d’autres circonstances, j’aurais été terriblement excité de découvrir ce qui va bientôt apparaître dans l’autre cercle. Mais là, non. Parce que cette chose, homme ou Créature, est invoquée pour me tuer.

Ma seule chance, c’est qu’ils soient trop nuls pour y arriver.

Malheureusement, une forme prend corps au centre du pentacle. Je fronce les sourcils.

Et le nez.

Car une insidieuse odeur de soufre se répand à travers l’usine.

– Non…, je murmure atterré.

Ces idiots n’ont quand même pas fait ça !

Je sens la peur, la vraie peur m’envahir.

S’ils ont entrouvert la barrière qui sépare notre dimension du monde démoniaque, s’ils ont invoqué un démon, l’Association les punira de mort sans hésiter. Sauf si le démon s’en charge avant. Parce que pour contrôler un être d’essence démoniaque, il faut être un sorcier sacrément puissant. Et d’après ce que j’ai pu voir, les quatre pauvres types qui psalmodient la formule du sort d’appel à quelques mètres de moi ne font absolument pas le poids.

À ce stade de démence, la seule vraie question qui vaille la peine d’être posée est la suivante : mes propres protections seront-elles suffisantes ?

Le bruit sinistre d’une étoffe qui se déchire marque la fin (et la réussite) du rituel. Une Créature démoniaque a bel et bien franchi la barrière dimensionnelle.

– Par le sort qui t’a appelé ici et qui te lie à nous, nous t’ordonnons de te soumettre à nos ordres et désirs !

Et voilà. Même pas de latin. Voire de gaélique. Ne parlons pas des runes ou de l’elfique… Qu’est-ce qu’ils croient, ces tocards ? Qu’on appelle un démon avec la langue de Rimbaud, une langue qui, aussi belle qu’elle soit, a seulement mille ans ? Celui qui a répondu à l’appel doit être d’une curiosité maladive ou particulièrement niais.

Le démon en question se déplie et se redresse.

À quoi ressemble un démon ? Jusqu’à présent, je n’en avais vu que dans les livres. En vrai, c’est beaucoup plus effrayant. Une forme vaguement humaine à la fois terriblement réelle et floue, recouverte d’une peau épaisse, de nuit et de flammes rouges. Des bras puissants. Un visage fendu par une large bouche. Des braises à la place des yeux. Et une paire de cornes de taureau. Je ne connais pas les mœurs des démones ; tout porte cependant à croire à un certain libertinage !

Je bouffonne mais c’est pour donner le change. En réalité, je n’en mène pas large. Pas large du tout.

Le démon éclate d’un rire tonitruant. Il faut imaginer quelque chose entre le feulement d’un tigre et le rugissement d’un lion.

Les sorciers tremblent comme des feuilles. Ils ont au moins le bon sens de comprendre que c’est foutu. Ils tombent à genoux et joignent leurs mains dans une attitude suppliante.

– Tsss tsss tsss, fait le démon en secouant la tête. Humains présomptueux…

Sa voix, feutrée et puissante, résonne sans effort dans l’usine. Je ne parviens pas à maîtriser le tremblement qui s’empare de moi.

La Créature de chair, d’ombre et de feu avance d’un pas, ébranlant la dalle de béton. Une simple pression, avec la paume de la main, sur la barrière du pentacle qui le retient prisonnier provoque l’éclatement du sort.

Les sorciers cette fois se jettent à plat ventre.

– Pardonne-nous, redoutable démon, hoquette l’un d’eux.

Si j’avais encore le contrôle de mes cordes vocales, je ferais remarquer à ces dangereux débiles que ce coup-ci, c’est eux qui sont dans la merde. Mais pour l’instant je ne parviendrais qu’à émettre un pitoyable gémissement.

Le démon tend le bras et ramène le sorcier en pleurs à sa hauteur.

– Vous pardonner ? tonne encore la Créature. Évidemment ! Vous avez eu la gentillesse de m’appeler et ça faisait, hum, une éternité que je n’avais pas eu l’occasion de m’amuser dans votre monde !

Jusque-là, Vic était resté sous le choc de l’apparition démoniaque. Recouvrant ses esprits et luttant contre un légitime sentiment de terreur, il brandit son arme.

– Lâche cet homme, ordonne-t-il en visant le démon.

Je dois avouer que Vic m’épate. D’accord, il est pâle comme le mort qu’il ne va pas tarder à être, mais il a suffisamment de courage pour défier un démon.

Pour ça (et seulement pour ça), je lui tire mon chapeau et lui accorde mon respect.

La réaction du démon est conforme à mes attentes. Il brise machinalement le cou du sorcier, qu’il tient dans la main, et avance en direction de Vic. Qui décharge son arme sur lui. Sans aucun résultat, sinon provoquer un autre rire terrifiant.

– Ces humains ! Ils ne comprennent jamais rien !

J’ai à peine le temps de voir le démon fondre sur Vic.

Je le sais pour l’avoir lu, les démons qui accèdent à notre monde grâce aux invocations (ils ne peuvent franchir la barrière tout seuls) laissent derrière eux une grande partie de leurs pouvoirs. Plus le démon est puissant et plus il s’affaiblit en tentant le passage. Voir ce démon renverser un pentacle comme s’il s’agissait d’une clôture pour hamsters et broyer deux hommes d’une chiquenaude me donne un aperçu fulgurant et vertigineux de ce dont ils doivent être capables dans leur dimension…

Les trois sorciers survivants s’enfuient en hurlant.

Un bref (mais alors très bref) instant, j’ai le fol espoir que le démon se lance à leur poursuite. Mais non, il se tourne vers moi, les mains dégoulinant encore du sang de Vic et de l’invocateur, un rictus plein de promesses déformant son noir minois.

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