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Je ne pige pas immédiatement qu’il s’agit d’une vraie voix. La fatigue, les émotions, tout ça. J’aurais aussi bien pu entendre : « Debout, Jasper, et va-t’en bouter les démons hors du royaume ! »
Ce n’est pas l’heure de bouter mais je me retourne quand même.
Éclairée par la faible lueur que continue de diffuser mon pentacle mourant, la silhouette de Séverin le vampire se dresse à quelques pas.
Il ne manquait plus que ça…
Je viens d’échapper à une bande de trafiquants de drogue qui voulait ma peau et j’ai renvoyé chez lui un démon qui rêvait de se faire les dents sur moi avant de semer la terreur en ville. J’estime avoir droit à une pause !
Eh bien non, il faut qu’un vampire se pointe et se foute de ma gueule.
– Tu es le premier homme de ma connaissance qui sort vivant d’une confrontation avec un démon, dit Séverin. Et je te garantis que je ne suis pas né de la dernière pluie.
L’admiration perce dans sa voix. Il a l’air sincère. Au temps pour moi.
– Vous voulez quelque chose ? je réponds en essayant péniblement de me relever.
– Oui.
Je m’attendais à un truc du genre : « Tes exploits m’ont assoiffé, sanguin chasseur de démon », ou bien : « Ton sang doit être exceptionnel, je boirais bien un cou ! ».
Aussi ce simple « oui » me surprend-il.
Je pose un regard curieux sur le vampire.
– Je veux que tu répares les dégâts que tu as commis, continue-t-il en réponse à mon interrogation silencieuse.
– Pardon ? je dis éberlué.
– Tu m’as mis dans l’embarras, annonce tranquillement Séverin en inspectant les ongles de sa main droite. Par ta faute, les gens qui travaillaient pour moi sont morts.
– Ouais, je lance crânement, et ils l’ont bien cherché !
– Tu vas les remplacer.
– Comptez là-dessus, je ricane, l’instant de surprise passé.
– Si tu refuses, tu passes du statut de collaborateur grassement rémunéré à celui de témoin embarrassant.
– Et ?
– Couic, répond seulement le vampire en faisant le geste de tordre le cou à un poulet.
Pas très original. Il aurait pu grogner « Arghh » en mordant le vide.
Jamais je ne me suis senti aussi fourbu, même la fois où, en quatrième, on s’est cachés pendant deux longues et interminables heures avec Romu dans un placard exigu du vestiaire des filles. Pourtant, c’est le moment ou jamais de rester lucide.
– Je peux réfléchir deux minutes avant de donner ma réponse ? je demande.
– Je t’en donne une. C’est largement suffisant pour faire le seul choix raisonnable. Et pas de bêtise : je t’ai à l’œil. Je sais ce dont tu es capable.
Génial.
Je résume la situation : je suis debout, flageolant sur mes jambes à cause de la fatigue et de la peur, devant un vampire en pleine forme qui veut faire de moi son homme de main. Pour ne rien arranger, je patauge dans le sang d’un homme zigouillé par un démon et j’entends d’horribles bruits de succion chaque fois que je bouge.
La nuit est bien avancée, l’obscurité gagne en épaisseur au fur et à mesure que s’éteignent, grésillant comme des ampoules en fin de vie, les écorces runiques martyrisées. Même si chacune de mes tentatives a lamentablement foiré, je ne vois pas d’autre moyen de m’en sortir que de m’abriter derrière mon statut d’Agent en mission et d’exhiber ma carte. D’accord, les sorciers m’ont ri au nez. Quant au démon, il est carrément devenu enragé quand je l’ai exhibée. Mais peut-être qu’un vampire, lui, sera impressionné.
– Alors ? lance Séverin.
– Avant de vous donner ma réponse, j’aimerais savoir pourquoi vous fournissez de la drogue à vos copains. J’ai vu hier soir un vampire shooté, c’est pas joli joli !
– Je répondrai à toutes tes questions quand tu auras répondu à la mienne, pas avant. À condition bien sûr, ajoute-t-il sardonique, qu’elle soit celle que j’attends.
Bon, raté. Il arrive souvent que le méchant, certain de sa victoire, se livre à des confidences dont le gentil se sert plus tard, après avoir survécu.
Pas grave, je vais déjà m’efforcer de survivre.
Ce qui n’est pas gagné, vu ce que je compte lui dire.
– J’ai deux mauvaises nouvelles, je lâche donc avec l’aplomb que confère souvent une extrême fatigue. Je commence par laquelle ?
– La mauvaise, dit Séverin d’un air mauvais.
– Je refuse votre proposition.
– Et la mauvaise ?
Qui a jamais prétendu qu’un vampire n’était pas capable d’humour ?
Je sors de ma poche, pour la troisième fois de la soirée, la carte de l’Association, qui clame aux yeux éblouis du monde que je suis un de ses Agents (stagiaires). Et toc !
Il tique, ce qui est plutôt normal pour un suceur de sang.
– Considérez-vous à présent en état d’arrestation, j’annonce au vampire qui, lui non plus, ne semble pas aussi ému qu’il aurait dû l’être.
Séverin éclate d’un rire tonitruant. Tant pis pour l’espoir. Décidément, je n’ai pas de chance. Ou alors un camarade facétieux a camouflé dans le rectangle de plastique un sort de franche rigolade qui pousse ceux qui le regardent à bien se marrer.
– En plus d’être doué, tu es drôle ! J’aurais vraiment adoré t’avoir à mon service.
Qu’est-ce qu’ils croient, ces affreux ? Que je suis un bouffon ?
– À vos sévices, vous voulez dire, je fais en reculant lentement.
Petite précision : tout en parlant, le vampire avance dans ma direction.
L’air semble se troubler. Séverin était à quelques mètres de moi il y a deux secondes à peine et maintenant il est là, juste devant. Je ne l’ai pas vu bouger. Autant dire que je ne vois pas davantage la baffe partir.
Je me retrouve par terre le temps de dire « Aïe ! ».
C’est très humiliant d’être giflé quand on est (presque) un homme. Encore plus quand on l’est par quelqu’un qui peut vous tuer avec cette même main (couic !).
Piqué au vif, je me remets sur mes jambes et adopte la position d’attaque préconisée lors du dernier stage de combat rapproché. Stage qui m’a permis, un, de découvrir que je suis une vraie bille dès qu’il s’agit d’aller au contact (« de l’enthousiasme mais une inefficacité proprement désarmante », a dit l’instructeur), deux, d’avoir la confirmation que je possède une nature peu charitable puisque j’ai ricané quand l’instructeur s’est fait démolir par Ombe.
– Yaaaaaah !
Ça c’est moi, enfin mon cri de guerre.
– Aaaaaah !
C’est encore moi.
Assis par terre, l’épaule déboîtée (enfin je crois, parce que ça fait un mal de chien).
– Ça ne serait pas prudent de te laisser tes armes, dit Séverin , qui a l’air de beaucoup s’amuser, brandissant la sacoche qu’il vient de m’arracher.
Mes armes. La magie. Je n’y avais même pas pensé. Je me sens brusquement nu sans ma besace et son poids rassurant.
Il a de la chance qu’Ombe ne soit pas là. Elle lui aurait mis la raclée de sa vie, tout vampire qu’il soit ! Penser à Ombe déclenche en moi une décharge d’adrénaline. Quand Séverin se penche pour me relever, une moue dégoûtée sur le visage, je pousse un cri de rage et me jette en avant. Je réussis à empoigner la sacoche.
Je pense que Séverin n’attendait pas cette réaction de ma part, c’est pour ça qu’il se laisse surprendre, comme le démon avant lui.
Nous luttons un court instant (très court, il est honnête de l’avouer). Puis il m’envoie voler à deux mètres. Comme je n’ai pas lâché mon attirail, celui-ci se répand sur le sol.
– Tu es courageux, dit le vampire. Peu efficace mais courageux. Quelle équipe nous aurions faite ensemble !
Pas efficace. Il va voir, le visage pâle, si je ne suis pas efficace !
Je roule sur le côté, étouffe un gémissement en écrasant mon épaule malmenée et me redresse en brandissant l’aérosol relevé au jus d’ail spécialement concocté par le Sphinx à l’usage des méchants vampires.
– Fini de rire, Séverin ! je lance en regrettant immédiatement de n’avoir pas dit quelque chose de plus à propos (il ne riait pas).
Son regard devient méfiant.
Je ne dois pas lui laisser le temps de comprendre. Je presse le bouton, libérant un nuage de gouttelettes sur la figure du vampire.
Pour faire bonne mesure, j’en rajoute une couche. Le retour du jet d’ail, en quelque sorte.
Séverin se tient le visage à deux mains et hurle. Je sais que ça ne le tuera pas mais je devrais quand même être tranquille un moment.
À le voir se tordre, la mixture a l’air particulièrement toxique.
Pourtant, ça ne sent pas beaucoup l’ail.
Pas du tout, même.
Étrange.
– Merde, ça brûle ce truc ! crie Séverin. Et ça pue !
Il s’essuie le visage avec un pan de chemise. Je renifle le flacon. Pas de trace d’ail. Il sent seulement le mauvais après-rasage. Celui dont le Sphinx use et abuse.
Ah bravo…
– Une eau de toilette ? C’est tout ce que tu as trouvé ?
On dirait que le vampire est en colère. Je vais mourir à cause de la distraction d’un stupide armurier lépidoptérophile.
Un premier coup envoie valdinguer l’aérosol.
Un second m’envoie valdinguer moi. Je m’écrase sur le béton avec la grâce d’une marionnette atterrissant dans un coffre à jouets.
Je dois avoir tous les os brisés.
Incapable de me relever, je rampe, dans le fol espoir (encore lui) d’échapper à mon bourreau. Pathétique. Entre mes halètements et les frottements de ma veste sur le sol, je ressemble à… je ne sais pas quoi mais quelque chose d’assez pitoyable.
Est-ce que c’est à ce moment-là que le passé défile devant nos yeux ? Je me concentre mais non, rien. Trop tôt. Pas assez mort, pas assez de souffrance. C’est plutôt le temps des aveux, des confessions. Là, à l’instant, je n’en vois qu’une : on a fait sauter l’interro de maths pour rien avec Romu.
Parce que les filles ne sont jamais venues dans le vestiaire.
Plus loin, sur le lieu du carnage, au milieu de mes artefacts dispersés, le vampire essaie de se débarrasser des fragrances d’une eau de toilette premier prix. Il ne s’inquiète même pas de moi. Dans l’ordre de ses priorités, je passe après une lotion parfumée.
On est vraiment peu de chose.
En plus, un truc dur contre ma cuisse me gène et ralentit ma honteuse reptation (dans ma poche, le truc, pas de mauvais esprit, ce n’est franchement pas le moment).
Je m’arrête pour fouiller ladite poche et mes doigts se referment sur une boîte.
Une boîte en plomb.
Mon cœur s’arrête quelques fractions de seconde avant de repartir en accéléré. Le soleil en coffret, le sort expérimental élaboré chez moi avant de partir ! Comment est-ce que j’ai pu l’oublier ? Il était là tout ce temps, à portée de main, à la même place qu’un revolver. Un revolver qu’un cow-boy, lui, aurait utilisé depuis longtemps…
Je sors fébrilement la petite boîte de ma poche. Je peine à décoller le ruban plombé, avec mes doigts encore poisseux du sang du sorcier mort. Je la tiens bien serrée dans la main tandis que, dans un ultime effort, je me remets droit.
– Laisse tomber, je crie à l’attention de Séverin, qui en est encore à s’essuyer le visage, tu auras un succès fou au prochain bal des vampires !
Bon, il me regarde. Et il secoue la tête. C’est la provocation de trop.
Le temps d’un clignement d’yeux il sera sur moi et je serai mort.
Très bien, qu’on en finisse. Là. Maintenant !
Je lance la boîte au-dessus de ma tête alors que l’air se trouble devant moi. En même temps, je hurle un seul mot :
« Fairië, liberté ! ». Il n’en faut pas davantage pour que les particules d’or, stimulées par une aigue-marine elle-même dopée aux effluves d’aulne, jaillissent violemment du petit cercueil qui les emprisonnait.
Pendant quelques secondes, l’énergie trop longtemps contenue se déverse dans l’usine, répandant la lumière d’un torride jour d’été. Je plisse les yeux et dois même m’abriter du rayonnement avec la main. J’y suis peut-être allé un peu fort.
Séverin pense sans doute la même chose en se tordant à mes pieds. La peau de ses mains et de son visage disparaît sous les cloques. Un gargouillis inaudible s’échappe de sa gorge. Je distingue des mots comme : « Mal », « Soleil », « Aaah ». Mais je ne reste pas assez longtemps pour tout déchiffrer.
Traînant lamentablement la jambe, je récupère mes affaires éparpillées sur le sol. Tandis que le vampire gît, inerte (je lui aurais bien laissé le flacon d’après-rasage, il paraît que ça apaise les sensations de brûlure ; mais j’en ai besoin comme pièce à conviction), je parviens à regagner la sortie.
L’air froid de la nuit picote mes joues comme une caresse bienfaisante. Je ferme les yeux et prends une grande respiration.
J’ai failli mourir trois fois cette nuit. Un bandit m’a tiré dessus, un démon m’a jeté des boules de feu et un vampire m’a confondu avec un sac de frappe. Jamais je n’ai senti avec autant de plaisir l’air entrer dans mes poumons.
La seconde chose que je fais, après cet instant d’égoïsme pur totalement revendiqué, c’est chercher mon téléphone portable dans mon barda pour laisser un message sur la boîte vocale d’urgence de l’Association. Quelqu’un doit venir s’occuper de Séverin.
Avec un gros pot de Biafine !
Je n’ai aucune idée de l’heure mais il doit déjà être tard.
Très tard.
J’envisage de foncer vers l’hôpital le plus proche, seulement les questions qu’on m’y poserait immanquablement m’en dissuadent aussitôt.
Non, je vais plutôt rentrer chez moi. Prendre une douche. Compter mes côtes cassées. Soigner tout ça avec des herbes et un coup de pouce des forces élémentaires, eh oui, mon cher Watson !
Demain, au petit jour, j’irai en personne rue du Horla rendre visite à un certain armurier…