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Heureusement pour moi, la voiture ne roule pas vite. De feu rouge en feu rouge, je parviens à maintenir la distance.

Je suis au taquet, pleins gaz. Je rentre la tête dans les épaules, pour éviter les regards désapprobateurs (je n’ai pas de casque) et offrir moins de prise au vent.

Si ma route croise celle d’un flic, je suis bon pour vingt points en moins sur le permis que j’aurai peut-être un jour. Sans compter l’immobilisation du véhicule qui n’est pas à moi. Je murmurerais bien une prière en fermant les yeux, mais ce type de comportement n’est pas très adapté à la conduite d’un deux-roues à la stabilité incertaine.

Rue d’Omale, avenue Genefort.

Les dealers prennent la direction de la banlieue. Je prie (en gardant les yeux ouverts, pas de panique) pour que le blaireau à qui j’ai cavalièrement emprunté le scooter n’ait pas été radin en passant à la pompe. Tomber en panne sèche n’arrangerait pas mes affaires (ni les siennes, d’ailleurs, s’il compte revoir un jour sa bête de course).

En même temps que je pilote le bolide avec la maestria d’un champion du Dakar, je ne peux m’empêcher de repenser à ma pitoyable prestation de tout à l’heure.

Si seulement on pouvait remonter le temps, anticiper les réactions, caser des répliques préparées à l’avance ! Mais faut pas rêver. On vit avec ce qu’on a dit et ce qu’on a fait, et tout l’inéluctable qui va avec.

« N’oublie pas de tourner sept fois ta langue dans ta bouche avant de parler », a dit un jour un philosophe chinois ou un dragueur impénitent, je ne sais plus. Exactement le contraire de ce que je fais en permanence…

Oublier la liste des questions, quand même. Quel naze.

La voiture, loin devant moi, ralentit et s’engage dans une allée bordée de bâtiments industriels. L’éclairage se fait plus rare, les trous dans le goudron plus nombreux. Je mets un coup d’arrêt à mes pensées en même temps qu’un coup de frein au scooter et j’éteins mes feux.

Les dealers pénètrent dans la cour d’une usine dont l’état défraîchi et les vitres aux carreaux brisés laissent imaginer un abandon qui ne date pas d’hier. Je coupe le contact, range mon fidèle coursier pile poil le long du trottoir et tente une approche discrète.

Le moteur de la voiture s’est tu, il n’y a plus un bruit.

J’arrive au niveau de la cour pour voir la bande disparaître dans le bâtiment principal. J’attends quelques minutes, le cœur battant. Et maintenant ? Si foncer tête baissée peut tenir lieu de courage, alors je suis courageux.

J’avance donc, plié en deux, jusqu’à la voiture.

Un coup d’œil rapide à l’intérieur : vide. Je m’accroupis, le temps d’élaborer un plan. Pas question de rester là. Ils peuvent revenir à tout moment et je dois savoir ce qu’ils mijotent. Histoire de ne pas avoir fait tout ce chemin pour rien.

Reste à trouver un moyen d’entrer.

Mettant à profit mes innombrables heures d’expériences dans le domaine de l’action (passées devant des films, la précision est utile), je repère vite une porte arrachée, à moins de cinquante mètres.

Aidée par une providentielle carence en matière d’éclairage, je me glisse d’ombre en ombre jusqu’à l’issue, tel un ninja qui aurait juste oublié de ne pas être essoufflé.

Je vole une gorgée d’eau à ma bouteille.

Un regard à l’intérieur, dos collé au mur comme je l’ai si souvent vu faire par des acteurs déguisés en policiers, m’apprend ce que je voulais savoir : il ne fait pas plus clair dedans que dehors.

Et si c’était un piège ? S’ils m’avaient repéré depuis le départ et entraîné jusque-là pour me liquider à l’abri des regards ?

– Du calme, Jasper, du calme.

Tous les personnages de film se parlent à eux-mêmes dans les situations délicates. Ensuite, la réponse à une question cruciale leur parvient miraculeusement. D’accord, je n’ai pas posé de question. Mais je n’ai pas non plus de réponse.

J’y vais ? J’y vais pas ? Aucune pièce dans mes poches pour la jouer à pile ou face. Ridicule. Je sais que je vais entrer, de toute façon. J’essaie juste de gagner du temps avec le moi qui redoute tout ce qui est trop réel.

Allez, j’inspire, j’expire et je me faufile à l’intérieur.

Je commence par me cogner contre une palette qui traîne par terre. J’étouffe un cri et sautille sur place, tandis que mes mains enserrent ma pauvre cheville. C’est ce qu’on appelle une entrée en fanfare. Seul point positif : le temps que la douleur reflue, mes yeux s’habituent à la nouvelle pénombre.

Je pose le pied par terre, appuie dessus. Ça a l’air de tenir. Je me mets en route en boitillant.

Si l’usine se révèle effectivement abandonnée, elle n’en est pas vide pour autant. Subsistent de nombreuses traces d’une activité récente, chaînes de montage poussiéreuses, rails de plafond et palans rouillés, palettes (donc) répandues partout. Je serais incapable, par contre, de dire ce qu’on y fabriquait.

Je parcours le bâtiment d’un bout à l’autre sans trouver la moindre trace des dealers.

J’en arrive à la conclusion qu’ils sont sortis par-derrière lorsque la porte d’une pièce qui, en des temps meilleurs, servait apparemment de bureau, s’ouvre en libérant un halo de lumière feutrée.

J’ai juste le temps de me dissimuler dans un recoin.

– … dans trois jours, annonce Vic en sortant. La qualité sera cette fois irréprochable. Mes hommes ont mis les bouchées doubles.

Les hommes en question sortent à leur tour, collant leur chef comme de braves toutous. Ils n’ont pas l’air très à l’aise. On peut même dire qu’ils n’en mènent pas large. Ouais. Ils pètent carrément de trouille.

– Je l’espère pour vous. Sinon je trouverai d’autres fournisseurs.

Un long frisson s’empare de moi. La voix qui vient de résonner, puissante et tranquille, n’appartient pas à un humain.

Le mois dernier, un séminaire intitulé « Voix et cris d’ici et d’ailleurs » nous a appris à faire la différence entre les pleurs d’un bébé et ceux d’une goule, les hurlements d’un chanteur de la Star Académie et ceux d’un troll à qui on a écrasé le pied (là, on a presque tous été recalés), la voix sirupeuse d’un homme politique en campagne et celle d’un vampire en quête de victimes.

Aussi, quand une silhouette apparaît à contre-jour dans l’encadrement de la porte, je ne suis pas franchement surpris. Les dealers ne sont pas venus dans ce bout du monde urbain pour participer à un meeting politique mais pour rencontrer un vampire…

– Je vous mets au défi de trouver quelqu’un d’autre capable de fabriquer ce que vous réclamez, répond Vic avec un ricanement.

Au temps pour moi. Les clowns du cirque Vic & Cons ne vendent pas de drogue. Ils la fabriquent ! J’en prends bonne note pour mon rapport qui s’avère beaucoup plus intéressant qu’il y a une heure.

Le vampire fait un pas en direction de Vic.

C’est drôle comme ils se ressemblent tous. Grande taille, cheveux longs, bardés de cuir, bottes et manteaux, goût prononcé pour les poses théâtrales.

– Ne me tente pas, dit le vampire en esquissant un sourire.

Vic perd un peu de sa superbe. Il fait un geste agacé.

– Je te l’ai dit, Séverin, la came que tu auras jeudi va enthousiasmer les vampires les plus difficiles. Il nous a fallu du temps pour rendre l’héroïne assimilable par tes semblables.

– Un peu de magie, pas mal d’alchimie et encore plus de patience, ne peut s’empêcher d’intervenir un des hommes de Vic, plus pâle que le vampire lui-même.

Tiens, bizarre, pas de vannes pourries. Dégonflé, va ! En tout cas, voilà un mystère de résolu. Les quatre types à l’allure d’étudiants vaguement demeurés sont des sorciers. J’aurais dû m’en douter. Le milieu des sorciers est trop souvent infantile et immature…

Stop ! Moi c’est différent, je suis un garçon responsable. C’est même Sabrina qui le dit.

– D’accord, dit finalement Séverin. On en reparlera jeudi.

– Tu en auras pour ton argent, crois-moi, dit Vic avec un soulagement perceptible.

– Je suis en droit de l’exiger. Je vous paie assez cher.

Si je ne m’appliquais pas à rester parfaitement immobile dans mon coin, je me frotterais les mains de satisfaction. J’avais raison ! L’affaire est énorme. Un humain Normal qui utilise les talents d’humains Paranormaux pour produire de la drogue destinée à des Anormaux…

Ces types sont complètement fêlés. Ils violent bel et bien les Hautes Lois.

Quant au vampire, c’est pire, il contribue à l’avilissement de sa propre espèce. Pourquoi fait-il cela ? Quelles sont ses motivations ? Une juste haine remontant à l’enfance, visant ceux qui l’ont inconsidérément appelé Séverin ?

Bah, peu importe après tout parce que pour moi c’est le jackpot. Les félicitations de Walter, le sourire de Rose, le regard admiratif d’Ombe !

Je lis d’ici les gros titres des journaux : « Jasper, jeune et brillant stagiaire, démantèle un important réseau d’héroïne trafiquée », « Sensationnel : un jeune homme permet l’arrestation de trafiquants de drogue », « Époustouflant : il n’a même pas seize ans et s’attaque à une nouvelle forme du crime organisé ».

La classe.

Je lâche peut-être un soupir d’aise en trop, car Séverin se fige et tourne la tête dans ma direction.

Je me recroqueville dans mon coin, essaie de repousser le mur avec mes épaules, de me fondre dans le béton. J’arrête presque de respirer.

Finalement, le vampire se détend et détourne le regard.

« Affligeant : un vampire le regarde et il tremble comme une feuille. »

Quelle frousse, bon sang ! Je vérifie d’une main fébrile que ma sacoche est toujours là, contre moi.

– Une dernière chose, Vic, lance Séverin tandis que les trafiquants commencent à s’éloigner. Il m’en faudrait plus. Les quantités que vous me promettez sont insuffisantes. Je paie très cher les garous de la meute des entrepôts pour veiller sur le stock. Aussi, je veux qu’il y ait du stock.

Vic fronce les sourcils. Il se tourne vers l’un des sorciers, qui répond à sa place :

– Ce sera difficile. Comme on vous le disait, les substances alchimiques utilisées pour couper la drogue sont longues à obtenir et le rituel d’assemblage épuisant.

Il soutient un instant le regard fixe du vampire puis abandonne en secouant la tête.

– Mais on devrait pouvoir faire mieux.

– Parfait, le félicite Séverin en lui octroyant un large sourire qui dévoile une dentition puissante et des canines à peine plus grandes que la normale.

Là encore, il y a une différence entre la légende et la réalité. Les vampires se nourrissent de sang humain, d’accord, mais à petites doses, sans se faire remarquer. Pas besoin de crocs acérés pour ça. Ils se contentent de pratiquer une légère entaille dans le cou, le bras ou la cuisse de leur victime, le plus souvent avec leurs ongles, dont ils prennent grand soin. Leur salive possède la triple propriété d’être anesthésiante, cicatrisante et d’effacer la mémoire récente.

Bien. Il ne me reste plus qu’à attendre que tout ce petit monde s’en aille pour pouvoir rentrer chez moi et rédiger le rapport du siècle.

Hélas…

Mon grand-père disait toujours : « Les choses ont mauvais caractère. » Je ne l’ai pas beaucoup connu mais j’ai eu l’occasion, à de multiples reprises, de vérifier la réalité de ses assertions. Un exemple : à quelques dizaines de mètres d’un vampire et d’une bande de truands, alors que les circonstances réclament de ma part une discrétion absolue, mon téléphone se met à sonner.

Oh, deux fois seulement, juste le temps de l’atteindre et de l’éteindre sans même regarder qui cherche à me contacter. Mais ça suffit pour devenir l’objet d’une attention générale dont je me serais volontiers passé.

Ni une ni deux, je bondis de mon recoin et prends la fuite. En leur tournant le dos, bien sûr. Dans la direction de la porte arrachée et de la pénombre, qui ne me sera d’aucune utilité si le vampire me prend en chasse.

Je l’ai dit, déjà, que les vampires voient très bien la nuit ?

– C’est le gosse de tout à l’heure ! s’exclame un des sorciers.

– Il faut le rattraper, crie Vic sur un ton qui laisse présager le pire et qui m’incite à allonger la foulée.

Derrière moi, j’entends un hurlement. Un sorcier s’est mangé une palette. Bien fait. Mais dans mon application à éviter les obstacles, je rate l’issue par laquelle je me suis introduit dans le bâtiment.

Je ne tarde pas à toucher le fond.

Piégé ! Fait comme un rat.

J’entends mes poursuivants qui me cherchent. Ils sont entre la sortie et moi. De rage, je tape du poing contre le mur.

– Réfléchis, Jasper, réfléchis, je m’invective à voix basse.

Je dispose de quelques minutes, pas plus. Visiblement, le vampire ne s’est pas joint à la chasse, sinon il m’aurait déjà attrapé.

Bon. Puisque je ne peux pas partir et qu’il est hors de question que je tienne tête à cinq types animés d’intentions hostiles, je dois envisager une autre solution : me mettre à l’abri de toute violence. Et je ne peux même pas compter sur mon pendentif protecteur puisque je l’ai oublié dans le laboratoire !

Je m’efforce au calme. Je suis sorcier, non ? C’est dans ma spécialité que je trouverai mon salut.

Je sors de ma sacoche le bocal de gros sel. Pas de pentacle gravé sur le béton. Je dois créer à partir de rien. Je répands le sel autour de moi, dans un mouvement répété des centaines de fois. Rien à dire, mon cercle est parfait. Je sais même, sans le vérifier, qu’il mesure neuf pieds de diamètre (deux mètres soixante-treize pour les accros au moderne). L’entraînement, il n’y a que ça de vrai.

J’étaie ensuite le cercle en traçant, toujours avec le sel gris, les contours d’un pentagramme. Il est approximatif mais il fera l’affaire. Les étais n’ont pas besoin d’être droits tant qu’ils soutiennent solidement la construction.

J’extirpe enfin d’un petit sac de toile un jeu de runes gravées par mes soins sur des écorces de bouleau. Je sélectionne Raidhu, Naudhiz, Féhu, Uruz, Wunjo, Dagaz, Elhaz, Odala et Hagal, que je dispose à différents endroits de mon pentacle.

Enfin, j’ouvre et étends les bras, en signe d’accueil destiné aux énergies. Je tisse le sort qui devrait me mettre à l’abri des malades qui me poursuivent :

Je sais, il manque une bougie, de la terre, de l’eau et de l’air, mais quand on est pressé on fait ce qu’on peut avec ce qu’on a !

De toute façon, ma protection magique s’est activée dans un wraoup qui n’est pas sans rappeler le bruit d’un sas de vaisseau spatial.

J’espère simplement que les sorciers qui approchent sont aussi minables qu’ils en ont l’air, sinon je risque, malgré le pentacle, de passer un sale quart d’heure.

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