3 La colline de l’Aube Dorée

Sur le vaste sommet d’une colline, à quelques miles au nord-est de la cité de Cairhien, très à l’écart de toute route ou habitation humaine, apparut un mince rayon vertical de pure lumière, plus haut qu’un homme ou un cheval. Le sol descendait dans toutes les directions en douces ondulations ; à part de rares broussailles, rien ne gênait la vue à un mile à la ronde, jusqu’à la forêt environnante. Une herbe brune sembla tomber pendant la rotation de la lumière, s’élargissant en une ouverture carrée dans l’air. Certaines tiges mortes paraissaient fendues dans la longueur, mieux que n’aurait pu le faire un rasoir. Fendues par un trou dans l’air.

À l’instant où le portail fut ouvert, des Aiels voilés en sortirent à flots, hommes et Vierges, se déployant dans toutes les directions pour encercler la colline. Presque cachés dans ce torrent, quatre Asha’man aux yeux perçants prirent position autour du portail lui-même, scrutant la forêt autour d’eux. Rien ne bougeait, sauf le vent, la poussière, les hautes herbes, et, au loin, les branches des arbres, pourtant chaque Asha’man étudiait le paysage avec la ferveur d’un faucon affamé cherchant un lapin. Un lapin cherchant un faucon aurait manifesté autant de ferveur, mais jamais d’un air aussi menaçant.

Aucune discontinuité dans le flot. Un instant, c’était un flot d’Aiels, l’instant suivant des cavaliers cairhienins galopant deux par deux, précédés de la Bannière de la Lumière écarlate qu’ils brandirent dès qu’ils eurent franchi le portail. Sans faire de pause, Dobraine prit ses hommes, casqués et gantés, à l’écart et les mit en formation à mi-pente, toutes les lances inclinées selon le même angle. Vétérans aguerris, ils étaient prêts à pivoter et charger à son moindre geste. Sur les talons du dernier Cairhienin, Perrin franchit le portail sur Steppeur, passant en une seule foulée de la colline des Sources de Dumaï à la colline de Cairhien, et se pencha machinalement. Le sommet du portail était largement au-dessus de sa tête, mais il avait vu les dégâts qu’un portail peut provoquer. Loial et Aram le suivaient de près – l’Ogier à pied, sa longue hache sur l’épaule, plia les genoux –, puis les hommes des Deux Rivières, ramassés sur leurs selles bien après le franchissement du portail. Rad al’Dai portait la bannière rouge à tête de Loup, celle de Perrin parce que tout le monde le disait, et Tell Lewin portait l’Aigle Rouge.

Perrin s’efforça de ne pas les regarder, surtout l’Aigle Rouge. Les hommes des Deux Rivières voulaient le beurre et l’argent du beurre. Il était seigneur, et donc il devait avoir des bannières. Il était seigneur, mais quand il leur disait de se débarrasser de ces maudites bannières, elles ne disparaissaient jamais pour longtemps. La Tête de Loup Rouge le désignait pour ce qu’il n’était pas, quant à l’Aigle Rouge… Plus de deux mille ans après l’anéantissement de Manetheren pendant les Guerres Trolloques, près de mille ans après que l’Andor avait absorbé une partie de ce qui avait été Manetheren, cette bannière représentait toujours un acte de rébellion pour un Andoran. Les légendes continuaient à trotter dans l’esprit de certains. Naturellement, il y avait des générations que les gens des Deux Rivières ne savaient plus qu’il existait des Andorans, mais l’esprit des Reines ne change pas si facilement.

Il avait rencontré la nouvelle Reine d’Andor longtemps auparavant, lui semblait-il, à la Pierre de Tear. Elle n’était pas Reine à l’époque – et ne l’était toujours pas vraiment, tant qu’elle ne serait pas couronnée à Cairhien – mais Elayne semblait être une charmante jeune femme, bien qu’il n’aimât pas particulièrement les blondes. Un peu imbue d’elle-même, bien sûr, en sa qualité de Fille-Héritière. Imbue de Rand également, si les rencontres dans les coins voulaient dire quelque chose. Rand avait l’intention de lui donner non seulement le Trône du Lion d’Andor, mais aussi le Trône du Soleil de Cairhien. Elle lui en serait sûrement assez reconnaissante pour passer sur le fait qu’il en avait brandi les drapeaux, ce qui ne voulait rien dire. Regardant les hommes des Deux Rivières se déployer derrière ces bannières, Perrin branla du chef. Mais ce souci pouvait attendre.

Les hommes des Deux Rivières, dont la plupart étaient bergers ou fils de fermiers, n’avaient pas appris la discipline militaire mais ils savaient ce qu’ils devaient faire. Un homme sur cinq prenait les rênes de quatre chevaux, dont les cavaliers démontaient à la hâte, flèche déjà encochée dans leur arc, prêts à tirer. Une fois à pied, ils avançaient en lignes irrégulières, regardant autour d’eux avec intérêt, mais ils vérifiaient leur carquois d’une main experte, et tenaient leur arc avec abandon, ces grands arcs des Deux Rivières qui, même tendus, étaient presque aussi grands que ceux qui les portaient. Avec ces arcs, tous pouvaient tirer plus loin que ne l’aurait cru quiconque en dehors des Deux Rivières. Et toucher leur cible.

Perrin espérait qu’on n’en viendrait pas là aujourd’hui. Parfois, il rêvait d’un monde où tout cela n’existerait pas. Et Rand…

Crois-tu que mes ennemis ont dormi pendant… mon absence ? avait soudain dit Rand tandis qu’ils attendaient que Dashiva ouvre le portail. Il avait enfilé une veste trouvée dans un chariot, en drap vert bien coupé, mais sans comparaison avec ce qu’il portait maintenant. Pourtant, à moins d’enlever sa veste à un Lige, ou son cadin’sor à un Aiel, rien d’autre dans le camp n’aurait été à sa taille. On aurait pu croire qu’il cherchait de la soie et des broderies à la façon dont il avait fait fouiller tous les chariots la veille et ce matin.

Les chariots s’alignaient en une longue file, bâches et arceaux repliés. Kiruna et les autres sœurs jurées, assises dans celui de tête, n’avaient pas l’air heureuses. Elles avaient cessé de protester dès qu’elles s’étaient rendu compte que ça ne servait à rien, mais Perrin entendait toujours leurs murmures de colère. Au moins, elles étaient transportées. En revanche, leurs Liges suivaient le chariot à pied, silencieux et impassibles, tandis que les Aes Sedai prisonnières, debout en un groupe maussade, étaient encerclées par toutes les Sagettes qui n’étaient pas avec Rand, c’est-à-dire toutes, sauf Sorilea et Amys. Les Liges des prisonnières, l’air furibond, s’étaient regroupés à une centaine de pas, attendant froidement de passer à l’attaque, malgré leurs blessures et les gardes siswai’amans. À part le grand noir de Kiruna, dont Rand tenait les rênes, et la jument gris souris aux fines attaches de Min, les chevaux des Aes Sedai et des Liges non attribués aux Asha’man – ou utilisés dans les attelages, ce qui avait provoqué plus de protestations que le fait de faire marcher leurs propriétaires – étaient attachés par des longes à l’arrière des chariots.

Vous croyez, ça, Flinn ? Grady ?

L’un des Asha’man qui attendaient pour passer, le gars trapu au visage de paysan, regarda Rand, hésitant, puis le vieux boiteux parcheminé. Chacun portait une épée d’argent à son col, mais pas de Dragon.

Y a qu’un imbécile pour croire que ses ennemis vont se croiser les bras pendant qu’il ne regarde pas, mon Seigneur Dragon, dit le vieux d’une voix bourrue.

Il parlait en soldat.

Et toi, Dashiva ?

Dashiva sursauta, surpris qu’on s’adresse à lui.

Je… j’ai grandi dans une ferme.

Il redressa son baudrier d’épée, qui n’en avait nul besoin. En principe, ils s’entraînaient autant au maniement de l’épée qu’à celui du Pouvoir Unique, mais Dashiva semblait ne pas savoir par quel bout la prendre.

Avoir des ennemis, je sais pas grand-chose là-dessus.

Malgré sa gaucherie, il y avait chez, lui une certaine insolence. Mais il faut dire que toute cette bande semblait avoir été nourrie d’arrogance.

Si tu restes près de moi, dit doucement Rand, tu sauras ce que c’est.

Son sourire fit frissonner Perrin. Il sourit en donnant l’ordre de franchir le portail, comme s’ils allaient être attaqués de l’autre côté. Il y avait des ennemis partout, leur dit-il. Qu’ils n’oublient jamais ça. Il y avait des ennemis partout, et on ne savait jamais qui c’était.

L’exode continua sans faiblir. Les chariots cahotèrent directement des Sources de Dumaï à Cairhien, les sœurs dans le premier, semblables à des statues de glace ballottées sans ménagement. Leurs Liges trottaient à côté, la main sur la poignée de leur épée, les yeux jamais en repos ; à l’évidence, ils pensaient que leur Aes Sedai devait être protégée autant de ceux qui étaient déjà sur la colline que d’un assaillant éventuel. Les Sagettes avançaient en poussant leurs prisonnières, les encourageant parfois du bâton, mais les sœurs réussissaient à donner l’impression qu’il n’y avait ni Sagettes ni bâton. Les gai’shaines Shaidos arrivèrent ensuite, trottinant à quatre de front sous la surveillance d’une seule Vierge ; elle leur montra du doigt un endroit écarté, avant de filer rejoindre les autres Far Dareis Mai, et les gai’shaines s’agenouillèrent en lignes, nues comme des geais et fières comme des aigles. Le reste des Liges suivaient avec leurs propres gardes, rayonnant une fureur collective que Perrin sentit par-dessus toutes les autres odeurs, puis vint Rhuarc et le reste des siswai’amans et des Vierges, et quatre Asha’man de plus, chacun conduisant par la bride un cheval de remonte pour les quatre premiers, enfin Nurelle et ses Gardes Ailés aux lances ornées de rubans rouges.

Les Mayeners, tout fiers de former l’arrière-garde, riaient et criaient des vantardises aux Cairhienins, les informant de ce qu’ils auraient fait si les shaidos étaient revenus, mais en fait, ils n’étaient pas les derniers. Car en dernier venaient Rand sur le hongre de Kiruna, et Min sur sa jument. Sorilea et Amys marchaient d’un côté du grand noir, Nandera et une demi-douzaine de Vierges de l’autre, et Dashiva conduisait une jument placide sur leurs talons. Le portail disparut en un clin d’œil, et Dashiva cligna des yeux sur l’endroit où il s’était dressé, avec une ombre de sourire, puis grimpa gauchement en selle. Il semblait parler tout seul, mais c’était sans doute parce que son épée s’était prise dans ses jambes et qu’il avait failli tomber. Il n’était pas encore fou.

Une armée couvrait la colline, prête à l’attaque qui, à l’évidence, ne viendrait pas. Petite armée, de quelques milliers d’hommes, mais elle aurait paru assez importante avant que les Aiels ne s’y ajoutent, venant du Rempart du Dragon. Guidant lentement son cheval vers Perrin, Rand scrutait la campagne. Les deux Sagettes le suivaient de près, le surveillant et parlant bas ; Nandera et les Vierges venaient ensuite, surveillant tout le reste. Si Rand avait été un loup, Perrin aurait dit qu’il flairait l’air. Il avait mis le Sceptre du Dragon en travers de sa selle, pointe de lance de deux pieds de long, décorée d’un gland vert et gravée de dragons, et de temps en temps, il le soupesait légèrement dans sa main comme pour ne pas l’oublier.

Quand Rand tira sur les rênes, il scruta le visage de Perrin aussi intensément qu’il avait scruté la campagne.

— Je te fais confiance, dit-il enfin en hochant la tête.

Min s’agita sur sa selle, et il ajouta :

— À toi aussi, Min. Et à toi aussi, Loial.

L’Ogier remua avec embarras, et regarda Perrin, hésitant. Rand balaya le paysage du regard, embrassant les Aiels, les Asha’man et les autres.

— Il y en a si peu à qui je peux me fier, murmura-t-il avec lassitude.

Les odeurs qu’il émettait étaient assez contradictoires pour appartenir à deux hommes : Colère et peur, désespoir et détermination. Et, enchevêtrée avec toutes les autres, lassitude.

Perrin avait envie de lui dire : Garde ta raison. Tiens bon. Mais un sentiment de culpabilité lui fit tenir sa langue. Parce qu’il s’agissait du Dragon Réincarné, il avait envie de le dire, pas à son ami d’enfance. Il voulait que son ami conserve sa raison ; le Dragon Réincarné devait conserver sa raison.

— Mon Seigneur Dragon, cria soudain un Asha’man.

À peine sorti de l’adolescence, il avait des yeux noirs grands comme ceux d’une fille, ni épée ni Dragon à son col, mais un port plein de fierté.

— Au sud-ouest.

Une silhouette était apparue, à environ un mile, sortant des arbres en courant ; une femme, les jupes retroussées jusqu’aux cuisses. Pour Perrin, c’était une Aielle. Une Sagette, se dit-il, quoique aucun signe ne permît de le déterminer avec exactitude. Il en était certain, c’est tout. Sa vue réveilla sa nervosité. Quelqu’un là-bas, juste comme ils sortaient du portail, n’annonçait rien de bon. Les shaidos avaient provoqué des troubles à Cairhien quand il s’était mis en route pour rejoindre Rand, mais pour les Aiels, une Sagette était une Sagette, quel que fût son clan. Elles se rendaient visite pour le thé pendant que leurs clans s’entre-tuaient. Deux Aiels en train de se battre se seraient séparés pour laisser une Sagette passer entre eux. Peut-être que la bataille de la veille avait changé ça, et peut-être pas. Il soupira ; au mieux, ça n’annonçait rien de bon.

Sur la colline, presque tous semblaient ressentir la même chose. Une ondulation parcourut les rangs, les hommes levant leur lance, encochant une flèche. Les Cairhienins et les Mayeners remuèrent sur leurs selles, et Aram tira son épée, les yeux brillants. Loial se pencha sur sa grande hache et en tripota le tranchant à regret. La lame avait la même forme que celle d’une hache de bûcheron, mais elle était gravée de feuilles et de volutes, et damasquinée d’or. Ces incrustations étaient un peu effacées par l’usage de ces derniers jours. S’il devait de nouveau s’en servir, il le ferait, mais avec autant de répugnance que Perrin se servait de la sienne, et pour pratiquement les mêmes raisons.

Rand resta immobile et regarda, impassible. Min fit approcher sa jument, et lui caressa les épaules comme on s’efforce de calmer un mastiff qui hérisse ses poils.

Les Sagettes non plus ne manifestèrent aucun signe d’inquiétude, mais elles ne restèrent pas immobiles. Sorilea fit un geste, et une douzaine de celles qui gardaient les Aes Sedai vinrent les rejoindre, elle et Amys, loin de Rand et hors de portée de voix de Perrin. On voyait peu de gris dans leurs cheveux, et seule Sorilea avait des rides, mais seules quelques Sagettes présentes grisonnaient. Il faut dire que les Aiels vivaient rarement jusqu’à grisonner. Pourtant, ces femmes avaient une situation, ou une influence, quelle que fût la façon dont les Sagettes décidaient de ces choses. Perrin avait déjà vu Sorilea et Amys conférer avec ce groupe, quoique « conférer » ne fût peut-être pas le mot juste. Sorilea parlait, Amys ajoutait un mot de temps en temps, et les autres écoutaient. Edarra protesta, mais Sorilea l’interrompit, apparemment sans perdre son élan, puis elle en désigna deux, Sotarin et Cosain. Immédiatement, elles retroussèrent leurs jupes sur leurs bras et partirent en courant vers l’arrivante.

Perrin flatta l’encolure de Steppeur. Pas de tuerie. Pas encore.

Les trois Sagettes se rencontrèrent à un demi-mile de la colline et s’arrêtèrent. Elles se parlèrent, juste quelques instants, puis elles repartirent toutes les trois en courant vers la hauteur. Et droit sur Sorilea. La nouvelle, jeune femme dotée d’un long nez et d’une masse de cheveux roux flamboyant, parla avec précipitation, le visage de Sorilea se pétrifiant à mesure. Finalement, la rousse termina – ou plutôt Sorilea lui imposa le silence – et le groupe se tourna vers Rand, mais sans faire un pas vers lui. Elles attendirent, mains croisées sur le ventre et châles sur les épaules, énigmatiques comme des Aes Sedai.

— Le Car’a’carn, grommela Rand entre ses dents.

Passant la jambe par-dessus l’encolure de son cheval, il glissa à terre, puis aida Min à démonter.

Perrin démonta également, puis, guidant Steppeur par la bride, il les suivit vers les Sagettes, Loial sur les talons, et Aram aussi, qui resta à cheval jusqu’à ce que Perrin lui fasse signe de démonter également. Les Aiels ne montaient pas à cheval, à moins que ce ne fût absolument nécessaire, en tout cas, et ils considéraient comme grossier tout homme qui venait à eux sur sa monture. Rhuarc les rejoignit, et Gaul, qui fronçait les sourcils pour une raison inconnue. Il va sans dire que Nandera, Suline et les Vierges suivirent également.

La rousse commença dès que Rand fut assez près.

— Bair et Megana ont institué des tours de garde, pour surveiller toutes les directions d’où vous pourriez revenir dans la cité des Tueurs d’Arbres, Car’a’carn, mais vraiment, personne ne pensait que ce serait…

— Feraighin, dit Sorilea, d’un ton tranchant.

La rousse referma la bouche d’un coup sec, faisant claquer ses dents, et elle fixa Rand de ses brillants yeux bleus, évitant le regard furibond de Sorilea.

Finalement, Sorilea prit une profonde inspiration et tourna son attention vers Rand.

— Il y a des troubles dans les tentes, dit-elle d’une voix terne. Des rumeurs sont nées parmi les Tueurs d’Arbres, selon lesquelles vous seriez allé à la Tour Blanche avec les Aes Sedai venues ici, pour plier le genou devant le Siège de l’Amyrlin. Aucune de celles sachant la vérité n’a osé parler, craignant d’empirer la situation.

— Et quel est le résultat ? demanda Rand avec calme.

Il était très tendu, et Min se remit à lui caresser l’épaule.

— Beaucoup croient que vous avez abandonné les Aiels, lui dit Amys, tout aussi calme. Le découragement est revenu. Tous les jours, un millier d’hommes jettent leurs épées et disparaissent, incapables d’affronter notre avenir, ou notre passé. Certains rejoindront peut-être les shaidos, ajouta-t-elle, d’une voix écœurée. On murmure que le vrai Car’a’carn ne se serait jamais soumis aux Aes Sedai. Indirian dit que si vous êtes ailé à la Tour Blanche, ce ne peut pas être volontairement. Il est prêt à emmener les Codarras vers le nord, à Tar Valon, et à croiser la lance avec toutes les Aes Sedai qu’il rencontrera ; ou tout homme des Terres Humides. Il dit que vous avez dû être trahi. Timolan marmonne que si tout ça est vrai, vous nous avez trahis et qu’il emmènera les Miagomas dans la Terre Triple. Quand il vous verra mort. Mandelain et Janwin tiennent conseil, mais ils croient à la fois Indirian et Timolan.

Rhuarc grimaça, aspirant l’air entre ses dents ; pour un Aiel, cela équivalait à s’arracher les cheveux de désespoir.

— Ce ne sont pas de bonnes nouvelles, protesta Perrin, mais à vous entendre, on dirait un arrêt de mort. Dès que Rand se montrera, les rumeurs s’éteindront.

Rand se passa la main dans les cheveux.

— Si c’était vrai, Sorilea n’aurait pas l’air d’avoir avalé un lézard.

D’ailleurs, Nandera et Suline donnaient à croire que leur lézard frétillait en descendant vers leur estomac.

— Qu’est-ce que vous ne m’avez pas dit, Sorilea ?

La Sagette parcheminée eut un mince sourire d’approbation.

— Vous comprenez à demi-mot. C’est bien, dit-elle, mais d’un ton aussi plat qu’une pierre taillée. Si vous rentrez avec les Aes Sedai, certains croiront que vous avez plié le genou devant elles. Quoi que vous disiez ou fassiez, ils croiront que vous portez le joug des Aes Sedai. Et cela, c’est avant qu’ils apprennent que vous avez été prisonnier. Les secrets se glissent par des fissures où ne passerait pas une puce, et un secret connu de tant de gens a des ailes.

Perrin lorgna Dobraine et Nurelle, qui regardaient leurs hommes, et il déglutit avec effort. Combien de ceux qui suivaient Rand l’avaient fait parce qu’il portait tout le poids des Aiels massé derrière lui ? Pas tous, certes, mais parmi les hommes qui avaient choisi Rand parce qu’il était le Dragon Réincarné, cinq, ou même dix, l’avaient suivi parce que la Lumière brille plus fort sur les rangs plus nombreux. Si les Aiels s’en allaient ou se fragmentaient…

Il ne voulait pas penser à cette possibilité. La défense des Deux Rivières avait exploité ses capacités au maximum, peut-être même au-delà. Ta’veren ou pas, il ne se faisait pas d’illusions, il ne pensait pas être de ces hommes qui finissent dans les légendes ; cela, c’était bon pour Rand. Lui, il était limité aux problèmes de village. Pourtant, il ne pouvait s’empêcher de réfléchir, l’esprit en ébullition. Que faire si le pire se produisait ? Il repassait ses listes dans sa tête : qui resterait fidèle, et qui tenterait de se défiler. La première liste était assez courte et la seconde assez longue pour lui dessécher la gorge. Trop de gens complotaient pour acquérir des avantages, comme s’ils ignoraient les Prophéties du Dragon Réincarné ou de la Dernière Bataille. Il soupçonnait que certains continueraient à comploter après le début de la Tarmon Gai’don. Le pire, c’est que la plupart ne seraient pas des Élus du Ténébreux, juste des gens ordinaires, faisant passer leur intérêt avant tout. Les oreilles de Loial étaient toutes flasques ; il comprenait, lui aussi.

À peine Sorilea eut-elle fini de parler à Rand que ses yeux pivotèrent, pleins d’une fureur à perforer le fer.

— On vous avait dit de rester dans le chariot.

Bera et Kiruna s’arrêtèrent pile, et Alanna faillit les cogner par-derrière.

— On vous a dit de ne pas toucher le Pouvoir Unique sans permission, mais vous avez écouté ce qui se disait ici. Vous allez apprendre à respecter ce que je dis.

Malgré le regard menaçant de Sorilea, les trois femmes demeurèrent immobiles, Bera et Kiruna avec une dignité glaciale, Alanna bouillonnant de défi. Loial roula vers elles ses énormes yeux, puis vers les Sagettes ; ses oreilles étaient maintenant complètement avachies, et ses longs sourcils pendaient sur ses joues. Mal à l’aise, Perrin repassa mentalement ses listes, se demandant jusqu’où les Aes Sedai allaient tenter la chance. Écouter à distance grâce au Pouvoir Unique ! La réaction des Sagettes pourrait leur paraître pire que le coup de gueule de Sorilea. Celle de Rand aussi.

Mais pas cette fois. Rand semblait ne pas les voir. Il regardait à travers Sorilea. Ou peut-être qu’il écoutait quelque chose que personne d’autre ne pouvait entendre.

— Et ceux des Terres Humides ? dit-il enfin. Colavaere a été couronnée reine, non ?

Ce n’était pas vraiment une question.

Sorilea hocha la tête, tâtant du pouce le manche de sa dague, mais sans quitter des yeux les Aes Sedai. Qui était choisi roi ou reine dans les Terres Humides importait peu aux Aiels, surtout aux Cairhienins tueurs d’arbre.

Le cœur de Perrin se glaça. Que Colavaere de la Maison Saighan désirât le Trône du Soleil n’était un secret pour personne ; elle avait commencé à intriguer dans ce but dès l’assassinat de Riatin, avant même que Rand ne se soit déclaré Dragon Réincarné, et elle avait continué à intriguer quand il avait été publiquement connu que Rand destinait ce trône à Elayne. Mais peu savaient qu’elle était une meurtrière, capable de tuer de sang-froid. Et Faile se trouvait dans la cité. Au moins, elle n’était pas seule. Bain et Chiad resteraient près d’elle. C’étaient des Vierges, et ses amies, peut-être ce que les Aiels nomment des presque-sœurs. Elles ne laisseraient personne lui nuire. Mais Colavaere haïssait Rand, et, par extension, toute personne proche de lui. Comme, peut-être, la femme d’un homme qui était l’ami de Rand. Non. Bain et Chiad assureraient sa sécurité.

— C’est une situation délicate.

Kiruna s’approcha de Rand, ignorant Sorilea. Pour une femme aussi frêle, la Sagette avait des yeux comme des marteaux.

— Tout ce que vous faites peut avoir de sérieuses répercussions…

— Qu’est-ce que Colavaere a dit de moi ? demanda Rand à Sorilea, d’un ton trop désinvolte. A-t-elle nui à Berelain ?

C’était à Berelain, la Première de Mayene, que Rand avait confié le gouvernement de Cairhien. Pourquoi ne parlait-il pas de Faile ?

— Berelain sur Paendrag va bien, murmura Sorilea, sans cesser de surveiller les Aes Sedai.

Bien qu’ignorée et réduite au silence, Kiruna restait extérieurement calme, mais le regard qu’elle fixait sur Rand aurait gelé un feu de forge attisé au soufflet. Pour les autres, Sorilea fit signe à Feraighin.

La rousse sursauta et s’éclaircit la gorge ; à l’évidence, elle ne s’attendait pas à ce qu’on lui laisse prononcer un mot. Elle reprit sa dignité comme on enfile un vêtement à la hâte.

— Colavaere Saighan dit que vous êtes allé à Caemlyn, Car’a’carn, ou peut-être à Tear, mais où que vous soyez allé, tous doivent se souvenir que vous êtes le Dragon Réincarné et qu’ils doivent vous obéir.

Feraighin renifla ; le Dragon Réincarné ne faisait pas partie des prophéties aielles, seulement le Car’a’carn.

— Elle dit que vous reviendrez et que vous la confirmerez sur le trône. Elle parle souvent aux chefs, les encourageant à déplacer les lances vers le sud. Pour vous obéir, dit-elle. Elle ne voit pas les Sagettes et n’entend que le vent quand nous parlons.

Cette fois, son reniflement ressemblait beaucoup à celui de Sorilea. Personne ne disait aux chefs de clans ce qu’ils avaient à faire, mais provoquer la colère des Sagettes n’était pas le bon moyen de convaincre les chefs de quoi que ce soit. Pourtant, Perrin trouvait cela logique, du moins la partie de son être qui pouvait penser à autre chose qu’à Faile. Colavaere n’avait sans doute jamais suffisamment prêté attention aux « Sauvages » pour réaliser que les Sagettes ne limitaient pas leurs activités à distribuer des herbes médicinales, mais elle voudrait chasser tous les Aiels de Cairhien. Étant donné les circonstances, la question était de savoir si les chefs l’auraient écoutée. Mais la question de Rand n’était pas évidente.

— Qu’est-il arrivé d’autre dans la cité ? Dites tout ce que vous avez entendu, Feraighin. Peut-être quelque chose qui ne peut sembler important qu’à quelqu’un des Terres Humides.

D’un mouvement dédaigneux, elle rejeta sa crinière rousse en arrière.

— Les gens des Terres Humides sont comme les mouches de sable, Car’a’carn, qui peut savoir ce qu’ils trouvent important ? D’après ce que j’ai entendu, il se passe parfois des choses étranges dans la cité, et aussi dans les tentes. Les gens voient des choses qui ne peuvent pas être, seulement pendant un temps, ce qui ne peut pas être, est. Des hommes, des femmes et des enfants sont morts.

Perrin eut la chair de poule : il savait qu’elle parlait de ce que Rand appelait des « bulles de mal », s’élevant de la prison du Ténébreux comme un brouillard sur un marais fétide, et dérivant le long du Dessin jusqu’à ce qu’elles explosent. Une fois, Perrin avait été pris dans l’une d’elles ; il espérait bien que ça ne lui arriverait plus jamais…

— Si vous parlez de ce que font ceux des Terres Humides, qui a le temps d’observer les mouches de sable ? À moins qu’elles ne piquent. Ce qui me rappelle une chose. Je ne la comprends pas, mais peut-être que vous la comprendrez. Ces mouches de sable piqueront tôt ou tard.

— Quelles mouches de sable ? Celles des Terres Humides ? De quoi parlez-vous ?

En fait de regards impatientés, Feraighin était moins bonne que Sorilea, mais Perrin n’avait jamais vu une Sagette apprécier l’impatience des autres. Pas même le chef des chefs. Relevant le menton, elle resserra son châle sur ses épaules et répondit :

— Il y a trois jours, les tueurs d’arbres Caraline, Damodred et Toram Riatin se sont approchés de la cité. Ils ont lancé une proclamation disant que Colavaere est une usurpatrice, mais ils restent dans leur camp au sud de la ville et ne font rien, à part envoyer quelques hommes dans la cité de temps en temps. Quand ils sont loin de leur camp, un seul algai’d’siswai ou même un gai’shain en mettrait une centaine en fuite. Le dénommé Darlin Sisnera et d’autres Tairens sont arrivés hier par bateau, et se sont joints à eux. Depuis, ils n’arrêtent pas de manger et de boire, comme s’ils fêtaient quelque chose. Les soldats tueurs d’arbres se rassemblent dans la cité sur l’ordre de Colavaere, mais ils surveillent nos tentes plus que les hommes des Terres Humides ou la cité elle-même. Ils observent, et ne font rien. Vous savez peut-être pourquoi, Car’a’carn, mais pas moi, ni Bair ou Magana, ni personne dans les tentes.

Dame Caraline et le Seigneur Toram commandaient les Cairhienins qui refusaient d’accepter que Rand avait conquis Cairhien, exactement comme le Haut Seigneur Darlin, leur homologue de Tear. Ces deux révoltes avaient peu d’importance ; depuis des mois, Caraline et Toram ne bougeaient pas des contreforts de l’Échine du Monde, et Darlin faisait de même à Haddon Mirk. Mais plus maintenant, semblait-il. Perrin se surprit à passer le pouce sur le tranchant de sa hache. Il y avait danger que les Aiels les abandonnent, et les ennemis de Rand se rassemblaient tous en un même lieu. Il ne manquait plus que le Réprouvé apparaisse. Et Sevanna avec ses shaidos. Ce serait la cerise sur le gâteau. Pourtant tout cela n’avait pas plus d’importance que si quelqu’un avait vu marcher un cauchemar. Il fallait que Faile soit en sécurité ; il le fallait.

— Mieux vaut observer que combattre, murmura pensivement Rand, écoutant une fois de plus quelque chose d’invisible.

Perrin l’approuva du fond du cœur – n’importe quoi valait mieux que combattre – mais les Aiels ne voyaient pas les choses du même œil, pas quand il s’agissait d’ennemis. De Rhuarc à Sorilea, de Feraighin à Nandera et Suline, ils regardèrent Rand comme s’il avait dit que le sable était meilleur à boire que l’eau.

Feraighin se haussa pratiquement sur la pointe des pieds. Elle n’était pas spécialement grande pour une Aielle, n’arrivant pas tout à fait à l’épaule de Rand, mais elle sembla s’efforcer de se mettre nez à nez avec lui.

— Ils sont à peine plus de dix mille dans ce camp des Terres Humides, dit-elle d’un ton réprobateur, et moins dans la cité. On peut s’en défaire facilement. Même Indirian se rappelle que vous avez commandé de ne tuer personne des Terres Humides sauf en légitime défense, mais si on les laisse tranquilles, ils vont provoquer des troubles. Et il y a des Aes Sedai dans la cité, ce qui n’arrange rien. Qui peut savoir ce qu’elles…

— Des Aes Sedai ? dit Rand, glacial, serrant le Sceptre du Dragon à s’en blanchir les phalanges. Combien ?

À son odeur, Perrin frissonna ; soudain, il eut l’impression que les Aes Sedai prisonnières les observaient, Bera, Kiruna et les autres.

Sorilea perdit tout intérêt pour Kiruna. Mains sur les hanches, elle pinça les lèvres et demanda :

— Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit ?

— Vous ne m’en avez pas laissé le temps, Sorilea, protesta Feraighin, un rien hésitante.

Ses yeux bleus se tournèrent vers Rand, et sa voix se raffermit.

— Il peut y en avoir une dizaine ou plus, Car’a’carn. Nous les évitons, naturellement, surtout depuis…

Elle s’adressa à Sorilea :

— Vous ne vouliez pas entendre parler de ceux des Terres Humides, Sorilea. Seulement de nos propres tentes. C’est vous qui l’avez dit.

Revenant à Rand et redressant les épaules :

— La plupart demeurent sous le toit d’Arilyn Dhulaine et sortent rarement.

À Sorilea, tête basse :

— Sorilea, vous savez que je vous aurais tout dit. C’est vous qui m’avez interrompue.

Elle prit conscience du nombre de spectateurs, dont beaucoup commençaient à sourire, parmi les Sagettes en tout cas, ses yeux se dilatèrent et elle rougit. Elle regarda alternativement Rand et Sorilea, et ses lèvres remuèrent, mais sans émettre un son. Certaines Sagettes se mirent à rire sous cape ; Edarra ne prit pas la peine de cacher son rire de sa main. Rhuarc rejeta la tête en arrière et hurla de rire.

Pour sa part, Perrin ne voyait pas matière à s’esclaffer. Un Aiel pouvait trouver drôle qu’on lui passe une épée en travers du corps. Des Aes Sedai par-dessus le marché ! Par la lumière ! Il alla droit au fait.

— Feraighin ? Ma femme, Faile, est-ce qu’elle va bien ?

Le gratifiant d’un regard à moitié égaré, elle rassembla les vestiges de sa dignité.

— Je crois que Faile Aybara va bien, Sei’cair, dit-elle avec un calme glacial.

Ou presque. Du coin de l’œil, elle tenta de couler un regard vers Sorilea. Celle-ci ne semblait pas trouver ça drôle du tout ; bras croisés, elle toisa Feraighin d’un air qui faisait paraître doux le regard qu’elle avait décoché à Kiruna.

Amys posa la main sur le bras de Sorilea.

— Elle n’est pas en faute, murmura-t-elle, trop bas pour que quiconque entende à part la Sagette parcheminée et Perrin.

Sorilea hésita, puis hocha la tête ; dans son regard, la fureur fit place à son acrimonie habituelle. Amys était la seule capable de faire ça, pensa Perrin ; la seule que Sorilea ne piétinait pas quand elle se mettait en travers de son chemin. Bon, elle ne piétinait pas Rhuarc non plus, mais avec lui, c’était davantage un rocher ignorant un orage. Amys, elle, pouvait faire cesser la pluie.

Perrin voulait en savoir plus de Feraighin – elle croyait que Faile allait bien ? – mais avant qu’il ait eu le temps d’ouvrir la bouche, Kiruna fonça avec son tact habituel.

— Maintenant, écoutez-moi attentivement, dit-elle à Rand, soulignant ses paroles d’un geste emphatique. J’ai qualifié la situation de délicate. C’est inexact. Elle est complexe au-delà de toute expression, si fragile qu’un souffle pourrait la faire voler en éclats. Bera et moi, nous vous accompagnerons dans la cité. Oui, oui, Alanna ; et vous aussi.

Elle écarta la mince Aes Sedai d’un geste impatient. Perrin se dit qu’elle tentait de prendre l’air menaçant. Elle semblait regarder Rand de haut, bien que, malgré sa haute taille, Rand la dépassât de la tête et des épaules.

— Vous devez nous laisser vous guider. Un mouvement malheureux, un mot malheureux, et vous pouvez provoquer à Cairhien le même désastre qu’au Tarabon et à l’Arad Doman. Pire, vous pouvez provoquer des dommages incalculables en des domaines dont vous ne savez presque rien.

Perrin grimaça. Elle n’aurait pas pu mieux parler pour échauffer Rand. Mais ce dernier se contenta d’écouter sans l’interrompre, puis il se tourna vers Sorilea.

— Emmenez les Aes Sedai dans les tentes. Toutes, pour le moment. Assurez-vous que tout le monde sait qu’elles sont des Aes Sedai. Que tout le monde voie qu’elles sautent quand vous dites crapaud. Comme vous sautez vous-même quand le Car’a’carn le dit ; cela devrait convaincre tout le monde que les Aes Sedai ne me mènent pas en laisse.

Kiruna s’empourpra ; elle sentait l’outrage et l’indignation si fort que le nez de Perrin le démangea. Bera tenta de la calmer, sans grand succès, tout en décochant à Rand son regard espèce-de-voyou-ignorant, et Alanna se mordit les lèvres en un effort pour ne pas sourire. Étant donné les odeurs émanant de Sorilea et des autres, Alanna n’avait aucune raison d’être contente.

Sorilea gratifia Rand d’un sourire pincé.

— Peut-être, Car’a’carn, dit-elle, ironique.

Perrin doutait qu’elle sautât sur l’ordre de qui que ce soit.

— Peut-être que ça réussira, répéta-t-elle sans conviction.

Opinant du chef, Rand s’éloigna avec Min, suivi des Vierges, et distribuant des ordres à ceux qui viendraient avec lui et ceux qui resteraient avec les Sagettes. Rhuarc se mit à organiser les siswai’amans. Alanna suivit Rand des yeux. Perrin aurait voulu comprendre ce qui se passait. Sorilea et les autres regardèrent Rand, elles aussi, et leur odeur était rien moins que douce.

Feraighin resta seule, réalisa-t-il. C’était l’occasion. Mais avant qu’il ait pu la rejoindre, Sorilea, Amys et le reste du « conseil » l’entourèrent, l’écartant d’un coup d’épaule. Elles s’éloignèrent à quelque distance avant de l’assaillir de questions. Les regards acérés dirigés sur Kiruna et les deux autres ne laissaient aucun doute sur le fait qu’aucune indiscrétion ne serait plus tolérée. Kiruna sembla réfléchir à la question, les yeux pleins d’une telle fureur qu’il semblait incroyable que ses cheveux noirs ne se dressent pas sur sa tête. Bera lui parlait fermement, et, sans prêter l’oreille, Perrin entendit « raisonnable », et « patience », « prudence » et « folie ». Mais à qui ou à quoi s’appliquaient ces paroles, mystère.

— Il y aura des combats quand nous arriverons dans la cité.

Aram semblait pressé d’en découdre.

— Bien sûr que non, dit Loial avec conviction.

Ses oreilles frémirent et il considéra sa hache avec gêne.

— On ne se battra pas, hein, Perrin ?

Perrin secoua la tête. Il ne savait pas. Si seulement les autres Sagettes laissaient Feraighin tranquille, juste quelques instants. Qu’est-ce qu’elles avaient de si important à discuter ?

— Les femmes sont plus étranges qu’un ivrogne des Terres Humides, grommela Gaul.

— Quoi ? fit distraitement Perrin.

Que se passerait-il s’il s’immisçait simplement dans le cercle des Sagettes ? Comme si elle avait lu dans son esprit, Edarra le regarda d’un œil mauvais. D’autres aussi. Parfois, il semblait que les femmes pouvaient lire dans la tête des hommes. Enfin…

— J’ai dit que les femmes sont étranges, Perrin Aybara. Chiad m’a dit qu’elle ne déposerait pas une couronne nuptiale à mes pieds ; elle me l’a vraiment dit.

L’Aiel paraissait scandalisé.

— Elle a dit qu’elle me prendrait pour amant, elle et aussi Bain, mais pas plus.

Une autre fois, cela aura choqué Perrin, quoiqu’il connût déjà la chanson ; les Aiels étaient incroyablement… libres en ce domaine.

— Comme si je n’étais pas assez bon pour faire un mari, grogna Gaul avec colère. Bain ne me plaît pas, mais je l’épouserais pour rendre Chiad heureuse. Si Chiad ne veut pas d’une couronne nuptiale, elle devrait arrêter de m’aguicher. Si je ne l’intéresse pas assez pour qu’elle m’épouse, elle devrait me laisser tranquille.

Perrin le regarda en fronçant les sourcils. L’Aiel aux yeux verts était plus grand que Rand, avec près d’une tête de plus que Perrin.

— De quoi parles-tu ?

— De Chiad, bien sûr. Tu n’écoutais pas ? Elle m’évite, mais chaque fois que je la vois, elle s’arrête assez longtemps pour s’assurer que je l’ai vue. Je ne sais pas comment vous faites, vous autres des Terres Humides, mais chez nous, c’est une des tactiques des femmes. Quand on s’y attend le moins elle est là, et puis elle disparaît. Je ne savais même pas qu’elle était avec les Vierges jusqu’à ce matin.

— Tu veux dire qu’elle est ici ? chuchota Perrin.

De nouveau, une lame glacée lui transperça le cœur.

— Et Bain, elle est là aussi ?

Gaul haussa les épaules.

— L’une est rarement loin de l’autre. Mais c’est l’intérêt de Chiad que je veux éveiller, pas celui de Bain.

— Au diable leur maudit intérêt ! tonna Perrin.

Les Sagettes se retournèrent sur lui. En fait, tous ceux présents sur la colline se retournèrent vers lui. Kiruna et Bera le regardaient fixement, l’air trop pensif. Avec effort, il parvint à baisser la voix. Mais il ne put en diminuer l’intensité.

— Elles étaient censées protéger Faile ! Elle est dans la cité, au Palais Royal, avec Colavaere – avec Colavaere ! – et elles étaient censées la protéger.

Gaul regarda Loial en se grattant la tête.

— C’est de l’humour des Terres Humides ? Faile Aybara n’est plus une enfant en lisière.

— Je sais que ce n’est plus une enfant !

Perrin prit une profonde inspiration. C’était dur de rester calme avec l’estomac plein d’acide.

— Loial, veux-tu expliquer à ce… à Gaul que nos femmes ne se promènent pas armées de lances, que Colavaere ne proposerait pas à Faile un duel honorable, qu’elle commanderait simplement à quelqu’un de lui couper la gorge, de la précipiter du haut des remparts ou de…

Les images étaient insoutenables. Il allait vomir d’un instant à l’autre.

Loial lui tapota gauchement l’épaule.

— Perrin, je sais que tu t’inquiètes. Je sais ce que j’éprouverais si je pensais que quelque chose arrivait à Erith.

Les touffes de poils de ses oreilles frémissaient. Il était bien placé pour parler ! Il aurait couru de toute la vitesse de ses jambes pour éviter sa mère, ou la jeune femme ogier qu’elle avait choisie pour lui.

— Faile t’attend, saine et sauve, Perrin. Je le sais. Et tu sais qu’elle est de taille à s’occuper d’elle-même. D’ailleurs, elle est de taille à s’occuper d’elle-même, de toi, de moi, et de Gaul en plus.

Son rire tonitruant semblait forcé, et il reprit bientôt son sérieux.

— Perrin… Perrin, tu sais que tu ne peux pas être toujours là pour protéger Faile, quel qu’en soit ton désir. Tu es ta’veren ; le Dessin t’a créé dans un but, et il se servira de toi dans ce but.

— Au diable le Dessin, gronda Perrin. Que tout aille au diable si ça peut la protéger.

Sous le choc, les oreilles de Loial devinrent toutes raides, et même Gaul sembla déconcerté.

Qu’est-ce que ça fait de moi ? se dit Perrin. Il n’avait eu que mépris pour tous ceux qui se décarcassaient en vue de leur propre intérêt, ignorant la Dernière Bataille et l’ombre du Ténébreux qui se répandait lentement sur le monde. En quoi était-il différent d’eux ?

Rand arrêta son étalon noir près de lui.

— Tu viens ?

— Je viens, dit sombrement Perrin.

Il n’avait pas de réponses à ses propres questions. Mais il savait une chose : pour lui, Faile était le monde.

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