Prologue Éclairs

De la haute fenêtre voûtée, à près de quatre-vingts toises du sol, proche du sommet de la Tour Blanche, Elaida voyait à des miles de Tar Valon, jusqu’aux forêts et plaines vallonnées bordant la large Rivière Erinin, coulant du nord et de l’ouest avant de se diviser pour embrasser la grande île-cité. Au sol, les longues ombres matinales devaient tacheter la ville, mais de cette hauteur, tout paraissait clair et ensoleillé. Même les fabuleuses « tours sans sommet » de Cairhien ne pouvaient pas rivaliser avec la Tour Blanche. Et certainement aucune des moindres tours de Tar Valon, malgré tout ce qu’on disait d’elles et de leurs ponts aériens.

À cette hauteur une brise presque constante adoucissait la chaleur qui accablait le monde. Passé la Fête des Lumières, une épaisse couche de neige aurait dû recouvrir le sol, et pourtant il faisait chaud comme en plein été. Signe de plus, s’il en était besoin, que la Dernière Bataille approchait, et que le Ténébreux touchait le monde. Elaida ne laissait pas la chaleur la toucher, même quand elle descendait, bien sûr. Ce n’était pas pour jouir de la brise qu’elle s’était installée si haut, dans ces pièces très simples, malgré l’inconvénient des escaliers.

Les rustiques tomettes rouges et les murs de marbre blanc décorés de quelques tapisseries, ne soutenaient pas la comparaison avec la majesté du bureau et de l’appartement de l’Amyrlin, en bas. Elle les utilisait de temps en temps – pour certains, ils étaient associés au pouvoir de l’Amyrlin – mais le plus souvent, elle résidait et travaillait là-haut. Pour la vue. Non pour la vue de la cité, de la rivière ou des forêts. Pour la vue de ce qui commençait à s’élever sur le domaine de la Tour.

De grands terrassements et fondations s’étendaient sur ce qui avait été le terrain d’entraînement des Liges, avec de grandes grues de bois et des piles de dalles de marbre et de granit taillées. Maçons et ouvriers y grouillaient comme des fourmis, et des files ininterrompues de chariots entraient par les grilles, apportant encore d’autres pierres. D’un côté du chantier se dressait un « modèle réduit », ainsi que l’appelaient les maçons, assez grand pour que les hommes y entrent à croupetons pour en voir le moindre détail, et indiquant où placer chaque pierre. La plupart des ouvriers ne savaient pas lire – ni les lettres ni les plans. Le « modèle réduit » était aussi grand que certains manoirs.

Alors que tout roi ou reine avait un palais, pourquoi le Siège de l’Amyrlin aurait-il dû se confiner à un appartement à peine plus vaste que celui de la plupart des sœurs ordinaires ? Son palais égaierait la Tour Blanche en splendeur, aurait une grande flèche de dix toises plus haute que la Tour elle-même. Le chef de chantier avait pâli en entendant cela. La Tour avait été édifiée par les Ogiers, avec l’assistance de sœurs utilisant le Pouvoir. Mais après un seul regard sur le visage d’Elaida, Maître Lerman s’était incliné très bas en bredouillant que, naturellement, tout serait fait selon son désir. Comme s’il avait le choix.

Sa bouche se crispa d’exaspération. Elle aurait voulu refaire appel aux Ogiers, mais ils se confinaient dans leurs steddings pour une raison inconnue. Elle avait convoqué le plus proche, le Stedding Jentoine, dans les Collines Noires, mais ils avaient refusé. Poliment, mais refusé quand même, sans explication, même au Haut Siège de l’Amyrlin. Les Ogiers étaient des solitaires dans le meilleur des cas. Ou bien ils se retiraient à l’écart d’un monde en plein désarroi ; ils évitaient les conflits humains.

Elaida écarta fermement les Ogiers de son esprit. Ils étaient sans importance. Ils ne participaient pas au monde au-delà des cités qu’ils avaient construites voilà si longtemps, et où ils allaient rarement maintenant, sauf pour faire des réparations.

Elle fronça les sourcils en observant les travailleurs, en bas. La construction avançait pouce par pouce. Les Ogiers étaient hors de question, mais peut-être serait-il possible d’utiliser de nouveau le Pouvoir Unique. Peu de sœurs possédaient une vraie force pour tisser la Terre, mais il n’en fallait pas beaucoup pour renforcer la pierre, ou lier les pierres entre elles. Oui. Dans sa tête, le palais était terminé, avec ses galeries à colonnades et ses dômes imposants brillant de tous leurs ors, et cette grande flèche tendue vers le ciel… Elle leva les yeux vers le ciel sans nuages, où culminerait la flèche, et poussa un long soupir. Oui. Elle donnerait les ordres aujourd’hui.

Derrière elle, l’horloge monumentale carillonna le Troisième Réveil, et dans la cité, gongs et cloches retentirent. Avec un sourire, Elaida s’écarta de la fenêtre, lissant la robe de soie crème à crevés rouges et ajustant sur ses épaules le grand châle rayé du Siège de l’Amyrlin.

Sur la grande horloge dorée, de petites figurines d’or et d’argent se mouvaient au rythme du carillon. Au premier niveau, des Trollocs cornus fuyaient devant une Aes Sedai encapuchonnée ; au deuxième, un homme représentant un faux Dragon s’efforçait de dévier des éclairs argentés lancés à l’évidence par une autre sœur. Et en haut de l’horloge, elle-même plus grande qu’Elaida, un roi et une reine couronnés se tenaient agenouillés devant un Siège de l’Amyrlin en châle d’émail, avec la Flamme de Tar Valon taillée dans une grosse pierre de lune, sertie dans une arche dorée au-dessus de sa tête.

Elle ne riait pas souvent, mais elle ne put s’empêcher de glousser devant cette horloge. Cernai le Sorenthaine, élevée chez les Grises, l’avait commandée, rêvant d’un retour au temps d’avant les Guerres Trolloques, quand aucun souverain ne montait sur le trône sans l’approbation de la Tour. Mais les projets grandioses de Cemaile avaient été réduits à néant, comme Cernai le elle-même, et pendant trois siècles, l’horloge avait accumulé la poussière dans un garde-meuble, objet de honte que personne n’osait montrer. Jusqu’à Elaida. La Roue du Temps tournait. Ce qui avait été pouvait être encore. Serait encore.

L’horloge faisait pendant à la porte de son salon, prolongé par sa chambre à coucher et son boudoir. De belles tapisseries de Tear, de Kandor et d’Arad Doman, aux couleurs vives striées de fils d’argent et d’or, décoraient les murs, chacune exactement en face de son pendant. Elle avait toujours aimé l’ordre. Le tapis rouge, vert et or recouvrant en grande partie les tomettes, venait du Tarabon ; les tapis de soie étaient les plus précieux. Dans chaque coin de la pièce, une sellette en marbre, aux lignes verticales sans prétention, soutenait un vase de porcelaine fragile du Peuple de la Mer, contenant deux douzaines de roses arrangées avec soin. Faire fleurir des roses actuellement exigeait – à juste titre d’après elle – l’usage du Pouvoir Unique, surtout avec la chaleur et la sécheresse. Des motifs sculptés et dorés couvraient à la fois l’unique fauteuil – personne ne s’asseyait en sa présence maintenant – et la table de travail, mais dans le style fruste de Cairhien. Pièce simple assurément, avec un plafond à deux toises de hauteur à peine, mais cela suffirait. Avec la vue, elle suffirait.

Elle s’assit, sa tête brune surmontée de la Flamme de Tar Valon également sertie en pierres de lune dans le haut dossier. Rien n’encombrait la surface polie de la table, à l’exception de trois boîtes laquées d’Al tara, soigneusement alignées. Ouvrant celle au couvercle orné de faucons d’or volant au milieu de nuages blancs, elle prit sur la pile de rapports et de lettres une mince bande de papier fin.

Pour ce qui devait bien être la centième fois, elle relut le message arrivé de Cairhien douze jours plus tôt. Peu de sœurs à la Tour connaissaient son existence. Aucune n’était au courant de son contenu, ou l’aurait compris si elle avait été au fait. De nouveau, cette idée faillit la faire rire.

L’anneau a été placé dans les naseaux du taureau. Je m’attends à un voyage agréable jusqu’au marché.

Pas de signature, mais elle n’en avait pas besoin. Seule Galina Casban pouvait envoyer ce merveilleux message. Galina, à qui Elaida confiait ce qu’elle n’aurait avoué à personne. Sa confiance était acquise à la chef des Ajahs Rouges. Après tout, élevée elle-même chez les Ajahs Rouges, à bien des égards, elle se considérait toujours comme une Ajah Rouge.

L’anneau a été placé dans les naseaux du taureau.

Rand al’Thor, le Dragon Réincarné, l’homme qui avait été sur le point d’avaler le monde, l’homme qui n’en avait avalé que trop – Rand al’Thor était couvert et sous le contrôle de Galina. Et tous ceux qui le soutenaient l’ignoraient. S’il y avait eu le moindre doute, Galina se serait exprimée différemment. D’après plusieurs messages précédents, il semblait qu’il eût redécouvert comment Voyager, Talent que les Aes Sedai avaient perdu depuis la Destruction, et pourtant cela ne l’avait pas sauvé, jouant même en faveur de Galina. Apparemment, il prenait l’habitude d’aller et venir sans prévenir. Qui irait soupçonner que cette fois il n’était pas parti de son plein gré mais avait été enlevé ? Elle gloussa.

D’ici une semaine, deux au plus, Rand al’Thor serait à la Tour, étroitement surveillé et guidé sans problème jusqu’à la Tarmon Gai’don, mettant fin à ses ravages dans le monde. C’était folie que de permettre à un homme capable de canaliser de circuler librement, et plus encore à l’homme dont la prophétie disait qu’il devait affronter le Ténébreux lors de la Dernière Bataille, la Lumière prévenant que ce pourrait être dans bien des années. Il faudrait des années pour préparer le monde correctement, en commençant par défaire ce qu’al’Thor avait fait.

Bien sûr, les dégâts qu’il avait provoqués ne pesaient guère à côté de ceux qu’il aurait pu causer s’il jouissait de la liberté. Sans parler de la possibilité qu’il aurait eue de se faire tuer avant qu’on ait besoin de lui. Eh bien, ce contrariant jeune homme serait emmailloté dans des langes et gardé en sécurité comme un nourrisson dans les bras de sa mère jusqu’au moment de l’emmener au Shayol Ghul. Après ça, s’il survivait…

Elaida eut une moue pensive. Les Prophéties du Dragon semblaient dire qu’il ne survivrait pas, ce qui serait préférable, sans conteste.

— Mère ?

Elaida faillit sursauter à la voix d’Alviarine. Qui entra sans même frapper !

— J’ai des nouvelles des Ajahs, Mère.

Mince et impassible, Alviarine portait le châle blanc étroit de la Gardienne, assorti à sa robe, pour montrer qu’elle était issue des Blanches, mais dans sa bouche, le mot « Mère » était moins un titre de respect que l’affirmation de leur égalité.

La présence d’Alviarine suffit à entamer la bonne humeur d’Elaida. Le fait que la Gardienne des Chroniques fût issue des Blanches, et non des Rouges, était toujours un rappel amer de sa faiblesse à l’époque où elle avait été élevée. Cette amertume s’était dissipée en partie, certes, mais pas complètement. Pas encore. Elle était lasse de regretter d’avoir si peu d’yeux-et-oreilles à l’extérieur d’Andor. Et de regretter que sa devancière et celle d’Alviarine se fussent échappées – ou plutôt qu’on les ait aidées à s’échapper, c’était forcé – avant que les clés du grand réseau de l’Amyrlin aient pu leur être arrachées.

Elle désirait ardemment ce réseau qui lui appartenait de droit. Selon une tradition puissante chez les Ajahs, elles communiquaient à la Gardienne les bribes apprises de leurs yeux-et-oreilles qu’elles voulaient bien partager avec l’Amyrlin, mais Elaida était convaincue qu’Alviarine en gardait une bonne partie par-devers elle Pourtant, elle ne pouvait pas demander directement des informations aux Ajahs. Elle donnerait l’impression de quémander.

Elaida resta aussi impassible que sa visiteuse, l’accueillant d’un simple signe de tête, tout en feignant d’examiner les papiers de la boîte laquée. Lentement, elle les retournait un par un, les remettait lentement dans la boîte. Sans en voir un seul mot. Faire attendre Alviarine était amer, parce que c’était mesquin, et la mesquinerie était tout ce dont elle disposait pour frapper une femme qui aurait dû être sa servante.

Une Amyrlin pouvait promulguer tous les décrets qu’elle voulait, car sa parole faisait loi. Pourtant, dans la pratique, sans le soutien de l’Assemblée de la Tour, beaucoup de ces décrets n’étaient qu’un gaspillage d’encre et de papier. Aucune sœur n’aurait désobéi à l’Amyrlin, du moins pas directement, pourtant bien des décrets nécessitaient une centaine d’autres ordres pour être appliqués. Dans le meilleur des cas, ce processus demeurait très lent, parfois si lent qu’ils n’étaient jamais appliqués, ce qui représentait le cas le plus fréquent.

Alviarine restait debout, calme comme un lac gelé. Refermant la boîte d’Altara, Elaida conserva le papier annonçant sa victoire certaine. Machinalement, elle le tripotait, comme un talisman.

— Teslyne ou Joline ont-elles enfin daigné annoncer leur arrivée sans encombre ?

Cela était destiné à rappeler à Alviarine que personne n’était à l’abri face à elle. Personne ne se souciait de ce qui se passait à Ebou Dar, Elaida moins que personne ; la capitale de l’Altara pouvait couler au fond des eaux, le pays ne s’en apercevrait même pas, à part les marchands. Mais Teslyne avait siégé à l’Assemblée pendant quinze ans avant qu’Elaida ne lui ordonne d’en démissionner. Si Elaida pouvait envoyer une Députée – une Députée Rouge – qui avait soutenu son ascension, comme ambassadrice dans un pays confetti, sans que personne n’en connaisse la raison, sauf à croire les centaines de rumeurs qui couraient, alors elle pouvait s’en prendre à n’importe qui. Pour Joline, c’était une autre histoire. Elle n’avait occupé son siège pour les Vertes que quelques semaines, et tout le monde était certain que les Vertes l’avaient choisie pour montrer qu’elles ne se laissaient pas intimider par la nouvelle Amyrlin, qui lui avait donné une pénitence effroyable.

Cela pour rappeler à Alviarine qu’elle était vulnérable, mais la mince jeune femme se contenta de sourire avec froideur. Aussi longtemps que l’Assemblée se perpétuait, elle était à l’abri. Elle feuilleta ses papiers et en cueillit un.

— Aucune nouvelle de Teslyne ou de Joline, Mère, quoique avec les nouvelles que vous avez reçues des trônes jusqu’à présent…

Son sourire se mua en amusement inquiétant.

— Elles veulent toutes s’essayer à voler de leurs propres ailes, pour voir si vous êtes aussi forte que… que votre devancière.

Même Alviarine eut le bon sens de ne pas prononcer le nom de la femme Sanche en sa présence. Mais c’était vrai. Tous les rois et toutes les reines, même de simples nobles, semblaient tester les limites de sa puissance. Elle devait faire des exemples.

Jetant un coup d’œil sur sa feuille, Alviarine poursuivit :

— Mais il y a des nouvelles d’Ebou Dar. Provenant des Grises. Avait-elle souligné cela pour retourner le couteau dans la plaie ?

— Il semble qu’Elayne Trakand et Nynaeve al’Meara soient là-bas. Posant aux Aes Sedai, avec la bénédiction des rebelles… ambassadrices… auprès de la Reine Tyline. Il y en a deux autres, non identifiées, qui font peut-être la même chose. Les listes des rebelles sont incomplètes. Ou ce ne sont peut-être que des accompagnatrices. Les Grises ne savent pas au juste.

— Par la Lumière, pourquoi seraient-elles à Ebou Dar ? dit Elaida avec dédain.

Aucun doute que Teslyne aurait annoncé cela.

— Maintenant, les Grises doivent transmettre des rumeurs. Le message de Tarna dit qu’elles sont avec les rebelles à Salidar.

Tarna Feir avait signalé que Siuan Sanche y était aussi. Et Logain Ablar, répandant ces mensonges éhontés qu’aucune Sœur Rouge ne s’abaisserait à admettre et encore moins à nier. La femme Sanche avait pris part à ce scandale, ou le soleil se lèverait à l’ouest le lendemain. Pourquoi ne s’était-elle pas traînée à l’écart et n’était-elle pas morte, décemment hors de vue, comme d’autres femmes désactivées ?

Il lui fallut un effort pour prendre une profonde inspiration. Logain pourrait être pendu discrètement dès que serait réglée la question des rebelles ; la plus grande partie du monde le croyait mort depuis longtemps. La calomnie scandaleuse selon laquelle les Ajahs Rouges l’avaient proclamé faux Dragon mourrait avec lui. Quand elle en aurait terminé avec les rebelles, elle obligerait la femme Sanche à lui remettre les clés des yeux-et-oreilles de l’Amyrlin. Et à lui révéler le nom des traîtres qui l’avaient aidée à s’échapper. Folie que souhaiter qu’Alviarine fût nommée parmi elles.

— J’imagine mal la fille al’Meara courant à Ebou Dar en prétendant être Aes Sedai, et Elayne encore moins.

— Vous avez ordonné qu’on retrouve Elayne, Mère. Aussi important que passer une laisse à al’Thor, avez-vous dit. Quand elle était à Salidar au milieu de trois cents rebelles, il était impossible de faire quoi que ce soit, mais elle ne sera pas aussi bien protégée au Palais Tarasin.

— Je n’ai pas de temps à perdre avec les cancans et les rumeurs, dit Elaida, hachant rageusement ses paroles.

Alviarine en savait-elle plus qu’elle n’aurait dû, à mentionner ainsi al’Thor et la laisse ?

— Je suggère que vous relisiez le rapport de Tarna, puis que vous vous demandiez si même des rebelles permettraient à une Acceptée de prétendre au châle.

Avec une patience visible, Alviarine attendit qu’elle se taise, puis examina de nouveaux ses papiers et en tira quatre autres feuilles.

— L’agent Gris a envoyé des croquis, dit-elle d’un ton neutre en lui tendant les feuilles. Ce n’est pas un artiste, mais Elayne et Nynaeve sont reconnaissables.

Au bout d’un moment, comme Elaida ne prenait pas les dessins, elle les remit sous sa pile.

Elaida sentit le rouge de la colère et de l’embarras lui monter aux joues. Alviarine l’avait amenée jusque-là délibérément, en ne lui montrant pas immédiatement ces croquis. Elle ignorait ce fait – toute autre explication serait encore plus embarrassante –, mais sa voix se glaça.

— Je veux qu’on les arrête et qu’on me les amène.

Le visage d’Alviarine affichait un manque total de curiosité, et Elaida se demanda une fois de plus ce qu’elle savait et qu’elle n’aurait pas dû savoir. La fille al’Meara pouvait servir contre al’Thor, étant originaire du même village. Toutes les sœurs savaient cela, comme elles savaient qu’Elayne était Fille-Héritière d’Andor, et que sa mère était morte. Les vagues rumeurs associant Morgase aux Blancs Manteaux n’étaient que des balivernes, car elle n’aurait jamais été chercher de l’aide auprès des Enfants de la Lumière. Elle était morte, ne laissant pas même un cadavre derrière elle, et Elayne serait Reine. Si l’on pouvait l’arracher aux rebelles avant que les Maisons d’Andor ne niellent Dyelin sur le trône à sa place. On savait peu ce qui rendait Elayne plus importante que toute autre noble pouvant faire valoir de fortes revendications au trône. En dehors du fait qu’elle serait un jour Aes Sedai, naturellement.

Elaida Prophétisait parfois, Don que beaucoup croyaient perdu avant elle, et voilà longtemps qu’elle avait Prophétisé que la Maison Royale d’Andor détenait la clé de la victoire lors de la Dernière Bataille. Vingt-cinq ans et plus auparavant, dès qu’il était devenu évident que Morgase Trakand gagnerait le trône lors de la Succession, Elaida s’était attachée à l’enfant qu’Elayne était alors. En quoi Elayne était-elle essentielle, Elaida ne le savait pas, mais les Prophéties ne mentent jamais. Parfois, elle haïssait presque ce Don. Elle haïssait tout ce qu’elle ne pouvait pas contrôler.

— Je les veux toutes les quatre, Alviarine.

Les deux autres étaient sans importance, certes, mais elle ne voulait pas prendre de risque.

— Transmettez immédiatement cet ordre à Teslyne. Dites-lui – et à Joline aussi – que si elles ne m’envoient pas des rapports réguliers à partir de maintenant, elles regretteront d’être nées. Joignez-y l’information sur la femme Macura.

Sa bouche se tordit en prononçant ce nom.

Ce nom mit aussi Alviarine mal à l’aise, et ce n’était pas étonnant. La vilaine petite infusion de Ronde Macura avait de quoi mettre mal à l’aise n’importe quelle sœur. La racine fourchue n’était pas mortelle – au moins se réveillait-on si on en buvait pour dormir –, mais une infusion capable d’endormir la capacité d’une femme à canaliser semblait dirigée trop directement contre les Aes Sedai. Dommage qu’elle n’ait pas reçu l’information avant le départ de Galina ; si la racine fourchue agissait sur les hommes aussi bien que sur les femmes, cela lui aurait considérablement facilité la tâche.

Le malaise d’Alviarine ne dura qu’un instant ; un court instant, et elle s’était ressaisie, inflexible comme un mur de glace.

— Comme vous voudrez, Mère. Je suis sûre qu’elles s’empresseront d’obéir, comme bien sûr elles le doivent.

Une soudaine bouffée d’irritation envahit Elaida, comme le feu dans une prairie sèche. Elle tenait le destin du monde entre ses mains, et des obstacles mesquins ne cessaient de s’élever sous ses pas. C’était déjà assez pénible d’avoir à manœuvrer des rebelles et des souverains récalcitrants, mais trop de Députées continuaient à ruminer et grommeler derrière son dos, terrain fertile à labourer pour Alviarine. Elle n’en dominait fermement que six, et elle soupçonnait qu’autant écoutaient attentivement Alviarine avant de voter. Certainement que rien d’important ne passait à l’Assemblée sans son accord. Pas ouvertement, car elle n’était qu’une Gardienne, mais si Alviarine s’opposait… Au moins, elles n’étaient pas allées jusqu’à rejeter ce qu’Elaida leur envoyait. Elles se contentaient de traîner les pieds, et, trop souvent, de laisser ses propositions s’éteindre doucement. Minuscule cause de réjouissance. Certaines Amyrlins étaient devenues de simples marionnettes après que l’Assemblée avait pris goût à rejeter leurs propositions.

Elle serra les poings, et le papier qu’elle tenait crissa.

L’anneau a été placé dans les naseaux du taureau.

Alviarine était aussi impassible qu’une statue de marbre, mais Elaida ne s’en souciait plus. Le berger était en route pour la rejoindre. Les rebelles seraient écrasées, l’Assemblée intimidée, Alviarine mise à genoux, les souverains récalcitrants matés, depuis Tenobia de Saldaea, qui s’était cachée pour éviter son émissaire, jusqu’à Mattin Stepaneos d’Illian, qui s’efforçait de manger à tous les râteliers, tentant d’être d’accord avec elle et les Blancs Manteaux, et aussi avec al’Thor à ce qu’elle savait. Elayne serait mise sur le trône à Caemlyn, sans son frère pour se mettre à la traverse, et sachant très bien qui l’y avait installée. Un petit séjour à la Tour et elle ne serait plus que de l’argile molle dans les mains d’Elaida.

— Je veux que ces hommes soient traqués, Alviarine.

Inutile de préciser sa pensée ; la moitié de la Tour ne parlait que de ces hommes dans leur Tour Noire, et l’autre moitié chuchotait dans les coins à leur sujet.

— Il y a des rapports inquiétants, Mère.

Alviarine feuilleta ses papiers une fois de plus, mais Elaida pensa que c’était pour se donner une contenance. Elle n’en sortit pas d’autres feuilles, mais si rien d’autre ne la perturbait longtemps, cette situation impie à Caemlyn devait la troubler.

Encore des rumeurs ? Croyez-vous les histoires des milliers de gens qui affluent à Caemlyn à la suite de cette effroyable amnistie ?

Ce n’était pas le moindre des méfaits d’al’Thor, mais pas de nature à susciter d’inquiétudes. Juste un tas d’ordures à balayer avant qu’Elayne ne soit couronnée à Caemlyn.

— Bien sûr que non, Mère, mais…

— Toveine doit diriger ; cette tâche appartient aux Rouges.

Toveine Gazai avait vécu loin de la Tour pendant quinze ans, jusqu’à ce qu’Elaida la rappelle. Les deux autres Députées Rouges qui avaient démissionné et pris une retraite « volontaire » à la même époque étaient maintenant des femmes aux regards fuyants. Mais contrairement à Lirene et Tsutama, Toveine n’avait fait que s’endurcir pendant son exil solitaire.

— Elle doit avoir cinquante sœurs.

À la Tour Noire, il ne pouvait pas y avoir plus de deux ou trois hommes capables de canaliser, Elaida en était certaine. Cinquante sœurs pouvaient les écraser facilement. Mais il y en aurait peut-être d’autres à mater. Civils, parasites, imbéciles pleins d’espoirs futiles et d’ambitions insensées.

— Et elle devra emmener cent – non, deux cents – hommes de la Garde.

— Êtes-vous certaine que ce soit sage ? Les rumeurs faisant état de milliers d’hommes sont sans doute follement exagérées, mais un agent Vert à Caemlyn prétend qu’ils sont plus de quatre cents dans la Tour Noire. Il est très astucieux. Il semble avoir compté les chariots de ravitaillement qui sortent de la cité. Et vous connaissez la rumeur selon laquelle Mazrim Taim est avec eux.

Elaida s’efforça de rester impassible, et y réussit de justesse. Elle avait interdit de mentionner le nom de Taim, et elle trouvait amer de ne pas oser – ne pas oser ! – imposer une punition à Alviarine. Elle l’avait regardée droit dans les yeux, et l’absence même d’un « Mère » pour la forme était significative. Et quelle témérité que de demander si sa décision semblait sage ! Elle était le Siège de l’Amyrlin ! Pas la première entre égales ; le Siège de l’Amyrlin !

Elle ouvrit la plus grande des boîtes laquées, révélant de petites figurines sculptées dans l’ivoire couchées sur du velours gris. Souvent, le simple fait de tripoter sa collection la calmait, mais de plus, comme le tricot qu’elle aimait, cela permettait de remettre ses interlocuteurs à leur place, si elle accordait plus d’attention à ses miniatures qu’à ce qu’ils disaient. Tripotant d’abord un chat exquis, lisse et souple, puis une femme en robe recherchée, avec, perché sur son épaule, un bizarre petit animal, fantaisie du sculpteur, ressemblant à un homme couvert de poils, Elaida choisit enfin un poisson, si délicatement sculpté qu’il paraissait réel malgré le jaune du vieil ivoire.

— Quatre cents canailles, Alviarine.

Elle se sentait déjà plus calme, car la bouche d’Alviarine s’était pincée. Imperceptiblement, mais elle savourait la moindre fissure dans sa façade.

— Si toutefois ils sont autant. Seul un imbécile peut croire qu’ils sont plus d’un ou deux à pouvoir canaliser. Au plus ! En dix ans, nous n’avons trouvé que six hommes ayant cette capacité. Et seulement vingt-quatre au cours des vingt dernières années. Et vous savez qu’on a parcouru le pays en tous sens. Quant à Taim…

Le nom lui brûla la bouche, le seul faux Dragon à avoir échappé à la désactivation une fois tombé aux mains des Aes Sedai. Chose qu’elle ne désirait pas voir figurer dans les Chroniques de son règne, et certainement pas avant qu’elle ne décide comment. Actuellement, les Chroniques restaient muettes après sa capture.

Elle caressa du pouce les écailles du poisson.

— Il est mort, Alviarine, sinon, nous aurions entendu parler de lui depuis longtemps. Et il ne sert pas al’Thor. Imaginez-vous possible qu’après avoir prétendu être le Dragon Réincarné il se mette à servir le Dragon Réincarné ? Croyez-vous qu’il pourrait se trouver à Caemlyn sans que Davram Bashere tente au moins de le tuer ?

Son pouce accéléra sa caresse sur le poisson d’ivoire à l’idée que le Maréchal-Général de Saldaea se trouvait à Caemlyn, recevant ses ordres d’al’Thor. À quoi jouait Tenobia ? Pourtant, Elaida garda tout cela pour elle, présentant un visage aussi lisse que ses figurines.

— Vingt-quatre est un nombre dangereux à prononcer tout haut, dit Alviarine avec un calme inquiétant. Aussi dangereux que deux mille. Les Chroniques ne parlent que de seize. La dernière chose qu’il faudrait serait que le souvenir de ces années revienne. Ou que des sœurs sachant uniquement ce qu’on leur a dit apprennent la vérité. Même celles que vous avez rappelées se taisent.

Elaida prit l’air perplexe. À sa connaissance, Alviarine avait appris la vérité sur ces années en étant élevée au rang de Gardienne, mais ce qu’elle savait elle-même était plus personnel. Non qu’Alviarine en eût conscience. Pas avec certitude, en tout cas.

— Ma fille, quoi qu’il arrive, je n’ai aucune crainte. Qui irait m’imposer une pénitence, à moi, et sur quelles accusations ?

Cela esquivait joliment la vérité, mais n’eut pas l’air d’impressionner Alviarine le moins du monde.

— Les Chroniques parlent d’un certain nombre d’Amyrlins ayant fait pénitence publique pour quelque raison généralement obscure, mais il m’a toujours semblé que c’est ainsi qu’une Amyrlin aurait fait consigner le fait si elle n’avait d’autre choix que…

Elaida abattit sa main sur la table.

— Assez, ma fille ! Je suis la loi de la Tour ! Ce qui a été caché restera caché pour la même raison qu’il y a vingt ans – pour le bien de la Tour Blanche.

C’est seulement alors qu’elle prit conscience de la meurtrissure de sa paume ; elle souleva la main, révélant le poisson d’ivoire cassé en deux. À quand remontait sa création ? À cinq cents ans ? Mille ans ? Elle parvint de justesse à ne pas exploser de rage. En tout cas, sa voix s’enroua.

— Toveine emmènera cinquante sœurs et deux cents Gardes de la Tour à Caemlyn et à cette Tour Noire, où elles désactiveront tous les hommes capables de canaliser et les pendront, avec tous ceux qu’elles trouveront vivants.

Alviarine ne cilla pas à cette violation de la loi de la Tour. Elaida avait dit la vérité telle qu’elle la concevait ; en cela, comme en toute chose, elle était la loi de la Tour.

— D’ailleurs, qu’elles pendent aussi les morts ! Que ce soit un avertissement pour tout homme qui pense toucher la Vraie Source. Envoyez-moi Toveine. Je désire entendre ses plans.

— Il en sera selon vos ordres, Mère, dit Alviarine, la voix aussi calme et lisse que son visage. Mais, si je peux me permettre une suggestion, il serait peut-être souhaitable de reconsidérer le fait d’éloigner tant de sœurs de la Tour. Apparemment, les rebelles ont trouvé votre offre insuffisante. Elles ne sont plus à Salidar. Elles se sont mises en marche. Les rapports proviennent de l’Altara, mais elles doivent être dans le Murandy à présent. Et elles se sont choisi une Amyrlin.

Elle parcourut la première page de ses papiers, comme pour chercher le nom.

— Egwene al’Vere, semble-t-il.

Qu’Alviarine eût gardé pour la fin cette information, la plus importante de toutes, aurait dû mettre Elaida en fureur. À la place, elle rejeta la tête en arrière et éclata de rire. Seul le souci de sa dignité la retint de tambouriner des pieds par terre. À la surprise affichée par Alviarine, elle rit encore plus fort, allant jusqu’à s’essuyer les yeux.

— Vous ne voyez pas la situation, dit-elle, quand elle put parler entre deux accès d’hilarité. Mieux vaut que vous soyez Gardienne, Alviarine, et non Députée. À l’Assemblée, aveugle comme vous l’êtes, elles auraient tôt fait de vous enfermer dans un cabinet, et de vous en sortir uniquement quand elles auraient besoin de votre voix pour les votes.

— Je vois assez clairement, Mère.

Il n’y avait aucune chaleur dans la voix d’Alviarine ; elle aurait plutôt recouvert les murs d’une couche de givre.

— Je vois trois cents Aes Sedai rebelles, peut-être plus, marchant sur Tar Valon avec une armée commandée par Gareth Bryne, en qui tout le monde reconnaît un grand capitaine. Même en écartant les rapports les plus ridicules, cette armée peut compter plus de vingt mille hommes, et, avec Bryne à sa tête, les recrues afflueront à chaque ville et village qu’ils traverseront. Je ne dis pas qu’ils ont espoir de prendre la cité, bien sûr, mais il n’y a pas matière à rire. Il serait bon d’ordonner au Haut Capitaine Chubain d’augmenter le recrutement pour la Garde de la Tour.

Elaida regarda le poisson cassé avec aigreur, puis, se levant, elle se dirigea avec raideur vers la plus proche fenêtre, tournant le dos à Alviarine. Le palais en construction adoucit son amertume, de même que le papier qu’elle serrait toujours dans sa main.

Elle sourit en considérant son futur palais.

— Trois cents rebelles, oui, mais vous devriez relire le rapport de Tarna. Une centaine au moins sont déjà sur le point de craquer.

Elle se fiait à Tarna dans une certaine mesure, Sœur Rouge totalement imperméable aux balivernes, et elle disait que les rebelles commençaient à avoir peur de leur ombre. Des moutons en proie au désespoir muet et qui cherchaient un berger, disait-elle. Tarna était une Irrégulière, bien sûr, mais pleine de bon sens. Tarna serait bientôt de retour, et pourrait faire un rapport plus complet. Non que ce fût nécessaire. Les plans d’Elaida étaient déjà à l’œuvre parmi les rebelles. Mais ça, c’était son secret.

— Tarna a toujours été sûre de pouvoir faire faire aux gens ce qu’il était clair qu’ils ne feraient pas.

Avait-elle accentué à dessein cette remarque ? Mis une certaine allusion dans le ton ? Elaida décida de l’ignorer. Elle devait ignorer beaucoup trop de choses venant d’Alviarine. Mais le jour viendrait… Bientôt.

— Quant à leur armée, ma fille, elle parle de deux ou trois mille, au plus. S’ils en avaient davantage, ils nous les auraient montrés, pour nous intimider. Mais peu importe qu’ils aient vingt mille hommes, ou cinquante, ou cent mille. Pouvez-vous seulement tenter d’imaginer pourquoi ?

Quand elle se retourna, Alviarine était d’un calme inaltérable, un masque d’ignorance aveugle posé sur son visage.

— Vous semblez versée dans tous les aspects de la loi de la Tour. De quel châtiment les rebelles sont-elles passibles ?

— Pour les meneuses, dit lentement Alviarine, la désactivation.

Elle fronça légèrement les sourcils, sa jupe oscillant quand elle passa d’un pied sur l’autre. Parfait. Même une Acceptée savait cela, et elle ne comprenait pas pourquoi Elaida posait la question.

— Pour la plupart des autres également.

— Peut-être.

Les meneuses pouvaient elles-mêmes y échapper si elles se soumettaient complètement. De par la loi, la punition minimale consistait en une flagellation publique devant toutes les sœurs, suivie d’au moins un an et un jour de pénitence publique. Mais rien ne disait que la pénitence devait être subie d’un seul tenant ; un mois par-ci, un mois par-là, et elles pourraient encore expier leur crime pendant dix ans, rappel constant de ce qu’il en coûtait de lui résister. Certaines seraient désactivées, bien sûr – Sheriam, certaines des Députées prétendument les plus importantes –, mais seulement autant qu’il en fallait pour que les autres craignent de s’écarter du droit chemin, pas assez pour affaiblir la Tour. La Tour Blanche devait ne faire qu’un seul bloc, et se montrer puissante. Puissante, et fermement sous son emprise.

— Parmi les crimes qu’elles ont commis, un seul exige la désactivation.

Alviarine ouvrit la bouche. Il y avait eu d’anciennes rébellions, si profondément enterrées que peu de sœurs en avaient connaissance. Les Chroniques étaient muettes, les listes de sœurs désactivées et exécutées confinées dans des archives uniquement ouvertes aux Amyrlins, Députées et Gardiennes, en dehors des quelques bibliothécaires qui les enregistraient. Elaida ne laissa pas à Alviarine le temps de parler.

— Toute femme qui revendique faussement le Siège de l’Amyrlin doit être désactivée. Si elles pensaient avoir une chance quelconque de réussir, Sheriam serait leur Amyrlin, ou Lelaine, ou Carlinya, ou une autre.

Tarna annonçait que Romanda Cassin était sortie de sa retraite. Romanda aurait sans aucun doute saisi le châle à deux mains si elle en avait conçu ne fût-ce que le dixième d’une chance de réussite.

— À la place, elles sont allées chercher une Acceptée !

Elaida branla du chef, avec ironie. Elle pouvait citer mot pour mot la loi stipulant comment une Amyrlin était choisie. La loi ne précisait nulle part que la femme devait être une Aes Sedai. À l’évidence, elle devait l’être, de sorte que les rédactrices du texte ne l’avaient pas précisé, et les rebelles s’étaient faufilées dans ce vide juridique.

— Elles savent que leur cause est désespérée, Alviarine. Elles envisagent de parader et fanfaronner, elles essaieront de se trouver une protection contre le châtiment, puis elles nous livreront la fille en sacrifice.

Quel dommage. La fille al’Vere était un autre moyen de maîtriser al’Thor, et si elle avait pu atteindre la maîtrise totale du Pouvoir Unique, elle aurait été l’une des plus puissantes depuis mille ans ou plus. Vraiment dommage.

— Gareth Bryne et une armée ne me semblent pas une fanfaronnade. Il leur faudra cinq ou six mois pour atteindre Tar Valon. Le Haut Capitaine Chubain devrait en profiter pour augmenter la Garde…

— Leur armée, dit Elaida avec dédain.

Alviarine était une imbécile ; malgré son calme extérieur, elle avait tout du lapin. Bientôt, elle allait se mettre à débiter les balivernes de la femme Sanche sur les Réprouvés libérés. Bien sûr, elle n’était pas au courant du secret, mais quand même…

— Des fermiers armés de fourches, des bouchers brandissant des arcs, et des tailleurs à cheval ! Et tous ne pensant qu’aux Murailles Brillantes qui tenaient Arthur Aile-de-Faucon en respect.

Non, pas un lapin. Une belette. Pourtant, tôt ou tard, la fourrure de cette belette borderait la cape d’Elaida. Que la Lumière l’entende bientôt.

— À chaque pas, ils perdront un homme, sinon dix. Je ne serais pas surprise que nos rebelles n’arrivent qu’avec leurs Liges.

Trop de gens étaient au courant de la division à la Tour. Une fois la rébellion matée, bien sûr, on pourrait prétendre que c’était un stratagème, pour contrôler le jeune al’Thor peut-être. Entreprise qui demanderait des années, et des générations avant que le souvenir s’en efface. Toutes les rebelles jusqu’à la dernière le paieraient à genoux.

Elaida serra les poings comme si elle tenait toutes les rebelles à la gorge. Ou Alviarine.

— J’ai l’intention de les casser, ma fille. Elles éclateront comme des melons pourris.

Son secret le lui garantissait, quel que fût le nombre de fermiers et de tailleurs rassemblés par le Seigneur Bryne. Mais qu’Alviarine pense ce qu’elle voulait. Soudain la Prophétie l’envahit, la certitude sur des choses qu’elle n’aurait pas mieux vues si elles avaient été posées devant elle. Sur cette certitude, elle aurait accepté de sauter aveuglément du haut d’une falaise.

— La Tour Blanche redeviendra une, à part les renégates bannies et méprisées, une et plus forte que jamais. Rand al’Thor affrontera le Siège de l’Amyrlin et connaîtra sa colère. La Tour Noire sera démolie dans le sang et le feu, et les sœurs se promèneront dans ses ruines. Telle est ma Prophétie.

Comme d’habitude, la Prophétie la laissa tremblante et hors d’haleine. Elle se força à rester droite et immobile, à respirer lentement ; elle ne laissait jamais personne voir ses faiblesses. Mais Alviarine… Ses yeux s’ouvraient aussi grands qu’ils pouvaient s’ouvrir, sa bouche béait, comme si elle avait oublié les mots qu’elle voulait prononcer. Une feuille s’échappa de ses papiers, et faillit tomber avant qu’elle ne la rattrape. Cela la ramena à elle. En un éclair, elle reprit son masque impassible, image parfaite du calme d’une Aes Sedai, mais elle avait été ébranlée de la tête aux pieds. Oh ! très bien. Qu’elle remâche la certitude de la victoire d’Elaida. Qu’elle la remâche et s’y casse les dents.

Elaida prit une profonde inspiration, et se rassit à sa table, repoussant de côté le poisson d’ivoire cassé pour ne plus le voir, il était temps d’exploiter sa victoire.

— Nous avons du travail aujourd’hui, ma fille. Le premier message sera pour Dame Caraline Damodred…

Elaida exposa son plan, développant ce qu’Alviarine en savait, révélant ce qu’elle ne savait pas, parce qu’une Amyrlin devait au moins travailler par l’intermédiaire de sa Gardienne, quelle que fût sa haine à son égard. C’était un plaisir d’observer les yeux d’Alviarine, de la voir se demander quoi d’autre elle ignorait. Mais tandis qu’Elaida commandait, divisait et attribuait le monde entre l’océan d’Aryth et l’Échine du Monde, batifolait dans son esprit l’image du jeune al’Thor en route vers elle comme un ours en cage, qui apprendrait à danser s’il voulait dîner.

Les Chroniques ne pourraient guère enregistrer les années de la Dernière Bataille sans mentionner le Dragon Réincarné, mais elle savait qu’un nom serait écrit plus gros que tous les autres. Elaida do Avriny a’Roihan, fille cadette d’une Maison mineure, resterait dans l’histoire comme la plus grande et la plus puissante Siège de l’Amyrlin de tous les temps. La femme la plus puissante de l’histoire du monde. La femme qui avait sauvé l’humanité.


Les Aiels embusqués dans un repli des basses collines brunes ressemblaient à des statues, ignorant les rideaux de poussière poussés par les rafales de vent. À cette époque de l’année, une épaisse couche de neige aurait dû recouvrir le sol, mais cela ne les troublait pas ; aucun n’avait jamais vu de la neige. Et cette chaleur de four, alors que le soleil n’avait pas encore atteint son zénith, était plus douce que celle régnant chez eux. Leur attention restait fixée sur une hauteur au sud de leur position, attendant le signal qui annoncerait l’arrivée de la destinée des Aiels Shaidos.

Extérieurement, Sevanna était comme les autres, sauf qu’elle était entourée d’un cercle de Vierges, assises sur leurs talons, leurs voiles cachant déjà leurs visages jusqu’aux yeux. Elle attendait, plus impatiemment qu’elle ne le laissait paraître. C’était la première raison pour laquelle elle commandait et que les autres suivaient. La seconde était qu’elle voyait ce qui pouvait arriver si on refusait de se laisser lier les mains par des coutumes désuètes et une tradition dépassée.

Tournant brièvement ses yeux verts sur la gauche, elle vit douze hommes et une femme, tous pourvus d’un bouclier en cuir de taureau et de deux ou trois épées courtes, et vêtus du cadin’sor gris et brun qui se fondait aussi bien dans ce terrain qu’en Terre Triple. Efalin, ses cheveux grisonnants cachés par la shoufa enroulée autour de sa tête, regardait de temps en temps vers Sevanna ; si l’on pouvait dire d’une Vierge de la Lance qu’elle était mal à l’aise, Efalin l’était. Certaines Vierges Shaidos étaient parties vers le sud, pour se joindre aux imbéciles gambadant autour de Rand al’Thor, et Sevanna était sûre que les autres en parlaient. Efalin devait se demander si fournir à Sevanna une escorte de Vierges, comme si elle avait été Far Dareis Mai en personne, suffisait à compenser cela. Au moins, Efalin savait qui détenait le vrai pouvoir.

Comme Efalin, les hommes commandaient les guerriers Shaidos, et ils s’observaient quand leurs regards quittaient la hauteur. Surtout Maeric le trapu, qui était Seia Doon, et Bendhuin le balafré, de Far Aldazar Din. Dès demain, rien n’empêcherait plus les Shaidos d’envoyer un homme à Rhuidean pour devenir chef du clan, s’il survivait. Jusque-là, Sevanna parlait en chef de clan, vu qu’elle était la veuve du dernier chef. Des deux derniers chefs. Et que leurs paroles étouffent ceux qui grommelaient qu’elle portait malheur.

Ses bracelets d’ivoire et d’or cliquetèrent doucement quand elle remonta le châle noir sur ses bras et ajusta ses colliers. La plupart étaient aussi en ivoire et en or, mais il y en avait un tout en perles et rubis qui avait appartenu à une noble des Terres Humides – maintenant, cette femme était vêtue de blanc et fourrageait avec d’autres gai’shaines dans la montagne qu’on appelle la Dague-du-Meurtrier-des-Siens – avec un rubis gros comme un petit œuf de poule niché entre ses seins. Les Terres Humides avaient livré un riche butin. Le soleil enflammait d’un feu vert une grosse émeraude à son doigt ; les bagues étaient une coutume des Terres Humides qu’il valait la peine d’adopter, indépendamment des regards qu’elles provoquaient souvent. Elle en aurait d’autres, si elles égalaient celle-ci en magnificence.

La plupart des hommes pensaient que Maeric ou Bendhuin seraient les premiers à être autorisés par les Sagettes à tenter leur chance à Rhuidean. Dans ce groupe, seule Efalin soupçonnait que personne ne le serait ; soupçonnait seulement ; elle était assez astucieuse pour n’exprimer ses soupçons qu’avec circonspection à Sevanna, et à personne d’autre. Leurs esprits avaient du mal à concevoir la possibilité d’abandonner l’ancien, et en vérité, si Sevanna était impatiente d’adopter la nouveauté, elle avait conscience qu’elle devait les y amener lentement. Beaucoup de choses avaient déjà changé depuis que les Shaidos avaient traversé le Mur du Dragon pour entrer dans les Terres Humides – encore humides comparées à la Terre Triple – mais bien d’autres changeraient. Quand Rand al’Thor serait entre ses mains, quand elle aurait épousé le Car’a’carn, le chef des chefs de tous les Aiels – cette sottise de Dragon Réincarné était une imbécillité des Terres Humides –, il y aurait une nouvelle façon de nommer les chefs de clans et aussi les chefs de tribus. Peut-être même les chefs des sociétés de guerriers. Rand al’Thor les désignerait. Sur son conseil, naturellement. Et ce ne serait qu’un début. La coutume des Terres Humides de transmettre son rang à ses enfants, et aux enfants de ses enfants, par exemple.

Le vent forcit un moment, soufflant vers le sud. Il couvrirait le bruit des chevaux et des chariots des Terres Humides.

De nouveau, elle ajusta son châle, puis fit la grimace. Elle devait dissimuler sa nervosité à tout prix. Un coup d’œil sur sa droite calma aussitôt ses inquiétudes. Plus de deux cents Sagettes shaidos s’y trouvaient, et en général, elles l’auraient observée comme autant de vautours, mais leurs yeux étaient tous fixés sur la colline. Plus d’une ajustait son châle avec inquiétude ou lissait sa jupe volumineuse. Les lèvres de Sevanna se retroussèrent en un rictus. De la sueur perlait sur plus d’un visage. De la sueur ! Elles qui se piquaient de garder leur sang-froid en toute circonstance !

Tous se raidirent légèrement quand un jeune Sovin Nai apparut au-dessus d’eux, abaissant son voile en dégringolant la pente. Il se dirigea droit vers elle, comme il convenait, mais à son irritation, il éleva suffisamment la voix pour que tous l’entendent.

— L’un de leurs éclaireurs s’est échappé. Il était blessé, mais tenait sur son cheval.

Les chefs des sociétés passèrent à l’action avant qu’il ait fini de parler. Elle ne le permettrait pas. Ils voulaient diriger les combats – de toute sa vie, Sevanna n’avait jamais brandi autre chose qu’une lance – mais elle ne leur laisserait pas un instant oublier qui elle était.

— Envoyez contre eux toutes vos lances, ordonna-t-elle d’une voix forte. Avant qu’ils n’aient le temps de se préparer.

Ils se tournèrent vers elle comme un seul homme.

— Toutes les lances ? demanda Bendhuin, incrédule. Vous voulez dire à part les réserves…

Furibond, Maeric l’interrompit.

— Si nous ne conservons aucune réserve nous pouvons… Sevanna leur coupa la parole à tous les deux.

— Toutes les lances ! Ce sont des Aes Sedai que nous affrontons. Nous devons les écraser du premier coup !

Efalin et la plupart des autres imposèrent le calme à leur visage, mais Bendhuin et Maeric froncèrent les sourcils, prêts à discuter. Imbéciles. Ils affrontaient quelques douzaines d’Aes Sedai, quelques soldats des Terres Humides, et pourtant avec les plus de quarante mille algai’d’siswais qu’ils avaient exigés, ils voulaient quand même garder leurs éclaireurs et leurs lances en réserve, comme s’ils affrontaient d’autres Aiels ou une armée des Terres Humides.

— Je parle en chef de clan des shaidos.

Elle n’aurait pas dû avoir à le dire, mais ce rappel ne pouvait pas faire de mal.

— Ils ne sont qu’une poignée.

Elle poursuivit, avec un mépris souverain :

— Ils peuvent être écrasés si les lances agissent vite. Ce matin, vous étiez prêts à venger Dessine. Sentirais-je chez vous l’odeur de la peur ? Peur de quelques guerriers des Terres Humides ? L’honneur a-t-il déserté les shaidos ?

À ces mots, tous les visages se durcirent, comme elle l’avait prévu. Même les yeux d’Efalin devinrent durs comme des gemmes au-dessus de son voile ; elle agita les doigts dans la langue des Vierges, tandis que les chefs des sociétés montaient la pente au pas de course, suivis des Vierges qui entouraient Sevanna. Cela, elle ne l’avait pas voulu, mais au moins les lances bougeaient. Même du bas de son repli de terrain, elle voyait ce qui semblait une pente déserte dégorger des silhouettes vêtues du cadin’sor se précipiter vers le sud à longues enjambées qui auraient pu fatiguer un cheval. Il n’y avait pas de temps à perdre. Prévoyant de dire deux mots à Efalin plus tard, Sevanna se tourna vers les Sagettes.

Choisies parmi des Sagettes shaidos, les plus puissantes à manier le Pouvoir Unique, elles étaient six ou sept pour chaque Aes Sedai de Rand al’Thor, et pourtant Sevanna vit le doute sur leurs visages. Elles tentaient de le dissimuler sous des visages de pierre, mais le doute était bien là, dans les yeux fuyants. Bien des traditions tombaient aujourd’hui, des traditions anciennes et solides comme des lois. Les Sagettes ne participaient pas aux combats. Les Sagettes restaient à l’écart des Aes Sedai. Elles connaissaient les antiques histoires, selon lesquelles les Aiels avaient été exilés en Terre Triple pour avoir manqué aux Aes Sedai, et qu’ils seraient détruits s’ils recommençaient à leur manquer. Elles savaient, ce que Rand al’Thor avait proclamé devant tous, que pour partie de leur service auprès des Aes Sedai, les Aiels avaient juré de renoncer à la violence. Autrefois, Sevanna avait été sûre que ces histoires étaient des mensonges, mais maintenant, elle croyait que les Sagettes les considéraient comme la vérité. Personne ne le lui avait dit, bien sûr. Peu importait. Elle-même n’avait jamais fait les deux voyages à Rhuidean exigés pour devenir une Sagette, mais les autres l’avaient acceptée, bien que certaines à contrecœur. Maintenant, elles n’avaient d’autre choix que de continuer à l’accepter. Les traditions inutiles seraient remodelées.

— Aes Sedai, dit-elle doucement.

Elles se penchèrent vers elle, en un cliquetis muet de bracelets et de colliers, pour saisir ses paroles.

Elles tiennent Rand al’Thor, le Car’a’carn. Nous devons le leur enlever.

Certains sourcils se froncèrent. La plupart pensaient qu’elle voulait prendre le Car’a’carn vivant afin de venger la mort de Couladin, son second époux. Elles comprenaient cela, mais elles ne seraient pas venues pour ça.

— Aes Sedai, dit-elle, d’une voix que la colère rendait sifflante, nous avons tenu notre engagement, mais ils n’ont pas tenu le leur. Nous n’avons rien profané, mais ils ont tout profané. Vous savez comment Desaine a été assassinée.

Bien sûr qu’elles le savaient. Les regards posés sur elle se firent soudain plus pénétrants. Tuer une Sagette équivalait à tuer une femme enceinte, un enfant ou un forgeron. Certains de ces regards étaient même très pénétrants. Ceux de Therava, de Rhiale, et d’autres.

— Si nous permettons à ces femmes de s’en tirer sans dommage, alors nous sommes moins que des animaux, nous sommes déshonorées. Moi, je tiens à mon honneur.

Sur ce, elle retroussa ses jupes avec dignité et gravit la pente, tête haute, sans regarder en arrière. Elle était certaine que les autres suivraient. Therava, Norlea et Dailin y veilleraient, de même que Rhiale, Tion, Meira et les autres, qui, quelques jours plus tôt, l’avaient accompagnée pour voir Rand al’Thor battu et remis dans son coffre de bois par les Aes Sedai. Son rappel était destiné à ces treize plus encore qu’aux autres, et elles n’oseraient pas lui manquer. La vérité sur la mort de Desaine les liait à elle.

Les Sagettes, leurs jupes drapées sur leurs bras pour libérer leurs jambes, ne pouvaient pas soutenir le train des algai’d’siswais en cadin’sor, quelque effort qu’elles fissent pour courir, et pourtant, elles couraient. Cinq miles à travers les basses collines vallonnées, ce n’était pas une longue course, et elles arrivèrent au sommet pour constater que la danse des lances avait déjà commencé. Si l’on veut.

Des milliers d’algai’d’siswais formaient une mer de voiles gris et brun autour d’un cercle de chariots des Terres Humides, qui entourait lui-même un de ces petits bouquets d’arbres parsemant cette région. Sevanna inspira avec colère. Les Aes Sedai avaient même eu le temps de rentrer leurs chevaux à l’intérieur. Les lances encerclaient les chariots, les serraient de près, les flèches pleuvaient sur eux, mais ceux du premier rang semblaient pousser sur un mur invisible. D’abord, les flèches étaient passées par-dessus ce mur, puis elles se mirent à frapper quelque chose d’invisible, à rebondir dessus et tomber. Un murmure parcourut les rangs des Sagettes.

— Vous voyez ce que font les Aes Sedai ? demanda Sevanna, comme si elle les voyait tisser le Pouvoir Unique.

Elle sourit avec mépris ; les Aes Sedai étaient des imbéciles, avec leurs Trois Serments tant vantés. Quand enfin elles décideraient d’utiliser le Pouvoir Unique comme une arme au lieu d’en faire juste des barrières, il serait trop tard. Pourvu que les Sagettes ne perdent pas trop de temps à les regarder. Quelque part dans ces chariots se trouvait Rand al’Thor, peut-être encore plié en deux dans un coffre comme une pièce de soie. Attendant qu’elle l’emmène. Si les Aes Sedai pouvaient le retenir, elle le pouvait aussi, avec l’aide des Sagettes. Et d’une promesse.

— Therava, postez-vous à l’ouest avec la moitié de votre effectif. Soyez prêtes à frapper en même temps que moi. Pour Desaine, et le toh que les Aes Sedai nous doivent. Je leur imposerai le toh comme personne ne l’a jamais fait.

C’était absurde de se vanter de leur imposer une obligation qu’elles n’avaient pas reconnue, pourtant, dans les murmures coléreux des autres femmes, Sevanna entendit des promesses furieuses d’imposer le toh aux Aes Sedai. Seules celles qui avaient tué Desaine sur l’ordre de Sevanna gardèrent le silence. Les lèvres minces de Therava se pincèrent légèrement, mais elle dit finalement :

— Il sera fait comme vous le dites, Sevanna.

En quelques souples foulées, Sevanna conduisit l’autre moitié des Sagettes sur le flanc est de la bataille, si toutefois cela pouvait s’appeler ainsi. Elle aurait voulu rester sur la hauteur, d’où elle aurait tout vu – c’était ainsi qu’un chef de clan dirigeait la danse des lances – mais elle n’avait trouvé aucun soutien auprès de Therava et de celles qui partageaient le secret de la mort de Desaine. Les Sagettes contrastaient violemment avec les algai’d’siswais quand elle les aligna dans leurs blouses blanches d’algode, leurs jupes et leurs châles en laine noire, tous colliers et bracelets scintillants, leurs cheveux tombant jusqu’à la taille retenus par un foulard. Malgré leur décision, en cas de danse des lances, d’y participer pleinement, et non pas de rester à l’écart sur la hauteur, selon Sevanna, elles ne réalisaient pas que c’étaient elles qui livreraient la vraie bataille aujourd’hui. Demain, plus rien ne serait pareil, et la capture de Rand al’Thor serait le moindre des changements.

Parmi les algai’d’siswais regardant fixement les chariots, seule la taille distinguait les hommes des Vierges. Voiles et shoufas cachaient les têtes et les visages, et le cadin’sor était toujours un cadin’sor, à part les différences de la coupe et des marques de clans, de tribus et de sociétés. Ceux qui étaient à l’extérieur du cercle semblaient confus, grommelant entre eux en attendant les événements. Ils étaient venus préparés à danser avec l’éclair des Aes Sedai, et maintenant, ils s’agitaient avec impatience, trop à l’arrière pour utiliser leurs arcs toujours dans leurs étuis de cuir attachés dans leur dos. Ils n’attendraient plus longtemps, si ça ne tenait qu’à Sevanna.

Mains sur les hanches, elle harangua les autres Sagettes.

— Celles qui sont au sud par rapport à moi détruiront ce que font les Aes Sedai. Celles au nord attaqueront. En avant, les lances !

Sur ce, elle se retourna pour assister à la destruction des Aes Sedai qui pensaient n’avoir à affronter que l’acier.

Rien ne se passa. Devant elle, la masse des algai’d’siswais bouillait de rage impuissante, au son puissant des lances frappées contre les boucliers, Sevanna rassembla sa colère, la filant comme au rouet. Elle était tellement sûre qu’ils étaient prêts, après avoir vu le corps massacré de Desaine, mais s’ils trouvaient toujours impensable d’attaquer des Aes Sedai, elle les harcèlerait jusqu’à ce qu’ils passent à l’action, dût-elle leur faire honte jusqu’à exiger qu’ils endossent le gai’shain blanc.

Soudain, une boule de flamme pure de la taille d’une tête s’envola vers les chariots, sifflant et crépitant, puis une autre, puis des douzaines. Son estomac se dénoua. D’autres boules de feu partirent de l’ouest, lancées par Therava et les autres. De la fumée commença à s’élever des chariots en feu, d’abord en simples volutes grises, puis en épaisses colonnes noires ; les murmures des algai’d’siswais changèrent de ton, et si ceux directement devant elle bougèrent peu, il y eut comme un mouvement général à l’avant. Des cris s’élevaient des chariots, vociférations de colère, hurlements de douleur. Les barrières élevées par les Aes Sedai étaient abattues. La bataille avait commencé, et elle ne pouvait avoir qu’une issue. Rand al’Thor serait à elle ; il lui amènerait les Aiels pour prendre toutes les Terres Humides, et avant de mourir, il lui donnerait des fils et des filles pour gouverner les Aiels après elle. Ce devrait être agréable ; il était plutôt joli, jeune et vigoureux.

Elle n’avait pas pensé que les Aes Sedai seraient vaincues facilement, et elles ne le furent pas. Les boules de feu tombaient au milieu des lances, transformant en torches vivantes les hommes vêtus du cadin’sor, l’éclair fulgurait dans un ciel clair, projetant en l’air les hommes et des gerbes de terre. Mais les Sagettes apprenaient à mesure, ou peut-être qu’elles savaient déjà et hésitaient ; la plupart canalisaient si rarement, surtout quand d’autres que des Sagettes pouvaient les voir, que seule une Sagette savait si une autre le pouvait. Quelle qu’en fût la raison, dès que les éclairs commencèrent à tomber parmi les shaidos, ils frappèrent les chariots.

Tous n’atteignaient pas leur cible. Les boules de feu filaient dans le ciel, certaines maintenant aussi grosses que des chevaux, des éclairs d’argent s’enfonçaient dans le sol comme des lances tombées du ciel, mais déviaient parfois de leur course comme s’ils avaient frappé un bouclier invisible, éclataient violemment en l’air ou encore s’évanouissaient. Fracas et rugissements emplissaient l’air, rivalisant avec les cris et les hurlements. Sevanna contemplait le ciel avec ravissement. C’était comme les feux d’artifice qu’elle connaissait par les livres.

Soudain, le monde blanchit sous ses yeux ; elle eut l’impression de flotter. Quand la vue lui revint, elle était à terre, à une douzaine de pas d’où elle se trouvait précédemment, tous ses muscles endoloris, haletante et couverte de poussière. Ses cheveux se dressaient sur sa tête. D’autres Sagettes gisaient au sol également, autour d’un gros trou d’un empan de diamètre ; de minces volutes de fumée s’élevaient de certaines robes. Toutes n’étaient pas tombées – la bataille de feu et d’éclairs continuait dans le ciel – mais beaucoup trop. Elle devait les remettre dans la danse.

Se forçant à respirer, elle se releva péniblement, sans se soucier de s’épousseter.

— Les lances ! vociféra-t-elle.

Saisissant les épaules anguleuses d’Estalaine, elle tenta de la relever, puis réalisa à ses yeux bleus fixes qu’elle était morte, et la lâcha. À la place, elle releva une Dorailla étourdie, puis saisit la lance d’un Marcheur du Tonnerre tombé et la brandit.

— En avant les lances !

Certaines Sagettes semblèrent la prendre à la lettre, plongeant au milieu des algai’d’siswais. D’autres aidèrent à se remettre sur pied celles qui étaient encore valides, et la tempête de feu et d’éclairs continuant, Sevanna parcourut la ligne des Sagettes brandissant son arme avec rage en vociférant :

— Poussez les lances ! En avant les lances !

Elle eut envie de rire ; elle rit. Couverte de poussière, la bataille faisant rage autour d’elle, elle n’avait jamais été aussi grisée de sa vie. Elle aurait presque souhaité avoir choisi d’être une Vierge de la Lance. Presque. Aucune Far Dareis Mai ne pouvait devenir chef de clan, pas plus qu’un homme ne pouvait renoncer à la lance et devenir une Sagette ; la voie d’une Vierge pour arriver au pouvoir consistait à renoncer à la lance et à devenir Sagette, En tant qu’épouse d’un chef de clan, elle avait exercé le pouvoir à un âge où une Vierge était tout juste autorisée à tenir une lance ou à être l’apprentie d’une Sagette pour aller lui puiser de l’eau. Et maintenant, elle avait tout, elle était Sagette et chef de clan, même s’il n’était pas facile de conserver ce dernier titre. Les titres importaient peu tant qu’elle avait le pouvoir. Mais pourquoi n’aurait-elle pas les deux ?

Un cri soudain la fit se retourner, et elle resta bouche bée devant un loup gris et hirsute qui déchirait la gorge de Dosera. Machinalement, elle plongea la lance dans son flanc. Alors même qu’il se tordait pour mordre la hampe, un autre loup bondit près d’elle, sautant sur le dos d’un algai’d’siswais, puis d’autres encore, déchirant les guerriers vêtus du cadin’sor partout où elle portait les yeux.

Elle dégagea sa lance, étreinte d’une peur superstitieuse. Les Aes Sedai avaient appelé les loups afin qu’ils combattent pour elles. Elle ne parvenait pas à détacher son regard du loup qu’elle avait tué. Les Aes Sedai avaient… Non. Non ! Ça ne changerait rien. Elle ne le permettrait pas.

Finalement, elle parvint à détourner les yeux, mais avant qu’elle ait pu crier des encouragements aux Sagettes, quelque chose paralysa sa langue. Un groupe de cavaliers des Terres Humides, en plastrons et casques rouges, maniaient l’épée et la lance au milieu des algai’d’siswais. D’où sortaient-ils ?

Elle ne réalisa pas qu’elle avait parlé tout haut avant que Rhiale ne lui réponde.

— J’ai tenté de vous le dire, Sevanna, mais vous n’avez pas écouté.

La femme aux cheveux de flammes regarda la lance ensanglantée avec dégoût ; les Sagettes n’étaient pas censées porter la lance ; avec ostentation, elle posa l’arme au creux de son bras, comme elle l’avait vu faire aux chefs, tandis que Rhiale poursuivait :

— Ceux des Terres Humides ont attaqué par le sud ; avec des siswai’amans.

Elle mit dans ce mot tout le mépris qu’elle éprouvait pour ceux qui se désignaient eux-mêmes par le nom de Lances du Dragon.

— Des Vierges aussi. Et… Et il y a des Sagettes.

— Qui se battent ? interrogea Sevanna, incrédule, avant de réaliser ce qu’elle disait.

Si elle pouvait faire fi des coutumes archaïques, sans doute que ces imbéciles aveugles du Sud, qui se donnaient le nom d’Aiels, pouvaient en faire autant. Mais elle ne s’y attendait pas. Aucun doute que c’était Sorilea qui les avait amenés ; cette vieille femme rappelait à Sevanna une avalanche dévalant une montagne, entraînant tout sur son passage.

— Nous devons les attaquer immédiatement. Ils n’auront pas Rand al’Thor. Et ils ne nous empêcheront pas de venger Desaine, ajouta-t-elle, quand Rhiale écarquilla les yeux.

— Il y a des Sagettes, dit Rhiale d’un ton catégorique, et Sevanna comprit, amère.

Participer à la danse des lances était déjà assez regrettable, mais que des Sagettes combattent d’autres Sagettes, c’était plus que Rhiale ne pouvait admettre. Elle avait été d’accord pour le meurtre de Desaine – sinon, comment les autres Sagettes, sans parler des algai’d’siswais, auraient-elles été amenées à attaquer les Aes Sedai, ce qu’elles devaient faire pour s’emparer de Rand al’Thor et avec lui, de tous les Aiels – mais cela avait été fait en secret, au milieu de femmes qui étaient toutes d’accord. Ce qui se passait maintenant serait fait à la vue de tout le monde. Lâches et imbéciles, tous autant qu’ils étaient !

— Alors, combattez les ennemis que vous pouvez vous résoudre à combattre, Rhiale.

Elle cracha chaque mot avec autant de mépris qu’elle pouvait y mettre, mais Rhiale se contenta de hocher la tête, ajusta son châle avec un dernier regard pour la lance de Sevanna, et retourna prendre sa place dans la ligne.

Peut-être y avait-il un moyen de faire avancer d’abord les autres Sagettes. Il était préférable d’attaquer par surprise, mais tout valait mieux que de se voir arracher Rand al’Thor. Que ne donnerait-elle pas pour une femme sachant canaliser qui exécuterait les ordres sans discuter ! Que ne donnerait-elle pas pour être sur une hauteur d’où elle pourrait suivre le déroulement de la bataille !

La lance au repos et l’œil fixé sur les loups – ceux qu’elle voyait tuaient hommes et femmes en cadin’sor ou mouraient eux-mêmes – elle se remit à vociférer des encouragements. Vers le sud, éclairs et boules de feu continuaient à pleuvoir sur les shaidos, mais sans différence notable. La bataille, avec ses gerbes de flammes, de terre et de cadavres continuait sans faiblir.

— Poussez les lances ! hurla-t-elle, agitant la sienne. Poussez les lances !

Dans le tourbillon des algai’d’siswais, elle ne distinguait aucun des imbéciles qui s’étaient ceint le front d’un bandeau rouge et s’étaient donné le nom de siswai’aman. Peut-être étaient-ils trop peu nombreux pour altérer le cours des événements. En tout cas, les groupes d’hommes des Terres Humides étaient rares et espacés. Sous ses yeux, l’un d’eux fut submergé, hommes et chevaux, par les lances meurtrières.

— Poussez les lances ! Poussez les lances !

Sa voix vibrait d’exultation. Si les Aes Sedai appelaient dix mille loups, même si Sorilea avait amené un millier de Vierges et cent mille lances, les shaidos pouvaient encore remporter la victoire. Les shaidos et elle-même ! Sevanna des Jumai shaidos serait un nom dont on se souviendrait à jamais.

Soudain, un boum caverneux résonna dans le fracas de la bataille. Il semblait provenir des chariots des Aes Sedai, mais rien ne disait si c’était elles qui l’avaient provoqué, ou les Sagettes. Elle détestait ce qu’elle ne comprenait pas, pourtant, pas question de poser la question à Rhiale ou aux autres, affichant ainsi son ignorance. Et d’afficher qu’elle manquait de la capacité que tous possédaient ici, sauf elle. Cela n’avait pas d’importance en soi, mais elle détestait que d’autres possèdent un pouvoir qu’elle n’avait pas.

Elle saisit du coin de l’œil une lueur tremblotante parmi les algai’d’siswais, l’impression que quelque chose changeait, mais quand elle tourna la tête pour regarder, elle ne vit rien. Cela se reproduisit, un éclair lumineux à la limite de son champ visuel, mais à nouveau, il n’y avait rien à voir. Il se passait trop de choses qu’elle ne comprenait pas.

Criant des encouragements, elle inspecta la ligne des Sagettes. Certaines étaient dépenaillées, avaient perdu l’écharpe couvrant leur tête, leurs longs cheveux en désordre, leurs jupes et blouses couvertes de terre ou même roussies. Au moins une douzaine, affalées par terre, gémissaient, et sept autres étaient immobiles, leur châle sur le visage. Mais elle s’intéressait à celles qui étaient debout. Rhiale et Alarys, ses cheveux noirs si peu communs en désordre. Someryn, qui avait pris l’habitude de porter son corsage délacé pour montrer encore plus généreusement sa poitrine que Sevanna, et Meira, dont le long visage était encore plus lugubre que d’habitude. La solide Tion, la maigre Belinde, et Modarra, aussi grande que la plupart des hommes.

L’une d’elles aurait dû la prévenir si elles tentaient quelque chose de nouveau. Le secret de Desaine les liait à elle ; même pour une Sagette, sa révélation mènerait à une vie de souffrances – et pire, de honte – à essayer de faire le toh, et encore, si celle dont la participation était connue n’était pas simplement chassée, nue, dans le désert pour y vivre et mourir comme elle pourrait, sans doute tuée comme une bête. Même ainsi, Sevanna était certaine qu’elles avaient autant de plaisir que les autres à lui cacher des choses, des choses que les Sagettes découvraient pendant leur apprentissage et les voyages à Rhuidean. Elle devrait faire quelque chose à ce sujet, mais plus tard. Elle n’allait pas afficher sa faiblesse en leur demandant maintenant ce qu’elles savaient.

Revenant à la bataille, elle constata que l’équilibre avait changé, en sa faveur, semblait-il. Au sud, les boules de feu et les éclairs pleuvaient plus dru que jamais, mais pas devant elle, et, semblait-il, pas au nord ni à l’ouest non plus. Les projectiles lancés contre les chariots manquaient souvent leur cible, mais les efforts des Aes Sedai faiblissaient. Elle était en train de gagner !

Tandis que cette pensée fulgurait en elle comme un éclair de feu, les Aes Sedai se turent. Le feu et les éclairs ne tombaient plus qu’au sud sur les algai’d’siswais. Elle ouvrit la bouche pour crier victoire, mais un autre spectacle la fit taire. Le feu et les éclairs filaient vers les chariots, mais tombaient et s’écrasaient contre un obstacle invisible. La fumée s’élevant des chariots en feu commençait à souligner les contours d’un dôme qui flottait vers le ciel pour former une invisible enceinte.

Sevanna pivota face à la ligne des Sagettes, avec une expression telle que plusieurs reculèrent devant elle, et peut-être devant sa lance.

— Pourquoi les avoir laissées faire ça ? hurla-t-elle. Pourquoi ? Vous deviez contrer tout ce qu’elles faisaient, et non les laisser construire d’autres murs !

Tion avait l’air prête à vomir, mais elle posa les mains sur ses hanches et affronta directement Sevanna.

— Ce ne sont pas les Aes Sedai.

— Pas les Aes Sedai ! cracha Sevanna. Alors qui ? Les autres Sagettes ? Je vous avais dit de les attaquer !

— Ce n’étaient pas des femmes, dit Rhiale d’une voix défaillante. Ce n’était pas…

Livide, elle déglutit.

Sevanna se retourna lentement pour contempler le dôme. Quelque chose s’était élevé du trou d’où jaillissait la fumée. Une bannière des Terres Humides. La fumée ne suffisait pas à la cacher complètement. Écarlate, avec un disque mi-blanc, mi-noir, les deux couleurs séparées par une ligne sinueuse, exactement comme le bandeau que portaient les siswai’amans. La bannière de Rand al’Thor. Était-il possible qu’il tut assez fort pour se libérer, pour écraser toutes les Aes Sedai et lever sa bannière ?

La tempête continuait à s’écraser sur le dôme, mais Sevanna entendit des murmures derrière elle. Les autres femmes pensaient à battre en retraite. Pas elle. Elle avait toujours su que le plus court chemin pour arriver au pouvoir passait par les hommes qui le détenaient déjà, et dès son enfance, elle était sûre d’être née avec les armes pour les conquérir. Suladric, chef de clan des shaidos, était tombé devant elle quand elle avait seize ans. À sa mort, elle avait choisi ceux qui avaient le plus de chances de lui succéder. Muradin et Couladin croyaient chacun qu’ils avaient capté son intérêt, et quand Muradin n’était pas revenu de Rhuidean, comme tant d’autres, un seul sourire avait convaincu Couladin qu’il l’avait subjuguée. Mais le pouvoir d’un chef de clan pâlissait devant celui du Car’a’carn, et même cela n’était rien à côté de ce qu’elle voyait devant elle. Elle frissonna, comme si elle avait vu le plus bel homme imaginable dans la tente-étuve. Quand Rand al’Thor serait à elle, elle conquerrait le monde entier.

— Pressez de l’avant ! ordonna-t-elle. Plus fort ! Nous allons humilier ces Aes Sedai en mémoire de Desaine !

Et elle aurait Rand al’Thor.

Brusquement, un rugissement s’éleva de la ligne de front. Des hommes qui criaient, hurlaient. Elle jura, exaspérée de ne pas voir ce qui se passait. Une fois de plus, elle cria aux Sagettes de presser leur action encore plus fort, mais il sembla au contraire que la pluie de feu et d’éclairs dirigée sur le dôme faiblissait. Puis se passa quelque chose qu’elle put voir.

Près des chariots, des silhouettes en cadin’sor et des gerbes de terre jaillirent en l’air dans un fracas de tonnerre, et pas en un seul lieu, mais tout le long de la ligne de front.

De nouveau, le sol explosa, encore et encore, chaque fois un peu plus loin des chariots encerclés. Pas une ligne, mais un cercle ininterrompu d’explosions, d’hommes et de Vierges dont elle ne doutait pas qu’ils faisaient le tour des chariots. Encore, encore et encore, se dilatant toujours, et soudain les algai’d’siswais filaient près d’elle, enfonçant la ligne des Sagettes, s’enfuyant.

Sevanna les frappa de sa lance, cognant les épaules et les têtes, sans se soucier si la pointe en revenait sanglante.

— Résistez et luttez ! Résistez, pour l’honneur des Shaidos ! Ils continuèrent à fuir, sans l’écouter.

— N’avez-vous pas d’honneur ? Résistez et luttez !

Elle frappa une Vierge fuyarde dans le dos, mais les autres la piétinèrent. Brusquement, elle réalisa que certaines Sagettes étaient parties, et que d’autres ramassaient les blessées. Rhiale se retourna pour courir, mais Sevanna la saisit par le bras et la menaça de sa lance. Peu lui importait que Rhiale sût canaliser.

— Nous devons résister ! Nous pouvons encore l’avoir !

Le visage de Rhiale n’était qu’un masque de peur.

— Si nous résistons, nous mourrons ! Ou nous finirons enchaînées devant la tente de Rand al’Thor ! Résistez et luttez si vous voulez, Sevanna. Je ne suis pas un Chien de Pierre !

Dégageant son bras, elle courut vers l’est.

Un moment encore, Sevanna demeura immobile, se laissant bousculer par les hommes et les Vierges qui fuyaient, paniqués. Puis elle lâcha sa lance et tâta son aumônière où se trouvait un petit cube de pierre délicatement sculpté. Heureusement qu’elle avait hésité à jeter cette pierre. Maintenant, elle avait une autre corde à son arc. Retroussant ses jupes pour dénuder ses jambes, elle se joignit à la fuite éperdue, mais si les autres fuyaient en proie à la terreur, elle fuyait avec plein de plans tourbillonnant dans sa tête. Elle aurait Rand al’Thor à genoux devant elle, et les Aes Sedai également.


Alviarine quitta enfin les appartements d’Elaida, en surface aussi calme et flegmatique que jamais. À l’intérieur, elle se sentait essorée comme une serpillière. Elle parvint à descendre avec assurance les escaliers de marbre interminables, jusqu’aux derniers niveaux. Serviteurs et servantes en livrée saluaient et s’inclinaient en vaquant à leurs travaux, ne voyant en elle que leur Gardienne dans toute sa sérénité d’Aes Sedai. À mesure qu’elle descendait, des sœurs apparurent, beaucoup portant leur châle, frangé à la couleur de leur Ajah, comme pour souligner qu’elles étaient des sœurs confirmées. Elles la lorgnaient en passant, souvent mal à l’aise. La seule à l’ignorer fut Danelle, une Sœur Brune rêveuse. Elle avait pris part à la chute de Siuan Sanche et à l’élévation d’Elaida, mais, perdue dans ses pensées, solitaire, sans amies même dans sa propre Ajah, elle semblait inconsciente d’avoir été mise sur la touche. Les autres n’en avaient que trop conscience. Berisha, une Grise mince aux yeux durs, et Kera, avec les cheveux blonds et les yeux bleus qui apparaissaient de temps en temps chez les Tairens, et toute l’arrogance si commune chez les Vertes, allèrent jusqu’à lui faire la révérence. Norine sembla sur le point de les imiter, puis se ravisa. Avec ses grands yeux, et parfois presque aussi rêveuse que Danelle, et tout aussi solitaire, elle en voulait à Alviarine. Si la Gardienne devait être choisie parmi les Blanches, cela aurait dû être Norine Dovarna.

Cette courtoisie n’était pas exigée envers la Gardienne, mais elles espéraient qu’elle intercéderait au besoin auprès d’Elaida. Les autres se demandèrent simplement quels ordres elle venait de recevoir, quelle sœur serait punie aujourd’hui pour un manquement quelconque envers l’Amyrlin. Même les Rouges n’approchaient pas à plus de cinq étages des nouveaux appartements de l’Amyrlin, à moins d’y être convoquées, et plus d’une sœur se cachait quand Elaida descendait. L’air semblait brûlant, chargé d’une peur qui n’avait rien à voir avec les rebelles ou les hommes qui canalisaient.

Plusieurs sœurs tentèrent de lui parler, mais Alviarine continua, tout juste polie, remarquant à peine l’inquiétude qui s’épanouit dans leurs yeux quand elle refusa de s’arrêter. Alviarine, comme les autres, avait l’esprit plein d’Elaida.

Une femme aux nombreux visages. Au premier coup d’œil, on voyait une très belle femme, avec une réserve pleine de dignité ; au second, une femme d’acier, dangereuse comme une épée dégainée. Elle écrasait là où d’autres persuadaient, matraquait là où d’autres essayaient la diplomatie ou le Jeu des Maisons. Quiconque la connaissait voyait son intelligence, mais ne réalisait qu’au bout d’un moment que, malgré son cerveau, elle voyait ce qu’elle voulait voir, s’efforçait de rendre vrai ce qu’elle désirait. Des deux choses assurément terrifiantes à son sujet, la moindre n’était pas qu’elle réussissait souvent. La pire était son Don de Prophétie.

Facile à oublier, tant il était rare et erratique ; sa dernière Prophétie remontait si loin que son imprévisibilité même faisait l’effet d’un coup de tonnerre. Personne ne pouvait dire quand le Don se manifesterait, et personne, pas même Elaida, ne pouvait prévoir ce qu’il révélerait. En ce moment, Alviarine sentait la présence fantomatique d’Elaida qui la suivait, l’observait.

Il serait peut-être nécessaire de la tuer. Dans ce cas, Elaida ne serait pas la première qu’elle aurait éliminée en secret. Toutefois, elle hésitait à franchir ce pas sans ordre, ou du moins sans permission.

Elle entra dans ses appartements avec soulagement, comme si l’ombre d’Elaida ne pouvait pas en franchir le seuil. Idée idiote. Si Elaida avait le moindre soupçon, cent lieues ne l’empêcheraient pas de lui sauter à la gorge. Elaida pensait qu’elle se mettrait au travail, rédigeant les ordres à soumettre au sceau et à la signature de l’Amyrlin – mais lesquels de ces ordres seraient exécutés devait encore être décidé. Pas par Elaida, naturellement. Pas par elle-même.

L’appartement était plus petit que celui d’Elaida, mais les plafonds étaient plus hauts, et le balcon dominait de cent pieds la place de la Tour. Parfois, elle sortait sur le balcon pour contempler Tar Valon déployé devant elle, la plus grande cité du monde, grouillant d’innombrables milliers de gens qui étaient moins que des pions sur un échiquier. Les meubles étaient de style domani, bois clairs incrustés de perles et d’ambre, tapis éclatants de fleurs et de volutes, tapisseries plus éclatantes encore, représentant des fleurs, des forêts et des cerfs en train de brouter. Tout avait appartenu à l’occupante précédente, et si elle avait tout conservé, hors le fait qu’elle ne voulait pas perdre de temps à en choisir de nouveaux, c’était pour se rappeler le prix de l’échec. Leane Sharif avait trempé dans des complots et avait échoué ; maintenant, elle était coupée à jamais du Pouvoir Unique, sans défense, dépendante de la charité, condamnée à une vie misérable jusqu’à ce qu’elle se termine ou qu’elle se tourne contre le mur et se laisse mourir. Alviarine avait entendu parler de quelques femmes désactivées qui étaient parvenues à survivre, mais elle en douterait tant qu’elle n’en aurait pas rencontré une. Non qu’elle en eût la moindre envie.

En ce début d’après-midi, le soleil entrait à flots par les fenêtres, pourtant, elle n’était pas arrivée au milieu de son salon que la lumière s’obscurcit. Cela ne la surprit pas. Elle se retourna et tomba aussitôt à genoux.

— Grande Maîtresse, je vis pour servir.

Une femme de haute taille, inquiétante et lumineuse, se dressait devant elle. Mesaana.

— Dites-moi ce qui s’est passé, mon enfant, dit-elle d’une voix cristalline.

À genoux, Alviarine répéta mot pour mot ce qu’Elaida avait dit, tout en se demandant pourquoi c’était nécessaire. Au début, elle omettait les choses sans importance, mais Mesaana s’en apercevait toujours, exigeant qu’elle lui rapporte chaque mot, chaque geste, chaque expression faciale. À l’évidence, elle écoutait à la porte lors de ces rencontres. Alviarine avait essayé de comprendre la logique de ce comportement, sans succès. Certaines choses dépendaient de la logique, d’autres pas.

Elle avait rencontré d’autres de ces Élues, que les imbéciles qualifiaient de Réprouvées. Lanfear avait pénétré dans la Tour, et aussi Graendal, impérieuses dans leur force et leurs connaissances, exprimant clairement sans un mot qu’Alviarine se situait très loin au-dessous d’elles, simple fille de cuisine juste bonne à faire les commissions et à se tortiller de plaisir au moindre mot gentil. Be’lal avait enlevé Alviarine la nuit, pendant son sommeil – emportée elle ne savait toujours pas où ; elle s’était pourtant réveillée dans son lit, et cela l’avait terrorisée davantage que de se trouver en présence d’un homme capable de canaliser. Pour lui, elle n’était même pas un ver de terre, pas même un être vivant, mais juste un gibier à ses ordres. D’abord était venu Ishamael, des années avant les autres, qui l’avait cueillie dans la masse anonyme des Ajahs Noires pour la mettre à leur tête.

Devant chacun elle s’était agenouillée, disant qu’elle vivait pour servir, et le pensant sincèrement, obéissant au moindre de leurs ordres, quel qu’il fût. Après tout, ils étaient seulement une marche au-dessous du Grand Seigneur de l’Ombre, et si elle désirait la récompense de son service, l’immortalité qu’ils semblaient tous posséder, il était bon d’obéir. Devant chacun elle s’agenouillait, et Mesaana était la seule à présenter un visage inhumain. Cette cape d’ombre et de lumière devait être tissée à l’aide du Pouvoir Unique, mais Alviarine n’apercevait aucun signe de tissage. Elle avait senti la force de Lanfear et de Graendal, avait immédiatement perçu qu’elles lui étaient infiniment supérieures en Pouvoir, mais en Mesaana, elle ne ressentait… rien. Comme si cette femme ne pouvait pas canaliser du tout.

La logique était claire et stupéfiante. Mesaana se cachait parce qu’elle pouvait être reconnue. Elle devait résider dans la Tour elle-même. Cela semblait impossible, pourtant il n’y avait pas d’autre explication. Cela étant, elle devait faire partie des sœurs ; assurément, elle n’était pas une servante, condamnée à travailler et suer. Mais qui ? Trop de femmes avaient vécu hors de la Tour avant qu’Elaida ne les rappelle, beaucoup d’entre elles n’avaient pas d’amies proches, voire aucune. Mesaana devait en faire partie. Alviarine désirait ardemment le savoir. Même si cela ne lui servait à rien, la connaissance était le pouvoir.

— Alors, notre Elaida a fait une Prophétie, dit Mesaana de sa voix cristalline, et Alviarine réalisa dans un sursaut qu’elle était arrivée à la fin de son récit.

Elle avait mal aux genoux, mais elle savait qu’elle ne pouvait pas se relever sans permission. Un doigt d’ombre tapota pensivement des lèvres argentées. Avait-elle vu une autre sœur faire ce geste ?

— Étrange qu’elle ait été à la fois aussi claire et aussi erratique. Ce Don est toujours rare, et ceux qui le possèdent parlent toujours de telle sorte que seuls les poètes les comprennent. Enfin, généralement jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Alors, tout s’éclaire.

Alviarine garda le silence. Aucune Élue ne faisait la conversation ; elles ordonnaient ou exigeaient.

— Intéressantes prédictions. Les rebelles explosant – comme des melons pourris, c’est bien ça ?

— Je n’en suis pas certaine, Grande Maîtresse, dit-elle lentement – l’avait-elle entendue ? –, mais Mesaana se contenta de hausser les épaules.

— C’est ou ce n’est pas, mais c’est utilisable d’un côté ou d’un autre.

— Elle est dangereuse, Grande Maîtresse. Son Don pourrait révéler ce qui ne doit pas l’être.

Un rire cristallin lui répondit.

— Comme quoi ? Vous ? Vos sœurs de l’Ajah Noire ? Ou peut-être pensez-vous à ma sécurité ? Vous êtes une gentille fille parfois, mon enfant.

La voix argentine semblait amusée. Alviarine se sentit rougir, et elle espéra que Mesaana y voyait une réaction de honte, non de colère.

— Suggérez-vous que notre Elaida doive être déposée, mon enfant ? Pas encore, je crois. Elle est utile. Au moins jusqu’à ce que le jeune Rand al’Thor parvienne jusqu’à nous, et sans doute après. Effacez ses ordres. Observer ses petits jeux est amusant, sans conteste. Vous autres enfants, vous égalez presque les Ajahs par moments. Réussira-t-elle à faire enlever le Roi d’Illian et la Reine de Saldaea ? Vous autres Aes Sedai faisiez cela autrefois, n’est-ce pas, mais plus depuis – combien ? – deux mille ans ? Qui tentera-t-elle de mettre sur le trône de Cairhien ? L’offre d’être roi à Tear surmontera-t-elle l’aversion du Haut Seigneur Darlin pour les Aes Sedai ? Notre Elaida s’étouffera-t-elle de frustration avant ça ? Dommage qu’elle refuse l’idée d’une armée plus grande. J’aurais cru que son ambition le lui conseillerait.

L’entrevue approchait de sa fin – elle ne durait jamais plus que le temps qu’il fallait à Alviarine pour faire son rapport et recevoir ses ordres – mais elle avait encore une question à poser.

— La Tour Noire, Grande Maîtresse.

Alviarine s’humecta les lèvres, elle avait appris beaucoup de choses depuis qu’Ishamael lui était apparu, en particulier que les Élus n’étaient ni omnipotents ni omniscients. Elle s’était élevée parce qu’Ishamael avait tué sa devancière dans sa rage de découvrir ce que Jarna Malari avait commencé, pourtant, cela s’était encore poursuivi pendant deux ans, jusqu’à la mort d’une autre Amyrlin. Elle se demandait souvent si Elaida avait eu quelque chose à voir dans la mort de celle-là, Sierin Vayu ; les Ajahs Noires, sûrement pas. Jarna avait pressé comme un citron Tamra Ospenya, l’Amyrlin ayant précédé Sierin – obtenant très peu de jus, en fin de compte –, et lui avait donné l’apparence d’une morte dans son sommeil, mais Alviarine et les douze autres sœurs du Grand Conseil l’avaient payé en souffrance, avant de parvenir à convaincre Ishamael qu’elles n’avaient aucune responsabilité dans cette mort. Les Élues n’étaient pas omnipotentes, pourtant, elles savaient parfois ce que personne d’autre ne savait. Mais poser des questions pouvait être dangereux. « Pourquoi » était le mot le plus dangereux de tous ; les Élues n’aimaient pas qu’on l’emploie.

— Est-il sans danger d’envoyer cinquante sœurs les contrer, Grande Maîtresse ?

Des yeux scintillants comme deux pleines lunes la regardèrent en silence, et un frisson parcourut l’échine d’Alviarine. Le destin de Jarna fulgura dans son esprit. Publiquement Grise, Jarna n’avait jamais manifesté d’intérêt pour les ter’angreal dont personne ne connaissait l’usage – jusqu’au jour où elle s’était retrouvée prise au piège dans l’un d’eux pendant des siècles. Comment les activer demeurait encore un mystère. Pendant dix jours, personne n’avait pu la contacter, seulement écouter ses cris déchirants. À la Tour, la plupart considéraient Jarna comme un modèle de vertu ; quand ce qu’on avait pu recouvrer d’elle avait été enterré, toutes les sœurs de Tar Valon et toutes celles qui avaient pu arriver à la cité à temps, avaient assisté aux funérailles.

— Vous êtes curieuse, mon enfant, dit enfin Mesaana. Bien dirigée, ce peut être un avantage. Mal dirigée…

La menace resta suspendue en l’air comme une épée étincelante.

— Je la dirigerai comme vous l’ordonnerez, Grande Maîtresse, dit Alviarine en un souffle, la bouche sèche comme de l’amadou. Uniquement selon vos ordres.

Mais elle veillerait quand même à ce qu’aucune Sœur Noire ne parte avec Toveine. Mesaana s’approcha, la dominant de telle sorte qu’elle dut renverser la tête en arrière pour regarder ce visage de lumière et d’ombre, et soudain, elle se demanda si les Élues connaissaient ses pensées.

— Si vous voulez me servir, mon enfant, vous devez obéir uniquement à moi. Pas à Semirhage ni à Demandred. Pas à Graendal ni à aucune autre. Uniquement à moi. Et au Grand Seigneur, naturellement. Mais à part lui, seulement à moi.

— Je vis pour vous servir, Grande Maîtresse, dit-elle d’une voix croassante, mais elle parvint quand même à souligner le « vous ».

Pendant un long moment, les yeux argentés la fixèrent sans ciller. Puis Mesaana dit :

— Très bien ; alors, je vous instruirai. Mais n’oubliez pas qu’une élève n’est pas un professeur. Je choisis qui apprend quoi, et je décide quand l’élève peut en faire usage. Si j’apprenais que vous avez communiqué à une autre la moindre bribe de savoir, ou que vous en avez utilisé ne fût-ce qu’un cheveu sans mon autorisation, je vous anéantirais.

Alviarine déglutit. Il n’y avait aucune colère dans cette voix cristalline, seulement une certitude absolue.

— Je vis pour vous servir, Grande Maîtresse. Je vis pour vous obéir, Grande Maîtresse.

Elle venait d’apprendre sur les Élues quelque chose qu’elle ne pouvait que croire. Connaître, c’est pouvoir.

— Vous avez un peu de force, mon enfant. Guère, mais suffisamment.

Un tissage apparut, sortant apparemment de nulle part.

— Cela s’appelle un Portail, dit Mesaana.


Pedron Niall grogna quand Morgase posa une pierre blanche sur l’échiquier avec un sourire triomphant. De moindres joueurs auraient encore pu poser deux douzaines de pierres chacun, mais il voyait maintenant l’issue inévitable, et elle aussi. Au début, la femme aux cheveux d’or, assise de l’autre côté de la petite table, avait joué pour perdre, seulement de justesse pour rendre la partie intéressante. Mais elle n’avait pas mis longtemps à s’apercevoir que cela la conduisait à l’effacement. Sans parler du fait qu’il était assez astucieux pour comprendre son subterfuge et ne pas le tolérer. Maintenant, elle faisait appel à tout son talent, et parvenait à gagner presque la moitié des parties. Personne ne l’avait battu si souvent depuis bien des ans.

— La partie est à vous, dit-il, et la Reine d’Andor hocha la tête.

Bon, elle redeviendrait Reine ; il y veillerait. En soie verte, avec un haut col de dentelle frôlant son menton, elle était royale jusqu’au bout des ongles, malgré le voile de sueur qui faisait briller ses joues lisses. Elle ne paraissait pas assez âgée pour avoir une fille de l’âge d’Elayne, et encore moins de celui de Gawyn.

— Vous n’avez pas réalisé que j’avais vu le piège que vous m’aviez tendu à partir de votre trente et unième pierre, Seigneur Niall, et vous avez pris ma feinte de la quarante-troisième pierre pour ma véritable attaque.

L’excitation faisait briller ses yeux bleus. Morgase aimait gagner. Elle aimait jouer pour gagner.

Tout cela servait à l’endormir, bien sûr, les parties de pierre, la politesse. Morgase savait qu’elle était prisonnière dans la Forteresse de la Lumière, bien que luxueusement choyée. Et secrète. Il avait permis que se répandent des histoires sur sa présence, et n’avait fait aucune déclaration à son sujet. L’Andor avait une trop longue histoire d’opposition aux Enfants de la Lumière. Il n’annoncerait rien jusqu’à ce que ses légions entrent dans l’Andor, avec elle comme figure de proue. Morgase le savait très bien aussi. Très probablement, elle savait aussi qu’il avait conscience des efforts qu’elle faisait pour l’amadouer. Le traité qu’elle avait signé donnait aux Enfants des droits en Andor qu’ils n’avaient jamais possédé nulle part, sauf en Amadicia, et il se doutait qu’elle avait des plans pour adoucir son emprise sur ses terres, et comment s’en débarrasser tout à fait dès qu’elle le pourrait. Elle avait uniquement signé parce qu’il l’avait acculée dans un coin, et pourtant, elle luttait aussi habilement qu’elle manœuvrait ses pierres sur l’échiquier. Pour une femme si belle, elle était une dure à cuire. Non, c’était une dure à cuire, point final. Elle se laissait prendre par le plaisir du jeu, mais il ne pouvait pas considérer cela comme une faute alors que cela lui procurait de si agréables moments.

Eût-il eu vingt ans de moins, il aurait sans doute pris part à son jeu véritable. De longues années de veuvage s’étiraient derrière lui, et le Seigneur Capitaine Commandant des Enfants de la Lumière avait peu de temps à perdre avec des histoires de femmes. Eût-il eu vingt ans de moins – disons vingt-cinq – et qu’elle n’eût pas été formée par les sorcières de Tar Valon. C’était facile à oublier, en sa présence. La Tour Blanche était un cloaque d’iniquité et d’ombre, et elle en était profondément contaminée. Rhadam Asunawa, le Grand Inquisiteur, l’aurait jugée pour les mois qu’elle avait passés à la Tour et l’aurait pendue sans délai, si Niall l’avait permis. Il soupira de regret.

Morgase conservait son sourire triomphant, mais ses yeux étudiaient son visage avec une intelligence qu’elle ne pouvait pas dissimuler. Prenant le pichet de vin en argent trempant dans de la glace fondue, il remplit leurs deux coupes.

— Mon Seigneur Niall…

L’hésitation était parfaite, comme la petite main qu’elle tendit à moitié vers lui à travers la table, et le respect du ton. Autrefois, elle l’appelait simplement Niall, avec plus de mépris qu’elle n’en aurait témoigné à un palefrenier ivre. L’hésitation aurait été parfaite s’il n’avait pas déjà pris la mesure de cette femme.

— Mon Seigneur Niall, vous pouvez certainement ordonner que Galad vienne en Amador, afin que je puisse le voir. Juste un jour.

— Je regrette, répondit-il, suave, que le devoir l’appelle dans le Nord. Vous devriez être fière de lui, c’est l’un des meilleurs jeunes officiers des Enfants.

Son beau-fils était un levier dont elle se servait au besoin, et qu’il valait mieux laisser à l’écart pour le moment. Le jeune homme était effectivement un bon officier, peut-être le meilleur à rejoindre les Enfants depuis que Niall les commandait, et il était inutile de lui poser des problèmes de conscience quant à son serment, en lui faisant savoir que sa belle-mère était là, et « invitée » seulement de nom.

Seule une légère crispation des lèvres, rapidement disparue, trahit sa déception. Ce n’était pas la première fois qu’elle présentait cette requête, et ce ne serait pas la dernière. Morgase Trakand ne se rendait pas parce qu’il était clair qu’elle était battue.

— Comme vous voudrez, mon Seigneur Niall, dit-elle, si docile qu’il faillit avaler son vin de travers.

La soumission était une nouvelle tactique, qu’elle devait avoir adoptée avec difficulté.

— C’est seulement qu’une mère…

— Mon Seigneur Capitaine Commandant ? l’interrompit du seuil une voix vibrante. Je crains d’avoir des nouvelles qui ne peuvent attendre, mon Seigneur.

Abdel Omerna se dressait de toute sa haute taille dans son tabard blanc et or de Seigneur Capitaine des Enfants de la Lumière, son visage fier encadré de cheveux blanchis sur les tempes, ses yeux noirs profonds et pensifs. De la tête aux pieds, c’était un homme intrépide et imposant. Et imbécile, quoique ce ne fût pas évident au premier regard.

Morgase inspira à la vue d’Omerna, mouvement si léger que la plupart des hommes ne l’auraient pas remarqué. Elle croyait, comme tout le monde, qu’il était le maître-espion des Enfants, homme qu’on devait craindre à l’égal d’Asunawa, peut-être davantage. Omerna lui-même ne savait pas qu’il n’était qu’un leurre pour détourner l’attention du véritable maître-espion connu uniquement de Niall lui-même. Sebban Balwer, son petit secrétaire maigrichon. Pourtant, leurre ou non, quelque chose d’utile passait parfois par les mains d’Omerna. En de rares occasions, quelque chose d’important. Niall n’avait aucun doute sur ce qu’il apportait ; rien, sauf Rand al’Thor aux portes, ne l’aurait amené à faire irruption comme ça. Par la Lumière, c’était folie de marchand de tapis.

— Je crains que notre jeu ne soit terminé pour ce matin, dit Niall en se levant.

Il s’inclina légèrement quand Morgase l’imita, et elle accepta son salut d’un hochement de tête.

— Jusqu’à ce soir, peut-être ? dit-elle, gardant le même ton docile. Enfin, si vous acceptez de dîner avec moi ?

Niall accepta, naturellement. Il ne savait pas où elle l’amenait avec cette nouvelle tactique – pas là où l’aurait supposé un lourdaud, il en était sûr – mais ce serait amusant de le découvrir. Cette femme était pleine de surprises. Dommage qu’elle fût souillée par les sorcières.

Omerna avança jusqu’au grand soleil d’or serti dans le sol, usé par les pieds et les genoux au cours des siècles. C’était une salle très simple, à part ce soleil et les bannières prises à l’ennemi, dégradées par le temps, suspendues en haut des murs. Omerna la regarda le contourner, sans vraiment réagir à sa présence, et quand la porte se fut refermée derrière elle, il dit :

— Je n’ai pas encore trouvé Elayne ni Gawyn, mon Seigneur.

— C’est ça, votre importante nouvelle ? demanda Niall avec irritation.

Balwer l’avait informé que la fille de Morgase était à Ebou Dar, engagée jusqu’au cou avec les sorcières ; des ordres la concernant avaient déjà été envoyés à Jaichim Carridin. Son autre fils fricotait aussi avec les sorcières, semblait-il, à Tar Valon, où même Balwer n’avait que peu d’yeux-et-d’oreilles. Niall but une longue rasade de vin frais. Dernièrement, ses os lui paraissaient vieux, cassants et glacés, et pourtant, la chaleur de l’Engeance de l’Ombre le fit transpirer et dessécha sa bouche.

Omerna sursauta.

— Oh… non, mon Seigneur.

Il fouilla dans une poche de sa tunique blanche, et en sortit un minuscule cylindre en os rayé dans sa longueur de trois lignes rouges.

— Vous avez demandé qu’on vous l’apporte dès que le pigeon… Il s’interrompit quand Niall lui arracha le tube.

C’était ce qu’il attendait, la raison pour laquelle une légion ne marchait pas déjà sur l’Andor, avec Morgase à sa tête. Si ce n’était pas la folie de Varadin, les délires d’un homme déséquilibré par le spectacle du Tarabon sombrant dans l’anarchie, l’Andor devrait attendre. L’Andor, et peut-être d’autres.

— J’ai… J’ai confirmation que la Tour est vraiment divisée, poursuivit Omerna. Les Ajahs Noires se sont emparées de Tar Valon.

Pas étonnant qu’il semblât nerveux devant une telle hérésie. Il n’y avait pas d’Ajahs Noires ; toutes les sorcières étaient des Amies du Ténébreux.

Niall l’ignora et rompit de l’ongle du pouce le sceau de cire du tube. Il s’était servi de Balwer pour répandre ces rumeurs, et maintenant, elles revenaient jusqu’à lui. Omerna croyait toutes les rumeurs qu’il entendait, et il les entendait toutes.

— Et selon certains rapports, les sorcières confèrent avec le faux Dragon, al’Thor, mon Seigneur.

Bien sûr que les sorcières conféraient avec lui ! Il était leur création, leur marionnette. Niall ignora les sottises de cet imbécile et retourna à la table de jeu tout en sortant du tube un mince rouleau de papier. Il ne laissait jamais personne rien savoir sur ces messages, à part qu’ils existaient, et encore, peu étaient au courant de leur existence. Ses mains tremblèrent en déroulant le papier. Elles n’avaient pas tremblé depuis son adolescence, avant sa première bataille, plus de soixante-dix ans plus tôt. Ses mains n’étaient plus que de la peau tendue sur des os, mais elles conservaient encore assez de force pour ce qu’il avait à faire.

L’écriture n’était pas celle de Varadin, mais celle de Faisar, envoyé au Tarabon dans un but différent. Son estomac se noua en lisant le message, écrit en clair, et non dans le chiffre de Varadin. Les rapports de Varadin étaient l’œuvre d’un homme au bord de la folie, sinon tout à fait dément, pourtant, Faisar en confirmait le pire et davantage. Bien davantage. Al’Thor était une bête enragée, un destructeur qui devait être stoppé, mais maintenant un second animal fou était apparu, qui pourrait être encore plus dangereux que les sorcières de Tar Valon et leur faux Dragon apprivoisé. Mais, par la Lumière, comment pouvait-il combattre les deux ?

— Il… il semble que la Reine Tenobia ait quitté Saldaea, mon Seigneur. Et les… les Amis du Dragon brûlent et tuent à travers l’Altara et le Murandy. J’ai entendu dire que le Cor de Valère a été trouvé, à Kandor.

Encore à demi angoissé par le message, Niall leva les yeux et vit Omerna à son côté, qui s’humectait les lèvres et essuyait la sueur de son front du revers de la main. Sans doute voulait-il jeter un coup d’œil sur le message. Eh bien, tout le monde le connaîtrait bien assez tôt.

— Il semble qu’une de vos idées les plus folles ne le soit pas tant que ça, dit Niall, et c’est alors qu’il sentit le couteau s’enfoncer sous ses côtes.

Le choc le pétrifia assez longtemps pour qu’Omerna ait le temps de retirer sa dague et de la lui replonger dans le corps. D’autres Seigneurs Capitaines Commandants étaient morts ainsi avant lui, mais il n’avait jamais pensé qu’il serait victime d’Omerna. Il essaya de lutter avec son assassin, mais il n’avait pas de force dans les bras. Il s’accrocha à Omerna, qui le soutenait, les yeux dans les siens.

Le visage d’Omerna était tout rouge ; il semblait au bord des larmes.

— Il le fallait. Il le fallait. Vous avez laissé les sorcières en paix à Salidar et…

Comme réalisant soudain qu’il embrassait l’homme qu’il assassinait, il repoussa Niall.

Toute force s’était retirée des jambes et des bras de Niall. Il tomba lourdement sur la table de jeu, la renversant. Les pierres noires et blanches s’éparpillèrent sur le parquet poli ; le pichet d’argent rebondit par terre dans une gerbe de vin. Le froid de ses os se répandit dans tout son corps.

Il ne savait pas au juste si le temps s’était ralenti pour lui, ou si tout s’était vraiment passé très vite. Des bottes résonnèrent sur le sol, il releva péniblement la tête et vit Omerna, bouche bée et yeux exorbités, reculer devant Eamon Valda. Comme Omerna, image même d’un Seigneur Capitaine, dans son tabard blanc et or et sa tunique blanche, Valda n’était pas aussi grand et pas aussi majestueux, mais son visage sombre était aussi dur que jamais, et il avait une épée dans les mains, la lame gravée du héron qu’il appréciait tant.

— Trahison ! mugit Valda, plongeant son épée dans la poitrine d’Omerna.

Niall aurait ri s’il l’avait pu ; il respirait à peine, et il entendait le sang bouillonner dans sa gorge. Il n’avait jamais aimé Valda – en fait, il le méprisait – mais quelqu’un devait savoir. Déplaçant son regard, il vit le bout de papier de Tanchico gisant non loin de sa main ; il pouvait passer inaperçu s’il restait là, mais pas s’il le serrait dans sa main… Et ce message devait être lu. Sa main rampa sur le sol avec lenteur, frôlant le papier, le repoussant au lieu de le saisir. Sa vision se brouillait. Il tenta de se forcer à voir. Il le devait… Le brouillard s’épaississait. Une partie de lui-même s’efforça d’écarter cette pensée ; il n’y avait pas de brouillard. Le brouillard était plus épais, et il y avait un ennemi là dehors, caché, invisible, aussi dangereux qu’al’Thor, ou plus. Le message. Quoi ? Quel message ? Il était temps de monter et tirer l’épée, temps de lancer la dernière attaque. Par la Lumière, vaincre ou mourir, il arrivait ! Il essaya de gronder.


Valda essuya sa lame sur le tabard d’Omerna, puis réalisa soudain que le vieux loup respirait encore, sorte de gargouillement rauque. Grimaçant, il se pencha pour l’achever – et de longs doigts décharnés saisirent son bras.

— Serez-vous maintenant Seigneur Capitaine Commandant, mon fils ?

Le visage émacié d’Asunawa était celui d’un martyr, mais ses yeux noirs brûlaient d’une ferveur à mettre mal à l’aise même ceux qui ignoraient son identité.

— Ce serait très possible, après que j’aurai témoigné que vous avez tué l’assassin de Pedron Niall. Mais pas si je dois dire que vous avez aussi égorgé Niall.

Découvrant les dents en ce qui pouvait passer pour un sourire, Valda se redressa. Asunawa avait l’amour de la vérité, étrange amour, qui pouvait la torturer, la déformer et la flageller pendant qu’elle hurlait, mais Valda ne l’avait jamais vu mentir carrément. Un regard sur les yeux vitreux de Niall, et la flaque de sang qui se répandait sous lui, convainquirent Valda. Le vieillard était en train de mourir.

— Possible, Asunawa ?

Le Haut Inquisiteur recula, écartant le manteau blanc comme neige du sang de Niall, le regard plus brûlant que jamais. Même un Seigneur Capitaine n’était pas censé se laisser aller à tant de familiarité.

— Possible, mon fils. Vous avez curieusement répugné à convenir que la sorcière Morgase devait être livrée à la Main de la Lumière. À moins que vous ne me donniez cette assurance…

— Nous avons encore besoin de Morgase.

L’interrompre fit un plaisir considérable à Valda. Il n’aimait pas les Interrogateurs, les Mains de la Lumière, ainsi qu’ils se désignaient eux-mêmes. Qui pouvait aimer des hommes qui n’affrontaient jamais un ennemi s’il n’était pas désarmé et dans les chaînes ? ils se tenaient à l’écart des Enfants, séparés. La cape d’Asunawa ne portait que la crosse écarlate des Interrogateurs, pas le soleil rayonnant qui ornait son propre tabard. Pire, ils semblaient penser que leurs supplices du chevalet et des fers rouges étaient le seul vrai travail des Enfants.

— Morgase nous a donné l’Andor, alors vous ne pouvez pas l’avoir avant que nous n’en prenions possession. Et nous ne pouvons pas prendre l’Andor jusqu’à ce que la populace du Prophète ne soit écrasée.

Le Prophète devait passer avant, lui qui prêchait l’avènement du Dragon Réincarné, sa racaille brûlant les villages trop lents à se déclarer pour al’Thor. Maintenant, la poitrine de Niall se soulevait à peine.

— À moins que vous ne vouliez troquer l’Amadicia pour l’Andor, au lieu d’avoir les deux ? J’ai bien l’intention de voir al’Thor pendu et la Tour Blanche rasée jusqu’en ses fondations, Asunawa, et je n’ai pas accepté votre plan juste pour vous le voir jeter aux orties.

Asunawa ne fut pas déconcerté ; ce n’était pas un lâche. Pas ici, avec des centaines d’interrogateurs dans la Forteresse, et la plupart des Enfants craignant de faire un faux pas en leur présence. Il ignora l’épée de Valda, et son visage de martyr afficha de la tristesse. Sa sueur sembla des larmes de regret.

— Dans ce cas, comme le Seigneur Capitaine Canvele croit qu’il faut appliquer la loi, je crains…

— Je crains que Canvele ne soit d’accord avec moi, Asunawa.

Il était d’accord depuis l’aube, depuis qu’il avait réalisé que Valda avait amené une demi-légion dans la Forteresse. Canvele n’était pas un imbécile.

— La question n’est pas de savoir si je serai Seigneur Capitaine Commandant quand le soleil se couchera ce soir, mais qui guidera la Main de la Lumière dans sa recherche de la vérité.

Ce n’était pas un lâche, Asunawa, et encore moins un imbécile que Canvele. Il ne broncha pas, et ne demanda pas comment Valda comptait réaliser son projet.

— Je vois, dit-il au bout d’un moment, ajoutant doucement : Avez-vous l’intention de vous moquer totalement de la loi, mon fils ?

Valda faillit éclater de rire.

— Vous pouvez interroger Morgase, mais elle ne doit pas être mise à la question. Vous pourrez commencer quand j’en aurai fini avec elle.

Ce qui pourrait prendre un certain temps ; trouver une remplaçante pour le Trône du Lion, qui comprendrait les rapports convenables qu’elle devait avoir avec les Enfants, comme le Roi Ailron le faisait ici, n’arriverait pas du jour au lendemain.

Asunawa comprit peut-être, et peut-être pas. Il ouvrit la bouche, mais un cri étouffé partit du seuil. Le secrétaire pincé de Niall s’était immobilisé, les lèvres boudeuses, ses petits yeux cherchant à regarder n’importe quoi sauf les cadavres étendus par terre.

— Triste jour, Maître Balwer, déclama Asunawa, d’une voix à la fois dure et douloureuse. Le traître Omerna a abattu notre Seigneur Capitaine Commandant Pedron Niall, que la Lumière illumine son âme.

Il ne déformait pas la vérité ; Niall ne respirait plus, et son assassinat était une trahison.

— Le Seigneur Capitaine Valda est arrivé trop tard pour le sauver, mais il a tué Omerna en plein milieu de son crime.

Balwer sursauta et commença à se tordre les mains.

Ce petit homme qui lui rappelait un oiseau, énervait Valda.

— Puisque vous êtes là, Balwer, autant vous rendre utile.

Il avait horreur des inutiles, et le barbouilleur était l’image même de l’inutilité.

— Portez ce message à chaque Seigneur Capitaine de la Forteresse. Dites-leur que le Seigneur Capitaine Commandant a été assassiné, et que je convoque une réunion du Conseil des Oints.

La première chose qu’il ferait quand il serait Seigneur Capitaine Commandant serait de botter ce petit homme desséché hors de la Forteresse, de le botter si loin qu’il rebondirait, et de choisir à sa place un secrétaire qui ne grimacerait pas.

— Qu’Omerna ait été acheté par les sorcières ou par le Prophète, je tiens à ce que Pedron Niall soit vengé.

— À vos ordres, mon Seigneur, dit Balwer d’une voix sèche et étranglée. Il en sera comme vous dites.

Apparemment, il trouva enfin la force de regarder le cadavre de Niall ; il se pencha sur lui convulsivement, sans rien regarder d’autre.

— Il semble donc que vous serez notre prochain Seigneur Capitaine Commandant, après tout, dit Asunawa quand Balwer fut sorti.

— Il le semble, répondit sèchement Valda.

Un minuscule bout de papier gisait près de la main tendue de Niall, du genre utilisé pour envoyer les messages par pigeon voyageur. Valda se baissa et le ramassa, puis soupira de dégoût. Le papier avait mariné dans une flaque de vin ; l’encre diluée, le message était perdu.

— Et la Main aura Morgase quand vous n’aurez plus besoin d’elle.

Ce n’était absolument pas une question.

— Je vous la livrerai moi-même.

Il pourrait peut-être arranger un petit quelque chose pour assouvir un certain temps l’appétit d’Asunawa. Qui servirait aussi pour que Morgase reste souple. Valda jeta le bout de papier sur le corps de Niall. Le vieux loup avait perdu sa ruse et son sang-froid avec l’âge, et maintenant, il appartenait à Eamon Valda de mater les sorcières et leur faux Dragon.


À plat ventre sur une hauteur, Gawyn observait le désastre sous le soleil de l’après-midi. Maintenant les Sources de Dumaï étaient à des miles vers le sud, au-delà des collines et des plaines vallonnées, mais il voyait toujours la fumée s’élevant des chariots en feu. Ce qui s’était passé là-bas, après qu’il avait conduit ce qu’il avait pu rassembler des Jeunes, il ne le savait pas. Al’Thor semblait avoir la situation en main, avec ces hommes en capes noires qui paraissaient canaliser, abattant les Aes Sedai comme les Aiels. La fuite des sœurs lui avait fait réaliser qu’il était temps de partir.

Il regrettait de ne pas avoir tué al’Thor. Pour sa mère, morte à cause de lui ; Egwene le niait, mais elle n’avait pas de preuve. Pour sa sœur. Si Min rapportait la vérité – il aurait dû l’obliger à quitter le camp avec lui, quoi qu’elle en dise ; il y avait trop de choses qu’il aurait dû faire différemment aujourd’hui –, si Min avait raison et qu’Elayne aimât al’Thor, alors ce destin terrifiant suffisait à justifier sa mort. Les Aiels avaient peut-être fait le travail pour lui. Mais il en doutait.

Avec un rire amer, il leva sa lunette d’approche. L’un de ses anneaux d’or portait une inscription : De Morgase, Reine d’Andor, à son fils bien-aimé, Gawyn. Puisse-t-il être une épée vivante pour sa sœur et l’Andor. Paroles amères maintenant.

Il n’y avait pas grand-chose à voir, à part de l’herbe desséchée et de petits bouquets d’arbres de loin en loin. Le vent continuait à souffler en rafales, soulevant des vagues de poussière. De temps en temps, un mouvement dans un repli de terrain entre deux hauteurs annonçait la présence d’hommes en marche. Des Aiels, il en était sûr. Ils se fondaient trop bien dans le paysage pour être des Jeunes en capes vertes. Fasse la Lumière qu’il s’en soit échappé davantage que ceux qu’il avait amenés.

Il s’était conduit en imbécile. Il aurait dû tuer al’Thor ; il devait le tuer. Mais il n’avait pas pu. Pas parce qu’il était le Dragon Réincarné, mais parce qu’il avait promis à Egwene de ne pas lever la main sur lui. En sa qualité de simple Acceptée, elle avait disparu de Cairhien, laissant à Gawyn une lettre qu’il avait lue et relue jusqu’à ce que le papier se déchire, et il n’aurait pas été étonné d’apprendre qu’elle était partie aider al’Thor d’une façon ou d’une autre. Il ne pouvait pas renier sa parole, et encore moins envers une femme qu’il aimait. Jamais envers elle. Quel qu’en soit pour lui le prix à payer. Il espérait qu’elle accepterait le compromis qu’il avait fait avec son honneur ; il n’avait pas levé la main pour nuire à al’Thor, mais pas pour l’aider non plus. Fasse la Lumière qu’elle n’exige jamais cela de lui. On dit que l’amour brouille l’esprit des hommes, et il en était la preuve.

Soudain, il porta la lunette à son œil quand une femme déboucha au galop sur un grand étalon noir. Il ne distinguait pas son visage, mais une servante n’aurait pas porté une robe divisée pour monter. Ainsi, au moins une Aes Sedai était parvenue à s’échapper. Si les sœurs étaient sorties vivantes du piège, peut-être que les Jeunes aussi. Avec un peu de chance, il pouvait les trouver avant qu’ils ne soient tués en petits groupes par les Aiels. Mais il devait d’abord penser à sa sœur. À bien des égards, il aurait préféré partir sans elle, mais la laisser seule, peut-être pour recevoir une flèche qu’elle ne verrait pas venir, n’était pas pour lui une option envisageable. Il commença à se lever pour lui faire signe, mais le cheval broncha et tomba, la projetant par-dessus sa tête. Il jura, puis se remit à jurer quand il vit dans sa lunette une flèche plantée dans le flanc de l’étalon noir. Il inspecta les collines à la hâte, et ravala un nouveau juron ; À moins de cent pas de l’Aes Sedai, environ deux douzaines d’Aiels voilés, debout sur la hauteur, regardaient le cheval tombé et sa cavalière. Il lança un regard en arrière. La sœur se remettait debout en chancelant. Si elle gardait son sang-froid et utilisait le Pouvoir, il était impossible à quelques Aiels de lui nuire, surtout si elle s’abritait d’autres flèches derrière le cheval tombé. Même ainsi, il se sentirait mieux quand il l’aurait mise à l’abri. Roulant sur lui-même pour minimiser les chances d’être vu par les Aiels, il descendit la pente et se releva quand il fut sûr d’être hors de vue.

Il avait amené avec lui cinq cent quatre-vingt-un Jeunes, presque tous ceux dont l’entraînement était assez avancé pour quitter Tar Valon, mais moins de deux cents attendaient sur leurs montures en contrebas. Avant que le désastre ne frappe aux Sources de Dumaï, il était certain qu’un complot se préparait pour veiller à ce que lui et les Jeunes meurent avant de revenir à la Tour Blanche. Pourquoi, il ne le savait pas, pas plus qu’il ne savait si l’idée venait d’Elaida ou de Galina, mais il avait assez bien réussi, quoique pas exactement comme ses inventeurs l’avaient envisagé. Pas étonnant qu’il eût préféré continuer sans Aes Sedai, s’il avait eu le choix.

Il s’arrêta près d’un grand hongre gris et de son jeune cavalier. Jeune – beaucoup ne se rasaient que tous les trois jours, et quelques-uns faisaient même semblant –, mais pour Jisao, son col orné de la Tour d’argent le désignait comme vétéran des combats à l’époque de la déposition de Siuan Sanche, et, sous ses vêtements, de nombreuses cicatrices témoignaient des combats livrés depuis. Il faisait partie de ceux qui pouvaient se dispenser du rasoir la plupart du temps ; mais ses yeux noirs appartenaient à un homme trente ans plus âgé que lui. À quoi ressemblaient ses propres yeux ? se demanda Gawyn.

— Jisao, nous avons une sœur à tirer de…

La centaine d’Aiels qui descendirent la pente vers l’ouest au petit trot, reculèrent de surprise à la vue des Jeunes, mais ni la surprise ni la supériorité numérique des Jeunes ne les retinrent en arrière. En un éclair, ils se voilèrent et plongèrent sur la pente, leurs lances frappant les chevaux aussi souvent que les cavaliers, travaillant par paires. Pourtant, si les Aiels savaient se battre contre des hommes à cheval, les Jeunes avaient récemment appris quelques rudes leçons sur la façon de combattre leurs adversaires, et les élèves lents ne vivaient pas longtemps dans leurs rangs. Certains avaient des lances effilées, terminées par un pied et demi d’acier, avec une garde pour empêcher la pointe de s’enfoncer trop profondément, et chacun savait se servir de son épée comme un maître d’armes. Ils combattaient en groupes de deux ou trois, chacun surveillant le dos d’un autre, gardant leurs montures en mouvement pour que les Aiels ne puissent pas leur couper les tendons. Seuls les plus rapides des Aiels parvenaient à pénétrer dans ces cercles d’acier fulgurant. Les chevaux-entraînés-à-la-guerre étaient eux-mêmes des armes, fracassant les crânes de leurs sabots, saisissant les hommes dans leurs mâchoires et les secouant comme les chiens secouent les rats, leur arrachant la moitié du visage. Les chevaux hennissaient en combattant, et les hommes grognaient sous l’effort, hurlaient, en proie à la fièvre de la bataille, fièvre témoignant qu’ils étaient vivants et qu’ils vivraient pour voir le prochain lever du soleil, même s’ils devaient patauger dans le sang jusqu’à la taille. Ils criaient en tuant, ils criaient en mourant ; il ne semblait pas y avoir grande différence.

Mais Gawyn n’avait pas le loisir d’observer ni d’écouter. Seul Jeune sans monture, il attirait l’attention. Trois hommes en cadin’sor se faufilant entre les cavaliers se ruèrent vers lui, lance en arrêt. À trois contre un, ils le considéraient peut-être comme une proie facile. Il les surprit. Son épée sortit du fourreau en souplesse, et il passa du Faucon-en-piqué à la Liane-qui-embrasse-le-chêne à la Lune-se-lève-sur-l’eau. Trois fois il sentit sur son poignet le choc de la lame rencontrant la chair, et aussitôt, trois Aiels voilés furent abattus ; deux remuaient encore faiblement, mais ils étaient hors de combat comme le troisième. Le suivant à l’affronter, ce fut une autre histoire.

Mince et plus grand d’une main que Gawyn, il bougeait comme un serpent, épée fulgurante, tandis que son bouclier déviait les coups avec une force que Gawyn ressentait jusque dans ses épaules. La Danse-du-tétras devint le Repli-dans-l’air qui devint le Courtisan-tapote-son-éventail, et l’Aiel contra chacun de ces assauts au prix d’une estafilade dans les côtes, tandis que Gawyn recevait une coupure à la cuisse que seule une feinte rapide empêcha de le blesser jusqu’à l’os. Ils se tournaient autour, oublieux de ce qui les entourait. Le sang coulait le long de la jambe de Gawyn. L’Aiel feinta, espérant le déséquilibrer, feinta encore ; Gawyn passait d’une position à l’autre, épée tantôt haute, tantôt basse, espérant que son adversaire allait se fendre juste un petit peu trop loin.

À la fin, c’est le hasard qui décida du combat. L’Aiel trébucha brusquement, et Gawyn lui plongea sa lame dans le cœur avant même de voir le cheval qui venait de bousculer son adversaire.

Autrefois, il aurait éprouvé du regret ; il avait grandi dans la conviction que, si deux hommes doivent se battre, le duel devait se dérouler dans l’honneur. Plus d’une demi-année de batailles et d’échauffourées l’avait détrompé. Il posa un pied sur la poitrine de l’Aiel et dégagea sa lame. Pas très héroïque, mais rapide, et au combat, lenteur signifie souvent mort.

Sauf que, quand sa lame fut libre, la vitesse n’était plus nécessaire. Des hommes étaient à terre, Jeunes et Aiels, certains gémissants, d’autres morts, et le reste des Aiels fuyaient vers l’est, harcelés par deux douzaines de Jeunes, dont certains auraient dû avoir plus de jugement.

— Stop ! hurla-t-il.

Si ces idiots se séparaient, les Aiels en feraient de la chair à pâté.

— Pas de poursuite ! Stop ! Stop, imbéciles !

Les Jeunes s’arrêtèrent à regret.

Jisao fit pivoter son cheval.

— Ils voulaient se tailler un chemin dans nos rangs pour se rendre où ils vont, mon Seigneur.

Son épée dégoulinait de sang sur la moitié de sa longueur.

Gawyn saisit les rênes de sa propre monture et sauta en selle, sans prendre la peine de nettoyer et rengainer sa lame. Pas le temps de s’attarder pour voir qui était mort, qui vivrait.

— Oubliez-les. Cette sœur nous attend. Hal, gardez vos hommes pour soigner les blessés. Et surveillez les Aiels ; ce n’est pas parce qu’ils sont mourants qu’ils ont renoncé à se battre. Les autres, suivez-moi.

Hal salua de son épée, mais Gawyn éperonnait déjà sa monture. L’échauffourée n’avait pas duré longtemps, mais encore trop. Quand Gawyn arriva en haut de la crête, il ne vit que le cheval mort, ses fontes retournées. L’examen du terrain à la lunette ne révéla aucun signe de la sœur, des Aiels ou de quoi que ce soit de vivant. Seules bougeaient la poussière soulevée par le vent, et une robe par terre près du cheval, qui remuait dans les rafales. La femme devait avoir couru très vite pour avoir disparu si rapidement.

— Elle ne peut pas être allée bien loin, même en courant, dit Jisao. Nous pouvons la trouver en nous déployant en éventail.

— Nous la chercherons après nous être occupés des blessés, répondit Gawyn avec fermeté.

Il n’allait pas diviser ses hommes avec des Aiels qui rôdaient encore dans les parages. Il ne restait que quelques heures avant le coucher du soleil, et d’ici là, il voulait monter un camp bien protégé sur la hauteur. Et ce serait aussi bien s’il parvenait à trouver une sœur ou deux ; quelqu’un devrait expliquer la catastrophe à Elaida, et il aimait autant que ce soit une Aes Sedai qui affronte son courroux, plutôt que lui.

Faisant tourner son alezan avec un soupir, il redescendit juger par lui-même de la facture du boucher. C’était sa première vraie leçon de soldat. Il faut toujours payer le boucher. Il avait l’impression qu’il y aurait bientôt des factures plus importantes à régler. Avec ce qui se préparait, le monde aurait vite fait d’oublier les Sources de Dumaï.

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