8 Figure de proue

— Nous ferons halte ici demain.

Egwene remua avec précaution sur sa chaise pliante, qui avait parfois tendance à se replier sous elle.

— Le Seigneur Bryne dit que l’armée commence à manquer de nourriture. En tout cas, notre camp manque de tout.

Deux bouts de chandelles brûlaient devant elle sur la table, pliante elle aussi, pour la facilité du transport, mais elle était plus stable que la chaise. Dans la tente qui lui servait de cabinet de travail, la lumière des bougies était renforcée par celle d’une lampe à huile suspendue en haut du piquet central. La pâle lumière jaune tremblotait, faisant danser des ombres sur les murs de toile rapiécée, très loin de la splendeur du cabinet de travail de l’Amyrlin à la Tour Blanche, mais cela ne la dérangeait pas. À dire vrai, elle était elle-même très loin de la majesté normalement associée au Siège de l’Amyrlin. Elle savait très bien que l’étole à sept rayures sur ses épaules était la seule raison pour laquelle un étranger pouvait croire qu’elle était l’Amyrlin. S’il ne pensait pas que c’était une blague idiote. Il y avait eu des choses bizarres dans l’histoire de la Tour Blanche – Siuan lui avait raconté des détails secrets sur certaines – mais sûrement rien d’aussi bizarre qu’elle.

— Quatre ou cinq jours seraient mieux, dit pensivement Sheriam, étudiant la liasse de papiers sur ses genoux.

Un peu dodue, avec des pommettes saillantes et de grands yeux verts bridés, elle parvenait à paraître élégante dans sa robe d’équitation vert foncé, et majestueuse aussi, perchée en équilibre précaire sur l’un des deux tabourets branlants devant la table. Si elle avait échangé son étroite étole bleue de Gardienne des Chroniques contre celle de l’Amyrlin, tout le monde aurait pensé qu’elle la portait à bon droit. Parfois, elle se comportait comme si l’étole rayée reposait sur ses épaules.

— Ou peut-être plus longtemps. Cela ne nous ferait pas de mal de reconstituer nos provisions.

Siuan, assise sur l’autre tabouret, secoua légèrement la tête, mais Egwene n’avait pas besoin de cet encouragement.

— Un jour.

Elle n’avait peut-être que dix-huit ans et n’avait pas la majesté d’une Amyrlin, mais elle n’était pas une imbécile. Trop de sœurs faisaient appel à n’importe quel prétexte pour demander des haltes – et trop de Députées aussi – et si elles s’arrêtaient trop longtemps, il serait peut-être impossible de les faire repartir. Sheriam ouvrit la bouche.

— Un jour, ma fille, répéta Egwene avec fermeté.

Quoi que pensât Sheriam, le fait demeurait que Sheriam Bayanar était la Gardienne des Chroniques, et Egwene al’Vere l’Amyrlin. Mais il semblait impossible de le lui faire comprendre. Et à l’Assemblée de la Tour, elles étaient encore pires. Elle eut envie de gronder, d’exploser, ou de lancer quelque chose à travers la tente, mais un mois et demi d’expérience lui avait donné toute une vie de pratique pour garder son calme face à des provocations bien plus grandes.

— Encore un peu, et nous dépouillerons la campagne. Je ne veux pas que les gens meurent de faim à cause de nous. Du côté pratique, si nous leur prenons trop de nourriture, même en payant, ils nous donneront cent problèmes en échange.

— Des raids sur le bétail et les troupeaux, et des voleurs dans les chariots de l’intendance, murmura Siuan.

Les yeux fixés sur sa jupe grise, sans regarder personne, elle semblait penser tout haut.

— Des hommes tirant la nuit sur nos sentinelles, peut-être mettant le feu n’importe où. Mauvais. Les gens affamés sont vite désespérés.

C’étaient les mêmes raisons que le Seigneur Bryne avait données à Egwene, et presque en ces termes.

La rousse flamboyante regarda durement Siuan. Beaucoup de sœurs avaient du mal à supporter Siuan. Son visage était sans doute le plus connu du camp, assez jeune pour sembler normal au-dessus d’une robe d’Acceptée ou même d’une novice.

C’était un effet secondaire de la désactivation, même si peu le savaient ; Siuan pouvait à peine faire un pas sans que toutes les sœurs la regardent, l’ancienne Siège de l’Amyrlin, déposée et coupée de la saidar, puis Guérie et de nouveau investie d’une partie de ses capacités, alors que tout le monde savait que c’était impossible. Beaucoup l’avaient chaleureusement accueillie en sœur, par sympathie pour elle, et aussi parce que ce miracle leur redonnait espoir contre ce que toute Aes Sedai craignait plus que la mort, mais tout autant de sœurs, et peut-être plus, lui manifestaient tolérance ou condescendance, ou les deux, la blâmant de sa situation présente.

Sheriam faisait partie de celles pensant que Siuan devait instruire la nouvelle jeune Amyrlin des questions de protocole et autres, dont chacun savait qu’elle les détestait, et lui apprendre à se taire à moins qu’on ne lui demande son avis. Elle n’était plus ce qu’elle avait été, n’étant plus Amyrlin et ayant beaucoup moins de Pouvoir. Au regard des Aes Sedai, ce n’était pas de la cruauté. Le passé était le passé ; maintenant, c’était le présent qui devait être accepté. Toute autre attitude rendrait la situation encore plus douloureuse. Dans l’ensemble, les Aes Sedai acceptaient lentement le changement, mais une fois que c’était fait, la plupart se comportaient comme si la nouvelle situation avait existé de tout temps.

— Un jour, Mère, comme vous dites, soupira enfin Sheriam, inclinant légèrement la tête.

Moins par soumission, Egwene en était certaine, que pour cacher la grimace inspirée par son entêtement. Elle pouvait accepter la grimace si le consentement venait avec. Pour le moment, elle devait s’en contenter.

Siuan inclina aussi la tête. Pour dissimuler un sourire. Chaque sœur pouvait être nommée à n’importe quel poste, mais la hiérarchie était assez rigide, et Siuan avait glissé au bas de l’échelle.

Siuan avait une copie des papiers que Sheriam avait sur ses genoux, et Egwene une autre devant elle sur la table. Rapports sur tout, depuis le nombre de chandelles et de sacs de grains restant dans le camp jusqu’à l’état des chevaux, et la même chose pour l’armée du Seigneur Bryne. Le camp de l’armée encerclait celui des Aes Sedai, avec un anneau large d’une vingtaine de pieds cuire les deux, mais à bien des égards, ils auraient pu être distants de plusieurs miles. Curieusement, le Seigneur Bryne insistait sur cette séparation autant que les sœurs. Les Aes Sedai ne voulaient pas de soldats circulant entre leurs tentes, bandes de ruffians sales, illettrés, et assez chapardeurs, et il semblait que les soldats ne voulaient pas d’Aes Sedai se promenant au milieu des leurs – même si, peut-être sagement, ils gardaient leurs raisons pour eux. Ils marchaient sur Tar Valon pour déposer l’usurpatrice du Siège de l’Amyrlin et mettre Egwene à sa place, mais peu d’hommes étaient à l’aise autour des Aes Sedai. Peu de femmes également.

En tant que Gardienne, Sheriam n’aurait été que trop heureuse de décharger Egwene de ces problèmes mineurs. Elle le lui avait dit, lui expliquant qu’ils n’étaient vraiment pas dignes d’elle, et que l’Amyrlin ne devait pas perdre son temps avec des vétilles. Siuan, en revanche, disait qu’une bonne Amyrlin devait prêter attention aux détails, sans refaire le travail de douzaines de sœurs et de secrétaires, mais en vérifiant quelque chose de différent tous les jours. Ainsi elle avait une bonne idée de ce qui se passait et de ce dont on avait besoin avant que quelqu’un n’arrive en courant pour lui signaler une crise prête à éclater. Ainsi, elle savait d’où le vent soufflait, disait Siuan. Il lui avait fallu des semaines avant que ces rapports ne lui parviennent, et Egwene savait que si elle les laissait passer sous le contrôle de Sheriam, elle ne serait plus jamais au courant des problèmes, sauf quand ils seraient réglés depuis longtemps.

Le silence s’étira entre chaque feuille de la liasse.

Elles n’étaient pas seules. Chesa, assise sur des coussins dans un coin de la tente, parla.

— Trop peu de lumière est mauvais pour les yeux, murmura-t-elle, comme pour elle seule, levant dans sa main un bas de soie d’Egwene qu’elle reprisait. Vous ne me prendrez jamais à m’abîmer les yeux avec si peu de lumière.

Presque corpulente et avec une lueur malicieuse dans l’œil et un joyeux sourire, la servante d’Egwene essayait toujours de glisser un conseil à l’Amyrlin comme si elle se parlait à elle-même. Elle aurait pu être au service d’Egwene depuis vingt ans au lieu de deux mois, et être trois fois plus âgée qu’elle au lieu de seulement deux. Ce soir, Egwene la soupçonna de parler pour meubler les silences. Il y avait une certaine tension dans le camp depuis l’évasion de Logain. Un homme qui pouvait canaliser, abrité et sous bonne garde, pourtant il s’était évanoui comme un rêve. Tout le monde était nerveux, se demandant comment il avait fait, où il était, et ce qu’il avait l’intention d’entreprendre. Egwene souhaitait plus que personne savoir où se trouvait Logain.

Tapant sa liasse de la main, Sheriam lança un regard noir à Chesa ; elle ne comprenait pas comment Egwene acceptait la présence de sa servante à ces réunions, et encore moins pourquoi elle la laissait bavarder librement. Il ne lui était sans doute pas venu à l’idée que la présence de Chesa et son bavardage inattendu la perturbaient, juste assez pour aider Egwene à éluder les conseils qu’elle ne voulait pas suivre, et à remettre les décisions qu’elle ne voulait pas prendre, du moins pas comme Sheriam l’aurait voulu. L’idée n’était sûrement pas venue à Chesa ; elle sourit d’un air d’excuse, et se remit à son raccommodage, murmurant parfois entre ses dents.

— Si nous continuons ainsi, Mère, nous pourrons peut-être terminer avant l’aube, dit Sheriam.

Fixant la page suivante, Egwene se frictionna les tempes. Chesa avait peut-être raison au sujet de la lumière. Une nouvelle migraine se préparait. Mais elle venait peut-être seulement de ce qu’il y avait sur la page, détaillant l’argent qu’il leur restait. Les histoires qu’elle avait lues ne mentionnaient jamais les fonds qu’il fallait pour entretenir une armée. Épinglées à la page, deux notes provenant de deux Députées, Romanda et Lelaine, suggéraient de payer les soldats moins fréquemment, en fait, de les payer moins. Elles faisaient plus que suggérer, d’ailleurs, de même que Romanda et Lelaine étaient plus que de simples Députées à l’Assemblée. Beaucoup de sœurs suivaient toujours leurs propositions, alors que la seule Députée sur laquelle Egwene pouvait compter était Delana, qui ne la soutenait pas en tout. Il était rare que Romanda et Lelaine soient d’accord sur quoi que ce fût, et elles auraient pu trouver difficilement une proposition pire. Certains soldats lui avaient juré allégeance, mais la plupart étaient là pour la paye, et peut-être l’espoir du pillage.

— Les soldats seront payés comme avant, marmonna Egwene, froissant les deux notes.

Elle ne laisserait pas son armée se débander, pas plus qu’elle ne permettrait le pillage.

— À vos ordres, Mère, dit Sheriam, les yeux brillants de plaisir.

Elle voyait sans doute clairement les difficultés – quiconque la croyait stupide se préparait de mauvaises surprises – mais elle avait un gros défaut. Si Romanda ou Lelaine annonçaient que le soleil se levait, il y avait de grandes chances que Sheriam prétendît qu’il se couchait ; elle avait eu presque autant d’influence à l’Assemblée qu’elles en avaient maintenant à elles deux, peut-être plus, avant qu’elles ne se liguent pour y mettre un terme. Le contraire était vrai également ; avant même de réfléchir, elles étaient contre tout ce que Sheriam proposait. Ce qui, l’un dans l’autre, avait son utilité.

Egwene tambourina des doigts sur la table, mais elle se força à se calmer. Il fallait trouver de l’argent – n’importe où, n’importe comment – mais Sheriam ne devait pas voir qu’elle s’inquiétait.

— La nouvelle fera l’affaire, murmura Chesa à son raccommodage. Les Tairens sont toujours prétentieuses, bien sûr, mais Selame sait ce qu’on exige de la servante d’une dame. Meri et moi, on la mettra au courant.

Sheriam leva les yeux au ciel avec irritation.

Egwene sourit intérieurement. Egwene al’Vere avec trois servantes, c’était aussi incroyable que l’étole. Mais le sourire ne dura que le temps d’un battement de cœur. Les servantes, il fallait les payer, elles aussi. Très peu, par comparaison avec trente mille soldats, et l’Amyrlin pouvait difficilement laver son linge et raccommoder ses draps elle-même, mais Chesa lui aurait largement suffi. Si elle avait eu le choix. Moins d’une semaine plus tôt, Romanda avait décidé qu’il fallait une autre servante à l’Amyrlin, et elle avait trouvé Meri parmi les réfugiés repliés dans tous les villages jusqu’à ce qu’on les en chasse, et, pour ne pas être en reste, Lelaine avait repéré Selame au même endroit. Les deux femmes s’étaient retrouvées tassées dans la petite tente de Chesa avant qu’Egwene fût au courant de leur existence.

Le principe était mauvais : trois servantes, alors qu’à mi-chemin de Tar Valon, il n’y avait déjà plus d’argent pour payer les soldats, et deux servantes choisies sans qu’elle ait eu son mot à dire ; d’autant plus qu’elle en avait encore une autre, bien qu’elle ne fût pas payée. Tout le monde croyait que Marigan était la servante de l’Amyrlin.

Sous le rebord de la table, elle tâta son aumônière, sentit le bracelet à l’intérieur. Elle devait le porter plus souvent ; c’était son devoir. Ses mains toujours sous la table, elle sortit le bracelet et le glissa à son poignet, bandeau d’argent fait de telle sorte qu’une fois refermé, le fermoir devenait invisible. Fabriqué à l’aide du Pouvoir Unique, il se boucla avec un claquement sec, et elle faillit l’ôter aussitôt.

Une émotion s’insinua dans une poche de son esprit, émotion et conscience éveillées, ténues, comme s’il ne s’agissait que d’une illusion ; mais ce n’était pas une illusion ; ce n’était que trop réel. Étant la moitié d’un a dam, le bracelet créait un lien entre elle et la femme qui portait l’autre moitié, collier d’argent qu’elle ne pouvait pas ôter elle-même. Elles constituaient un cercle de deux personnes, sans embrasser la saidar, Egwene dirigeant toujours grâce au bracelet. « Marigan » dormait maintenant, les pieds endoloris d’avoir marché tout le jour et les jours précédents, mais même dans son sommeil, elle suintait la peur ; seule la haine rivalisait avec l’effroi dans les émotions qui transitaient par l’a’dam. La répugnance d’Egwene à porter le bracelet venait de ce que la terreur de la femme la tenaillait sans discontinuer, de ce qu’elle avait autrefois porté la partie collier d’un a’dam, et qu’elle connaissait la femme à l’autre bout du lien. Elle détestait ce contact avec elle.

Au camp, seules trois femmes savaient que Moghedien était une prisonnière, cachée au milieu des Aes Sedai. Si cela venait à se savoir, Moghedien serait jugée, désactivée et exécutée. Si cela se savait, sans doute qu’Egwene la suivrait de près, de même que Siuan et Leane, elles aussi dans le secret. Au mieux, on la dépouillerait de l’étole.

Pour avoir soustrait une Réprouvée à la justice, pensa-t-elle sombrement. J’aurai de la chance si elles ne font que me rétrograder au rang d’Acceptée. Machinalement, elle tripotait l’anneau d’or qu’elle portait à l’index droit, et représentant le Grand Serpent.

Mais par ailleurs, quelque juste que fût ce châtiment il était peu vraisemblable. On lui avait enseigné que la plus sage des sœurs était toujours choisie comme Siège de l’Amyrlin, mais elle savait qu’il n’en était rien. Le choix d’une Amyrlin était aussi violemment controversé que l’élection d’un maire aux Deux Rivières, peut-être davantage ; personne n’osait se présenter contre son père au Champ d’Emond, mais elle avait entendu parler de certaines élections à Deven Ride et à Taren Ferry. Siuan avait été élevée au rang d’Amyrlin uniquement parce que les trois précédentes étaient mortes après n’avoir exercé leurs fonctions que quelques années. L’Assemblée voulait quelqu’un de jeune. Parler de son âge à une sœur était aussi grossier que la gifler, mais elle commençait à se faire une idée de la longévité des Aes Sedai. Une sœur était rarement choisie comme Députée avant d’avoir porté le châle soixante-dix ou quatre-vingts ans au moins, et les Amyrlins encore plus longtemps en général. Souvent beaucoup plus longtemps. Alors, quand quatre sœurs, devenues Aes Sedai moins de cinquante ans plus tôt, avaient obtenu un nombre égal de voix, mettant l’Assemblée dans l’impasse, et que Seaine Hermon en avait proposé une n’ayant porté le châle que dix ans, ce fut sans doute l’épuisement autant que les qualifications administratives de Siuan qui lui avaient valu son élection.

Et Egwene al’Vere, qui, aux yeux de beaucoup, aurait dû être encore une novice ? Figure de proue, facilement manipulée, élevée dans le même village que Rand al’Thor. Ce détail avait beaucoup pesé sur la décision. On ne lui reprendrait pas l’étole, mais elle perdrait le peu d’autorité qu’elle avait acquise. Romanda, Lelaine et Sheriam en viendraient peut-être aux mains pour avoir l’honneur de la destituer.

— Cela ressemble beaucoup à un bracelet que portait Elayne. Sheriam se pencha pour mieux voir, et les papiers sur ses genoux crissèrent.

— Et Nynaeve. Elles le partageaient, si j’ai bonne mémoire.

Egwene sursauta. Elle avait manqué de prudence.

— C’est le même, un cadeau-souvenir, quand elles sont parties.

Tournant l’anneau d’argent à son poignet, elle eut un accès de remords. Le bracelet paraissait segmenté, mais si astucieusement qu’on ne voyait pas comment. Elle avait à peine pensé à Elayne et à Nynaeve depuis leur départ pour Ebou Dar. Peut-être devait-elle les rappeler. Leurs recherches n’avançaient pas semblait-il, même si elles le niaient. Quand même, si elles pouvaient trouver ce qu’elles cherchaient…

Sheriam semblait perplexe, sur le bracelet ou non, Egwene ne le savait pas. Mais elle ne pouvait pas laisser Sheriam s’interroger trop longuement sur ce bracelet ; si elle remarquait jamais que le collier de « Marigan » lui était assorti, il s’ensuivrait sans doute des questions terriblement embarrassantes.

Egwene se leva, lissa sa jupe et contourna la table. Siuan lui avait communiqué plusieurs informations aujourd’hui, dont l’une pouvait lui servir maintenant. Elle n’était pas la seule à avoir des secrets. Sheriam eut l’air surprise quand Egwene s’arrêta trop près d’elle pour lui permettre de se lever.

— Ma fille, j’ai appris que, quelques jours après l’arrivée de Siuan et de Leane à Salidar, dix sœurs en sont parties, deux de chaque Ajah sauf de la Bleue. Où sont-elles allées et pourquoi ?

Les yeux de Sheriam s’étrécirent légèrement, mais elle portait la sérénité avec le même naturel que sa robe.

— Mère, je ne peux pas me rappeler tout ce…

— Ne tournons pas autour du pot, Sheriam.

Egwene s’approcha encore, et leurs genoux se touchèrent presque.

— Pas de mensonges par omission. La vérité.

Un pli barra le front lisse de Sheriam.

— Mère, même si je le savais, vous ne pouvez pas vous occuper de tous les petits…

— La vérité, Sheriam. Toute la vérité. Dois-je demander devant toute l’Assemblée pourquoi je ne peux pas obtenir la vérité de ma propre Gardienne ?

Je connaîtrai la vérité, ma fille, d’une façon ou d’une autre. Je la connaîtrai.

Sheriam tourna la tête, comme si elle cherchait une issue. Ses yeux tombèrent sur Chesa, penchée sur sa couture, et elle faillit soupirer de soulagement.

— Mère, demain, quand nous serons seules, je suis sûre de pouvoir tout vous expliquer à votre satisfaction. Mais je dois d’abord consulter quelques sœurs.

Pour convenir de ce qu’elle dirait à Egwene le lendemain.

— Chesa, va attendre dehors, s’il te plaît, dit Egwene.

Chesa semblait concentrée sur son travail à l’exclusion de toute autre chose, mais elle fut debout en un clin d’œil et sortit en courant. Quand deux Aes Sedai étaient en conflit, quiconque doué de la moindre jugeote s’empressait d’aller voir ailleurs.

— Maintenant, ma fille, dit Egwene. La vérité. Tout ce que vous savez. Cela restera entre nous, ajouta-t-elle quand Sheriam regarda Siuan.

Sheriam passa un moment à ajuster ses jupes, à les tripoter plutôt, évitant les yeux d’Egwene, cherchant à l’évidence une échappatoire. Mais elle était liée par les Trois Serments. Elle ne pouvait pas dire un mot contraire à la vérité. Et quoi qu’elle pensât de la véritable situation d’Egwene, manigancer derrière son dos était moins grave, et de loin, que nier son autorité en face. Même Romanda observait les politesses d’usage, bien que de justesse par moments.

Prenant une profonde inspiration, Sheriam croisa les mains sur ses genoux et parla à la poitrine d’Egwene.

— Quand nous avons appris que l’Ajah Rouge avait pris la responsabilité d’installer Logain dans le rôle d’un faux Dragon, nous avons pensé qu’il fallait faire quelque chose.

Le « nous » désignait certainement la petite coterie qu’elle avait réunie autour d’elle : Carlinya, Beonine et les autres avaient sans doute au moins autant d’influence que la plupart des Députées, quoique peut-être pas à l’Assemblée.

— Elaida demandait à toutes les sœurs de revenir à la Tour, alors nous avons choisi dix sœurs pour y retourner, le plus vite qu’elles pourraient. Elles devraient toutes y être depuis longtemps. S’assurant discrètement que toutes les sœurs de la Tour comprennent ce qu’avaient fait les Rouges au sujet de Logain. Pas…

Elle hésita, puis termina précipitamment :

— Pas même l’Assemblée n’est au courant.

Egwene s’écarta, et se frictionna les tempes pour réfléchir. Dans l’espoir qu’Elaida serait déposée. Le plan n’était pas mauvais, en fait ; il pouvait même marcher, éventuellement. Cela pouvait prendre des années. Mais, pour la plupart des sœurs, plus longtemps elles passaient sans rien faire, mieux c’était. Avec assez de temps, elles pouvaient convaincre le monde que la Tour Blanche n’avait jamais été vraiment divisée. Elle l’avait déjà été autrefois, même si très peu de sœurs le savaient. Peut-être qu’avec assez de temps, elles pourraient tout arranger comme si rien ne s’était passé.

— Pourquoi cacher cela à l’Assemblée, Sheriam ? Vous ne pensez quand même pas qu’aucune d’elles aurait trahi vos plans et prévenu Elaida ?

La moitié des sœurs regardait l’autre moitié de travers, par peur des sympathisantes d’Elaida. En partie par peur.

— Mère, une sœur qui a décidé que ce que nous faisons est une erreur peut difficilement se présenter comme Députée. Une telle sœur se serait retirée depuis longtemps.

Sheriam ne s’était pas détendue, mais sa voix avait pris ce ton patient, pédagogique, dont elle semblait penser qu’il avait le plus d’effet sur Egwene. Mais généralement, elle changeait de sujet plus habilement.

— Ces soupçons sont le pire problème que nous ayons pour le moment. Personne ne fait vraiment confiance à personne. Si nous pouvions seulement voir comment…

— L’Ajah Noire, intervint Siuan avec calme. C’est ça qui vous glace le sang comme un brochet argenté sous vos jupes. Qui peut dire avec certitude qui sont les Noires, et qui peut dire ce dont une Sœur Noire est capable ?

De nouveau, Sheriam la regarda de travers, mais au bout d’un moment, toute sa force l’abandonna. Ou plutôt, une tension fit place à une autre. Elle regarda Egwene, puis opina à contrecœur. Elle grimaça, et aurait continué à éluder s’il n’avait pas été évident qu’Egwene ne le tolérerait pas. Au camp, la plupart des sœurs croyaient maintenant à l’Ajah Noire, mais après avoir nié son existence pendant plus de trois mille ans, c’était une croyance branlante. Pratiquement aucune n’ouvrait la bouche sur ce sujet, quelles que fussent ses convictions.

— Mère, la question est de savoir ce qui se passera quand l’Assemblée sera au courant, poursuivit Siuan.

De nouveau, elle semblait réfléchir tout haut.

— Je ne vois aucune sœur acceptant l’excuse qu’elle ne pouvait pas être informée parce qu’elle aurait pu être du parti d’Elaida. Quant à la possibilité qu’elle soit une Ajah Noire… Oui, je crois qu’elles seront très contrariées.

Sheriam pâlit légèrement. Ce fut miracle qu’elle ne devînt pas livide.

« Contrariées » était un mot bien faible. Oui, Sheriam devrait affronter bien plus que de la contrariété si cela venait à se savoir.

C’était le moment de pousser son avantage, mais une autre question se présenta à l’esprit d’Egwene. Si Sheriam et ses amies avaient envoyé – comment dire ? pas des espionnes ? plutôt des furets, comme ceux qui pourchassent les rats dans les murs – si Sheriam avait envoyé des furets à la Tour Blanche, est-ce que…

Une douleur fulgurante, dans cette poche d’émotion à l’arrière de sa tête, fit tout voler en éclats. Si elle l’avait ressentie directement, elle aurait été assommée. Elle eut les yeux exorbités par le choc. Un homme capable de canaliser touchait le collier de Moghedien ; c’était un lien auquel aucun homme ne pouvait participer. Douleur, et quelque chose d’inconnu chez Moghedien. Espoir. Puis tout disparut, l’éveil, l’émotion. Moghedien n’avait plus le collier.

— Je… J’ai besoin d’un peu d’air, parvint-elle à articuler. Sheriam fit mine de se lever, et Siuan aussi, mais elle leur fit signe de se rasseoir.

— Non, je veux être seule, dit-elle vivement. Siuan, découvre tout ce que sait Sheriam sur les furets. Par la Lumière, sur les dix femmes, je veux dire.

Toutes deux la regardèrent, médusées, mais, la Lumière soit louée, aucune ne la suivit quand elle arracha la lampe à son crochet et sortit en hâte.

Il n’aurait pas été convenable qu’on voie l’Amyrlin courir, mais elle n’en était pas loin, retroussant d’une main sa jupe divisée de son mieux, et partant au petit trot. La lune brillait dans un ciel sans nuages, projetant des ombres sur les tentes et les chariots. Au camp, la plupart dormaient, mais quelques feux continuaient à brûler ici et là. Une poignée de Liges veillaient encore, et quelques domestiques. Tous la verraient si elle courait. La dernière chose qu’il lui fallait, c’était que quelqu’un vienne lui proposer son aide. Elle réalisa qu’elle haletait, non d’épuisement, mais d’anxiété.

Passant la tête et la lanterne dans la petite tente de « Marigan », elle la trouva vide. Les couvertures qui composaient sa paillasse gisaient en tas sur le sol, arrachées par quelqu’un de pressé.

Et si elle avait été encore là ? se demanda-t-elle. Sans le collier, et peut-être avec celui qui l’avait libérée ? Frissonnante, elle se retira lentement. Moghedien avait de bonnes raisons de la détester personnellement, et l’unique sœur capable d’affronter seule une Réprouvée, quand elle pouvait canaliser, se trouvait à Ebou Dar. Moghedien aurait pu tuer Egwene sans que personne s’en aperçoive. Même si une sœur l’avait sentie canaliser, cela n’aurait pas éveillé les soupçons. Pire, Moghedien aurait pu ne pas la tuer. Et personne n’aurait rien su avant de s’apercevoir qu’elles avaient disparu toutes les deux.

— Mère, dit Chesa derrière elle, vous ne devriez pas sortir la nuit. L’air nocturne est mauvais. Si vous aviez besoin de « Marigan », je pouvais aller la chercher.

Egwene faillit sursauter. Elle n’avait pas remarqué que Chesa la suivait. Elle observa les gens autour des feux les plus proches. Ils s’étaient rassemblés pour la compagnie, pas pour la chaleur par cette canicule ; ils étaient assez loin, mais quelqu’un avait peut-être vu qui entrait dans la tente de « Marigan ». Elle avait très peu de visiteurs, jamais d’hommes. Un homme avait pu être remarqué.

— Je crois qu’elle s’est enfuie, Chesa.

— Quelle méchante femme ! s’exclama Chesa. J’ai toujours trouvé qu’elle avait une langue de vipère et des yeux de serpent. S’en aller comme une voleuse après que vous l’avez recueillie ! Sans vous, elle mourrait de faim au bord d’une route. Quelle ingrate !

Elle suivit Egwene jusqu’à la tente où elle dormait, babillant sur la méchanceté en général et l’ingratitude de « Marigan » en particulier, et donnant son avis sur la façon de traiter cette engeance, qui allait de les déplacer jusqu’à ce qu’elles s’assagissent, jusqu’à les congédier avant qu’elles ne se sauvent, le tout entremêlé de remarques conseillant à Egwene de vérifier si elle avait encore tous ses bijoux.

Egwene l’entendit à peine, l’esprit en ébullition. Ce ne pouvait pas être Logain, non ? Il ne pouvait pas être au courant au sujet de Moghedien, et encore moins venir la libérer. Non ? Ces hommes que Rand rassemblait, ces Asha’man. Dans chaque village, la rumeur parlait des Asha’man et de la Tour Noire. La plupart des sœurs affectaient l’indifférence à l’égard de douzaines d’hommes capables de canaliser réunis en un même lieu – les pires histoires devaient être exagérées ; les rumeurs exagéraient toujours – mais Egwene se crispait de peur chaque fois qu’elle pensait à eux. Un Asha’man aurait pu… Mais pourquoi ? Comment en aurait-il su plus que Logain ?

Elle essayait d’éluder la seule conclusion raisonnable. Quelque chose de pire que le retour de Logain, ou des Asha’man. Un Réprouvé avait libéré Moghedien. Rahvin était mort de la main de Rand, selon Nynaeve ; et il avait aussi tué Ishamael, ou du moins le semblait-il. Et Aginor et Baltharnel. Moiraine avait tué Be’lal. Ce qui ne laissait qu’Asmodean, Demandred, et Sammael parmi les hommes. Sammael était en Illian. Personne ne savait où étaient les autres, ni où se trouvaient les femmes qui avaient survécu. Moiraine avait aussi éliminé Lanfear, ou plutôt, elles s’étaient éliminées réciproquement, mais toutes les autres femmes étaient vivantes, à ce qu’on en savait. Oublie les femmes. C’était un homme. Lequel ? Des plans étaient faits depuis longtemps pour le cas où un Réprouvé se serait attaqué au camp. Seule, aucune sœur n’était de taille à vaincre un Réprouvé, mais liées en cercle, c’était une autre histoire, et tout Réprouvé s’introduisant dans le camp se trouverait entouré de par ces cercles. Une fois qu’elles auraient réalisé à qui elles avaient affaire. Pour une raison inconnue, les Réprouvés n’affichaient aucun signe de vieillissement. Cela venait peut-être de leur lien avec le Ténébreux. Ils…

Elle atermoyait. Il fallait réfléchir clairement.

— Chesa ? Trouve-moi Siuan et Leane. Dis-leur de venir dans ma tente. Et que personne ne t’entende.

Avec un grand sourire, Chesa fit la révérence et détala. Elle pouvait difficilement ignorer les courants qui tournoyaient autour d’Egwene, mais elle trouvait amusants les complots et les intrigues. Pourtant, elle ne les connaissait que superficiellement. Egwene ne doutait pas de sa loyauté, mais l’avis de Chesa sur ce qui était amusant changerait sans doute si elle prenait conscience de la profondeur de ces courants.

Dans la tente, elle alluma les lampes à huile par canalisage, et souffla la lanterne qu’elle posa soigneusement dans un coin. Peut-être qu’elle devait réfléchir clairement, mais elle avait toujours l’impression de trébucher dans le noir.

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