Quand Egwene regagna sa tente, Selame l’attendait, grande femme filiforme au teint sombre de Tairen et à l’assurance imperturbable. Chesa avait raison ; elle relevait son long nez d’un air prétentieux, comme pour éviter les mauvaises odeurs. Pourtant, si ses manières envers les autres domestiques étaient arrogantes, elles étaient toutes différentes envers sa maîtresse. À l’entrée d’Egwene, Selame se plia en deux, en une révérence si profonde que sa tête effleura le sol, les jupes déployées aussi largement que le permettait l’exiguïté de la tente. Egwene avait à peine fait un pas à l’intérieur qu’elle s’affairait déjà sur ses boutons. Et aussi sur sa personne. Selame avait très peu de bon sens.
— Oh ! Mère, vous êtes encore sortie sans vous couvrir la tête.
Comme si elle allait s’affubler des coiffes emperlées qu’aimait Selame, des bérets de velours brodés qu’affectionnait Meri, ou des chapeaux à plumes de Chesa !
— C’est que vous tremblez ! Vous ne devriez jamais sortir sans un châle et un parasol, Mère.
Comment un parasol pourrait-il l’empêcher de trembler ? Le visage en sueur, Selame ne pensa pas à lui demander pourquoi elle tremblait, ce qui était sans doute aussi bien.
— Et vous êtes sortie seule en pleine nuit. Ce n’est pas convenable, Mère. Surtout avec tous ces soldats, ces ruffians sans aucun respect pour les femmes, même pour les Aes Sedai. Mère, vous ne devriez pas…
Egwene la laissa déverser ce torrent de sottises, comme elle se laissa déshabiller, sans y prêter attention. Lui imposer le silence aurait provoqué tant de regards ulcérés et de soupirs de martyr que ça n’aurait pas fait grande différence. Mis à part son babillage infantile, Selame s’acquitta de sa tâche avec diligence, mais de façon si théâtrale qu’elle semblait exécuter une chorégraphie de gestes pompeux et de révérences obséquieuses. Il semblait impossible d’être aussi sotte que Selame, toujours préoccupée des apparences, toujours soucieuse de ce que pensaient les gens. Pour elle, l’humanité se limitait aux Aes Sedai, aux nobles et à leurs domestiques supérieurs. D’après elle, rien d’autre ne comptait ; peut-être que personne ne pensait non plus. C’était sans doute impossible. Egwene n’était pas près d’oublier qui avait déniché Selame, comme elle n’oubliait pas qui lui avait trouvé Meri. Certes, Chesa était un cadeau de Sheriam, mais Chesa lui avait plus d’une fois prouvé son loyalisme.
Egwene aurait voulu se persuader que les tremblements que sa servante prenait pour des frissons de froid n’étaient en fait que des frissons de rage, mais elle savait que le ver de la peur commençait à lui ronger les entrailles. Elle était arrivée trop loin, il lui restait trop à faire, pour permettre à Nicola et à Areina de lui mettre des bâtons dans les roues.
Comme sa tête jaillissait de l’encolure d’une chemise propre, elle saisit quelques mots du babillage et regarda sa servante.
— Tu as parle de lait de brebis ?
— Oh ! oui, Mère. Votre peau est très douce, et rien n’en conservera la douceur mieux que des bains de lait de brebis.
Peut-être était-elle vraiment stupide. Poussant Selame dehors, Egwene se brossa elle-même les cheveux, ouvrit son lit, mit le bracelet de l’a’dam, maintenant inutile, dans le petit coffret d’ivoire sculpté où elle conservait ses quelques bijoux, puis éteignit les lampes. Enfin seule, pensa-t-elle dans le noir, sarcastique. Selame et Meri vont en piquer une crise.
Pourtant, avant de se coucher, elle retourna à l’entrée de la tente, dont elle écarta légèrement le rabat. Dehors, le clair de lune brillait sur le camp où régnaient le calme et le silence, rompus par le cri d’un héron qui se termina en glapissement. Il y avait des chasseurs dans la nuit. Au bout d’un moment, quelque chose bougea dans l’ombre d’une tente. On aurait dit une femme.
Peut-être Selame, ou Meri. Ou une troisième. Même Nicola ou Areina, quoique peu probable. Elle laissa retomber le rabat en souriant. Quiconque la surveillait ne verrait pas où elle allait ce soir.
La technique que lui avaient apprise les Sagettes pour s’endormir était simple. Fermer les yeux, détendre méthodiquement chaque muscle de son corps, respirer au rythme de ses battements de cœur, laisser son esprit dériver. Elle s’endormit en quelques instants, mais du sommeil d’une Exploratrice-de-Rêves.
Sans forme, elle flottait dans un océan d’étoiles, infimes points de lumière luisant dans une mer de ténèbres, innombrables lucioles palpitant dans une nuit sans limites. C’étaient des rêves, ceux des personnes endormies dans le monde, peut-être dans tous les mondes possibles, et c’était le vide séparant la réalité du Tel’aran’rhiod, l’espace séparant le monde de l’éveil du Monde des Rêves. Partout où elle portait les yeux, dix mille lucioles s’éteignaient au réveil de dix mille personnes, remplacées par dix mille autres qui s’endormaient. Vaste réseau toujours changeant de beauté chatoyante.
Pourtant, elle ne perdit pas son temps à admirer les lieux. Cet endroit recelait des risques, certains mortels. Elle était sûre de savoir comment les éviter, mais un danger la menaçait si elle s’attardait trop longtemps, et être surprise à le braver serait plus qu’embarrassant. Promenant un regard vigilant autour d’elle – enfin, si elle avait eu des yeux – elle avança. Elle ne ressentit pas de mouvement. Elle eut l’impression de rester immobile, l’océan lumineux tournoyant autour d’elle, jusqu’au moment où une lumière s’arrêta devant elle. Toutes les étoiles scintillantes étaient exactement les mêmes, mais elle sut que celle-ci était le rêve de Nynaeve. Comment elle le savait, c’était une autre histoire ; même les Sagettes l’ignoraient.
Elle avait songé à la possibilité de rechercher les rêves de Nicola et d’Areina. Quand elle les connaîtrait, elle saurait exactement comment leur inspirer une peur bleue de la Lumière, et elle se souciait comme d’une guigne que cela fût interdit. C’était par réalisme qu’elle était là, pas par peur de l’interdit. Elle avait déjà fait ce qui ne se faisait pas, et elle le referait si c’était nécessaire. Fais ce que tu dois, advienne que pourra, avait-elle appris, par ces mêmes femmes qui avaient énoncé ces interdits. C’était le refus de reconnaître sa dette, le refus de la payer qui transformait souvent la nécessité en fléau. Mais même si ces deux novices dormaient, localiser les rêves de quelqu’un pour la première fois était ardu dans le meilleur des cas, et sans garantie. Des jours d’efforts – ou plutôt des nuits – pouvaient n’aboutir à rien.
Elle se rapprocha lentement dans la nuit éternelle, mais une fois de plus, elle eut l’impression de rester immobile tandis que le point lumineux grossissait, devenait perle brillante, pomme iridescente, pleine lune, jusqu’à emplir entièrement son champ visuel, le monde entier, de son éclat. Mais elle ne le toucha pas, pas encore. Un espace plus fin qu’un cheveu demeurait entre elles. Très doucement, elle tendit le bras à travers cet espace. Avec quoi, puisqu’elle n’avait pas de corps ? C’était aussi mystérieux que la façon de distinguer un rêve d’un autre. Avec sa volonté, disaient les Sagettes, mais elle ne comprenait toujours pas comment c’était possible. Comme quand on pose le doigt sur une bulle de savon, le contact fut léger, imperceptible. La membrane brillante scintilla comme du verre filé, pulsa comme un cœur vivant. Un contact un peu plus ferme, et elle pourrait « voir » l’intérieur, « voir » ce que rêvait Nynaeve. Un peu plus ferme encore, et elle entrerait, ferait partie du rêve. Cela comportait des risques, surtout vis-à-vis d’un esprit fort, mais de toute façon, il était tout aussi périlleux d’observer en retrait ou de pénétrer. Par exemple, quand la rêveuse rêvait d’un homme qui l’intéressait. Dans ce cas, les excuses à elles seules prenaient la moitié de la nuit. Ou bien, avec une sorte de mouvement de crochet, comme lorsqu’on fait rouler une perle sur une table, elle pouvait sortir Nynaeve de son rêve et l’intégrer dans le sien, devenant partie intégrante du Tel’aran’rhiod, qu’elle contrôlait totalement. Naturellement, cela faisait partie des interdits, et elle pensait que Nynaeve n’apprécierait pas.
NYNAEVE, ICI EGWENE. SOUS AUCUN PRÉTEXTE TU NE DOIS REVENIR SANS LA COUPE, PAS AVANT QUE JE N’AIE RÉGLÉ UN PROBLÈME AVEC NICOLA ET AREINA. ELLES SAVENT QUE TU T’ES FAIT PASSER POUR AES SEDAI. JE T’EXPLIQUERAI TOUT QUAND NOUS NOUS VERRONS À LA PETITE TOUR. SOIS PRUDENTE. MOGHEDIEN S’EST ÉCHAPPÉE.
Le rêve s’évanouit, la bulle de savon éclata. Elle aurait bien pouffé si elle avait eu une gorge. Une voix désincarnée dans un rêve pouvait avoir un effet saisissant. Surtout si on craignait que l’interlocuteur n’y jette un coup d’œil indiscret. Nynaeve n’était pas femme à l’oublier, même si elle l’avait fait autrefois par accident.
La mer étoilée se remit à tournoyer autour d’elle, jusqu’au moment où elle s’arrêta sur un autre point lumineux. Elayne. Sans doute que les deux femmes ne dormaient pas à plus de douze pas l’une de l’autre à Ebou Dar, mais ici, la distance ne signifiait rien. Ou peut-être qu’elle avait un autre sens.
Cette fois, quand elle transmit son message, le rêve pulsa et changea. Il paraissait toujours exactement semblable aux autres, mais pour elle, il était transformé. Ses paroles avaient-elles projeté Elayne dans un autre rêve ? Pourtant, elles perdureraient, et Elayne s’en souviendrait à son réveil.
Nicola et Areina partiellement neutralisées, il était temps de se tourner vers Rand. Malheureusement, trouver ses rêves serait aussi impossible que trouver ceux d’une Aes Sedai. Il les protégeait d’une façon ou d’une autre, comme elles, mais apparemment d’une façon différente. Une barrière d’Aes Sedai était une carapace de cristal, sphère continue tissée d’Esprit, mais, malgré sa transparence, opaque comme l’acier. Elle ne comptait plus les heures perdues à tenter de voir à l’intérieur. Alors que le rêve d’une sœur paraissait plus éclatant, de près, celui de Rand était plus flou. C’était comme scruter de l’eau trouble ; on avait parfois l’impression que quelque chose avait bougé dans ces remous gris-brun, mais on ne savait pas quoi.
Une fois de plus, les points lumineux tournoyèrent et s’immobilisèrent, et elle s’approcha du rêve d’une troisième femme. Avec précaution. Il y avait tant de choses entre elle et Amys qu’elle avait l’impression de s’approcher du rêve de sa mère. Pour dire vrai, elle reconnaissait qu’elle désirait imiter Amys en bien des domaines. Elle aspirait au respect d’Amys comme elle aspirait à celui de l’Assemblée. Si elle avait à choisir, peut-être choisirait-elle celui d’Amys. En tout cas, il n’y avait aucune sœur qu’elle estimât davantage qu’Amys. Écartant une timidité soudaine, elle s’efforça d’adoucir sa « voix », sans succès. AMYS, C’EST EGWENE. IL FAUT QUE JE TE PARLE.
Nous viendrons, murmura une voix. La voix d’Amys. Sursautant, Egwene recula. Elle avait envie de rire d’elle-même. Peut-être était-ce aussi bien qu’on lui rappelle que les Sagettes avaient de longues années d’expérience en ce domaine. Par moments, elle craignait d’avoir été trop gâtée en n’ayant pas à travailler plus dur pour acquérir ses capacités avec le Pouvoir Unique. Mais en compensation, tout le reste lui semblait parfois s’apparenter à l’ascension d’une falaise dans la tempête.
Brusquement, elle perçut un mouvement à l’extrême limite de son champ visuel. Un point de lumière glissa à travers cette mer d’étoiles, comme de son propre mouvement, de plus en plus grand. Un seul rêve pouvait faire cela, un seul rêveur. Paniquée, elle s’enfuit, regrettant de ne pas avoir une gorge pour crier, jurer, ou tout simplement hurler. Et d’autant plus qu’une minuscule partie d’elle-même désirait rester où elle était, et attendre.
Cette fois, même les étoiles ne bougèrent pas. Elles disparurent, tout simplement, et elle se retrouva appuyée contre une épaisse colonne de pierre rouge, haletant comme si elle avait sprinté sur un mile, le cœur battant à exploser. Au bout d’un moment, elle se mit à rire, du rire tremblant de quelqu’un qui reprend son souffle : elle avait une ample jupe de soie verte, au corsage et à l’ourlet ornés de broderies d’or. Sa poitrine était considérablement plus volumineuse que dans la réalité, et une large ceinture dorée faisait paraître sa taille plus fine qu’elle ne l’était vraiment. Ici dans le Tel’aran’rhiod, on pouvait avoir le physique qu’on désirait, l’apparence qu’on voulait. Même si le désir était inconscient. Gawyn Trakand avait sur elle des effets regrettables. Très regrettables.
Cette minuscule partie d’elle-même souhaitait toujours avoir été intégrée dans le rêve de Gawyn. Intégrée et absorbée. Si une Exploratrice-de-Rêves aimait quelqu’un à la folie, ou le haïssait au-delà de toute raison, surtout si l’émotion était réciproque, elle pouvait être captée dans le rêve de cette personne ; elle attirait le rêve, ou le rêve l’attirait, comme l’aimant attire le fer. Elle ne haïssait pas Gawyn, loin de là, mais elle ne pouvait pas se permettre d’être piégée dans son rêve, piégée jusqu’à son réveil, avec l’apparence sous laquelle il la voyait, qui la faisait beaucoup plus belle qu’elle ne l’était dans la réalité. Curieusement, Gawyn paraissait moins beau que dans la vie. Pas question d’esprit fort ou de concentration quand il s’agissait d’amour ou de haine aussi intenses. Une fois dans ce rêve, on y restait jusqu’à ce que le rêveur cesse de rêver de vous. Au souvenir de ce qu’il rêvait de faire avec elle, de ce qu’il avait fait en rêve avec elle, elle se sentit rougir.
— Heureusement que les sœurs ne peuvent pas me voir, murmura-t-elle. Elles me prendraient pour une gamine.
Aucune femme adulte ne palpitait et ne rêvassait ainsi en pensant à un homme, elle en était certaine.
Aucune femme de bon sens, en tout cas. Ce dont il rêvait se réaliserait, mais quand elle le voudrait. Obtenir le consentement de sa mère serait peut-être difficile, mais elle ne le refuserait pas, même si elle n’avait jamais vu Gawyn. Marine al’Vere se fiait au jugement de sa fille. Maintenant, c’était le moment pour cette fille cadette de montrer un peu de jugement, et d’écarter ces fantaisies jusqu’à des jours meilleurs.
Regardant autour d’elle, elle regretta presque de ne pas pouvoir se laisser aller à penser à Gawyn. D’autres colonnes massives se dressaient dans toutes les directions, soutenant un haut plafond voûté et un dôme majestueux. Aucun des lustres dorés suspendus à des chaînes d’or n’était allumé, pourtant il y avait de la lumière, une lumière qui n’avait pas de source, terne ou éclatante. Le Cœur de la Pierre, dans la grande forteresse appelée la Pierre de Tear. Ou plutôt son image dans le Tel’aran’rhiod, image aussi réelle que l’original à bien des égards. C’était là que les Sagettes avaient choisi de la rencontrer, autrefois. Étrange choix pour des Aielles, lui semblait-il. Elle attendait plutôt Rhuidean, maintenant que l’endroit était ouvert, ou ailleurs dans le Désert des Aiels, ou simplement l’espace où se trouvaient les Sagettes à ce moment-là. Tout endroit, à part le stedding des Ogiers, avait son reflet dans le Monde des Rêves – et le stedding aussi, d’ailleurs, mais on ne pouvait pas y entrer, tout comme Rhuidean avait été fermé autrefois. Un certain nombre de sœurs avaient maintenant accès à des ter’angreals leur permettant de pénétrer dans le Monde des Rêves, et comme personne ne savait exactement ce qu’elles faisaient, elles commençaient souvent par se glisser dans le camp du Tel’aran’rhiod comme si elles se mettaient en route pour un voyage normal.
Comme les angreals et les sa’angreals, de par la Loi de la Tour, les ter’angreals étaient la propriété de la Tour Blanche, quelles que fussent les personnes qui les possédaient actuellement. La Tour insistait rarement pour les récupérer, sauf s’ils se trouvaient dans un lieu tel que la Grande Réserve de cette même Pierre de Tear – éventuellement, ils reviendraient vers les Aes Sedai, et la Tour avait toujours su attendre son heure quand il le fallait mais ceux qui demeuraient en possession de la Tour étaient assignés à l’Assemblée et à des Députées individuelles. En fait, il s’agissait d’un prêt ; ils n’étaient presque jamais donnés. Elayne avait appris à faire des doubles des angreals des rêves, et elle et Nynaeve en avaient emporté deux, mais les autres étaient maintenant en possession de l’Assemblée, avec ceux qu’Elayne avait aussi fabriqués. Ce qui signifiait que Sheriam et sa petite coterie pouvaient s’en servir quand elles voulaient, dont assurément Romanda et Lelaine, même s’il était probable que ces deux-là n’entraient pas dans le Tel’aran’rhiod, mais y envoyaient d’autres sœurs à leur place. Jusqu’à très récemment, les Aes Sedai avaient cessé d’aller dans le Monde des Rêves, et elles éprouvaient encore des difficultés considérables à s’y rendre, sans doute convaincues qu’elles pouvaient tout apprendre par elles-mêmes. Même ainsi, Egwene voulait éviter à tout prix qu’un de leurs partisans espionne l’entrevue de cette nuit.
Comme si penser à des espions l’avait rendue plus sensible, elle prit conscience d’être observée par des yeux invisibles. Cette sensation était toujours présente dans le Tel’aran’rhiod, et même les Sagettes ne savaient pas pourquoi, mais si des yeux invisibles avaient toujours été là, cela n’excluait pas la présence d’observateurs. Ce n’était pas à Romanda et à Lelaine qu’elle pensait maintenant.
Effleurant la colonne de la main, elle en fit lentement le tour, étudiant la forêt de pierre rouge qui se perdait au loin dans les ombres. La lumière qui l’entourait n’était pas réelle ; quiconque se trouvant dans ces ombres verrait la même lumière autour de soi alors que les ombres cacheraient Egwene. Des gens apparaissaient, hommes et femmes, images fugitives qui duraient rarement plus de quelques battements de cœur. Elle ne s’intéressait pas à ceux qui touchaient le Monde des Rêves dans leur sommeil ; n’importe qui pouvait le faire par hasard, mais, heureusement pour eux, seulement pendant quelques instants, rarement assez longtemps pour affronter les mêmes dangers qu’elle. Les Ajahs Noires possédaient des ter’angreals, volés à la Tour. Pire encore, Moghedien connaissait le Tel’aran’rhiod aussi bien que n’importe quelle Exploratrice-de-Rêves. Peut-être mieux. Elle pouvait contrôler cet endroit et tous ceux qui s’y trouvaient aussi facilement qu’elle bougeait la main.
Un instant, Egwene regretta de ne pas avoir espionné les rêves de Moghedien pendant qu’elle était prisonnière, juste une fois, juste assez pour être capable de les reconnaître. Mais même l’identification de ses rêves ne révélerait pas où elle se trouvait maintenant. Et elle aurait couru le risque d’être attirée contre son gré dans le rêve de Moghedien. Elle méprisait Moghedien, et les Réprouvés lui vouaient une haine virulente. Ce qui se passait ici n’était pas réel, pas même aussi réel que le Tel’aran’rhiod, mais on s’en souvenait comme si ce l’était. Une nuit au pouvoir de Moghedien aurait été un cauchemar qu’elle se serait rappelé jusqu’à la fin de sa vie quand elle dormait. Et peut-être aussi quand elle était éveillée.
Autre circuit. Qu’est-ce que c’était ? Une beauté altière à la peau sombre, en bonnet couvert de perles et longue robe à ruches de dentelle, sortit des ombres et s’évanouit. Une Tairen qui rêvait, une Grande Dame, ou une femme qui se rêvait telle. Éveillée, elle était peut-être laide et boulotte, femme de fermier ou de marchand.
Il aurait mieux valu espionner Logain que Moghedien. Elle ne saurait toujours pas où il était, mais elle aurait au moins une idée de ses projets. Naturellement, être attirée dans un rêve de Logain n’aurait pas été plus agréable. Il haïssait les Aes Sedai. Organiser son évasion avait été un mal nécessaire ; elle espérait seulement que le prix à payer ne serait pas trop élevé. Oublie Logain. C’était Moghedien le danger, Moghedien qui pouvait la pourchasser, même ici, surtout ici, Moghedien qui…
Soudain, elle prit conscience qu’elle se mouvait pesamment, et elle émit un bruit de gorge contrarié, presque un gémissement. Sa robe magnifique s’était transformée en une armure de plates et de mailles, comme celles de la cavalerie lourde de Gareth Bryne. Elle tenait à la main un heaume à visière relevée, surmonté d’un plumet représentant la Flamme de Tar Valon. C’était très irritant. Elle avait dépassé un tel manque de contrôle.
Résolument, elle échangea l’armure contre ce qu’elle portait lors de sa précédente entrevue avec les Sagettes. Large jupe de drap noir et tunique blanche en algode, comme lorsqu’elle étudiait avec elles, avec un châle frangé d’un vert si sombre qu’il en paraissait noir, et un bandeau pour retenir ses cheveux en arrière. Elle ne fit pas des copies de leurs bijoux, bien sûr, cette multitude de colliers et de bracelets. Elles se moqueraient d’elle. Une femme constituait sa collection de bijoux au cours des ans, pas dans l’instantané d’un rêve.
— Logain est en route pour la Tour Noire, dit-elle tout haut.
En tout cas, elle souhaitait que ce fût le cas ; il serait surveillé, du moins elle l’espérait, et s’il était surpris à mal agir et de nouveau désactivé, Rand ne pourrait blâmer aucune sœur de son entourage, et « Moghedien n’a aucun moyen de savoir où je me trouve ». Elle s’efforça d’y croire.
— Pourquoi devrais-tu craindre les Âmes Fantômes ? demanda une voix derrière elle.
Elle sursauta violemment et se retrouva à deux mètres du sol avant de revenir à elle. Oh ! oui, je suis loin de ces fautes de débutante, pensa-t-elle en planant. Si cela continuait, elle sursauterait quand Chesa lui dirait bonjour le matin.
Espérant qu’elle ne rougissait pas trop fort, elle se laissa descendre lentement ; elle devait peut-être conserver un peu de dignité.
Peut-être. Pourtant le sourire de Bair, qui lui arrivait presque jusqu’aux oreilles, semblait creuser plus de rides que d’habitude dans son visage vieillissant. Contrairement aux deux femmes qui l’accompagnaient, elle ne pouvait pas canaliser, mais cela n’avait rien à voir avec l’exploration des rêves. Elle y était aussi habile que l’une et l’autre, plus en certains domaines. Amys lui souriait, elle aussi, moins largement, mais la blonde Mélaine rejeta la tête en arrière et hurla de rire.
— Je n’avais jamais vu personne…, parvint-elle tout juste à articuler, sursauter comme un lapin.
Elle sautilla sur place et s’éleva en l’air d’un bon pied.
— J’ai récemment causé un certain mal à Moghedien, dit Egwene, fière de son aplomb.
Elle aimait bien Mélaine, moins irascible depuis qu’elle avait des enfants ; des jumeaux, en fait – mais en cet instant, Egwene l’aurait étranglée avec joie.
— Quelques amies et moi avons froissé sa fierté, sinon plus. Je crois qu’elle aimerait me rendre la pareille.
Impulsivement, elle transforma sa tenue une fois de plus, revêtant une robe d’équitation, telle qu’elle en portait tous les jours maintenant, en somptueuse soie verte. Son index était cerclé du Grand Serpent d’or. Elle ne pouvait pas tout leur dire, mais ces femmes étaient des amies, et elles méritaient de savoir ce qu’elle pouvait leur communiquer.
— On se souvient des blessures d’orgueil longtemps après que les blessures de la chair sont guéries, formula Bair d’une voix aiguë, mais forte, véritable roseau de fer.
— Raconte, dit Mélaine avec un sourire d’anticipation. Comment l’as-tu humiliée ?
Bair était tout aussi enthousiaste. Dans un pays cruel, on apprend à rire de la cruauté, ou on passe sa vie à pleurer ; dans la Terre Triple, les Aiels avaient appris à rire depuis longtemps. De plus, humilier un ennemi était considéré comme un art.
Amys étudia un instant les vêtements d’Egwene, puis elle décida :
— Ce sera pour plus tard. Nous avons à parler, je crois.
Elle montra l’endroit où les Sagettes aimaient s’entretenir, sous le grand dôme, au cœur de la salle.
Le choix de cet endroit était un autre mystère pour Egwene. Les trois femmes s’assirent en tailleur, leurs jupes étalées autour d’elles, à quelques pas de ce qui semblait être une épée de cristal étincelant plantée dans les dalles. Elles n’y prêtèrent aucune attention – l’épée ne faisait pas partie de leurs prophéties – pas plus qu’aux personnes qui apparaissaient fugitivement dans la grande salle ; c’était toujours là qu’elles venaient.
La fabuleuse Callandor pouvait effectivement être utilisée comme épée, mais c’était en réalité une sa’angreal mâle, l’une des plus puissantes fabriquées à l’Ère des Légendes. Un frisson lui parcourut l’échine à l’idée d’une sa’angreal mâle. C’était différent quand Rand était seul à pouvoir canaliser. Et les Réprouvés, bien sûr. Mais maintenant, il y avait aussi ces Asha’man. Avec Callandor, un homme pouvait tirer assez de puissance du Pouvoir Unique pour raser une ville en un battement de cœur et tout dévaster à des miles à la ronde. Elle contourna l’épée de loin, en écartant machinalement ses jupes. Du Cœur de la Pierre, Rand avait tiré Callandor en accomplissement des Prophéties, puis il l’avait redéposée pour des raisons qui lui étaient propres. Remise en place, et protégée de pièges tissés par le saidin. Ils auraient leur reflet dans le Monde des Rêves, eux aussi, qui pouvait déclencher leur action de façon aussi décisive que l’original si des ondes mauvaises apparaissaient dans leur voisinage. Dans le Tel’aran’rhiod, certaines choses n’étaient que trop réelles.
S’efforçant de ne pas penser à l’Épée qui n’était-pas une Épée, Egwene vint se poster devant les trois Sagettes. Nouant leur châle autour de leur taille, elles délacèrent leur blouse. C’est ainsi que les Aielles recevaient leurs amies dans leur tente, sous un soleil brûlant. Elle ne s’assit pas, et si cela lui donna l’air d’une suppliante ou d’une accusée en jugement, tant pis. Au fond, elle l’était en un sens.
— Je ne vous ai pas dit pourquoi j’ai été appelée loin de vous, et vous ne me l’avez pas demandé.
— Tu nous le diras quand tu seras prête, dit Amys avec suffisance.
Elle semblait avoir le même âge que Mélaine, malgré des cheveux blancs comme ceux de Bair lui tombant jusqu’à la taille – ses cheveux avaient commencé à blanchir quand elle avait à peine l’âge d’Egwene – mais c’était elle la meneuse, pas Bair. Pour la première fois, Egwene se demanda quel âge elle avait vraiment. Ce n’était pas une question à poser à une Sagette, pas plus qu’à une Aes Sedai.
— Quand je vous ai quittées, je faisais partie des Acceptées. Vous connaissez la scission à la Tour Blanche.
Bair opina et grimaça ; elle savait, mais elle ne comprenait pas. Aucune d’elles ne comprenait. Pour un Aiel, il n’était pas naturel qu’un clan ou une société de guerriers se divise contre les siens. À leurs yeux, c’était peut-être la confirmation que les Aes Sedai étaient faillibles. Egwene poursuivit d’une voix calme et stable, ce qui l’étonna.
— Les sœurs qui s’opposent à Elaida ont fait de moi leur Amyrlin. Quand Elaida sera déposée, je m’assiérai sur le Siège de l’Amyrlin, à la Tour Blanche.
Elle ajouta l’étole rayée à sa tenue, et attendit. Elle leur avait menti une fois, transgression grave selon le ji’e’toh, et elle ne savait pas comment elles réagiraient à la révélation de cette vérité qu’elle leur avait tue. Si seulement elles la croyaient. Elles se contentèrent de la regarder.
— Il y a une chose que font les enfants, dit lentement Mélaine au bout d’un moment.
Sa grossesse ne se voyait pas encore, mais elle rayonnait déjà, ce qui la rendait encore plus belle que d’habitude, et lui donnait un calme inébranlable.
— Tous les enfants rêvent de manier la lance et d’être chef de clan, mais ils finissent par réaliser que le chef de clan fait rarement danser les lances lui-même. Alors, ils font un mannequin et le plantent sur une hauteur.
D’un côté de la salle, le sol se souleva, dalles de pierre disparues, remplacées par une crête rocheuse baignée de soleil. En haut se dressait une forme vaguement humaine, squelette de branchages habillé de haillons.
— Voilà le chef de clan qui leur commande de faire danser les lances du haut de la colline d’où il voit la bataille. Mais les enfants courent où ils veulent, et leur commandant n’est qu’un épouvantail de bouts de bois et de chiffons.
Un coup de vent arracha les loques, soulignant le vide de la carcasse, puis la crête et le mannequin disparurent.
Egwene prit une profonde inspiration. Elle avait expié son mensonge selon le ji’e’toh, de son propre choix, ce qui signifiait que c’était comme si le mensonge n’avait jamais été. Elle aurait dû savoir qu’il n’en était rien. Bair contemplait le sol, refusant de voir sa honte. Le menton dans la main, Amys dirigea sur elle un regard bleu qui la transperça jusqu’au cœur.
— Certaines me voient comme cet épouvantail.
De nouveau, elle prit une profonde inspiration, et énonça la vérité.
— Toutes à part une poignée. Mais le temps que nous menions notre bataille à son terme, elles sauront toutes que je suis vraiment le chef, et elles danseront sur ma musique.
— Reviens avec nous, dit Bair. Tu as trop d’honneur pour ces femmes. Sorilea a déjà sélectionné pour toi une douzaine de jeunes hommes, qui attendent ton choix dans les tentes-étuves. Elle a grand désir de te voir accepter la couronne nuptiale.
— J’espère qu’elle sera là quand je me marierai…
Avec Gawyn, espérait-elle ; d’après l’interprétation de ses rêves, elle savait qu’elle le lierait à elle, mais seuls l’espoir et la certitude de leur amour le prédisaient.
— J’espère que vous serez toutes là, mais j’ai déjà fait mon choix.
Bair aurait voulu discuter, et Mélaine aussi, mais Amys leva la main, et elles se turent, l’air assez mécontentes.
— Il y a beaucoup de ji dans sa décision. Elle pliera ses ennemies à sa volonté, ne s’enfuira pas devant elles. Je te souhaite de réussir dans ta danse, Egwene al’Vere.
Elle avait été Vierge de la Lance, et pensait toujours comme si elle l’était encore.
— Assieds-toi, assieds-toi.
— Son honneur n’appartient qu’à elle, dit Bair, fronçant les sourcils sur Amys, mais j’ai une autre question.
Ses yeux étaient d’un bleu délavé, mais quand ils se posèrent sur Egwene, ils étaient aussi perçants que ceux d’Amys ne l’avaient jamais été.
— Amèneras-tu ces Aes Sedai à s’agenouiller devant le Car’a’carn ?
Stupéfaite, Egwene tomba plutôt qu’elle ne s’assit sur les dalles. Mais elle répondit sans aucune hésitation.
— Je ne peux pas faire ça, Bair. Et je ne le ferais pas si je pouvais. Notre loyalisme appartient à la Tour, aux Aes Sedai dans leur ensemble, avant même d’appartenir au pays où nous sommes nées.
C’était vrai, ou était censé l’être, mais elle se demanda comment, dans leur esprit, cette affirmation concordait avec son attitude et celle des autres rebelles.
— Les Aes Sedai ne jurent même pas allégeance à l’Amyrlin, et encore moins à un homme, quel qu’il soit. Ce serait comme si l’une de vous s’agenouillait devant un chef de clan.
Elle en fit une démonstration, comme Mélaine tout à l’heure. Le Tel’aran’rhiod était infiniment malléable quand on savait y faire. Au-delà de Callandor, trois Sagettes tombèrent à genoux devant un chef de clan. L’homme ressemblait fort à Rhuarc, les femmes aux trois assises devant elle. L’illusion ne dura qu’un instant, mais après un seul coup d’œil, Bair renifla bruyamment. L’idée était grotesque.
— Ne compare pas ces femmes avec nous, dit Mélaine, ses yeux verts lançant des éclairs, la voix tranchante comme un rasoir.
Egwene retint sa langue. Les Sagettes semblaient mépriser toutes les Aes Sedai, sauf elle, ou peut-être était-il plus juste de dire qu’elles les dédaignaient.
Peut-être qu’elles ne supportaient pas l’idée d’être liées à ces femmes selon les prophéties, se dit-elle. Avant qu’Egwene n’ait été convoquée devant l’Assemblée pour être élevée à la dignité d’Amyrlin, Sheriam et ses amies avaient régulièrement rencontré ces trois femmes, mais ces contacts avaient pris fin autant parce que les Sagettes refusaient de dissimuler leur mépris que parce que Egwene avait été choisie comme Amyrlin. Dans le Tel’aran’rhiod, parler avec quelqu’un de plus familier que vous du Monde des Rêves pouvait être extrêmement frustrant. Même envers Egwene, elles avaient pris leurs distances, et elles ne voulaient pas discuter de certains sujets, par exemple de ce qu’elles savaient des projets de Rand. Avant, elle faisait partie de leur groupe, en tant qu’Exploratrice-de-Rêves en formation ; après, elle était Aes Sedai, même avant qu’elles n’apprennent ce qu’elle venait de leur dire.
— Egwene al’Vere ne fera pas ce qu’elle doit, affirma Amys.
Mélaine attacha sur elle un long regard insistant, rajusta son châle avec ostentation, et déplaça quelques sautoirs dans de grands cliquetis d’or et d’ivoire, mais elle ne dit rien. Amys dirigeait plus que jamais. La seule Sagette qu’Egwene avait vue obliger les autres Sagettes à lui obéir si facilement, c’était Sorilea.
Bair imagina le thé servi devant elle, comme dans les tentes, théière dorée ornée de lions dans le style d’un pays, plateau d’argent à la bordure en forme de tresse, dans le style d’un autre, minuscules tasses vertes en porcelaine du Peuple de la Mer. Le thé avait un goût réel, descendait dans la gorge comme s’il était réel. Malgré une pointe de baie sucrée ou d’herbe qu’elle ne reconnut pas, il était trop amer pour Egwene. Elle imagina qu’elle y mettait un peu de miel, et en reprit une gorgée. Trop sucré. Un peu moins de miel. Maintenant, c’était parfait. Voilà quelque chose qu’on ne pouvait pas faire avec le Pouvoir. Egwene doutait que quiconque eût le talent de tisser des fils de saidar assez fins pour enlever du miel dans du thé.
Elle contempla quelques instants sa tasse, pensant au miel, au thé et à des fils très fins de saidar, mais ce n’était pas la raison de son silence. Les Sagettes voulaient guider Rand, non moins qu’Elaida, Romanda ou Lelaine, ou sans doute n’importe quelle autre Aes Sedai. Bien sûr, elles voulaient guider le Car’a’carn sur la voie la plus favorable aux Aiels, mais ces Aes Sedai voulaient conduire le Dragon Réincarné sur la voie la meilleure pour le monde, telle qu’elles l’envisageaient. Elle n’était pas différente. Aider Rand, l’empêcher de se mettre définitivement à dos les Aes Sedai, c’était aussi le diriger. Sauf que moi, j’ai raison, se dit-elle. Ce que je fais est autant dans son intérêt que dans l’intérêt général. Aucune des autres ne pense jamais à ce qui est dans son intérêt à lui. Mais elle ne devait pas oublier que ces femmes étaient davantage que simplement ses amies et des disciples du Car’a’carn. Toute personne était toujours très complexe. Elle apprenait.
— Je ne pense pas que tu voulais seulement nous dire que tu es maintenant une femme chef chez ceux des Terres Humides, dit Amys par-dessus sa tasse. Qu’est-ce qui trouble ton esprit, Egwene al’Vere ?
— Ce qui me trouble, c’est ce qui m’a toujours troublée, répliqua-t-elle, souriant pour alléger l’atmosphère. Parfois, j’ai l’impression que Rand va me faire blanchir les cheveux avant l’âge.
— Sans les hommes, aucune femme n’aurait les cheveux blancs.
En temps normal, cela aurait été une plaisanterie dans la bouche de Mélaine, et Bair aurait renchéri sur la vaste connaissance des hommes que Mélaine avait acquise en seulement quelques mois de mariage ; mais pas cette fois. Les trois femmes regardèrent simplement Egwene et attendirent.
Bon. Elles voulaient du sérieux. Rand était une affaire sérieuse. Sa tasse en équilibre au bout de ses doigts, elle leur dit tout. Tout sur Rand, en tout cas, et sur ses craintes depuis qu’elle n’avait pas de nouvelles de Caemlyn.
— Je ne sais pas ce qu’il a fait – ou elle ; tout le monde me dit que Merana a beaucoup d’expérience, mais elle n’en a aucune des gens comme lui. Quand il s’agit d’Aes Sedai, si vous cachiez cette tasse dans un pré, il parviendrait à tomber dessus en trois pas. Je sais que je pourrais faire mieux que Merana, mais…
— Tu pourrais revenir, répéta Bair, mais Egwene secoua fermement la tête.
— Je peux être plus utile où je suis, en tant que Siège de l’Amyrlin.
Sa bouche se crispa un instant. Cet aveu lui coûtait, surtout devant ces femmes.
— Je ne peux même pas aller lui rendre visite sans la permission de l’Assemblée. Je suis Aes Sedai maintenant, et je dois obéir à nos lois.
Elle dit cela avec plus de véhémence qu’elle n’en avait l’intention. C’était une loi stupide, mais elle n’avait pas encore trouvé le moyen de la contourner. De plus, elles affichaient toutes un visage si impassible qu’Egwene était sûre qu’elles ricanaient intérieurement. Pas même un chef de clan n’avait le droit de dire à une Sagette où elle pouvait aller, ni quand.
Les trois femmes assises devant elle se regardèrent longuement. Puis Amys posa sa tasse et dit :
— Merana Ambrey et d’autres Aes Sedai ont suivi le Car’a’carn à la cité des Tueurs-d’arbres. N’aie aucune crainte qu’il fasse un faux pas à cause d’elle, ou d’une autre sœur. Nous veillerons à ce qu’il n’y ait aucun problème entre lui et n’importe quelle Aes Sedai.
— Cela ne ressemble pas à Rand, dit-elle, dubitative.
Ainsi, Sheriam avait raison au sujet de Merana. Mais pourquoi ne donnait-elle pas signe de vie ?
Bair eut un éclat de rire caquetant.
— La plupart des parents ont plus de problèmes avec leurs enfants que le Car’a’carn n’en a avec les femmes accompagnant Merana Ambrey.
— Tant que ce n’est pas lui l’enfant, gloussa Egwene, soulagée que quelqu’un s’amuse de quelque chose.
Étant donné leur opinion des Aes Sedai, elles auraient craché du venin sur n’importe quelle sœur soupçonnée d’acquérir de l’influence sur lui. D’autre part, Merana devait quand même affirmer une certaine autorité, sinon, il valait mieux qu’elle s’en aille.
— Mais Merana aurait dû me faire parvenir un rapport. Je ne comprends pas pourquoi elle ne l’a pas fait. Vous êtes certaines qu’il n’y a aucun… ?
Elle ne sut comment terminer.
— Impossible que Rand ait empêché Merana d’envoyer un pigeon.
— Elle a peut-être dépêché un cavalier, grimaça Amys.
Comme tous les Aiels, elle trouvait l’équitation répugnante. Deux jambes devaient suffire à se déplacer.
— Elle n’a apporté aucun des oiseaux qu’utilisent ceux des Terres Humides.
— C’était stupide, marmonna Egwene.
Stupide était un mot trop faible. Les rêves de Merana seraient protégés, alors il était inutile de tenter de lui parler ici. En admettant qu’Egwene puisse trouver ses rêves. Par la Lumière, ce que c’était contrariant ! Elle se pencha vers les trois femmes.
— Amys, promets-moi de ne pas empêcher Rand de lui parler, ou de la mettre dans une telle fureur qu’elle fera quelque chose d’idiot.
Elles en étaient bien capables ; plus que capables.
— Elle doit juste le convaincre que nous ne lui voulons aucun mal. Je suis certaine qu’Elaida a quelque mauvaise surprise cachée dans ses jupes, mais pas nous.
Elle y veillerait, au cas où une autre aurait une idée différente.
— Promettez-moi.
Elles échangèrent des regards indéchiffrables. Elles ne pouvaient pas aimer l’idée de laisser une sœur près de Rand, surtout totalement libre. Aucun doute que l’une d’elles s’arrangerait toujours pour être présente quand Merana serait là, mais Egwene pouvait l’accepter dans la mesure où elles ne gêneraient pas trop ses mouvements.
— Je le promets, Egwene al’Vere, dit enfin Amys, d’une voix aussi plate qu’une pierre usée.
Elle était sans doute offensée qu’Egwene ait exigé un serment, mais Egwene se sentit soulagée d’un grand poids. De deux poids. Rand et Merana ne se prendraient pas à la gorge, et Merana aurait l’occasion d’accomplir sa mission.
— Je savais que tu me dirais la vérité sans fard, Amys. Les mots me manquent pour exprimer à quel point je suis contente. Si la situation se détériorait entre Rand et Merana… Merci.
Stupéfaite, elle cligna des yeux. Un instant, Amys porta le cadin’sor. Elle fit quelques petits gestes des mains. Langue des signes des Vierges, peut-être. Bair et Mélaine, qui sirotaient leur thé, ne firent pas mine de remarquer. Amys devait souhaiter être ailleurs, loin des complications que Rand avait apportées dans les vies de tous. Il serait embarrassant, et même humiliant, pour une Sagette Exploratrice-de-Rêves de perdre le contrôle d’elle-même dans le Tel’aran’rhiod, même pour un instant. Pour un Aiel, l’humiliation était plus douloureuse qu’une blessure physique, mais il fallait des témoins pour qu’il y eût humiliation. S’il n’y avait pas de témoins, ou si les témoins refusaient de porter témoignage, alors l’humiliation n’avait pas eu lieu. Peuple étrange, mais en tout cas, elle ne voulait abaisser Amys à aucun prix. Composant son visage, elle poursuivit comme si de rien n’était.
— Je dois te demander une faveur. Une faveur importante. Ne parle pas de moi à Rand – ni à personne. De cela, je veux dire, dit-elle levant un coin de son étole.
Comparé à leur visage, le visage le plus calme d’Aes Sedai aurait paru dément.
— Je ne te demande pas de mentir, ajouta-t-elle précipitamment.
Selon le ji’e’toh, demander à quelqu’un de mentir ne valait guère mieux que mentir soi-même.
— Ne soulève pas la question, c’est tout. Il a déjà envoyé quelqu’un pour me « sauver ». Et ne sera-t-il pas furieux quand il apprendra que j’ai expédié Mat à Ebou Dar avec Nynaeve et Elayne ? pensa-t-elle. Mais elle y avait été contrainte.
— Je n’ai pas besoin d’être sauvée et je ne veux pas l’être, mais il a l’air de croire qu’il sait tout mieux que tout le monde. J’ai peur qu’il ne vienne me chercher lui-même.
Qu’est-ce qui l’effrayait le plus – qu’il apparaisse dans le camp, seul et rageant, avec trois cents Aes Sedai autour de lui ? Ou qu’il arrive avec des Asha’man ? D’un côté comme de l’autre, c’était le désastre.
— Ce serait… regrettable, murmura Mélaine, généralement peu encline aux euphémismes.
— Le Car’a’carn est têtu, marmonna Bair. Autant qu’aucun homme de ma connaissance. Et quelques femmes aussi, d’ailleurs.
— Nous ne parlerons de cela à personne, Egwene al’Vere, dit gravement Amys.
Egwene cligna des yeux, surprise de ce rapide acquiescement. Mais peut-être n’était-ce pas si surprenant. Pour elles, le Car’a’carn n’était qu’un autre chef, juste plus puissant, et l’on savait les Sagettes capables de cacher à un chef les informations que, d’après elles, il devait ignorer.
Après quoi, elles n’eurent plus grand-chose à se dire, même si elles continuèrent à bavarder en prenant le thé. Egwene aurait voulu recevoir une leçon d’Exploratrice-de-Rêves, mais elle ne pouvait pas la solliciter ; Amys serait partie, et elle désirait sa compagnie plus que toute leçon. Elle faillit apprendre quelque chose des activités de Rand, quand Mélaine maugréa qu’il devait anéantir Sevanna et les shaidos maintenant, mais Amys et Bair froncèrent les sourcils si fort qu’elle s’empourpra et se tut. Après tout, Sevanna était une Sagette elle aussi, comme Egwene avait payé pour le savoir. Même le Car’a’carn ne serait jamais autorisé à interférer ne fût-ce qu’avec une seule Sagette Shaido. Et elle ne pouvait pas leur donner des détails sur sa propre situation. Qu’elles aient sauté en plein dans la partie la plus humiliante ne faisait rien pour adoucir l’humiliation qu’elle ressentirait à en parler – c’était très difficile de ne pas se comporter, ou même penser, comme les Aiels quand elle était en leur présence ; d’ailleurs, elle pensait qu’elle aurait eu honte même si elle n’avait jamais connu un Aiel – et le seul conseil qu’elles avaient ces derniers temps sur la façon de traiter avec les Aes Sedai était d’une nature qu’Elaida elle-même n’aurait pas voulu suivre. Une émeute d’Aes Sedai, pour improbable qu’elle parût, aurait pu en résulter. Pire, elles avaient déjà assez mauvaise opinion des Aes Sedai sans qu’elle jette de l’huile sur le feu. Un jour, elle tenterait de forger un lien entre les Sagettes et la Tour Blanche, mais cela n’arriverait jamais si elle ne calmait pas le jeu maintenant. Une chose de plus qu’elle ne savait pas comment réaliser, pour le moment.
— Il faut que je m’en aille, dit-elle enfin en se levant.
Son corps était endormi dans sa tente, mais le sommeil n’était guère réparateur quand on était dans le Tel’aran’rhiod. Les autres se levèrent en même temps qu’elle.
— J’espère que vous serez prudentes. Moghedien me hait, et tentera certainement de nuire à quiconque est mon amie. Elle en sait beaucoup sur le Monde des Rêves. Au moins autant que Lanfear.
Elle ne pouvait guère en dire plus pour les avertir, sans déclarer carrément que Moghedien en savait peut-être plus qu’elles. L’orgueil des Aiels pouvait être susceptible. Mais elles comprirent à demi-mot, et sans s’offenser.
— Si les Âmes Fantômes avaient l’intention de nous menacer, dit Mélaine, je crois que ce serait déjà fait. Elles pensent peut-être que nous ne représentons pas un danger pour elles.
— Nous avons jeté un coup d’œil sur celles qui peuvent être des Exploratrices-de-Rêves, y compris les hommes.
Bair secoua la tête, incrédule ; quoi qu’elle sût des Réprouvés, elle partait du principe que les Explorateurs-de-Rêves étaient aussi communs que les serpents à pattes.
— Elles nous évitent ; toutes.
— Je crois que nous sommes aussi puissantes qu’elles, ajouta Amys.
Dans le Pouvoir Unique, elle et Mélaine n’étaient pas plus puissantes que Faolaine et Theodrine – c’est-à-dire qu’elles étaient loin d’être faibles, et plus fortes que la plupart, des Aes Sedai, mais loin de la force des Réprouvés –, pourtant, dans le Monde des Rêves, la connaissance du Tel’aran’rhiod était souvent aussi puissante que la saidar, et parfois davantage. Ici, Bair était l’égale de n’importe quelle sœur.
— Mais nous ferons attention. C’est l’ennemi qu’on sous-estime qui vous tue.
Egwene s’empara des mains d’Amys et de Mélaine, et aurait pris celle de Bair si elle avait pu. Mais elle l’inclut d’un sourire dans ses adieux.
— Je ne pourrai jamais exprimer ce que votre amitié signifie pour moi, ce que vous signifiez pour moi.
Malgré tout, c’était la pure et simple vérité.
— Le monde entier semble changer chaque fois que je cligne des yeux. Toutes les trois, vous en êtes l’un des rares points stables.
— Le monde change effectivement, dit Amys avec tristesse. Même les montagnes sont érodées par le vent, et personne ne gravit deux fois la même colline. J’espère que nous serons toujours des amies à tes yeux, Egwene al’Vere. Puisses-tu toujours trouver de l’eau et de l’ombre.
Sur quoi, elles disparurent, de retour dans leurs corps.
Elle resta un moment immobile, regardant Callandor sans la voir, puis elle se secoua soudain, exaspérée. Elle se perdait dans le champ infini des étoiles. Si elle s’attardait, le rêve de Gawyn la retrouverait, l’avalerait comme ses bras le feraient tout de suite après. Agréable façon de passer le restant de la nuit. Et perte de temps infantile.
Fermement, elle s’obligea à rentrer dans son corps endormi, mais ne retrouva pas le sommeil ordinaire. Cela ne lui arrivait plus jamais maintenant. Un coin de son esprit restait toujours éveillé, cataloguant ses rêves, classant ceux qui prédisaient l’avenir, ou qui, au moins, donnaient une idée sur le cours qu’il prendrait. Elle pouvait au moins comprendre cela maintenant, même si le seul rêve qu’elle avait été capable d’interpréter jusqu’à maintenant était celui annonçant que Gawyn deviendrait son Lige. Les Aes Sedai appelaient cela Rêver, et les femmes qui en étaient capables des Rêveuses, toutes mortes depuis longtemps à part elle, pourtant cela avait aussi peu à voir avec le Pouvoir Unique que l’exploration des rêves.
Peut-être était-il inévitable qu’elle rêve d’abord de Gawyn, parce qu’elle avait pensé à lui.
Elle se tenait dans la pénombre d’une vaste chambre, où tout était indistinct. Tout, sauf Gawyn, qui marchait lentement vers elle. Grand et beau – avait-elle jamais pensé que son demi-frère Galad était plus beau que lui ? – avec des cheveux d’or et des yeux du bleu le plus merveilleux. Il était encore assez loin, mais il la voyait, ses yeux fixés sur elle comme ceux d’un archer sur sa cible. Elle perçut de faibles crissements et craquements. Elle baissa les yeux, et sentit un cri monter dans sa gorge. Pieds nus, Gawyn avançait sur un sol jonché de verre brisé, les éclats se broyant sous ses pas. Même dans la pénombre, elle voyait la traînée de sang laissée par ses pieds meurtris. Elle tendit la main, voulut lui crier de s’arrêter, voulut courir vers lui, mais en un clin d’œil, elle se retrouva ailleurs. À la façon des rêves, elle flottait au-dessus d’une longue route toute droite traversant une plaine fertile, baissant les yeux sur un homme montant un étalon noir. Gawyn. Puis elle fut debout sur la route, devant lui, et il tira sur les rênes de sa monture. Non parce qu’il la voyait, cette fois, mais parce qu’elle se trouvait juste à l’endroit où la route, droite jusque-là, dessinait une fourche et escaladait des collines, de sorte qu’on ne voyait pas ce qu’il y avait au-delà. Mais elle le savait. D’un côté l’attendait une mort violente, de l’autre, une longue vie et une mort dans son lit. D’un côté, il l’épouserait, de l’autre non. Elle savait ce qu’il y avait devant lui, mais pas quelle branche de la fourche y conduisait. Soudain il la vit, ou sembla la voir, et il sourit, tournant son cheval vers une branche de la fourche… Et elle se retrouva dans un autre rêve. Et un autre. Et un autre encore.
Tous ne se rapportaient pas à l’avenir. Rêves où elle embrassait Gawyn, où elle courait avec ses sœurs dans une verdoyante prairie printanière, comme quand elles étaient enfants, rêves entrecoupés de cauchemars où des Aes Sedai armées de badines la poursuivaient dans des couloirs interminables, où des choses difformes étaient tapies dans l’ombre, où une Nicola souriante la dénonçait à l’Assemblée et où Thom Merrilin s’avançait pour témoigner. Elle écartait certains, retenait les autres, pour les analyser plus tard dans l’espoir de comprendre ce qu’ils signifiaient.
Elle était debout devant un mur immense, le griffant de ses ongles, s’efforçant de le démolir à mains nues. Il n’était pas construit avec des briques ou des pierres, mais avec d’innombrables milliers de disques, chacun mi-partie blanc et noir, l’ancien symbole des Aes Sedai, comme les sept sceaux qui avaient autrefois scellé la prison du Ténébreux. Certains de ces sceaux étaient brisés maintenant, quoique pas même le Pouvoir Unique ne pût briser le cuendillar ; les autres étaient affaiblis, mais malgré ses coups, le mur restait inébranlable. Elle ne pouvait pas l’abattre. Peut-être était-ce le symbole qui était important. Peut-être étaient-ce les Aes Sedai qu’elle s’efforçait de démolir, la Tour Blanche. Peut-être…
Mat était assis au sommet d’une colline enveloppée de nuit, admirant un feu d’artifice des Illuminateurs, et brusquement, il leva la main et saisit une fusée en plein ciel. Des flèches de feu fulgurèrent de son poing ferme, et elle fut épouvantée. Des hommes mourraient à cause de ça. Le monde changerait. Mais le monde était en train de changer. Il changeait tout le temps.
Des courroies enserrant sa taille et ses épaules la maintenaient fermement sur le billot, et la hache du bourreau descendait, mais elle savait que quelque part, quelqu’un courait, et que s’il allait assez vite, la hache s’arrêterait. Sinon… Dans ce coin éveillé de son esprit, elle frissonna.
Logain, rieur, enjamba quelque chose sur le sol et monta sur une pierre noire. Quand elle baissa les yeux, elle crut que c’était le corps de Rand qu’il avait enjambé, gisant dans un cercueil, les mains croisées sur la poitrine, mais quand elle lui toucha le visage, il se déchira comme un pantin de papier.
Un faucon doré déploya ses ailes et la toucha, et elle était attachée au faucon ; tout ce qu’elle savait, c’est que l’oiseau était une femelle. Un homme gisait, mourant, dans un lit étroit, et il était important qu’il ne meure pas, pourtant, un bûcher funéraire était en construction un peu plus loin, et elle entendait des chants de joie et de tristesse. Un jeune homme noir tenait dans sa main un objet qui brillait tellement qu’elle ne voyait pas ce que c’était.
Les rêves arrivaient sans discontinuer, et elle les triait fiévreusement, cherchant désespérément à comprendre. Il n’y avait pas de repos, mais ce devait être fait. Elle ferait ce qui devait l’être.