11 Un serment

— Vous avez demandé qu’on vous réveille avant l’aube, Mère.

Les yeux d’Egwene s’ouvrirent brusquement – elle avait prévu mentalement de se lever quelques instants plus tard – et malgré elle, elle sursauta sur son oreiller devant le visage penché sur elle. Sévère et luisant de sueur, ce n’était pas un spectacle agréable au réveil. Les manières de Meri étaient toujours parfaitement respectueuses, mais un nez pincé, des lèvres serrées, et des yeux noirs perpétuellement critiques contredisaient ses paroles aimables.

— J’espère que vous avez bien dormi, Mère, dit-elle, alors qu’à son expression, elle parvenait à l’accuser de paresse.

Ses cheveux noirs, torsadés en rouleaux serrés sur ses oreilles, semblaient lui tirer douloureusement la peau. Les vêtements gris qu’elle portait toujours, et qui la faisaient transpirer, ne faisaient qu’ajouter à la sinistrose.

Dommage qu’elle n’ait pas pu jouir un peu plus longtemps d’un sommeil réparateur. Bâillant à se décrocher la mâchoire, Egwene quitta son lit étroit, se frotta les dents avec du sel, se lava le visage et les mains, pendant que Meri préparait ses vêtements de la journée ; elle enfila ses bas et sa chemise, puis toléra que Meri l’habille. « Tolérer » était bien le mot juste.

— Je crains que ces nœuds ne fassent mal, Mère, dit-elle d’un ton lugubre, passant la brosse dans les cheveux d’Egwene, qui se retint de rétorquer qu’elle ne les avait pas emmêlés à dessein dans son sommeil. Il paraît que nous nous reposerons aujourd’hui, Mère.

Coupable oisiveté, accusait le reflet de Meri dans le miroir.

— Cette nuance de bleu mettra votre teint en valeur, Mère, ajouta-t-elle, boutonnant la robe, l’air de la taxer de vanité.

Soulagée à l’idée d’avoir Chesa le soir, elle revêtit son étole et s’enfuit presque avant que Meri n’ait terminé.

À l’est, le soleil ne paraissait pas encore au-dessus des collines. Le pays était bosselé de longues crêtes et de tertres irréguliers, culminant parfois à des centaines de pieds, donnant souvent l’impression que des doigts monstrueux les avaient malaxés. Des ombres crépusculaires baignaient le camp installé dans une large vallée entre les collines, mais il était déjà animé, dans la chaleur sans répit qui régnait continuellement. Des odeurs de cuisine flottaient dans l’air, et les gens s’affairaient partout, quoique sans la précipitation des jours où on levait le camp. Les novices en robes blanches s’agitaient en tous sens, courant presque ; une novice avisée s’acquittait toujours de ses corvées le plus vite possible. Les Liges semblaient pressés, bien sûr, mais les servantes qui apportaient leur déjeuner aux Aes Sedai paraissaient se prélasser. Enfin, presque. Par comparaison avec les novices. Tout le camp profitait de la halte. Jurons et tintamarre métallique annonçaient que les cochers réparaient leurs chariots, et, au loin, de petits coups de marteau proclamaient que le maréchal-ferrant ferrait les chevaux. Une douzaine de chandeliers avaient déjà aligné leurs moules, et tous les bouts de chandelles soigneusement récupérés fondaient dans des marmites. Dans d’autres grandes marmites noires chauffait de l’eau pour la toilette et la lessive, et hommes et femmes entassaient le linge sale à côté. Egwene ne prêta pas attention à toutes ces activités.

Le pire, c’est qu’Egwene était certaine que Meri ne se comportait pas ainsi volontairement. Elle ne pouvait pas changer son visage. Même ainsi, sa présence était aussi désagréable que si elle avait eu Romanda pour servante. L’idée la fit rire. Romanda dans le rôle de servante aurait vite fait de mettre sa maîtresse au pas ; aucun doute sur celle qui courrait et ferait les commissions dans un tel couple. Un cuisinier grisonnant s’arrêta de ratisser ses braises, et lui sourit, partageant son amusement. Un instant. Puis il réalisa qu’il souriait au Siège de l’Amyrlin, pas à n’importe quelle jeune femme, et le sourire s’effaça tandis qu’il s’inclinait avant de retourner à son travail.

Si elle renvoyait Meri, Romanda la remplacerait bientôt par une autre espionne. Et Meri recommencerait à mourir de faim, mendiant de village en village. Ajustant sa robe – elle était vraiment partie avant que Meri n’ait terminé sa tâche – ses doigts rencontrèrent un sachet de lin, aux cordons coincés sous sa ceinture.

Elle n’eut pas besoin de le porter jusqu’à son nez pour sentir des pétales de roses et un mélange d’herbes rafraîchissantes. Avec sa tête de bourreau et espionnant pour Romanda sans aucun doute, Meri s’efforçait pourtant de faire son travail de son mieux. Pourquoi ces choses n’étaient-elles jamais faciles ?

Approchant de la tente qui lui servait de bureau – beaucoup l’appelaient le Bureau de l’Amyrlin, comme étant la salle imposante de la Tour –, les soucis que Meri lui causait firent place à une satisfaction solennelle. Chaque fois qu’ils faisaient une halte d’un jour, Sheriam se présentait avec d’épaisses liasses de pétitions. Une blanchisseuse, accusée de vol quand on avait trouvé des bijoux cousus dans sa robe, implorait la clémence ; un forgeron demandait un certificat de travail, qui ne lui servirait à rien à moins qu’il n’ait l’intention de les quitter, et peut-être même pas dans ce cas. Une bourrelière demandait les prières de l’Amyrlin pour accoucher d’une fille. Un soldat du Seigneur Bryne sollicitait la bénédiction personnelle de l’Amyrlin à l’occasion de son mariage avec une couturière. Il y en avait toujours des tas émanant des novices les plus âgées, protestant contre les punitions de Tiana ou des corvées supplémentaires. Tout le monde avait le droit de pétitionner l’Amyrlin, mais celles en service à la Tour le faisaient rarement, et jamais les novices. Egwene soupçonnait Sheriam d’encourager les pétitions, pour l’occuper ailleurs pendant qu’elle-même réglait les affaires importantes. Ce matin, Egwene se promit de lui faire avaler ses pétitions pour le déjeuner.

Mais quand elle entra dans la tente, Sheriam n’y était pas. Ce qui n’aurait peut-être pas dû la surprendre étant donné les faits de la nuit précédente. Mais la tente n’était pas vide.

— Que la Lumière vous illumine ce matin, Mère, dit Theodrine avec une profonde révérence qui fit osciller la frange brune de son châle.

Elle avait toute la célèbre grâce des Domanies, même si sa robe boutonnée jusqu’au cou était plutôt pudique. Les Domanies n’étaient pourtant pas renommées pour leur décence.

— Nous avons fait ce que vous avez ordonné, mais personne n’a vu quiconque près de la tente de « Marigan » hier soir.

— Certains hommes se rappellent avoir vu Halima, ajouta aigrement Faolaine, avec une révérence beaucoup plus sommaire, mais à part ça, ils se souviennent à peine d’être allés se coucher.

Beaucoup de femmes désapprouvaient la secrétaire de Delana, mais c’est la remarque suivante qui fit se rembrunir Faolaine.

— Nous avons rencontré Tiana pendant que nous posions nos questions, et elle nous a ordonné d’aller nous coucher, sans délai.

Machinalement, elle caressa la frange bleue de son châle. Les nouvelles Aes Sedai le portaient plus souvent que nécessaire, disait Siuan. Les gratifiant d’un sourire qu’elle espérait bienveillant, Egwene prit place derrière sa petite table. Avec prudence ; la chaise pencha sur le côté de toute façon, et elle fut obligée de redresser le pied à la main. Un bout de parchemin plié sortait de sous l’encrier en pierre. Ses doigts la démangeaient de le prendre, mais elle réprima son impulsion. Trop de sœurs manquaient de courtoisie envers leurs pareilles. Elle n’en ferait pas partie. De plus, ces deux-là avaient des droits sur son temps.

— Je suis désolée des difficultés que vous rencontrez, mes filles.

Faites Aes Sedai par décret d’Egwene quand elle avait été élevée à la fonction d’Amyrlin, elles affrontaient les mêmes épreuves qu’elle, mais sans la protection de l’étole, pour faible qu’elle fût. La plupart des sœurs se comportaient comme si elles étaient encore des Acceptées. Ce qui se passait à l’intérieur des Ajahs se savait rarement à l’extérieur, mais la rumeur prétendait qu’elles devaient supplier qu’on les accepte, et que des gardiens étaient nommés pour surveiller leur comportement. Personne n’avait jamais assisté à rien de pareil, mais tous acceptaient la rumeur comme argent comptant. Elle ne leur avait pas fait une faveur. Mais c’était une de ces choses nécessaires.

— Je parlerai à Tiana.

Ce qui la calmerait peut-être, pendant un jour, ou une heure.

— Merci, Mère, dit Theodrine, mais ce n’est pas nécessaire. Elle aussi toucha son châle, sa main s’attardant sur les franges.

— Tiana voulait savoir pourquoi nous étions encore debout si tard, ajouta-t-elle au bout d’un moment, mais nous ne le lui avons pas révélé.

— Il n’y avait pas de secret, mes filles.

Dommage quand même qu’elles n’aient pas trouvé un témoin. Le sauveur de Moghedien resterait une ombre anonyme, de l’espèce la plus effrayante. Elle jeta un coup d’œil sur le bout de parchemin, brûlant de le prendre. Peut-être Siuan avait-elle découvert quelque chose ?

— Merci à toutes les deux.

Theodrine comprit qu’elles étaient congédiées et fit mine de se retirer, mais elle se ravisa en voyant que Faolaine ne bougeait pas.

— Je voudrais avoir déjà tenu la Baguette des Serments, dit Faolaine d’un ton frustré, ainsi vous sauriez que je dis vrai.

— Ce n’est pas le moment d’importuner l’Amyrlin, ordonna Theodrine, puis elle croisa les mains et se tourna vers Egwene.

Sur son visage, la patience le disputait à autre chose. À l’évidence la plus puissante des deux dans le Pouvoir, c’était toujours elle qui prenait les initiatives, mais cette fois, elle était prête à rester en retrait. Pour quelle raison ? se demanda Egwene.

— Ce n’est pas la Baguette des Serments qui fait d’une femme une Aes Sedai, ma fille.

Quoi qu’en pensaient certaines.

— Parlez franchement, et je vous croirai.

— Je ne vous aime pas, dit-elle, en secouant ses boucles noires. Il faut que vous le sachiez. Vous m’avez sans doute trouvée méchante quand vous étiez novice et que vous êtes revenue à la Tour après vous être enfuie. Mais je pense toujours que votre punition ne fut pas la moitié de celle que vous méritiez. Peut-être que cet aveu vous convaincra que je dis la vérité. Ce n’est pas comme si nous n’avions pas le choix, même maintenant. Romanda a proposé de nous prendre sous sa protection, et Lelaine aussi. Elles disent qu’elles veilleront à ce que nous soyons testées et élevées correctement dès que nous retournerons à la Tour, déclara-t-elle, le visage de plus en plus furieux à mesure qu’elle parlait.

Theodrine leva les yeux au ciel et intervint.

— Mère, ce que Faolaine veut dire en tournant autour du pot, c’est que nous ne nous sommes pas attachées à vous parce que nous n’avions pas le choix. Et nous ne l’avons pas fait non plus par gratitude pour le châle.

Elle eut une moue dubitative, comme si d’avoir été élevées Aes Sedai de la façon dont Egwene l’avait fait était un cadeau ne justifiant guère de gratitude.

— Alors, pourquoi ? demanda Egwene, se renversant sur son dossier.

La chaise branla, mais tint bon.

Faolaine intervint avant que Theodrine n’ait eu le temps d’ouvrir la bouche.

— Parce que vous êtes le Siège de l’Amyrlin.

Elle semblait toujours furieuse.

— Nous voyons ce qui se passe. Certaines sœurs pensent que vous êtes une marionnette entre les mains de Sheriam, mais la plupart croient que c’est Romanda ou Lelaine qui vous disent ce que vous avez à faire. Ce n’est pas normal, lança-t-elle, le visage grimaçant. J’ai quitté la Tour parce qu’Elaida agissait mal. Elles vous ont choisie pour Amyrlin, et donc, je vous appartiens. Si vous voulez de moi. Si vous pouvez avoir confiance en moi sans la Baguette des Serments. Vous devez me croire.

— Et vous, Theodrine ? dit vivement Egwene, composant son visage.

Savoir ce que ressentaient les sœurs était déjà assez pénible, mais se l’entendre exposer était… douloureux.

— Je suis à vous, moi aussi. Si vous voulez de moi, soupira-t-elle, ouvrant les mains d’un air blessant. Nous ne sommes pas grand-chose, je le sais, mais vous n’avez personne d’autre. J’avoue que j’hésitais, Mère. C’est Faolaine qui a insisté pour que nous venions ici. Franchement…

Elle rajusta son châle, inutilement, et sa voix se raffermit.

— Franchement, je ne vois pas comment vous pouvez l’emporter sur Romanda et Lelaine. Mais nous essayons de nous comporter en Aes Sedai, bien que nous ne le soyons pas vraiment, pour le moment. Nous ne le serons pas, Mère, tant que les autres sœurs ne nous considéreront pas comme telles, ce qui n’arrivera que quand nous aurons été testées et que nous aurons prêté les Trois Serments.

Tirant le bout de parchemin de sous le cendrier, Egwene le tripota tout en réfléchissant. Faolaine était-elle l’instigatrice de cette démarche ? Cela semblait aussi improbable qu’un loup se liant d’amitié avec un berger. Elle soupçonnait que « aversion » était un mot trop faible pour qualifier les sentiments de Faolaine à son égard, et elle devait savoir qu’Egwene ne la considérait guère comme une amie potentielle. Si elles avaient accepté l’arrangement de l’une ou l’autre Députée, lui faire part de la proposition était un bon moyen de désarmer ses soupçons.

— Mère…, dit Faolaine, et elle s’interrompit, s’étonnant elle-même.

C’était la première fois qu’elle s’adressait ainsi à Egwene. Prenant une profonde inspiration, elle poursuivit :

— Mère, je sais que vous devez avoir du mal à nous croire, puisque nous n’avons jamais tenu la Baguette des Serments, mais…

— J’aimerais que vous cessiez de parler de ça.

C’était très bien d’être prudente, mais elle ne pouvait pas refuser toutes les propositions d’aide par peur des complots.

— Pensez-vous que tout le monde croit les Aes Sedai à cause des Trois Serments ? Les gens qui les connaissent savent qu’une sœur peut renverser la vérité et la travestir comme elle veut. Moi-même, je suis persuadée que les Trois Serments font autant de mal que de bien, et peut-être plus. Je vous croirai jusqu’au moment où j’apprendrai que vous m’avez menti, et je vous accorderai ma confiance jusqu’au moment où vous me montrerez que vous ne la méritez pas. Comme tout le monde le fait.

À la réflexion, les Serments ne changeaient rien à rien. La plupart du temps, il fallait toujours croire une sœur de confiance. Les Trois Serments ne faisaient qu’attiser la méfiance des gens, qui se demandaient s’ils étaient manipulés et comment.

— Autre chose. Vous êtes vraiment des Aes Sedai. Je ne veux plus entendre parler d’être testées, de tenir la Baguette des Serments et autres fariboles. C’est assez regrettable que vous deviez affronter ces sottises sans y participer vous-mêmes. Suis-je assez claire ?

Les deux femmes debout devant la table murmurèrent vivement que oui, puis elles se regardèrent longuement. Cette fois, c’est Faolaine qui parut hésiter. Finalement, Theodrine s’approcha d’Egwene, tomba à genoux et baisa son anneau.

— Sur la Lumière et sur mon espoir de salut et de renaissance, moi, Theodrine Dabei, je jure allégeance à Egwene al’Vere, promettant de lui obéir et de la servir fidèlement sous peine de perdre ma vie et mon honneur.

Elle regarda Egwene, l’air interrogateur.

Egwene ne put que hocher la tête. Cela ne faisait pas partie du rituel des Aes Sedai ; c’était le serment que les nobles prêtaient à un souverain. Certains mêmes ne recevaient pas un engagement aussi solennel. Pourtant, à peine Theodrine s’était-elle relevée en souriant, que Faolaine prenait sa place.

— Sur la Lumière et sur mon espoir de salut et de renaissance, moi, Faolaine Orande…

Tout ce qu’elle aurait pu espérer, et davantage. Au moins venant des autres sœurs qui avaient moins de chances qu’on les envoie chercher un coupe-vent dès que la tempête menaçait.

Quand Faolaine eut terminé, elle resta à genoux, mais très droite.

— Mère, il y a la question de ma pénitence à régler. Pour vous avoir dit que je ne vous aimais pas. Je me l’imposerai moi-même, si vous voulez, mais c’est votre droit de la fixer.

Sa voix était aussi ferme que sa posture, mais sans aucune nuance de crainte. Elle semblait prête à affronter un lion. Impatiente, même.

Egwene se mordit les lèvres pour ne pas éclater de rire. Mais garder son sérieux lui demanda un effort ; peut-être croiraient-elles qu’elle avait le hoquet. Elles avaient beau prétendre qu’elles n’étaient pas vraiment des Aes Sedai, Faolaine venait de prouver qu’elles l’étaient sans conteste. Parfois, les sœurs s’imposaient elles-mêmes leur pénitence, pour maintenir un juste équilibre entre l’orgueil et l’humilité – équilibre très apprécié, et la seule raison donnée généralement pour cette pratique – mais aucune ne demandait qu’on lui en imposât une. Une pénitence imposée par une autre pouvait être très dure, et l’Amyrlin était censée être plus dure que les Ajahs. Mais d’une façon ou d’une autre, beaucoup de sœurs faisaient un étalage altier de leur soumission à la volonté de l’Aes Sedai qui leur était supérieure, en une manifestation arrogante de leur humilité. L’orgueil de l’humilité, disait Siuan. Elle eut envie de lui dire de manger une poignée de savon, juste pour voir sa tête – Faolaine avait une langue de vipère – mais à la place…

— Je ne donne pas de pénitence parce qu’on dit la vérité, ma fille. Ou parce qu’on ne m’aime pas.

Détestez-moi tout votre saoul pourvu que vous respectiez votre serment.

Non que quiconque, à part un Ami du Ténébreux, n’eût envie de rompre ce genre de serment. Mais il y avait des moyens de contourner n’importe quoi. En tout cas, un simple bâton est mieux que rien quand on combat un ours.

Les yeux de Faolaine se dilatèrent, et Egwene soupira en lui faisant signe de se relever. Si Faolaine avait été à sa place, elle lui aurait fermement mis le nez dans la poussière.

— Je vais commencer par vous donner une mission, mes filles.

Elles écoutèrent attentivement, Faolaine sans ciller, Theodrine un doigt pensif sur les lèvres, et cette fois, quand elle les congédia, elles dirent en chœur « À vos ordres, Mère », en faisant la révérence.

Mais la bonne humeur d’Egwene ne dura pas. Meri arriva avec le plateau de son petit déjeuner comme Theodrine et Faolaine sortaient, et quand Egwene la remercia du sachet de pétales de roses, elle dit :

— J’ai eu quelques moments de loisir, Mère.

À son expression, on pouvait comprendre qu’Egwene la faisait travailler trop dur, ou que l’Amyrlin ne travaillait pas assez dur elle-même. Ce qui n’avait rien d’agréable. Son expression aurait suffi à lui gâter son thé et à transformer en pierre son petit pain chaud. Egwene la renvoya avant de manger. Le thé était clairet d’ailleurs. C’était devenu une denrée rare.

La note placée sous l’encrier ne se révéla pas plus réjouissante. « Rien d’intéressant dans le rêve », écrivait Siuan de sa petite écriture. Ainsi, Siuan était aussi allée dans le Tel’aran’rhiod la veille ; elle y espionnait souvent. Peu importait qu’elle y eût cherché quelque signe de Moghedien – cela aurait été d’une folle stupidité – ou autre chose ; rien, c’était rien.

Egwene grimaça, et pas seulement à cause du « rien ». Siuan dans le Tel’aran’rhiod la nuit précédente annonçait une visite de Leane dans la journée, pour se plaindre. Siuan n’était absolument plus autorisée à utiliser aucun ter’angreal de rêve, plus depuis qu’elle avait tenté d’instruire d’autres sœurs sur le Monde des Rêves Non pas tant qu’elle en sût beaucoup plus qu’elles, ou même que peu de sœurs croyaient avoir besoin d’une monitrice pour apprendre, mais Siuan ne mâchait pas ses paroles et ne brillait pas par la patience. Généralement, elle parvenait à garder son calme, mais après deux séances de vociférations en brandissant les poings, elle avait eu de la chance qu’on se contente de lui interdire l’accès au ter’angreal. Mais on en donnait un à Leane chaque fois qu’elle le demandait, et Siuan s’en servait souvent en secret. C’était l’un des rares sujets de discorde entre les deux femmes ; toutes les deux auraient voulu aller dans le Tel’aran’rhiod toutes les nuits si elles avaient pu.

Avec une grimace, Egwene canalisa une minuscule étincelle de Feu pour enflammer un coin du parchemin, et ne le lâcha pas avant qu’il ne lui brûle les doigts. Il ne restait rien à trouver pour quiconque fouillerait dans ses affaires et l’apporterait là où ça éveillerait des soupçons.

Son déjeuner presque terminé, elle était toujours seule, et ce n’était pas habituel. Il se pouvait que Sheriam l’évite, mais Siuan aurait dû être là. Elle avala sa dernière bouchée de pain, la fit descendre d’une dernière gorgée de thé, puis se leva pour partir à sa recherche quand l’objet de sa quête entra en fureur. Si Siuan avait eu une queue, elle aurait fouetté l’air autour d’elle.

— Où étiez-vous ? demanda Egwene, tissant une barrière contre les oreilles indiscrètes.

— Aeldene m’a tirée du lit à l’aube, gronda Siuan, se laissant tomber sur un tabouret. Elle croit toujours qu’elle pourra m’arracher les noms de mes yeux-et-oreilles. Je ne les donnerai à personne ! À personne !

Quand Siuan était arrivée à Salidar, femme désactivée en fuite, Amyrlin déposée que le monde croyait morte, les sœurs ne l’auraient peut-être pas laissée rester, sauf qu’elle connaissait non seulement le réseau d’agents du Siège de l’Amyrlin, mais aussi celui de l’Ajah Bleue qu’elle avait dirigée avant d’être élevée à l’étole. Cela lui avait donné une certaine influence, tout comme ses agents à Tar Valon en avaient donné à Leane. L’arrivée d’Aeldene Stonebridge, qui avait pris sa place à la tête des yeux-et-oreilles des Bleues, avait changé tout ça pour Siuan. Les rapports des agents des Bleues, que Siuan était parvenue à contacter, avaient été transmis à des femmes n’appartenant pas à l’Ajah, et Aeldene en avait été outrée. Que la situation d’Aeldene elle-même eût été dévoilée – seules deux ou trois sœurs étaient censées la connaître, même chez les Bleues – l’avait enragée à friser l’apoplexie. Non seulement elle avait repris le contrôle du réseau, non seulement elle avait fustigé Siuan d’une voix qui devait s’entendre à un mile, mais elle avait failli la prendre à la gorge. Aeldene était originaire d’un petit village minier des Montagnes de la Brume, et l’on disait que son nez cassé était un souvenir des combats de boxe qu’elle livrait pendant son adolescence. Les actions d’Aeldene commençaient à faire réfléchir les autres.

Egwene se rassit sur sa chaise branlante et repoussa le plateau de son petit déjeuner.

— Aeldene ne vous les enlèvera pas, Siuan, ni elle ni personne d’autre.

Quand Aeldene avait réclamé le réseau d’yeux-et-oreilles des Bleues, les autres avaient commencé à se dire qu’elle ne devrait pas avoir celui de l’Amyrlin en plus. Personne ne suggérait qu’il devait être sous le contrôle d’Egwene. Il devait passer sous la direction de l’Assemblée. C’est ce que disaient Romanda et Lelaine. Chacune avait bien l’intention d’être mise à sa tête, naturellement, d’être la première à voir les rapports, car être la première à savoir avait ses avantages. Aeldene prétendait que ces agents devaient être réunis à ceux des Bleues, puisque Siuan était une Bleue. Au moins, Sheriam se contentait de prendre connaissance des rapports que recevait Siuan.

— Elles ne peuvent pas vous obliger à y renoncer.

Egwene remplit de nouveau sa tasse, et la posa, avec le pot de miel en porcelaine bleue, sur le coin de la table le plus proche de Siuan, mais celle-ci les regarda sans faire un geste. Toute sa colère l’avait quittée, et elle était avachie sur son tabouret.

— On ne pense jamais à la force, dit-elle, comme se parlant à elle-même. On a conscience d’être plus forte ou non qu’une autre, mais on n’y pense pas. On sait simplement qui vous doit le respect et à qui on le doit. Personne n’était plus forte que moi, autrefois. Pas depuis…

Elle baissa les yeux sur ses mains, qu’elle remuait gauchement sur ses genoux.

— Parfois, quand Romanda m’accable, ou Lelaine, ça me frappe comme un ouragan. Elles sont tellement au-dessus de moi maintenant, que je devrais tenir ma langue tant qu’elles ne m’autorisent pas à parler. Même Aeldene est plus forte, et pourtant, ce n’est qu’une médiocre.

Elle se força à relever la tête, voix amère et bouche pincée.

— Je suppose que je suis en train de m’adapter à la réalité. Cela nous est inculqué, profondément ancré en nous avant même d’être testées pour le châle. Mais ça ne me plaît pas. Non, pas du tout !

Egwene prit sa plume près de l’encrier, et le pot de sable, et les tripota en cherchant ses mots.

— Siuan, vous savez ce que je pense sur le changement. Nous agissons trop souvent parce que les Aes Sedai ont toujours agi ainsi. Mais le monde change, même si certains croient qu’il redeviendra tel qu’il était autrefois. Je doute que quiconque ait jamais été élevée à la dignité d’Amyrlin sans avoir été Aes Sedai auparavant.

Cela devrait provoquer un commentaire dans les archives secrètes de la Tour Blanche – Siuan disait souvent qu’il n’y avait rien qui ne se soit produit au moins une fois dans l’histoire de la Tour, pourtant, dans ce cas, il semblait qu’il n’y eût pas de précédent – mais Siuan restait avachie comme un sac, découragée.

— Siuan, la façon d’agir des Aes Sedai n’est pas la seule possible, et pas toujours la meilleure. J’ai l’intention de m’assurer que nous suivons la meilleure voie, et quiconque ne pourra pas apprendre à changer ou ne le voudra pas, devra s’habituer à vivre avec.

Se penchant par-dessus la table, elle s’efforça de prendre l’air encourageant.

— Je ne suis jamais parvenue à comprendre comment les Sagettes déterminent les préséances, mais ce n’est pas par la force dans le Pouvoir. Chez elles, il y a des femmes capables de canaliser qui doivent obéissance à d’autres qui ne le peuvent pas. Sorilea, par exemple, ne serait jamais arrivée au rang d’Acceptée, mais tout le monde saute quand elle donne un ordre.

— Des Irrégulières, dit Siuan avec dédain, mais sans grande conviction.

— Des Aes Sedai, alors. Je n’ai pas été élevée à la fonction d’Amyrlin parce que je suis la plus forte. Les femmes les plus sages sont choisies pour l’Assemblée, ou comme ambassadrices ou conseillères, les plus habiles en tout cas, pas les plus fortes.

Mieux valait ne pas préciser en quoi, bien que Siuan possédât sans doute ce talent particulier.

— L’Assemblée ? L’Assemblée peut m’envoyer chercher le thé. Et me faire balayer la salle à la fin de la réunion.

Se renversant sur sa chaise, Egwene jeta sa plume. Elle avait envie de secouer Siuan. Celle-ci n’avait pas renoncé quand elle ne pouvait plus du tout canaliser, et maintenant elle se laissait aller ! Egwene allait lui parler de Theodrine et de Faolaine – ce qui pourrait lui remonter le moral et provoquer son approbation – quand elle vit une femme au teint olivâtre passer à cheval devant les rabats ouverts de la tente, perdue dans ses pensées sous son chapeau de soleil à large bord.

— Siuan, voilà Myrelle.

Oubliant toute prudence, elle se rua dehors.

— Myrelle ! cria-t-elle.

Siuan avait besoin d’une victoire pour balayer l’amertume d’être tarabustée sans arrêt, et ce pouvait être exactement ce qu’il lui fallait. Myrelle faisait partie de la bande de Sheriam, avec apparemment un secret bien à elle.

Tirant sur les rênes de son alezan, Myrelle regarda autour d’elle et sursauta en reconnaissant Egwene. À son expression, la Sœur Verte n’avait pas réalisé quelle partie du camp elle traversait. Un mince coupe-vent pendait au dos de sa robe d’équitation vert clair.

— Mère, dit-elle avec hésitation, si vous voulez bien m’excuser…

— Il n’en est pas question, l’interrompit Egwene, et Myrelle se troubla.

Egwene ne douta plus que Sheriam lui ait parlé de la veille.

— J’ai à vous parler. Tout de suite.

Siuan était sortie, elle aussi, mais au lieu de regarder la sœur démonter gauchement, elle examinait les rangées de tentes où un homme grisonnant, la poitrine sanglée d’un plastron cabossé sur son justaucorps couleur chamois, guidait vers elle un grand bai. Sa présence était une surprise. En général, le Seigneur Bryne communiquait avec l’Assemblée par messager, et ses rares visites se terminaient souvent avant qu’Egwene n’en soit informée. Siuan affecta une sérénité d’Aes Sedai qui fit oublier son visage juvénile.

Après un bref regard à Siuan, il mit un genou en terre et tendit son épée avec une grâce fruste. Très hâlé, il n’était que de taille moyenne, mais son port le faisait paraître plus grand. Il n’y avait rien de prétentieux en lui. La sueur sur son large visage lui donnait l’air d’un travailleur manuel.

— Mère, puis-je vous parler ? Seul à seule ?

Myrelle se retourna comme pour s’en aller, mais Egwene dit sèchement :

— Restez où vous êtes ! Exactement où vous êtes !

La mâchoire de Myrelle s’affaissa, apparemment autant surprise de sa propre obéissance que du ton décisif d’Egwene, puis la surprise fit place à une résignation amère qu’elle dissimula aussitôt sous un air indifférent. Et que contredisait sa façon de tortiller ses rênes.

Bryne ne cilla même pas, et pourtant il devait avoir une idée de la situation, Egwene en était sûre. Elle soupçonnait que peu de chose l’étonnait ou le troublait. Rien que de le voir, Siuan devint agressive, car c’était elle en général qui provoquait toutes leurs altercations. Elle avait déjà les poings sur les hanches et le regard fixé sur lui, regard de mauvais augure qui aurait mis n’importe qui mal à l’aise. Pourtant Myrelle pouvait lui être plus utile pour tirer Siuan de son marasme. Peut-être.

— J’avais l’intention de vous inviter à venir cet après-midi, Seigneur Bryne. Je vous invite donc maintenant.

Elle avait des questions à lui poser.

— Nous pourrons discuter en marchant. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser…

Au lieu d’accepter son congé, il insista.

— Mère, une de mes patrouilles a trouvé quelque chose juste avant l’aube, quelque chose que vous devriez voir par vous-même, à mon avis. Je peux avoir une escorte prête dans…

— Inutile, intervint-elle vivement. Myrelle, vous viendrez avec nous. Siuan, voulez-vous demander qu’on m’amène mon cheval. Sans délai.

Chevaucher près de Myrelle serait préférable à l’affronter ici, si les indices grappillés par Siuan avaient la moindre valeur. De plus, pendant le trajet, elle pourrait poser ses questions à Bryne. Mais ni l’un ni l’autre ne justifiait sa hâte. Elle venait de repérer Lelaine qui venait vers elle à travers les rangées de tentes, Takima à son côté. À une exception près, toutes les femmes qui avaient été Députées avant la destitution de Siuan avaient dérivé vers Romanda ou Lelaine. La plupart des nouvelles Députées étaient indépendantes, ce qui, de l’avis d’Egwene, était légèrement préférable. Mais à peine.

Même de loin, la détermination de Lelaine se voyait à la raideur de son port. Elle semblait prête à renverser tout ce qui se trouverait sur sa route. Siuan la vit aussi, et détala sans même s’arrêter pour faire une révérence, mais elle n’eut pas le temps de s’esquiver à moins de sauter sur le cheval du Seigneur Bryne.

Lelaine se planta devant Egwene, pourtant ce fut Bryne qu’elle fixa, les yeux perçants comme des clous, réfléchissant, calculant ce qu’il faisait là. Mais elle avait un plus gros poisson à frire.

— Je dois parler avec l’Amyrlin, dit-elle d’un ton péremptoire, montrant Myrelle. Vous attendrez. Je vous parlerai ensuite.

Bryne s’inclina, pas très bas, et conduisit son cheval à l’endroit qu’elle lui indiquait du doigt. Les hommes ayant un peu de jugeote apprenaient très vite qu’il ne servait à rien de discuter avec les Aes Sedai, de même qu’avec les Députées.

Avant que Lelaine ait eu le temps d’ouvrir la bouche, Romanda surgit, rayonnant d’une autorité si forte que d’abord, Egwene ne remarqua pas Variline qui l’accompagnait, et pourtant la mince Députée rousse dépassait de plusieurs pouces la plupart des hommes. La seule chose surprenante, c’était que Romanda ne fût pas arrivée plus tôt. Elle et Lelaine se surveillaient mutuellement comme des faucons, aucune des deux ne permettant à l’autre d’approcher Egwene sans elle.

L’aura de la saidar brilla sur les deux femmes au même instant, chacune tissant une barrière protectrice autour de leur groupe, pour prévenir les indiscrétions. Elles se défièrent du regard, l’air extérieurement calme, mais elles maintinrent leur barrière.

Egwene se mordit la langue. Dans un lieu public, c’était à la sœur la plus forte de décider si une conversation devait être protégée, et l’étiquette disait que c’était à l’Amyrlin de prendre cette décision quand elle était présente. Mais elle n’avait aucun désir de s’engager sur ce terrain. Si elle insistait, elles se rendraient à ses arguments, bien sûr. De l’air de céder à un bambin capricieux. Elle se mordit la langue, bouillant intérieurement. Où était Siuan ? Ce n’était pas normal – seller les chevaux ne prenait que quelques instants. Elle crispa les mains sur ses jupes pour s’empêcher de se prendre la tête.

Romanda détourna les yeux la première, mais invaincue. Elle pivota vers Egwene si brusquement que Lelaine se retrouva à fixer le vide, l’air idiot.

— Delana recommence à provoquer des troubles.

Sa voix aiguë était presque douce, mais avec une brusquerie qui soulignait l’absence de tout titre de respect. Les cheveux de Romanda, noués en chignon sur la nuque, étaient complètement gris, mais l’âge ne l’avait pas adoucie. Takima, avec ses longs cheveux noirs et son teint de vieil ivoire, était une Brune depuis près de neuf ans, aussi énergique à l’Assemblée que dans la salle de classe, mais elle se tenait docilement un pas en arrière, les mains croisées sur la taille. Romanda commandait sa faction aussi fermement que Sorilea. Elle était de celles pour qui la force primait sur tout, et, à dire vrai, Lelaine lui ressemblait beaucoup sur ce point.

— Elle veut faire une proposition à l’Assemblée, intervint aigrement Lelaine, refusant de regarder Romanda.

À l’évidence, tomber d’accord avec Romanda lui plaisait aussi peu que parler après elle. Consciente d’avoir pris l’avantage, Romanda eut une ombre de sourire.

— À quel sujet ? demanda Egwene pour gagner du temps.

Elle était certaine de savoir. Elle dut faire un effort pour ne pas soupirer. Pour ne pas se frictionner les tempes.

— Mais au sujet de l’Ajah Noire, bien sûr, Mère, répondit Variline en relevant la tête, comme surprise de cette question.

Elle avait toutes les raisons de l’être ; Delana ne cachait pas son fanatisme sur le sujet.

— Elle veut que l’Assemblée condamne ouvertement Elaida en tant que Noire.

Elle se tut brusquement quand Lelaine leva une main. Lelaine laissait plus de liberté que Romanda à ses disciples, ou peut-être que son emprise sur elles était moins forte, tout en étant quand même considérable.

— Il faut que vous lui parliez, Mère.

Lelaine avait un sourire chaleureux quand elle voulait. Siuan disait qu’elles avaient été amies autrefois – à son retour, Lelaine l’avait acceptée avec une certaine bienveillance – mais Egwene pensa que ce sourire était artificiel.

— Pour lui dire quoi ?

Les mains la démangeaient de se prendre la tête. Ces deux-là veillaient à ce que l’Assemblée ne vote que ce qu’elles proposaient, et non ce que suggérait Egwene, avec pour conséquence que peu de décisions étaient prises, et elles voulaient qu’elle intercède auprès d’une Députée, elle ? Delana soutenait ses propositions, certes – quand elles lui convenaient. Delana était une girouette, tournoyant à tous les vents, et si elle obliquait souvent vers Egwene ces derniers temps, cela ne voulait pas dire grand-chose. L’Ajah Noire semblait l’obséder. Qu’est-ce qui retenait Siuan ?

— Dites-lui d’arrêter, dit Lelaine.

À son ton et à son sourire, Lelaine aurait pu conseiller sa fille.

— À cause de cette sottise – et pire que de la sottise – tout le monde est à couteaux tirés. Certaines sœurs commencent même à la croire, Mère. Ses idées ne tarderont pas à se répandre parmi les domestiques et les soldats.

Elle gratifia Bryne d’un regard dubitatif. Ce dernier semblait tenter de bavarder avec Myrelle, qui fixait le groupe protégé en tripotant ses rênes de ses mains gantées.

— Croire l’évidence n’a rien de sot, aboya Romanda. Mère… Dans sa bouche, ce « Mère » sonna comme si elle avait dit « mon enfant ».

— … la raison pour laquelle il faut stopper Delana, c’est qu’elle fait plus de mal que de bien. Elaida est peut-être une Noire – quoique j’en doute fort, malgré les cancans de seconde main répandus par cette traînée d’Halima ; Elaida est aussi têtue qu’on peut l’être, mais je ne la crois pas mauvaise – pourtant, même si elle l’est, le crier sur les toits ne fera que renforcer les soupçons des étrangers sur les Aes Sedai, et inciter les Noires à se terrer davantage. Il y a des moyens de les faire sortir de leurs cachettes, si on ne les fait pas fuir en les effrayant.

Le reniflement de Lelaine frisa le grognement.

— Même si ces sottises étaient vraies, aucune sœur qui se respecte ne se soumettrait à vos méthodes, Romanda. Ce que vous suggérez s’apparente à la torture.

Egwene cligna des yeux, en pleine confusion ; ni Siuan ni Leane ne lui avaient jamais parlé de tout cela. Heureusement, les Députées ne lui prêtaient pas assez d’attention pour s’en être aperçues. Comme d’habitude.

Les poings sur les hanches, Romanda pivota face à Lelaine.

— À époque désespérée, actions désespérées. Certaines pourraient demander pourquoi il y en a qui feraient passer leur dignité avant la découverte des serviteurs du Ténébreux.

— Cela sonne dangereusement proche d’une accusation, dit Lelaine.

Maintenant, c’était au tour de Romanda de sourire, d’un sourire dur et glacial.

— Je serai la première à me soumettre à mes méthodes, Lelaine, si vous êtes la seconde.

Lelaine grogna, et fit un pas vers Romanda, qui se pencha vers elle, d’un air belliqueux. Elles semblaient prêtes à se crêper le chignon et à rouler dans la poussière, et au diable leur dignité d’Aes Sedai. Variline et Takima se foudroyèrent du regard, comme deux servantes défendant leur maîtresse, semblables à un héron aux longues pattes qui aurait tenté d’intimider un roitelet. Toutes semblaient avoir complètement oublié Egwene.

Siuan arriva en courant, coiffée d’un grand chapeau de paille et conduisant une lourde jument Isabelle aux chevilles postérieures gainées de blanc. Un palefrenier l’accompagnait, garçon dégingandé en justaucorps élimé et chemise rapiécée, tenant les rênes d’un grand rouan. Les barrières étaient invisibles pour lui, mais la saidar ne cachait pas les visages. Ses yeux se dilatèrent, et il s’humecta les lèvres. D’ailleurs, tous les passants – Aes Sedai, Liges ou domestiques – décrivaient un grand cercle autour de la tente, feignant de ne rien voir. Seul Bryne fronçait les sourcils et les regardait en se demandant ce qu’on voulait lui cacher. Myrelle rajustait ses fontes, se préparant à partir.

— Quand vous aurez décidé ce que je devrais dire, annonça Egwene, alors je pourrai décider quoi faire.

Elles l’avaient vraiment oubliée. Toutes les quatre la regardèrent, stupéfaites, quand, passant entre Romanda et Lelaine, elle sortit de la double barrière. Elle ne sentit rien en frôlant le tissage, bien sûr ; ces barrières n’avaient pas été faites pour arrêter quoi que ce soit d’aussi matériel qu’un corps humain.

Grimpant péniblement sur le rouan, Myrelle prit une profonde inspiration et imita sa résignation. Les barrières s’étaient évanouies, mais leur aura enveloppait toujours les deux Députées qui regardaient, immobiles, plus frustrées l’une que l’autre. Egwene revêtit vivement le cache-poussière drapé sur la selle de son hongre, et enfila les gants d’équitation qu’elle trouva dans la poche. Un chapeau à large bord était suspendu au pommeau de la selle, bleu foncé pour être assorti à sa robe, avec des plumes blanches épinglées sur le devant et révélatrices de la main de Chesa. La chaleur, elle pouvait l’ignorer, mais la réverbération du soleil, c’était une autre histoire. Elle enleva les plumes et l’épingle, les fourra dans ses fontes, coiffa le chapeau et en noua les rubans sous son menton.

— On y va, Mère ? demanda Bryne.

Il était déjà en selle, le visage caché derrière le grillage du casque jusque-là attaché à ses fontes. Sur lui, cela semblait naturel, comme s’il était né pour porter l’armure.

Elle hocha la tête. Personne ne tenta de les retenir. Lelaine ne pouvait guère hurler « halte » en public, naturellement, mais Romanda… Egwene s’éloigna, soulagée, mais avec l’impression que sa tête allait éclater. Qu’allait-elle faire au sujet de Delana ? Que pouvait-elle faire ?

Ici, la route principale, large bande de terre battue si dure qu’aucune poussière ne s’en élevait, traversait le quartier de l’armée, longeant l’anneau séparant les deux camps. Bryne le franchit de biais, pour rejoindre la troupe de l’autre côté.

Le camp militaire, bien que trente fois plus peuplé, au moins, que celui des Aes Sedai, semblait contenir moins de tentes, éparpillées dans la plaine et sur les collines. La plupart des soldats dormaient à la belle étoile. Mais il faut dire qu’on avait du mal à se rappeler quand il avait plu pour la dernière fois, et il n’y avait pas un seul nuage dans le ciel. Curieusement, il s’y trouvait davantage de femmes que dans le camp des sœurs, même si, au premier abord, elles semblaient moins nombreuses au milieu de tant d’hommes. Les cuisinières surveillaient leurs marmites, les blanchisseuses s’attaquaient à de gros tas de linge sale, tandis que d’autres s’affairaient auprès des chevaux et des chariots. Beaucoup semblaient être des épouses de soldats, tricotant ou rapiéçant robes et chemises, ou s’affairant aux fourneaux. Des armuriers s’activaient presque partout où elle portait les yeux, les marteaux frappaient les enclumes, des flèches s’entassaient aux pieds des forgerons, tandis que les maréchaux-ferrants ferraient les chevaux. Partout elle voyait des chariots de tous les genres et de toutes les tailles, par centaines, par milliers peut-être, l’armée devait réquisitionner tous ceux qu’elle trouvait sur sa route. Beaucoup de soldats étaient déjà sortis pour fourrager, mais quelques charrettes et chariots bringuebalants s’ébranlaient pour se ravitailler dans les fermes et les villages. Ici et là, des soldats les acclamèrent à leur passage, criant « Seigneur Bryne ! » et « Vive le Taureau ! ».

Le Taureau était son emblème. Mais pas d’acclamations pour les Aes Sedai et le Siège de l’Amyrlin.

Egwene se retourna sur sa selle pour s’assurer que Myrelle la suivait toujours. Elle l’accompagnait, l’air lointain et un peu écœuré, laissant son cheval avancer à sa guise. Siuan avait pris position à l’arrière, bergère de leur unique mouton. Mais elle craignait peut-être de faire passer sa monture en tête de leur groupe. Sa jument était rondouillarde, mais Siuan était capable de manœuvrer un poney comme un destrier.

Egwene ressentit une pointe d’irritation à l’égard de son propre cheval. Il s’appelait Daishar, Gloire dans l’Ancienne Langue. Elle aurait préféré monter Bela, petite jument hirsute presque aussi boulotte que le cheval de Siuan, sur laquelle elle avait quitté les Deux Rivières. Parfois, elle se disait qu’elle devait avoir l’air d’une poupée, perchée sur un hongre digne d’être un destrier, mais l’Amyrlin devait avoir une monture conforme à sa situation. Pas de bourrin hirsute. Elle avait elle-même institué cette règle, qui la brimait pourtant autant qu’une novice.

Se retournant sur sa selle, elle dit :

— Vous prévoyez de la résistance, Seigneur Bryne ?

Il la regarda en coin. Elle avait posé la même question en quittant Salidar, et deux fois en traversant l’Altara. Pas assez souvent pour éveiller les soupçons, pensa-t-elle.

— Le Murandy est comme l’Altara, Mère. Voisins trop occupés à comploter contre voisins, ou à les combattre ouvertement, pour s’unir en une action ressemblant à une guerre, et encore, sans grande conviction.

Le ton était ironique. Il avait été Capitaine-Général des Gardes de la Reine d’Andor, avec derrière lui des années d’escarmouches frontalières avec les Murandiens.

— Pour l’Andor, ce sera une autre histoire, j’en ai peur. Je ne suis pas pressé d’y être.

Il détourna un peu sa monture, pour éviter trois chariots qui cahotaient sur les pierres dans la même direction.

Egwene réprima une grimace. Andor. Autrefois, il avait juste dit non. Ils étaient à l’extrémité des Monts de Cumbar, un peu au sud de Lugard, la capitale du Murandy. Même avec de la chance, la frontière de l’Andor était au moins à dix jours de là.

— Et quand nous atteindrons Tar Valon, Seigneur Bryne, comment avez-vous prévu de prendre la cité ?

— Personne ne me l’a demandé jusqu’à maintenant, Mère.

Avant, elle avait détecté un peu d’ironie dans sa voix ; maintenant, le ton était carrément ironique.

— Le temps que nous arrivions à Tar Valon, si la Lumière le veut, j’aurai deux ou trois fois plus d’hommes qu’en ce moment.

Egwene grimaça à l’idée de payer une troupe si nombreuse, mais il ne sembla pas s’en apercevoir.

— Avec ça, je pourrai assiéger la cité. Le plus dur, ce sera de trouver des bateaux pour bloquer le port du Nord et celui du Sud. Tenir les ports, c’est la clé du succès pour les cités maritimes, comme tenir les ponts pour les cités terrestres, Mère. Tar Valon est aussi grande que Cairhien et Caemlyn réunies. Une fois que le ravitaillement n’arrive plus…

Il haussa les épaules.

— Le soldat passe presque toute sa vie à attendre. Et à marcher.

— Et si vous n’avez pas autant de soldats ?

Elle n’avait jamais réfléchi à tous ces gens qu’ils allaient affamer, hommes, femmes et enfants. Elle n’avait jamais vraiment pensé que quiconque serait impliqué, à part les soldats et les Aes Sedai. Comment avait-elle pu être si stupide ? Elle avait vu les résultats de la guerre à Cairhien. Bryne semblait accepter tout ça le cœur léger. Mais c’était un soldat ; les privations et la mort étaient le pain quotidien d’un militaire.

— Et vous avez seulement… disons… ce que vous avez maintenant ?

— Vous parlez d’un siège ? demanda Myrelle.

Apparemment, ce qu’ils disaient était enfin parvenu à pénétrer ses pensées. Elle talonna son alezan, plusieurs soldats sautant de côté, d’autres se jetant à plat ventre. Certains ouvrirent la bouche avec colère, puis, devant ses traits sans âge, la refermèrent, l’air furibond. Pour elle, ils auraient pu aussi bien ne pas exister.

— Artur Aile-de-Faucon a assiégé Tar Valon pendant vingt ans et n’a pas réussi à la prendre.

Brusquement, elle réalisa qu’on les écoutait, et elle baissa la voix, mais le ton resta acide.

— Vous pensez que nous attendrons vingt ans ?

L’acide passa sur Gareth Bryne sans laisser de trace.

— Préféreriez-vous un assaut direct, Myrelle Sedai ?

Il aurait aussi bien pu lui demander si elle préférait son thé avec ou sans sucre.

— Plusieurs généraux d’Aile-de-Faucon ont tenté l’assaut, et leurs hommes se sont fait massacrer. Aucune armée n’est jamais parvenue à faire une brèche dans les remparts de Tar Valon.

Ce n’était pas tout à fait vrai, Egwene le savait. Pendant les Guerres Trolloques, une armée de Trollocs, commandée par des Seigneurs de l’Épouvante, avait pillé et incendié une partie de la Tour Blanche elle-même. À la fin de la Guerre du Second Dragon, une armée tentant de secourir Guaire Amalasin avant qu’il ne soit désactivé, avait atteint la Tour, elle aussi. Mais Myrelle ne pouvait pas le savoir, et Bryne encore moins. L’accès à ces secrets historiques, profondément enterrés dans la bibliothèque de la Tour, n’était autorisé que par une loi, elle-même gardée secrète, et révéler l’existence de ces archives ou de cette loi était considéré comme une trahison. Et Siuan disait que, si on savait lire entre les lignes, on y trouvait des allusions à des événements qui n’y étaient même pas enregistrés. Les Aes Sedai s’y connaissaient pour cacher la vérité quand elles le croyaient nécessaire. Et pour la cacher aussi à elles-mêmes.

— Avec cent mille hommes ou ce que j’ai maintenant, je serai le premier, poursuivit Bryne. Je peux bloquer les ports, chose qu’Aile-de-Faucon n’est jamais parvenu à faire. Les Aes Sedai ont toujours eu le temps de tendre des chaînes à leur entrée, pour empêcher les bateaux d’aborder dans les rades, et les ont coulés avant qu’ils n’aient pu en bloquer l’accès et interdire le commerce. On en viendra éventuellement à donner l’assaut, mais pas avant que la cité ne soit affaiblie, si j’ai mon mot à dire.

Sa voix était toujours… normale. Comme s’il discutait d’une excursion. Il se tourna vers Myrelle, et même si sa voix ne changea pas, l’intensité de son regard fut évidente même derrière la visière de son casque.

— Et vous conviendrez que j’ai mon mot à dire sur les questions militaires. Je n’enverrai pas mes hommes au massacre.

Myrelle ouvrit la bouche, puis la referma lentement. À l’évidence, elle avait envie de dire quelque chose, mais elle ne savait pas quoi. Même si c’était à contrecœur, elles avaient donné leur parole, elle, Sheriam et celles qui dirigeaient tout quand il était arrivé à Salidar. Même si les Députées s’efforçaient de s’en dégager. Elles n’avaient pas donné leur parole, elles. En tout cas, Bryne agissait sans s’en soucier, et jusqu’à présent, ça lui réussissait. Jusqu’à présent.

Egwene fut prise de nausée. Elle avait vu la guerre. Des images fulgurèrent dans sa tête, des hommes se battaient, s’enfuyaient, se frayaient dans les rues un chemin jonché de morts, agonisaient. Ses yeux tombèrent sur un gaillard qui aiguisait sa pique en tirant la langue. Mourrait-il aussi dans ces rues ? Et le chauve grisonnant qui éprouvait soigneusement chaque flèche du doigt avant de la glisser dans son carquois ? Et ce palefrenier qui se pavanait dans ses grandes bottes de cheval ? Il semblait encore trop jeune pour avoir besoin de se raser. Par la Lumière, la plupart n’étaient encore que des adolescents. Combien mourraient ? Pour elle. Pour la justice, pour le droit, pour le monde, mais au fond, pour elle. Siuan leva la main, mais ne termina pas son geste. Même si elle avait été assez proche, elle ne pouvait pas tapoter l’épaule de l’Amyrlin au vu de tous.

Egwene se redressa.

— Seigneur Bryne, que voulez-vous me montrer ? dit-elle d’une voix tendue.

Elle eut l’impression qu’il regardait subrepticement Myrelle avant de répondre.

— Il vaut mieux que vous voyiez par vous-même, Mère.

Egwene crut que sa tête allait éclater.

Si les indices de Siuan se vérifiaient, c’était Myrelle qu’elle écorcherait vive. Dans le cas contraire, c’est Siuan qui serait écorchée. En y ajoutant Gareth Bryne pour faire bonne mesure.

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