Se réveillant au bruit des dés, Mat pensa à se rendormir jusqu’à ce qu’ils cessent de rouler, mais il finit par se lever, grognon. Comme s’il n’avait déjà pas plus qu’assez de pain sur la planche ! Il chassa Nerim, s’habilla en mangeant le reste du pain et du fromage de la veille, puis il alla voir ce que devenait Olver. L’enfant, vif comme l’éclair, se rua sur ses vêtements dans sa hâte à sortir, s’arrêtant par à-coups, sa chemise ou une botte à la main, pour bombarder Mat de questions, auxquelles il répondait distraitement. Non, ils n’iraient pas aux courses aujourd’hui, celles richement dotées du Circuit du Ciel, au nord de la cité. Peut-être qu’ils iraient visiter la ménagerie. Oui, Mat lui achèterait un masque emplumé pour la fête. S’il arrivait à s’habiller. Ce qui redoubla sa précipitation.
Ce qui préoccupait vraiment Mat, c’étaient ces maudits dés. Pourquoi s’étaient-ils remis à rouler ? Il ne savait toujours pas ce qui les avait mis en branle les fois précédentes.
Quand Olver eut enfin fini de s’habiller, il suivit Mat au salon, posant toujours des questions que Mat écoutait à peine, et faillit le percuter par-derrière quand celui-ci s’arrêta pile. Tylin reposa sur la table le livre qu’Olver lisait la veille.
— Majesté !
Mat darda les yeux sur la porte qu’il avait fermée la veille à double tour, et maintenant grande ouverte.
— Quelle surprise !
Il tira Olver devant lui, le plaçant entre lui et le sourire moqueur de la femme. Enfin, peut-être pas vraiment moqueur, mais c’est l’impression qu’il eut. Assurément, elle était contente d’elle.
— J’emmenais justement Olver en promenade. Pour voir la Fête. Et la ménagerie itinérante. Il veut un masque de plumes.
Il referma la bouche d’un coup sec pour s’empêcher de pérorer, et amorça sa retraite vers la porte, se servant de l’enfant comme d’un bouclier.
— Oui, murmura Tylin, le regardant entre ses paupières.
Elle ne fit pas un geste pour l’arrêter, mais son sourire s’élargit, comme si elle attendait que son pied se prenne dans un piège.
— C’est très bien qu’il sorte avec un compagnon, au lieu de jouer avec les galopins, comme on le dit, paraît-il. Il fait beaucoup parler de lui, cet enfant. Riselle ?
Une femme parut sur le seuil, et Mat sursauta. Un masque extravagant, véritable tourbillon de plumes bleues et or, dissimulait la plus grande partie du visage de Riselle, mais les plumes du reste de son costume ne cachaient pas grand-chose d’autre. Elle possédait la poitrine la plus spectaculaire qu’il eût vue de sa vie.
— Olver, dit-elle, se mettant à genoux, ça te plairait de venir à la fête avec moi ?
Elle leva un masque de faucon rouge et vert, juste de la bonne taille pour l’enfant.
Avant que Mat n’ait eu le temps d’ouvrir la bouche, Olver se dégagea et courut à elle.
— Oh, oui, s’il te plaît. Merci !
L’ingrat petit chenapan éclata de rire quand elle ajusta le masque sur son visage, puis le serra sur ses seins. Main dans la main, ils sortirent en courant, laissant Mat bouche bée.
Mais il se ressaisit rapidement quand Tylin déclara :
— Heureusement pour vous que je ne suis pas du genre jaloux, mon chou.
Elle tira de sous sa ceinture or et argent la longue clé en fer de sa porte, puis une seconde exactement semblable, et agita les deux devant lui.
— Les gens mettent toujours leur clé dans une boîte près de la porte.
C’est effectivement ce qu’il avait fait la veille.
— Mais personne ne pense jamais qu’il peut exister une deuxième clé.
Une clé retourna sous sa ceinture, l’autre fut tournée dans la serrure avec un « clic » sonore avant de rejoindre sa compagne.
— Maintenant, à nous deux, mon agneau.
C’en était trop. Cette femme le harcelait, essayait de l’affamer ; maintenant, elle l’enfermait avec elle comme… comme il ne savait pas quoi. Mon agneau ! Ces maudits dés rebondissaient dans sa tête ! De plus, il avait une affaire importante à régler. Les dés n’avaient jamais rien eu à voir avec le fait de trouver quelque chose, mais… Il la rejoignit en deux longues enjambées, la saisit par le bras, et commença à chercher la clé sous sa ceinture.
— Je n’ai pas de temps à perdre à ces maudites…
Sa respiration se bloqua quand la pointe acérée de sa dague lui ferma la bouche et l’obligea à se lever sur la pointe des pieds.
— Retirez votre main, dit-elle froidement.
Il parvint à couler un regard le long de son nez pour regarder son visage. Elle ne souriait plus maintenant. Il desserra sa main avec précaution. Mais la pression de la lame ne faiblit pas. Elle secoua la tête.
— Tss, tss. J’essaye de tenir compte du fait que vous êtes un étranger, jeune oison, mais si vous préférez la force… Mains le long du corps. Reculez.
La pointe de la dague indiqua la direction. Il fit marche arrière sur la pointe des pieds plutôt que d’avoir la gorge tranchée.
— Qu’allez-vous faire ? marmonna-t-il entre ses dents. D’une voix étranglée, parce qu’il s’étirait le cou au maximum.
— Eh bien ?
Il pouvait essayer de lui saisir le poignet, étant très rapide de ses mains.
— Qu’allez-vous faire ?
Assez rapide avec le couteau déjà sur la gorge ? C’était là la question. Si elle avait l’intention de le tuer, un simple mouvement du poignet propulserait la lame droit dans son cerveau.
— Voulez-vous me répondre ?
Il n’y avait aucune inquiétude dans sa voix. Il n’était pas paniqué.
— Majesté ? Tylin ?
Enfin, il était peut-être un peu affolé quand même, pour l’appeler par son nom. À Ebou Dar, on pouvait répéter à une femme « mon chou » ou « ma poulette » toute la journée, et elle souriait, mais si on l’appelait par son nom sans sa permission expresse, on risquait de déclencher une réaction en chaîne, pire que si on pinçait les fesses d’une inconnue n’importe où ailleurs. Et quelques baisers échangés n’équivalaient pas à une permission non plus.
Tylin ne répondit pas, se contentant de le faire encore reculer sur la pointe des pieds jusqu’au moment où ses épaules heurtèrent quelque chose qui l’arrêta. Avec cette fichue dague qui ne bougeait pas d’un cheveu, il ne pouvait pas remuer la tête, mais il darda de tous les côtés ses yeux jusque-là concentrés sur elle. Ils étaient dans la chambre à coucher, et il avait une colonne du lit, rouge et sculptée de fleurs, durement plaquée entre les omoplates. Pourquoi l’amenait-elle… ? Son visage devint soudain plus rouge que la colonne. Non. Elle ne pouvait pas penser à… C’était indécent ! C’était impossible !
— Vous ne pouvez pas me faire ça, marmonna-t-il, et si sa voix était un rien stridente et haletante, ce n’était pas sans raison.
— Regarde et apprends, mon chaton, dit Tylin, tirant son couteau de mariage.
Plus tard, considérablement plus tard, il tira le drap sur sa poitrine avec irritation. Un drap de soie ;
Nalesean avait raison. La Reine d’Altara fredonnait joyeusement à côté du lit, bras levés derrière son dos pour boutonner sa robe. Lui ne portait que son médaillon à tête de renard au bout de son cordon – pour ce que ça lui avait servi ! – et l’écharpe noire nouée autour de son cou. Ruban entourant son cadeau, disait cette maudite femme. Il roula sur le flanc, et attrapa sa pipe à monture d’argent et sa blague à tabac, posées sur une petite table de l’autre côté de la Reine. Des pincettes dorées et une braise dans un bol en or plein de sable lui permirent de l’allumer. Bras croisés, il en tira des bouffées, aussi furieusement qu’il fronçait les sourcils.
— Tu ne devrais pas t’indigner, mon canard. Et tu ne devrais pas bouder.
Elle arracha sa dague plantée dans la colonne du lit à côté de son couteau de mariage, et en examina la pointe avant de la remettre au fourreau.
— Qu’est-ce que tu as ? Tu sais que tu as eu autant de plaisir que moi, et je…
Soudain, elle éclata de rire, d’un rire voluptueux, remettant aussi le couteau de mariage dans son fourreau.
— Si cela fait partie de ce qu’est un ta’veren, tu dois être très demandé.
Mat devint cramoisi.
— Ce n’est pas normal, s’écria-t-il, arrachant le tuyau de pipe de sa bouche. C’est moi qui suis censé donner la chasse !
Ses yeux étonnés ne furent sans doute que le reflet de ceux de Mat. Si Tylin avait été une serveuse de taverne au sourire engageant, Mat aurait sans doute tenté sa chance – enfin, si la serveuse n’avait pas eu un fils porté sur la bagarre –, mais c’était lui le chasseur. Il n’avait jamais pensé à ça, avant, car n’en avait jamais eu besoin.
Tylin se mit à rire, agitant la tête et s’essuyant les yeux.
— Oh, mon pigeon, j’oublie tout le temps. Tu es à Ebou Dar, maintenant. Je t’ai laissé un petit cadeau dans le salon.
Elle lui tapota le pied à travers le drap.
— Mange copieusement aujourd’hui. Tu auras besoin de toutes tes forces.
Mat se cacha les yeux de la main, s’efforçant de ne pas pleurer. Quand il la rabaissa, Tylin était partie.
Sortant du lit, il s’enveloppa du drap ; pour une raison inconnue, l’idée de se promener tout nu le mettait mal à l’aise. Cette maudite femme pouvait surgir du placard. Les vêtements qu’il portait à son arrivée étaient en tas par terre. Pourquoi se soucier de défaire des lacets quand on peut juste couper les habits sur la personne ? pensa-t-il avec amertume. Ce n’était pas nécessaire de découper comme ça sa belle tunique rouge. Elle avait pris plaisir à la lacérer avec son couteau, c’est tout.
Sans retenir son souffle tout à fait, il ouvrit le placard rouge et or. Elle n’était pas cachée dedans. Ses choix étaient limités ; Nerim avait emporté la plupart de ses tuniques pour les nettoyer ou les raccommoder. Il s’habilla rapidement d’une simple tunique de soie bronze foncé, puis fourra les guenilles tailladées aussi loin sous le lit que pouvait aller son bras, jusqu’à ce qu’il puisse les jeter sans que Nerim s’en aperçoive. Ou n’importe qui d’autre, d’ailleurs. Il y avait déjà bien trop de gens au courant de ce qui se passait entre Tylin et lui ; il ne pourrait jamais regarder en face quelqu’un sachant ce qui venait d’arriver.
Dans le salon, il souleva le couvercle de la boîte laquée près de la porte, puis le laissa retomber en soupirant ; il ne s’attendait pas vraiment à ce que Tylin y ait remis la clé. Il s’appuya contre la porte. La porte non fermée à clé. Par la Lumière, qu’allait-il faire ? Retourner à l’auberge ? Qu’il soit brûlé, les dés s’étaient arrêtés. Sauf qu’il croyait Tylin susceptible de payer Maîtresse Anan et Enid, ou une autre aubergiste partout où il irait. Il croyait Nynaeve et Elayne très capables de prétendre qu’il n’avait pas respecté leur marché et de mettre fin à leurs promesses. Que brûlent toutes les femmes !
Un gros paquet, à l’emballage recherché en papier vert, trônait sur une table. Il contenait un masque d’aigle noir et or et une tunique couverte de plumes assorties, il y avait aussi une bourse en soie rouge contenant vingt couronnes d’or, et une note au parfum floral :
Je t’aurais aussi acheté une boucle d’oreille, mon cochonnet, mais j’ai remarqué que tu n’as pas l’oreille percée. Fais-la percer, et achète-toi quelque chose de joli.
Il faillit se remettre à pleurer. C’était lui qui faisait des cadeaux aux femmes. Mon cochonnet ? Oh, Lumière ! Au bout d’une minute, il prit le masque ; elle lui devait bien ça, ne fût-ce que pour sa tunique.
Quand il descendit enfin dans la petite cour ombreuse où ils se retrouvaient tous les matins, près d’un petit bassin aux nénuphars et aux étincelants poissons blancs tachetés, il trouva Nalesean et Birgitte, prêts eux aussi pour la Fête des Oiseaux. Le Tairen s’était contenté d’un masque vert tout simple, mais celui de Birgitte était rouge et jaune avec une crête de plumes, ses cheveux d’or dénoués tressés de plumes sur toute leur longueur, et elle portait une robe à large ceinture jaune, diaphane sous une multitude d’autres plumes rouges et jaunes. Elle ne révélait pas autant que celle de Riselle, mais elle en donnait l’impression à chacun de ses mouvements. Il ne l’avait jamais imaginée en robe, comme toutes les autres femmes.
— Parfois, c’est agréable d’être regardée, lui dit-elle avec un coup de coude dans les côtes à son commentaire.
Son sourire ressemblait à celui de Nalesean quand il disait comme c’était exquis de pincer une serveuse.
— Il y a beaucoup plus que ce que portent les danseurs à plumes, mais pas assez pour me ralentir, et d’ailleurs, je ne vois pas pourquoi nous devrions nous presser de ce côté de la rivière.
Les dés roulèrent dans sa tête.
— Qu’est-ce qui vous a retenu ? poursuivit-elle. Vous ne nous avez pas fait attendre pour chatouiller une jolie fille, j’espère.
Il espéra qu’il ne rougissait pas.
— Je…
Il ne savait pas trop quelle excuse il allait inventer, mais juste à cet instant, une demi-douzaine de jeunes gens en tuniques emplumées entrèrent dans la cour, tous avec une de ces courtes épées à la ceinture ; tous, sauf un, portant un masque recherché avec crête éclatante et bec ne représentant aucun oiseau en existence. L’exception était Beslan, qui faisait tournoyer son masque par son ruban.
— Oh, sang et cendres, qu’est-ce qu’il fait là ?
— Beslan ?
Nalesean posa les mains sur le pommeau de son épée, et secoua la tête, incrédule.
— Que brûle mon âme, il dit qu’il a l’intention de passer la fête en votre compagnie. Une promesse entre vous deux, paraît-il. Je lui ai signalé que ce serait mortellement ennuyeux, mais il ne m’a pas cru.
— Je n’imagine pas que rien puisse être ennuyeux au voisinage de Mat, objecta le fils de Tylin, les englobant tous dans son salut, mais attachant plus spécialement ses yeux noirs sur Birgitte. Je ne me suis jamais autant amusé qu’en buvant avec lui et le Lige de Dame Elayne la Nuit de Slowan, quoiqu’à la vérité je ne m’en rappelle pas grand-chose.
Il ne sembla pas reconnaître ce Lige. Curieusement, étant donné le genre d’homme qu’elle semblait préférer – Beslan était beau garçon, peut-être un peu trop beau et pas du tout son type –, curieusement, elle eut un petit sourire et se pavana sous son regard.
Du coup, Mat cessa de s’inquiéter de ce comportement surprenant. À l’évidence, Beslan ne se doutait de rien, ou il aurait déjà dégainé son épée, mais, par la Lumière, la dernière chose que désirait Mat, c’était de passer la journée avec lui. Ce pouvait être atroce. Mat avait le sens des convenances, même si la mère de Beslan ne l’avait pas.
Le seul problème, c’était que Beslan prenait très au sérieux cette promesse de vivre ensemble tous les jours de fête et toutes les festivités. Plus Mat tombait d’accord avec Nalesean sur l’ennui mortel de la journée qu’ils avaient prévue, plus Beslan était déterminé. Au bout d’un moment, il commença à se rembrunir, et Mat commença à craindre qu’il ne dégaine son épée. Enfin, une promesse était une promesse. Quand lui, Nalesean et Birgitte quittèrent le palais, une demi-douzaine de bouffons emplumés leur emboîta le pas. Mat était certain que ce ne serait pas arrivé si Birgitte avait été habillée comme d’habitude. Tous ces imbéciles n’arrêtaient pas de la lorgner avec des sourires jusqu’aux oreilles.
— Pourquoi ne cessez-vous pas de vous tortiller sous son regard ? marmonna-t-il, tandis qu’ils traversaient la place de Mol Hara.
Il resserra le ruban qui maintenait son masque en place.
— Je ne me tortillais pas, je bougeais.
Sa pudibonderie était si manifestement fausse qu’il aurait ri en n’importe quelle autre circonstance.
— Légèrement.
Brusquement, elle retrouva son sourire, et elle baissa la voix pour que lui seul l’entende.
— Je vous ai dit que, parfois, c’est agréable d’être admirée. Et ce n’est pas parce qu’ils sont trop jolis que c’est déplaisant. Oh, vous voulez la regarder, ajouta-t-elle, désignant une femme svelte qui les dépassa en courant, avec un masque de chouette bleu et encore moins de plumes que Riselle.
Ce qu’il y avait de bien avec Birgitte, c’est qu’elle lui donnait un coup de coude et lui montrait une jolie fille avec autant d’empressement que l’aurait fait un homme, et s’attendait en retour à ce qu’il lui signale ce qu’elle aimait voir, ce qui était généralement l’homme le plus laid en vue. Qu’elle ait choisi ou non de sortir aujourd’hui à demi nue – au quart nue, en tout cas – elle était… bon, simplement une amie. Ce monde se révélait bien étrange. Une femme qu’il commençait à considérer comme un compagnon de beuverie, et une autre qui le poursuivait aussi ardemment qu’il avait jamais pourchassé une femme, dans ses antiques souvenirs ou dans les siens propres. Plus ardemment même ; il n’avait jamais harcelé une femme qui ne voulait pas l’être. Monde très étrange en vérité.
Le soleil était à peine plus d’à mi-course de son zénith, mais déjà les fêtards emplissaient les rues, les places et les ponts. Acrobates, jongleurs et musiciens emplumés exerçaient leur art à tous les coins de rue, la musique souvent étouffée par les cris et les rires. Pour les pauvres, quelques plumes dans les cheveux suffisaient, plumes de pigeon ramassées par terre par les enfants ou les mendiants, mais les masques et les costumes devenaient plus riches à mesure que les bourses s’alourdissaient. Plus fastueux, et souvent plus scandaleux. Les femmes comme les hommes étaient souvent parés de plumes qui révélaient encore plus de peau que celles de Riselle ou de cette femme qui traversait Mol Hara en courant. Pas de commerce aujourd’hui dans les rues et les canaux, mais certaines boutiques étaient ouvertes – avec toutes les tavernes et les auberges, bien entendu – et çà et là, un chariot se frayait un chemin dans la foule, ou une barge avançait à la gaffe sur un canal, supportant une plate-forme où de jeunes hommes et femmes posaient en masques étincelants d’oiseaux qui leur couvraient toute la tête, avec des crêtes atteignant parfois un pied de haut, et battant de longues ailes colorées de telle façon que le reste de leur costume n’apparaissait que par éclairs. Ce qui était aussi bien, réflexion faite.
Selon Beslan, ces installations, ainsi qu’il les appelait, étaient généralement présentées dans les Maisons des Guildes, les palais et les maisons privées. Toute la Fête avait lieu à l’intérieur pour l’essentiel. Il ne neigeait pas vraiment à Ebou Dar même quand le temps était habituel – mais apparemment, un hiver normal était assez froid pour empêcher les gens de batifoler dehors à demi nus. Avec la chaleur, tout débordait dans les rues. Attendez la tombée de la nuit, leur dit Beslan ; c’est alors que Mat verrait quelque chose ! À mesure que la lumière du jour s’estompait, ainsi en était-il des inhibitions.
Regardant une grande femme svelte glisser à travers la foule en masque et cape emplumés, suivie de six ou sept fêtards, Mat se demanda quels blocages il leur restait encore le soir. Il faillit lui crier de se couvrir de sa cape. Elle était jolie, mais en pleine rue, sous la Lumière et tous les yeux ?
Les chariots présentant les installations attiraient les badauds, bien entendu, groupes serrés d’hommes et de femmes qui criaient et riaient en leur jetant des pièces et parfois des messages pliés, et rejetaient les passants dans les rues latérales. Il s’habitua à fuir devant eux jusqu’au prochain carrefour, ou à attendre que le chariot soit passé pour traverser une intersection ou un pont. En attendant, Birgitte et Nalesean envoyaient des piécettes aux gamins crasseux et aux mendiants encore plus sales, Birgitte se concentrant sur les enfants, en leur mettant une pièce dans la main comme un cadeau.
Pendant l’une de ces attentes, Beslan posa soudain une main sur le bras de Nalesean, et dit, élevant la voix pour couvrir les cris et la musique cacophonique venant d’au moins six endroits à la fois :
— Pardonne-moi, Tairen, mais pas à lui.
Un homme déguenillé pénétrait lentement dans la foule ; joues creuses et décharné, il semblait avoir perdu jusqu’à la dernière les pitoyables plumes qu’il avait trouvées pour ses cheveux.
— Pourquoi pas ? demanda Nalesean.
— Pas d’anneau de cuivre à son petit doigt. Il ne fait pas partie de la guilde.
— Par la Lumière, s’écria Mat, un homme ne peut même pas mendier dans cette ville sans appartenir à une guilde ?
Ce fut peut-être à cause du ton. Le mendiant lui sauta à la gorge, un couteau apparaissant soudain dans son poing crasseux.
Sans réfléchir, Mat l’attrapa par le bras et le projeta dans la foule ; certains maudirent Mat, d’autres le mendiant affalé. Quelques-uns lui lancèrent une pièce.
Du coin de l’œil, Mat vit un autre maigrichon déguenillé pousser Birgitte pour arriver jusqu’à lui avec un long couteau. Ce fut une erreur fatale que de la sous-estimer à cause de son costume, car de quelque part sous ses plumes, elle sortit une dague et le poignarda sous le bras.
— Attention ! lui cria Mat, mais il n’avait pas le temps de l’avertir plus vite.
Tout en parlant, il avait tiré une dague de sa manche et la lança. La lame frôla Birgitte et s’enfonça dans la gorge d’un autre mendiant qui brandissait un couteau avant qu’il ne le lui plante dans les côtes.
Soudain, des miséreux sortirent de partout, armés de couteaux et de gourdins hérissés de pointes ; cris et hurlements s’élevèrent tandis que les gens en masques et costumes se bousculaient pour s’écarter. Nalesean balafra le visage d’un haillonneux, qui tituba ; Beslan planta son épée dans le ventre d’un second, pendant que ses amis déguisés en combattaient d’autres.
Mat n’eut pas le temps d’en voir davantage ; il se retrouva dos à dos avec Birgitte, affrontant ses propres adversaires. Il la sentait bouger contre lui, l’entendait marmonner des jurons, mais il en avait à peine conscience ; Birgitte était très capable de se défendre toute seule, mais il n’était pas sûr d’en faire autant avec ses deux assaillants. Le costaud au ricanement édenté n’avait qu’un bras, et une orbite plissée à la place où s’était trouvé son œil gauche, mais il brandissait dans son poing un gourdin de deux pieds, cerclé de bandes de fer hérissées de pointes acérées comme des épines. Son petit compagnon à face de rat avait encore ses deux bras et quelques dents, et, malgré ses joues creuses et des bras grêles tout en os et en nerfs, il était vif comme un serpent, se léchant les lèvres et passant une dague rouillée d’une main dans l’autre. Mat pointa son couteau, plus court, d’abord sur l’un, puis sur l’autre. Il était assez long pour atteindre leur virilité, et ils reculaient et sautillaient, chacun attendant que l’autre lui tombe dessus.
— Ça ne plaira pas au Vieux Culy, Spar, gronda le costaud, et Face-de-Rat s’élança, transférant sa lame rouillée d’une main dans l’autre.
Il avait compté sans la dague qui apparut soudain dans la main gauche de Mat et lui ouvrit le poignet. La lame rouillée cliqueta sur les pavés, mais le mendiant se jeta sur lui quand même. L’autre dague de Mat le frappa en pleine poitrine, et il poussa un cri perçant, les yeux dilatés et les bras se refermant convulsivement autour de Mat. Le rictus du costaud s’élargit, et il s’avança, levant son gourdin.
Le rictus s’évanouit quand deux mendiants l’assaillirent à leur tour, ricanant et poignardant.
Fixant la scène, incrédule, Mat repoussa le cadavre de Face-de-Rat. Il n’y avait plus personne à cinquante pas, à part les combattants, et partout des mendiants roulaient à terre, deux, trois, et parfois quatre en lardant un seul de coups de couteau ou le martelant avec des bâtons ou des pierres.
Beslan attrapa Mat par le bras. Il avait du sang sur le visage, mais il souriait.
— Partons d’ici, et laissons la Confrérie des Aumônes finir le travail. Il n’y a pas de gloire à combattre des mendiants, et de plus, la guilde ne laissera pas en vie ces intrus. Suivez-moi.
Nalesean fronçait les sourcils – à l’évidence, il ne voyait aucune bravoure à affronter des mendiants, lui non plus – de même que les amis de Beslan, plusieurs avec leur costume de travers et l’un qui avait ôté son masque pour qu’un autre tamponne une balafre à son front. Celui à la cicatrice arborait un grand sourire. Birgitte n’avait pas une écorchure que pût voir Mat, et son costume était aussi pimpant qu’il l’était en sortant du palais. Elle fit disparaître son couteau ; impossible de cacher une dague sous ces plumes, mais c’est pourtant ce qu’elle fit.
Mat ne protesta pas qu’on l’entraîne, mais il grogna :
— Est-ce que les mendiants attaquent toujours les gens comme ça… dans cette ville ?
Beslan n’apprécierait peut-être pas de voir la cité qualifiée de maudite.
Beslan éclata de rire.
— Vous êtes ta’veren, Mat. Il se passe toujours des choses excitantes autour d’un ta’veren.
Mat lui rendit son sourire en grinçant des dents. Sacré imbécile, sacrée cité, et sacré ta’veren. Enfin, si un mendiant lui tranchait la gorge, il n’aurait pas à retourner au palais et à laisser Tylin l’éplucher comme une poire bien mûre. En y repensant, elle l’avait appelé ma petite poire. Sacré tout !
Il y avait beaucoup de fêtards dans la rue entre la teinturerie et La Rose d’Elbar, quoique peu en tenue légère. Apparemment, il fallait avoir les moyens pour se promener quasiment nu. Seuls les acrobates, devant la maison du marchand qui faisait le coin, étaient assez dénudés, les hommes en chausses collantes et torse nu, les femmes en chausses encore plus collantes et corsage transparent. Ils avaient tous quelques plumes dans les cheveux, comme les musiciens cabriolant devant le petit palais à l’autre coin de rue, une femme avec une flûte, un homme soufflant dans un grand tube noir tortillé plein de pistons, et un autre tapant à tour de bras sur un tambour. La maison qu’ils venaient observer semblait hermétiquement fermée.
À La Rose d’Elbar, le thé était aussi mauvais que d’habitude, c’est-à-dire bien meilleur que le vin. Nalesean resta fidèle à la bière locale. Birgitte dit merci, sans préciser pour quoi, et Mat haussa les épaules sans rien dire ; ils se sourirent en tapant leur coupe sur la table. Le soleil se leva, et Beslan s’assit, balançant d’abord une botte sur la pointe de l’autre, puis le contraire, mais ses compagnons commencèrent à s’impatienter, quelque souvent qu’il leur rappelât que Mat était ta’veren. Une bagarre avec des mendiants ne pouvait passer pour un divertissement acceptable, la rue était trop étroite pour qu’y passent des installations, les femmes n’étaient pas aussi jolies qu’ailleurs, et même lorgner Birgitte perdit de son intérêt quand ils eurent réalisé qu’elle n’avait pas l’intention d’en embrasser ne fût-ce qu’un seul. Avec des protestations de regret que Beslan ne les accompagne pas, ils s’éloignèrent en hâte chercher quelque chose de plus exaltant. Nalesean alla faire un tour dans la ruelle jouxtant la teinturerie, et Birgitte disparut à l’intérieur de La Rose d’Elbar, à la recherche, dit-elle, de quelque chose de buvable caché dans quelque coin oublié.
— Je ne me serais jamais attendu à voir un Lige vêtu comme ça, dit Beslan, croisant pied droit sur pied gauche.
Mat cligna des yeux. Il avait l’œil. Birgitte n’avait pas ôté son masque une seule fois. Enfin, tant qu’il n’était pas au courant pour…
— Je crois que vous serez très bon pour ma Mère, Mat.
Mat s’étrangla, projetant du thé sur un passant. Plusieurs le foudroyèrent avec colère, et une jolie petite femme svelte à la poitrine ravissante lui décocha un sourire faussement pudique de sous un masque bleu dont il pensa qu’il devait représenter un roitelet. Elle tapa du pied et s’éloigna dignement quand il ne lui sourit pas en retour. Heureusement, aucun ne fut assez furieux pour dépasser le stade des regards furibonds avant de poursuivre leur chemin. Ou peut-être malheureusement. Il n’aurait pas été fâché si cinq ou six d’entre eux lui étaient tombés dessus.
— Que voulez-vous dire ? demanda-t-il d’une voix rauque.
La tête de Beslan pivota vers lui, les yeux dilatés de surprise.
— Eh bien, le fait qu’elle vous a choisi pour son mignon, bien sûr. Pourquoi êtes-vous si rouge ? Êtes-vous en colère ? Pourquoi… ?
Soudain, il se frappa le front et éclata de rire.
— Vous pensiez que j’allais être furieux, moi. Pardonnez-moi, j’ai oublié que vous êtes étranger. Mat, c’est ma mère, pas ma femme. Père est mort depuis dix ans, et elle a toujours affirmé qu’elle était trop occupée. Je suis content qu’elle ait choisi quelqu’un qui me plaît. Où allez-vous ?
Il n’avait pas réalisé qu’il s’était levé avant que Beslan ne lui pose la question.
— J’ai juste… besoin de m’éclaircir les idées.
— Mais vous buvez du thé, Mat.
Contournant une chaise à porteurs verte, il vit à moitié la porte de la maison s’ouvrir, et se glisser dehors une femme en cape bleue emplumée. Sans réfléchir – la tête lui tournait trop pour penser rationnellement – il se mit à la suivre. Beslan savait ! Il approuvait ! Sa propre mère, et il…
— Mat ? lui cria Nalesean, où allez-vous ?
— Si je ne suis pas revenu demain, répondit distraitement Mat par-dessus son épaule, dites-leur qu’elles devront la trouver toutes seules !
Il continua à suivre la femme en état second sans entendre les cris de Nalesean et de Beslan. Le prince savait ! Il se rappela avoir pensé un jour que Beslan et sa mère étaient fous. C’était pire ! Tout Ebou Dar était fou ! Il avait à peine conscience des dés tournoyant dans son crâne.
D’une fenêtre de la salle de conférences, Reanne regarda Solain disparaître dans la rue descendant vers la rivière. Un individu en cape couleur bronze la suivit, mais s’il cherchait fortune, il ne tarderait pas à découvrir que Solain n’avait pas de temps à perdre avec les hommes et n’était pas patiente avec eux.
Reanne ne savait pas pourquoi l’urgence s’était fait si fortement sentir ce jour-là. Depuis des jours, elle se manifestait dès le matin et disparaissait avec le soleil, et depuis des jours, elle l’avait combattue – d’après les règles strictes qu’elles n’osaient pas tout à fait appeler des lois, pendant six jours quand même… – mais aujourd’hui… Elle avait donné l’ordre avant d’y réfléchir et été incapable de le rapporter à temps. Tant mieux. Nulle part dans la cité personne n’avait relevé aucun signe de la présence des deux jeunes écervelées qui se faisaient appeler Elayne et Nynaeve ; inutile de prendre des risques dangereux.
En soupirant, elle se retourna vers les autres qui attendaient qu’elle s’asseye pour s’installer à leur tour. Tout irait bien, comme toujours. Les secrets seraient gardés, comme ils l’avaient toujours été. Mais quand même… Elle n’avait pas le don de Prophétie ou rien de semblable, mais ce sentiment d’urgence lui annonçait peut-être quelque chose. Douze femmes la regardaient, en attente.
— Je crois que nous devrions envisager d’envoyer à la ferme pendant un certain temps toutes celles qui ne portent pas la ceinture.
Il n’y eut pas de discussion ; c’étaient les Anciennes, mais Reanne était la plus Ancienne de toutes. En cela, au moins, il n’y avait aucun mal à se comporter en Aes Sedai.