23 Voisines d’une tisserande

Nynaeve voulait parler à Elayne sans que l’aubergiste l’entende, mais elle n’en trouva pas l’occasion tout de suite. La femme les fit sortir manu militari, en une assez bonne imitation d’une gardienne de prison guidant des détenues, sans rien perdre de son impatience glaciale, même quand elle jeta un coup d’œil prudent sur la porte de Mat. Au fond de l’auberge, elle leur fit descendre une volée de marches jusqu’à une cuisine surchauffée emplie d’une odeur de pain chaud, où la femme la plus ronde que Nynaeve eût vue de sa vie, brandissant une grande cuillère en bois comme un sceptre, en dirigeait trois autres qui sortaient des fours des plateaux de pains dorés et croustillants pour les remplacer par des pâtons. Une grande marmite du porridge blanc consommé au petit déjeuner mijotait doucement sur l’un des poêles en faïence blanche.

— Enid, dit Maîtresse Anan à la grosse femme, je dois m’absenter un moment. Je dois emmener ces deux enfants chez quelqu’un qui aura le temps de les materner comme il faut.

Essuyant des grosses mains pleines de farine sur un torchon blanc, Enid dévisagea Elayne et Nynaeve d’un air désapprobateur. Tout en elle était rond, son visage au teint olivâtre, ses yeux noirs, tout ; on l’aurait crue faite de grosses boules fourrées dans une robe. Le couteau de mariage qui sortait de son tablier blanc comme neige étincelait d’une bonne douzaine de pierres.

— C’est les deux baratineuses qu’ont fait jaser Caira, Maîtresse ? Beaux morceaux pour le jeune Seigneur, je dirais. Il les aime girondes.

À son ton, cela l’amusait.

L’aubergiste soupira.

— J’ai dit à cette fille de tenir sa langue. Je ne veux pas que ce genre de rumeur se répande sur La Femme Errante. Rappelle-le à Caira de ma part, Enid, et à coups de cuillère s’il le faut.

Le regard qu’elle posa sur les deux Aes Sedai était si désobligeant que Nynaeve en resta bouche bée.

— Existe-t-il quelqu’un dans son bon sens pour croire que ces deux-là sont des Aes Sedai ? Elles ont vidé leur bourse pour s’acheter de belles robes afin d’impressionner l’homme, quitte à mourir de faim si elles ne le séduisaient pas ! Aes Sedai, mon œil !

Sans donner à Enid le temps de répondre, elle saisit l’oreille de Nynaeve de la main droite, celle d’Elayne de la gauche, et, en trois pas précipités, elles se retrouvèrent dans la cour de l’écurie.

Une fois là, Nynaeve se remit du choc et se dégagea, ou plutôt essaya, car la femme les lâcha à cet instant précis, et, emportée par son élan, elle trébucha sur une demi-douzaine de pas, la foudroyant du regard avec indignation. Elle ne s’attendait pas à être traitée en criminelle. Elayne releva le menton, le regard si glacial que Nynaeve n’aurait pas été surprise de voir du givre dans ses cheveux.

Mains sur les hanches, Maîtresse Anan ne sembla pas s’en apercevoir. Ou peut-être que ça lui était égal.

— Après ça, j’espère que personne ne croira Caira, dit-elle avec calme.

Calme, mais ni aimable ni douce ; elles avaient perturbé sa matinée.

— Maintenant, suivez-moi et ne vous perdez pas. Ou si vous vous perdez, ne vous montrez plus jamais dans mon auberge, sinon j’enverrai quelqu’un au palais pour avertir Merilille et Teslyn. Elles, ce sont de vraies sœurs, et elles vous mettraient sans doute en pièces et se partageraient les morceaux.

Elayne reporta son regard de l’aubergiste sur Nynaeve. Regard qui n’était pas noir ni furibond, mais assez éloquent quand même. Nynaeve se demanda si elle pourrait supporter ça jusqu’au bout. Penser à Mat la convainquit. N’importe quoi était préférable à ça.

— Nous ne nous perdrons pas, Maîtresse Anan, dit-elle, s’efforçant à la docilité.

Elle trouva qu’elle s’en tirait assez bien, vu que la docilité n’avait jamais été son fort.

— Merci de nous aider.

Souriant à l’aubergiste, elle fit de son mieux pour ignorer Elayne, dont le regard se fit encore plus éloquent, et dur comme la pierre. Regard ou pas, elle devait s’assurer que la femme continuait à les considérer dignes de la peine qu’elle se donnait pour elles.

— Nous vous sommes très reconnaissantes, Maîtresse Anan.

Maîtresse Anan l’observa de travers et renifla. Quand tout cela serait fini, décida Nynaeve, elle traînerait l’aubergiste au palais, s’il le fallait, et elle obligerait les autres sœurs à reconnaître leur qualité d’Aes Sedai en présence de Maîtresse Anan.

À cette heure matinale, la cour était vide, à l’exception d’un gamin de dix ou douze ans, qui, armé d’un seau et d’une passoire, aspergeait la terre battue du sol pour fixer la poussière. Les portes blanches de l’écurie étaient grandes ouvertes, et une brouette trônait juste devant, avec une fourche à fumier en travers. Des coassements de grenouilles qu’on écrase sortaient de l’écurie, et Nynaeve décida que c’était un palefrenier qui chantait. Avaient-elles besoin d’un cheval pour arriver à destination ? Même un court trajet pouvait se révéler déplaisant ; n’ayant que la place à franchir et pensant rentrer de bonne heure, elles n’avaient emporté ni chapeau, ni parasols, ni manteau à capuchon.

Mais Maîtresse Anan leur fit traverser la cour, puis s’engagea dans une allée étroite courant entre l’écurie et un haut mur dont dépassaient des branches dénudées par la sécheresse. Un jardin, sans doute. Au bout, une petite grille donnait accès à une ruelle poussiéreuse, si étroite que la lumière de l’aube n’y avait pas encore pénétré.

— Continuez à me suivre, jeunes filles, leur dit l’aubergiste, s’engageant dans la ruelle. Si vous vous perdez, je jure d’aller prévenir le palais.

Nynaeve suivit, tenant sa tresse à deux mains pour s’empêcher d’étrangler la femme. Il lui tardait d’avoir ses premiers cheveux blancs. D’abord les autres Aes Sedai, puis le Peuple de la Mer – par la Lumière, elle ne voulait plus y penser ! – et maintenant, une aubergiste ! Personne ne vous prenait au sérieux tant qu’on n’avait pas un peu de gris dans la chevelure ; même un visage sans âge d’Aes Sedai était moins persuasif.

Elayne soulevait sa jupe qui sinon aurait traîné par terre, leurs pas soulevaient de petits nuages de poussière qui retombait sur les ourlets.

— Voyons voir, dit doucement Elayne, regardant droit devant elle.

Doucement mais froidement. Très froidement, même. Elle avait une façon de démolir les gens sans élever le ton que Nynaeve admirait. Généralement. Pour l’heure, cela lui donna envie de la gifler.

— Nous pourrions être de retour au palais, prendre le thé et jouir de la brise en attendant que Maître Cauthon déménage ses affaires. Peut-être que Birgitte et Aviendha seraient rentrées avec quelque chose d’utile. Nous pourrions finalement décider quoi faire de cet homme. Faut-il le suivre dans les rues du Rahad et voir ce qui se passe, ou l’emmener dans des maisons susceptibles de contenir ce que nous cherchons, ou faut-il le laisser choisir ? On pourrait mettre le temps à profit de cent façons ce matin, comme décider s’il serait sans danger d’aller retrouver Egwene – ou jamais – après ce marché que nous a arraché le Peuple de la Mer. Il faudra bien en parler tôt ou tard ; l’ignorer ne servira à rien. À la place, nous voilà embarquées dans une marche interminable, clignant des yeux sous le soleil tout le long du chemin si nous continuons dans cette direction, pour aller voir une femme qui recueille les fugitives de la Tour. Pour ma part, ça ne m’intéresse guère de retrouver des fuyardes ce matin, ou n’importe quel autre matin d’ailleurs. Mais je suis sûre que vous pouvez m’expliquer la situation. Je désire ardemment comprendre, Nynaeve. J’ai horreur de penser que je vais vous faire traverser la place Mol Hara à grands coups de pied pour rien.

Nynaeve fronça les sourcils. À grands coups de pied ? Elayne devenait violente à passer tant de temps avec Aviendha. Quelqu’un devrait les ramener à la raison, ces deux-là.

— Le soleil n’est pas encore assez haut pour l’avoir dans les yeux, marmonna-t-elle.

Mais ça ne tarderait pas, malheureusement.

— Réfléchissez, Elayne. Cinquante femmes qui peuvent canaliser et qui aident les Irrégulières et les refusées de la Tour.

Elle avait parfois des remords à utiliser ce terme d’irrégulière ; dans la bouche de la plupart des Aes Sedai, c’était une insulte, mais elle voulait qu’un jour ce soit un titre de fierté.

— Et elle a parlé d’un Cercle. Pour moi, il ne s’agit pas de quelques amies réunies par hasard, mais d’un groupe organisé.

La ruelle serpentait entre de hauts murs et l’arrière de maisons, dont beaucoup aux briques apparentes sous le plâtre, parmi des jardins de palais et des boutiques où l’on voyait joailliers, tailleurs et sculpteurs sur bois au travail par les portes ouvertes. De temps en temps, Maîtresse Anan jetait un coup d’œil par-dessus son épaule pour s’assurer qu’elles suivaient toujours. Nynaeve lui adressait sourires et saluts de la tête, espérant ainsi lui prouver sa bonne foi.

— Nynaeve, si deux femmes qui peuvent canaliser constituaient une société, la Tour leur tomberait dessus comme une meute de loups. D’ailleurs, comment Maîtresse Anan peut-elle savoir si ces femmes peuvent canaliser ou non ? Celles qui canalisent sans être Aes Sedai ne s’en vantent pas, vous le savez. Ou alors, pas très longtemps. En tout cas, je ne vois pas l’intérêt de notre démarche. Egwene a peut-être l’intention d’amener un jour à la Tour toutes les femmes qui peuvent canaliser, mais ce n’est pas pour ça que nous sommes ici.

Au ton patient et glacial d’Elayne, Nynaeve resserra la main sur sa tresse. Comment pouvait-elle être si bouchée ? Une fois de plus, elle découvrit les dents à l’intention de Maîtresse Anan, et parvint à ne pas regarder son dos en fronçant les sourcils quand elle se détourna.

— Cinquante femmes, c’est bien plus que deux, murmura-t-elle avec véhémence.

Elles pouvaient canaliser ; elles devaient en être capables ; tout dépendait de ça.

— Il est impensable que ce Cercle soit dans la même cité qu’un entrepôt plein de ter’angreals sans qu’elles le sachent. Et si elles le savent…

Elle ne put empêcher la satisfaction d’adoucir sa voix.

— … si elles le savent, nous aurons trouvé la Coupe sans l’aide de Maître Matrim Cauthon. Nous pourrons oublier nos promesses absurdes.

— Nous n’avons pas fait ces promesses sous la contrainte, Nynaeve, dit distraitement Elayne. Je les tiendrai, et vous aussi, si vous avez de l’honneur, et je sais que c’est le cas.

Elle passait vraiment trop de temps avec Aviendha. Nynaeve se demandait quand Elayne avait commencé à croire qu’elles devaient toutes observer ce ridicule ji-quelque chose des Aiels.

Elayne se mordilla les lèvres en fronçant les sourcils. Toute glace semblait avoir fondu en elle, elle était redevenue elle-même. Elle dit enfin :

— Nous ne serions jamais allées à l’auberge sans Maître Cauthon et nous n’aurions donc jamais rencontré la remarquable Maîtresse Anan ou été conduites au Cercle. Donc, si le Cercle nous mène jusqu’à la Coupe, c’est à lui que nous le devrons.

Mat Cauthon ; ce nom la faisait bouillir. Nynaeve trébucha et lâcha sa tresse pour relever ses jupes. La ruelle n’était pas aussi lisse qu’une place pavée, et encore moins que les sols d’un palais. Parfois, Elayne en difficulté valait mieux qu’Elayne en pleine possession de ses moyens.

— Remarquable, maugréa-t-elle. Je vais lui en donner, du remarquable, jusqu’à ce qu’elle demande grâce. Personne ne nous a jamais traitées comme ça, Elayne, pas même les gens qui doutaient de notre qualité, pas même le Peuple de la Mer.

— La plupart des gens ne savaient pas à quoi ressemble vraiment une Aes Sedai, Nynaeve. Je crois qu’elle est allée à la Tour dans sa jeunesse ; elle connaît des choses qu’elle ne pourrait pas savoir autrement.

Nynaeve renifla avec dédain, foudroyant le dos de la femme qui marchait devant elles. Setalle Anan était peut-être allée à la Tour dix fois, cent fois, mais elle l’obligerait à reconnaître qu’elles étaient toutes les deux des Aes Sedai. Et elle s’excuserait. Et elle apprendrait aussi ce que c’est que de se faire traîner par l’oreille ! Maîtresse Anan jeta un coup d’œil en arrière, et Nynaeve lui fit un sourire figé, et la salua avec raideur, comme si sa tête était montée sur des gonds.

— Elayne, si ces femmes savent où est la Coupe… nous n’aurons pas besoin de dire à Mat comment nous l’avons trouvée.

Ce n’était pas une question.

— Je ne vois pas pourquoi, répondit Elayne. Il faudra que je demande à Aviendha pour être sûre, ajouta-t-elle, réduisant à néant tous les espoirs de Nynaeve.

Si elle n’avait pas craint que Maîtresse Anan ne les abandonne sur-le-champ, elle aurait hurlé.

La ruelle tortueuse déboucha dans une rue, et il ne fut plus question de parler. Le soleil brillait d’un éclat aveuglant au-dessus des toits, et Elayne se protégea les yeux de sa main avec ostentation. Nynaeve refusa de l’imiter. C’était supportable. Elle fut juste obligée de plisser un peu les yeux, c’est tout. Le ciel bleu sans nuages semblait se moquer de son sens du temps, qui lui disait toujours qu’une tempête arrivait sur la cité.

Même à cette heure matinale, quelques calèches laquées aux couleurs éclatantes circulaient dans les rues tortueuses, de même qu’une poignée de chaises encore plus éclatantes, portées par deux ou quatre porteurs nu-pieds en gilets rouge et vert, qui trottaient parce qu’ils transportaient des passagers cachés derrière des écrans en bois ajourés. Carrioles et chariots cahotaient sur les pavés, et, à mesure que les boutiques s’ouvraient et que les auvents se relevaient, les gens envahissaient la chaussée, apprentis en gilet, hommes de peine transportant de grands rouleaux de tapis sur l’épaule, acrobates, jongleurs et musiciens s’installant aux coins les plus propices à leurs métiers, colporteuses aux plateaux pleins d’épingles, de rubans ou de fruits miteux. Les marchés ouverts au poisson et à la viande étaient depuis longtemps en pleine activité ; aux étals de poisson, il n’y avait que des femmes, et aussi à la viande, sauf à ceux où l’on vendait du bœuf.

Se frayant un chemin dans la foule, se faufilant entre les calèches, les chaises à porteurs et les chariots qui semblaient penser n’avoir aucune raison de ralentir, Maîtresse Anan avançait d’un bon pas, pour compenser les arrêts. Ils étaient nombreux. Elle semblait très connue, hélée par des boutiquiers, des artisans et d’autres aubergistes, debout sur le pas de leur porte. Elle leur adressait quelques mots en passant ou les saluait de la tête, mais elle s’arrêtait toujours pour bavarder un moment avec les aubergistes. Après la première halte, Nynaeve fit le souhait qu’elle ne recommence pas ; après la deuxième, ce fut une prière. Après la troisième, elle regarda droit devant elle, s’efforçant en vain de ne pas écouter. Le visage d’Elayne se fit de plus en plus pincé, de plus en plus froid ; elle relevait le menton au point qu’on aurait pu se demander comment elle voyait où elle mettait les pieds.

Il y avait une raison à cela, dut reconnaître Nynaeve à contrecœur. À Ebou Dar, quelqu’un vêtu de soie pouvait marcher jusqu’au bout d’une place, mais pas plus loin. Tous les passants étaient vêtus de laine ou de lin, sans beaucoup de broderies, sauf quelques mendiants ayant récupéré un habit de soie jeté à la poubelle, éraillé de partout et où l’on voyait plus de trous que de tissu. Elle en avait assez d’entendre répéter à chaque arrêt l’histoire des deux écervelées qui avaient dépensé tout leur argent pour de belles robes afin d’impressionner un homme. Mat y avait le beau rôle, qu’il soit réduit en cendres ! Un jeune homme très bien d’après elle, et si elle n’avait pas été mariée…, et merveilleux danseur, avec juste ce qu’il fallait de canaille. Toutes les femmes riaient. Mais pas elle ni Elayne. Pas les deux petits becs sucrés – c’est le mot qu’elle employait –, des becs sucrés sans le sou pour avoir couru après un homme, la bourse pleine de piécettes de cuivre et d’étain pour tromper les imbéciles, les idiots sans cervelle qu’elles auraient réduits au vol ou à la mendicité si elle n’avait pas connu quelqu’un pouvant leur donner du travail à la cuisine.

— Elle ne va pas s’arrêter à toutes les auberges de la ville ! maugréa Nynaeve quand elles s’éloignèrent de L’Oie Échouée, auberge de trois étages dont la propriétaire arborait trois gros grenats à chaque oreille malgré le nom modeste de son établissement. Maintenant, Maîtresse Anan ne regardait plus en arrière pour voir si elles suivaient.

— Vous réalisez que nous ne pourrons plus jamais nous montrer dans aucun de ces endroits !

— Je soupçonne que c’est exactement l’idée, répondit Elayne, chacun de ses mots comme taillé dans la glace. Nynaeve, si vous nous avez envoyées à la chasse au dahu…

Inutile de préciser la menace. Avec l’aide de Birgitte et d’Aviendha – et elles l’aideraient –, Elayne ferait de sa vie un enfer tant qu’elle ne se serait pas vengée à sa satisfaction.

— Elles nous conduiront droit à la coupe, insista-t-elle, écartant un mendiant dont une horrible cicatrice fermait un œil.

Elle reconnut sur lui de la pâte de farine colorée au sang-de-dragon.

— Je sais, dit Elayne, reniflant de la façon la plus insultante.

Nynaeve cessa de compter les ponts qu’elles traversaient, ainsi que les barges qui naviguaient dessous. Le soleil montait de plus en plus haut au-dessus des toits. Maîtresse Anan ne suivait pas le chemin le plus direct – elle semblait même faire des détours pour trouver des auberges –, mais elles avançaient toujours approximativement vers l’est, et Nynaeve pensait qu’elles devaient approcher de la rivière quand l’aubergiste se retourna brusquement vers elles.

— Surveillez votre langue maintenant. Parlez uniquement quand on vous adressera la parole. Faites-moi honte et…

Fronçant une dernière fois les sourcils et grommelant entre ses dents qu’elle faisait sans doute une bêtise, elle leur fit signe de la tête de la suivre dans la maison à toit plat juste en face d’elles.

La demeure n’était pas grande, juste un étage sans balcon, les briques visibles en plusieurs endroits sous le plâtre écaillé, et plutôt mal située, avec le tintamarre des métiers à tisser d’un côté, et la puanteur âcre d’une teinturerie de l’autre. Une servante vint ouvrir la porte, une femme grisonnante à la mâchoire carrée et aux épaules de forgeron, au regard d’acier qu’aucune goutte de sueur sur son visage n’adoucissait. Nynaeve entra derrière Maîtresse Anan, le sourire aux lèvres. Quelque part dans cette maison, une femme canalisait.

À l’évidence, la servante grisonnante connaissait de vue Maîtresse Anan, mais elle eut une curieuse réaction. Elle lui fit une révérence pleine de respect, tout en ayant l’air surprise de la voir. Malgré sa nervosité évidente, elle la laissa entrer. Mais elle reçut Nynaeve et Elayne sans ambiguïté. Elle les conduisit dans un salon à l’étage et leur dit fermement :

— Ne bougez pas un cil et ne touchez à rien ou il vous en coûtera.

Puis elle disparut.

Nynaeve regarda Elayne.

— Nynaeve, une femme qui canalise, ça ne veut pas dire…

La perception changea, se dilatant un instant, puis s’estompa.

— Même deux femmes, ça ne veut rien dire, protesta Elayne, mais d’un ton dubitatif maintenant. C’est la servante la moins stylée que j’aie jamais vue de ma vie.

Elle s’assit dans un fauteuil rouge à haut dossier, et au bout d’un moment, Nynaeve l’imita, mais se posa tout au bord de son siège. Parce qu’elle était impatiente, pas parce qu’elle était nerveuse. Pas nerveuse du tout.

La pièce n’était pas grande, mais les dalles bleues et blanches luisaient, et les murs vert pâle semblaient repeints de frais. Pas trace de dorures nulle part, naturellement, mais de jolies sculptures couvraient les fauteuils rouges alignés le long des murs, et plusieurs petites tables d’un bleu plus foncé que les dalles. Les lampes pendues à des appliques étaient en laiton et brillaient de tous leurs feux. Des branches de pin étaient soigneusement disposées dans la cheminée, dont le linteau n’était pas en pierre mais en bois sculpté. Les sujets des sculptures étaient plutôt bizarres – représentant ce que les Ebou-Daris appelaient les Treize Péchés : un homme dont les yeux lui mangeaient le visage pour l’Envie, un autre qui tirait la langue jusqu’aux chevilles pour l’indiscrétion, un troisième, aux dents longues, et qui serrait des pièces sur son cœur pour l’Avarice, et ainsi de suite – mais dans l’ensemble, elle fut satisfaite de son inspection. Quiconque avait les moyens de s’offrir ces meubles et cette décoration avait aussi les moyens de restaurer les plâtres de la façade. Et la seule raison de les garder en l’état était le désir de ne pas attirer l’attention.

La servante avait laissé la porte ouverte, et soudain, des voix leur parvinrent d’en bas.

— J’ai du mal à croire que vous les ayez amenées ici, dit l’une, avec incrédulité et colère. Vous savez comme nous sommes prudentes, Setalle. Vous en connaissez plus que vous ne devriez, alors vous savez sûrement cela.

— Je suis désolée, Reanne, répondait Maîtresse Anan avec raideur. Je n’ai pas réfléchi, je suppose. Je… m’engage à me porter garante du comportement de ces filles et à me soumettre à votre jugement.

— Bien sûr que non ! fit la voix, grimpant dans l’aigu sous le choc. C’est pour dire… je veux dire, vous n’auriez pas dû, mais… Setalle, je m’excuse d’avoir élevé la voix. J’aimerais que vous me pardonniez.

— Vous n’avez aucune raison de vous excuser, Reanne, concéda l’aubergiste, d’un ton à la fois plein de remords et de rancœur. J’ai eu tort de les amener.

— Non, non, Setalle. Je n’aurais pas dû m’exprimer ainsi. Il faut me pardonner, je vous en prie.

Setalle Anan et Reanne Corly entrèrent dans le salon, et Nynaeve cligna les yeux de surprise. D’après cette conversation, elle attendait une femme plus jeune que l’aubergiste, mais Reanne avait les cheveux gris, et un visage marqué par des rides du sourire, mais qui, pour l’heure, était plissé d’inquiétude. Pourquoi l’aînée s’humiliait-elle ainsi devant sa cadette, et pourquoi la cadette le supportait-elle, même sans conviction ? Ici, les coutumes étaient différentes, la Lumière en était témoin, et certaines trop différentes à son goût, mais pas à ce point. Bien sûr, elle n’avait jamais fait d’excès d’humilité avec le Cercle des Femmes, aux Deux Rivières, mais quand même…

Naturellement, Reanne pouvait canaliser – elle s’y attendait ; en fait, elle l’espérait – mais elle ne s’attendait pas à un tel pouvoir. Reanne n’était pas aussi puissante qu’Elayne, ou même Nicola – que cette maudite fille soit réduite en cendres ! – mais elle était facilement l’égale de Sheriam, Kwamesa ou Kiruna. Peu de femmes possédaient une telle puissance, et bien qu’elle les dépassât toutes elle-même, elle ne pensait pas trouver ici un tel potentiel. Cette femme devait être une Irrégulière ; parce que la Tour aurait tout fait pour la garder, même s’il avait fallu la laisser en robe d’Acceptée toute sa vie.

Quand elles entrèrent, Nynaeve se leva, lissant ses jupes. Certainement pas par nervosité ; certainement pas. Oh, si seulement cette aventure pouvait bien se terminer.

Reanne les examina d’un œil perçant, de l’air d’une femme qui trouve deux cochons dans sa cuisine, sortis tout droit de la porcherie et dégoulinants de purin. Elle se tamponna le visage d’un mouchoir minuscule, quoiqu’il fît plus frais dans la maison que dehors.

— Il faudra en faire quelque chose, je suppose, murmura-t-elle, si elles sont ce qu’elles prétendent.

Sa voix était assez aiguë, même maintenant, musicale et presque juvénile. Elle se tut et sursauta, pour une raison inconnue, et regarda en coin l’aubergiste, ce qui provoqua une nouvelle tournée d’excuses réticentes de l’aubergiste et de dénégations affolées de Maîtresse Corly. À Ebou Dar, quand les gens se mettaient à être vraiment polis, les allers-retours de pardons pouvaient durer une heure.

Elayne s’était levée aussi, arborant un sourire figé. Elle haussa un sourcil à l’adresse de Nynaeve, et, un coude dans une main, se toucha la joue de l’index.

Nynaeve s’éclaircit la gorge.

— Maîtresse Corly, je m’appelle Nynaeve al’Meara, et voici Elayne Trakand. Nous cherchons…

— Setalle m’a mise au courant, l’interrompit Reanne, ce qui n’augurait rien de bon.

Nynaeve la soupçonna d’être aussi dure qu’un mur de pierre.

— Un peu de patience, mes filles, je vais m’occuper de vous.

Elle se retourna vers Setalle. Une fois de plus, une hésitation mal réprimée colora sa voix.

— Si vous voulez bien m’excuser, Setalle, je dois questionner ces filles et…

— Tiens, mais voilà une revenante, s’exclama en entrant une petite femme trapue dans la force de l’âge, saluant Reanne de la tête.

Malgré sa robe ebou-darie ceinturée de rouge, et son visage hâlé luisant de sueur, l’accent était pur cairhienin. Sa compagne tout aussi suante, vêtue d’un habit de marchande en drap de laine sombre de coupe très simple, faisait une tête de plus qu’elle, avec des yeux noirs en amande et une bouche bien fendue.

— C’est Garenia ! Elle…

Voyant qu’elles n’étaient pas seules, elle s’interrompit brusquement.

Reanne croisa les mains comme dans la prière, ou peut-être pour s’empêcher de frapper l’une des arrivantes.

— Berowin, dit-elle d’une voix tendue, un de ces jours, vous tomberez du haut d’une falaise avant d’avoir vu où vous mettiez les pieds.

— Je suis désolée, Aîn…

La Cairhienine baissa les yeux en rougissant. La Saldaeane se mit à tripoter un anneau de pierres rouges épinglé sur son corsage avec une intense concentration.

Quant à Nynaeve, elle regarda Elayne d’un air triomphant. Les deux nouvelles venues pouvaient canaliser, et quelqu’un tenait la saidar quelque part dans la maison. Deux de plus, et si Berowin n’était pas très puissante, Garenia surpassait Reanne et égalait Lelaine ou Romanda. Peu importait en fait, mais ça en faisait déjà cinq. Elayne serra les dents, têtue, puis elle soupira et hocha la tête imperceptiblement. Parfois, il fallait faire des efforts incroyables pour la convaincre.

— Vous vous appelez Garenia ? dit lentement Maîtresse Anan, fronçant les sourcils sur l’intéressée. Vous ressemblez beaucoup à quelqu’un que j’ai connu autrefois. Zarya Alkaese.

Les yeux noirs en amande clignèrent de surprise. Sortant de sa manche un mouchoir bordé de dentelle, la marchande se tamponna les joues et répondit :

— C’était le nom de la sœur de ma grand-mère. Il paraît que je lui ressemble beaucoup. Était-elle en bonne santé à l’époque ? Elle a complètement oublié sa famille après être devenue Aes Sedai.

— La sœur de votre grand-mère, dit l’aubergiste, riant doucement. Bien sûr. Elle allait bien la dernière fois que je l’ai vue, mais c’était il y a longtemps. J’étais plus jeune que vous en ce temps-là.

Reanne était restée près de l’aubergiste, se gardant de la saisir par le bras, mais n’y tenant plus, elle s’exclama :

— Setalle, je suis vraiment désolée, mais je dois vous demander de m’excuser. Vous me pardonnerez de ne pas vous raccompagner à la porte ?

Maîtresse Anan s’excusa, comme si c’était sa faute que l’autre ne puisse pas la raccompagner, et disparut, après avoir jeté un dernier regard dubitatif sur Elayne et Nynaeve.

— Setalle ! s’exclama Garenia dès qu’elle fut sortie. C’était Setalle Anan ? Comment a-t-elle… ? Par la Lumière du Ciel ! Même après soixante-dix ans, la Tour pourrait…

— Garenia ! dit Maîtresse Corly d’un ton tranchant.

Son regard encore plus tranchant fit rougir la Saldaeane.

— Puisque vous êtes là toutes les deux, nous serons trois pour l’interrogatoire. Vous autres jeunes filles, restez où vous êtes et taisez-vous.

Ces dernières paroles adressées à Elayne et à Nynaeve. Les autres se retirèrent dans un coin et se mirent à discuter à voix basse.

Elayne se rapprocha de Nynaeve.

— Je n’aimais déjà pas être traitée en novice quand j’étais novice. Jusqu’à quand avez-vous l’intention de prolonger cette farce ?

Nynaeve lui fit signe de se taire.

— J’essaye d’écouter, murmura-t-elle.

Utiliser le Pouvoir était hors de question, bien entendu. Les trois femmes s’en seraient aperçues immédiatement. Heureusement, elles ne tissèrent pas de barrière, peut-être parce qu’elles ne savaient pas comment faire, et parfois, leurs paroles étaient perceptibles.

— … dit qu’elles sont peut-être des Irrégulières, chuchotait Reanne, provoquant choc et révulsion chez les deux autres.

— Alors il faut leur montrer la porte, siffla Berowin. La porte de derrière. Des Irrégulières !

— J’ai toujours envie de savoir qui est cette Setalle Anan, intervint Garenia.

— Si vous ne pouvez pas concentrer votre esprit sur le problème actuel, c’est que c’est peut-être votre tour d’aller faire un séjour à la ferme. Alise sait merveilleusement bien concentrer les esprits. Maintenant…

La suite ne fut plus qu’un murmure.

Une nouvelle servante apparut, mince et jolie, mais maussade, en grossière robe grise et long tablier blanc. Posant sur l’une des petites tables un plateau vert laqué, elle s’essuya subrepticement les joues d’un coin de son tablier, et se mit à tripoter des tasses bleues vernissées et une théière assortie. Nynaeve haussa les sourcils. Cette femme pouvait canaliser, elle aussi, mais sans grande puissance. Pourquoi était-elle servante ?

Garenia jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et elle sursauta.

— Qu’a donc fait Derys pour être punie ? Je croyais que les poissons chanteraient avant qu’elle ne critique les règles, et encore moins qu’elle les transgresse.

Berowin renifla bruyamment, mais sa réponse fut à peine audible.

— Elle voulait se marier. Elle devancera son tour à la ferme et s’y rendra avec Keraille le surlendemain de la Fête de la Demi-Lune. Cela réglera la question de Maître Denal.

— Vous deux, vous avez peut-être envie d’aller bêcher les champs pour Alise ? dit sèchement Reanne, et elles se remirent à parler bas.

Nynaeve exulta intérieurement. Elle n’avait jamais beaucoup aimé les règles, du moins celles des autres – les autres voyaient rarement une situation aussi clairement qu’elle, et par conséquent inventaient des conventions stupides ; par exemple, pourquoi cette Derys ne pouvait-elle pas se marier si elle le désirait ? – mais règles et pénitences étaient les marques d’une société. Elle avait raison. Et il y avait autre chose. Elle poussa Elayne du coude jusqu’à ce qu’elle baisse la tête vers elle.

— Berowin a une ceinture rouge, murmura-t-elle.

C’était l’insigne des Sages-Femmes, les célèbres guérisseuses d’Ebou Dar, universellement reconnues comme les meilleures après les Aes Sedai dans l’art de Guérir. Elles soignaient censément par leurs connaissances et leurs herbes, mais…

— Combien de Sages-Femmes avons-nous vues, Elayne ? Combien pouvaient canaliser ? Combien étaient d’Ebou Dar ou même d’Altara ?

— Sept, en comptant Berowin, répondit-elle lentement, et seulement une dont je suis sûre qu’elle était d’ici.

Ah ! À l’évidence, les autres étaient d’ailleurs.

— Mais aucune n’avait une puissance approchant de celle de ces femmes.

Au moins, elle n’avait pas suggéré qu’elles s’étaient trompées ; toutes ces femmes étaient capables de canaliser.

— Nynaeve, voulez-vous dire que les… Sages-Femmes… toutes les Sages-Femmes… peuvent… ? Cela dépasserait l’incroyable !

— Elayne, dans cette cité, même les balayeurs ont leur guilde ! Je crois que nous venons de découvrir les gros bonnets de l’Antique Sororité des Sages-Femmes.

L’entêtée secoua la tête.

— La Tour aurait envoyé ici une centaine de sœurs il y a des années ; deux cents plutôt. Une telle organisation aurait été écrasée dans l’œuf.

— Peut-être que la Tour n’est pas au courant, dit Nynaeve. Peut-être qu’elles sont tellement discrètes que la Tour a pensé qu’elles ne pouvaient pas leur porter ombrage. Il n’y a aucune loi interdisant de canaliser quand on n’est pas Aes Sedai, seulement prohibant de se prétendre Aes Sedai, ou de faire un mauvais usage du Pouvoir. Ou de le discréditer.

Ce qui signifiait qu’il était interdit de faire quoi que ce fût pouvant faire voir les véritables Aes Sedai sous un mauvais jour, si quelqu’un pensait qu’on l’était, ce qui était allé un peu loin, à son avis. Mais le vrai problème, c’est qu’elle n’y croyait pas. La Tour semblait au courant de tout, et les sœurs interdiraient sans doute un cercle de brodeuses si elles pouvaient canaliser. Pourtant, il devait y avoir une explication quelconque à…

Sans bien s’en rendre compte, elle sentit que quelqu’un embrassait la Vraie Source, mais soudain elle n’en fut que trop consciente. Sa mâchoire s’affaissa en sentant un flot d’Air saisir sa tresse sur sa nuque et lui faire traverser la pièce en s’élançant sur la pointe des pieds. Elayne courait près d’elle, cramoisie de fureur. Le pire, c’est qu’elles étaient protégées toutes les deux par leur bouclier.

Ce bref déplacement se termina quand on leur permit de reposer les talons par terre devant Maîtresse Corly et les deux autres, toutes trois assises le long du mur dans des fauteuils rouges, toutes entourées de l’aura de la saidar.

— On vous a dit de vous taire, dit Reanne avec fermeté. Si nous décidons de vous aider, vous devrez savoir que nous exigeons une obéissance totale, comme la Tour Blanche elle-même.

Ces derniers mots furent prononcés avec révérence.

— Je peux vous dire que vous auriez été traitées moins rudement si vous n’étiez pas arrivées de cette façon irrégulière.

Le flot tenant la tresse de Nynaeve s’évanouit. Elayne releva la tête avec colère quand elle fut libérée.

Chez Nynaeve, l’étonnement atterré fit place à l’indignation véhémente quand elle réalisa que Berowin tenait son bouclier. La plupart des Aes Sedai qu’elle avait rencontrées étaient supérieures à Berowin ; presque toutes. Rassemblant ses forces, elle tenta d’atteindre la Source, pensant que le tissage allait se rompre. Elle montrerait au moins à ces femmes qu’elle… le tissage… s’étira. La ronde Cairhienine sourit, et Nynaeve s’assombrit. Le bouclier s’étira de plus en plus, ballonna comme une boule. Il ne cassa pas. C’était impossible. N’importe qui pouvait lui interdire l’accès à la Source en la prenant par surprise, et quelqu’un de plus faible qu’elle pouvait tenir le bouclier une fois tissé, mais pas quelqu’un de tellement plus faible. Et un bouclier ne s’étirait pas autant sans se disloquer. C’était impossible !

— Vous pourriez vous rompre une artère si vous continuez comme ça, remarqua Berowin, presque avec compassion. Nous n’essayons pas de nous élever au-dessus de notre condition, mais les Dons s’améliorent avec le temps et cela a toujours été mon Don spécial. Je pourrais immobiliser une Réprouvée.

Fronçant les sourcils, Nynaeve renonça. Elle pouvait attendre. Vu qu’elle n’avait pas le choix, elle pouvait attendre.

Derys s’approcha avec son plateau et distribua les tasses de thé. Elle n’accorda même pas un regard à Elayne et à Nynaeve avant de faire la révérence puis de retourner à sa table.

— Nous pourrions prendre le thé au palais, dit Elayne, avec un regard si dur qu’elle faillit reculer devant elle. Il vaudrait peut-être mieux ne pas attendre trop longtemps.

— Taisez-vous, ma fille, dit Maîtresse Corly d’un ton calme, mais se tamponnant le visage de son mouchoir avec colère. D’après ce qu’on nous a dit de vous, vous êtes effrontées et contestataires, vous courez après les hommes et vous mentez. À quoi j’ajouterai que vous êtes incapables de suivre des instructions simples. Tout cela doit changer si vous recherchez notre aide. Tout. Tout cela est très irrégulier. Remerciez-nous d’accepter de vous parler.

— Nous recherchons votre aide, confirma Nynaeve.

Elle aurait souhaité qu’Elayne cesse de rouler des yeux furibonds. Son regard était pire que celui de la femme Corly. Enfin, au moins aussi mauvais.

— Nous recherchons désespérément un ter’angreal…

— Généralement, nous connaissons d’avance les filles qu’on nous amène, l’interrompit Reanne comme si elle n’avait rien dit, et nous devons donc nous assurer que vous êtes ce que vous prétendez. Combien de portes une Novice peut-elle emprunter pour entrer à la Bibliothèque de la Tour, et lesquelles ?

Elle but une gorgée de thé et attendit.

— Deux, répondit Elayne d’un ton venimeux. La porte principale à l’est, quand elle est envoyée par une sœur, ou la petite porte du coin sud-ouest, appelée la Porte des Novices, quand elle y va pour elle-même. Encore longtemps, Nynaeve ?

Garenia, qui tenait le bouclier d’Elayne, canalisa un nouveau flot d’Air, assez rudement. Elayne frémit, et Nynaeve grimaça, avec l’impression qu’elle la tirait par sa jupe.

— Un langage courtois est une autre obligation, fit-elle avec ironie.

— C’est la bonne réponse, accorda Maîtresse Corly comme s’il ne s’était rien passé, bien que jetant un bref coup d’œil sur la Saldaeane. Maintenant, combien de ponts y a-t-il au Jardin Aquatique ?

— Trois, dit sèchement Nynaeve, parce qu’elle le savait.

Elle ne savait pas pour la bibliothèque, n’ayant jamais été Novice.

— Nous avons besoin de savoir…

Berowin, occupée à tenir les boucliers, ne pouvait pas canaliser un flot d’Air, mais Maîtresse Corly le pouvait. Son visage restant impassible au prix d’un gros effort, Nynaeve resserra les mains sur ses jupes pour les empêcher de bouger. Elayne eut le culot de la gratifier d’un petit sourire glacial. Glacial, mais satisfait.

Elles furent bombardées d’une douzaine d’autres questions, allant du nombre d’étages que comprenaient les quartiers des Novices – douze – jusqu’aux circonstances en lesquelles une Novice était autorisée à entrer à l’Assemblée – pour porter des messages ou pour être expulsée de la Tour à la suite d’un crime quelconque, sinon, jamais –, accablées, sans que Nynaeve parvienne à placer deux mots, et encore, accueillis en silence par l’horrible Corly. Elle se fit l’effet d’une Novice devant l’Assemblée ; elles non plus n’avaient pas le droit de parler. Ce fut l’une des rares réponses qu’elle put faire, mais heureusement, Elayne répondait promptement quand elle ne savait pas. Nynaeve aurait mieux fait si les questions avaient concerné les Acceptées, un peu mieux du moins, mais c’est ce qu’une Novice devait savoir qui les intéressait. Elle se félicita qu’Elayne accepte de jouer le jeu, même si, à en juger par sa pâleur et son menton agressif, ça ne pourrait plus durer bien longtemps.

— Je suppose que Nynaeve a vraiment été à la Tour, conclut finalement Reanne, consultant les deux autres du regard. Si Elayne l’avait instruite, elle aurait sans doute mieux réussi. Certaines vivent dans un brouillard perpétuel.

Garenia renifla, puis hocha lentement la tête. L’acquiescement de Berowin fut beaucoup trop prompt au goût de Nynaeve.

— Je vous en prie, dit-elle poliment.

Elle pouvait se montrer polie quand les circonstances l’exigeaient, quoi qu’on lui ait raconté par ailleurs.

— Nous avons vraiment besoin de trouver un ter’angreal que le Peuple de la Mer appelle la Coupe des Vents. C’est dans un entrepôt poussiéreux, quelque part dans le Rahad, et je crois que votre guilde, votre Cercle, sait où il se trouve. S’il vous plaît, aidez-nous.

Soudain, trois visages de pierre la dévisagèrent.

— Il n’y a pas de guilde, dit Maîtresse Corly avec froideur. Seulement quelques amies qui n’ont pas trouvé de place à la Tour Blanche…

De nouveau, ce ton révérenciel.

— … et qui sont parfois assez folles pour tendre la main à qui a besoin d’elles. Nous n’avons rien à voir avec des ter’angreals, des angreals, ou des sa’angreals. Nous ne sommes pas des Aes Sedai.

Aes Sedai fut également prononcé avec vénération.

— D’ailleurs, vous n’êtes pas là pour poser des questions. Mais nous en avons d’autres à soulever, pour savoir jusqu’à quel stade vous êtes arrivées ; après quoi, nous vous emmènerons à la campagne et nous vous confierons aux bons soins d’une amie. Elle vous gardera jusqu’à ce que nous décidions de la suite. Jusqu’à ce que nous soyons sûres que les sœurs ne vous recherchent pas. Vous avez une nouvelle vie devant vous, une nouvelle chance, si seulement vous savez en profiter. Ce qui vous a freinées à la Tour ne s’applique pas ici, que ce soit le manque de dextérité ou la peur d’autre chose. Personne ne vous poussera à apprendre ou à faire des choses qui dépassent vos capacités. Ce que vous êtes est suffisant.

— Assez, dit Elayne d’un ton glacial. Bien assez, Nynaeve. À moins que vous n’ayez l’intention de vous éterniser à la campagne ? Elles n’ont pas la coupe, Nynaeve.

Sortant l’anneau du Grand Serpent de son aumônière, elle le passa à son doigt. À sa façon de regarder les trois femmes, personne n’aurait pu la croire entourée d’un écran. Elle était une reine qui a perdu patience. Elle était Aes Sedai jusqu’au bout des ongles.

— Je suis Elayne Trakand, Haut Siège de la Maison Trakand. Je suis Fille-Héritière d’Andor et Aes Sedai de l’Ajah Verte, et y exige d’être libérée immédiatement.

Nynaeve grogna.

Garenia grimaça, écœurée, et les yeux de Berowin se dilatèrent d’horreur. Reanne Corly eut l’air peiné, mais quand elle parla, ce fut d’un ton implacable.

— J’espérais que Setalle vous avait fait changer d’avis au sujet de ce mensonge spécifique. Je sais comme c’est difficile, quand on s’est fièrement mise en route pour la Tour, de rentrer à la maison pour reconnaître son échec. Mais on ne parle jamais comme vous, même par plaisanterie.

— Ce n’était pas une plaisanterie, dit Elayne d’un ton léger.

Léger, comme la neige est légère.

Garenia se pencha vers elle en fronçant les sourcils, formant un flot d’Air, mais Maîtresse Corly l’arrêta de la main.

— Et vous, Nynaeve ? Persistez-vous dans ce… dans cette folie ?

Nynaeve prit une profonde inspiration. Ces femmes devaient savoir où se trouvait la Coupe ; c’était obligatoire !

— Nynaeve ! ordonna Elayne d’un ton hargneux.

Elle ne lui permettrait jamais d’oublier cette aventure, même si elles parvenaient à s’échapper. Elle avait une façon de ressasser le moindre faux pas qui vous coupait l’herbe sous le pied.

— Je suis Aes Sedai de l’Ajah Jaune, récita Nynaeve avec lassitude. La Véritable Siège de l’Amyrlin, Egwene al’Vere, nous a élevées au châle à Salidar. Elle n’est pas plus âgée qu’Elayne ; vous le savez sans doute.

Pas le moindre changement sur les trois visages de pierre.

— Elle nous a envoyées à Ebou Dar pour retrouver la Coupe des Vents, avec laquelle nous pourrons rétablir le climat.

Toujours pas de réaction. Elle s’efforça de réprimer sa colère, elle s’y essaya vraiment, mais elle persista malgré elle.

— Vous devez le désirer comme tout le monde ! Regardez autour de vous ! Le Ténébreux étrangle le monde ! Si vous avez la moindre idée de l’endroit où se trouve la Coupe, parlez !

Maîtresse Corly fit signe à Derys, qui vint enlever les tasses, ses yeux dilatés regardant craintivement Elayne et Nynaeve. Quand elle sortit de la pièce, ou plutôt détala, les trois femmes se levèrent solennellement, comme trois juges sévères qui vont prononcer une sentence.

— Je regrette que vous n’acceptiez pas notre aide, dit Maîtresse Corly avec froideur.

Mettant la main dans son escarcelle, elle en tira trois marks d’argent qu’elle posa dans la main de Nynaeve, puis trois autres qu’elle fourra dans celle d’Elayne.

— Cela vous permettra de subsister quelque temps. Vous pourrez aussi obtenir quelque argent de ces robes, je crois, même si c’est moins que ce qu’elles vous ont coûté. Elles ne sont pas pratiques pour voyager. Demain à l’aube, vous aurez quitté Ebou Dar.

— Nous n’allons nulle part, lui affirma Nynaeve. Je vous en prie, si vous savez…

Elle aurait aussi bien pu se taire. Le flot de paroles continua.

— D’ici là, nous ferons circuler votre signalement, en nous assurant qu’il parvient aux sœurs du Palais Tarasin. Si vous êtes vues après le coucher du soleil, nous veillerons à ce que les sœurs sachent où vous êtes, de même que les Blancs Manteaux. Alors, vous aurez le choix entre fuir, vous rendre aux sœurs, ou mourir. Allez, et ne revenez pas ; vous devriez vivre longtemps si vous renoncez à vos ruses répugnantes et dangereuses. Nous en avons terminé avec vous. Berowin, raccompagnez-les, je vous prie.

Passant entre elles, elle sortit sans un regard en arrière.

L’air renfrogné, Nynaeve accepta de descendre à sa suite. Résister n’aurait servi à rien, sauf peut-être à se voir jetée dehors, mais, par la Lumière, elle n’aimait pas renoncer ! Elayne suivait, rayonnant de la froide détermination de sortir et d’en avoir fini avec ça.

Dans le petit couloir d’entrée, Nynaeve fit une dernière tentative.

— Je vous en supplie, Garenia, Berowin, si vous savez quelque chose, parlez. Le moindre renseignement peut se révéler capital. Vous devez comprendre comme c’est important. Il le faut !

— Les plus aveugles sont ceux qui ferment les yeux, cita Elayne, pas tout à fait entre ses dents.

Berowin hésita, mais pas Garenia. Elle regarda Nynaeve et dit :

— Nous prenez-vous pour des imbéciles, ma fille ? Je vais vous dire ceci : si ce n’était que de moi, je vous expédierais à la ferme malgré tout ce que vous pourriez dire. Quelques mois à être l’objet des attentions d’Alise, et vous sauriez tenir votre langue et apprécier l’aide sur laquelle vous crachez actuellement.

Nynaeve eut envie de lui envoyer son poing dans la figure. Elle n’avait pas besoin de la saidar pour se servir de lui.

— Garenia ! dit sèchement Berowin. Excusez-vous ! Nous ne retenons personne contre sa volonté, et vous le savez très bien. Excusez-vous immédiatement !

Et, merveille des merveilles, une femme qui aurait été très proche du plus haut rang, eût-elle été Aes Sedai, jeta un regard en coin à celle qui aurait été tout en bas de l’échelle, et s’empourpra.

— Je vous demande pardon, marmonna-t-elle à Nynaeve. Parfois je me laisse emporter par mon caractère, et je dis des choses que je ne devrais pas. Je vous demande humblement pardon.

Nouveau regard en coin à Berowin, qui approuva de la tête et poussa un soupir de soulagement.

Pendant que Nynaeve en restait bouche bée d’étonnement, elles défirent les boucliers, les poussèrent dans la rue et claquèrent la porte derrière elles.

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