D’abord, Perrin ne regarda pas vers le bas de la pente où il devait se diriger, où il aurait dû aller avec Rand ce matin. Il resta immobile sur sa selle, à la limite du cercle de chariots, et balaya le paysage du regard, bien que ce qu’il vit lui donnât envie de vomir C’était comme recevoir un coup de marteau dans le ventre.
Un coup de marteau. À l’est, dix-neuf tombes fraîches en haut d’une colline trapue ; dix-neuf hommes des Deux Rivières qui ne reverraient pas leur foyer. Un forgeron voyait rarement les gens mourir à cause de ses décisions. Au moins, ces hommes des Deux Rivières avaient obéi à ses ordres. Sinon, il y aurait eu encore plus de tombes. Coup de marteau. Des rectangles de terre fraîchement retournée couvraient la pente voisine, près d’une centaine de Mayeners et encore plus de Cairhienins, venus aux Sources de Dumaï pour mourir. Peu importaient les causes et les raisons ; ils avaient suivi Perrin Aybara. Coup de marteau. Sur la pente ouest, les tombes se touchaient, peut-être un millier ou plus. Un millier d’Aiels, enterrés debout pour faire face à chaque lever de soleil. Un millier. Dont des Vierges. Les hommes lui nouaient l’estomac ; les femmes lui donnaient envie de s’asseoir et de pleurer. Il tenta de se dire qu’ils avaient tous choisi d’être là, qu’ils devaient être là. Les deux s’avéraient, mais il avait donné les ordres, et cela le rendait responsable de ces tombes. Pas Rand ; pas les Aes Sedai ; lui.
Les Aiels survivants n’avaient cessé de chanter pour leurs morts que depuis peu, chants obsédants, qui s’attardaient dans l’esprit.
La vie est un rêve – qui ne connaît pas d’ombre.
La vie est un rêve – de chagrin et de souffrance.
Un rêve – dont nous prions de nous réveiller.
Un rêve – dont nous nous réveillons pour partir.
Qui dormirait – quand attend une nouvelle aube ?
Qui dormirait – quand souffle le vent doux ?
Un rêve doit finir – quand vient le nouveau jour.
Ce rêve dont – nous nous réveillons pour partir.
Ils semblaient trouver du réconfort dans ces chants. Perrin aurait bien voulu en faire autant, mais d’après ce qu’il voyait, il semblait que les Aiels ne se souciaient pas s’ils vivaient ou mouraient. Tout homme sain d’esprit a envie de vivre. Tout homme sain d’esprit devrait s’éloigner d’une bataille de toute la vitesse de ses jambes, courir aussi vite qu’il pouvait.
Steppeur rejeta la tête en arrière, naseaux palpitant aux odeurs, et Perrin lui flatta l’encolure. Aram souriait devant ce que Perrin s’efforçait d’ignorer. Le visage de Loial était si peu expressif qu’il aurait pu être taillé dans du bois. Ses lèvres remuaient légèrement, et Perrin crut entendre : « Par la Lumière, puissé-je ne jamais revoir cela. » Prenant une profonde inspiration, il obligea son regard à suivre les leurs, vers les Sources de Dumaï.
D’une certaine façon, ce n’était pas aussi pénible que les tombes – il connaissait certains de ces gens depuis son enfance – mais tout lui retomba dessus d’un seul coup comme l’odeur solide qui le frappa entre les deux yeux. Les souvenirs qu’il voulait oublier affluèrent. Les Sources de Dumaï avait été un terrain de tuerie, un terrain de mort, mais maintenant, c’était pire. À moins d’un mile, les vestiges calcinés des chariots entouraient un petit bouquet d’arbres qui cachaient joliment les affleurements rocheux des sources. Et tout autour…
Une mer noire bouillonnante de vautours, corneilles et corbeaux, par dizaines de milliers, qui tourbillonnaient par vagues, puis se posaient, dissimulant la terre déchirée. Ce dont Perrin était plus que reconnaissant. Les méthodes des Asha’man avaient été brutales, détruisant les hommes et la terre avec une égale impartialité. Trop de shaidos étaient morts pour qu’on puisse les enterrer en quelques jours, si quelqu’un s’était soucié de les enterrer, alors vautours et corbeaux se gorgeaient de cadavres. Les loups morts se trouvaient là aussi ; il avait voulu les enterrer, mais ce n’était pas la coutume chez les loups. Trois cadavres d’Aes Sedai avaient été trouvés, leur canalisage incapable de les sauver des lances et des flèches dans la folie de la bataille, et une demi-douzaine de Liges morts également. Ils étaient enterrés dans la clairière près des sources.
Les oiseaux n’étaient pas seuls à profiter des morts. Loin de là. Les vagues de plumes noires tourbillonnaient autour du Seigneur Dobraine Taborwin et de plus de deux cents de ses cavaliers Cairhienins, et du Seigneur Lieutenant Havien Nurelle accompagné de tout ce qui restait de ses Mayeners, à part ceux qui gardaient les Liges. Deux diamants blancs sur bleu désignaient les officiers cairhienins, sauf Dobraine, et les plastrons et rubans rouges des Mayeners avaient belle allure au milieu du carnage, mais Dobraine n’était pas le seul à se boucher le nez d’un mouchoir. Par-ci, par-là, un officier se penchait sur sa selle pour vider un estomac déjà vide. Mazrim Taim, presque aussi grand que Rand, était à pied, avec sa veste noire aux dragons bleu et blanc grimpant sur les manches, au milieu d’une centaine d’autres Asha’man. Certains vomissaient, eux aussi. Il y avait des Vierges à foison, plus de siswai’aman que de Cairhienins, Mayeners et Asha’man réunis, et plusieurs douzaines de Sagettes en plus. Tous censément au cas où les shaidos reviendraient, ou peut-être au cas où certains morts ne le seraient pas tout à fait, quoique, de l’avis de Perrin, quiconque feindrait être mort deviendrait vite fou. Un tableau vivant centré sur Rand.
Perrin aurait dû être là, avec les hommes des Deux Rivières. Rand les avait demandés, avait parlé de sa confiance envers les hommes de chez lui, mais Perrin n’avait rien promis. Il devra se contenter de moi, pensa-t-il. Dans un moment, quand il se résoudrait à descendre dans la boucherie. Sauf que les couteaux de boucher ne tuaient pas les gens, et qu’ils étaient plus propres que les haches, plus propres que les vautours. Les Asha’man en noir disparurent dans la mer d’oiseaux, morts avalés par la mort ; vautours et corbeaux s’envolèrent, cachant les autres, mais Rand se détachait au milieu d’eux, dans la chemise blanche déchirée qu’il portait à l’arrivée des renforts. Quoiqu’à ce moment, il n’eût peut-être plus besoin d’être délivré ? Perrin grimaça à la vue de Min, debout près de Rand, en veste rouge clair et chausses ajustées. Ce n’était pas sa place, ni celle de personne, mais depuis l’arrivée des secours, elle se tenait encore plus proche de Rand que Taim lui-même. D’une façon ou d’une autre, Rand était parvenu à se libérer avec elle avant la percée de Perrin ou même des Asha’man, et Perrin soupçonna qu’aux yeux de Min, la présence de Rand était sa seule vraie sécurité.
Parfois, arpentant le charnier, Rand tapotait le bras de Min ou penchait la tête, comme s’il lui parlait, mais sans lui accorder toute son attention. Des nuages d’oiseaux noirs voletaient autour d’eux, les petits s’envolant manger ailleurs, les vautours cédant la place à regret, certains refusant de partir, étirant leurs cous déplumés et croassant avec défi en reprenant leur festin. De temps en temps, Rand s’arrêtait pour se pencher sur un cadavre. Parfois, du feu jaillissait de ses mains pour frapper un vautour qui ne s’écartait pas. Chaque fois, Nandera qui commandait les Vierges, ou Suline, sa seconde, discutaient avec lui. Parfois les Sagettes aussi, qui tiraient sur sa veste comme pour lui signifier quelque chose. Et Rand hochait la tête et continuait. Sans un regard en arrière. Et jusqu’à ce qu’un nouveau cadavre attire son attention.
— Qu’est-ce qu’il fait ? demanda une voix hautaine.
À l’odeur, il sut qui c’était avant de regarder. Élégante et hiératique, en robe d’équitation de soie verte et légère cape de lin, Kiruna Nachiman était la sœur du Roi Paitar d’Arafel, dame noble de plein droit, et devenir Aes Sedai n’avait rien fait pour adoucir ses manières. Absorbé par le spectacle, il ne l’avait pas entendue venir.
— Pourquoi est-il au milieu de tout ça ? Il ne devrait pas.
Toutes les Aes Sedai du camp n’étaient pas prisonnières, mais celles qui ne l’étaient pas étaient restées hors de vue depuis la veille, discutant entre elles, supposait Perrin, et s’efforçant de comprendre ce qui s’était passé. Peut-être cherchant un moyen de recouvrer leur liberté. Maintenant, elles étaient sorties en force. Bera Harkin, autre Verte, se tenait près de Kiruna, une paysanne malgré son visage sans âge et sa belle robe de laine, mais, à sa façon, tout aussi fière que Kiruna. En paysanne capable d’ordonner à un roi, et sans aménité, d’essuyer ses bottes avant d’entrer chez elle. Elle et Kiruna commandaient les sœurs venues aux Sources de Dumaï avec Perrin, ou peut-être se relayaient-elles au commandement. Ce n’était pas absolument clair, chose assez fréquente chez les Aes Sedai.
Les sept autres formaient un groupe à l’écart. Une bande de lionnes, à en juger par leur arrogance. Leurs Liges étaient alignés derrière elles. Si les sœurs étaient extérieurement toute sérénité, les Liges ne faisaient pas mystère de leurs sentiments. C’était un assemblage disparate, certains revêtus de ces capes aux couleurs changeantes qui faisaient disparaître leur corps en partie, mais petits ou grands, gros ou maigres, leur seule présence donnait une impression de violence difficilement contenue.
Perrin connaissait bien deux de ces femmes, Vérine Mathwin et Alanna Mosvani. Petite et trapue, presque maternelle parfois, comme par inadvertance, quand elle ne vous étudiait pas comme un oiseau étudie le ver qu’il va gober, Vérine était une Ajah Brune. Alanna, mince beauté brune, quoique aux yeux un peu hagards dernièrement pour une raison inconnue, était une Verte. En tout, cinq des neufs étaient des Vertes. Quelque temps plus tôt, Vérine lui avait dit de ne pas trop faire confiance à Alanna, et il l’avait prise au mot. Mais il ne se fiait pas aux autres non plus, Vérine comprise. Rand non plus, bien qu’elles aient combattu à son côté la veille, et malgré ce qui s’était passé à la fin. Ce que Perrin n’était toujours pas sûr de croire, bien qu’il l’ait vu de ses propres yeux.
Une bonne douzaine d’Asha’man s’attardaient près d’un chariot, à une vingtaine de pas des sœurs. Un impudent du nom de Charl Gedwyn les commandait ce matin, soldat au visage dur qui parvenait à fanfaronner sans bouger. Tous portaient une broche en argent en forme d’épée épinglée sur le haut col de leur veste, et quatre ou cinq près de Gedwyn arboraient un Dragon or et rouge en émail épinglé de l’autre côté. Perrin pensait que cela avait quelque chose à voir avec leur grade. Il avait vu les deux sur certains autres Asha’man. Pas exactement des gardes, ils s’arrangeaient toujours pour être où Kiruna et les autres se trouvaient. Très détendus. Mais l’œil vigilant. Les Aes Sedai ne leur prêtaient pas attention, du moins en apparence. Même ainsi, les sœurs sentaient la méfiance, la perplexité et la fureur, et cela venait sans doute partiellement de la présence des Asha’man.
— Eh bien ? dit Kiruna, ses yeux noirs flamboyant d’impatience.
Sans doute que peu de gens la faisaient attendre, pensa-t-il.
— Je ne sais pas, fit-il, flattant l’encolure de Steppeur. Rand ne me dit pas tout.
Il comprenait un peu – il croyait comprendre – mais il n’avait pas l’intention de le confier à quiconque. C’était à Rand de le dire, s’il le voulait. Tous les cadavres que Rand examinait appartenaient à des Vierges, Perrin en était sûr. Des Vierges Shaidos sans aucun doute, mais il ne savait pas exactement quelle différence ça faisait pour Rand. La veille au soir, il s’était éloigné des chariots pour s’isoler, et, quand les rires des hommes contents d’être encore vivants s’estompèrent derrière lui, il avait trouvé Rand. Le Dragon Réincarné, qui faisait trembler le monde, était assis par terre, seul dans le noir, bras croisés sur les épaules, se balançant d’avant en arrière.
Aux yeux de Perrin, la lune éclairait presque autant que le soleil, mais à ce moment-là, il aurait préféré des ténèbres profondes. Rand avait le visage tiré et déformé, visage d’un homme qui a envie de hurler, ou peut-être de pleurer, et qui réprimait ces envies de toutes ses forces. Quelle que fût la méthode des Aes Sedai pour écarter la chaleur, Rand et les Asha’man la connaissaient aussi, mais il ne s’en servait pas maintenant. La chaleur nocturne dépassait celle d’un jour d’été, et la sueur ruisselait autant sur les joues de Rand que sur celles de Perrin.
Il n’avait pas tourné la tête, bien que les bottes de Perrin aient crissé bruyamment dans l’herbe, mais il avait parlé d’une voix rauque, sans cesser de se balancer : « Cent cinquante et une, Perrin. Cent cinquante et une Vierges sont mortes aujourd’hui. Pour moi. Je leur avais fait une promesse, tu comprends. Ne discute pas avec moi ! Tais-toi ! Va-t’en ! » Malgré la sueur, Rand avait frissonné. « Pas toi, Perrin, pas toi. Je dois tenir mes promesses, tu comprends. Je le dois, même si ça fait très mal. Mais je dois tenir aussi mes promesses envers moi-même. Même si ça fait très mal aussi. »
Perrin s’était efforcé de ne pas penser au sort des hommes capables de canaliser. Les chanceux mouraient avant de devenir fous ; les malchanceux mouraient après. Que Rand fût chanceux ou malchanceux, tout reposait sur lui. Tout. « Rand, je ne sais pas quoi te dire, mais… »
Rand n’avait pas semblé l’entendre. Il se balançait toujours, d’avant en arrière. D’avant en arrière.
« Isan, de la Tribu Jarra des Aiels Charrens. Elle est morte pour moi aujourd’hui. Chuonde des Miagomas. Elle est morte pour moi aujourd’hui. Agirin des Darynes… »
Il n’avait rien pu faire, que s’asseoir sur ses talons et écouter Rand réciter les cent cinquante et un noms d’une voix brisée par la douleur, qu’écouter et espérer que Rand s’accroche à sa raison.
Mais que Rand fût encore complètement sain d’esprit ou non, si une Vierge venue combattre pour lui avait échappé au dénombrement, non seulement elle serait enterrée décemment avec les autres, Perrin en était sûr, mais la liste comporterait cent cinquante-deux noms. Et ça ne regardait pas Kiruna. Pas ça, ni les doutes de Perrin. Rand devait conserver sa raison, au moins partiellement.
Et que la Lumière me brûle de réfléchir si froidement, pensa-t-il.
Du coin de l’œil, il vit Kiruna pincer la bouche. Pas plus qu’elle n’aimait attendre elle n’aimait être tenue dans l’ignorance des événements. Elle aurait été belle, dans le genre majestueux, si son visage n’avait pas été celui d’une femme habituée à obtenir tout ce qu’elle voulait. Pas irascible, juste absolument certaine que, quoi qu’elle voulût, c’était juste, bon et indispensable.
— Avec tant de corneilles et de corbeaux à la même place, il y en a sûrement des centaines, sinon des milliers, prêts à rapporter ce qu’ils ont vu à un Myrddraal.
Elle ne faisait aucun effort pour dissimuler son irritation ; à l’entendre, on aurait dit qu’il avait appelé tous ces oiseaux lui-même.
— Chez nous, nous les tuons à vue. Vous avez des hommes, et ils ont des arcs.
C’était vrai, une corneille ou un corbeau avait de grandes chances d’être un espion du Ténébreux, mais il fut pris d’un haut-le-cœur. De dégoût et de lassitude.
— À quoi bon ?
Avec tant d’oiseaux, les Aiels et les hommes des Deux Rivières pouvaient tirer toutes leurs flèches, et il en resterait toujours assez pour faire leur rapport. La plupart du temps, impossible de savoir si l’oiseau qu’on tuait était un espion ou non.
— Il n’y a pas eu assez de carnage ? Bientôt, il y en aura encore davantage. Par la Lumière, femme, même les Asha’man en sont repus !
Des sourcils se haussèrent parmi les sœurs présentes. Personne ne parlait ainsi à une Aes Sedai, même un roi ou une reine. Bera le regarda comme si elle s’apprêtait à le désarçonner et à le frapper. Le regard plongé dans le désastre en contrebas, Kiruna lissa ses jupes, le visage froidement déterminé. Les oreilles de Loial tremblèrent. Il éprouvait pour les Aes Sedai un respect profond mais inquiet ; bien que près de deux fois plus grand que la plupart des sœurs, il se comportait parfois comme si l’une d’elles allait lui marcher dessus par inadvertance s’il se mettait sur son chemin.
Perrin ne donna pas à Kiruna le temps de parler. Donnez un doigt à une Aes Sedai, et elle vous prend tout le bras, sinon plus.
— Vous m’avez évité jusque-là, mais j’ai quelques petites choses à vous dire. Hier, vous avez désobéi aux ordres. Si vous voulez appeler ça un changement de plan, à votre aise, enchaîna-t-il comme elle ouvrait la bouche. Si vous trouvez que ça fait mieux.
Elle et les huit autres avaient ordre de rester avec les Sagettes, à l’écart de la bataille, protégées par les Mayeners et les hommes des Deux Rivières. À la place, elles avaient plongé au cœur de la mêlée, au milieu des hommes qui faisaient de leur mieux pour se réduire en chair à pâté, à l’épée et à la lance.
— Vous avez entraîné Havien Nurelle avec vous, et la moitié des Mayeners en sont morts. Dorénavant, vous n’en ferez plus à votre tête sans considération pour personne. Je ne veux plus voir des hommes mourir parce vous croyez soudain avoir une meilleure idée, et que le Ténébreux emporte ce qu’en pensent les autres. Suis-je assez clair ?
— As-tu fini, paysan ?
Kiruna parlait d’une voix dangereusement calme. Le visage qu’elle leva vers lui aurait pu être taillé dans quelque glace noire, et elle empestait l’affront. Debout sur le sol, elle parvenait à donner l’impression qu’elle le regardait de haut. Et ça, ce n’était pas un truc d’Aes Sedai ; il avait vu Faile faire la même chose. Il soupçonnait que toutes les femmes en étaient capables.
— Je vais te dire une chose, que toute personne douée de la moindre intelligence devrait comprendre. De par les Trois Serments, aucune sœur n’a le droit de se servir du Pouvoir Unique comme d’une arme, sauf contre les Engeances de l’Ombre, en défense de sa vie, de celle de ses Liges ou d’une autre sœur. Nous aurions pu rester où tu nous avais mises, et regarder jusqu’à la Tarmon Gai’don sans être capables de faire quelque chose d’efficace. Pas tant que nous n’étions pas en danger nous-mêmes. Je n’aime guère avoir à expliquer mes actions, paysan. Ne m’oblige pas à recommencer. Suis-je assez claire ?
Les oreilles de Loial s’affaissèrent, et il regardait droit devant lui dans le vague, si fort qu’à l’évidence il souhaitait être n’importe où sauf là, même auprès de sa mère qui voulait le marier. Aram était bouche bée, lui qui s’efforçait toujours de faire croire qu’il n’était pas impressionné par les Aes Sedai. Jondyn et Tod descendirent de leur roue de chariot, juste un poil trop relaxes ; Jondyn parvint à s’éloigner nonchalamment, mais Tod s’enfuit en courant, jetant un coup d’œil par-dessus son épaule.
Ses explications semblaient raisonnables ; elles étaient sans doute vraies. Non, selon un autre des Trois Serments, elles étaient vraies. Il y avait des accommodements, bien sûr. Comme de ne pas dire toute la vérité, ou de faire diversion. Les sœurs avaient très bien pu se mettre en danger afin de se servir légitimement du Pouvoir Unique comme d’une arme, mais Perrin voulait bien avaler ses bottes si elles n’avaient pas également l’intention d’atteindre Rand avant tout le monde. Ce qui serait arrivé alors, la Lumière seule le savait, mais il était certain que leurs plans n’incluaient rien de ce qui s’était passé par la suite.
— Il arrive ! dit Loial brusquement. Regardez, il arrive ! Soyez prudent, Perrin, ajouta-t-il en un murmure.
Pour un Ogier, c’était véritablement un murmure. Aram et Kiruna l’entendirent sans doute clairement, peut-être Bera, mais aucune des autres.
— Elles ne vous ont rien juré à vous ! s’écria-t-il, recommençant à tonitruer. Vous croyez qu’il me parlerait de ce qui s’est passé au camp ? Pour mon livre.
Il écrivait un livre sur le Dragon Réincarné, ou du moins il prenait des notes.
— Je n’ai vraiment pas vu grand-chose après… après le début des combats.
Il était au côté de Perrin, au beau milieu de la mêlée, brandissant une hache au manche presque aussi grand que lui ; il était bien difficile de remarquer grand-chose quand on s’efforçait de rester en vie. À entendre Loial, on pouvait conclure qu’il se trouvait toujours ailleurs quand la situation devenait dangereuse.
— Vous pensez qu’il me parlerait, Kiruna Sedai ?
Kiruna et Bera se regardèrent, puis, sans un mot, rejoignirent Vérine et les autres. Les suivant des yeux, Loial poussa un soupir, tel un coup de vent dans une caverne.
— Vous devriez vraiment faire attention, Perrin, dit-il en un souffle. Vous avez toujours la langue trop vive.
Cela sonna comme un bourdon de la taille d’un chat, non plus d’un mastiff. Perrin se dit qu’il apprendrait peut-être à murmurer, s’il passait assez de temps autour des Aes Sedai. Pourtant, il fit signe à l’Ogier de se taire, pour pouvoir écouter. Les sœurs se remirent tout de suite à parler, mais aucun son ne parvint aux oreilles de Perrin. À l’évidence, elles avaient élevé une barrière à l’aide du Pouvoir Unique.
Évident aussi pour les Asha’man. L’espace d’un battement de cœur, ils se redressèrent et se haussèrent sur la pointe des pieds, toutes leurs antennes braquées sur les sœurs. Rien ne disait qu’ils avaient recours au saidin, la moitié mâle de la Vraie Source, mais Perrin aurait parié Steppeur que c’était le cas. Et à voir le rictus coléreux de Gedwyn, il était prêt à s’en servir.
Quelque obstacle qu’aient élevé les Aes Sedai, elles devaient y avoir renoncé. Elles croisèrent les mains et se retournèrent pour contempler la pente en silence. Les Asha’man se consultèrent du regard, et finalement, Gedwyn leur fit signe de reprendre leur indolence apparente. Il avait l’air déçu. Grondant avec irritation, Perrin se retourna vers les chariots.
Rand montait tranquillement la pente. Min à son bras, lui tapotant la main et bavardant avec elle. Une fois, il renversa la tête en arrière et éclata de rire, et elle baissa la sienne pour faire de même, repoussant les boucles brunes qui lui tombaient sur les épaules. On aurait dit un campagnard avec sa promise. Sauf qu’il portait une épée à la ceinture et que, parfois, il en caressait le pommeau. À part Taim qui marchait près de lui, de l’autre côté. À part les Sagettes qui marchaient sur ses talons ; et le cercle de Vierges et de siswai’amans, de Cairhienins et de Mayeners, qui complétaient la procession.
Quel plaisir ce serait que de ne pas avoir à descendre dans ce charnier ; mais il fallait avertir Rand des inimitiés croisées qu’il avait vues le matin même.
Que ferait-il si Rand n’écoutait pas ? Rand avait changé depuis qu’il avait quitté les Deux Rivières, et surtout depuis qu’il avait été kidnappé par Coiren et sa bande. Non, il fallait que Rand conserve sa raison.
Quand Rand et Min entrèrent dans le cercle des chariots, la plus grande partie de la procession resta à l’extérieur, mais un groupe important les accompagna quand même.
Taim suivit Rand comme son ombre, bien sûr, bronzé, nez busqué, et doté d’un physique que les femmes devaient trouver avantageux, supposait Perrin. Beaucoup de Vierges devaient l’avoir regardé à deux fois, et même trois ; elles étaient assez effrontées en ce domaine. Une fois entré dans le cercle, Taim regarda vers Gedwyn, qui secoua imperceptiblement la tête. Une grimace passa sur son visage, aussitôt disparue.
Nandera et Suline marchaient sur les talons de Rand, sur la même ligne naturellement, et Perrin s’étonna qu’elles n’aient pas amené vingt Vierges de plus. Autant que Perrin pouvait en juger, elles ne laissaient pas Rand ne fût-ce que prendre un bain sans des Vierges pour garder sa baignoire. Il ne comprenait pas comment Rand supportait ça. Chacune avait sa shoufa sur les épaules, découvrant des cheveux courts avec une queue dans le dos. Nandera était mince et musclée, avec des cheveux plus gris que blonds, mais ses traits durs parvenaient à sembler élégants sinon beaux. Suline – maigre, parcheminée, avec abondance de cicatrices et de cheveux blancs – faisait paraître Nudera presque jolie et douce par comparaison. Elles aussi regardèrent les Asha’man sans en avoir l’air, puis elles examinèrent les deux groupes d’Aes Sedai avec autant de circonspection. Nandera agita les doigts en langage des Vierges. Perrin regretta à nouveau de ne pas le comprendre, mais une Vierge renoncerait à la lance pour épouser un crapaud avant d’accepter d’enseigner leur langue des signes à un homme. Une Vierge que Perrin n’avait pas remarquée, assise sur ses talons contre un chariot à quelques pas de Gedwyn, répondit de la même façon, de même qu’une autre, qui jusque-là jouait au Jeu du Berceau avec une sœur de la lance, près des prisonnières.
Amys arriva avec les Sagettes et les prit à part pour conférer avec Sorilea et quelques autres restées dans les chariots. Malgré un visage trop jeune pour les longs cheveux blancs qui lui tombaient jusqu’à la taille, Amys était une femme importante, venant immédiatement après Sorilea. Elles n’utilisèrent aucun truc du Pouvoir Unique pour protéger leur conversation, mais sept ou huit Vierges les encerclèrent aussitôt et se mirent à fredonner doucement. Certaines assises, d’autres debout ou accroupies sur les talons, chacune pour soi comme par hasard. Pour un imbécile.
Il semblait à Perrin qu’il soupirait beaucoup depuis qu’il fréquentait les Aes Sedai et les Sagettes. Les Vierges aussi. Dernièrement, les femmes en général semblaient le mettre en boule.
Dobraine et Havien, conduisant leur cheval par la bride, fermaient la marche. Havien avait enfin vu une bataille ; Perrin se demanda s’il serait aussi pressé de voir la suivante. À peu près du même âge que Perrin, il n’avait pas l’air aussi jeune que l’avant-veille. Dobraine, ses longs cheveux presque entièrement gris rasés sur le front à la mode des soldats cairhienins, n’était assurément plus jeune et n’avait assurément pas vu sa première bataille la veille, mais à vrai dire, il avait l’air plus vieux qu’avant les combats, lui aussi, et paraissait inquiet. Havien également. Ils cherchèrent Perrin du regard.
Un autre jour, il aurait attendu pour voir de quoi ils voulaient parler, mais aujourd’hui, il glissa à bas de sa selle, lança les rênes de Steppeur à Aram, et s’approcha de Rand. D’autres l’avaient précédé. Seules Suline et Nandera gardèrent le silence.
Kiruna et Bera avaient bougé à l’instant où Rand était entré dans le cercle de chariots ; quand Perrin arriva à leur niveau, Kiruna disait à Rand d’un ton pompeux :
— Vous avez refusé la Guérison hier, mais chacun peut voir que vous souffrez encore, même si Alanna n’était pas prête à sauter hors de…
Elle s’interrompit quand Bera lui toucha le bras, mais reprit presque sans faire de pause :
— Peut-être êtes-vous prêt à être Guéri maintenant ?
Ce qui sonna comme si elle avait dit : « Peut-être êtes-vous revenu de votre sottise ? »
— La question des Aes Sedai doit être réglée sans délai, Car’a’carn, dit cérémonieusement Amys, tout de suite après Kiruna.
— Elles devraient nous être confiées, Rand al’Thor, renchérit Sorilea au moment où Taim prenait la parole.
— Le problème des Aes Sedai n’a pas besoin d’être réglé, mon Seigneur Dragon. Mes Asha’man savent comment s’y prendre. On peut les garder facilement à la Tour Noire.
Ses yeux noirs légèrement en amande se posèrent brièvement sur Kiruna et Bera, et Perrin réalisa avec stupeur qu’il parlait de toutes les Aes Sedai, et pas seulement des prisonnières. D’ailleurs, si Amys et Sorilea le fixèrent en fronçant les sourcils, le regard qu’elles posèrent sur les deux Aes Sedai signifiait la même chose.
Kiruna sourit à Taim, aux Sagettes, sourire pincé convenant à son caractère. Sourire peut-être un poil plus dur que lorsqu’il s’adressait à l’homme en veste noire, mais elle ne semblait pas encore réaliser ses intentions. Il était qui il était, et ça suffisait.
— En la circonstance, dit-elle avec froideur, je suis certaine que Coilen Sedai et les autres me donneront leur parole. Vous n’avez plus besoin de vous inquiéter…
Les autres se mirent à parler toutes en même temps.
— Ces femmes n’ont pas d’honneur, dit Amys avec mépris, et cette fois, il était clair qu’elle les incluait toutes. Comment leur parole pourrait-elle avoir une valeur quelconque ? Elles…
— Elles sont da’tsang, dit Sorilea d’un ton sévère, comme si elle prononçait une sentence, et Bera la regarda en fronçant les sourcils.
Perrin pensa que ce devait être encore un mot de l’Ancienne Langue – pourtant, il avait presque l’impression qu’il aurait dû le connaître – mais il ne comprit pas pourquoi il heurtait les Aes Sedai. Ou pourquoi Suline approuvait de la tête les Sagettes, qui continuèrent comme une avalanche dévalant une pente :
— Elles ne méritent pas mieux que les autres…
— Mon Seigneur Dragon, dit Taim, comme insistant sur l’évidence, vous voulez sans aucun doute que toutes les Aes Sedai soient remises à ceux qui ont votre confiance, ceux dont vous savez qu’ils peuvent les manœuvrer, et qui mieux…
— Assez ! cria Rand.
Ils se turent tous comme un seul homme, mais les réactions lurent très diverses. Taim prit l’air absent, mais il sentait la fureur. Amys et Sorilea se regardèrent, et ajustèrent leur châle presque à l’unisson ; leurs odeurs étaient identiques, assorties à leurs visages, de pure détermination. Elles voulaient et elles obtiendraient, Car’a’carn ou pas. Kiruna et Bera échangèrent aussi des regards, qui en disaient tant de volumes que Perrin regretta de ne pas pouvoir les lire comme son nez lisait les odeurs. Ses yeux virent deux Aes Sedai sereines, maîtresses d’elles-mêmes et de tout ce qu’elles souhaitaient maîtriser ; son nez sentit deux femmes angoissées, et d’autres très effrayées. De Taim, il en était sûr. Elles semblaient penser encore qu’elles pouvaient traiter avec Rand d’une façon ou d’une autre, et avec les Sagettes, mais Taim et les Asha’man suscitaient en elles la peur de la Lumière.
Min tira Rand par la manche – elle avait tout de suite étudié tout le monde, et son odeur était presque aussi inquiète que celle des sœurs. Il lui tapota la main tout en foudroyant tous les autres. Y compris Perrin quand il ouvrit la bouche. Tout le camp regardait, depuis les hommes des Deux Rivières jusqu’aux Aes Sedai prisonnières, mais seuls certains Aiels étaient assez près pour entendre quoi que ce soit. Les gens pouvaient bien regarder Rand, mais ils avaient tendance à rester à distance, eux aussi, s’ils le pouvaient.
— Les Sagettes se chargeront des prisonnières, dit enfin Rand, et Sorilea émit une odeur de satisfaction si forte que Perrin se frotta le nez vigoureusement.
Taim branla du chef, exaspéré, mais Rand pivota vers lui sans lui laisser le temps de parler. Il avait accroché un pouce derrière la boucle de sa ceinture gravée d’un Dragon doré, et ses phalanges avaient blanchi tant il la serrait fort ; son autre main tripotait le fourreau de son épée en cuir de sanglier.
— Les Asha’man sont censés s’entraîner – et recruter – et non garder des prisonnières. Surtout des Aes Sedai.
Perrin eut la chair de poule en réalisant quelle odeur émettait Rand quand il regardait Taim. La haine, teintée de peur. Par la Lumière, il devait être sain d’esprit.
Taim inclina sèchement la tête, à regret.
— À vos ordres, mon Seigneur Dragon.
Mal à l’aise, Min regarda l’homme en veste noire et se rapprocha de Rand.
Kiruna sentait le soulagement, mais avec un dernier regard à Bera, elle se redressa, pleine d’une orgueilleuse certitude.
— Ces Aielles sont assez valables – certaines se seraient bien développées si elles étaient venues à la Tour –, mais on ne peut pas leur confier les Aes Sedai comme ça. C’est impensable ! Bera Sedai et moi-même, nous…
Rand leva la main et elle se tut aussitôt. Peut-être à cause de son regard, semblable à une pierre bleu-gris. Ou peut-être à cause de ce qui se voyait par les déchirures de sa chemise, l’un des Dragons rouge et or qui s’enroulaient autour de ses avant-bras. Le Dragon scintilla dans la lumière.
— M’avez-vous juré allégeance ?
Les yeux de Kiruna lui sortirent de la tête, comme si on l’avait frappée à l’estomac.
Au bout d’un moment, elle hocha la tête, bien qu’à contrecœur. Elle avait l’air aussi incrédule que la veille, quand elle s’était agenouillée près des sources à la fin des combats, et avait juré sur la Lumière et sur son espoir de salut et de renaissance, d’obéir au Dragon Réincarné et de le servir jusqu’à la fin de la Dernière Bataille. Perrin comprit qu’elle soit choquée. Même sans les Trois Serments, si elle avait nié, il aurait douté de ses propres souvenirs. Neuf Aes Sedai à genoux, aux visages hagards et aux paroles incrédules. Pour le moment, Bera grimaçait comme si elle avait mordu dans une prune pourrie.
Un Aiel se joignit au petit groupe, à peu près aussi grand que Rand, avec un visage parcheminé, et des touches de gris dans ses cheveux roux. Il salua Perrin de la tête et toucha légèrement la main d’Amys. Elle aurait pu lui presser la main en retour. Rhuarc était son mari, mais les Aiels ne se donnaient que peu de marque d’affection en public. Il était aussi chef du clan des Aiels Taardad – lui et Gaul étaient les deux seuls qui ne portaient pas le bandeau de siswai’aman – et depuis la veille, lui et un millier de lanciers étaient sortis en force faire des reconnaissances.
Un aveugle d’un autre pays aurait senti l’atmosphère régnant autour de Rand, et Rhuarc n’était pas un imbécile.
— Le moment est-il bien choisi, Rand al’Thor ?
Rand lui fit signe de parler, et il poursuivit :
— Ces chiens de shaidos fuient toujours vers l’est de toute la vitesse de leurs jambes. J’ai vu des cavaliers en vestes vertes au nord, mais ils nous ont évités et vous avez dit de les laisser tranquilles à moins qu’ils ne nous créent des problèmes. Je crois qu’ils poursuivaient toutes les Aes Sedai qui se sont échappées. Il y avait plusieurs femmes avec eux.
Des yeux bleus pleins de froideur se posèrent sur les deux Aes Sedai, plates et dures comme des enclumes. Autrefois, Rhuarc – comme tous les Aiels – craignait les Aes Sedai, mais cela avait pris fin la veille, sinon plus tôt.
— Bonne nouvelle. Je donnerais n’importe quoi pour avoir Galina, mais c’est quand même une bonne nouvelle.
Une fois de plus, Rand tripota la poignée de son épée, bougea la lame dans son fourreau noir. Le geste paraissait machinal. Galina, une Rouge, commandait les sœurs qui l’avaient gardé prisonnier, et si aujourd’hui il parlait d’elle avec calme, la veille il était entré en fureur à l’idée qu’elle s’était enfuie. Même maintenant, son calme était glacial, du genre qui dissimule une rage virulente, et son odeur donna la chair de poule à Perrin.
— Elles me le paieront. Toutes jusqu’à la dernière.
Impossible de savoir si Rand parlait des shaidos ou des Aes Sedai qui s’étaient échappées, ou des deux.
Bera remua la tête avec gêne, et Rand reporta son attention sur elle et Kiruna.
— Vous m’avez juré allégeance, et voilà ce que j’en pense, dit-il, levant la main, le pouce et l’index se touchant presque pour montrer l’étendue de sa confiance. Les Aes Sedai savent toujours tout mieux que tout le monde, ou du moins le pensent-elles. Alors j’espère que vous ferez ce que je dis, mais vous ne ferez rien, ne fût-ce que prendre un bain, sans ma permission. Ou celle d’une Sagette.
Cette fois, ce fut Bera qui eut l’air d’avoir reçu un coup. Ses yeux noisette pivotèrent vers Amys et Sorilea, pleins d’une stupéfaction indignée, et Kiruna trembla sous l’effort qu’elle fit pour ne pas l’imiter. Les deux Sagettes se contentèrent d’ajuster leur châle, mais une fois de plus, leurs odeurs furent identiques. Elles émirent des effluves de satisfaction par vagues, de satisfaction très sombre. Perrin se dit que c’était une bonne chose que les Aes Sedai n’aient pas son odorat, ou elles seraient parties en guerre sur-le-champ. Ou elles auraient fui, et tant pis pour la dignité. C’est ce qu’il aurait fait.
Rhuarc resta immobile, examinant distraitement la pointe d’une de ses courtes épées. C’était le travail des Sagettes, et il disait toujours qu’il ne se souciait pas de ce qu’elles faisaient pourvu qu’elles ne se mêlent pas des affaires d’un chef de clan. Mais Taim… Il affecta une désinvolture ostentatoire, se croisant les bras et regardant le camp avec l’air de s’ennuyer, mais son odeur était étrange, complexe. Perrin aurait dit qu’il était amusé, et de meilleure humeur qu’avant.
— Le serment que nous avons prêté, dit enfin Bera, plantant ses poings sur ses larges hanches, suffirait à mater n’importe qui à part un Élu du Ténébreux.
L’accent qu’elle mit sur le mot « serment » était presque aussi maussade que celui qu’elle mit sur « Élu du Ténébreux ». Non, ce qu’elles avaient juré ne leur plaisait pas.
— Osez-vous nous accuser de…
— Si je pensais cela, vous seriez en route pour la Tour Noire avec Taim. Vous avez juré d’obéir. Eh bien, obéissez !
Bera hésita un long moment, puis en un instant, elle devint royale de la tête aux pieds, autant qu’une Aes Sedai pouvait l’être. Ce qui n’était pas rien. Une reine sur son trône pouvait avoir l’air d’une souillon comparée à une Aes Sedai. Elle fit une petite révérence, inclinant la tête avec raideur.
En revanche, Kiruna fit un effort visible pour se ressaisir, affectant un calme dur et cassant comme sa voix.
— Devons-nous donc solliciter la permission de ces dignes Aielles pour vous demander si vous voulez être Guéri maintenant ? Je sais que Galina vous a traité durement. Je sais que vous avez des marques de flagellation des épaules aux genoux. Acceptez la Guérison. S’il vous plaît.
Même le « s’il vous plaît » sonna comme un ordre.
Min remua près de Rand.
— Tu devrais lui être reconnaissant, comme je l’ai été, berger. Tu n’aimes pas souffrir. Quelqu’un doit te soulager, sinon…
Elle eut un sourire malicieux, très proche de la Min que Perrin se rappelait d’avant l’enlèvement.
— Sinon, tu ne pourras pas rester assis en selle.
— Les jeunes et les imbéciles, dit soudain Nandera à la cantonade, supportent souvent des souffrances inutiles par orgueil. Et sottise.
— Le Car’a’carn n’est pas un sot, dit soudain Suline, également à la cantonade. Je crois.
Rand sourit à Min avec affection, considéra Nandera et Suline avec ironie, mais quand il releva les yeux vers Kiruna, ils étaient redevenus durs comme la pierre.
— Guérison, oui. Mais pas de vous, ajouta-t-il quand Kiruna s’avança.
Le visage de Kiruna se durcit, la peau tendue à se rompre. La bouche de Taim frémit, comme réprimant un sourire, et il fit un pas vers Rand, mais celui-ci, sans quitter des yeux Kiruna, lança la main en arrière.
— D’elle. Avancez, Alanna.
Perrin sursauta. Rand avait pointé le doigt droit sur Alanna, sans même la regarder. Ce qui titilla quelque chose dans sa tête, qu’il ne parvint pas à définir. Cela eut le même effet sur Taim. Comme un masque, son visage perdit toute expression, mais ses yeux noirs papillotèrent de Rand à Alanna, et le seul mot que trouva Perrin pour qualifier l’odeur qui frappa ses narines fut « perplexe ».
Alanna sursauta, elle aussi. Pour une raison inconnue, elle s’était montrée nerveuse depuis qu’elle avait rejoint Perrin pour venir ici, sa sérénité n’étant au mieux qu’un mince vernis. Maintenant, elle lissa ses jupes, lança un regard de défi à Kiruna et Bera, et vint se placer devant Rand. Deux autres sœurs la regardèrent, comme des professeurs voulant s’assurer que leur élève leur ferait honneur, mais n’en étant pas tout à fait sûrs. Ce qui était absurde. L’une d’elles était peut-être sa supérieure, mais Alanna était une Aes Sedai comme elles. Ce qui renforça la suspicion de Perrin. Fréquenter les Aes Sedai ressemblait trop à patauger dans les rivières du Bois Humide, près du Bourbier. Malgré leur surface limpide, des courants traîtres pouvaient vous entraîner par le fond. Ici aussi des courants sous-jacents semblaient apparaître à chaque instant, et pas tous venant des sœurs.
Rand prit Alanna par le menton et l’obligea à lever le visage, geste choquant qui fit ravaler son air à Bera, et pour une fois, Perrin l’approuva. Rand n’aurait pas été aussi familier avec une fille au bal de son village, et Alanna n’était pas une fille au bal. Tout aussi surprise, elle rougit et l’odeur qu’elle émit sentait l’indécision. Or, à la connaissance de Perrin, les Aes Sedai ne rougissaient pas, et elles n’étaient jamais indécises.
— Guérissez-moi, dit Rand, du ton du commandement, non de la requête.
La rougeur d’Alanna s’accusa, et une touche de colère teinta son odeur. Tremblante, elle prit les mains de Rand dans les siennes.
Machinalement, Perrin frictionna la paume de sa main, celle qu’une lance Shaido avait ouverte la veille. Kiruna lui avait Guéri plusieurs blessures, et avant cela, il avait été l’objet de plusieurs Guérisons. Il eut l’impression d’être plongé tête la première dans un lac glacé ; on en sortait haletant, tremblant, les genoux flageolants. Et épuisé aussi, en général. Pourtant, Rand n’eut qu’un léger frisson, seul signe qu’il avait subi quelque chose.
— Comment supportez-vous la douleur ? lui murmura Alanna.
— Disparue, dit-il, retirant ses mains.
Et il se détourna sans un mot de remerciement. Il ouvrit la bouche pour parler, mais, se ravisant, il se tourna en direction des Sources de Dumaï.
— Elles ont toutes été retrouvées, Rand al’Thor, dit doucement Amys.
Il hocha la tête, puis dit d’un ton décidé :
— Il est donc temps de partir. Sorilea, voulez-vous désigner des Sagettes pour prendre en charge les prisonnières que vous remettront les Asha’man ? Et aussi des compagnes pour Kiruna et… mes autres femmes Liges, ajouta-t-il en souriant. Je ne voudrais pas qu’elles pèchent par ignorance.
— À vos ordres, Car’a’carn.
Ajustant fermement son châle, la Sagette au visage parcheminé s’adressa aux trois sœurs.
— Rejoignez vos amies jusqu’à ce que je trouve quelqu’un pour vous tenir la main.
Bera fronça des sourcils indignés, et Kiruna se pétrifia, ce qui était assez prévisible. Alanna fixait le sol, résignée, presque boudeuse. Sorilea ne se laissa pas impressionner. Frappant dans ses mains, elle les encouragea de la voix et du geste.
— Eh bien ? Allez ! Allez !
À contrecœur, les Aes Sedai s’exécutèrent, feignant d’agir de leur plein gré. Rejoignant Sorilea, Amys lui chuchota quelque chose que Perrin n’entendit pas. Mais les trois Aes Sedai entendirent. Elles s’arrêtèrent pile, et trois visages frappés de stupeur se tournèrent vers les Sagettes. De nouveau, Sorilea frappa dans ses mains, plus fort cette fois, les poussant vivement devant elle.
Se grattant la barbe, Perrin rencontra le regard de Rhuarc, qui eut un petit sourire et haussa les épaules. Affaires de Sagettes. Il s’en lavait les mains ; les Aiels étaient fatalistes comme des loups. Perrin jeta un coup d’œil vers Gedwyn, qui regardait Sorilea faire la leçon aux Aes Sedai. Non, c’étaient les sœurs qu’il regardait, en renard qui surveille des poules enfermées au poulailler, hors de sa portée. Les Sagettes devraient faire mieux que les Asha’man. Elles le doivent, pensa Perrin.
Si Rand remarqua ces réactions, il les ignora.
— Taim, ramenez les Asha’man à la Tour Noire dès que les Sagettes auront pris les prisonnières en charge. Immédiatement. N’oubliez pas d’ouvrir l’œil sur tout homme qui apprend trop vite. Et souvenez-vous de ce que je vous ai dit sur le recrutement.
— Je ne risque pas d’oublier, mon Seigneur Dragon, dit l’homme en veste noire, ironique. Je m’occuperai personnellement de ce voyage. Mais si je peux me permettre de vous le rappeler une fois de plus… il vous faut une garde d’honneur convenable.
— Nous en avons déjà discuté, dit sèchement Rand. J’ai mieux à faire des Asha’man. Si j’ai besoin d’une garde d’honneur, mes gardes habituels suffiront. Perrin, veux-tu…
— Mon Seigneur Dragon, l’interrompit Taim, il vous faut plus que quelques Asha’man autour de vous.
Rand tourna la tête vers Taim. Son visage était impénétrable, comme celui d’une Aes Sedai, mais son odeur stupéfia Perrin. Une rage véhémente fit soudain place à la curiosité et à la prudence, l’une hésitante, l’autre floue, toutes deux bientôt noyées dans une fureur meurtrière. Rand secoua la tête, légèrement, et son odeur trahit une détermination inébranlable. Personne ne changeait d’humeur si vite. Personne.
Naturellement, Taim ne disposait que de ses yeux, et tout ce qu’ils lui montrèrent, c’est que Rand avait secoué la tête, même légèrement.
— Réfléchissez. Vous avez choisi quatre Consacrés et quatre soldats. Vous devriez avoir des Asha’man.
Perrin ne comprit pas ; il croyait qu’ils étaient tous Asha’man.
— Vous croyez que je ne peux pas les contacter aussi bien que vous ? dit Rand d’une voix douce, comme une lame glissant dans son fourreau.
— Je crois que le Seigneur Dragon est trop occupé pour enseigner, répondit Taim, suave, mais une odeur de colère se répandit une fois de plus. C’est trop important. Prenez les hommes qui ont le moins besoin d’enseignement. Je peux choisir les plus avancés…
— Un seul, l’interrompit Rand. Et je le choisirai moi-même.
Taim sourit, ouvrant les mains en signe d’accord, mais l’odeur de la frustration couvrit presque celle de la colère. De nouveau, Rand pointa le doigt sans regarder.
— Lui.
Cette fois, il sembla surpris d’avoir désigné un homme d’âge mûr, assis sur une caisse retournée de l’autre côté du cercle des chariots, indifférent à ce qui se passait autour de Rand, car, coude sur le genou et menton dans sa main, il regardait les Aes Sedai prisonnières en fronçant les sourcils. L’épée et le Dragon scintillaient sur le haut col de sa veste noire.
— Quel est son nom, Taim ?
— Dashiva, dit lentement Taim, étudiant Rand.
À son odeur, il était encore plus étonné que Rand, et irrité aussi.
— Corlan Dashiva. Il vient d’une ferme des Collines Noires.
— Il fera l’affaire, dit Rand, mais il n’en avait pas l’air très sûr lui-même.
— Dashiva gagne rapidement en force, mais il a la tête dans les nuages plus souvent qu’à son tour. Et même quand ce n’est pas le cas, il n’est pas toujours là. Il n’est peut-être qu’un rêveur, ou alors c’est la souillure du saidin qui commence déjà à l’affecter. Vous feriez mieux de choisir Torval, Rochaid ou…
La réticence de Taim sembla balayer l’incertitude de Rand.
— J’ai dit que Dashiva ferait l’affaire. Dites-lui de venir me voir, remettez les prisonnières aux Sagettes, et partez. Je n’ai pas l’intention de rester ici toute la journée à discuter. Perrin, prépare tout le monde au départ et viens me prévenir quand ce sera fait.
Il s’éloigna sans ajouter un mot, Min accrochée à son bras, Nandera et Suline suivant comme des ombres. Les yeux noirs de Taim flamboyèrent, puis il s’éloigna aussi à grands pas, appelant d’une voix forte Gedwyn et Rochaid, Torval et Kisman, qui accoururent.
Perrin grimaça. Avec tout ce qu’il avait à dire à Rand, il n’avait pas ouvert la bouche une seule fois. Enfin, il s’exprimerait peut-être plus facilement loin des Aes Sedai et des Sagettes. Et de Taim.
Il n’avait vraiment pas grand-chose à faire. Il était censé commander depuis qu’il avait amené les renforts, mais Rhuarc savait bien mieux que lui ce qu’il fallait faire, et un mot à Dobraine et Havien suffirait pour les Cairhienins et les Mayeners. Ils avaient quelque chose à dire, eux aussi, mais ils attendirent d’être seuls avec Perrin.
— Seigneur Perrin, c’est le Seigneur Dragon ! s’exclama Havien. Toutes ces recherches parmi les cadavres…
— Cela semblait un peu… excessif, intervint Dobraine en douceur. Nous nous inquiétons pour lui, comme vous le comprendrez. Beaucoup de choses dépendent de lui.
Il avait l’air d’un soldat, et il l’était, mais il était aussi un seigneur cairhienin, nourri du Jeu des Maisons, et de ses discours prudents, comme tous les Cairhienins.
Perrin n’avait pas été nourri du Jeu des Maisons.
— Il est encore sain d’esprit, dit-il carrément.
Dobraine se contenta de hocher la tête comme pour dire « naturellement », et de hausser les épaules pour signaler qu’il n’avait jamais posé la question, mais Havien s’empourpra. Les regardant rejoindre leurs hommes, Perrin branla du chef. Il espérait ne pas avoir menti.
Rassemblant les hommes des Deux Rivières, il leur dit de seller leurs chevaux et ignora les courbettes, dont la plupart semblaient spontanées. Même Faile disait que les hommes des Deux Rivières poussaient parfois les courbettes un peu loin ; qu’ils en étaient encore à essayer de comprendre comment se comporter envers un seigneur. Il eut envie de leur hurler : « Je ne suis pas un seigneur », mais il l’avait déjà fait, sans résultat.
Tous se précipitèrent vers leurs montures, mais Dannil Lewin et Ban al’Seen restèrent en arrière. Minces comme des perches, c’étaient deux cousins qui se ressemblaient beaucoup, sauf que Dannil arborait des moustaches en forme de cornes renversées dans le style du Tarabon, tandis que celles de Ban étaient de minces lignes de poils à la mode de l’Arad Doman, sous un nez en forme de pic à glace. Les réfugiés avaient apporté des tas de nouveautés aux Deux Rivières.
— Ces Asha’man viennent avec nous ? demanda Dannil.
Perrin secoua la tête, et Dannil exhala un tel soupir de soulagement que ses grosses moustaches en tremblèrent.
— Et les Aes Sedai ? demanda anxieusement Ban. Elles seront libres maintenant, non ? Je veux dire, Rand est libre. Enfin, le Seigneur Dragon. Elles ne peuvent pas rester éternellement prisonnières. Pas les Aes Sedai.
— Vous deux, occupez-vous de préparer tout le monde au départ, dit Perrin. Et laissez Rand s’occuper des Aes Sedai.
Ils firent la même grimace. Deux doigts inquiets se levèrent pour gratter les moustaches, et Perrin écarta brusquement sa main de son menton. Un homme semblait avoir des poux quand il faisait ça.
Tout le camp était en effervescence. Tous s’attendaient à partir bientôt, mais chacun avait quelque chose à terminer. Les servantes des prisonnières et les cochers chargeaient les chariots à la hâte et commencèrent à atteler leurs bêtes dans de grands cliquetis de harnais. Cairhienins et Mayeners semblaient être partout, vérifiant selles et brides. Les gai’shaines nues couraient dans tous les sens, pourtant il n’y avait pas grand-chose à faire chez les Aiels.
Des éclairs sortant des chariots annoncèrent le départ de Taim et des Asha’man. Du coup, Perrin se sentit mieux. Des neuf qui restaient, deux seuls étaient d’âge mûr en plus de Dashiva, un gars trapu au visage de fermier, et un boiteux aux cheveux blancs coupés en frange, qui pouvait facilement être grand-père. Les autres étaient des jeunes, certains à peine sortis de l’adolescence, pourtant ils considéraient toute cette agitation avec l’air blasé de ceux qui l’ont vue une douzaine de fois. Ils restaient groupés entre eux, sauf Dashiva, un peu à l’écart, les yeux perdus dans le vague. Se rappelant la mise en garde de Taim à son sujet, Perrin espéra qu’il rêvassait.
Il trouva Rand assis sur une caisse en bois, les coudes sur les genoux. Suline et Nandera, accroupies à sa droite et à sa gauche, évitaient soigneusement de regarder l’épée suspendue à sa ceinture. Tenant négligemment leur lance et leur bouclier, ici où tous étaient des partisans de Rand, elles surveillaient quand même tout ce qui bougeait. Min, assise par terre à ses pieds, les jambes repliées sous elle, levait la tête vers lui en souriant.
— J’espère que tu sais ce que tu fais, Rand, dit Perrin, déplaçant le manche de sa hache pour se mettre à genoux.
Personne n’était assez près pour l’entendre, à part Rand, Min et les deux Vierges. Si Suline ou Nandera allait rapporter ce qu’il disait aux Sagettes, tant pis. Sans plus de préambule, il se lança dans le récit de ce qu’il avait vu le matin. De ce qu’il avait senti, aussi, bien qu’il ne le dît pas. Rand ne faisait pas partie des rares personnes connaissant ses rapports avec les loups. Il fit comme s’il parlait uniquement de ce qu’il avait vu et entendu. Les Asha’man et les Sagettes. Les Asha’man et les Aes Sedai. Les Sagettes et les Aes Sedai. L’énorme tas d’amadou qui pouvait s’enflammer d’un instant à l’autre. Il n’épargna pas les hommes des Deux Rivières.
— Ils sont inquiets, Rand, et s’ils transpirent d’anxiété, tu peux être sûr qu’un Cairhienin pense à faire quelque chose. Ou un Tairen. Peut-être juste à aider les prisonnières à s’échapper, peut-être quelque chose de pire. Par la Lumière, je vois d’ici Dannil, Ban et une cinquantaine d’autres, les aider à prendre le large, s’ils pouvaient.
— Tu crois que quelque chose d’autre pourrait être pire ? dit doucement Rand, et Perrin en eut la chair de poule.
Il regarda Rand dans les yeux.
— Mille fois pire, dit-il, tout aussi doucement. Je ne participerai pas à des meurtres. Si c’est ce que tu projettes, je m’y opposerai.
Le silence s’éternisa, yeux gris-bleu et yeux d’or se défiant sans ciller.
Les regardant à tour de rôle en fronçant les sourcils, Min toussota, exaspérée.
— Espèces d’idiots ! Rand, tu ne donneras jamais un ordre pareil, et tu ne laisseras personne le donner non plus. Perrin, tu sais qu’il ne le fera pas. Alors, cessez de vous comporter comme deux coqs dans un poulailler.
Suline gloussa, pourtant Perrin avait envie de demander à Min comment elle pouvait être si sûre de ce qu’elle disait, mais ce n’était pas une question qu’il pouvait poser en cette situation. Rand se passa la main dans les cheveux, puis secoua la tête, avec toute l’apparence d’un homme parlant à quelqu’un qui n’était pas là. Le genre de voix qu’entendent les fous.
— Ce n’est jamais facile, n’est-ce pas ? dit enfin Rand avec tristesse. L’amère vérité, c’est que je ne sais pas ce qui serait le pire. Je ne dispose pas de bons choix. Elles l’ont compris elles-mêmes.
Il avait l’air abattu, mais la rage bouillonnait dans son odeur.
— Mortes ou vives, elles sont pour moi un boulet à traîner.
Perrin suivit son regard jusqu’aux Aes Sedai prisonnières. Elles étaient debout maintenant, regroupées, mais même ainsi, elles s’étaient arrangées pour mettre quelque distance entre elles et les trois désactivées. Autour d’elles, les Sagettes donnaient des ordres brefs, à en juger par leurs gestes et leur air sévère. Il valait peut-être mieux que les Sagettes les gardent, plutôt que Rand. Si seulement il en était sûr.
— Tu as eu une vision, Min ? demanda Rand.
Perrin sursauta et décocha un regard d’avertissement à Suline et Nandera, mais Min rit doucement. Appuyée contre le genou de Rand, elle ressemblait vraiment à la Min qu’il connaissait, pour la première fois depuis qu’il l’avait retrouvée aux puits.
— Perrin, elles savent tout à mon sujet. Les Sagettes, les Aes Sedai, toutes sans doute. Et elles s’en moquent.
Elle avait un don qu’elle cachait, comme il cachait le sien pour les loups. Parfois, elle voyait des images, ou des auras autour des gens, et parfois elle savait les interpréter.
— Tu ne peux pas savoir ce que c’est, Perrin. J’avais douze ans quand ça a commencé, et je ne savais pas qu’il ne fallait pas en parler. Tout le monde pensait que j’inventais. Jusqu’au jour où j’ai annoncé qu’un homme de la rue voisine allait épouser une femme avec laquelle je l’avais vu, sauf qu’il était déjà marié. Quand il s’est enfui avec elle, sa femme est venue avec toute une foule manifester devant la maison de ma tante, criant que j’étais responsable, que je m’étais servie du Pouvoir Unique sur son mari, ou que je leur avais donné un philtre d’amour.
Min haussa les épaules.
— Elle ne savait pas au juste, mais il fallait qu’elle blâme quelqu’un. Certains disaient aussi que j’étais une Élue du Ténébreux. Des Manteaux Blancs étaient venus au village peu avant, s’efforçant de fomenter des troubles. Bref, Tante Anna me convainquit de dire que je les avais simplement entendus parier, Tante Miren me promit une fessée pour avoir répandu des bobards, et Tante Jan promit de me soigner. Elles n’en ont rien fait, bien sûr – elles connaissaient la vérité –, mais si elles n’avaient pas été aussi habiles, disant que je n’étais qu’une enfant, j’aurais pu être blessée, ou même tuée. La plupart des gens n’aiment pas ceux qui savent des choses sur leur avenir ; la plupart des gens ne veulent pas le connaître, à moins qu’il ne soit bon, bien sûr. Même mes tantes ne voulaient rien en savoir. Mais pour les Aiels, je suis une sorte de Sagette d’honneur.
— Certains peuvent faire des choses que d’autres ne peuvent pas, dit Nandera, comme si c’était une explication suffisante.
Min se remit à rire et toucha le genou de la Vierge.
— Merci.
Déplaçant ses pieds sous elle, elle leva la tête vers Rand. Maintenant qu’elle riait, elle était radieuse. Et elle le demeura quand elle redevint sérieuse. Sérieuse, mais pas très contente.
— Quant à ta question, je n’ai rien vu d’utile. Taim a du sang dans son passé et du sang dans son avenir, mais tu aurais pu trouver ça tout seul. C’est un homme dangereux. Ils semblent tous recevoir des images, comme les Aes Sedai.
Un long regard coulé entre ses cils vers Dashiva et les autres Asha’man indiqua de qui elle parlait. La plupart des gens étaient nimbés de peu d’images, mais d’après Min, les Aes Sedai et les Liges en étaient toujours entourés.
— Le problème, c’est que mes visions sont floues. Je crois que c’est parce que les Aes Sedai monopolisent le Pouvoir. Cela semble souvent vrai avec elles, et c’est encore pire quand elles sont en train de canaliser. Kiruna et cette bande ont toutes sortes d’images autour d’elles, mais elles se tiennent si proches les unes des autres que c’est tout… disons, brouillé la plupart du temps. C’est encore plus trouble avec les prisonnières.
— Peu importe ce que voient les prisonnières, dit Rand. C’est ce qu’elles disent qui compte.
— Mais Rand, j’ai l’impression que quelque chose d’important se prépare, si seulement je parvenais à le distinguer clairement. Tu as besoin de savoir.
— Quand on ne sait pas tout, on se débrouille avec ce qu’on sait, cita Rand avec ironie. Il semble que je ne sache jamais tout. À peine assez, la plupart du temps. Mais je n’ai pas le choix, il faut continuer.
Loial s’approcha à grands pas, bouillonnant d’énergie malgré sa lassitude évidente.
— Rand, ils disent qu’ils sont prêts à partir, mais vous avez promis de me parler pendant que c’est encore frais dans votre tête.
Brusquement, ses oreilles frémirent d’embarras, et sa voix tonitruante se fit plaintive.
— Je suis désolé ; je sais que ce n’est pas agréable. Mais je dois savoir. Pour le livre. Pour les Ères.
Rand se leva en riant et tira sur la veste ouverte de l’Ogier.
— Pour les Ères ? Est-ce ainsi que parlent les écrivains ? Ne vous inquiétez pas, Loial. Ce sera encore frais quand je vous raconterai, je n’oublierai pas.
Une odeur rance et rébarbative s’échappa de lui malgré son sourire, et s’évanouit.
— Mais de retour à Cairhien, quand nous aurons tous pris un bain et dormi dans un lit.
Rand fit signe à Dashiva d’approcher.
L’homme paraissait presque maigre, avançant comme il le faisait d’un pas hésitant, les mains croisées sur le ventre.
— Mon Seigneur Dragon ? dit-il, tête inclinée.
— Sais-tu ouvrir un portail, Dashiva ?
— Bien sûr.
Dashiva se mit à se tordre les mains et s’humecta les lèvres du bout de la langue. Perrin se demanda s’il était toujours aussi nerveux, ou si c’était seulement parce qu’il parlait au Dragon Réincarné.
— Le M’Hael enseigne le Voyage dès qu’on est assez fort.
— Le M’Hael ? dit Rand, clignant des yeux.
— C’est le titre du Seigneur Mazrim Taim, mon Seigneur Dragon. Ça veut dire « chef ». Dans l’Ancienne Langue.
Son sourire réussit le tour de force d’être à la fois nerveux et condescendant.
— J’ai beaucoup lu à la ferme. Tous les livres que vendaient les colporteurs.
— Le M’Hael, grommela Rand d’un ton désapprobateur. Eh bien, soit. Ouvre-moi un portail pour aller à Cairhien, Dashiva. Il est temps d’aller voir ce que le monde a comploté en mon absence, et ce que je peux y faire.
Il se mit à rire, rire triste qui donna la chair de poule à Perrin.