Chaque fois qu’il découvrait la station de Grand Central, Keith songeait à quatre assiettes disposées en carré, mais, bizarrement, ce jour-là, la construction lui évoqua un trèfle à quatre feuilles. Avec chacune de ces feuilles ou assiettes mesurant un kilomètre de diamètre sur quatre-vingts mètres d’épaisseur, Grand Central était la plus grande structure de l’espace du Commonwealth. Comme le plus modeste disque central de Starplex, les assiettes contenaient plusieurs baies d’amarrage sur leur bordure externe, dont la plupart affichaient des sigles de compagnies commerciales terrestres. Après avoir reçu les instructions du poste de contrôle, Keith se dirigea vers une baie proche d’une grande porte en matériau ondulé portant le logo de la Compagnie Hudson, l’une des plus anciennes puisque son activité remontait à plus de cinq cents ans.
Keith regarda le paysage environnant à travers la coque transparente de son vaisseau. Des engins abîmés flottaient dans l’espace ; des remorqueurs ramenaient des épaves vers les baies d’amarrage. L’une des quatre assiettes de la station était plongée dans le noir, probablement endommagée par un laser pendant la bataille.
Sa navette amarrée, Keith pénétra dans la station. Contrairement à Starplex, Grand Central n’appartenait pas au Commonwealth, mais à la Terre, ce qui expliquait les standards terrestres de son atmosphère.
Le fonctionnaire gouvernemental qui l’accueillit avait un bras bandé… Probablement une conséquence de la récente attaque waldahud. Il le conduisit jusqu’à l’imposant bureau de Petra Kenyatta, le Premier ministre de la province de Tau Ceti.
Dès qu’elle le vit, Kenyatta se leva pour l’accueillir. D’origine africaine, elle avait une cinquantaine d’années et une poigne que Keith trouva presque douloureuse.
— Bonjour, docteur Lansing. Asseyez-vous, je vous en prie.
— Merci.
Keith venait à peine de prendre place dans la chaise qu’elle lui désignait – une chaise terrestre, non polymorphe – que la porte s’ouvrait de nouveau devant une femme d’origine nordique, légèrement plus jeune que le Premier ministre. Il se releva.
— Vous connaissez la commissaire Amundsen ? fit Kenyatta. Elle dirige les forces de police de Tau Ceti.
— Commissaire, salua Keith en serrant la main de la nouvelle venue.
— Évidemment, précisa immédiatement celle-ci en s’asseyant, « forces de police » est un euphémisme. Nos services sont ainsi nommés pour les oreilles étrangères.
Keith sentit son estomac se tordre.
— Des renforts sont déjà en route depuis Sol et Epsilon Indi, poursuivit son interlocutrice. Nous n’attendons plus qu’eux pour écraser Rehbollo.
— Écraser Rehbollo ?
— Exactement. Nous allons montrer à ces espèces de porcs combien il en coûte de nous attaquer.
Keith secoua la tête.
— Pourquoi ? De toute évidence, leur attaque a échoué. Ils n’ont aucune raison de recommencer.
— Mieux vaut nous en assurer en leur en ôtant la possibilité, répliqua Kenyatta.
Keith leva les yeux vers elle.
— Ce serait une erreur, dit-il. Les Waldahuds savent comment détruire un transchangeur.
Amundsen écarquilla ses yeux saphir.
— Pardon ?
— Ils pourraient nous couper du reste de la galaxie, s’ils le voulaient. Il leur suffirait pour ça d’envoyer un seul vaisseau à Tau Ceti.
— Comment s’y prennent-ils ?
— Je l’ignore. Mais je sais que ça marche.
— Raison de plus pour les détruire, dit Kenyatta.
— Comment ont-ils réussi à vous surprendre ? demanda la commissaire. Ici, à Tau Ceti, ils ont envoyé un vaisseau mère d’où sont sortis des dizaines d’engins de guerre. D’après ce que nous a dit le Dr Cervantès, ils ont attaqué Starplex avec des vaisseaux unipersonnels. Comment se fait-il que vous ne les ayez pas vus arriver ?
— L’étoile récemment émergée nous cachait le transchangeur.
— Qui avait placé le vaisseau derrière elle ?
Keith fit une pause.
— Moi, répondit-il enfin. C’est moi qui donne les ordres sur Starplex. Nos observations astronomiques exigeaient que je déplace le vaisseau derrière l’étoile. J’en prends l’entière responsabilité.
— Ne vous inquiétez pas, fit Amundsen avec un sourire macabre. Nous ferons payer ces porcs.
— Ne les appelez pas ainsi, remarqua Keith à sa propre surprise.
— Pardon ?
— Ne les appelez pas « porcs ». Ce sont des Waldahuds.
Il avait aboyé le mot presque sans accent.
Amundsen le regarda avec étonnement.
— Vous savez comment ils nous appellent ? demanda-t-elle.
Keith secoua la tête.
— Gargtelkin, indiqua son interlocutrice. « Ceux qui copulent hors saison ».
Keith réprima un sourire. Puis, de nouveau conscient du sérieux de la conversation, il déclara :
— Nous ne pouvons pas entrer en guerre ouverte avec eux.
— C’est eux qui ont commencé.
Il songea à sa sœur aînée et à son frère cadet ; à un vieux film en noir et blanc où s’affrontaient des hymnes patriotiques, La Marseillaise contre le Wacht am Rhein ; et surtout à la Voie lactée posée sur sa main ouverte.
— Non, dit-il simplement.
— Que voulez-vous dire ? aboya Amundsen. Ils ont bel et bien commencé.
— Qu’est-ce que ça change ? Nous avons découvert des êtres de matière noire, des transchangeurs ouvrant sur l’espace intergalactique, des étoiles venues du passé… Et vous, vous demandez qui a commencé. Mettez un terme à cette histoire. Ici et maintenant.
— C’est justement notre intention, intervint le Premier ministre. Y mettre un terme une bonne fois pour toutes. Mettre ces fichus porcs à terre et qu’ils ne se relèvent jamais.
Keith secoua lentement la tête.
— Laissez-moi aller parler à la reine Pelsh à Rehbollo. Je suis censé être diplomate. Laissez-moi essayer d’obtenir une paix durable entre les humains et les Waldahuds.
— Et les morts ? contra Amundsen. Qu’en faites-vous ? Vous n’en avez peut-être pas eu sur Starplex, mais nous si.
Keith pensa à Saul Ben-Abraham. Mais, cette fois, ce ne fut pas l’horrible image de sa mort qui vint à son esprit, le crâne de Saul s’ouvrant comme une fleur rouge devant ses yeux, mais son ami vivant, un sourire éclatant de blancheur dans sa barbe fournie, une pinte de bière à la main. Il avait marché vers le vaisseau étranger dans l’intention de parler de paix, d’amitié.
Et l’autre Saul ? Saul Lansing Cervantès, incapable de chanter deux notes justes de suite, fier de sa petite barbichette à la mode, bloqueur de son équipe de base-ball, drogué au chocolat… et major de sa classe de physique… Le genre de gars qu’ils recruteraient comme pilote d’engin hyperspatial en cas de guerre.
— D’autres humains sont morts sans que nous cherchions à nous venger, fit Keith.
Losange avait raison. « Oubliez », avait-il conseillé. Keith sentit le poids qu’il portait en lui depuis dix-huit ans s’alléger, disparaître… Il regarda les deux femmes devant lui.
— En mémoire de ceux qui sont morts – et pour que d’autres restent en vie – nous devons éteindre le feu avant qu’il soit trop tard.
De retour dans son vaisseau, Keith se dirigea vers le transchangeur.
Il avait discuté des heures avec la commissaire Amundsen et le Premier ministre Kenyatta, et il savait qu’il discuterait encore beaucoup plus longtemps s’il le fallait. Il avait trouvé un moulin contre lequel se battre, un moulin qui en valait la peine : la paix.
Rêve impossible ?
Il songea à son arrière-arrière-grand-père et à sa vie remplie de merveilles. Voitures, avions, lasers, premiers pas sur la lune…
À sa propre vie remplie de merveilles.
À toutes les merveilles à venir.
Rien n’était impossible – pas même la paix. Toute technologie suffisamment avancée devient de la magie.
Suffisamment avancée, là était le point. Comme les êtres et les civilisations, les races croissaient, mûrissaient. Lui, était prêt pour ça.
Les autres devaient l’être aussi.
Borman, Lovell et Anders avaient tenu la Terre dans leurs mains. Juste un quart de siècle plus tard, le monde se désarmait de lui-même. Einstein n’avait pas vécu assez longtemps pour y assister, mais finalement son impossible rêve de remettre son génie nucléaire dans la bouteille s’était réalisé.
Et maintenant, humains et Waldahuds avaient tenu la galaxie dans leurs mains. Une galaxie que Keith et beaucoup d’autres verraient tourner autour de son axe plus d’une fois.
La paix régnerait entre les différentes races. Il y veillerait. D’ailleurs, qu’y avait-il de mieux à faire pour un bâtisseur de ponts destiné à vivre des milliards d’années ?
Le vaisseau toucha le transchangeur. Le temps que le halo violet glisse le long de sa coque arrondie, et il émergeait de nouveau près de l’étoile verte.
Gigantesque losange argenté et cuivré, Starplex attendait dans l’obscurité étoilée. La porte spatiale de la baie numéro sept était ouverte. À l’intérieur, Keith reconnut la silhouette bronze du Rum Runner : Jag et Longuebouteille étaient rentrés de leur expédition. Le cœur battant, Keith effectua ses manœuvres d’amarrage.
Il se rendit immédiatement sur le pont central où Rissa travaillait avec l’équipe Delta. Malgré la brièveté de son absence, il ressentait le besoin de l’embrasser, et la serra tendrement contre lui pendant un long moment. Verre à pied s’éloigna poliment de sa console au cas où le directeur souhaiterait prendre sa place, mais Keith lui fit signe de rester et s’installa sur une chaise dans la partie réservée aux visiteurs.
Il venait juste de s’asseoir quand la porte principale s’ouvrit devant Jag.
— Le bébé est prisonnier, annonça-t-il en se dirigeant vers le poste de physique, momentanément inoccupé. Une étoile émergée du même transchangeur que lui le retient dans son champ de gravité.
— Vous avez émis l’appel radio ? demanda Rissa.
— Sans succès. Mais l’étoile est très bruyante. Il se peut qu’elle ait brouillé notre message ou sa réponse.
— Un soupir dans un ouragan, fit Keith. Ce serait un miracle s’il l’avait entendu.
— Surtout, intervint Longuebouteille qui venait d’entrer dans le bassin à droite du pont, s’il est mort.
Keith se tourna vers lui, puis hocha la tête.
— Évidemment. À votre avis, quelles sont ses chances de survie ?
Rissa grimaça.
— Nous ne résisterions pas plus de cinq secondes sans nos écrans de force au maximum, dit-elle. Et le Génoir est complètement nu.
— Pire, renchérit Jag, il est noir. Et même si la matière luster-quark laisse passer les radiations électromagnétiques, la poussière de matière normale qu’elle contient ne reflète ni la lumière ni la chaleur de l’étoile. Le Génoir doit tout absorber… Autant dire se cuire lui-même.
— Vous avez des propositions ? demanda Keith.
— Première chose, répondit Jag, lui faire de l’ombre en interposant un parasol en aluminium entre l’étoile et lui.
— Notre laboratoire pourrait s’en charger ? interrogea Keith. Ordinairement, je m’adresse à New Beijing pour fabriquer ce genre de choses et leur demande de me l’envoyer par transchangeur. Mais, d’après ce que j’ai vu, ils ont assez à faire après la bataille pour que je les ennuie avec ça.
Le jeune Noir américain assis aux Opérations internes répondit :
— Je demanderai confirmation à Lianne, mais je pense que nous devrions nous en sortir nous-mêmes. En revanche, ce ne sera pas simple. Le parasol devra mesurer plus de cent mille klicks de large, ce qui, même avec une épaisseur d’une seule molécule, représente une sacrée quantité de matériel.
— Il faudra combien de temps, à votre avis ?
— Six heures dans le meilleur des cas. Douze dans le pire.
— Même si nous arrivons à abriter l’enfant génoir, que se passera-t-il ensuite ? Il sera toujours prisonnier.
Keith se tourna vers Jag.
— Est-ce que nous pourrions nous servir du parasol comme d’une voile et laisser le vent solaire l’éloigner de l’étoile ?
Le Waldahud grogna.
— C’est sans espoir.
— D’accord. Alors, nous pourrions peut-être abriter le Génoir avec une sorte de bouclier de force, faire exploser l’étoile afin qu’elle se transforme en nova, et…
Un staccato d’aboiements – le rire waldahud – interrompit Keith.
— Vous avez une imagination débordante, Lansing. Bien sûr, on a effectué quelques travaux théoriques sur le sujet, et je m’y suis moi-même vaguement intéressé à une époque, mais, même si nous passions de la théorie à la pratique, je ne vois pas quel bouclier serait assez puissant pour protéger le Génoir de ce genre d’explosion à seulement quarante millions de kilomètres de distance.
Il en fallait plus pour décourager Keith qui proposa :
— Dans ce cas, pourquoi ne pas essayer de repousser l’étoile dans le transchangeur ? Son attraction s’annulerait pendant la traversée et le bébé génoir serait libéré.
— L’étoile ne se rapproche pas du transchangeur, elle s’en éloigne, rappela Jag. Nous n’avons aucun moyen de déplacer le transchangeur, et si nous savions comment détourner une étoile de sa trajectoire, nous serions certainement capables d’arracher un objet de la taille de Jupiter à son attraction. Malheureusement, nous n’en sommes pas encore là.
Jag balaya la salle du regard avant de demander :
— Une autre idée brillante ?
— Oui, répondit Keith en fixant le Waldahud dans les yeux. Certainement.
Quand Keith se tut, Jag le fixait de ses quatre yeux, sa bouche ouverte laissant apparaître ses deux dentiers blanc bleuté à l’intérieur.
— Je sais que je vous ai dit que c’était possible, dit-il finalement dans un aboiement étouffé, mais à une telle échelle… ?
Keith hocha la tête.
— À moins que vous ayez une meilleure suggestion…
— Eh bien, nous pourrions laisser le Génoir en orbite autour de l’étoile. S’il est encore vivant lorsque nous installerons le parasol, rien ne devrait l’empêcher par la suite de poursuivre son cycle de vie normal en orbite. Tandis que si votre plan échoue, il mourra.
D’une voix plus douce, Jag ajouta :
— C’est vrai, Lansing, que je recherche la gloire. Et je devrais me réjouir de l’occasion que vous m’offrez de jouer un rôle fondamental dans le sauvetage du Génoir. Si votre plan réussit, la considération de mes congénères à mon égard s’accroîtra grandement. Mais, au fond de moi-même, je ne pense pas que cette décision nous revienne. En temps normal, je conseillerais de demander l’avis du patient. Puisque c’est impossible dans ce cas, je suggère de nous adresser à ses proches.
Keith réfléchit un instant, puis hocha lentement la tête.
— Vous avez entièrement raison. Je suis tellement obsédé par l’influence de notre action sur nos relations avec les Génoirs que j’en ai oublié les principes les plus élémentaires. Je suis vraiment stupide parfois.
— Ce n’est pas grave, répondit Jag avec légèreté. D’après les bruits qui courent, vous aurez tout le temps d’acquérir plus de sagesse.
Keith se pencha vers le micro.
— Starplex à Œil de chat. Starplex à Œil de chat.
— Bonjour, Starplex, répondit le Génoir avec ce drôle d’accent français que lui avait attribué PHANTOM. C’est impoli de demander, mais…
Keith sourit.
— Oui, nous avons des nouvelles de votre enfant. Nous l’avons localisé. Malheureusement, il est pris dans le champ de gravité d’une étoile bleue et n’a aucun moyen de s’en libérer seul.
— Mauvais, fit Œil de chat. Mauvais.
Keith hocha la tête.
— Nous avons pensé à un moyen qui permettrait peut-être – je dis bien, peut-être – de lui rendre sa liberté.
— Bien.
— Malheureusement, ce plan comporte des risques.
— Quantifiez ?
Keith se tourna vers Jag qui haussa ses quatre épaules.
— Je ne peux pas, dit-il. Nous n’avons jamais essayé cela à si grande échelle. En fait, je sais depuis très peu de temps que c’est théoriquement possible. Je n’ai aucune idée des chances de réussite.
— Y a-t-il une meilleure idée ?
— Non.
— Décrivez le plan.
Keith s’exécuta dans les limites permises par le vocabulaire limité élaboré par PHANTOM.
— Difficile, conclut Œil de chat.
— Oui.
Suivit un long moment de silence sur la fréquence d’Œil de chat tandis que les autres fréquences semblaient prises d’assaut. De toute évidence, les Génoirs se concertaient.
Finalement, Œil de chat reprit la parole.
— Essayez, mais… deux cent dix-huit moins un est très inférieur à deux cent dix-sept.
Keith déglutit.
— Je sais.
Jag et Longuebouteille, à bord du Rum Runner, et le physicien cétacéen Bosse en melon, à bord du PDQ, traversèrent le transchangeur vers le secteur où était emprisonné le bébé génoir. Grâce à des déplacements coordonnés, ils parvinrent à étendre devant lui le parasol d’une molécule d’épaisseur, sur le cadre duquel les techniciens avaient fixé des réacteurs lui permettant de résister au souffle des vents solaires. La température du Génoir commença à chuter immédiatement.
L’opération terminée, cent douze bouées construites en hâte (chacune formée d’une enveloppe évidée de watson remplie de matériel spécial) furent lancées à travers le transchangeur depuis Starplex. Les deux vaisseaux se servirent de leurs faisceaux tracteurs pour les placer en orbite autour du Génoir.
Sur la carte hyperspatiale d’un de ses écrans, Jag pouvait voir le puits de gravité local formé par l’étoile. Près du fond, là où se trouvait l’étoile, ses côtés étaient presque verticaux, ne commençant à s’évaser qu’à la hauteur de l’orbite du Génoir. Le Génoir lui-même formait un second puits, plus modeste.
Une fois les bouées en place, le PDQ retourna vers le transchangeur, le dépassa et continua sa route pendant une demi-journée. Finalement, ils se retrouvèrent parfaitement alignés : le Rum Runner et le bébé génoir à une extrémité, l’étoile bleue, quarante millions de kilomètres derrière, le transchangeur, trois cents millions de kilomètres plus loin, et le PDQ, un milliard de kilomètres au-delà. Bosse en melon était désormais à soixante-douze minutes-lumière de l’étoile, suffisamment loin pour que l’espace local redevienne à peu près plan.
— Prêt ? aboya Jag à l’adresse de Longuebouteille.
— Prêt, répondit le dauphin en waldahud.
Jag appuya sur un bouton, actionnant le treillis de bouées entourant le Génoir. Les générateurs de gravité artificielle contenus dans chacune d’elles s’activèrent, détournant à leur profit une partie de l’énergie produite par l’étoile qu’ils tentaient de combattre. Lentement, la puissance des bouées s’accrut, et une zone d’une des parois du puits de gravité généré par l’étoile commença à s’aplanir.
— Doucement, fit Jag entre ses dents, les yeux fixés sur son écran. Doucement…
La zone d’aplanissement continuait à progresser. Le plus délicat était maintenant de ne pas aplanir le propre puits de gravité du Génoir qui, sa gravité interne supprimée, perdrait toute cohésion et se dilaterait comme un ballon.
La puissance des bouées augmentait toujours. La courbe de l’espace-temps s’amenuisait…
La zone était complètement plane, comme un plateau surplombant la paroi du puits. Le Génoir pouvait s’échapper.
— Isolation totale, ordonna Jag. Maintenant, sortons-le de là.
— Passage en hyperpropulsion, annonça Longuebouteille.
Les générateurs individuels de champ hyperspatial des bouées antigravitationnelles s’activèrent, et elles n’apparurent plus comme un cercle de points, mais comme un globe de mercure flottant librement dans l’espace. En quelques secondes, ce globe se rétrécit et disparut.
Les bouées étaient programmées pour entraîner le bébé génoir à l’écart de l’étoile bleue le plus rapidement possible. Le PDQ l’attendait près du point où il devait émerger de l’hyperespace.
Le Rum Runner se dirigea dans la même direction. Au moment où il dépassait le transchangeur, un message de Bosse en melon lui parvint.
— PDQ à Longuebouteille et Jag. Arrivé est le bébé génoir ; sortie dans l’espace normal sans problème devant mes yeux. Mais, aucun signe de vie le bébé ne montre et à mes messages ne répond pas.
La fourrure de Jag dansa pensivement. Il était impossible de savoir si le Génoir avait survécu sans protection à son séjour dans l’hyperespace. S’il était vivant auparavant, son sauvetage l’avait peut-être tué. Personne ne le saurait jamais…
Préférant ne pas s’exposer eux-mêmes aux risques liés à la technique d’aplanissement de l’espace, indispensable pour passer en hyperespace à une telle proximité de l’étoile, Jag et Longuebouteille décidèrent de rejoindre le PDQ avec la seule puissance de leurs réacteurs. Pour tuer le temps et oublier la mort probable du bébé génoir, le Waldahud discuta avec son coéquipier qui, exceptionnellement, pilotait en ligne droite.
— Vous dauphins, aimez les humains, remarqua-t-il.
— En général, oui, acquiesça le dauphin en waldahud.
Il détacha les capteurs de ses nageoires et mit le vaisseau en pilotage automatique.
— Pourquoi ? aboya sèchement Jag. J’ai lu l’histoire de la Terre. Ils ont pollué les océans dans lesquels vous nagiez, vous ont capturés, tués…
— De ceux que je connais de mal aucun ne m’a fait.
— Bien sûr, mais…
— Là le problème est. Vous généralisez, nous pas. Des humains spécifiques mauvais font des choses spécifiques mauvaises ; ces humains nous ne les aimons pas. Mais un par un le reste de l’humanité nous jugeons.
— Vous reconnaissez cependant qu’à partir du moment où ils ont découvert que vous étiez des êtres intelligents, ils auraient dû mieux vous traiter.
— Avant qu’ils étaient intelligents nous découvrions, les humains que nous étions intelligents ont découvert.
— Vraiment ? s’étonna Jag. C’était pourtant évident. Ils construisaient des villes, des routes, et…
— Nous ne les voyions pas.
— Non, sans doute. Mais ils naviguaient sur des bateaux, fabriquaient des filets, portaient des vêtements.
— De cela pour nous rien n’avait de signification. Nous de ces choses de concept n’avions pas ; rien à quoi comparer. Les mollusques des coquillages font ; les humains des vêtements de tissu portent. La protection des mollusques plus résistante est. Les juger plus intelligents nous devrions alors ? Vous dites que les humains des choses construisent. Nous de concept de construction n’avons pas. Nous ignorions que les bateaux par eux étaient construits. Pour nous, vivants ils étaient peut-être, ou avaient été. Certains le goût de bois flotté avaient, d’autres des produits chimiques dans l’eau éjectaient, juste comme les êtres vivants. Les humains semblables nous paraissaient aux rémoras sur les requins.
— Pourtant…
— Eux, notre intelligence ne voyaient pas. Ils directement nous regardaient et ne voyaient pas. Nous, directement les regardions et ne voyions pas.
— Il n’empêche que vous avez fini par découvrir que vos deux races étaient intelligentes. Ce qui n’a pas amélioré la façon dont ils vous traitaient.
— Dans le passé, certains, c’est vrai, nous ont maltraités. Les humains de généraliser ont le défaut. Les fautes de leurs ancêtres ils se reprochent et au péché originel ils croient. Des tribunaux humains des compensations ont même votées pour les dauphins. Pour nous, de sens cela n’a pas.
— En tout cas, vous parvenez à vous entendre avec eux, ce qui est extrêmement difficile pour les gens de ma race. Comment faites-vous ?
Longuebouteille aboya.
— Leurs faiblesses acceptons, leurs forces apprécions.
Finalement, le Rum Runner atteignit sa destination, à 1,3 milliard de kilomètres de l’étoile et un milliard de kilomètres du transchangeur. Par radio, Jag et Bosse en melon définirent la trajectoire suivant laquelle ils devaient envoyer le Génoir vers le transchangeur. Ils activèrent de nouveau les bouées gravitationnelles, poussant et tirant l’être de taille planétaire qui, comme prévu, commença à glisser le long du puits de gravité qui s’était reformé autour de l’étoile. Mais, cette fois, le transchangeur se trouvait entre cette étoile et lui. Si tout se passait bien, il le toucherait obligatoirement au cours de sa chute.
Leurs réacteurs poussés au maximum, les bouées mirent plus d’une journée à conduire le Génoir jusqu’au transchangeur. Bosse en melon prévint Starplex par watson de son arrivée imminente.
Dès qu’elles se rapprochèrent du point, les bouées freinèrent le Génoir afin de diminuer sa vitesse d’entrée (une course trop rapide en direction de l’étoile verte de l’autre côté, et tous leurs efforts seraient anéantis), puis elles ajustèrent sa trajectoire selon l’angle requis pour sortir près de Starplex.
Alors, le point du transchangeur commença à s’enfler, ses lèvres violettes s’élargissant pour engloutir la gigantesque sphère noire. Jag se demanda comment réagirait le Génoir pendant cette traversée… s’il était toujours vivant, évidemment.
Dans ce cas, ne risquait-il pas de paniquer ? De s’immobiliser d’une manière ou d’une autre au milieu du transchangeur sans qu’il soit possible de l’en déloger ? Les lèvres du passage étaient bien trop fermement resserrées autour de lui pour espérer le tirer ou le pousser avec des générateurs de gravité. Alors, les passagers du Rum Runner et du PDQ resteraient prisonniers pour l’éternité sur le bord du bras de Persée, à des dizaines de milliers d’années-lumière de leurs planètes.
Mais la traversée s’effectua sans encombre, et bientôt le transchangeur se rétrécit jusqu’à n’être plus qu’un point invisible. Pressé de voir le fruit de leurs efforts, Jag aurait souhaité plonger immédiatement vers lui, mais les risques de collision avec le Génoir de l’autre côté l’obligèrent à patienter deux heures de plus.
Enfin, un watson les avertit qu’ils pouvaient rentrer. Longuebouteille programma l’ordinateur du Rum Runner qui s’élança vers le transchangeur. Les lèvres violettes s’ouvrirent…
À l’arrivée, Jag vit immédiatement le bébé génoir. Puis, Starplex entouré de tous côtés de Génoirs.
Starplex totalement plongé dans l’obscurité. Comme mort.