Epsilon Draconis

Lorsque Keith leva les yeux, l’homme de verre était là, revenu comme par miracle dans la baie d’amarrage. Foulant les champs d’herbe et de trèfles à quatre feuilles de ses jambes transparentes, il avançait vers lui d’une démarche fluide et élégante qui créait un étrange effet de ralenti. Une douce nuance aigue-marine teintait délicatement son corps limpide.

Keith hésita à se mettre debout, puis se contenta finalement de regarder son visiteur, dont le corps et le crâne transparents diffractaient les rayons du soleil.

Content de vous revoir, dit-il.

L’homme de verre hocha sa tête ovoïde.

Je sais, je sais. Vous avez peur. Vous le cachez bien, mais, au fond de vous, vous vous demandez combien de temps je vais vous garder. Ce ne sera plus très long, je vous le promets. Cependant, j’aimerais encore discuter d’une chose avec vous avant votre départ.

Keith haussa les sourcils. L’homme de verre s’assit près de lui et s’adossa à un arbre. À travers son torse tubulaire, Keith pouvait voir les dessins déformés de l’écorce, mais non grossis comme à travers une loupe. Il comprit alors qu’il s’était trompé : le corps transparent de son compagnon n’était pas de verre.

Vous êtes en colère, remarqua tranquillement celui-ci.

Keith secoua la tête.

Non. Jusqu’à maintenant, vous m’avez bien traité.

Rire carillon.

Je ne voulais pas dire contre moi. Votre colère est plus vaste. Quelque chose enfoui en vous vous a durci le cœur.

Keith détourna le regard.

J’ai raison, n’est-ce pas ? Quelque chose vous a blessé. Profondément.

Silence.

Dites-moi. S’il vous plaît.

C’était il y a longtemps, commença Keith. Je suppose que j’aurais dû oublier, mais…

Mais c’est toujours là, n’est-ce pas ? De quoi s’agit-il ? Qu’est-ce qui vous a bouleversé à ce point ?

Keith regarda autour de lui en soupirant. Tout était si beau, si paisible ! Quand s’était-il assis dans l’herbe pour la dernière fois, se contentant simplement de profiter du paysage, détendu ?

C’est en rapport avec la mort de Saul Ben-Abraham, dit-il.

Mort… répéta l’homme de verre comme si Keith venait encore d’employer un mot inconnu, comme « donquichottesque ».

Il secoua sa tête transparente.

Quel âge avait-il quand il est mort ?

C’était il y a dix-huit ans. Il devait en avoir vingt-sept.

Un battement d’ailes, commenta l’homme de verre.

Suivit un silence pendant lequel Keith se souvint de sa réaction quand l’homme de verre avait balayé d’un geste de la main ses vingt ans de mariage. Mais, cette fois, il avait raison. Keith acquiesça.

Comment Saul est-il mort ?

Un… accident. Du moins, selon la version officielle… Personnellement, j’ai toujours pensé qu’on s’était empressé d’étouffer l’histoire. Saul travaillait à Tau Ceti comme astronome. Moi, je réalisais une étude sociologique sur la colonie pour laquelle on m’avait accordé une bourse post-doctorat. On se connaissait depuis le lycée. On avait même partagé une chambre à l’université. Surtout, nous avions beaucoup de goûts en commun : on était dans la même équipe de handball, on jouait tous les deux dans la troupe de théâtre de l’université, on aimait la même musique… Un jour, Saul a découvert le transchangeur de Tau Ceti, et on a envoyé la première capsule vers Transchangeur I. À cette époque, New Beijing était surtout une colonie agricole ; rien à voir avec la place florissante d’aujourd’hui. Bien sûr, elle ne s’appelait pas encore New Beijing, mais simplement la « colonie Silvanus », du nom de la quatrième planète de Tau Ceti. Bref, il n’y avait pas beaucoup de sociologues sur place, et c’est moi qui me suis retrouvé chargé de prévoir les conséquences de la découverte du réseau des transchangeurs sur la culture humaine. C’est alors qu’est arrivé le premier vaisseau waldahud. On a réuni à la hâte un comité d’accueil, mais même avec l’hyperpropulsion, la terre restait à six mois de distance. Aussi, Saul et moi avons été envoyés à la rencontre de ce fichu vaisseau, et…

Sans achever sa phrase, Keith ferma les yeux et secoua doucement la tête.

Et… ? l’encouragea l’homme de verre.

Ils ont dit que c’était un accident. Une simple méprise… En tout cas, quand nous nous sommes retrouvés face à face avec les premiers Waldahuds, Saul tenait une caméra holographique dans la main. Il ne l’a pas dirigée vers les porcs, évidemment – il n’était pas stupide ! Il la tenait seulement au bout de son bras, et l’a mise en route avec le pouce.

Keith poussa un profond soupir avant de poursuivre :

Il paraît que ça ressemblait à une arme de poing waldahud typique. En tout cas, ils ont cru que Saul allait tirer sur eux, et l’un des Waldahuds l’a devancé. Il a visé en plein visage. Sa tête a explosé près de moi et j’ai… j’ai été aspergé de…

Keith détourna le regard, incapable de poursuivre. Finalement, il reprit :

Ils l’ont tué. C’était le meilleur ami que j’aie jamais eu, et ils l’ont tué.

Les yeux baissés, il cueillit quelques trèfles qu’il regarda un instant avant de les jeter au sol.

Pendant plusieurs minutes, on n’entendit plus que le chant des grillons et des oiseaux. Finalement, l’homme de verre déclara :

Ça doit être lourd à porter.

Keith ne répondit rien.

Rissa est au courant ?

Oui. Nous étions déjà mariés lorsque c’est arrivé. Elle était venue sur Silvanus pour comprendre pourquoi aucune forme vivante n’était apparue sur cette planète qui, selon nos modèles évolutionnistes, réunissait toutes les conditions nécessaires à la vie. Mais, j’ai rarement parlé de la mort de Saul avec elle… Avec personne d’autre non plus, d’ailleurs. J’ai toujours eu du mal à me décharger de mes peines sur les autres. Chacun a son fardeau à porter.

Vous préférez tout garder pour vous.

Keith haussa les épaules.

Disons, que je m’oblige à une certaine retenue émotionnelle.

Réaction louable, commenta l’homme de verre.

Vous le pensez ? fit Keith, surpris.

Oui. En fait, je réagis comme vous… Même si je sais que ce n’est pas courant. La plupart des gens ont des vies – excusez le jeu de mots – transparentes, fit l’homme de verre en montrant son corps translucide. Ils n’hésitent pas à montrer publiquement ce qui est en eux. Pourquoi êtes-vous différent ?

Keith haussa de nouveau les épaules.

Je ne sais pas. J’ai toujours été comme ça.

Il demeura songeur un long moment, puis reprit :

Quand j’avais huit ou neuf ans, il y avait un caïd dans mon quartier. Une sorte de gros balourd de treize ou quatorze ans qui s’amusait à sauter sur des plus petits et à les frapper derrière un buisson. Ce qui lui plaisait, c’était de voir les pauvres gosses qui avaient le malheur de tomber entre ses mains crier et se débattre. Un jour, mon tour est venu. Il m’a empoigné alors que je jouais à chat perché ou quelque chose comme ça, m’a traîné derrière un buisson et a commencé à me frapper. Je n’ai pas pleuré ni poussé un seul cri. Quand il m’a jeté par terre, je me suis contenté de me relever sans rien dire. Pourtant, j’étais couvert de coups et de bleus. Alors, il m’a regardé un moment, puis il a dit : « T’as des couilles, Lansing. » Après ça, il ne m’a jamais plus touché.

Ainsi, d’après vous, vous avez simplement intériorisé un mécanisme de défense ? demanda l’homme de verre.

Disons que j’endure ce que je dois endurer.

Et vous savez ce qui vous a rendu comme ça ?

Non… Enfin, si, peut-être… Mes parents ne cessaient pas de se disputer. On ne pouvait jamais prévoir quel moment allait choisir l’un d’eux pour exploser. Et le fait qu’il y ait des témoins ne les gênait absolument pas. En public ou en privé, ça ne faisait aucune différence ! Mêmes les conversations les plus anodines risquaient de dégénérer. J’avais fini par ne plus prononcer un mot pendant le dîner. J’espérais toujours que, pour une fois, on s’en sortirait, qu’on irait jusqu’au bout sans que l’un d’eux devienne désagréable, sorte de table en criant ou en insultant l’autre.

Keith marqua une nouvelle pause.

Mais je dois reconnaître que des problèmes m’échappaient à l’époque. Au début, ils travaillaient tous les deux. Puis, avec le progrès et l’automatisation, les emplois se sont mis à disparaître un à un – du moins, jusqu’à ce qu’on interdise l’intelligence artificielle absolue. Alors, le gouvernement canadien a fait passer une loi qui imposait à 110 % les deuxièmes salaires d’une famille. Ils voulaient ainsi répartir le travail disponible entre le plus grand nombre de familles possible. Comme mon père gagnait moins que ma mère, c’est lui qui s’est arrêté de travailler. Je suis sûr que sa colère venait en grande partie de là. Mais à l’époque, tout ce que je savais, c’est que mes parents passaient leur rage et leur frustration sur n’importe qui. Et bien que n’étant alors qu’un enfant, j’ai juré de ne jamais les imiter.

L’homme de verre était captivé.

Incroyable, dit-il. Tout s’explique.

Qu’est-ce qui s’explique ?

Vous.

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