XVII

Cinq heures, heure du vaisseau. L’équipe Delta achevait sa dernière heure de roulement. Le pont central était calme, les six stations de travail flottaient tranquillement dans la nuit holographique.

Un Ebi nommé Verre à pied occupait la place du directeur. D’autres Ebis supervisaient les Opérations internes et le pilotage, tandis que le dauphin Bosse en melon et l’humaine Denna Van Hausen travaillaient respectivement aux postes des Sciences de la vie et des Opérations externes.

De minces champs de force sortaient du plafond invisible, créant entre chaque station un vide de quelques millimètres servant d’isolation phonique. L’Ebi des Opérations internes était en conférence holographique avec trois têtes waldahuds ; un roman défilait sur l’écran de l’humaine des Opérations externes.

Soudain, les champs de force disparurent et une alarme résonna dans la salle.

— Vaisseaux non identifiés en vue, annonça PHANTOM.

— Là ! montra Van Hausen sur l’image holographique. Juste à côté de l’étoile.

Un triangle rouge représentait le vaisseau, trop petit pour apparaître sur l’hologramme.

— Il ne peut pas s’agir d’un watson ? demanda Verre à pied, une pointe de cockney dans son accent anglais.

— Non, répondit Van Hausen. Ce truc est au moins aussi gros que l’une de nos navettes.

Des lumières coururent sur le filet de son compagnon.

— Voyons ça de plus près, traduisit PHANTOM.

L’Ebi chargé du pilotage manœuvra Starplex de façon à diriger le dispositif optique du pont soixante-dix vers l’intrus. Un encadrement se dessina sur la bulle holographique dans lequel apparut bientôt un vaisseau illuminé par la lumière verte de l’étoile.

Verre à pied se pencha vers Kreet, le Waldahud à sa droite.

— Ça ressemble à une fabrication waldahud. La conception du réacteur central, non ?

Rebelles à l’idée de production de masse, les Waldahuds recherchaient l’originalité dans chaque modèle. Kreet haussa ses quatre épaules.

— Peut-être…

— Denna, vous recevez un signal de communication ? demanda Verre à pied.

— S’il y en a un, répondit la jeune femme, il se fond dans les émissions de l’étoile.

— Essayez de les contacter.

— Transmission en cours. Mais à cette distance, nous ne recevrons pas de réponse avant six minutes. Oh !

Un second vaisseau venait d’apparaître. De même taille que le premier, il possédait, malgré sa différence d’aspect, le même type de réacteur central.

— On ferait mieux d’appeler Keith, dit Verre à pied.

Un frisson de lumières parcourut le filet de l’Ebi des Opérations internes.

— Directeur Lansing sur le pont !

— Essayez également de contacter le second vaisseau, ordonna Verre à pied.

— C’est ce que je fais, répondit Van Hausen. Et… merde ! On dirait que je vais également devoir en contacter un troisième.

Un nouveau vaisseau venait d’émerger de l’arrière de l’étoile. Quelques secondes plus tard, un quatrième et un cinquième le rejoignaient.

— C’est une vraie armada ! s’exclama Van Hausen.

— Clairement ces vaisseaux waldahuds sont, fit Bosse en melon depuis son bassin. Des réacteurs les échappements sont caractéristiques.

— Je ne vois pas ce que cinq – six, huit ! – huit vaisseaux waldahuds font par ici, déclara Verre à pied. Denna, vers où se dirigent-ils ?

— Ils décrivent une parabole autour de l’étoile. Difficile de dire où ils comptent s’arrêter, mais Starplex se trouve à moins de huit degrés du trajet qu’ils devraient suivre.

— Ils sur nous viennent, dit Bosse en melon. Nous devrions…

Une porte s’ouvrit dans l’hologramme, laissant apparaître Keith Lansing, mal rasé, ses rares cheveux en bataille.

— Désolé de vous réveiller, s’excusa Verre à pied en lui laissant la place, mais on a de la visite.

Keith hocha la tête et attendit qu’un siège polymorphe sorte de la trappe au pied de sa console. Celui-ci s’était déjà configuré à ses formes quand il émergea du sol. Il s’y installa en demandant :

— Vous avez essayé de les contacter ?

— Oui, acquiesça Denna. Mais leur réponse ne nous parviendra pas avant quarante-huit secondes au minimum.

— Ce sont des vaisseaux waldahuds ?

— Sans aucun doute, répondit Verre à pied. Mais, les Waldahuds vendent leurs vaisseaux dans tout le Commonwealth. L’équipage peut être de n’importe quelle race.

Keith frotta ses yeux gonflés de sommeil.

— Comment se fait-il que nous n’ayons pas remarqué tous ces vaisseaux plus tôt ?

— Ils ont dû sortir ensemble du transchangeur au moment où l’étoile verte nous le cachait, expliqua Verre à pied.

— Bon sang, j’avais oublié !… Deux-points, faites descendre Jag sur le pont.

L’Ebi des Opérations internes fouetta son clavier de ses tentacules.

— Il est en période de sommeil, répondit-il. Les appels sont transférés sur sa boîte vocale.

— Passez outre. Je le veux ici immédiatement. Denna, des réponses à nos messages ?

— Non.

Keith leva les yeux vers les horloges digitales flottant dans le champ d’étoiles.

— De toute façon, c’est presque l’heure du changement d’équipe. Appelez l’équipe Alpha sur le pont maintenant.

— Équipe Alpha sur le pont central ! cria Deux-points dans le micro de sa console. Lianne Karendaughter, Thorald Magnor, Losange, Jag et Clarissa sur le pont central, s’il vous plaît.

— Merci, dit Keith. Denna, émettez ma voix en direction des huit vaisseaux.

— Fréquence libre. À vous.

— Ici G.K. Lansing, le directeur du vaisseau d’exploration du Commonwealth Starplex, qui vous parle. Présentez-vous, s’il vous plaît.

— Transmission en cours, indiqua Denna. La distance entre eux et nous s’est sensiblement rétrécie. Leur réponse ne devrait pas mettre plus de trois minutes à nous parvenir.

Une porte s’ouvrit dans l’hologramme représentant le vaisseau étranger le plus proche de Starplex. Jag pénétra sur le pont, sa fourrure hirsute.

— Que se passe-t-il ?

— Peut-être rien, répondit Keith, mais huit vaisseaux waldahuds s’approchent de nous. Savez-vous pourquoi ?

Jag haussa ses quatre épaules.

— Pas la moindre idée.

— Ils refusent de répondre à nos appels, et…

— J’ai dit que je n’en avais pas la moindre idée, coupa Jag en se tournant vers l’hologramme, ses quatre yeux suivant un vaisseau différent.

— De quelle sorte de vaisseau s’agit-il ? demanda Keith. Des éclaireurs ?

— Ils en ont la taille.

— Combien y a-t-il d’hommes à bord ?

— Je n’en sais rien. Les vaisseaux ne sont pas ma spécialité.

Keith se tourna vers le Waldahud à la station des Sciences de la vie.

— Vous, là… Kreet, c’est ça ? Combien de personnes y a-t-il à bord d’un vaisseau éclaireur ?

— Six au maximum.

Deux des portes d’accès au pont central s’ouvrirent en même temps, l’une devant Thorald Magnor, l’autre devant Rissa Cervantès. L’Ebi au pilotage et le Waldahud à la station des Sciences de la vie leur cédèrent la place.

— Huit vaisseaux viennent dans notre direction, annonça Keith.

Rissa hocha la tête.

— On est au courant. PHANTOM nous a informés sur le chemin. Normalement, aucun vaisseau n’aurait dû pénétrer dans cette zone sans notre accord préalable.

Elle attendit devant sa console que son siège polymorphe se configure.

— Ils sont peut-être arrivés là par erreur, suggéra Thor. Quand un nouveau transchangeur entre en activité, les angles d’approche d’une destination particulière se réduisent. Ils ont pu se tromper dans leurs calculs.

— Il est toujours possible qu’un pilote se trompe, répondit Keith. Mais huit d’un coup…

— Le délai est dépassé, annonça Denna. S’ils avaient voulu répondre à votre message, ça serait fait.

Losange, qui venait d’arriver, se plaça à côté de la jeune femme.

— Thor, pourrions-nous échapper à ces vaisseaux si nécessaire ? s’enquit Keith.

Le pilote haussa les épaules.

— Je ne crois pas. Vous voyez ces anneaux autour des réacteurs ? Ils contiennent des propulseurs hyperspatiaux waldahuds de type Gatob. Bien sûr, ce serait de la folie de les activer si près d’une étoile, mais si nous essayons de fuir, ils finiront bien par trouver une zone d’espace assez plane pour les enclencher. Ensuite, ce ne sera plus qu’une question de minutes avant qu’ils nous rejoignent.

Keith grimaça.

— Les vaisseaux se déploient, reprit Thor. Ça ressemble à une attaque.

— Une attaque ! répéta Losange, clignotant d’incrédulité.

— Message ! cria soudain Denna.

Un autre cadre apparut sur l’hologramme spatial. Une face de Waldahud s’y matérialisa, couverte de fourrure dorée.

— Lansing, commandant de Starplex, dit-il. Je suis Gawst. N’oubliez pas ce nom : Gawst.

Keith secoua la tête avec agacement. Encore un Waldahud mâle imbu de lui-même !

— Nous sommes venus escorter Starplex jusqu’au transchangeur. Rendez votre…

— Si nous répondons maintenant, dans combien de temps recevront-ils le message ? demanda Keith.

— … vaisseau.

Denna consulta les données de son ordinateur.

— Quarante-trois secondes.

— Si vous coopérez, poursuivait Gawst, il ne vous sera fait aucun mal.

— Thor, pourrait-on faire semblant de nous diriger vers le transchangeur et modifier notre trajectoire au dernier moment ?

Thor secoua la tête.

— On ne danse pas le tango avec trois millions de mètres cubes.

— À votre avis, ils nous rattraperont dans combien de temps ?

— S’ils maintiennent leur vitesse, dans moins de vingt minutes.

— Lansing à Gawst : Starplex appartient au Commonwealth. Demande rejetée. Terminé. Losange, prévenez-moi dès qu’ils auront reçu ce message. Maintenant, les amis, je suis ouvert à toute suggestion.

Lianne venait d’entrer sur le pont. Tout en s’asseyant à son poste, elle déclara :

— Tout d’abord, nous devrions nous éloigner du transchangeur. Plus nous en serons loin, plus il leur sera difficile de nous y pousser.

— Exact. Thor, sort…

— Pardonnez cette interruption, Keith, coupa Losange. Votre message est arrivé à destination.

— Parfait… Thor, sortez-nous d’ici. Moteurs à fond. Losange, essayez d’envoyer un watson à Tau Ceti. Nous devons prévenir le plus vite possible le Premier ministre Kenyatta.

— Je m’en occupe immédiatement. Mais je dois vous informer qu’il n’atteindra pas le transchangeur avant une heure, et… pardonnez-moi, un message de Gawst vient d’arriver.

— Lansing, aboya Gawst qui venait de se matérialiser sur une partie de l’hologramme, Starplex a été construit sur les chantiers spatiaux de Rehbollo ; il est enregistré à Rehbollo. En conséquence, il appartient au gouvernement waldahud. Évitons les heurts inutiles. Je vous garantis que dès l’arrivée de Starplex à Rehbollo, nous rapatrierons tous les membres de l’équipage dans leurs systèmes respectifs.

— Réponse, lança Keith : Starplex est l’œuvre des efforts conjugués de toutes les planètes du Commonwealth ; son lieu d’enregistrement n’a aucune importance et ne répond qu’à une nécessité légale. Votre demande est rejetée. Si nécessaire, notre vaisseau se défendra par les armes. Terminé.

— Se défendra par les armes ? répéta Thor avec une grimace. Lesquelles ? Nous n’avons aucun armement à bord.

— Je sais, répondit Keith d’un ton brusque. Lianne, je veux un inventaire complet de tout l’équipement susceptible d’être transformé en armes. Tout ce qui envoie des faisceaux d’énergie, lance des objets, explose…

— À vos ordres, répondit la jeune femme en pianotant sur son clavier.

Thor leva les yeux vers l’hologramme de Keith au-dessus de la console.

Starplex n’est pas prévu pour sautiller dans les airs, dit-il. Nous sommes de véritables hippopotames comparés à ces vaisseaux de combat.

— Dans ce cas, nous nous défendrons avec nos vaisseaux auxiliaires, répondit Keith.

Il jeta un coup d’œil à la liste que complétait Lianne sur son écran numéro trois. Lasers d’extraction géologique, explosifs, conducteurs de masse…

— Lianne, appela-t-il, arrangez-vous avec Losange pour charger le maximum d’équipement sur nos cinq vaisseaux les plus rapides. Je veux que tout soit prêt dans un quart d’heure. Et n’hésitez pas à démonter ce qu’il faut pour ça.

Finalement Denna Van Hausen quitta le poste des Opérations externes, et Losange roula à sa place. Ses tentacules couraient à toute allure sur son clavier.

— Ce ne sont pas ces armes de substitution qui vont effrayer des vaisseaux de combat, remarqua Thor en levant les yeux vers l’hologramme au-dessus de sa console.

— Je ne mise pas sur les armes, répondit Keith. Mais si Starplex a été construit par des Waldahuds, ce n’est pas le cas de nos vaisseaux auxiliaires.

— Et vous croyez qu’ils n’oseront pas tirer sur des vaisseaux ebis ? fit Thor, incrédule.

— Bien sûr que non. En fait, je pense surtout aux dauphins.

— Aux dauphins ?

— Parfaitement. PHANTOM, Intercom avec hologramme ! Longuebouteille, Nageoire mince, Barbillon fendu, Loucheur, Flanc rayé, répondez.

Cinq têtes de dauphins se matérialisèrent au-dessus de la console de Keith.

— Oui ?

— Que se passe-t-il ?

— Nageoire mince écoute.

— Keith ?

— Bonjour.

— Nous sommes attaqués par une escadrille waldahud, annonça Keith. Nos vaisseaux auxiliaires peuvent être plus maniables que les leurs, à condition que ce soit des dauphins qui les pilotent. Je dois cependant vous prévenir que l’opération est dangereuse, aussi, si vous préférez…

Starplex maintenant notre océan est… nous protégerons !

— Si nécessaire, aiderai je.

— À vos ordres.

— D’accord.

— Je… oui, le ferai.

— Parfait, dit Keith. Rendez-vous sur les baies d’amarrage. Losange vous transmettra les consignes.

Thor regarda l’hologramme de Keith.

— Il est évident que le pilotage par dauphins est beaucoup plus souple, dit-il. Le problème, c’est qu’ils ne connaissent rien aux armes. Il faudrait leur adjoindre un tireur.

Le filet de Losange clignota.

— Des armes risquent d’entraîner des morts.

— Nous ne pouvons pas attendre sans rien faire, répliqua Thor.

— Peut-être devrions-nous nous rendre.

— Hors de question ! s’exclama Keith.

— Mais tuer…

— Nous ne tuerons personne. Nous nous contenterons de tirer sur les moteurs de façon à rendre leurs vaisseaux inutilisables. De toute façon, nous n’avons que des scientifiques et des diplomates en guise de tireurs.

Keith réfléchit un instant avant de reprendre :

— PHANTOM, consultez les fiches du personnel. Je veux les cinq meilleurs tireurs potentiels !

— Recherche en cours… Terminé : Wong, Wai-Jeng. Smith-Tate, Helena. Leed Jelisko em-Layth. Cervantès, Clarissa. Dask Honibo em-Kalch.

— Rissa… murmura Keith pour lui-même.

— Pourquoi pas Flocon de neige ? demanda Thor. En tant que responsable du département de géologie, elle doit savoir se servir mieux que quiconque des lasers d’extraction.

— Les Ebis ont une vision éparpillée, rappela Losange. Il est plus facile de viser lorsqu’on possède une vue convergente.

— PHANTOM, dit Keith, remplacez les deux Waldahuds par des membres d’autres races et ouvrez l’Intercom avec tous les tireurs.

— Intercom ouvert.

— C’est Lansing qui vous parle. Nous avons besoin de tireurs volontaires dans les vaisseaux pilotés par les dauphins. PHANTOM vous a sélectionnés comme les membres de l’équipage les mieux adaptés à cette tâche. Je ne vous cacherai pas les risques, mais…

Une seconde rangée de têtes holographiques s’était matérialisée au-dessus de celle des dauphins.

— Vous pouvez compter sur moi, coupa l’une d’elles.

— Sans hésitation.

— Je ne suis pas certain d’être la bonne personne, mais… oui, d’accord.

— Je pars quand vous voulez.

Rissa s’était rapprochée de son mari.

— Je ferai mon possible, murmura-t-elle.

Il leva les yeux vers elle.

— Rissa…

— Ne t’en fais pas, chéri. Il faudra bien que je rentre poursuivre mes recherches si je veux que tu vives des millions d’années.

Keith lui serra tendrement le bras.

— Losange, assignez-leur un vaisseau à chacun. PHANTOM, conduisez-les le plus vite possible aux baies d’amarrage.

— À vos ordres.

— Bon travail, soupira Keith en croisant les bras sur sa console.

— Merde ! s’écria soudain Thor. Ils ont tiré sur notre watson !

Une petite tache rouge venait d’exploser sur l’hologramme.

— Jag, analysez le type d’arme dont ils se sont servis, ordonna Keith. Cela nous donnera au moins une idée de leur armement.

Jag parcourut les données sur son écran.

— Laser de sécurité waldahud standard, indiqua-t-il.

Puis, après avoir appuyé sur la touche « Transfert » de sa console, il se leva et adressa un petit signe à Bosse en melon, le responsable du département de physique de l’équipe Delta, en déclarant :

— J’ai transféré mon poste sur la station dauphin numéro un. Étant donné les circonstances, je crois qu’il vaudrait mieux que je ne participe plus aux opérations. Gawst n’ayant pas mentionné le nom de notre reine Trath, je suppose que ses acolytes et lui agissent contre son agrément royal, mais il s’agit malgré tout de Waldahuds. Je préfère regagner mes appartements.

Keith l’arrêta d’un signe de la main.

— Pas si vite, Jag ! Lianne, nos vaisseaux seront prêts dans combien de temps ?

— Dix à onze minutes.

Keith se retourna vers le Waldahud.

— Vous avez fait déplacer Starplex pour que nous ne voyions pas les forces waldahuds sortir du transchangeur et se masser derrière l’étoile verte, n’est-ce pas ?

— Absolument pas ! s’insurgea Jag, ses deux paires de bras croisées dans son dos.

— N’êtes-vous pas fidèle à votre planète avant tout ?

— Je suis fidèle à ma reine ! Et rien ne me prouve que c’est elle qui a donné l’ordre à Gawst de saisir Starplex.

— Lianne, Jag a reçu combien de watsons au cours de ces deux derniers jours ?

— Je vérifie… Trois. Deux par CHAT.

— Qui se trouve juste à côté du système waldahud… remarqua Keith.

— Le troisième venait d’une agence des services de télécommunication de Rehbollo.

— C’était un message personnel. Des nouvelles d’un membre de ma famille malade.

— Jetez un coup d’œil sur ces watsons, Lianne.

— Vous ne trouverez rien, fit Jag. J’efface toujours les watsons avant de les renvoyer pour réutilisation au service des communications.

— On devrait pouvoir retrouver la trace des messages, rétorqua Keith. Lianne ?

— Je suis en train de chercher… Ah, voilà. Les watsons de Jag sont encore à bord.

La jeune femme pianota sur son clavier.

— Je viens de les faire sortir à l’écran. Ils sont vides.

— On ne peut vraiment rien retrouver ?

— Non. La zone de données a été effacée, puis brouillée par une suite de signes sans signification.

— J’ai l’habitude d’employer un effaceur de niveau sept, expliqua Jag.

— C’est deux niveaux au-dessus des standards militaires terriens.

— J’aime que les choses soient nettes. Vous m’en avez assez souvent fait le reproche.

Keith secoua la tête.

— Vous ne me ferez pas croire que vous m’avez demandé de déplacer Starplex par hasard ! Si nous étions restés près du transchangeur, nous aurions vu les vaisseaux waldahuds arriver et nous aurions eu le temps de réagir avant qu’ils nous attaquent en masse.

— Je vous répète que c’est une pure coïncidence.

Keith se tourna vers la station des Opérations internes.

— Lianne, fermez l’accès aux commandes de l’ordinateur central à Jag et reprenez les tâches dont il s’occupait.

La jeune femme s’exécuta.

— Accès fermé, annonça-t-elle.

— Vous n’avez pas le droit de faire ça ! s’exclama le Waldahud.

— Intentez-moi un procès ! répliqua Keith en le défiant du regard. Vous savez, je regrette presque de m’être battu contre l’implantation d’une structure militaire sur Starplex. Ce genre de fonctionnement m’aurait permis de vous mettre aux arrêts.

Soudain, comme si une idée venait de lui traverser l’esprit, il se tourna vers les caméras au-dessus de la zone réservée aux visiteurs et déclara :

— PHANTOM, enregistrez un nouveau protocole. Appellation : mise aux arrêts. Autorisation : Lansing G.K. Paramètres : l’accès aux zones de travail est prohibé à toute personne aux arrêts. L’usage de tout matériel de communication avec l’extérieur lui est également interdit ainsi que la possibilité de donner des ordres à PHANTOM au-dessus du niveau quatre. Compris ?

— Oui. Protocole installé.

— Enregistrez ce qui suit : À partir de maintenant – 0752 heures – et jusqu’à nouvel ordre de ma part, Jag Kandaro em-Pelsh est aux arrêts.

— Enregistré.

— Maintenant, vous pouvez quitter le pont, reprit Keith à l’adresse de Jag.

Son ton était glacial et sans appel.

— Vous n’avez pas le droit de me forcer à sortir.

— Il y a un instant, c’est vous qui souhaitiez partir. Il est vrai qu’à ce moment vous aviez encore le pouvoir de prendre une navette pour rejoindre vos amis.

Losange avait quitté la station des Opérations externes et roulait en direction de Keith. Son filet avait viré au jaune vif, signe de colère.

— Keith a raison, intervint-il, vous avez mis en danger Starplex et tous nos travaux. Aussi, je vous prie de quitter le pont de votre propre volonté ou je me verrai obligé de vous en expulser.

— Vous n’avez pas le droit de faire ça. Le règlement interne interdit tout acte d’agression contre un membre de l’équipage.

Losange commença à rouler vers Jag.

— Regardez si je n’en ai pas le droit.

Le Waldahud demeura à sa place, le défiant du regard. Losange accéléra. Ses roues recouvertes de quartz scintillaient dans la lumière du ciel holographique. Ses tentacules dressés fouettaient l’air comme des serpents en colère. Finalement, Jag céda et fit volte-face. Le champ d’étoiles s’ouvrit devant lui, ne se refermant qu’après qu’il eut disparu dans le couloir.

Keith remercia Losange d’un signe de tête, puis demanda :

— Thor, où en sont les vaisseaux waldahuds ?

Thorald Magnor le regarda par-dessus son épaule.

— S’ils n’ont pas d’armes plus puissantes que leurs lasers standards, nous nous trouverons dans leur puissance de tir dans trois minutes.

— Et nos vaisseaux seront prêts dans combien de temps ?

— Deux sont déjà prêts, répondit Losange qui venait de regagner sa station de travail. Donnez-moi quatre minutes supplémentaires pour les trois autres.

— Lancez les cinq en même temps dans quatre minutes maximum.

— À vos ordres.

— Nous ne sommes que cinq contre huit, rappela Thor.

Keith fit la grimace.

— Je sais, mais nous n’avons que cinq vaisseaux équipés du dispositif de pilotage pour dauphins. Losange, dès que les vaisseaux auront décollé, réglez nos boucliers de force sur la puissance maximum. Coupez les moteurs pour transférer toute l’énergie sur les boucliers.

— D’accord.

— Lianne, envoyez un autre watson à Tau Ceti. Servez-vous d’un tube conducteur de masse et lancez-le sur une orbite qui lui permettra d’atteindre le transchangeur par son seul élan. Je ne veux surtout pas qu’on se serve de moteurs.

— Il lui faudra au moins trois jours pour atteindre le transchangeur de cette façon.

— Je sais. Calculez la trajectoire. Combien de temps encore avant le décollage des vaisseaux ?

— Deux minutes et demie, indiqua Losange.

Keith hocha la tête et enfonça la touche commandant l’érection de murs de force doubles autour de sa station de travail. Une fois isolé phoniquement, il déclara :

— PHANTOM, consultez tous les rapports des recherches effectuées par Gaf Kandaro em-Weel et ses collègues, particulièrement tout ce qui n’a pas été traduit du waldahud.

— Recherche en cours. Terminé.

— Affichez les titres et les résumés en anglais.

Keith parcourut l’écran devant lui.

— Chargez sur un watson les articles deux, dix-neuf et… Attendez ! Ajoutez aussi le vingt et un. Enregistrez le fichier sous le mot de passe « Kassabian » : K-A-S-S-A-B-I-A-N. Enregistrez également ce qui suit et insérez-le dans le watson en message codé : « Keith Lansing à Valentina Iliano, Provost, New Beijing. Val, nous sommes attaqués par des vaisseaux waldahuds, et je ne serais pas surpris que vous subissiez une attaque similaire dans peu de temps. D’après ce que j’ai appris, il serait théoriquement possible de détruire un transchangeur en aplanissant l’espace-temps autour de lui et en l’empêchant de s’ancrer dans l’espace ordinaire. Cette solution pourrait être envisagée en cas d’invasion waldahud, sans oublier, évidemment, que la destruction de notre sortie isolerait Sol/Epsilon Indi/Tau Ceti du reste de la galaxie et offrirait une retraite aux forces waldahuds. Aussi, réfléchissez bien avant de passer à l’acte. Si tel est votre choix, vous trouverez la procédure à suivre dans les articles joints. J’ai choisi comme mot de passe pour les décrypter le nom de famille de cette femme qui nous plaisait tant à tous les deux il y a si longtemps à New New York. » Terminé.

— Fait, indiqua PHANTOM.

Keith appuya sur une touche de sa console. Les écrans de force qui l’isolaient s’évanouirent.

— Lianne, envoyez le watson, ordonna-t-il.

Il regarda la minuscule boîte métallique s’éloigner de Starplex. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine. Si Val décidait de détruire le transchangeur, lui, Rissa et les autres ne rentreraient jamais chez eux.

— Prêt au lancement ! annonça Losange. Cinq. Quatre. Trois. Deux. Un. PDQ lancé ! Trois. Deux. Un. Rum Runner lancé ! Trois. Deux. Un. Marc Garneau lancé ! Trois. Deux. Un. Dakterth lancé ! Trois. Deux. Un. Longue Marche lancé !

Les dix réacteurs des vaisseaux embrasèrent l’hologramme. Derrière eux, on distinguait maintenant les vaisseaux de combat waldahuds qui se rapprochaient de Starplex.

— Boucliers de force au maximum, annonça Losange.

— Ouvrez des fenêtres dans les boucliers et envoyez le message qui suit par laser de communication à chacun de nos vaisseaux : « Ne tirez que si les Waldahuds vous y obligent. Nous espérons qu’une simple démonstration de force suffira à les dissuader. »

— Ils ont déjà fait exploser un de nos watsons, rappela Thor.

Keith hocha la tête.

— Je sais. Mais je ne prendrai pas l’initiative de tirer sur des êtres vivants sans y être obligé.

— Un message vient d’arriver ! annonça Lianne.

— Voyons ça.

Gawst se matérialisa de nouveau sur l’hologramme.

— C’est votre dernière chance, Lansing. Rendez-vous !

— Pas de réponse, fit Keith.

Il vérifia la position de Starplex sur l’un de ses écrans. Ses télescopes étaient toujours tournés vers l’étoile verte et les vaisseaux waldahuds.

— Le vaisseau de Gawst se rapproche dangereusement, fit Thor. Les sept autres semblent s’être mis en faction à environ neuf mille klicks.

— Je vous demande à tous de rester calmes, dit Keith.

— Il tire ! cria Thor. Il vient de tirer sur nos boucliers de force !

— Des dégâts ? demanda Keith.

— Non. Mais nous ne résisterons pas à plus de quatre ou cinq tirs de laser, prévint Lianne.

— Les autres vaisseaux waldahuds se dirigent vers nous, indiqua Thor. Ils essaient de nous encercler.

— Désirez-vous que nos vaisseaux les attaquent ? s’informa Losange. Directeur… ?

— Je… Je ne croyais pas que Gawst tirerait, reconnut Keith.

— Ils se placent à équidistance de nous, dit Thor. S’ils tirent tous les huit en même temps avec la même puissance, nous n’aurons plus d’endroit où puiser l’énergie de nos boucliers.

Des hologrammes des pilotes dauphins et de leurs tireurs flottaient au-dessus de la console de Keith.

— Je vais éloigner le vaisseau le plus proche de nous, déclara Rissa, à bord du Rum Runner avec Longuebouteille.

Keith ferma un instant les yeux. Lorsqu’il les rouvrit, sa décision était prise.

— D’accord, dit-il.

— Je vise les réacteurs.

Une ligne rouge représenta le faisceau invisible du laser de Rissa sur l’hologramme. Au moment où son extrémité toucha le moteur du vaisseau waldahud, une langue de feu embrasa l’espace.

— Touché ! cria Rissa avec un sourire triomphant. On dirait que je n’ai pas perdu mon temps en jouant aux fléchettes.

— Gawst tire de nouveau sur nous, indiqua Thor. Et un autre vaisseau fonce sur le Rum Runner.

— Longuebouteille, dégagez de là ! cria Keith.

Le dauphin effectua un bond en arrière, immédiatement imité par le vaisseau qu’il pilotait. Rissa envoya un autre faisceau laser sur leur poursuivant qui l’évita.

— Le vaisseau de Gawst possède deux lasers, dit Thor. À bâbord et à tribord. Il tire sur notre radiotélescope… Merde ! Il se débrouille bien. Il se sert de notre antenne parabolique pour orienter les deux faisceaux sur nos instruments.

— Gênez-le. Faites tanguer Starplex d’un côté à l’autre, ordonna Keith.

Les étoiles du ciel holographique se mirent à danser.

— Il nous suit, fit Thor. Je parie que… Bon sang ! Il a réussi. Même au maximum, nos boucliers n’arrivent pas à bloquer tous ses tirs. L’antenne parabolique les attire. Il a détruit tout le matériel du pont soixante-dix et…

Starplex trembla. Keith demeura un instant abasourdi : c’était la première fois qu’il sentait son vaisseau trembler.

— Les sept vaisseaux waldahuds restants tirent sur nous les uns après les autres, expliqua Thor.

— Keith aux vaisseaux : Attaquez les Waldahuds. Détournez leurs tirs de Starplex.

— S’ils continuent au même rythme, nos boucliers seront en surcharge dans seize secondes, dit Lianne.

Sur l’hologramme, Keith vit le PDQ et le Longue Marche viser deux vaisseaux ennemis. Afin de garder suffisamment d’énergie pour tirer sur Starplex, les Waldahuds n’avaient activé qu’un seul bouclier de force. Les dauphins, plus habiles, les obligèrent à le déplacer constamment, permettant ainsi à leurs tireurs de viser les zones momentanément vulnérables.

Une alarme résonna à bord de Starplex.

— Défection imminente du bouclier de force, annonça PHANTOM.

Soudain, l’un des vaisseaux waldahuds explosa en silence. Le Marc Garneau, qui s’était détourné de celui qu’il attaquait pour venir soutenir le PDQ, venait de viser sa proue, non protégée par le bouclier. Keith baissa la tête. La première victime de la bataille ! Et avec ces lasers manuels, personne ne saurait jamais si la tireuse, Helena Smith-Tate, avait intentionnellement visé l’habitat ou non.

— Plus que six, fit Thor.

— Bouclier de force en panne, annonça Lianne.

Les cinq vaisseaux pilotés par les dauphins bondissaient sauvagement dans le ciel, envoyant des faisceaux laser en tous sens. Des traits s’entrecroisaient sur la représentation holographique, rouges pour le Commonwealth, bleus pour ses ennemis.

Soudain, le vaisseau de Gawst se mit à tourner comme une toupie autour de son axe.

— Que fait-il ? demanda Keith.

En guise de réponse, PHANTOM matérialisa en bleu les deux faisceaux de ses lasers. Entraînés par le tournoiement du vaisseau, ils formaient un cercle de lumière cohérente qui élargissait considérablement leur rayon d’action.

— S’il se débrouille bien, remarqua Thor, impressionné malgré lui, il va cisailler notre générateur numéro deux comme un géologue ramasse un échantillon.

— Déplacez le vaisseau, ordonna Keith.

Le champ d’étoiles bascula.

— À vos ordres. Mais il s’est attaché à nous avec un faisceau tracteur. Nous…

Un autre tremblement secoua Starplex, déclenchant de nouveau l’alarme.

— Une brèche vient de s’ouvrir entre le fond de l’océan et l’axe central sur le pont quarante. L’eau s’écoule vers les ponts inférieurs.

— Nom de Dieu ! s’exclama Keith. Comment les Ebis ont-ils monté les nouveaux modules d’habitation ?

Le filet de Losange redevint jaune de rage. Les lumières à chaque intersection brillaient violemment.

— Pardon ? demanda-t-il sèchement.

Keith leva ses deux mains devant lui en signe d’apaisement.

— C’est juste que…

— Il n’y a rien à redire au travail des Ebis. Simplement, les concepteurs de Starplex n’avaient pas prévu une attaque.

— Vous avez raison. Excusez-moi, fit Keith. Lianne, quelle est la procédure à suivre dans ce cas-là ?

— Il n’y en a pas. Le pont-océan n’est pas supposé fuir.

— Peut-on contenir l’eau par des champs de force ?

— Pas pour longtemps. Les champs de force des baies d’amarrage sont prévus pour maintenir l’air à une pression normale malgré le vide. L’eau, c’est autre chose… Chaque mètre cube d’eau pèse une tonne. Je ne vois que les émetteurs de champ de force extérieurs pour résister à une pression pareille. Et même si Gawst ne les avait pas surchargés, nous n’aurions aucun moyen de les diriger vers l’intérieur du vaisseau.

— Nous pourrions au moins désactiver la gravité artificielle du disque central et des ponts inférieurs pour que l’eau ne tombe plus, suggéra Thor.

— Bonne idée, fit Keith. Lianne, occupez-vous de ça.

— Commande annulée, fit la voix de PHANTOM. Raisons de sécurité.

Keith leva les yeux sur la caméra au-dessus de sa console.

— Qu’est-ce que… ?

— C’est à cause des Ebis, expliqua Losange. Le fonctionnement de notre système circulatoire dépend de la gravité. Nous mourrons tous si vous l’annulez.

Keith grimaça.

— Lianne, combien de temps faudrait-il pour faire monter tous les Ebis des ponts quarante et un à soixante-dix sur les ponts supérieurs ?

— Trente-quatre minutes.

— Commencez immédiatement. Ah ! Faites aussi sortir les dauphins du pont-océan. Mais, dites-leur bien de garder leur matériel de respiration près d’eux au cas où il faudrait les renvoyer dans les zones inondées.

— On pourrait commencer par annuler la gravité sur le pont soixante-dix, puis sur les ponts supérieurs à mesure que l’évacuation progresse, remarqua Thor.

— Ça ne servirait à rien, contra Lianne. Quand l’eau atteindra ce niveau, sa vitesse sera telle qu’elle n’aura même plus besoin de la gravité pour continuer à couler.

— Et l’électricité ? demanda Keith.

— J’ai fait couper le système électrique dans toutes les zones inondables, le rassura Lianne.

— L’océan va-t-il remplir tous les ponts inférieurs ? fit Thor.

Lianne acquiesça d’un signe de tête.

— À cent pour cent.

— Vraiment ? fit Keith, surpris.

— Le pont-océan contient six cent quatre-vingt-six mille mètres cubes d’eau, expliqua la jeune femme en consultant son écran d’ordinateur. Et la partie inférieure du vaisseau ne fait que cinq cent soixante-sept mille mètres cubes, en comptant l’espace scellé des entreponts.

— Pardonnez-moi, coupa Losange, mais je crois que le PDQ a des problèmes.

Il tendit un tentacule vers une zone de la bulle holographique où deux vaisseaux waldahuds convergeaient vers un des vaisseaux de Starplex, leurs lasers striant l’espace.

Le regard de Keith oscillait entre l’hologramme et le schéma de la progression de l’inondation sur sa console.

— Ah, le Dakterth arrive sur l’arrière des vaisseaux qui attaquent le PDQ, remarqua Losange. Il devrait réussir à détourner leurs tirs vers lui.

— Comment se passe l’évacuation ? demanda Keith.

— Nous sommes dans les temps, répondit Lianne.

— L’eau fuit-elle aussi vers l’extérieur ?

— Non. La brèche est uniquement interne.

— Nos portes sont étanches ?

— Les portes coulissantes entre les pièces le sont, acquiesça Lianne. Mais je ne suis pas sûre qu’elles résistent à la pression. D’autant plus qu’elles ont été conçues pour se déboîter facilement de leurs rails en cas d’incendie.

— Quel est le génie qui a pensé à ça ? railla Thor.

— Un des descendants du constructeur du Titanic, marmonna Keith.

Le vaisseau vibra de nouveau. Un cylindre découpé dans le disque central sur une hauteur de dix ponts glissa dans le ciel holographique.

— Gawst a réussi à cisailler notre générateur numéro deux, annonça Lianne. J’avais donné l’ordre d’évacuer cette zone, il n’y a pas de victime. Mais, s’il nous enlève un autre générateur, nous ne pourrons même plus espérer passer en hyperpropulsion quand nous serons assez loin de l’étoile.

Keith cligna des paupières devant l’éclair de lumière qui embrasa l’hologramme. Le Dakterth venait de faire exploser le moteur d’un des deux vaisseaux qui attaquaient le PDQ. Le vaisseau endommagé se mit en vrille et, pendant un instant, Keith crut qu’il allait entrer en collision avec le cylindre arraché à Starplex. Mais ce n’était qu’un effet de perspective, et il poursuivit sa route sans même le frôler.

— Pourquoi n’éjecterions-nous pas l’eau de l’océan dans l’espace ? suggéra Losange.

— Ça impliquerait de creuser nous-mêmes un trou dans le pont-océan, répondit Lianne.

— Quel serait le meilleur endroit ? fit Keith.

Sa compagne examina un schéma sur son écran.

— Le mur du fond de la baie d’amarrage numéro seize. La station de filtrage du pont-océan est située juste derrière. Comme elle est reliée à l’océan, il suffirait de creuser un trou dans ce mur pour que toute l’eau se déverse dans la baie.

Keith réfléchit un instant.

— D’accord, dit-il finalement. Envoyez immédiatement quelqu’un baie numéro seize.

Jetant un coup d’œil vers Losange, il ajouta :

— Si nous coupions la gravité artificielle et faisions tourner le vaisseau sur lui-même, les Ebis pourraient-ils le supporter ?

— Vous voulez remplacer la gravité par la force centrifuge ? demanda Lianne. Les gens seraient plaqués contre les murs.

— Oui. Alors ?

— Eh bien, chaque pont étant en forme de croix, la force centrifuge augmenterait vers l’extrémité de chaque bras.

— Mais l’eau ne coulerait plus le long de l’axe central. Au lieu de cela, elle s’écraserait contre les murs extérieurs du pont-océan. Thor, vous pourriez créer un tel mouvement de rotation avec les propulseurs SCP ?

— Sans problème.

Keith se tourna vers Losange.

— Quel est le taux de gravité nécessaire à la survie des Ebis ?

Losange leva ses tentacules.

— Au minimum un huitième de la gravité standard.

— Même aux extrémités des bras, nous n’obtiendrons pas de résultat équivalent au-dessous du pont cinquante-cinq, déclara Lianne.

— Ce qui veut dire que nous devrons évacuer quinze étages, répondit Keith. C’est toujours mieux que quarante. Lianne, prévenez l’équipage de nos intentions. Thor, dès que les Ebis auront évacué les ponts au-dessous du pont cinquante-cinq, faites tourner le vaisseau sur lui-même et diminuez la gravité artificielle à mesure que sa vitesse de rotation augmente.

— À vos ordres.

— Il serait plus prudent de faire évacuer les pièces au bout de chaque bras à cause des fenêtres, dit Lianne.

— Pourquoi ? Elles sont en carbone composite. C’est assez résistant pour supporter le poids d’une centaine de personnes.

— Je sais. Mais elles sont coupées à quarante-cinq degrés à cet endroit, comme les modules d’habitation. Personne ne tiendra debout sur une pente pareille.

Keith hocha la tête.

— Bien vu. Occupez-vous de ça aussi.

L’hologramme de Longuebouteille se mit à parler au-dessus de la console de Keith.

— Dans des eaux polluées nous sommes. En surchauffe les moteurs sont.

— Faites ce que vous pouvez, répondit Keith. Si nécessaire, éloignez-vous. Avec un peu de chance, personne ne vous suivra.

Starplex trembla de nouveau.

— Gawst est en train de cisailler le disque central au-dessous du générateur numéro trois, indiqua Losange. Et un autre de ses vaisseaux cisaille le haut du disque, juste au-dessus du numéro un.

— Thor, faites tourner le vaisseau.

Le champ d’étoiles de l’hologramme commença à tournoyer autour du pont.

— Gawst a été surpris, dit Thor. Ses lasers ricochent contre la surface interne du disque central.

— Keith, Jessica Fong est en position à l’intérieur de la baie d’amarrage numéro seize, annonça Lianne.

— Faites-moi voir.

Un cadre apparut dans l’hologramme du ciel qui tournait désormais à toute vitesse. L’intérieur d’une baie s’y matérialisa avec une femme en combinaison spatiale flottant dans l’air. Le câble qui la rattachait au mur du fond était tendu sous l’effet de la force centrifuge qui la tirait vers l’extérieur. Environ une douzaine de mètres la séparait du sol et du plafond.

— Établissez la communication, dit Keith. (Puis :) OK, Jessica. La station de filtrage du pont-océan se trouve juste derrière le mur du fond. Ouvrez un trou assez large dans ce mur, mais faites attention à ne pas vous faire assommer par la force de l’eau qui va affluer directement du pont-océan.

— Compris, acquiesça la jeune femme.

Elle tira sur le câble accroché à sa taille pour lui donner du mou. Keith suivait ses moindres gestes en retenant son souffle. Le câble s’allongeait sans cesse. Bientôt, elle atteignit l’extérieur de la baie… et tomba violemment sur la porte ouvrant sur l’espace. Pendant un instant qui lui sembla une éternité, Keith la crut inconsciente. Mais elle se redressa rapidement et souleva son laser géologique vers le mur du fond. Déstabilisée par la force centrifuge, elle tira sur son câble qui se coupa en deux. Quinze mètres de Nylon lui revinrent en plein ventre, tandis que les quinze autres passaient à quelques centimètres de son visage en s’enroulant comme des serpents. Sans attache, elle se retrouva bientôt plaquée contre la porte de la baie.

Son deuxième tir fit exploser le coffret électrique de la baie, qui se retrouva plongée dans l’obscurité.

— Jessica !

— Je suis toujours là, Keith. Ce truc pèse une tonne ! Je n’arrive pas à le diriger.

Dans le cadre noir de l’hologramme apparut soudain un minuscule point couleur rubis : le faisceau du laser avait touché le mur du fond. Keith regarda le métal rougeoyer, fondre, couler…

Et brusquement, un filet d’eau jaillit comme propulsé par un mince tuyau à haute pression. Jessica continuait à tirer, dessinant un carré de trous espacés d’environ un centimètre tout autour du mur.

Le générateur de secours se mit en route, baignant la baie d’une lumière rouge. Jessica tirait maintenant à l’intérieur du carré qui commença à fondre et à se déchirer avant d’être totalement arraché sous la pression de l’eau.

Keith se raidit. Les fragments de métal volaient à toute vitesse vers Jessica, déjà à demi assommée par l’eau. Mais, avant qu’ils n’arrivent sur elle, une flamme jaillit dans son dos, brûlant le mur derrière elle. Activé juste à temps, le petit propulseur accroché à l’arrière de sa combinaison ignifugée l’entraîna quelques mètres plus loin. L’eau continuait à remplir la baie.

— Jessica, maintenant percez un trou d’environ dix centimètres de diamètre dans la porte de la baie, ordonna Keith. Appuyez directement le laser contre la porte pour ne pas faire bouillir l’eau autour de vous.

— D’accord, acquiesça la jeune femme avant de presser le cône gris de son laser géologique contre la porte comme un marteau piqueur.

Elle tira entre ses pieds. Un point incandescent apparut dans la porte, s’élargit…


Starplex tournoyait dans la nuit comme une toupie.

Les cinq vaisseaux waldahuds se rapprochaient, deux par-dessus, trois par-dessous, tous se dirigeant vers l’anneau formé par les baies d’amarrage. Aucun d’eux ne remarqua le minuscule point rouge au centre de la porte de la baie numéro seize. Un point qui s’élargit de plus en plus avant de s’enflammer et de…

L’eau jaillit dans l’espace avec une violence qui la propulsa rapidement à l’écart du vaisseau. Dans le vide spatial, elle se transforma en vapeur avant de redevenir liquide sous la pression, des gouttes se formant autour de chaque particule de plancton, de sel et de détritus océaniques… Puis, abritée de la chaleur de l’étoile verte par le champ de matière noire, elle gela.

Alors, des milliards de cristaux de glace poussés par la pression de l’eau qui continuait à jaillir derrière eux et la force centrifuge du vaisseau traversèrent la nuit stellaire – petits diamants transformés en émeraudes par la lumière de l’étoile verte.

Le premier vaisseau waldahud reçut de plein fouet ces cristaux de glace. Ses boucliers de force résistèrent aux premiers, mais uniquement conçus contre les impacts de micrométéorites isolés, ils furent incapables de bloquer les suivants qui lacérèrent l’habitacle comme des griffes. Des morceaux de métal gelés s’ajoutèrent à la pluie de grêle.

— Thor, faites basculer le vaisseau, ordonna Keith sur le pont de Starplex.

Le pilote s’exécuta. Éjectés dans une nouvelle direction, les cristaux de glace entrèrent en collision avec un second vaisseau waldahud qu’ils déchiquetèrent en quelques secondes. Puis ils arrachèrent les réservoirs d’un troisième, qui explosa sans un bruit – fleur pourpre et silencieuse dans le ciel noir.

Thor bascula Starplex en sens inverse pour atteindre un quatrième vaisseau. Mais, cette fois, le pilote contra sa manœuvre en tournant également son vaisseau de façon à placer les gaz de ses réacteurs face aux cristaux qui se vaporisèrent sous l’action de la chaleur. Surpris par cette manœuvre, ou trop préoccupé par son propre repli vers le transchangeur, un autre Waldahud le frôla de trop près et explosa.

Des huit vaisseaux waldahuds n’en restaient plus que deux, dont celui de Gawst.

Les gerbes d’eau qui continuaient à jaillir de Starplex repoussèrent les débris loin du vaisseau, mais l’équipage waldahud qui avait vaporisé les cristaux de glace grâce aux gaz de ses réacteurs eut moins de chance. Un énorme morceau de tôle déchiqueté percuta son engin qui partit en vrille en direction du champ de matière noire. Le pilote parut reprendre la situation en main à quelques millions de kilomètres de la sphère la plus proche, mais il était déjà trop tard : prisonnier de la gravité, le vaisseau allait suivre une trajectoire mortelle qui le conduirait inévitablement jusqu’au Génoir. Alors, multiplié par la vitesse, le faible impact qui se produit lors d’une rencontre entre matière ordinaire et matière noire ne manquerait pas de le pulvériser.

Le vaisseau de Gawst, lui, était toujours intact. Relié au disque central de Starplex par un faisceau tracteur, il demeurait à l’abri des cristaux de glace. Thor n’avait plus qu’une solution pour s’en débarrasser : continuer à faire tourner Starplex sur lui-même jusqu’à ce qu’il tombe en panne de carburant.

— Oh… Oh, fit soudain Losange.

Thor leva les yeux vers l’hologramme et poussa un cri de surprise. Un… Deux… Cinq nouveaux vaisseaux waldahuds émergeaient de l’arrière de l’étoile, l’un d’eux dix fois plus gros que les précédents.

Les dauphins, qui avaient reculé pour éviter le barrage de cristaux de glace, se rejoignirent, puis foncèrent droit sur eux en position de combat pour les empêcher d’atteindre le vaisseau mère.

Et soudain…

— Qu’est-ce que… ? s’exclama Keith en agrippant les bras de son siège.

— Nom de Dieu ! fit Thor.

Le champ de matière noire bougeait. Très lentement tout d’abord, puis de plus en plus vite, il se déroula en longues banderoles granuleuses, verdâtres du côté éclairé par l’étoile, d’un noir d’encre sur l’autre face. Les banderoles s’étirèrent sur des millions de kilomètres, comme d’immenses doigts éthérés articulés par des sphères de taille planétaire.

Les dauphins eurent le temps de les éviter en plongeant au-dessus ou au-dessous, mais les pilotes waldahuds ne parvinrent pas à résister à leur gravité. Sur l’hologramme, Keith vit leurs vaisseaux osciller, dangereusement attirés par ces longs rubans d’une masse des milliers de fois supérieure à celle de Jupiter.

Les banderoles s’allongeaient à une vitesse vertigineuse. À partir du moment où il acceptait l’idée d’êtres vivants macroscopiques dans l’espace, Keith devait aussi accepter le fait que ces êtres se déplacent. Mais à une telle vitesse… !

Comprenant qu’il était en difficulté, l’un des pilotes waldahuds qui se précipitaient sur Starplex vira brutalement de bord. Un autre actionna son système de freinage à réaction, faisant apparaître quatre minuscules points incandescents dans l’obscurité. Mais les Génoirs continuaient à allonger vers eux leurs longs doigts fantomatiques.

Seul un passage en hyperpropulsion aurait pu les sauver, mais le puits de gravité formé par l’étoile verte et ceux, plus modestes, générés par la masse des Génoirs rendaient cette opération impossible.

Le plus éloigné des vaisseaux waldahuds n’était plus qu’à quelques kilomètres de la plus longue banderole de matière noire. Keith la regarda s’allonger jusqu’à lui, puis l’engloutir.

Bientôt, un autre tentacule enveloppa un second vaisseau. Un troisième largua son stock d’armement dans l’espoir de se délester et d’accélérer sa fuite. Mais la matière noire progressait plus vite que lui.

Dès qu’elles avaient attrapé leurs proies, les banderoles commençaient à se rétracter, puis à s’enrouler sur elles-mêmes comme des cobras de poussière.

Deux tentacules encerclaient maintenant le plus gros des vaisseaux waldahuds. Seul le dernier semblait avoir encore une chance de s’échapper. Le cœur de Keith s’arrêta un instant de battre quand il s’aperçut que Rissa et Longuebouteille s’étaient lancés à sa poursuite. L’image de son fils s’imposa à lui, et il se demanda comment il trouverait le courage d’annoncer la mort de sa mère à cet enfant de dix-neuf ans.

Au moment où les deux tentacules qui encerclaient le plus gros des vaisseaux waldahuds se rejoignaient, le premier des doigts de matière noire se déroula comme un lasso, projetant le vaisseau qu’il emprisonnait vers l’étoile verte. Celui-ci tournoya dans l’espace comme une boule de bowling. Keith vit deux points incandescents apparaître quand le pilote enclencha ses réacteurs SCP pour en reprendre le contrôle… Sans succès. Le vaisseau continua sa course folle vers…

— Non ! s’écria Keith.

… L’étoile verte. Quand le pilote parvint enfin à le stabiliser, le vaisseau était déjà bien trop proche de l’énorme boule de feu. Des flammes commencèrent à le lécher, puis il s’évanouit dans un nuage de vapeur.

— Losange ! Mettez-moi en rapport avec tous nos vaisseaux ! hurla Keith.

— Rapport établi.

— À tous les vaisseaux ! Regagnez immédiatement Starplex !

Quatre des vaisseaux acquiescèrent et firent demi-tour. Le cinquième continua à poursuivre sa cible.

— Rissa ! cria Keith.

Soudain, un second tentacule de matière noire se déroula, projetant un autre vaisseau waldahud vers l’étoile verte. Les yeux écarquillés d’horreur, Keith regarda tour à tour le vaisseau de Rissa s’éloigner de Starplex et celui de ses ennemis se précipiter vers la mort.

En voyant les Waldahuds cesser brusquement de tirer sur le Rum Runner, il comprit qu’eux aussi assistaient sur leur écran aux dernières minutes de leurs compagnons.

Le PDQ et le Dakterth rejoignirent Starplex en évitant la couronne de grêle qui l’encerclait. Thor émit deux faisceaux tracteurs qui les conduisirent jusqu’aux zones d’amarrage de secours situées des deux côtés du disque central.

Le Rum Runner poursuivait toujours le vaisseau waldahud.

— Rissa ! hurla Keith dans son micro. Rissa, je veux que vous rentriez immédiatement !

Soudain, une ligne rouge se matérialisa sur l’hologramme. Rissa venait de tirer sur l’ennemi. Un tir précis qui sépara d’un trait net la zone des moteurs du reste du vaisseau. Ce dernier vacilla dans l’obscurité, la réflexion de l’étoile verte dans ses gaz d’échappement formant un halo émeraude autour de lui. Quand il vit les moteurs arrachés commencer à rougeoyer, Longuebouteille exécuta un saut périlleux en arrière, rejetant son vaisseau loin de la boule de feu incandescente. Incapables de manœuvrer leur vaisseau sans réacteurs, les Waldahuds se laissèrent dériver grâce à la vitesse acquise.

La troisième banderole de matière noire se déroula et lança un autre vaisseau droit sur l’étoile. Lorsque celui-ci passa dans son champ de vision, Keith s’aperçut que son habitacle était ouvert. De toute évidence, l’équipage avait préféré mourir dans le vide spatial plutôt que de rôtir vivant dans un soleil vert.

Les deux doigts qui avaient encerclé le plus gros des vaisseaux waldahuds formaient désormais une boule de poussière autour de lui. Soudain, cette boule se mit à tournoyer autour de son centre et à s’étendre comme une galaxie. Sur l’hologramme, Keith pouvait voir le point rouge représentant le vaisseau emprisonné dans l’un de ses bras. Sa vitesse de rotation devint vertigineuse quand, brusquement, tel un athlète lançant un poids, le bras de matière noire se détendit et lança le vaisseau devant lui. Le pilote reprit le contrôle avant d’atteindre l’étoile, mais alors qu’il commençait à dévier sa course, les réacteurs tournés vers l’étoile verte, une énorme proéminence jaillit de la photosphère et l’engouffra.

— Quatre de nos vaisseaux auxiliaires sont amarrés, annonça Losange. Et le Rum Runner sera là dans onze minutes.

Keith poussa un soupir de soulagement.

— Parfait. L’évacuation des ponts inférieurs doit être terminée maintenant ?

— Dans trente secondes, répondit Lianne.

— OK. Réglez la gravité des ponts inférieurs à zéro pour que l’eau cesse de couler. Thor, cessez de faire tourner le vaisseau.

— À vos ordres.

— Directeur, dit Losange, le vaisseau de Gawst s’est agrippé à notre coque avec un faisceau tracteur.

Keith sourit.

— Eh bien, nous voilà avec un prisonnier de guerre.

À l’intention de tous, il reprit plus fort :

— Vous avez fait du bon travail. Thor, Lianne, Losange, je vous félicite. Heureusement pour nous, les Génoirs ont pris notre parti. Comme quoi ce n’est pas mauvais de communiquer avec la matière qui forme la majorité de l’univers et…

— Mon Dieu ! s’exclama Thor.

Keith se tourna rapidement vers lui. Il avait parlé trop vite : des doigts de matière noire s’étiraient vers Starplex.

— Nous sommes les suivants, dit Losange.

Starplex est énorme, dit Thor. Ils ne vont pas pouvoir nous jeter dans l’étoile comme les vaisseaux de combat des Waldahuds.

— Seule une partie de la matière noire a attaqué les Waldahuds, remarqua Losange. Si la totalité s’en prend à nous… PHANTOM, le pourraient-ils ?

— Oui.

— Mettez-moi en contact avec Œil de chat, ordonna Keith. Il faut lui parler.

— Recherche d’une fréquence libre. Je transmets, fit Losange… Pas de réponse.

— Thor, sortez-nous d’ici.

— Je prends quelle direction ?

— Le transchangeur, indiqua spontanément Keith… avant de s’apercevoir que les rubans de matière noire s’étaient déjà placés entre Starplex et ce point invisible de l’espace. Non, reprit-il alors. Dirigez-vous plutôt dans la direction opposée, vers l’étoile verte… PHANTOM, faites descendre Jag.

— Vous lui avez interdit l’accès du pont central, monsieur, répondit l’ordinateur.

— Je sais, mais je vous donne de nouvelles instructions. Faites le descendre ici. Vite !

Suivit un moment de silence pendant lequel PHANTOM contacta Jag. Puis :

— Il arrive.

— Que voulez-vous faire ? demanda Losange.

La matière noire encerclait Starplex sur trois côtés, comme une griffe prête à se refermer sur sa proie.

— Nous tirer de là… Si c’est possible…

Le champ d’étoiles s’ouvrit devant Jag. C’était la première fois que Keith lisait de l’humilité sur les traits d’un Waldahud. Jag avait probablement assisté à la bataille depuis l’une des fenêtres de son appartement et vu ses compatriotes griller dans l’étoile verte. Pourtant, cela ne diminua en rien l’agressivité de son ton lorsqu’il demanda :

— Que me voulez-vous ?

— Je veux, répondit calmement Keith, contourner l’étoile verte et lancer Starplex directement dans le transchangeur à partir de là.

— C’est de la folie ! murmura Thor.

Jag grogna une remarque identique dans son propre langage.

— Ça vous paraît faisable ? demanda Keith. De si loin ?

— Je… Je ne sais pas, répondit le Waldahud. Normalement, il faudrait plusieurs heures pour calculer une trajectoire de ce genre.

— Nous n’avons pas plusieurs heures. Plusieurs minutes tout au plus. Alors, ça peut marcher ?

— Je ne sais pas… Peut-être…

— Bosse en melon, transférez les commandes vers la station de Jag, ordonna Keith.

Le dauphin s’exécuta.

Jag s’installa à son poste.

— Ordinateur central, aboya-t-il. Affichez notre trajectoire sur cet écran.

— Je ne peux accepter d’ordre de vous au-dessus du niveau quatre, répondit PHANTOM.

— Annulez cette disposition, intervint Keith. La mise aux arrêts de Jag est suspendue jusqu’à nouvel ordre.

La trajectoire de Starplex s’afficha sur l’écran du Waldahud.

— Magnor ? appela celui-ci après y avoir jeté un coup d’œil.

— Oui ?

— Nous disposons d’environ dix minutes avant que la matière noire nous rattrape. Nous allons avoir besoin de tous nos réacteurs ventraux. Recopiez mon écran six et mettez-vous en mode tactile.

Thor pianota sur son clavier.

— C’est fait.

Du bout de l’index, Jag traça un arc sur son écran.

— Vous êtes capable de suivre cette trajectoire ?

— Vous voulez dire en mode manuel ?

— En manuel, oui. Nous n’avons pas le temps de programmer quoi que ce soit.

— Euh… Oui, ça devrait aller.

— Alors, faites vite !

— Keith ?

— Dans combien de temps le Rum Runner doit-il nous rejoindre ?

— Quatre minutes, répondit Losange.

— On ne peut pas les attendre, fit Jag.

Keith se tourna vivement vers lui, prêt à exploser, puis il se ravisa et demanda aux personnes présentes sur le pont :

— À votre avis ?

— Je peux attacher le Rum Runner à Starplex avec un faisceau tracteur, proposa Losange. Nous n’aurons pas le temps de le hisser à bord, mais nous l’entraînerons jusqu’au transchangeur. Ensuite, Longuebouteille devrait se débrouiller.

— Très bien. Allez-y Thor, à vous de jouer.

Starplex partit en flèche vers l’étoile suivant un angle oblique.

— Réacteurs à fond ! ordonna Thor.

— Il y a encore un problème, fit Jag à l’adresse de Keith. Si, comme je l’espère, nous atteignons le transchangeur, nous arriverons de toute façon trop vite pour choisir notre angle d’approche. Avec nos hyperscopes du pont soixante-dix détruits, je n’aurai aucun moyen d’identifier notre sortie. Nous risquons de nous retrouver n’importe où.

Les bandes de matière noire s’étiraient toujours vers Starplex.

— Dans quelques minutes, n’importe où vaudra toujours mieux qu’ici, répondit Keith.

Le vaisseau décrivit une trajectoire parabolique autour de l’étoile. La sphère verte couvrait la moitié de la bulle holographique, les détails de sa surface granuleuse et ses taches solaires en forme d’haltères visibles à l’œil nu. Sur l’autre moitié, les longs doigts fantomatiques de matière noire éclipsaient les étoiles au loin.

— Losange, est-ce que le faisceau tracteur a réussi à s’ancrer sur le Rum Runner ?

— Le vaisseau est encore à quatre cents kilomètres et la matière noire commence à nous gêner. Mais ça va, on le tient.

Keith poussa un soupir de soulagement.

— Bon travail. Vous avez réussi à entrer en contact avec Œil de chat ou un autre Génoir ?

— Ils continuent à ignorer nos messages.

— Nous ne pouvons pas nous approcher aussi près de l’étoile que je l’espérais, annonça Jag. Il n’y a plus assez d’eau sur le pont-océan pour nous protéger et nos boucliers de force sont toujours hors d’usage. J’évaluerais nos chances de nous en sortir à environ 70 %.

Le cœur de Keith battait à tout rompre dans sa poitrine. Starplex continuait sa course parabolique autour de l’étoile, la griffe de matière noire juste derrière lui. Sur l’hologramme, un minuscule carré accroché à un faisceau tracteur jaune figurait le Rum Runner.

Finalement, Starplex plongea à toute allure vers le transchangeur. PHANTOM intensifia le jaune du faisceau tracteur sur l’hologramme, indiquant ainsi un accroissement de sa puissance.

— Impact avec le transchangeur dans deux minutes, annonça Losange.

— Personne n’a jamais pénétré dans un transchangeur à une telle vitesse, fit Jag. L’équipage devrait s’attacher ou au moins se tenir à quelque chose.

— Lianne, faites passer la consigne dans tout le vaisseau, ordonna Keith.

— À tout le personnel, fit la voix de la jeune femme dans les haut-parleurs. Risque de turbulences. Attachez-vous.

Soudain, un gros objet dissimula une partie de l’hologramme.

— Le vaisseau de Gawst, indiqua Lianne. Il s’est détaché de nous. Il croit probablement que nous sommes devenus fous.

— Je pourrais le rattraper avec un autre faisceau, dit Losange.

Keith sourit.

— Ce n’est pas la peine. S’il pense qu’il a plus de chances de s’en sortir avec les Génoirs, c’est son affaire.

— Plus que quatre-vingts secondes, annonça Losange, ses roues coincées par des pinces orange ancrées dans le sol.

— Magnor, un degré quatre à bâbord, fit Jag. Vous allez manquer le transchangeur.

— Trajectoire corrigée.

— Soixante secondes.

— Tenez-vous tous, cria Lianne. C’est…

Le noir total. Plus de gravité.

Des aboiements résonnèrent. Pas de traduction de PHANTOM.

— C’est une panne de courant ! cria Thor.

L’éclairage et la gravité de secours s’activèrent. On entendit des clapotements de chaque côté de la pièce : après s’être enflée en forme de dôme, l’eau des stations de travail des dauphins retombait, éclaboussant les alentours.

La bulle holographique avait disparu, remplacée par le plastique bleu acier des murs. Jag était par terre, déstabilisé par la brusque chute de gravité.

Les trois stations du premier rang – les Opérations internes, le Pilotage et les Opérations externes – se rallumèrent. Moins indispensables, les consoles du second rang restèrent éteintes pour ne pas surcharger les batteries.

— Nous avons perdu le Rum Runner, annonça Losange. Il a dérivé quand la panne a désactivé le faisceau tracteur.

— Annulez l’insertion dans le transchangeur, ordonna Keith.

— Trop tard, répondit Thor. Nous avons trop d’élan pour nous arrêter avant l’impact.

Keith ferma les yeux.

— Par où est-il parti ?

— C’est impossible de répondre sans radar, dit Losange. Nous étions en train de le hisser quand…

— C’est le générateur numéro un qui a lâché, coupa Lianne après avoir consulté son écran. Il a dû être touché pendant la bataille. Je mets en route les générateurs de secours.

La voix de PHANTOM résonna :

— Ré-i-ni-tia-li-sa-tion.

La bulle holographie se reforma, illuminant le pont de lumière blanche avant de reproduire l’espace alentour où les bandes de matière noire obscurcissaient l’éclat de l’étoile verte. Keith la scruta en vain à la recherche du Rum Runner.

— Dix secondes avant l’insertion, avertit Thor. Neuf… Huit…

La voix de Lianne dans les haut-parleurs couvrit la sienne.

— Le courant devrait être rétabli dans soixante secondes. Préparez…

— Deux… Un… Contact !

Les lumières de secours vacillèrent. Le point infinitésimal du transchangeur s’étendit en un anneau violet qui absorba l’énorme vaisseau.

À l’arrière de l’anneau apparaissait encore le décor désormais familier de l’étoile verte et des banderoles de matière noire. À l’avant, un ciel totalement noir.

Lancé à une vitesse vertigineuse, Starplex sortit du transchangeur en un clin d’œil. Keith frémit en regardant le nouvel hologramme autour de lui. Des lumières dansèrent sur le filet de Losange en signe de surprise. Lianne poussa un petit cri, et Jag lissa pensivement sa fourrure.

Seuls un ovale blanc indistinct et trois taches blanches plus petites trouaient l’obscurité. Ils venaient d’émerger dans le vide total de l’espace intergalactique. Les taches blanches qu’ils distinguaient au loin n’étaient pas des étoiles, mais des galaxies entières.

Aucune d’elles ne ressemblait à la Voie lactée…

Загрузка...