— À quoi ressemblait Saul Ben-Abraham ? interrogea l’homme de verre.
Keith se perdit un instant dans la contemplation de la forêt reconstituée autour de lui, se demandant comment il pourrait le mieux décrire l’homme qui avait été son meilleur ami. Grand. Impétueux. Un rire qui s’entendait à des kilomètres à la ronde ; une oreille capable de reconnaître n’importe quel air à partir des trois premières notes. C’était le plus gros buveur de bière qu’il eût jamais rencontré – il devait avoir un foie monstrueux. Finalement, il déclara :
— Poilu.
— Pardon ?
— Saul avait une barbe magnifique, expliqua-t-il. Elle lui couvrait presque tout le visage. On ne voyait que ses yeux, et au-dessus, cet énorme sourcil, comme un bras de chimpanzé posé sur son front. La première fois que je l’ai vu en short, je n’en revenais pas. On aurait cru un yéti.
— Yéti ?
— Une espèce de gros singe supposé vivre dans les montagnes. Je me souviens encore de ce jour où il est arrivé en short. J’étais tellement surpris que je n’ai pas pu m’empêcher de faire une remarque sur ses jambes poilues. Il est parti d’un rire tonitruant et m’a dit : « Poilu, comme un homme, un vrai. » « Tu veux dire comme dix hommes », lui ai-je alors répondu.
Keith fit une pause avant de poursuivre :
— Merde, qu’est-ce qu’il me manque ! Des amis comme ça, on ne s’en fait pas deux dans une vie.
L’homme de verre resta silencieux un instant, puis acquiesça :
— C’est vrai… Enfin, je suppose.
— Bien sûr, Saul n’était pas qu’un tas de poils. C’était aussi un type brillant. Je crois n’avoir rencontré qu’une seule personne plus brillante que lui : Rissa. Saul était astronome. C’est lui qui a découvert le transchangeur de Tau Ceti. Il l’avait repéré d’après son empreinte dans l’hyperespace. Il aurait dû recevoir le Nobel pour ça… Mais on le donne rarement de façon posthume.
— Je comprends votre perte, fit l’homme de verre. C’est un peu comme si… Oh, pardonnez-moi. On vient de m’envoyer un courrier télépathique. Voulez-vous m’excuser un instant ?
Keith hocha la tête, et son compagnon s’éloigna d’une étrange démarche en crabe avant de disparaître, sans doute par une porte dissimulée dans la reconstitution de forêt qui recouvrait la baie d’amarrage (la seule évidence visuelle qui avait momentanément persuadé Keith d’être sur Terre). En tout cas, s’il y avait une porte, Keith avait bien l’intention de la trouver. Il tapota l’air autour de la zone où l’homme de verre s’était volatilisé. Rien. Aucune résistance sous ses doigts.
Il chercha alors le mur qui devait entourer la baie d’amarrage. Mais, après avoir parcouru près de cinq cents mètres, il dut se rendre à l’évidence : aucune enceinte ne semblait clore cette baie. Bien sûr, si son… – « ravisseur » fut le premier mot qui lui vint à l’esprit, il se força à le remplacer par « hôte » – si son hôte était intelligent, il pouvait très bien avoir manipulé l’image du décor de façon à lui faire croire qu’il avançait en ligne droite alors qu’il tournait en rond.
Keith décida de se reposer. Malgré ses efforts pour se rendre le plus souvent possible dans les salles de gymnastique à gravité terrestre, la gravité standard de Starplex réglée sur celle, plus légère, de Rehbollo avait provoqué une baisse de sa tonicité musculaire, et cette marche l’avait épuisé. Sans doute devrait-il accepter l’offre de Thor Magnor et reprendre le handball. Quand Saul était vivant, il jouait régulièrement avec lui. Mais, depuis sa mort, il n’avait jamais recommencé.
Il s’assit sur le sol couvert de trèfle. L’herbe sous ses doigts était tendre et agréable. Cette reconstitution était vraiment remarquable, belle, relaxante ! Des oiseaux passèrent au-dessus de sa tête, trop haut dans le ciel pour qu’il les identifie.
Il cueillit un trèfle et l’examina. Avec un peu de chance, il aurait quatre feuilles… Incroyable ! Il était directement tombé sur un trèfle à quatre feuilles.
Il en cueillit un autre, puis un autre, puis encore un autre… Et écarquilla les yeux de surprise.
Le nez à ras de terre, il scruta le sol.
Il n’y avait que des trèfles à quatre feuilles.
Il en prit un entre ses doigts et le scruta attentivement. Il ressemblait en tout point à un trèfle normal. Sa tige sécrétait même un peu de sève qui lui poissait légèrement les doigts. Seule anomalie : les quatre feuilles. Si son souvenir était exact, cette plante s’appelait Trifolium en latin, c’est-à-dire « trois feuilles ». Seuls les mutants en avaient quatre. Par quelle bizarrerie n’avait-il que des mutants autour de lui ?
Il secoua la tête, perplexe. Difficile de croire que l’homme de verre ait pu commettre une erreur aussi grossière alors que sa reconstitution était d’une précision étonnante dans tous les autres détails ! Cela n’avait aucun sens.
Il balaya alors le paysage du regard, à la recherche d’autres anomalies. La plupart des arbres à feuilles caduques étaient des érables, des érables à sucre exactement. Et ces conifères, des pins d’Amérique. Ce gros arbre au loin, une épinette, et…
Et cet oiseau, là, sur la branche de l’épinette, à quelle espèce appartenait-il ? Il ne s’agissait certainement pas d’un cardinal ou d’un geai. Bien sûr, il avait une huppe, mais elle était vert émeraude, et son bec était en spatule, caractéristique peu commune chez les oiseaux chanteurs.
C’était la Terre sans aucun doute. Et la lune telle qu’on la voyait parfois depuis la Terre dans un ciel clair d’après-midi. Pourtant, quelque chose clochait. Certains détails ne collaient pas.
Keith se mordilla la lèvre inférieure, perplexe.