XIX

— Lianne, votre rapport sur l’état du vaisseau ! ordonna Keith.

— Je n’ai pas encore terminé, mais apparemment, la traversée du transchangeur n’a rien abîmé de plus.

— Pas de blessés ?

Lianne écouta les rapports lui parvenant des différentes zones du vaisseau dans son implant auditif.

— Beaucoup de fractures… Quelques commotions cérébrales… Rien de trop grave. Jessica Fong a une hanche et un bras cassés, mais elle a pu sortir à temps de la baie numéro seize.

Keith poussa un soupir de soulagement. Puis, il regarda la bulle holographique autour de lui, s’attardant sur les pâles traînées blanches dans l’infinité noire.

— Mon Dieu ! soupira-t-il entre ses dents.

— Tous les dieux sont loin, très loin d’ici, remarqua doucement Jag.

Thor se tourna vers lui.

— Nous sommes dans l’espace intergalactique, n’est-ce pas ?

Le Waldahud acquiesça d’un haussement de ses épaules supérieures.

— Mais… on n’a jamais repéré de sortie de transchangeur aussi éloigné, fit Lianne.

— Les transchangeurs n’existent que depuis peu de temps, répondit Jag. Il n’est pas étonnant que les signaux hyperspatiaux émis par une sortie dans l’espace intergalactique n’aient pas encore atteint l’une des planètes du Commonwealth.

— Comment peut-il y avoir des transchangeurs dans l’espace intergalactique ? interrogea Thor. Ils n’ont rien pour s’ancrer.

— Bonne remarque, approuva Jag en examinant les données de son écran. Ah, voilà ! Regardez votre radar hyperspatial, Magnor. Il y a un grand trou noir à environ six heures-lumière d’ici.

Thor poussa un long sifflement.

— Je modifie notre trajectoire, dit-il. Mieux vaut ne pas trop s’approcher de lui.

— Nous courons un risque ? s’informa Keith.

— Je ne pense pas… À moins que je m’endorme à mon poste.

Jag enfonça quelques touches sur son clavier, découpant dans la bulle holographique un cadre aussi noir et vide que le reste.

— Normalement, les trous noirs sont entourés d’un disque formé par les éléments qu’ils attirent à eux, expliqua-t-il. Mais ici, il n’y a rien à attirer.

Après une pause, il poursuivit :

— À mon avis, il s’agit d’un trou noir très ancien. Probablement, le reste d’un système stellaire double. La transformation des plus gros composants en supernova a peut-être provoqué une poussée asymétrique tellement forte que le trou noir qui en résultait s’est retrouvé propulsé hors de sa galaxie.

— Mais qu’est-ce qui aurait activé le transchangeur ? demanda Lianne.

Jag haussa ses deux paires d’épaules.

— Les trous noirs attirent toute la matière qui passe à leur portée. Il est possible qu’un objet attiré par celui-ci ait touché le transchangeur par hasard.

Son ton détaché ne parvenait pas à dissimuler son trouble.

— D’un certain point de vue, nous avons presque de la chance, reprit-il. Les transchangeurs doivent être extrêmement rares dans l’espace intergalactique.

Keith se tourna vers Thor.

— Quand pourrons-nous reprendre le transchangeur ? demanda-t-il en s’efforçant de maîtriser le tremblement de sa voix.

Il devait rester calme, maître de lui-même. Ne pas oublier qu’en tant que directeur il montrait l’exemple.

— Il faut récupérer le Rum Runner le plus rapidement possible, ajouta-t-il.

— Nous avons toujours de gros problèmes électriques, répondit Lianne. Je préférerais que le vaisseau reste immobilisé jusqu’à ce qu’ils soient résolus… Ce qui demandera au moins trois heures.

— Trois heures ! Mais…

— Je vais essayer d’accélérer les choses, promit Lianne.

— Nous pourrions peut-être envoyer une navette au secours de Rissa et de Longuebouteille, proposa Keith.

Un silence lourd accueillit ses paroles. Losange roula vers lui et lui toucha doucement le bras d’un de ses tentacules.

— Mon ami, dit-il, PHANTOM traduisant la faible intensité de ses lumières par un murmure, vous ne pouvez pas exposer la vie d’autres personnes.

« Je peux faire ce que je veux ! » eut envie de répliquer Keith. N’était-il pas le directeur ? Celui qui prenait les décisions ?

Mais, conscient qu’il devait garder son sang-froid, il acquiesça à contrecœur :

— Vous avez raison. Merci.

… Ce qui ne l’empêcha pas d’ajouter à l’adresse de Jag d’une voix tremblante de rage :

— Je devrais vous remettre aux arrêts, espèce de…

— Porc, termina le Waldahud. Allez-y, dites-le !

— À cause de vous, ma femme est perdue quelque part dans l’espace. Morte, peut-être… Et Longuebouteille avec elle. Qu’est-ce que vous espériez donc ?

— Vos accusations sont sans fondement.

— Avec les milliards que vont lui coûter les réparations, je peux vous assurer que le Commonwealth ne vous laissera pas vous en sortir comme ça. Vous passerez en jugement, et…

— Quelle preuve avez-vous pour m’accuser ? C’est vrai que je vous ai demandé de déplacer le vaisseau, mais ce n’était pas pour aider Gawst. Et ce n’est pas en m’insultant que vous prouverez ma culpabilité ! N’importe quelle enquête montrera que le Génoir que je souhaitais étudier possédait une empreinte hyperspatiale inhabituelle, et que son observation nécessitait le positionnement de Starplex de l’autre côté du champ de matière noire.

— Ce Génoir devait se reproduire d’un moment à l’autre. Il n’en a rien fait, que je sache.

— Il ne faut pas confondre sciences pures et sociologie, Lansing. Chez nous, il n’est pas rare que la réalité nous oblige à réviser nos théories.

— C’était une ruse…

— Une expérience ! corrigea Jag. Et si vous continuez à affirmer le contraire, je vous attaquerai pour diffamation.

— Espèce de salaud ! Si Rissa meurt…

— Je serais désolé que le Dr Cervantès meure. Je ne lui souhaite aucun mal. Mais, d’après ce que je sais, Longuebouteille et elle sont entrés sains et saufs dans le transchangeur. S’il y a eu des morts aujourd’hui, ce sont mes compatriotes, pas les vôtres.

Depuis son poste de travail, Lianne murmura :

— Il a raison, Keith. Nous avons des dégâts matériels et des blessés, mais personne n’est mort.

— Sauf peut-être Rissa et Longuebouteille, rétorqua sèchement Keith.

Il inspira profondément avant de reprendre d’un ton plus calme :

— Pourquoi les Waldahuds ont-ils fait ça, Jag ? À cause des conséquences économiques de l’ouverture du commerce interstellaire ? Évidemment, avec votre manie de ne jamais fabriquer deux objets identiques…

— L’inverse est un affront au dieu des artisans.

— L’inverse est fonctionnel et efficace, deux notions qui échappent à vos ouvriers. C’est pourquoi vous avez trouvé plus facile de piller les caisses des autres planètes. Même vendu par morceaux, Starplex vous aurait rapporté des milliards ! Et si sa capture déclenchait une guerre, ce n’était pas plus mal, hein ? Après tout, rien de tel qu’une petite guerre pour faire repartir l’industrie.

— Aucun être sain d’esprit ne peut désirer la guerre, répliqua Jag.

— PHANTOM, aboya Keith. Jag est aux arrêts.

— Enregistré.

— Si c’est un moyen de satisfaire votre désir de vengeance, tant mieux pour vous, railla le Waldahud. Mais, n’oubliez pas que Starplex est avant tout un vaisseau scientifique et que nous sommes les premiers membres du Commonwealth à pénétrer dans l’espace intergalactique. Nous devrions déterminer notre position exacte, et personne n’est plus compétent que moi pour réaliser ces calculs. Alors, annulez la mise aux arrêts, et laissez-moi enfin travailler tranquille.

— Il a raison, boss, intervint Thor avec une étonnante douceur. Nous avons besoin de lui.

Keith lui lança un regard noir. Pourtant, après quelques secondes, il hocha sèchement la tête.

— PHANTOM, annulez la mise aux arrêts de Jag, fit alors le pilote.

— L’annulation doit être confirmée par le directeur Lansing.

Keith soupira bruyamment.

— Confirmé. Mais, PHANTOM, enregistrez tous ses ordres. Et si l’un d’eux ne vous paraît pas directement en rapport avec la recherche de notre position, prévenez-moi immédiatement.

— Enregistré. Mise aux arrêts annulée.

Keith se tourna vers Thor.

— Quelle est notre trajectoire actuelle ?

Thor consulta ses écrans.

— À peu près la même que la parabole suivie pour nous élancer autour de l’étoile verte. Elle s’est légèrement modifiée lorsque nous avons échappé à sa force de gravité, mais…

— Magnor, coupa Jag, j’ai besoin que vous tourniez le vaisseau suivant le modèle Gaf Wayfarer. Avec nos hyperscopes détruits, je ne peux pas obtenir de vue générale du ciel hyperespace autrement.

Thor pianota sur son clavier. Le ciel holographique se mit à effectuer une série de rotations qui auraient donné le tournis à tout l’équipage si, à l’exception des vagues traces blanches, il n’avait été totalement vide.

— La sortie du transchangeur derrière nous ressemble en hyperespace à toutes celles que j’ai vues jusqu’alors, remarqua le pilote. Si le fait de se situer à des millions d’années-lumière de toute zone connue ne change pas son fonctionnement, je devrais pouvoir ramener Starplex chez nous dès que le circuit électrique sera réparé.

— Parfait, fit Keith. Lianne, quel est le bilan matériel de la bataille ?

— Les ponts cinquante-quatre à soixante-dix sont inondés, répondit l’hologramme de la jeune femme. Il y a également des fuites un peu partout à partir du pont quarante et un. Sinon, tous les ponts situés sous le disque central ont pris une bonne dose de radiations lorsque nous avons contourné l’étoile verte, et il me semble plus prudent de ne plus occuper cette partie du vaisseau.

Après une pause, elle reprit :

— L’équipe qui travaille sur Starplex II va nous maudire. Nous avons irradié les modules d’habitation inférieurs des deux vaisseaux.

— Et nos boucliers ?

— Tous nos émetteurs de champ de force ont subi une surcharge, mais j’ai mis une équipe dessus. Nous devrions récupérer une protection minimum d’ici une heure. Finalement, c’est peut-être une chance de se retrouver dans l’espace intergalactique : les risques de rencontre avec des micrométéorites sont minces.

— Et le trou fait par Gawst en cisaillant le générateur numéro deux ?

— Je l’ai fait boucher par des cloisons. Ce n’est pas merveilleux, mais ça devrait tenir jusqu’à notre arrivée sur un chantier spatial.

— Où en sont les autres générateurs ?

— Les jonctions électriques du numéro trois sont hors d’usage. Une équipe est en train de les réparer, mais je crains que nous manquions de câble de fibre optique. Nous devrons nous débrouiller pour en fabriquer. En tout cas, il ne faut pas espérer se servir des moteurs principaux tant que ces problèmes électriques ne seront pas résolus. Et il faudra également réparer le générateur numéro un. Un des vaisseaux waldahuds avait commencé à le cisailler. C’est lui qui a provoqué le court-circuit.

— Les baies d’amarrage ?

— La seize est remplie de glace. Et trois des cinq vaisseaux qui ont participé à la bataille doivent être réparés.

— Vous croyez que nous tiendrons le coup ?

— Il faudra sans doute trois semaines de réparation une fois rentrés, mais ça devrait aller.

Keith hocha la tête.

— Très bien, prévenez-moi dès que nous pourrons repartir… Thor, je veux que vous calculiez notre entrée dans le transchangeur de façon à ressortir là d’où nous venons.

Le pilote haussa ses sourcils roux.

— Keith, je sais que vous voulez secourir le Rum Runner, dit-il. Mais s’ils ont survécu au passage du transchangeur, ce n’est certainement pas pour retourner là-bas.

— Je sais. Et ce n’est pas la raison de ma décision, dit Keith avant de se tourner vers Losange pour poursuivre : C’est vous qui avez raison, mon ami, je ne dois pas oublier mon devoir. La raison d’être de Starplex, c’est la communication avec les autres formes de vie. Je ne laisserai pas le Commonwealth agir comme les Claqueurs et couper court à toute communication à cause d’un malentendu. Je veux établir un nouveau contact avec les Génoirs.

— Ils ont essayé de nous tuer, rappela Thor.

Keith l’interrompit d’un geste de la main.

— Je ne suis pas fou au point de leur donner une autre occasion de nous envoyer dans l’étoile verte. Il faudrait que vous trouviez une trajectoire capable de nous lancer hors du transchangeur, nous faire contourner l’étoile et nous renvoyer dans le transchangeur selon l’angle correspondant à la sortie de Flatland 368A.

Thor examina un instant la question avant de répondre :

— Ça devrait être possible. Mais pourquoi Flatland et pas New Beijing ?

— D’après ce que nous savons, l’attaque de Starplex n’était pas un événement isolé. New Beijing est peut-être assiégée en ce moment. Je préfère choisir un lieu politiquement neutre… Alors, reprit Keith après une pause, nous avons une chance d’échapper aux Génoirs en suivant cette trajectoire ?

Thor hocha la tête.

— À moins qu’ils nous attendent juste à la sortie du transchangeur, nous serons trop rapides pour qu’ils nous rattrapent, répondit-il.

— Losange, ordonna alors Keith, envoyez une navette vers l’étoile verte dès que Lianne aura rétabli le système électrique. Équipez-la d’un radar hyperspatial capable de localiser les Génoirs grâce à leur empreinte dans l’espace-temps. Ajoutez aussi un détecteur radio à large spectre au cas où de nouveaux renforts waldahuds seraient dans la région, et… pour détecter un éventuel signal du Rum Runner, ajouta-t-il d’un ton faussement neutre.

— On ne pourra rien faire avant au moins une demi-heure, prévint Lianne.

Keith se mordit la lèvre inférieure. Si Rissa était morte, des milliards d’années ne lui suffiraient pas pour l’oublier. Il fixa les traînées blanches au loin. Il ne savait même pas dans quelle direction regarder, vers quel but s’orienter. Il se sentait incroyablement petit, insignifiant et seul. Il n’y avait rien de net, rien de défini dans la bulle holographique qui l’entourait. Juste des abysses sans fin, un vide écrasant.

Un son étrange, comme un jappement de chien, le sortit de ses pensées. PHANTOM le traduisit comme « expression de surprise totale ». Keith se tourna vers Jag… et demeura bouche bée d’étonnement à son tour : jamais il n’avait vu la fourrure d’un Waldahud se hérisser ainsi.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il.

— Je… Je sais où nous sommes, répondit son interlocuteur.

— Oui ?

— Vous savez qu’une quarantaine de galaxies plus petites sont liées à la Voie lactée et à Andromède par la gravité ?

— Évidemment.

— Eh bien, reprit Jag, j’ai commencé par rechercher des éléments caractéristiques de ce groupe de galaxies, comme S Doradus, particulièrement brillante dans le Nuage de Magellan. Mais ça n’a rien donné. Alors, j’ai procédé différemment en classant les pulsars extragalactiques connus en fonction de leur distance – c’est-à-dire de leur âge – puis en me servant de leurs impulsions radio pour m’orienter.

— D’accord, d’accord, fit Keith. Et alors ?

— Alors, voici la galaxie la plus proche de nous actuellement, indiqua Jag en désignant un point indistinct sur l’hologramme. Elle est à environ cinq cent mille années-lumière. Il s’agit de CGC 1008.

— Donc, nous sommes à un demi-million d’années-lumière de CGC 1008, résuma Keith sèchement. Et quelle distance sépare CGC 1008 de la Voie lactée ?

Le Waldahud répondit par un aboiement étrangement sourd, presque doux :

— Six milliards d’années-lumière.

— Six… milliards ! répéta Thor, abasourdi.

Jag haussa ses épaules supérieures.

— Exact.

— C’est impossible, fit Keith.

Jag haussa de nouveau sa paire d’épaules.

— Six milliards d’années-lumière. Soixante mille fois le diamètre de la Voie lactée. Deux mille sept cents fois la distance entre la Voie lactée et Andromède, expliqua-t-il avant de conclure en fixant Keith : Ou, comme vous, non-astrophysiciens, le diriez : une sacrée distance.

— Est-ce qu’on aperçoit la Voie lactée d’ici ? demanda Keith.

— Oh oui, répondit Jag avec un drôle de mouvement de bras. Oui, bien sûr. Ordinateur central, grossissez la zone 112.

Un cadre entoura une partie de la bulle holographique. Le Waldahud quitta sa station de travail pour se diriger dans cette direction.

— Là, dit-il en pointant le doigt vers une zone du cadre. Là, juste à côté, c’est Andromède. Et ici, M33, la troisième plus grosse galaxie du Groupe local.

Les lumières du filet de Losange clignotèrent de confusion.

— Pardonnez-moi mille fois, mon bon Jag, mais c’est impossible. Ce que vous nous désignez ne ressemble pas à des galaxies en spirale, mais plutôt à des disques.

— Je sais. Mais, je vous assure que je ne me trompe pas. Il s’agit bien de la Voie lactée. Simplement, comme nous en sommes à six milliards d’années-lumière, nous la voyons telle qu’elle était il y a six milliards d’années.

— Vous en êtes certain ? intervint Keith.

— Totalement. Dès que les pulsars m’ont permis de savoir dans quelle direction regarder, je n’ai eu aucun mal à reconnaître quelle galaxie était la Voie lactée, laquelle était Andromède, etc. Les Nuages de Magellan sont trop jeunes pour que leur lumière soit déjà parvenue jusqu’ici, mais les amas globulaires sont presque uniquement formés d’anciennes étoiles de la première génération, et j’en ai identifié quelques-uns très spécifiques associés à la fois à la Voie lactée et à Andromède. Je vous assure que ce simple disque d’étoiles correspond bien à notre galaxie.

— Mais la Voie lactée a des bras spiraux, insista Lianne.

Jag se tourna vers elle.

— C’est exact. Aujourd’hui, la Voie lactée a des bras spiraux. Et je peux vous affirmer avec la même certitude que, six milliards d’années plus tôt, elle n’en avait pas.

— Com… Comment est-ce possible ? demanda Thor.

— Ça, répondit le Waldahud, ça reste un mystère. Je dois avouer que je ne m’attendais pas à découvrir une Voie lactée sans bras, même deux fois plus jeune.

— Bien, fit Keith. Donc, la Voie lactée aurait développé des bras au cours de ces six derniers milliards d’années.

— Non, ce n’est pas « bien », corrigea Jag avec sa sécheresse habituelle. En fait, tout ça n’a jamais eu de sens. Nous n’avons jamais trouvé de modèle correct expliquant la formation de galaxies spirales. La plupart sont basés sur la notion de rotation différentielle – le fait que le parcours orbital des étoiles les plus proches du centre galactique soit plus court que celui des plus éloignées et donc plus rapide. Mais les bras spiraux résultant de ce type de phénomène devraient être temporaires, or ils durent des milliards d’années… Évidemment, il n’y aurait rien d’extraordinaire à l’existence de quelques galaxies en spirale, mais que trois sur quatre – ce qui est la proportion actuellement observée – des plus grosses le soient, ce n’est pas logique. Les ellipses devraient être bien plus nombreuses.

— De toute évidence, la théorie contient une erreur quelque part, remarqua Keith.

Son interlocuteur haussa ses épaules supérieures.

— C’est certain. Il existe bien une autre théorie appelée le « modèle de l’onde de densité », selon laquelle l’abondance des galaxies en spirale s’expliquerait par une onde en spirale qui traverserait le milieu galactique en emprisonnant ou en formant elle-même des étoiles au cours de son déplacement. Mais cette explication n’est pas totalement satisfaisante. Tout d’abord, elle ne prend pas en compte les différents types de spirales, et surtout elle ne fournit aucune réponse concernant l’origine de ces éventuelles ondes de densité. On a bien pensé à l’explosion de supernovae, mais, selon l’état des recherches actuelles, rien ne nous permet de savoir si les effets de ces explosions s’annulent les uns les autres ou, à l’inverse, créent des ondes à longue durée de vie.

Après une pause, Jag poursuivit :

— Nos modèles de formation des galaxies posent également d’autres problèmes. En 1995, des astronomes humains ont découvert que certaines galaxies lointaines observées alors qu’elles n’avaient qu’un vingtième de l’âge de l’univers tournaient à une vitesse comparable à celle de la Voie lactée à notre époque – c’est-à-dire deux fois plus vite que les prévisions théoriques.

— Mais si ce que nous observons actuellement correspond à la réalité, remarqua Keith après un instant de réflexion, cela signifierait que les galaxies en spirale étaient de simples disques à l’origine ?

Nouveau haussement d’épaules du Waldahud.

— Peut-être. D’après votre Edwin Hubble, chaque galaxie aurait commencé comme une sphère d’étoiles que sa rotation aurait peu à peu transformée en disque plat, disque qui aurait lui-même développé des bras s’écartant de plus en plus au cours du temps. Même si nous avons désormais la preuve que ce type d’évolution existe, dit-il en désignant le disque d’étoiles encadré, cela n’explique ni la raison de ce type d’évolution, ni celle de sa persistance.

— Vous nous avez bien dit que les trois quarts des galaxies étaient des spirales ? demanda Lianne.

— En fait, répondit Jag, nous ne connaissons pas vraiment le rapport exact entre galaxies elliptiques et spirales au niveau de l’univers en général. Il est très difficile de déterminer la structure d’objets flous situés à des milliards d’années-lumière. Localement, nous avons constaté qu’il existait beaucoup plus de spirales que d’ellipses, et que les galaxies spirales étaient principalement formées d’étoiles bleues tandis que celles en ellipses contenaient surtout des rouges. Nous en avons conclu que toutes les galaxies lointaines émettant de la lumière bleue – après correction du déplacement thermique, évidemment – étaient spirales et toutes celles émettant du rouge étaient elliptiques. Mais rien n’est certain.

— Incroyable ! s’exclama Lianne en regardant l’hologramme. Ainsi, voilà à quoi ça ressemblait il y a six milliards d’années. Aucune des planètes du Commonwealth n’existait encore, bien sûr. Croyez-vous que la vie existait déjà ?

— Certainement pas dans la Voie lactée. Les noyaux galactiques sont hautement radioactifs. Et une galaxie en ellipse comme celle que nous observons en ce moment n’est qu’un gros noyau. Les radiations émises par des étoiles aussi proches les unes des autres sont trop fortes pour permettre la formation de molécules génétiques stables… Ce qui signifierait que la vie ne peut apparaître que sur des galaxies adultes. Les galaxies jeunes, sans bras, sont obligatoirement stériles.

Un silence ébahi régnait sur le pont, uniquement troublé par le faible chuintement de la climatisation. Chacun fixait la minuscule tache blanche qui un jour lui donnerait naissance, conscient d’être l’un des premiers à s’enfoncer si profondément dans l’espace, l’un des premiers à contempler cette immense obscurité qui les entourait.

Six milliards d’années-lumière…

Keith se souvenait encore de ses lectures sur Borman, Lovell et Anders, les astronautes d’Apollo 8 qui avaient contourné la Lune en lisant des passages de la Genèse au peuple de la Terre le soir de Noël 1968. Ils avaient été les premiers humains à s’éloigner de leur planète au point de pouvoir la couvrir de leur main ouverte. Plus que tout autre, peut-être, cet événement, cette vision, avait marqué la fin de l’enfance de l’humanité. La prise de conscience que son monde n’était qu’une minuscule balle flottant dans la nuit de l’univers…

Et maintenant, songeait Keith en regardant l’hologramme, maintenant, il avait peut-être autour de lui l’image qui marquerait le début d’un nouveau Moyen Âge et illustrerait le second volume de la biographie de l’humanité. Ce n’était pas simplement la Terre qui était minuscule, insignifiante et fragile… Il leva la main et l’écarta pour couvrir les îlots d’étoiles. Puis, il s’assit en silence et laissa retomber son bras, ses yeux scrutant encore et encore l’immensité vide et noire. À côté de lui, Jag, une de ses mains étendue sur la Voie lactée, faisait exactement la même chose que lui quelques instants plus tôt.

— Excusez-moi, Keith, dit soudain Lianne.

Ses mots résonnèrent dans le silence comme un murmure dans une cathédrale.

— Le système électrique est réparé. Nous pouvons lancer un vaisseau si vous le souhaitez.

Keith hocha lentement la tête.

— Merci.

Après un dernier regard à la jeune Voie lactée flottant dans l’obscurité, il ordonna doucement :

— Losange, rentrons voir ce qui se passe chez nous.

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