XIV

Keith prenait toujours plaisir à se rendre en ascenseur jusqu’aux baies d’amarrage. La cabine descendait vers le pont trente et un, le plus élevé des dix ponts formant le disque central, puis suivait l’un des quatre couloirs horizontaux qui rejoignaient son bord externe. Grâce à la transparence des couloirs et des parois de l’ascenseur, on dominait alors l’immense océan circulaire où évoluaient les dauphins. Keith aimait particulièrement ce passage. En ce moment, il pouvait apercevoir la nageoire dorsale de quelques cétacés juste au-dessus des vagues générées à leur requête par des agitateurs dissimulés dans les parois du pont-océan et de l’axe central. Il s’étonnait chaque fois de la quantité d’eau contenue dans ce pont-océan de quatre-vingt-quinze mètres de rayon, au plafond orné d’un hologramme du ciel terrestre où quelques cumulus blancs se déplaçaient sur ce bleu si particulier qui lui serrait toujours un peu le cœur.

Finalement, l’ascenseur atteignit le bord de l’océan et pénétra dans les tunnels beaucoup plus prosaïques de la salle des machines. Sur le bord externe de la tour, il descendit les neuf niveaux le séparant des baies d’amarrage. Keith marcha jusqu’à l’entrée de la baie numéro neuf. Là, il trouva Hek, le spécialiste du langage symbolique accompagné de Shahinshah (dit Shanu) Azmi, un humain d’origine indienne chargé du département de technologie. Entre eux, posé sur un piédestal, à hauteur des yeux, s’élevait un cube noir d’environ un mètre de côté.

— Bonjour, monsieur, l’accueillit Azmi avec son affabilité coutumière.

Son anglais était parfait, et une fois encore, Keith se surprit à regretter toute la richesse des accents humains, perceptible uniquement dans les vieux films depuis que le procédé de communication instantané se chargeait d’effacer toutes les différences de prononciation.

Azmi désigna le cube.

— Sa composition en graphite composite additionné de quelques éléments radioactifs devrait lui permettre de résister au temps, indiqua-t-il. Seuls le radar hyperspatial qui s’ancrera dans le transchangeur et le système SCP à énergie stellaire permettant à la capsule de conserver sa position sont plus fragiles.

— Et le message ? s’informa Keith.

Hek montra l’un des côtés du cube.

— Il est gravé dans la masse, dit-il dans un aboiement sonore. Il commence sur ce côté, et se compose d’une série de cases comportant différents exemples. Deux point plus deux points égalent quatre points : une question avec sa réponse. La seconde case, ici, contient deux points plus deux points plus un symbole. Nous aurions pu choisir n’importe quel symbole, mais nous avons opté pour un point d’interrogation en prenant soin d’enlever le point au-dessous pour ne pas créer de confusion. Le résultat donne donc une question et une représentation symbolique permettant de comprendre que la réponse manque. J’ai représenté cette réponse par le signe « égal » et quatre points. Normalement, celui qui regarde cette case doit comprendre « la réponse à la question est quatre ».

Keith montra qu’il avait suivi d’un hochement de tête.

— Maintenant que nous avons établi ce vocabulaire de base, poursuivit Hek, nous pouvons passer à la vraie question.

Il se dirigea vers la face opposée du cube également gravée.

— Comme vous le voyez, ce côté est lui aussi divisé en deux. La première case contient une représentation graphique du transchangeur avec une étoile qui en émerge. Vous voyez cette échelle figurant la taille de l’étoile avec les séries de lignes verticales et horizontales au-dessous ? il s’agit d’une représentation binaire du diamètre de l’étoile calculé à partir de la largeur de la case pour éviter toute erreur d’interprétation. Là, vous avez le symbole « égal » et le point d’interrogation qui signifient « étoile sortant d’un transchangeur égal quoi ? ». Et au-dessous, vous trouvez le point d’interrogation et le signe égal, ce qui veut dire « la réponse à la question ci-dessus est…» suivis d’un grand blanc indiquant que nous attendons une réponse.

Keith hocha lentement la tête.

— Bon travail, messieurs. Je suis impressionné.

Azmi montra du doigt une autre face du cube.

— Les informations gravées sur ce côté indiquent les périodes et les positions relatives de quatorze pulsars différents. Cela devrait permettre aux bâtisseurs des transchangeurs dans le futur – ou qui que ce soit d’autre qui interceptera le message – de déterminer l’année à laquelle nous avons envoyé cette capsule.

— De toute façon, intervint Hek, ils devraient se douter que nous l’avons envoyée peu de temps après l’arrivée de l’étoile verte. Et comme ils sauront certainement à quelle date ils ont renvoyé cette étoile dans le passé… Bref, ils ne devraient pas avoir de problème pour déterminer l’époque à laquelle ils devront expédier leur réponse.

— Vous croyez que ça marchera ? demanda Keith.

— Probablement pas, fit Azmi avec un sourire. Ce n’est qu’une bouteille à la mer. Mais je crois quand même que ça vaut la peine d’essayer. Au pire, si nous ne recevons pas d’explication et si ces étoiles nous semblent menaçantes, il nous restera la solution suggérée par le Dr Magnor.

— Vous voulez dire détruire les transchangeurs en aplanissant l’espace grâce à la technique des Waldahuds ?

Azmi acquiesça avant de reprendre :

— Remarquez, je ne pense pas que cela suffira si des étoiles se mettent à sortir de milliers d’endroits différents. Mais cela gênera peut-être suffisamment ceux qui les envoient pour les pousser à nous fournir une explication.

— Très bien, fit Keith. Pour en revenir à la capsule, qu’est-ce qui permettra de la déceler ?

— Ça, c’est la partie la plus difficile, aboya Hek. Il existe assez peu de moyens d’attirer l’attention sur un objet dans l’espace. L’un d’eux est qu’il réfléchisse la lumière. Malheureusement, je ne vois aucun matériau susceptible de réfléchir quoi que ce soit après avoir passé dix milliards d’années dans la poussière interstellaire. Si faibles soient-ils, les impacts microscopiques sur une si longue période finiront par empêcher toute réflexion. Une autre possibilité serait de construire une capsule assez grosse pour attirer l’œil, ou assez lourde pour courber l’espace-temps. Mais plus sa taille augmentera, plus grand sera le risque d’une collision avec une météorite. Finalement, il ne reste qu’une solution : l’émission d’un signal radio. Mais cela implique une source d’énergie. Évidemment, pour l’instant, l’étoile verte est encore assez proche pour que nous captions son énergie avec de simples cellules solaires. Mais dans quelques milliers d’années, elle sera à plus d’une année-lumière du transchangeur, bien trop loin pour fournir l’électricité dont nous avons besoin. Quant à une source d’énergie interne, c’est hors de question. Même la radioactivité ne résisterait pas à autant d’années.

Keith hocha la tête.

— Ne m’avez-vous pas dit que le Système de Contrôle de Position fonctionnait grâce à la lumière stellaire ?

— Oui. Mais il consomme lui-même trop d’énergie pour en dévier une partie vers un quelconque signal lumineux. Tout ce qu’il faut espérer, c’est que ceux qui ont bâti les transchangeurs possèdent des détecteurs suffisamment puissants pour repérer la capsule dans l’obscurité.

— Sinon ?

Hek haussa ses deux paires d’épaules.

— Sinon… Disons, que nous ne perdons rien à essayer.

— Vous avez raison, approuva Keith. Bon, tout ça me semble très bien. S’agit-il d’un prototype ou de la véritable capsule ?

— Au début, nous pensions faire un prototype, dit Azmi. Mais finalement, le résultat me semble assez réussi pour que nous utilisions celle-là.

Keith se tourna vers Hek.

— Qu’en pensez-vous ?

Le Waldahud répondit par un aboiement bref.

— Je suis d’accord.

— Parfait, fit alors Keith. Et comment comptez-vous la lancer ?

— Pas avec ses propres réacteurs, répondit Azmi. Elle n’a que ceux du SCP, et je crains qu’ils ne soient pas assez puissants pour résister à la gravité de toutes ces créatures de matière noire qui nous entourent. Mais j’ai trouvé une autre solution : puisque ces êtres semblent posséder une certaine mobilité, on peut prévoir qu’ils finiront par s’éloigner de cette région précise. C’est pourquoi j’ai programmé un transporteur standard qui conduira la capsule à bonne distance et reviendra la lâcher à une vingtaine de klicks du transchangeur dans une centaine d’années. Ensuite, les réacteurs SCP devraient suffire à la maintenir à proximité du transchangeur.

— Magnifique, approuva Keith. Le transporteur est prêt, lui aussi ?

Azmi approuva d’un signe de tête.

— Vous pouvez le lancer maintenant ?

— Sans problème.

— Dans ce cas, allons-y.

Ils sortirent tous trois de la baie d’amarrage et prirent un ascenseur jusqu’à la salle de contrôle des embarquements. Une rangée de fenêtres circulaire surplombait le hangar à l’arrière des baies. Azmi s’installa devant une console et commença à pianoter. Une plate-forme portant un transporteur cylindrique roula jusqu’à l’une des baies où des bras mécaniques placèrent le cube-capsule dans les pinces du transporteur.

— Dépressurisation de la baie, annonça Azmi.

Des champs de force scintillants issus des murs, du sol et du plafond commencèrent à se rapprocher, repoussant l’air de la baie dans les conduits du mur du fond. Dès que le vide régna dans la pièce, ils se désintégrèrent.

— Ouverture de la porte, dit Azmi en tapant sur sa console.

Le mur mobile qui ouvrait sur l’espace glissa contre le plafond, révélant l’immensité interstellaire. Azmi appuya sur une nouvelle touche :

— Activation du système électronique de la capsule. L’émetteur du faisceau tracteur sur le mur du fond de la baie se mit en route, et le transporteur s’éleva au-dessus de la plate-forme, glissa au-dessus du sol, survola un petit vaisseau auxiliaire en réparation et s’élança dans l’espace.

— Lancement des moteurs du transporteur, annonça Azmi.

L’extrémité du cylindre flamboya sous la lueur des réacteurs. Quelques secondes plus tard, le transporteur disparaissait dans l’obscurité.

— Et voilà, fit Azmi.

— Et maintenant ? lui demanda Keith. Il haussa les épaules.

— Nous n’avons plus qu’à prendre notre mal en patience. Soit ça marche, soit nous n’en entendons plus jamais parler… Ce qui est le plus probable.

Keith hocha la tête.

— Bon travail, les gars. Merci et…

— Rissa à Lansing ! l’interrompit une voix dans les haut-parleurs.

Il leva les yeux.

— Bonjour, Rissa.

— Bonjour, chéri. Nous sommes prêts pour notre première tentative de communication avec les créatures de matière noire.

— J’arrive.

Keith adressa un sourire complice à Hek et à Azmi.

— Vous savez, parfois il m’arrive de trouver mon personnel trop efficace.


Sur le pont central, la bulle holographique de l’espace était remplacée par une image formée de cercles rouges sur fond blanc pâle représentant les différentes positions des sphères de matière noire.

Dès que Keith se fut installé à sa station de travail, Rissa annonça :

— Nous allons essayer de communiquer avec les créatures de matière noire par signaux radio et visuels. Un vaisseau de communication à huit secondes-lumière de Starplex transmettra les signaux que je lui enverrai par laser. Pour l’instant, nous ignorons totalement si les créatures de matière noire ont détecté ou non notre présence. Mais, au cas où il s’agirait des Claqueurs, ou d’êtres aussi dangereux, je préfère attirer leur attention avec un vaisseau auxiliaire plutôt que d’exposer Starplex.

— « Créatures de matière noire », répéta Keith. C’est un peu long comme appellation, non ? On pourrait peut-être trouver mieux.

— Que pensez-vous de « noirauds » ? proposa Losange.

Keith fit la grimace.

— Je ne crois pas, non.

Il réfléchit quelques secondes avant de reprendre :

— Que diriez-vous des êtres MACHO ?

Jag leva ses deux paires d’yeux au ciel en grognant.

— Et géants noirs ? suggéra Thor.

Rissa hocha la tête.

— Géants noirs, répéta-t-elle. Ça sonne bien, mais c’est encore un peu long. En revanche Génoirs me semble parfait.

Se tournant vers tout le monde, elle enchaîna :

— Comme vous le savez déjà, Hek a répertorié les groupes de signaux émis par les Génoirs. Si l’on considère que chaque groupe représente un mot, nous avons probablement identifié le plus courant. C’est celui-là que nous allons émettre en boucle en direction des sphères. Je pense qu’il s’agit d’un mot sans signification réelle, une sorte d’article comme « un » ou « le ». Mais, grâce à la répétition, les Génoirs comprendront peut-être que quelqu’un essaie de communiquer avec eux.

Se tournant vers Keith, elle demanda :

— On peut commencer, directeur ?

Il sourit.

— Je vous en prie.

— Début de transmission.

Des lumières clignotèrent sur le filet de Losange.

— Apparemment, il se passe quelque chose. Le niveau de conversation s’est brusquement accru. Ils parlent tous en même temps maintenant.

Rissa hocha la tête.

— J’espère qu’ils vont comprendre d’où vient l’émission.

— On dirait que c’est fait, annonça Thor quelques secondes plus tard en désignant l’hologramme.

Cinq sphères se rapprochaient du petit vaisseau de communication.

— C’est maintenant que les choses se corsent, dit Rissa. Nous avons attiré leur attention, mais serons-nous capables de communiquer avec eux ?

Keith savait que si quelqu’un en était capable, c’était bien Rissa. Lors du premier contact avec les Ebis, elle faisait partie de l’équipe qui avait mis au point le langage leur permettant de communiquer. Tout avait commencé par un simple échange de noms, une série de lumières signifiant « table », une autre « sol », etc. Au début, tout semblait assez simple, puis les deux races s’étaient rapidement aperçues que de nombreux concepts n’évoquaient absolument rien pour l’autre. Il en allait ainsi des termes « être debout », « courir », « s’asseoir », « chaise », « vêtement », « mâle » ou « femelle » qui n’avaient pas plus de sens pour un Ebi que les idées de jour, de nuit, de mois, d’année ou de constellation (autant de choses inimaginables pour les habitants d’une planète constamment entourée de nuages). Quant aux hommes, ils n’appréhendaient guère mieux les notions de gestalt biologique ou de vision englobante que les multiples expressions métaphoriques servant à désigner le fait de rouler vers l’avant ou vers l’arrière.

Et pourtant, cet exercice semblait un jeu d’enfant par rapport à ce qui les attendait aujourd’hui. Communiquer avec des êtres de taille planétaire ! Au moins, les Ebis avaient-ils de nombreux points communs avec les humains ! Mais comment communiquer avec des inconnus gros comme Jupiter qui ne savaient probablement pas ce que signifiait le verbe « voir », n’avaient sans doute jamais entendu parler de physique et de mathématiques, et se révéleraient peut-être complètement stupides ?

— La discussion continue sur les deux cents fréquences, indiqua Losange.

Rissa hocha la tête.

— Malheureusement, nous n’avons aucun moyen de savoir s’ils discutent entre eux ou s’ils s’adressent à nous, dit-elle en pianotant sur son clavier. Je vais émettre en boucle un autre mot.

Cette fois, la cacophonie des ondes radio s’arrêta, peut-être sous l’ordre d’un des géants noirs, qui se mit alors à répéter encore et encore une phrase simple de trois mots.

— C’est maintenant qu’il faut jouer fin, fit Rissa.

— Comment vas-tu t’y prendre ? demanda Keith.

— À partir de l’échantillonnage que Hek et moi avons effectué, PHANTOM a inventé un mot qui semble suivre les règles du langage des Génoirs, mais n’a, jusqu’ici, été employé par aucun d’eux. Si l’on considère que la première question qui vient à l’esprit dans cette situation est « qui êtes-vous ? », nous pouvons espérer qu’ils interpréteront notre signal comme notre nom. Ou du moins celui du vaisseau de communication.

Rissa émit le nouveau mot plusieurs fois, et faillit sauter de joie quand, enfin, la sphère qui avait imposé le silence aux autres le répéta en direction du petit vaisseau.

— Nous avons réussi ! s’exclama-t-elle, rayonnante. Nous avons établi un premier contact !

Keith désigna l’hologramme du menton.

— Lequel est en train de nous parler ?

Les tentacules de Losange dansèrent sur sa console.

— Celui-là, indiqua-t-il en entourant l’un des cercles rouges d’un halo bleu.

Pianotant de nouveau sur son clavier, il ajouta :

— Je vais essayer d’améliorer l’image. Maintenant que l’étoile verte nous éclaire, je devrais obtenir des vues plus nettes de chaque sphère.

Le cercle rouge disparut, remplacé par une sphère grise sur fond noir.

— Vous pouvez augmenter le contraste ? demanda Keith.

— Avec plaisir.

Différentes tonalités du gris foncé au blanc couvrirent la sphère.

Keith l’examina. Deux lignes blanches verticales convergeaient vers les deux pôles en s’évasant au niveau de l’équateur.

— Un œil de chat, dit-il.

— Ça y ressemble, n’est-ce pas ? approuva Rissa.

Elle recommença à pianoter sur sa console.

— Très bien, Œil de chat, maintenant, montre-nous si tu es intelligent.

Une barre noire horizontale d’environ un mètre sur quinze centimètres se matérialisa dans la bulle holographique.

— Cette barre représente une rangée de lampes à fusion située sur le vaisseau de communication, indiqua Rissa. Jusqu’ici, ces lampes sont restées éteintes. Maintenant, regardez bien.

Elle enfonça une touche. La barre noire devint rose pendant trois secondes, de nouveau noire trois autres secondes, deux fois rose à une seconde d’intervalle, noire encore trois secondes, puis clignota rapidement trois fois de suite.

— La couleur rose signifie que toutes les lampes sont allumées, dit Rissa. En même temps, nous émettons un bruit blanc par radio, que nous coupons dès qu’elles s’éteignent. J’ai réglé les haut-parleurs du pont sur la fréquence d’Œil de chat.

Pour l’instant, aucun son ne sortait des haut-parleurs, mais au mouvement des aiguilles sur les compteurs de Losange, Keith comprit que des Génoirs discutaient sur d’autres fréquences.

Rissa attendit une trentaine de secondes, puis elle appuya sur une autre touche. Toute la séquence – un, deux, puis trois clignotements roses successifs – se répéta.

La réponse fut immédiate : trois mots des géants noirs, traduits par PHANTOM dans les haut-parleurs sous trois sons différents.

— Il ne reste plus qu’à espérer que ces bruits bizarres signifient « un, deux, trois » en langage local, remarqua Rissa.

— Et pas « qui sont ces emmerdeurs ? », plaisanta Thor.

Rissa sourit et enfonça la même touche que les fois précédentes.

Le vaisseau clignota une fois, deux fois, trois fois. Œil de chat répéta les trois mêmes mots.

— C’est bon, fit-elle. Maintenant, passons aux choses sérieuses.

Elle appuya sur une autre touche. Tout le monde regarda en silence la barre de l’hologramme clignoter selon une séquence inverse des précédentes : trois, deux, un.

Suivit la réponse du Génoir. Keith n’en était pas certain, mais…

— Fantastique ! cria Rissa. Œil de chat a bien répété les trois mêmes mots, mais en sens inverse. Il comprend notre message. Ce qui signifie qu’il est doué d’un minimum d’intelligence.

Rissa répéta la séquence, mais cette fois, PHANTOM remplaça les mots du géant noir par les mots humains « un, deux, trois » avec un vieil accent français, destiné visiblement à devenir le standard pour la langue génoire.

Un silence captivé régnait sur le pont. Rissa poursuivit son apprentissage jusqu’à cent. Ni elle ni PHANTOM ne purent détecter un schéma de construction permettant de déduire la base dont se servaient les Génoirs pour compter ; chaque nombre était représenté par un mot différent sans lien apparent avec les autres. À mille, elle s’arrêta, craignant que son interlocuteur, lassé, coupe court à la communication.

Vinrent ensuite les exercices simples de mathématiques : deux clignotements, une pause de six secondes (le double du temps normal), deux autres clignotements, une autre pause de six secondes, et enfin quatre clignotements.

Cinq fois de suite, Œil de chat répéta les mots deux, deux et quatre. Finalement, la sixième fois, il comprit que les six secondes de pause signifiaient qu’un mot manquait au milieu. PHANTOM n’attendit même pas la confirmation de Rissa : dès qu’Œil de chat parla, il traduisit sa phrase par « deux plus deux égalent quatre », ajoutant les sons génoirs pour les deux opérateurs à sa base de données. « Moins », « multiplié par », « divisé par », « plus grand que », « plus petit que » suivirent dans la foulée.

— Apparemment, nos interlocuteurs sont au moins aussi intelligents que nous, constata Rissa avec un large sourire.

Grâce à des exercices mathématiques simples, elle apprit bientôt les termes génoirs pour « correct » et « incorrect » (ou « oui » ou « non »), qui, elle l’espérait, correspondaient aux termes « vrai » et « faux » dans d’autres contextes. Puis elle demanda à Losange de manœuvrer le vaisseau de communication de façon à obtenir les mots « haut », « bas », « gauche », « droite », « devant », « derrière », « reculer », « avancer », « tourner », « tomber », « rapide », « lent », etc.

En faisant tourner le vaisseau suivant une trajectoire précise autour d’Œil de chat, elle passa au mot « orbite », bientôt suivi par « étoile », « planète » et « lune ».

Ce fut ensuite le tour des couleurs grâce à des filtres sur les rangées de lampes, et enfin, elle put construire sa première phrase simple et originale qu’elle débuta par le terme assigné à Starplex – ou plutôt au vaisseau le représentant – en début de communication.

Starplex se dirige vers l’étoile verte, dit-elle tandis que Losange dirigeait effectivement le petit vaisseau de communication dans cette direction.

— Correct, répondit immédiatement Œil de chat avant d’envoyer une phrase à son tour : Œil de chat se dirige vers Starplex.

— Correct, répondit Rissa en le voyant s’approcher du vaisseau.

À la fin du roulement de l’équipe Alpha, Keith rentra se doucher et dîner à son appartement. Rissa continua à converser avec Œil de chat qui ne montra pas un seul signe d’impatience ou de fatigue. Exténuée, elle n’abandonna qu’avec l’arrivée de l’équipe Gamma, passant le relais à Hek.

Ils travaillèrent quatre jours – seize roulements – sans qu’Œil de chat éprouve le besoin de se faire remplacer. Finalement, leur vocabulaire génoir fut assez riche pour qu’ils tentent une conversation plus élaborée.

— Demande-lui depuis combien de temps ils sont là, dit Keith.

Rissa se pencha vers le micro de sa console.

— Depuis combien de temps êtes-vous là ?

La réponse fut immédiate.

— Depuis que nous avons commencé à parler, multiplié par cent multiplié par cent multiplié par cent multiplié par cent multiplié par cent multiplié par cent.

— Ça représente environ quatre milliards de milliards de jours, ou approximativement, dix milliards d’années, précisa immédiatement la voix de PHANTOM.

— Peut-être n’est-ce qu’une image pour suggérer une très longue durée, remarqua Rissa.

— Dix milliards d’années, intervint Jag. C’est à peu près l’âge que l’on attribue à l’univers.

— Eh bien, avec dix milliards d’années, je comprends qu’ils soient si patients, ricana Thor.

— On pourrait peut-être poser la question différemment, suggéra Lianne.

— S’agit-il du temps depuis lequel vous êtes tous là ? demanda Rissa dans le micro.

— Ce groupe, cette durée, répondit la voix du traducteur. Celui-là, durée depuis que nous parlons multiplié par cent multiplié par cent multiplié par cent multiplié par cent.

— Environ cinq cent mille ans, indiqua PHANTOM.

— Il veut peut-être dire que ce groupe de Génoirs est vieux de dix milliards d’années, mais que lui-même n’en a que cinq cent mille, fit Rissa.

— Seulement ! ironisa Lianne.

— Maintenant, indique-lui notre âge, dit Keith.

— Celui de Starplex, du Commonwealth ou de notre espèce ?

— Si nous sommes vraiment en train de comparer des civilisations, mieux vaut choisir la plus ancienne des races du Commonwealth.

Levant les yeux vers le petit hologramme de Losange, Keith demanda :

— Les Ebis existent bien sous leur forme actuelle depuis près d’un million d’années ?

L’Ebi acquiesça d’un frémissement coloré.

Rissa hocha la tête et déclara dans son micro :

— Nous sommes là depuis le temps que nous parlons multiplié par cent multiplié par cent multiplié par cent multiplié par cent plus cent.

Se tournant vers Keith, elle précisa :

— Je lui ai répondu qu’en tant que civilisation nous existons depuis un million d’années, mais que Starplex lui-même n’a que deux ans.

En réponse, Œil de chat indiqua du nouveau son âge suivi du mot génoir pour « moins », puis il répéta l’équation donnée par Rissa pour l’âge de Starplex suivie du terme « égal » avant de terminer par la phrase déjà utilisée pour exprimer son âge.

— À sa façon, je crois qu’il est en train de nous dire qu’à côté de son âge le nôtre n’est qu’une bagatelle.

— Remarque, il n’a pas tort, fit Keith en riant. Je me demande quel effet ça fait d’être aussi vieux.

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