Chapitre 8 Ressentiment

Lassé d’attendre, et finalement intrigué par ce mystérieux escalier, Umbo descendit une à une les marches jusqu’à l’avant-dernière. Arrivé là, il s’assit.

Un interminable tunnel s’étirait devant lui. Accourus à son appel, Param et Olivenko restèrent silencieux, comme frappés de mutisme devant l’étrange couloir… jusqu’à ce que le garde émette une hypothèse : « C’est une route, et ici, un quai de chargement. Ils sont montés à bord d’un véhicule qui s’est engagé le long de ce tunnel. »

Param sourcilla. Face à son scepticisme, le garde pointa les traces d’usure, sur le sol du quai et le revêtement du tunnel.

« Je croyais ce matériau résistant à tout », constata Param.

1-0 pour elle, pensa Umbo.

« Il l’est, confirma Olivenko. C’est le caoutchouc des souliers et des roues que tu vois. Il s’est détaché au contact du sol. »

Égalité.

Le doute le saisit soudain : que faisait-il au juste au sein de cet équipage ? Olivenko est intelligent. Miche, bâti comme trois. Rigg a été préparé pour cette aventure par l’Homme en Or. Avec Param, ils sont de sang royal. Miche et Olivenko ont porté les armes.

Mais moi ? À part envoyer mon double me prévenir de ne pas commettre une de ces bévues dont je suis le seul à avoir le secret…

Param et Olivenko remontèrent. Umbo préféra s’attarder un moment en bas, à s’interroger sur le cours qu’avait pris sa vie. Le départ de Gué-de-la-Chute avait été heureux. Son périple aux côtés de Rigg aussi ; le soutien de son ami à la mort de son frère, tout autant. Heureuse également, la découverte de leur complémentarité dans la manipulation du temps.

En fait, ils avaient vécu tant d’aventures que si un conteur les lui avait narrées, Umbo serait resté sans voix au récit des périls bravés au mépris de leurs vies. L’évasion du bateau par les airs, catapulté en catastrophe par Miche. Leurs tentatives de casse en boucle à la banque, pour y dérober une pierre qu’il avait fini par ramasser ici, par terre, dans un autre entremur. Les instants magiques. Les découvertes bouleversantes.

Mieux vaut tout de même les entendre de la bouche d’un autre que les vivre soi-même, songea Umbo. Une histoire s’accompagnait toujours d’une chute qui justifiait à elle seule son récit. Mais une aventure vécue au jour le jour… bien malin qui pouvait prédire la suite – si toutefois la suite importait. Vous faites le tour du monde et, au détour d’un tunnel, fin de l’histoire ! Tout ça pour avoir traîné en route.

Bien sûr, vous avez tout de même pris soin de vous préserver d’une méchante trempe – mais c’est précisément ce qui vous a poussé vers la porte. Certes, votre bras et votre oreille restent entiers, mais vous êtes maudit. Condamné à voir Param et Olivenko filer le parfait amour, se marier et repeupler cet entremur, tandis que vous errez sans fin, sans but et sans gloire, tout cela pour avoir écouté les conseils d’un double à l’agonie, égaré dans le futur, et vous être mis sur la touche tout seul.

Une lueur perça les ténèbres, au fond du tunnel. Un sifflement l’accompagna. Un froissement. Comme une masse d’air forçant l’étroitesse d’un tuyau.

Un véhicule surgit puis freina des quatre roues. Rigg était à bord. Miche aussi – le visage masqué par une chose difforme.

« Non ! » hurla Umbo.

Il bondit, fermement décidé à arracher le crocheface à mains nues. Rigg lui barra la route.

« Ne fais pas ça ! Ça le tuerait ! »

Umbo resta sourd à l’avertissement. Il tamponna Rigg et se jeta sur Miche. Le tavernier leva un bras pour se protéger. Umbo retrouva ses esprits ; il stoppa net.

« Tu as bien réagi, souffla Rigg de soulagement depuis le plancher de la carriole. J’aurais dû dire : “Il te tuerait”, en parlant de Miche.

— Mais qu’est-ce qui s’est passé ?

— Un coup monté, expliqua Rigg. Vadesh a d’abord essayé de me semer au bout du quai. Ensuite, il a feint de nous emmener vers la salle de commandes et nous a piégés. Après, il était trop tard. Le crocheface avait déjà pris le contrôle. Si tu avais été là, Umbo…

— Je lui aurais arraché ce truc de la tête !

— Miche t’aurait… ce parasite t’aurait mis en pièces. »

Son double… tout s’expliquait. Umbo fit part de sa vision à Rigg.

« Tu as tout compris, confirma Rigg. Vadesh fomentait son coup depuis le début. Il peut être content de lui. Depuis, c’est un vrai petit ange. Il fait tout ce que je lui dis. Mais moins je le vois, mieux je me porte.

— Où est-il ? questionna Umbo.

— Quelque part dans le tunnel. Je lui ai dit de marcher pendant qu’on prenait la carriole avec Miche, indiqua Rigg tout en saisissant le bras du tavernier. Il me comprend quand je lui parle. Lui ou le crocheface, d’ailleurs. J’ai l’impression qu’il ne peut pas parler. Il ne répond pas à mes questions. Je lui ai demandé de me suivre, de se lever, de se manifester : rien. Il s’est juste décidé à me suivre quand je l’ai menacé de le laisser seul dans le vaisseau.

— Donc tu ignores qui de Miche ou du crocheface a réagi ? l’interrogea Umbo.

— Un peu des deux sans doute. Miche sous le contrôle parasite, avança Rigg. Cette histoire de double… Elle m’amène à penser qu’il reste un peu de notre ami dans ce corps.

— Pourquoi ? s’enquit Umbo.

— Parce que ton double, il ne l’a pas tué, répliqua Rigg. Le crocheface seul n’aurait fait qu’une bouchée de lui en ordonnant à Miche de lui briser la nuque. Or il n’a fait que l’amocher.

— Tu en conclus que Miche garde une part de contrôle ?

— Ces assaillants que nous avons vus sur le champ de bataille, avec leur crocheface sur le visage…

— Que vous avez vus, le coupa Umbo. Je te rappelle que je n’étais pas là.

— Ces parasites-là dominaient leurs hôtes, qui n’ont pas hésité à massacrer leurs semblables encore sains. Miche n’a rien tenté de tel avec moi.

— Qu’est-ce que ça prouve ?

— Miche a été contaminé par un type de crocheface nouveau, développé par Vadesh pendant des milliers d’années pour le rendre compatible avec les humains. S’il a bien fait son travail, alors Miche est encore là, quelque part. Prêt à reprendre le contrôle, qui sait. Du moins à le partager. Pour Vadesh, c’est l’inconnue. Attendons de voir comment Miche réagit. Il m’a suivi, c’est plutôt bon signe.

— Et tu as demandé à Vadesh de marcher.

— Je sais, c’était un peu gamin de ma part, accorda Rigg. Mais c’est un sacrifiable, ça ne l’affecte pas. Et moi, ça m’a fait du bien.

— Moi, c’est le démonter jusqu’au dernier écrou qui me ferait le plus grand bien.

— Il est indestructible. En plus il dispose d’un stock de pièces prêtes à l’emploi, codées avec sa mémoire et ses paramètres, au cas où…

— En résumé, on ne peut rien faire, ni pour Miche ni contre Vadesh.

— On peut toujours l’enquiquiner en quittant l’entremur, proposa Rigg. Pour le priver des résultats de son expérience.

— C’est mieux que rien.

— En même temps, les sacrifiables communiquent tous entre eux et avec les vaisseaux. Il finira bien par nous retrouver.

— Ton père, je l’aimais bien, mais Vadesh… observa Umbo. Comment peut-il être aussi semblable et différent en même temps ? C’est une vraie ordure. Je l’ai senti dès le départ.

— Il faut croire que dix mille années de solitude l’auront changé, hasarda Rigg.

— Ou peut-être était-il différent dès le départ, ce qui explique la disparition des humains de cet entremur. Sa solitude, il ne la doit qu’à lui-même.

— Tu as probablement raison, estima Rigg. Où sont Param et Olivenko ?

— En haut. On l’attend ou on y va ?

— Qui, Vadesh ? Avec tous les raccourcis qu’il connaît, il doit déjà être arrivé. »

Rigg se retourna vers Miche. Le tavernier patientait sagement debout, le crocheface inerte sur le visage, des excroissances de chair enroulées autour du cou, infiltrées dans son nez, sous les vêtements et jusque dans la chair, au niveau du sternum.

« On monte, Miche. Tu nous accompagnes ? »

Aucune réponse. Rien.

Rigg se retourna et commença à grimper. Umbo lui emboîta le pas. Il gravit quelques marches, puis se retourna pour s’assurer que leur ami suivait.

Miche fit un premier pas hésitant, vacilla une seconde sur une jambe, se rétablit puis continua lentement à la suite de Rigg. Il ne semblait pas conscient de la présence d’Umbo. Le cordonnier en éprouva de la peine et du soulagement en même temps : au moins, il ne tenterait pas de l’attaquer. Son bras et son oreille ne s’en porteraient pas plus mal.

Umbo se laissa rattraper puis cala ses pas dans ceux de son ami. Le tavernier ne manifesta aucune objection. Encouragé par ce qu’il interpréta comme un premier signe de complicité, Umbo saisit de ses petits doigts l’énorme paume de Miche.

La poigne de l’adulte, d’abord molle, se raffermit peu à peu. Miche lui envoyait un nouveau signal. Une seconde trace de vie. Je suis là. Je te reconnais. Il n’en fallait pas plus à Umbo. Pour l’instant.

Car s’il venait plus tard à découvrir que la bête avait fait de lui sa marionnette, il le tuerait. Il était hors de question que cette créature profite de sa vie et pas lui.

Mais ils n’en étaient pas là.

Param n’avait jamais eu l’intention de fausser compagnie aux autres dans les faubourgs de la ville. Elle avait juste été prise de panique. Ce genre de crise se soldait invariablement par sa disparition et, cerise sur le gâteau, par la perte de son ouïe. Les autres ne la voyaient plus, mais elle n’entendait plus rien. Il fallait faire avec.

Avait-elle inconsciemment planifié cette échappée ? Pas qu’elle sache ; qu’aurait-elle fui ? D’autant que sa fâcheuse impulsion la mettait dans une situation délicate. Dans la maison de Flacommo, au moins, de bons petits plats l’attendaient à toute heure dans la chambre de Mère. Mais ici, seule, c’était la disette assurée.

Manque de chance, ses compagnons s’éloignaient déjà. Sans un regard en arrière… Quelle bande d’égoïstes !

D’accord, elle avait la dent un peu dure. Ils avaient sûrement attendu son retour pendant des heures. En fait, aucun n’avait semblé en colère ; juste un peu surpris au début. Rigg avait dû croire à un geste délibéré de sa part, par besoin de tranquillité. Il ne faisait que respecter sa décision.

L’impression laissée était tout de même celle d’un cruel abandon. Comme si elle ne méritait pas leur attente.

Certes, si elle avait fui délibérément, ils auraient pu attendre longtemps… Rigg et Olivenko en avaient déjà fait l’amère expérience. Leur départ était donc frappé au coin du bon sens – l’aurait été son retour dans leur espace-temps et un appel à l’aide. « Attendez-moi ! » par exemple.

Mais alors, il aurait fallu s’expliquer. Confesser, le rouge aux joues, que la moindre contrariété causait sa disparition incontrôlée. Pas très rassurant !

Pire : ils auraient pu n’exiger aucune explication, en signe d’absolution, comme on pardonne à un ivrogne ses écarts de langage ou à une vieille dame un vent incommodant en société.

Elle avait hésité longuement, pesant le pour, puis le contre, avant de décider qu’il était grand temps pour elle de décider… Ses tergiversations avaient fini par décider pour elle.

Comme toujours, elle avait laissé la frousse mener sa barque.

Et comme toujours, elle se trouvait horriblement nulle, d’autant plus nulle que, pas plus tard que la veille – si le terme « veille » avait encore un sens – elle avait bravé le danger en bondissant de ce rocher avec Umbo ! Mais la situation était-elle comparable ? La « veille », Umbo aurait payé de sa vie la moindre hésitation. Elle était responsable de lui. Comme il était simple de trouver les ressources pour sauver un ami ! Mais pour soi, toute velléité de bravoure paraissait égoïste, fausse, dangereuse, inutile. Alors qu’une bonne cachette…

Mais se cacher pour quoi, au juste ? Pour se retrouver seule à l’arrière ? Affamée, incapable de se nourrir ? Pour passer pour une mauviette incapable de se dépatouiller de la moindre complication ? Elle ne gagnerait jamais le respect de ces gens, et surtout pas de son frère. De respect, elle n’en manquait pourtant pas… c’était encore elle, la Sissaminka, non ?

Non, plus maintenant. Elle n’était plus rien aujourd’hui. Et les prendre de haut ne l’élevait pas plus. Chaque parcelle de son petit corps de femme élevée pour régner lui intimait pourtant de le faire. Umbo, le garçon, le fils d’artisan dont elle avait saisi la main, dont elle avait sauvé la vie et qui avait sauvé la sienne en retour, n’avait pas dû user beaucoup de culottes sur les bancs de l’école. Et maintenant, il croyait leur amitié acquise ? Et puis quoi, encore ? Mais pourtant, si elle devait compter un jour un ami dans sa vie, pourquoi pas lui ?

Param les perdit définitivement de vue. Il était temps d’agir. Elle sortit de son invisibilité et les fila en douce. L’écho de ses pas résonna contre la pierre à son entrée dans le musée ; elle se mit pieds nus. Le sol devint glissant ; elle redoubla de prudence. Arrivée à l’angle d’un couloir, elle s’arrêta, puis jeta un coup d’œil furtif. Ils étaient là.

Elle allait devoir se manifester, s’avancer au grand jour. Ils se tourneraient vers elle.

À cette pensée, elle disparut, non sans avoir pris soin de se maudire au passage pour cette nouvelle couardise. Le groupe discutait devant un escalier descendant. Vadesh s’y engagea le premier. Rigg et Miche suivirent. Umbo ferma la marche.

Seul Olivenko restait en retrait.

Olivenko, l’étudiant de son père. Un simple garde, oui, mais éduqué, attentionné, éloquent. Et respectueux de l’étiquette.

Param se laissa aspirer par le présent et enfila ses chaussures. Quelques pas sur la pierre suffirent à l’annoncer.

Le garde nota sa présence sans mot dire, immobile, l’œil alerte, feignant d’étudier l’une des colossales machineries. Elle savait qu’il l’attendait. Un tel homme ne pouvait rester insensible à ses besoins.

« Merci d’avoir attendu, commença la princesse d’une voix douce.

— Heureux de te revoir parmi nous, la salua Olivenko. Je m’inquiétais pour toi.

— Je m’inquiétais moi-même », répondit en écho la princesse.

Elle fut la première surprise de sa réponse ; en temps normal, l’embarras de la situation l’aurait incitée au silence. Mais face à Olivenko, en cet instant, elle fut prise d’un irrépressible besoin de confidence.

« J’ai honte de m’être enfuie ainsi, avoua-t-elle. Je n’ai pas pu m’en empêcher. Disparaître est une habitude…

— Parfois salvatrice, anticipa Olivenko. Dans certains cas de figure. »

Param se sentit soulagée. Il la comprenait.

« Ou fâcheuse, comme maintenant, regretta la princesse. Une hésitation quand je suis… ailleurs, et le monde continue à tourner sans moi. Je me retrouve toujours à la traîne.

— Mais plus jeune », observa Olivenko.

Le sens profond de sa remarque échappa à Param.

« Préservée des ravages du temps, précisa le garde. Ton don te permet de vivre le présent sans le subir. Chaque heure écoulée file en quelques secondes pour toi. Plus tu passes de temps ainsi, moins tu vieillis.

— C’est exact, confirma Param.

— Tu devrais avoir seize ans, mais quel âge as-tu réellement ? Quinze, quatorze ?

— Je me sens déjà vieille, confia Param. À se demander si ce truc ne fonctionne pas parfois dans l’autre sens. »

Olivenko laissa échapper un rire joyeux, pas le moins du monde moqueur. Il semblait apprécier son humour.

« Où sont-ils partis ?

— Vadesh est en train de les conduire à son vaisseau, l’informa Olivenko. Penses-tu qu’il faille les suivre ? »

En guise de réponse, Param partit bille en tête, sans se poser de questions – ni savoir où elle allait. L’improvisation semblait le meilleur remède contre la timidité. Ils ne tardèrent pas à apercevoir Umbo seul au milieu des machines.

« Où sont les autres ? lança Param d’un ton sec et péremptoire, pour éviter de se faire interroger en retour sur sa propre disparition.

— Aucune idée, répondit Umbo.

— Qu’est-ce que tu fais là tout seul ? » insista la princesse.

Umbo l’informa alors de la venue de son double et de son avertissement : Reste là. Ne bouge pas. L’immobilisme fataliste du jeune cordonnier couplé à l’impatience et à l’air supérieur soudain affiché par Param fit rapidement tourner la discussion à l’engueulade, chacun accusant l’autre de lâcheté. Quelques piques fusèrent dans un sens comme dans l’autre, d’autant plus douloureuses pour Param qu’elle savait les critiques d’Umbo fondées. Et lorsqu’ils découvrirent enfin par où leurs compagnons s’étaient éclipsés, la peur la saisit de nouveau : de quel danger avait tenté de les prévenir le futur Umbo ? Le temps commença à ralentir autour d’elle, elle se sentit partir mais parvint à se ressaisir au prix d’une intense concentration et de quelques pas en rond dans la salle. Il était hors de question de laisser cette mauvaise habitude lui pourrir la vie plus longtemps.

Umbo s’élança dans l’escalier dans l’espoir de retrouver Miche, Rigg et Vadesh. Olivenko resta seul avec Param.

« Tu ne le suis pas ? l’interrogea Param.

— J’ai confiance en Miche, répliqua Olivenko. Et je n’aime pas trop savoir quelqu’un seul. Je préférerais rester, si cela ne te dérange pas.

— Fais ce que tu veux, asséna-t-elle sèchement sans le vouloir.

— Je n’ai pas attendu ton autorisation pour cela, rigola Olivenko.

— Tu me trouves drôle ? grinça Param.

— Toi, non, mais moi, oui, tempéra Olivenko. J’ai la galanterie de ne pas te laisser seule, mais, de nous tous, tu es celle qui a le plus besoin de ma protection. Sans pour autant me vanter. Je ne vaux pas la moitié de Miche au combat et vous tous, vous avez des dons avec le temps que je ne possède pas. Je marquerai peut-être l’aventure de mon empreinte plus tard. Ou de ma mort, si elle doit servir à vous sauver. Comme celui qui meurt en premier dans les histoires. Il y en a toujours un. Un garçon pas très utile, en général, que tout le monde oublie avant la fin.

— C’est triste », commenta Param.

Mais le message était clair. Petite, la princesse avait été bercée au récit de tels contes. Le pauvre quidam trucidé dès les premières pages et que personne ne pleure. Elle n’avait jamais fait le lien. Ce rôle était-il pour elle ? Dans le casting de Mère, très certainement.

Non, la Sissaminka ne tomberait pas dans l’oubli. Sa mort ne resterait pas impunie. Mère pouvait trembler. Elle avait accordé trop de confiance au Général Citoyen. Quand la rumeur de sa disparition commencerait à se répandre, Mère et son amant seraient montrés du doigt comme ses commanditaires. Ce scandale provoquerait un tollé général. Il y aurait de la rébellion dans l’air. Vengeance et justice seraient faites.

« Tu as l’air chagriné, nota Olivenko.

— Je pense à Mère, rétorqua Param.

— Ça n’a pas dû être facile de la voir se retourner contre toi, ajouta Olivenko.

— Je n’ai pas été surprise. J’ai toujours su qui elle était vraiment, confia Param, la gorge gonflée de sanglots. J’ignore pourquoi je… non, ne me touche pas… c’est juste que…

— Tout va bien, la consola Olivenko. Tu as fait preuve d’un calme remarquable jusqu’ici. Tu as le droit de décompresser un peu, c’est normal.

— Mais nous sommes encore en danger, rien n’est… »

Olivenko ne dit rien.

Param se sentit soudain prise de vertiges. Elle tendit le bras, trouva le garde et se blottit contre lui. Quand elle reprit enfin conscience, elle comprit qu’il l’avait assise contre l’une des machines.

« Je suis désolée, souffla-t-elle.

— Pas moi, ironisa Olivenko. Je suis plutôt ravi. »

Elle le fusilla du regard, visiblement outrée et à deux doigts d’exploser.

« Ravi que tu sois encore là, précisa Olivenko. Que tu m’aies fait l’honneur de rester. »

Param secoua la tête.

« Je ne disparais jamais quand je pleure. Toujours avant. Mais si je peux éviter l’un ou l’autre…

— Tu veux pouvoir décider quand le faire, traduisit Olivenko.

— Oui, acquiesça Param.

— Tu ne pleures plus, nota Olivenko. Mais tu en veux toujours à ta mère.

— Je m’en veux d’avoir baissé la garde, rectifia-t-elle.

— Tu as été prise de court. Comment l’imaginer projetant de t’assassiner ?

— Ce n’est pas ma mère. C’est Hagia Sessamin. Elle agit par ambition royale, pas par sentiment.

— C’est le mensonge qu’elle invoque pour justifier ses crimes, ajouta Olivenko. Crois-la si tu veux, mais pour moi, elle agit uniquement par ambition personnelle. Le prétexte du royaume, c’est une simple couverture. »

Param manqua de lui faire ravaler son audace. Parler ainsi du royaume ? Mais comment plaider en faveur d’une mère qui a attenté à la vie de sa fille ?

« Ton père aussi, poursuivit Olivenko. Mon modèle. Il affirmait vouloir percer le secret de la traversée du Mur pour le bien de son peuple. Pour le rendre libre, disait-il, et ouvrir le monde hors de ses frontières. Mais ses motivations n’ont jamais convaincu personne. Ce qu’il recherchait, avant tout, c’était une raison d’être.

— Mon père était le Sissamik, l’arrêta Param. Pas besoin d’autre raison d’être.

— C’était une fonction. Un titre honorifique. Une “décoration sur le costume d’une reine déchue”, comme il l’a avoué une fois devant moi. Un accessoire, comme une paire d’escarpins ou un chapeau. Si sa femme avait régné, il n’aurait pas eu de pouvoir ; mais elle ne régnait même pas, ce qui le rendait encore moins qu’inutile.

— Il était formidable, contesta Param. Il était le seul à me traiter comme…

— Comme une fille.

— Comme la petite fille que j’étais, oui.

— Tu le fascinais. “Elle deviendra Sessamin un jour, après sa mère. Et si elle règne, elle pourra le faire par la terreur si tel est son désir, comme son arrière-grand-mère, l’Infanticide.”

— Il l’a appelée comme ça ?

— Ce n’était pas une insulte. Elle s’était surnommée ainsi elle-même après avoir fait mettre à mort tous les héritiers mâles, pour asseoir sa fille sur le trône de la Tente de Lumière. Elle avait désigné Knosso comme prince consort, avec pour instruction de l’assassiner une fois ses deux filles nées.

— Deux ?

— Par sécurité, indiqua Olivenko. Mais ta mère a eu Rigg et Knosso n’a pas voulu d’autres enfants, ce qui a contrecarré les plans d’Aptica Sessamin. Entretemps, la révolution avait frappé, mais la douairière ne manquait pas de candidats parmi les anciens royalistes pour exécuter sa vile besogne au besoin.

— Je ne vous savais pas aussi proches tous les deux.

— Il parlait beaucoup. Et je savais me faire oublier. Il voulait vraiment réaliser quelque chose de grand. Peut-être a-t-il atteint son but, mais au prix de sa vie. Il n’en aura même pas profité. A-t-il seulement eu le temps de pousser un triomphant “Je l’ai fait !” de l’autre côté et de savourer son exploit ? Ou a-t-il juste senti des bras inhumains l’emporter dans les profondeurs de la mer ?

— Je le croyais inconscient…

— C’est ce qu’ont dit les médecins chargés de l’endormir. Pour consoler ta mère. Moi, je pense qu’il était éveillé. Et qu’il s’est battu jusqu’au bout.

— C’est affreux.

— La mort l’a délivré. Toutes les agonies, même les pires, se terminent de la même manière. Par une délivrance.

— Une délivrance… médita Param. Ça donnerait presque envie.

— Je ne suis pas pressé de la connaître. Le plus tard sera le mieux. Jamais, même, si possible. Si misérable soit ma vie, j’y tiens trop, confia Olivenko avant de lever une main en l’air. Ces doigts font tout ce que je leur dis de faire. Sans même que je leur demande. Ils lisent dans mes pensées. Mes pieds aussi. Mes yeux s’ouvrent quand je veux voir et se ferment lorsque je me couche. Ce sont tous de serviables compagnons. Ils me manqueraient trop.

— Tu crois qu’ils te survivront après ta mort ?

— Si ce n’est pas le cas, je n’aurai aucun moyen de le savoir, poursuivit Olivenko. Mais si c’est le cas, alors oui, mes mains, mes doigts et mes yeux me manqueront. La nourriture, aussi. Et le sommeil. Et le moment du réveil.

— Il vaut peut-être mieux être mort.

— Pas que je sache.

— Comment ça, pas que tu saches ?

— S’il y avait des avantages à être mort, ça se saurait.

— Personne n’en parle puisque de toute façon, tout le monde meurt…

— Exact, marmonna Olivenko en fronçant les sourcils. Je n’y avais pas pensé. »

Param gloussa. La situation l’amusait. Elle se sentait presque… heureuse.

« Merci, reprit-elle.

— Il n’y a pas de mérite à être ridicule, se défendit Olivenko.

— Merci d’avoir été ridicule pour moi. »

Ils poursuivirent leur bavardage comme deux nouveaux amis, confiant leurs expériences personnelles, filant, d’une anecdote à l’autre, un cocon rassurant où tous deux finirent par se sentir à l’aise. Olivenko passait le plus clair de son temps à la fuir du regard ; par déférence pour son rang, souci de la mettre à l’aise ou simple timidité de sa part, elle n’aurait su le dire. Param en profita pour étudier son visage et lui trouva un certain charme, pour un adulte. Un côté viril, dans le carré du menton et le tour de cou, mais avec des yeux de penseur, capables de voir l’invisible pour le commun des mortels.

Et qu’avaient-ils vus ? Père, l’objet de sa tendresse et de son amour filial.

Et aujourd’hui, c’est sur moi qu’ils se posent. Et il m’apprécie et…

Param se détourna avant de virer à l’écarlate. La moitié de son être flottait déjà dans une dimension au ralenti, mais elle se refusa d’y basculer entièrement. Elle n’avait aucune envie de partir.

« Merci d’être restée, lança Olivenko.

— Comment as-tu… ? souffla Param.

— J’ignore où tu étais, répondit Olivenko, ou ce que tu as vu, mais tu t’es détournée et figée comme une statue. Comme un cerf avant de bondir. Je t’ai crue déjà ailleurs.

— C’était comme si, confia Param. Mais je n’ai pas voulu te faire peur.

— C’est le réflexe habituel chez les gens qui me rencontrent, avoua Olivenko. Je ne suis ni vraiment soldat ni vraiment garde, tu comprends.

— Tu me gardes, moi, fit valoir Param. Je ne suis pas censée t’effrayer.

— Très bien, dans ce cas », sourit Olivenko.

Il se lança alors dans le récit d’un ivrogne passablement éméché qui avait tenté un jour de forcer son barrage. Devant le refus du garde, l’homme avait sorti son engin et lui avait signifié son mécontentement d’un jet d’urine sur les bottes.

« Non ! s’exclama Param, incrédule.

— Oh, nous l’avons arrêté en le plaquant au sol, mais le sergent n’a jamais compris pourquoi je ne l’avais pas roué de coups quand il était à terre. Comment lui expliquer que je comprenais le mépris de cet homme pour l’uniforme ? Pour lui, je n’étais qu’un pleutre. Il a sauté sur l’occasion pour prendre les autres à partie : “Hé tout le monde, si vous avez une envie pressante, c’est le moment, Olivenko n’est pas contre une petite douche.”

— Quelle finesse… nota Param.

— Ils se sont abstenus, précisa Olivenko. J’ai balancé quelques coups de pied dans la panse de l’ivrogne. Il était tellement aviné qu’il n’a rien senti, et ça a eu le mérite de fermer le clapet du sergent.

— Ah bon… réagit Param, visiblement déçue.

— Si j’avais des principes, reprit Olivenko, je n’aurais pas aidé une bande de fuyards en cavale comme toi et Rigg.

— Alors, au diable les principes ! »

La conversation continua jusqu’à ce que Rigg, Miche et Umbo surgissent du tunnel. Param aperçut le crocheface sur le visage du tavernier et se mit à hurler, de peur et de douleur pour son ami. Elle sentit un bras réconfortant s’enrouler autour d’elle, et les mains chaleureuses du garde posées sur ses épaules.

« Reste avec nous, chuchota Olivenko à son oreille.

— Il faut remercier Vadesh, expliqua Rigg. D’après lui, ce crocheface a été créé pour vivre en symbiose avec nous.

— Miche est encore quelque part là-dedans, ajouta Umbo.

— Ne peut-on le libérer de cette chose ? plaida Param.

— Pas si on veut le garder en vie, lui apprit Rigg. Ou rester en vie nous-mêmes. Au moindre signe suspect, Miche se prend pour un soldat de retour sur le champ de bataille. Il nous mettrait en pièces.

— Olivenko aussi est un soldat, fit remarquer Umbo.

— Ce n’est pas comparable, s’effaça Olivenko, visiblement peu séduit par l’idée d’aller soulever le crocheface.

— Alors qu’est-ce qu’on fait ? questionna Param.

— On quitte l’entremur avant qu’il ne soit trop tard, décida Rigg. Pour un entremur sans Vadesh ni parasites.

— Et si on tombe sur pire ? souleva Umbo.

— Pire ? Qu’est-ce qui peut être pire que ça ? questionna Rigg en pointant la chose du doigt.

— La mort, suggéra Param.

— Seul Miche pourrait le dire, argua Rigg.

— Et où irons-nous ? demanda sa sœur.

— Je l’ignore encore, confessa Rigg. L’entremur de Ram est exclu. Les autres, c’est l’inconnue.

— Nous savons déjà que des monstres marins ont noyé votre père au nord, signala Olivenko.

— Un premier vote pour le sud ? déduisit Rigg. Je ne suis pas contre, personnellement. Et les autres ?

— Partez à l’est, conseilla une voix féminine sortie de nulle part.

— C’était qui, ça ? frémit Umbo.

— Le vaisseau, le rassura Rigg. Et pour quelle raison ?

— Vous y serez en sécurité, expliqua la voix.

— Dans ce cas je vote pour, décida Rigg.

— Peut-on lui faire confiance ? chercha à s’assurer Olivenko.

— C’est grâce à lui si Vadesh m’obéit, indiqua Rigg. Et le Mur aussi.

— Vadesh a fait croire qu’il était à tes ordres dès le départ, fit remarquer Umbo, et regarde où cela nous a menés.

— En ce qui concerne le vaisseau, nous saurons s’il a menti une fois au Mur, pas avant.

— Comment un vaisseau peut-il parler ? s’étonna Param.

— Ce sont des technologies d’un autre temps, expliqua Olivenko. Ton père avait lu des choses à leur propos. Des machines parlantes mais dénuées d’âme. »

Param laissa errer son regard parmi l’assemblée d’engins réunis autour d’eux, se demandant si l’un d’eux allait soudain prendre la parole.

« Peux-tu nous indiquer l’itinéraire à suivre pour atteindre cet entremur ? s’enquit Rigg.

— Plein est, renifla Umbo, un brin moqueur.

— La route de l’est est barrée par une chaîne de hautes montagnes, l’affranchit Rigg. Partout où se sont écrasés les vaisseaux se dressent désormais des falaises infranchissables. Comme le Surplomb.

— Il n’existe aucune route qui parte dans cette direction, indiqua la voix. Contournez les montagnes par le sud. Ensuite, mettez cap à l’est vers la mer. Le Mur qui la borde est la porte d’entrée vers l’entremur d’Odin.

— Habité par un sacrifiable nommé Odin, présuma Olivenko. Un menteur de la pire espèce, lui aussi ?

— Comme tous les autres, grinça Rigg. Des machines qui savent parler le sont par définition.

— Soit, décida Olivenko. Alors faisons le plein de vivres et mettons-nous en route. Plus tôt nous partirons, plus tôt nous serons renseignés sur les pièges que nous a tendus ce pantin de ferraille. »

Ni Rigg ni le vaisseau ne surent que répondre à cela.

« Et Miche, que fait-on de lui ? s’inquiéta Umbo.

— On l’emmène avec nous, rétorqua Rigg.

— Je peux rester ici avec lui s’il le faut, se proposa Umbo.

— Il décidera de lui-même, trancha Rigg. S’il ne bouge pas, alors reste.

— Mais dans ce cas, on risque de se retrouver coincés ici… » présagea le jeune cordonnier.

Rigg hésita une seconde.

« À deux, vous n’avez pas besoin de moi pour traverser, concéda-t-il enfin.

— Hein ? Depuis quand ? s’étonna Olivenko.

— Depuis que j’en ai donné l’ordre au vaisseau, l’informa Rigg.

— À deux, mais pas seul », releva Umbo.

L’embarras de Rigg n’échappa pas à Param. Sa raideur non plus, au moment de reprendre la parole.

« Non, pas seul. C’est trop dangereux.

— Et si toi, tu veux traverser seul ? » s’enquit Umbo.

Rigg soupira.

« Oui, moi je peux. »

Umbo ne cacha pas sa colère – légitime aux yeux de Param. Rigg imposait ses propres règles, injustes de surcroît : à lui la liberté, aux autres la dépendance.

Olivenko désamorça rapidement la situation.

« Ce ne sont ni mes pierres, ni les vôtres, mais les siennes, argua-t-il. Personnellement, je n’ai aucune intention de traverser le Mur seul, et donc aucune raison d’en vouloir à qui que ce soit de m’empêcher de le faire. Si ça gêne quelqu’un, qu’il lève le doigt. Sinon, allons manger. »

Il se leva.

Param l’imita. Par ce geste, elle appuyait tacitement la décision du garde, mais n’en prit conscience qu’une fois debout.

Mais… quelle décision avait-il prise au juste ? Celle de partir en quête de nourriture, pour commencer. Et ensuite, celle de se plier aux règles de Rigg.

Restait à savoir qui de son frère ou d’Olivenko assurait désormais la conduite de l’expédition.

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