Le groupe dévala la combe, franchit à gué un petit ruisseau puis remonta le pâturage d’en face. Umbo se concentra tout le trajet sur le promontoire arboré où, dix-sept jours plus tard, se masserait une foule de curieux. Cela lui évitait le spectacle déprimant de Param et d’Olivenko en pleine parade nuptiale.
Il ne repéra rien de suspect ; lire à travers les branchages n’avait jamais été son fort. Pour cela, il aurait fallu le don de Rigg.
« Tu vois quelqu’un ? le questionna-t-il.
— Il n’y a pas foule, indiqua Rigg. Juste quelques traces, certaines dans des galeries souterraines, assez loin d’ici. Ils nous ont vus arriver de loin. Le bouche-à-oreille a fait le reste. Les gens se sont mis à l’abri toutes affaires cessantes. On peut y aller sereinement.
— Une menace ne se déclare jamais au grand jour, déclara Miche.
— Ça, ce n’est pas du crocheface, reconnut Olivenko. À moins qu’il n’affectionne les vieux dictons de l’armée. »
Umbo se prépara à une riposte cinglante du tavernier. Mais il vit à la place un sourire illuminer son visage.
« Qu’il fait bon se sentir aimé. Pas vrai, Olivenko ? répliqua Miche.
— Par la fesse gauche de Silbom, s’étrangla Umbo. Et ça, c’était du crocheface ?
— Non, du Miche, confirma le tavernier. J’ai toujours caché mon côté sympa par timidité.
— Quelqu’un devant, les coupa Rigg en pointant du doigt un grand arbre au tronc massif, trois cents mètres plus loin.
— Il n’approchera pas tant que le Mur est actif, observa Olivenko.
— Tu le vois bouger ? s’enquit Miche.
— Il grimpe dans l’arbre, indiqua Rigg.
— Je l’ai, signala Miche. Il est tout nu. »
Umbo ne voyait personne.
« Tu as remercié le crocheface pour les deux grands trous qu’il t’a laissés pour voir ?
— Ce ne sont pas des trous, rectifia Miche.
— On voit tes pupilles à travers, insista Umbo.
— Il a gagné les plus hautes branches », éluda le tavernier, passé maître depuis belle lurette dans l’art de mépriser les enquiquineurs.
« Allons-y, proposa Rigg. Je ne vois que lui. »
Ils se remirent en route.
« Ce que tu vois, reprit Miche, ce sont des yeux. Pas les miens, certes, mais ils me servent bien quand même.
— Pourquoi te masquer la vue si c’était pour te la redonner ensuite ? s’étonna Param.
— Le crocheface a fait place nette dans mes orbites pour m’offrir de nouvelles mirettes. De vraies jumelles. Sympa, non ? »
Umbo imagina le crocheface en train de digérer lentement les globes oculaires de son ami. Il sentit la nausée et des larmes le gagner. L’irréversibilité du processus se confirmait : sans ce parasite, Miche serait aveugle.
Mais doté de sa toute nouvelle super-vue, aucun détail, pas même une infime crispation comme celle trahie par Umbo à l’instant même, ne pouvait lui échapper.
« Si je perdais le crocheface, ajouta-t-il pour rassurer le jeune cordonnier, mes globes se recomposeraient. Comme tous mes organes. Je n’en ai plus un d’origine. Mon corps a la capacité de se régénérer désormais, comme celui du crocheface.
— Donc si on te coupait la main…
— Je mourrais dans un bain de sang, comme tout le monde, indiqua Miche. Mais si quelqu’un me plaçait un garrot à temps, la plaie cicatriserait rapidement. Et une nouvelle main me pousserait dans l’année.
— Mais est-ce que ce serait ta main à toi ? l’interrogea bêtement Umbo. Ou celle du parasite ?
— Et cette question, elle est de toi ou de la bestiole qui te parasite le cerveau pour te faire sortir des idioties pareilles ? » lui retourna Miche.
Miche n’était plus vraiment Miche. Quelque chose clochait dans son comportement… mais quoi ? Umbo aurait été bien en peine de le dire. Jusqu’à ce que l’évidence s’impose : il avait rajeuni de dix ans ! Gommés, les stigmates du temps. Redressée, la démarche bancale. Miche gambadait comme à ses vingt printemps.
Encore quelques jours et ils ne le reconnaîtraient plus.
« Que fait-on pour l’homme dans l’arbre ? s’enquit Rigg.
— On l’évite, vota Param. S’il veut nous parler, qu’il descende.
— Ceux qui seront là dans dix-sept jours avaient la mine plutôt réjouie, rappela Miche.
— De nous imaginer dans leurs gamelles, sans doute, avança Param.
— Ils portaient des vêtements, fit remarquer Rigg. Pourquoi celui-ci est-il nu comme un ver ? »
Umbo mit un terme aux spéculations en s’élançant au pas de course vers l’arbre.
« Umbo ! » tenta de le retenir Rigg.
Mais le jeune cordonnier savait ce qu’il faisait. Lui, la cinquième roue du carrosse. Lui dont personne n’avait besoin ni pour voyager dans le temps, ni pour diriger le groupe. En cas de danger, c’était à lui de se sacrifier.
Il ralentit en s’approchant de l’arbre. Il ne parvenait toujours pas à distinguer leur visiteur, n’était-ce par quelques mouvements de branches et de feuilles. L’acrobate grimpait en silence, sans un mot ni un bruit. Umbo aurait bien engagé la conversation, mais en quelle langue ? D’autant que le Mur les avait toutes fourrées en vrac dans son cerveau sans lui laisser de mode d’emploi. Elles étaient simplement là, en veille.
Il s’avéra qu’aucune langue n’était nécessaire. Arrivé à deux enjambées du tronc massif, de trois mètres d’épaisseur au bas mot, Umbo fut salué par son hôte haut perché d’un présent parachuté sur son épaule, qui lui éclaboussa la joue. Un présent à l’odeur nauséabonde et à la consistance douteuse.
Umbo s’essuya le visage d’un revers de main. En fait de présent, c’était ses intestins que le curieux avait lâchés.
Le temps de se faire cette réflexion, une nouvelle salve l’atteignait en pleine poitrine.
Son instinct lui dicta d’aller se jeter dans le cours d’eau au plus vite, mais cette réaction aurait créé un mouvement de panique dans le groupe. Il se contenta d’une sage retraite hors de portée de tir, s’estimant à l’abri quand le dernier projectile n’éclaboussa plus que ses chevilles.
Entre-temps, Miche l’avait rejoint. Bien entendu, le tavernier n’avait rien raté du spectacle. Il était hilare.
« Quel accueil merdique !
— Très drôle, maronna Umbo.
— Si c’est leur arme la plus redoutable, poursuivit Miche, on est tranquilles.
— S’il cherchait à m’humilier et à me donner envie de vomir, c’est réussi, continua à ronchonner Umbo. Je peux aller me mettre dans la rivière, ça ne craint rien ?
— Je ne sais pas, concéda Miche.
— Demande à ton crocheface s’il a des cousins dans le coin, suggéra Umbo.
— Il ne comprend pas notre langue, écarta Miche. Et puis, ils émettent une puanteur qui fait fuir les spores de leurs congénères. Du coup, ils sont incapables de se détecter entre eux.
— Pour une bestiole qui ne comprend rien, elle t’en a dit des choses…
— Oui, mais sans me parler. Mon cerveau interprète directement ses messages. Et mes sens perçoivent ses odeurs et ses fluides.
— Elle est végétarienne ? Parce que j’ai de quoi lui faire une bonne salade de purin, là.
— Tout passe par ma bouche, grogna Miche, alors oublie.
— Je vais me laver, dans ce cas. »
Miche leva les yeux pour scruter les branchages.
« Elle est toute nue.
— Elle ?
— Difficile de lui donner un âge. Elle se déplace comme un singe. Ou plutôt comme un paresseux, sans se presser ni nous quitter du regard, mais la main et le pied sûrs. Elle est courte sur pattes, dis donc ! Regarde !
— Merci, mais je ne vois rien, je te rappelle. Retrouvez-moi au ruisseau », lança Umbo par-dessus son épaule.
La puanteur empirait – ses vêtements étaient bons pour le bûcher. Et inutile d’attendre des autres un quelconque signe de respect ou de compassion. Quand l’ennemi d’en face vous canardait à la bouse, même le plus héroïque au front ne recevait pas de médaille.
Umbo se frottait énergiquement le visage à l’eau claire quand Miche le rejoignit au pas de course. Les autres suivirent sans faire de détour par l’arbre.
« Le premier mot qui m’est venu à l’esprit, annonça le tavernier, en voyant notre créature aux intestins fragiles est “yahous”.
— Qui t’est venu du crocheface ou du Mur ? s’enquit Umbo.
— Du Mur. Les crochefaces ne parlent pas, répéta Miche. C’est quoi, cette obsession avec les crochefaces ?
— L’expression d’un besoin, intervint Olivenko. Besoin de savoir ce qu’il reste de toi, et quelle est la part de parasite qui te rend si charmant. »
N’importe quoi, pensa Umbo. À quoi servait le Mur s’il lui fallait un interprète pour se faire comprendre ?
« Le crocheface n’est pas en lien direct avec mon cerveau, expliqua Miche.
— Que tu crois, murmura Umbo.
— J’entends tout, lui rappela Miche.
— Comment sais-tu s’il est relié ou non à ton cerveau ? Peut-être que tu ne t’en rends simplement pas compte ? »
Miche haussa les épaules.
« Possible, mais je ressens les composés chimiques qu’il libère dans mon organisme. Je peux me retrouver submergé par les émotions. Par la colère, la peur, la haine, l’amour, le désir, la douleur. Je ressens les besoins vitaux. L’inconfort. Une vessie pleine, la faim, la soif. Ce qu’il veut me faire faire, le crocheface m’en donne envie.
— Tu es son esclave, traduisit Umbo.
— Ressentir un besoin et y succomber sont deux choses différentes, réfuta Miche. Je ne nie pas que ces désirs sont puissants. Il m’a fallu un temps d’adaptation. Au début, mon corps réagissait à l’instinct, il n’opposait aucune résistance. Maintenant, si.
— Que tu crois, répéta Umbo à haute et intelligible voix cette fois.
— Ta jeunesse, poursuivit le tavernier, te donne l’impression de tout savoir sur ton corps et sur le mien. Moi, la vieillesse m’a appris qu’avec les ans apparaissent les premiers trous de mémoire et tours de rein, que la vue baisse et que les épaules s’affaissent. Sauf qu’aujourd’hui je vois, j’entends et je retiens tout, et je me sens plus fort et endurant que jamais. J’ai le cerveau d’un jeune homme, encore plus réactif que le tien et que celui de Rigg réunis.
— Ce qu’il ne faut pas entendre… commenta ce dernier sur le ton de la blague – ou de la moquerie.
— Maîtriser son corps ne se fait pas du jour au lendemain, crois-moi, continua Miche. Freiner ses pulsions, agir avec raison, rien de tout cela n’est inné. Quand une peur injustifiée m’intimait de fuir le champ de bataille, je lui résistais et je me jetais dans la mêlée. Il n’y a toujours eu qu’un seul maître à bord de cette grande carcasse, moi ! Même depuis que j’ai cette chose sur le nez. Quand le bras de fer s’est engagé, j’ai lutté. Et j’ai gagné. Toi, tu es encore loin de cette maîtrise, tu n’as jamais connu cela. Alors ne viens pas me juger sur ma capacité à le faire ! »
Le pauvre Umbo resta K-O debout. Il ignorait que Miche le détestait à ce point.
« Ce n’est pas méchant, tempéra le tavernier. Juste la vérité. À ton âge, tu ne peux pas tout savoir. Et tu en sais moins qu’au mien. Donc plutôt que de me soupçonner, Umbo, pourquoi ne pas m’accepter tel que je suis aujourd’hui – et rester mon ami, si tu veux bien ?
— C’est ce que je pense, là ? les interrompit Olivenko en désignant du doigt les traces marronnasses sur le haut détrempé d’Umbo.
— Oui, c’est une chemise », répondit sèchement ce dernier.
Devait-il discuter de cela maintenant, devant Param ?
« Teintée à l’encre de rectum, ajouta Miche.
— Je veux la même, se moqua gentiment Rigg.
— Ils les distribuent au pied de cet arbre, va donc y faire un tour, grinça Umbo.
— Celui qui te l’a offerte n’était pas très content, on dirait. Tu l’as provoqué ou quoi ? s’interrogea Param.
— Celle, rectifia Miche tout en posant une main amicale sur l’épaule d’Umbo avant que la situation ne dégénère. Une femme nue. Pas très grande, un mètre à peine. Mais adulte à son apparence. »
Le geste du tavernier mit dans l’etouffoir toute velléité de riposte cinglante de son protégé. Mais Umbo tenait tout de même à répondre à la princesse.
« Une adulte qui n’a pas eu besoin de provocation pour me saluer avec son derrière. »
Param en resta là.
« D’autres se cachent non loin, signala Rigg. Ils nous ont donné cette chose à voir délibérément. Cet accueil sent la mise en scène à plein nez.
— Ça, pour sentir… commenta Umbo.
— Dans dix-sept jours, ils seront habillés, resitua Param. Mais ils ignorent que nous le savons. Ils essaient de nous faire croire que c’est un pays de sauvages quand, en fait, il est tout à fait civilisé.
— Bonne déduction, salua Rigg. À nous de découvrir pourquoi. Ils n’ont pas pu être prévenus de notre venue, Vadesh lui-même l’ignore encore. Impossible qu’il ait alerté leur sacrifiable.
— À moins qu’il dispose d’autres moyens de communication, suggéra Param.
— Je vais questionner notre hôte, décida Miche, si personne ne s’y oppose.
— Un regard sur toi, et elle va prendre ses jambes à son cou, ricana Umbo.
— Elle me regarde depuis tout à l’heure, commenta Miche.
— Elle n’est plus seule, indiqua Rigg. Quelqu’un l’a rejointe dans les branches par l’intérieur du tronc.
— L’intérieur ? s’étonna Olivenko.
— Les arbres sont creux ? ajouta Param.
— Regardez leur épaisseur, pointa Rigg. Tous les arbres de cette dimension ont des traces qui les parcourent de l’intérieur. Depuis plus d’un siècle.
— C’est un village d’arbres, déduisit Miche.
— De chênes, précisa Rigg. D’après leurs feuilles et leurs rameaux, en tout cas. Mais dans notre entremur, ces arbres n’atteignent pas cette taille.
— C’est qu’on les y a aidés, nota Olivenko.
— Ces yahous ? hasarda Miche.
— Ou leurs ancêtres, imagina Rigg, arrivés à un niveau de civilisation ultime, vivant dans une espèce d’âge d’or, d’abondance. Sans plus aucun effort à faire pour s’abriter ni se nourrir, leur descendance aurait connu le déclin et la dégénérescence, au point de finir dans les arbres à balancer leurs excréments sur les visiteurs.
— C’est peut-être ce qu’on essaie de nous faire croire, estima Param.
— Ça a marché avec moi, admit Rigg. La question est : faut-il marcher dans leur combine ?
— Pourquoi se faire plus idiots qu’ils ne le sont ? chercha à comprendre Umbo.
— Camouflage, hasarda Miche. Couverture. Mécanisme de défense. En se faisant passer pour des animaux, ils s’attendent à ce qu’on les évite.
— Leur petite stratégie m’a déjà coûté une chemise », enragea Umbo.
Sans transition, Miche s’élança vers le chêne. Umbo étala sa chemise au soleil et rattrapa son ami au petit trot.
« Tu n’as pas froid comme ça ? demanda le tavernier.
— Ça part mieux sur la peau, expliqua Umbo. Et si, j’ai un peu froid. Surtout après la suée que je me suis prise en frottant ma chemise. Mais je vais rassembler ce qu’il me reste de bravoure et de raison pour faire taire mon besoin vital de chaleur. Si mon ami l’ancien soldat et son blob sur la tête veulent bien de moi à leurs côtés dans leur noble combat.
— Content de voir à quelle vitesse tu grandis.
— Je suis bientôt mûr, ajouta Umbo. Par Silbom, quel bien fou ça fait !
— D’oublier un instant que la seule demoiselle du groupe n’a d’yeux que pour Olivenko ? »
Umbo sentit son cœur se serrer. Tant que personne n’avait abordé le sujet, le jeune cordonnier était parvenu à se convaincre que Param n’était pas plus câline avec le jeune garde-érudit qu’avec un autre.
« Elle est jeune – aussi jeune que toi, Umbo. Elle a vécu enfermée toute sa vie et, je crois qu’on tombera d’accord sur le terme, avec sa timbrée de mère pour seule compagnie.
— Encore plus timbrée que la scato dans son arbre. »
Blaguer sur le sujet était le meilleur moyen d’oublier les moqueries des autres.
« Alors laissons la princesse vivre son flirt d’adolescente avec un jeune éphèbe en uniforme.
— Jeune ? s’étrangla Umbo. Olivenko ?
— Comparé à moi, précisa Miche. Nous voici arrivés à l’arbre aux mille délices. »
Miche poussa l’audace jusqu’à se coller à l’écorce. Comme prévu, quelques branches remuèrent, s’écartèrent et une masse verdâtre s’en échappa, visant comme point de chute la calotte crânienne de Miche.
Qu’elle n’atteignit jamais. Le tavernier brandit son énorme patte dans les airs, saisit le paquet au vol et le renvoya aussi sec à son expéditeur – en livraison express – qui accusa réception d’un cri strident.
« De vraies usines à fiente, observa Umbo.
— Peut-être que leurs estomacs stockent un maximum et n’évacuent qu’à l’approche d’un intrus, imagina Miche.
— Ce qui fait de nous leurs laxatifs, en quelque sorte. »
Rigg et les autres s’approchèrent prudemment.
« Je les ai vus redescendre dans le tronc, annonça Rigg. Jusqu’aux racines. Je parie que c’est là qu’ils gardent leurs PP bien au chaud. »
Umbo connaissait ce jeu.
« Patates pourries ?
— Pommes de prout, répliqua Rigg.
— Projectiles putrides, relança Umbo.
— Pets poisseux, contra Rigg.
— Vous vous amusez bien, tous les deux ? s’impatienta Miche.
— Quoi, on est aux pièces ? rétorqua Rigg. On est sortis de l’entremur de Vadesh, alors profite ! Et le monde ne va pas s’arrêter de tourner parce qu’on balance des Petites Plaisanteries.
— Et puisque tu es devenu un surhomme, Miche, renchérit Umbo, tu ne voudrais pas déraciner l’arbre, qu’on voit ce qu’il y a en dessous ?
— Les arbres sont sacrés, refusa Miche. Si je peux éviter de les abîmer, je préfère.
— Ils sont un peu lourds, aussi… le nargua Umbo.
— Et bien ancrés dans le sol, ajouta Rigg. Laissons les arbres tranquilles et faisons preuve de diplomatie. J’ai beau chercher comment dire “Salut, les yahous, je viens de l’entremur de Ram”, je ne trouve pas. Si seulement je…
— Ne vous tracassez pas », le coupa une voix descendue de l’arbre.
C’était la première fois qu’Umbo entendait cette langue mais, grâce au Mur, il la comprenait.
« Les yahous émettent divers bruits – grognements, pets, éructations, claquements de langue – mais ne parlent pas vraiment, poursuivit la voix.
— Je savais bien que je maîtrisais au moins une langue étrangère », blagua Umbo.
Param laissa échapper un gloussement, qu’Umbo hésita à interpréter comme une appréciation de son second degré, ou comme une simple confirmation du premier.
« Qui êtes-vous ? interrogea Miche. Et pourquoi cette réception ?
— Êtes-vous réellement de l’entremur de Ram ? osa une voix timorée.
— Vous savez pertinemment qui nous sommes, asséna Rigg. Cessez votre manège et descendez. »
Un long silence s’ensuivit.
« Nous permettez-vous d’enfiler quelque chose ?
— Nous préférerions, approuva Miche. Prenez votre temps. Videz-vous les entrailles, lavez-vous les mains. Faites comme si nous n’étions pas là.
— Comment as-tu su qu’ils faisaient semblant ? s’enquit Umbo.
— Un humain n’oublie pas sa langue. Ça n’a aucun sens, confia Rigg. Les hommes parlent depuis qu’ils sont hommes. Ces histoires de grognements ne tenaient pas debout, c’est évident.
— Pour toi, acquiesça Umbo.
— Pour toi aussi, poursuivit Rigg. Sinon on serait déjà en train de se chamailler à ce propos. »
Tout le monde croit toujours tout savoir sur tout le monde, songea Umbo. Mais Rigg et moi n’avons rencontré Miche qu’à Halte-de-Flaque, sur la route d’Aressa Sessamo. Aucun de nous ne connaît les motivations profondes ni ne peut lire dans l’inconscient des autres. C’est impossible.
Deux silhouettes vêtues, de courte stature, virevoltèrent de branche en branche jusqu’à eux. Elles s’inclinèrent front à terre.
« Veuillez pardonner notre liberté dans cette première expérience de contact humain, dont vous êtes les malheureuses victimes, déplora la femme dans un registre châtié. Les visiteurs sont rares, en provenance du Mur.
— Rare est un euphémisme, je suppose, risqua Umbo.
— Ne craignez rien pour votre chemise, nous avons le produit miracle qu’il vous faut, pointa la femme.
— Un constipant naturel aurait fait l’affaire, la remercia Umbo. Pour vous, pas pour ma chemise. »
L’homme soupira. La femme éclata de rire.
« Je crains que notre camouflage ne soit pas des plus efficaces, ajouta-t-elle.
— Il m’a donné envie de m’écorcher vif, fit remarquer Umbo. Si c’était le but visé…
— Votre arrivée précoce, expliqua la femme, a semé le doute quant à votre identité.
— Qui sommes-nous, d’après vous ? »
L’homme tendit à Umbo une chemise propre à peu près à sa taille, tissée de fils soyeux. Une étoffe étonnamment légère et chaude à la fois.
« Vous êtes Miche, ancien soldat devenu tavernier devenu garde du corps, déclina la femme. Et vous portez sur le visage l’un de ces parasites vicieux de l’entremur de Vadesh. Ce garçon-ci se prénomme Umbo. Lui, Rigg. J’aperçois ici Param, princesse héritière de la dynastie sessamide, promise au titre de Reine en la Tente. Et, qui ne le connaîtrait pas : Olivenko l’érudit, ancien bras droit du Roi Knosso. »
L’accueil avait laissé à désirer. Les présentations, elles, étaient effrayantes de précision.
« Comment pouvez-vous en savoir autant sur les autres entremurs ? lança Umbo, l’air ébahi.
— Nous avons appris à intercepter et à déchiffrer les transmissions codées que s’échangent sacrifiables, orbiteurs et vaisseaux, et ce dès les premiers siècles de la colonisation, les informa l’homme.
— L’annonce de votre arrivée est la meilleure nouvelle de ces dix mille dernières années, ajouta la femme. Depuis l’extinction de la race humaine dans la colonie de Vadesh.
— Une tragédie, soupira l’homme.
— Je suis surprise que Vadesh vous ait laissés partir, s’étonna la femme.
— Il n’est pas équipé pour nous barrer la route, indiqua Rigg.
— Détrompez-vous, rétorqua la femme. L’un de vous porte son bébé (elle désigna le crocheface sur le visage de Miche), ce qui explique sans doute sa magnanimité. »
Umbo s’interrogea sur le sens, littéral ou figuré, de son allusion.
« Rassurez-moi, cette chose ne va pas tomber enceinte, au moins ? s’inquiéta-t-il.
— Non, ne craignez rien ! s’écria la femme. J’oubliais que l’analogie peut encore vous sembler obscure. Mais quand vous en saurez un peu plus, vous saisirez l’ironie de ma remarque.
— Personnellement, s’immisça Param, c’est la subtilité de votre camouflage qui m’échappe encore un peu.
— Primitivité, résuma l’homme.
— Décadence et dégénérescence, ajouta la femme.
— Mais notre plan ne vous a pas trompés, alors j’imagine qu’il ne les trompera pas non plus, regretta l’homme. Tous nos espoirs reposent sur vous.
— Tous vos espoirs de ? Oui êtes-vous, enfin ? insista Rigg.
— Ne vous en faites pas, l’amadoua l’homme, nous allons tout vous expliquer. Un peu de patience.
— Pour résumer la situation, les éclaira la femme, il nous reste un peu plus de deux ans avant que les Terriens ne reviennent pour la première fois sur le Jardin depuis sa biosphérisation.
— Et un peu plus de trois avant qu’ils ne décident de raser sa surface pour la seconde fois, compléta l’homme.
— Vous êtes capables de prédire l’avenir ? s’enquit Rigg.
— Non, indiqua l’homme. La fin de notre monde nous a été rapportée par des colons de notre entremur. Un message envoyé du futur juste avant leur mort. Nous l’avons reçu il y a cinq mille ans.
— Vous voyagez dans le temps… en déduisit Rigg.
— Nous possédons des machines capables d’envoyer des choses à travers le temps et l’espace, l’éclaira la femme.
— Et capables de les récupérer, compléta l’homme. Comme cette pierre à laquelle vous teniez tant…
— Et que nos téléporteurs ont subtilisée, avant de venir la déposer sous les yeux d’Umbo dans l’entremur de Vadesh, termina la femme.
— Nous faisons tout pour vous aider depuis que nous avons eu vent de votre existence. »
Cette confession chamboula Umbo. Quelqu’un avait veillé sur eux. Ou plutôt, les avait manipulés. Comme des pantins. Entre leurs mains ou celles des sacrifiables, ils restaient des marionnettes.
« Comment vous appelez-vous ? questionna-t-il. Vous avez bien un nom ? »
Ils se regardèrent et partirent dans un grand éclat de rire.
« Avons-nous un nom… Oui, je suppose. Plusieurs, même. Mais personne ne les utilise.
— Cet entremur ne compte pas plus de dix mille âmes, expliqua la femme. Comme tout le monde sait tout sur tout le monde, nous ne nous appelons jamais par notre nom. Mais en cas de besoin, nous utilisons une version condensée de notre histoire. Comme Double-Mère, Saute-Nuages, Sauve-le-Monde, qui est mon nom.
— Son histoire ne s’arrête pas là, mais ces trois épisodes de son existence suffisent à la distinguer des autres.
— Les privilèges de la célébrité, s’excusa-t-elle presque.
— Vous rougissez de votre parcours, nota Umbo, mais tirez une certaine fierté de déféquer sur vos visiteurs, on dirait.
— En espérant sauver le monde, objecta-t-elle. L’initiative yahou n’a pas fait l’unanimité.
— Vous interceptez les communications entre vaisseaux ? » intervint Olivenko.
L’homme leva les yeux au ciel.
« Au risque de me répéter, oui.
— Et vous, comment vous appelle-t-on ? s’enquit Param.
— Père-Souris, Pousse-Chanson, Dors-en-Ruines, Amis-pour-la-Vie.
— Bon, comment doit-on vous appeler ? reformula la princesse.
— Nos diminutifs sont-ils déjà trop longs pour vous ? s’étonna Saute-Nuages.
— Comment vous êtes-vous retrouvée avec “sauter” et “nuage” dans le même nom ? l’interrogea Rigg.
— Une référence à ma période… aérienne. Je me prenais pour un oiseau. Je sautais de partout. Des falaises, des aéronefs. Je m’étais mis en tête de voler avec des ailes de ma fabrication.
— Vous nous faites une petite démonstration ? demanda Olivenko.
— C’était il y a cinq cents ans, s’esclaffa-t-elle. Les enfants, vous savez ce que c’est… Je suis trop vieille, maintenant.
— Quel âge avez-vous, par simple curiosité ? s’enquit Umbo.
— Nous vous raconterons tout en temps voulu, promit Père-Souris. Nous vous projetterons même des images de ses sauts, si vous voulez. Et vous rencontrerez quelques-unes de mes souris.
— Donc vous nous avez donné vos diminutifs, récapitula Miche. Mais vous connaissez les noms complets des dix mille habitants de votre entremur ?
— Dix mille, ce n’est rien ! Avant, nous étions trois milliards. Vous imaginez un peu ? »
L’homme éclata de rire en secouant la tête.
« Trois milliards ? s’étrangla Umbo. Vous deviez vous marcher dessus !
— On ne vivait pas dans les arbres à l’époque, expliqua Saute-Nuages. Mais suivez-moi à travers les ruines, nous avons à parler sérieusement.
— Le mot “yahou”, à quoi fait-il référence ? s’enquit Umbo.
— À ce passé révolu, celui des Fils d’Odin, comme on nous appelle parfois. Mais c’est de vous dont nous aimerions surtout vous parler.
— Que savez-vous de nous que nous ignorons ? demanda Rigg.
— Les raisons de votre naissance, commença Père-Souris.
— La finalité de vos pouvoirs, poursuivit Saute-Nuages.
— La marche à suivre pour vous aider à sauver le monde », termina Père-Souris.
Les deux Fils d’Odin les guidèrent au sommet d’une colline. À leurs pieds s’étendaient les ruines d’une ancienne capitale.