De toute sa vie, Param ne s’était jamais retrouvée en présence de plus d’une cinquantaine d’individus. Une telle foule faisait même figure d’exception. Elle avait, du temps de sa liberté conditionnelle, toujours soigneusement évité les réceptions et galas donnés en l’honneur de sa mère. Et si, en ces occasions, s’y donnaient les coups les plus bas, les blessures ne résultaient jamais que d’une pique, d’un regard ou d’une posture assassine. Rien n’avait préparé la princesse à la guerre, la vraie.
Certes, elle avait tenté à maintes reprises de se l’imaginer. Les manuels d’histoire ne parlaient que de cela : les Seigneurs en la Tente de Sessamoto envoyant leurs hordes de maraudeurs perpétrer pillages et massacres dans les villages et villes sans défense avant que les Rois en la Tente ne soumettent à leur joug les tribus du Nord-Est ; le monarque régnant obtenant par le sang l’allégeance des nations de la plaine de Stashi et l’asservissement de toutes les cités libres, bastions de sauvageons et ports de pêche de la côte. Param n’y avait jamais vu qu’un jeu grandeur nature, à cheval entre les dames et le lancer d’argile, où les billes projetées comme des boulets de canon auraient renversé sur leur passage ici une reine, là un pion.
Ses lectures lui avaient raconté la violence de la guerre. Par le nom des personnages, le roi Algar-Le-Borgne par exemple. Par le portrait qu’ils en dressaient, aussi, tel celui du général Potonokissu clopin-clopant sur sa jambe de bois quand il ne chevauchait pas sa monture. Eux, des chefs d’armées, ils avaient subi ces mutilations sur le champ de bataille… Param ne se faisait aucune illusion sur le sort réservé aux sans-grade des premières lignes…
Mais comment anticiper la violence sonore des combats ? Parachutée sans prévenir à quelques jets de pierre de la guerre, la princesse crut défaillir. Elle sentit ses jambes se dérober sous elle. La plaine retentissait d’un vacarme assourdissant : les hurlements féroces des soldats, les aboiements des officiers, la bruyante agonie des mourants. L’odeur de chair brûlée mêlée aux autres puanteurs du champ de bataille faillit la faire vomir.
Son instinct de survie sonna immédiatement la retraite, ordonnant sa fuite dans un ailleurs temporel. Elle n’en fit rien. Son geste aurait donné raison aux inquiétudes de Rigg : une seconde de plus, et elle disparaissait.
Elle se redressa sur un genou et vit son frère déjà remis, à force d’habitude, de leur brutal saut dans le passé. Il s’était mis en route vers trois spectatrices de la bataille avec le désir manifeste de leur parler ; une intention que ne partageait pas Param. Les trois femmes portaient sur elle de lourds stigmates d’angoisse et de deuils prolongés. Elles se tenaient debout derrière une palissade encerclant la ville, les masquant à la vue des soldats.
Le mince abri semblait avoir été bricolé en une journée à peine. Quelques frêles étais soutenaient ses poteaux par-derrière. Param se demanda combien de temps elle tiendrait face à un ennemi déterminé. Les planches, cloutées à la va-vite, offraient à travers leurs jours une vue imprenable sur la bataille.
Sauf que la bataille, raison première de la présence de la princesse ici, ne l’intéressait plus. La ville – en chantier sur la moitié de sa surface – avait attiré son regard. Seuls les bâtiments les plus bas étaient achevés, peints non pas du même noir uniforme que les tours de leur présent, mais de couleurs vives, quoique passées ou écaillées sur certaines façades. Mais dans le soleil de cette mi-journée, quel éclat ! La ville semblait parée pour un festival.
Du haut de l’une des tours s’échappa soudain une colonne de feu, dont la chaleur intense déforma l’air ambiant au gré de sa course. Param la suivit du regard, avança de cinq pas vers la palissade, jeta un œil au travers : là où le rayon avait frappé, l’herbe se consumait et des hommes fuyaient.
Au début, Param ne distingua pas deux armées distinctes mais de simples masses humaines hérissées d’armes diverses. Les forces en présence semblaient équilibrées, de prime abord. Pourtant, après un minutieux examen, les combattants les plus proches, les défenseurs, apparurent mieux armés – les épées et les arcs faisaient face aux gourdins et aux lances de fortune.
Mieux armés, mais d’une maladresse inquiétante… lames et flèches ne fendaient guère que de l’air. Les assaillants s’en jouaient avec une facilité déconcertante. À contrario, eux faisaient mouche de leurs gourdins et de leurs lances à chaque coup porté ; les défenseurs de la ville pouvaient remercier leurs armures.
Comment s’expliquait un tel déséquilibre ?
Param nota soudain l’étonnante morphologie des crânes des assaillants, plus gros que la normale, aux formes étranges. Ces déformations s’expliquèrent rapidement : les hommes avaient le visage mangé par des crochefaces. Certains présentaient une étrange dissymétrie faciale, des boursouflures de chair rugueuse sur la moitié de la figure. Leurs globes oculaires étaient vidés de leur substance. Param ressentait à ce spectacle une sorte de répugnance mêlée de fascination. Rapides, insaisissables, les combattants hybrides se montraient aussi féroces qu’habiles au combat, cognant avec une précision implacable, la main sûre, comme un forgeron martèle une armure.
La tour cracha une nouvelle colonne de feu. Mais au lieu de frapper les hommes, cette arme dévastatrice qui aurait dû faire basculer le combat en faveur de la défense ne touchait que des zones désertes. Elle incendiait le sol et affolait les deux camps, faisant régner un chaos total sur un champ de bataille transformé en tas de cendres et de braises géant.
« Ces pignoufs dans leur tour ont vraiment deux mains gauches, gronda Miche derrière la princesse.
— À croire qu’ils le font exprès, observa Param.
— Quelle bande de nuls, poursuivit Miche. On dirait qu’ils arrosent le sol !
— Vous avez vu les assaillants ? intervint Olivenko. De vrais chats, ils esquivent tout !
— Les défenseurs se battent bien, pourtant, fit remarquer Miche. Ils sont entraînés, disciplinés. Mais inoffensifs. »
Olivenko acquiesça.
« Il n’y a qu’à deux contre un qu’ils touchent.
— L’absence d’armure, peut-être… hasarda Miche. Ça rend les autres plus légers. »
Les crochefaces, songea Param. Ils les rendent intouchables. Elle préféra garder sa remarque pour elle. Les vrais experts en combat, c’étaient eux, pas elle.
Mais… si les deux observaient la bataille… qui était en train de protéger Rigg ? Et si ces femmes étaient armées ? Et si elles parvenaient à le faire prisonnier et le livraient à l’ennemi ? Param pouvait encore voler à sa rescousse.
La princesse tendit l’oreille. Elle n’aurait su dire quelle langue les femmes parlaient, mais les comprit tout de suite. Sans passer par une traduction dans sa propre langue, juste en écoutant. Vadesh disait vrai : le Mur rendait toutes les langues compréhensibles à ceux et celles qui le traversaient.
Les femmes semblaient en colère et effrayées. Comme Miche, elles pestaient contre les artificiers de la tour. Ou, plus précisément, contre le seul artificier.
« Il refuse d’utiliser le feu pour les tuer, dit la plus grande. Et il ne nous laissera jamais prendre sa place – on les ferait rôtir sans scrupule.
— Ils ne sont plus humains ! poursuivit la plus âgée, leur mère peut-être. Les tuer, ce serait comme arracher des mauvaises herbes. Mais non, il ne le fera pas.
— Il n’est pas des nôtres, acheva la plus jeune.
— Il n’a pas le choix, reprit la première. Il a été créé pour.
— Pour n’en faire qu’à sa tête, oui », maugréa la plus jeune.
Rigg n’écoutait que d’une oreille, et sans rien dire. Param comprit vite pourquoi : il enregistrait chaque mot comme une information de la plus haute importance. Leur couper la parole aurait nui au processus, en rappelant aux femmes sa présence. Param était curieuse de savoir comment il avait expliqué la soudaine apparition de quatre intrus de ce côté de la palissade. Peut-être n’en avait-il pas eu besoin. Des étrangers sans crocheface sur la tête, cela devait leur suffire.
« C’est lui, le bâtisseur de la ville, reprit la vieille. Mais il ne veut pas entendre parler d’une enceinte de métaldur. On ne sait rien faire de nos mains. Regardez l’état de notre palissade… On lui a trop fait confiance ! »
Param n’eut aucun mal à mettre un nom sur le « lui » : Vadesh ! Qui d’autre que lui aurait pu dresser un mur de métaldur, faire cracher le feu et interdire aux autres de le faire ?
« Avec lui, on court à notre perte, présagea la plus jeune. Tu parles d’une ville “éternelle”. On ne peut même pas la défendre !
— Cette ville sera notre tombeau, ajouta la plus grande. L’eau est contaminée partout ailleurs. On deviendrait comme eux. »
Après avoir vu les combattants hybrides, Param comprenait le désespoir et le dégoût de ces femmes.
L’aînée finit par remarquer Param.
« Vous êtes sa sœur ? » s’enquit-elle.
La princesse avait presque oublié à quel point ils se ressemblaient.
« Oui, répondit-elle.
— Je regrette de ne pouvoir vous aider », déclara Rigg.
La plus grande pointa un doigt en direction de Miche et d’Olivenko.
« Et vos deux amis ? Ils m’ont tout l’air de rudes soldats, et bien armés.
— Mais impuissants face à de si redoutables ennemis, tempéra Param. Ils seraient à terre au premier coup.
— D’où venez-vous ? questionna la plus âgée, soudain suspicieuse. Vous parlez comme des simplets.
— Nous ne sommes pas habitués à votre langue, expliqua Rigg.
— Notre langue ? s’exclama la plus jeune. Parce qu’il en existe d’autre ? Eux, ils ne parlent pas, ils grognent comme des sauvages ! D’où venez-vous ?
— De l’autre côté du Mur, commença Rigg.
— Du futur », compléta Param.
Intéressant, nota Param pour elle-même. Tous deux avaient choisi une version différente de la vérité.
Ils auraient pu tout aussi bien mentir : cela n’aurait fait aucune différence. Les femmes prirent leurs distances en se rapprochant l’une de l’autre, l’air méfiant.
« Menteurs, lança la plus âgée.
— Espions », enchérit la jeunette.
La plus grande, pas plus rassurée, leur jeta un regard interrogateur et envieux.
« Du futur ? Alors vous savez. Allons-nous sortir vainqueurs de cette guerre ? »
Rigg se tourna vers Param et s’adressa à elle dans le langage châtié de la cour.
« J’ai appris de notre présence ici tout ce que j’escomptais. Prenons congé. »
Param observa les femmes. Elles n’avaient pas traversé le Mur, elles ne pouvaient comprendre. Se sentir ainsi isolées de la conversation devait avoir quelque chose d’effrayant.
« Tu ne leur réponds pas ? s’enquit-elle.
— Je n’ai aucune réponse à leur fournir.
— Pourquoi ne pas leur dire que dans dix mille ans la ville sera vide !
— Qui te dit que c’est à cause de cette guerre ? Ce genre de révélation pourrait changer le cours des choses.
— Ils vont tous mourir. Qu’est-ce qui peut leur arriver de pire ?
— Plein de choses, répliqua Rigg en se tournant vers la palissade et la bataille au-delà. Et si ces combattants, se sachant condamnés, abandonnaient la bataille et que ces gens-là, les désespérés, leur survivaient ?
— Que marmonnez-vous ? grommela la vieille dame.
— Ce n’est pas une langue, grogna la plus jeune. On n’y comprend rien. »
L’éclat d’une longue dague à la lame acérée brilla dans la main de la plus grande.
« Des espions ! » hurla-t-elle en bondissant sur Rigg.
Param saisit le bras de son frère et, par un heureux réflexe, les plongea elle et lui dans son petit « havre de paix » : l’invisibilité. Dans sa précipitation, elle omit tout de même un détail. Si elle et Rigg venaient à quitter leur présent espace-temps, ils ne possédaient aucune garantie de retour. Elle fit immédiatement machine arrière.
Trop tard ; les femmes avaient disparu.
Il faisait nuit. Le Grand Anneau les éclairait de ses rayons. Ils étaient seuls.
Elle maudit ses satanées fuites-panique. Pourquoi n’avait-elle simplement pompé du bras dans les airs, pour signaler à Umbo l’imminence du danger ? Par manque de temps. Son instinct avait pris les devants.
Une chose la chiffonna tout de même dans cette affaire. Quand elle découpait le temps, les gens ne disparaissaient pas en principe. Leurs mouvements s’accéléraient, ils ne pouvaient plus la voir, point final. Elle n’avait jamais changé le jour en nuit.
« Qu’as-tu fait ? chuchota Rigg, passablement énervé. On est quand, exactement ?
— Aucune idée, admit Param tout en feignant une parfaite décontraction. Pas très loin… je crois.
— Premier indice, on peut parler, donc on est revenu dans le présent, nota Rigg.
— On ne l’a jamais quitté. On n’a pas disparu… Enfin, pas vraiment.
— Comment ça ? rétorqua Rigg. Un peu qu’on a disparu ! La question est de savoir dans quelle direction, et dans quel présent.
— Dans un présent futur, forcément, poursuivit Param. Je ne fais que de petits sauts en avant.
— Petits… On est quand même passés sans transition du jour à la nuit. Tant que ce n’est pas une nuit du siècle prochain…
— La clôture est toujours là, les feux aussi », le rassura la princesse.
Ils s’approchèrent du théâtre des affrontements, fermement agrippés l’un à l’autre. Quelques foyers brûlaient encore. Des corps jonchaient le sol, mais les combats avaient cessé.
« Oui a gagné ? demanda Param.
— On est toujours dans le passé. Le reste importe peu. Maintenant, de là à savoir si Umbo nous voit toujours… S’il perdait le contact, j’imagine qu’on se ferait automatiquement aspirer dans sa dimension. À moins qu’on ne soit définitivement bloqués ici… J’avoue que je suis perdu, là. »
Pendant que Rigg discourait, Param avait repéré une chose intéressante, non pas sur le champ de bataille mais aux abords de la ville.
« Rigg, un pan de la palissade est à terre. Elle a été cassée.
— Non, rectifia Rigg après une courte observation, elle a été brûlée. Cette… ordure de Vadesh les a trahis. »
Un hululement lugubre retentit dans la nuit claire. Un cri bestial, inintelligible. D’autres lui répondirent, tout aussi inhumains. Les hurleurs n’étaient pas loin.
« Tu as ta réponse, reprit Rigg. Ça vient de la ville.
— Crois-tu qu’ils nous aient repérés ? On dirait que ça se rapproche.
— Je ne vois personne, hésita Rigg.
— Peut-être qu’eux nous voient, frissonna Param. Ces crochefaces ont aiguisé tous leurs sens. »
Rigg brandit le bras en l’air et pompa à l’intention d’Umbo. Rien.
« Raté, observa Rigg.
— Il ne peut pas nous voir », débita sa sœur en même temps.
Sa voix transpirait la peur ; Rigg semblait imperturbable.
« Bon, retournons à notre premier point de chute, proposa Rigg. On a sauté d’une journée et demie dans le futur, à vue de nez. En toute logique, je devrais retrouver les traces de Miche et d’Olivenko. »
Alors qu’ils s’éloignaient de la palissade, des silhouettes aux visages difformes surgirent de toutes parts, des gourdins et des lances à la main, courant vers eux en hurlant. Un spectacle terrifiant et fascinant à la fois.
« Et si on s’éclipsait ? proposa Rigg.
— Umbo va nous perdre ! » hurla Param.
Quelle idiote, songea-t-elle dans la foulée. Il nous a déjà perdus.
« Morts, on se posera moins de questions, ironisa Rigg. Ils ne portent pas de métal. Sors-nous de là ! »
Un silence soudain s’abattit au morcellement du temps. Il n’y eut pas de saut cette fois. Seulement, pour Param, une douce vibration intérieure, comme à chaque plongeon dans l’invisible.
Les crochefaces ne parurent pas désorientés pour autant. Les hommes-parasites gardèrent le même cap : droit sur eux.
Param décida d’amplifier leur invisibilité. Les vibrations gagnèrent peu à peu en intensité et en fréquence, à mesure que les secondes se morcelaient plus finement, repoussant chaque éclair de visibilité un peu plus loin dans le temps.
La vitesse des ennemis parut quintuplée, décuplée même ; les hommes fondaient sur eux comme des flèches. Mais au grand soulagement de Param, ils paraissaient enfin déboussolés. Certains scrutaient les environs, battant l’air au hasard de leurs gourdins et de leurs lances. D’autres tiraient droit devant eux avant de revenir sur leurs pas. Les derniers restaient sur place, à combattre un ennemi invisible.
Ces combattants n’avaient pas l’endurance des soldats de Mère. Faute de véritable adversaire, leur petit jeu cessa en une demi-heure, une heure tout au plus. En un éclair pour Rigg et Param.
La plupart quittèrent les lieux. D’autres se postèrent sur place en sentinelle jusqu’au retour de leurs camarades le lendemain à l’aube – quelques minutes plus tard, au rythme maintenu par Param. Un rapide examen du sol à genoux les mena aux empreintes des deux fuyards. Pas celles datant d’avant leur disparition. L’herbe s’y était redressée depuis longtemps déjà. Non, ils avaient repéré leurs empreintes présentes, imprimées sur une herbe piétinée à chaque microseconde de leur présence.
Les hommes aux crochefaces sondèrent prudemment les marques au sol. Tant qu’ils usaient du doigt ou du bout de leurs gourdins, Param pouvait souffler tranquille. Mais bientôt, quelques dangereuses pointes de pierre s’approchèrent… Au prix d’un regain d’efforts, la princesse allongea la durée des sauts, afin que chair et roche ne coexistent au même endroit qu’un temps minimal. La vibration se lissa en un bourdonnement sourd et continu. La nuit tomba ; les hommes désertèrent l’endroit. Puis le jour revint, puis la nuit, puis le jour, la nuit, le jour, la nuit, le…
Param relâcha sa tension intérieure, à bout de souffle. Son cœur battait à tout rompre. Elle était exsangue. Jamais elle n’avait tant donné, même sous la menace des soldats de sa mère.
Ils revinrent à la réalité, aux bruits du présent.
La palissade gisait au sol. Certains poteaux avaient été brisés à leur pied, d’autres déterrés. Vu la solidité de l’ouvrage, une pichenette avait dû suffire.
Le champ de bataille était nettoyé de ses cadavres et de ses feux.
« Merci, chuchota Rigg. J’ai cru qu’on était cuits.
— Ne te réjouis pas trop vite, le refroidit Param. On est encore loin de chez nous. À dix mille ans…
— Moins cinq jours, environ, compléta Rigg. Une petite semaine… dur à dire, tout est allé si vite.
— Un peu plus et on finissait culs-de-jatte. S’ils avaient gardé plus longtemps leurs lances dans nos empreintes…
— Dans nos pieds, tu veux dire. Quelle sensation atroce, grimaça Rigg. J’avais l’impression qu’on me les passait au gril. »
Au détour de la conversation, et alors qu’ils contemplaient tous deux la ville et le champ de bataille, Param aperçut soudain Vadesh, posté au même endroit qu’eux deux jours plus tôt, derrière la palissade.
Param sentit la poigne de Rigg se refermer. Son frère l’avait repéré lui aussi.
« Fais comme si tu ne le connaissais pas, chuchota-t-il. Il ne nous a jamais vus. »
C’était en effet la première fois qu’ils se croisaient dans cet espace-temps. Leurs messes basses furent vite captées par l’ouïe remarquable de la machine. Vadesh s’avançait déjà vers eux.
« Tourne-lui le dos, lança Rigg à Param. Il ne doit pas nous voir.
— Trop tard », leur lança le sacrifiable au loin.
Sa voix leur parut tonitruante après le silence sidéral de leur passage dans l’entre-monde de Param.
« J’ai vu vos visages et je ne suis pas près de les oublier.
— Umbo nous a perdus ou nous l’avons perdu, continua Rigg sans se soucier de la présence de la machine. Les seules traces que je perçois sont les tiennes, celles de Miche et celles d’Olivenko, juste après notre arrivée ici. Mais Umbo ne peut pas nous voir.
— Saurais-tu dire quand il a projeté Miche et Olivenko dans le futur ? s’enquit Param. Si tu t’accroches à leurs traces à ce moment précis et…
— Je ne m’accroche pas aux traces, la coupa Rigg. Je ne les vois même pas, pas avec mes yeux du moins, je sens juste leur présence. Je ne peux pas… les toucher.
— Mais si, rappelle-toi, quand Umbo… essaie au moins. »
Rigg tendit le bras.
« Voici où se trouvait Olivenko avant le bond soudain de sa trace dans le futur. Mais comment il se tenait, où était sa tête, son corps, impossible de le dire avec exactitude. »
Vadesh n’en perdait pas une miette. D’où sa non surprise quand, bien plus tard, ils lui dévoileraient leurs talents de voyageurs dans le temps.
« Il se rapproche, chuchota Param du coin des lèvres.
— Je sais, mais ça ne marche pas. »
Rigg continuait à brasser l’air de la main dans le vain espoir d’établir quelque heureux contact avec ses compagnons.
« Si je peux éviter toute conversation avec le traître qui a exterminé les derniers êtres humains encore sains de cet entremur, je préfère.
— Ils ne sont pas morts », démentit Vadesh, toujours à quelques mètres d’eux. Entendait-il jusqu’au moindre de leurs murmures ? « Ils ont fui la ville à l’arrivée des autochtones.
— Garde ton calme, conseilla Param.
— Il les appelle autochtones ! souffla Rigg de colère. Parce qu’ils sont affublés de ce parasite autochtone !
— Tant qu’il ne les appelle pas “humains”… observa Param.
— C’est pourtant ce qu’ils sont, affirma Vadesh sans pour autant hausser la voix. Des humains, en mieux. N’avez-vous vu leur rapidité et leur intelligence au corps-à-corps ?
— Autochtone et humain, c’est le comble, soupira Rigg. Allez, Umbo, retrouve-nous et tire-nous de là ! »
L’appel de Rigg sonna aux oreilles de Param comme une prière désespérée.
« Il ne peut pas nous voir, tu le sais bien. Trouve autre chose.
— Il n’y a rien à faire.
— Si, forcément ! pesta Param tout en réfléchissant à une solution possible. Lorsque cette femme s’est jetée sur toi, ce n’est pas moi qui nous ai projetés dans cette nuit, et pas Umbo non plus parce que dans ce cas, on serait avec lui, maintenant. »
Rigg la fixa du regard, attentif à chacune de ses paroles. Soit il ne comprenait pas, soit il faisait semblant.
« C’était toi, conclut Param. Le couteau, c’est toi qu’il visait. Alors tu as plongé. Mais dans le temps, pas dans l’espace.
— Je ne sais pas faire cela. Umbo oui, mais pas moi.
— Mais si, tu sais ! Tu es le découvreur des passés, celui qui nous y transporte. En te joignant à Umbo, certes. Mais ton corps a appris comment faire, même si ton cerveau s’embrouille encore un peu.
— J’ai essayé. Dans ce bateau, des jours et des nuits durant, et… »
L’heure n’était pas aux pleurnicheries. Et Param avait mieux à faire. Elle se rappela les conseils du Jardinier – du sacrifiable nommé Ram – pour gagner en maîtrise sur son propre don.
« Assez parlé ! Écoute, maintenant, le coupa-t-elle de ce ton péremptoire employé par Mère pour obtenir une attention immédiate. La sensation te prend au nez, comme au seuil d’un éternuement ou d’un sanglot. Elle glisse ensuite vers la gorge, le sternum, l’estomac, jusqu’à atteindre l’aine. Tu la compresses avec le diaphragme, comme si tu essayais de soulever un poids. Serre de toutes tes forces. Baisse le nez et bascule le bassin vers le haut pour la bloquer. »
Rigg n’en revenait pas. Ram ne lui avait jamais fourni autant de détails, très certainement inapplicables à son propre cas au demeurant. Mais il fallait essayer. Param pouvait les faire disparaître mais ce tour ne tromperait plus jamais Vadesh. Il les avait entendus et savait qu’en s’armant d’une once de patience il les verrait réapparaître. C’était désormais à Rigg de jouer. Et à sa sœur de le guider.
Param répéta les consignes. Rigg se lança. Elle vit des larmes perler à son front – elle aussi avait fini en nage à ses douloureux débuts. Quelques tics agitèrent ses pommettes, puis remontèrent au niveau des paupières inférieures. Il contracta les abdominaux, se cambrant de quelques degrés vers l’arrière sous l’effort.
Il avait gardé la main à plat à hauteur d’épaule, là où il s’attendait à trouver Olivenko : elle aussi se mit à trembler.
Vadesh n’était plus très loin. Le sacrifiable ne se départait plus de son sourire triomphant.
« Je le vois », susurra Rigg.
Sa main tremblait de plus en plus fort. Param vit une manche apparaître puis un bras dans la manche, puis une épaule au bout du bras et enfin une silhouette complète tout autour : celle d’Olivenko. Le garde posa sur eux son regard et bientôt Miche y joignit le sien. La fureur et les puanteurs de la bataille emplirent peu à peu l’air. Vadesh avait disparu.
Rigg n’hésita pas une seconde : il se tourna vers ce qu’il présumait être la position d’Umbo et fit un « oui » évident de la tête, trois coups secs bien marqués, de bas en haut. Il ne peut ni me lâcher, ni lâcher Olivenko, comprit Param.
Mais… si leur malencontreuse escapade les avait sortis du champ de vision de leur compagnon ? S’ils l’avaient perdu à jamais ?
« Envoyez le signal ! » ordonna-t-elle à Miche et Olivenko.
Ils n’en eurent pas le temps. Déjà la palissade s’envolait et le silence retombait sur un matin frais et sans odeurs. Umbo était là, à sa place. La ville avait retrouvé ses immenses tours. La troupe était au complet.
« Par l’épaule gauche de Ram ! s’exclama Rigg de soulagement.
— Non, c’est la mienne, là, pointa Olivenko du doigt. D’où êtes-vous sortis bon sang ? Je vous pensais en train de discuter avec ces trois femmes.
— Vous avez disparu, signala Miche. J’ai cru que c’était toi, Param.
— Non, répondit la princesse. J’ai failli, mais je me suis retenue juste avant.
— Pourtant vous m’avez échappé, indiqua Umbo. C’est comme si vous m’aviez… glissé entre les doigts. Je vous tenais tellement fort pourtant. Quel choc à votre disparition. Je peux vous dire que je l’ai senti passer.
— Je sais, intervint Rigg avec un sourire triomphal. C’était moi, Umbo ! Param a compris tout de suite. Mon corps a intégré le saut sans même que je m’en rende compte. J’ai ressenti ce que toi tu faisais, mais sans savoir comment le déclencher. Jusqu’à ce qu’elle me mette ce coup de poignard.
— Qui ça, “elle” ? s’inquiéta Miche. Param ?
— Non, la femme de la palissade. Elle a paniqué. C’était la guerre, elle avait un couteau, alors elle a essayé de me tuer. Mais j’ai réussi à esquiver, en faisant un bond d’une journée et demie en avant. J’ai cru que c’était Param, sur le coup. D’autant que, quand il a fallu le refaire, impossible. Alors Param nous a projetés d’une semaine supplémentaire dans le futur et là, je nous ai vraiment crus perdus. Mais Vadesh est arrivé. Celui du passé. C’est ce qui explique qu’il nous connaissait d’ailleurs, hier en tout cas. Parce que lorsqu’il nous a vus, il a aussi entendu Param m’expliquer comment maîtriser ce que tu fais, enfin ce qu’on…
— C’est quoi, ce charabia ? l’arrêta Olivenko. Je comprends un mot sur deux. Tu pourrais nous la refaire en clair ?
— Je maîtrise enfin ce truc, résuma Rigg. Je sentais ta trace, Olivenko, et j’ai suivi les conseils de Param et tu m’es apparu, d’abord une manche, puis ton bras et enfin toi et…
— Et c’est à ce moment-là que je vous ai vus apparaître à côté de Miche et Olivenko, compléta Umbo. Mais moi, j’ai ressenti cela comme un saut. Je vous ai sentis partir et hop ! vous étiez de retour.
— Mais entre-temps, nous avons fait un aller-retour d’une semaine ! » s’enthousiasma Rigg.
Param ne l’avait jamais vu si excité. Comme le fait de ne pouvoir exploiter une trace qu’avec l’aide d’Umbo avait dû l’agacer !
Sa rapidité d’apprentissage l’intrigua tout de même. Umbo lui avait transmis son savoir-faire inconsciemment, cela se concevait, mais de là à réussir dès le premier coup ! Il avait fallu à Param des semaines pour voir ses efforts et ceux du Jardinier récompensés. Une leçon en accéléré avait suffi à son frère.
Ce qui signifiait que Ram, pendant toutes ces années de marches à travers bois en compagnie de Rigg, lui avait tout appris, sauf à matérialiser le passé à partir d’une trace. Il avait formé Umbo, Param, mais à ce garçon qui pensait être son fils, à ce garçon-là, Ram n’avait rien appris, tout compte fait.
« Tous des bonimenteurs », siffla Param.
Les autres se tournèrent vers elle.
« Les hommes au nez bouffé par les crochefaces ? tenta de comprendre Miche.
— Pour mentir, rejeta Rigg, il faudrait déjà qu’ils puissent parler. »
Umbo se chargea de la traduction.
« Les sacrifiables, expliqua-t-il. Ram, Vadesh. Et ton père, Rigg.
— Tout ce que je t’ai dévoilé, ce sont les premiers gestes de la toute première leçon du Jardinier, indiqua Param. Pourquoi ces confidences à moi et pas à toi ? »
Rigg passa de l’excitation à la révélation.
« Il m’a appris tout ce qu’il désirait que je sache.
— Tout comme Vadesh, poursuivit Param. Ils croient tout savoir, se prennent pour des dieux qui peuvent décider à la place des autres.
— Peut-être savent-ils vraiment tout », suggéra Olivenko.
Param se tourna vers lui.
« Oui, comme Mère, qui pensait être dans son bon droit en essayant de me tuer, comme Vadesh en trahissant les pauvres habitants de cette ville…
— Il a quoi ? bondit Miche.
— Créé une brèche dans la palissade, avec le feu, expliqua Rigg. Il a laissé les hommes aux crochefaces pousser la population saine hors de la ville. Il a choisi un camp, et ce n’était pas celui des humains. Il les appelle “autochtones”, mais prétend qu’ils sont toujours humains.
— Est-ce si important ? s’enquit Olivenko. Ils sont tous morts, maintenant.
— Suppôt de parasites… grinça Param.
— On ne peut pas lui faire confiance, soutint Rigg.
— On ne lui faisait déjà pas confiance, fit remarquer Olivenko.
— Maintenant, on a la certitude qu’il est contre nous, ajouta Param.
— Et que Rigg n’a plus besoin de moi, bougonna Umbo.
— Si, pour revenir dans le présent, démentit Rigg. Je ne peux que m’accrocher aux traces visibles du passé. Sans toi, le lien entre les deux mondes est rompu. »
Param n’eut pas besoin de dessin : Umbo se sentait inutile et Rigg tentait de le rassurer. Mais plus son frère le flattait, plus Umbo se crispait. Les éloges de Rigg semblaient faire plus de mal que de bien.
« Nous possédons tous des pouvoirs complémentaires, trancha Param.
— Pas tous, contesta Olivenko. Miche et moi, on ne sait rien faire avec le temps. À part le tuer, de temps en temps.
— Vous n’allez pas vous y mettre, vous aussi ! s’emporta Param. On ignore tous ce que l’on sait faire ou pas. Et on a besoin de s’organiser pour faire face à un ennemi commun, un sacrifiable qui semble avoir un petit faible pour les monstres.
— Et que voici », signala Olivenko.
Ils suivirent son regard. Vadesh traversait le pré comme dix mille ans plus tôt, une semaine après la bataille.
« Prudence, conseilla Param à voix basse. Il entend tout, même à cette distance.
— Alors, qu’il entende à quel point je le méprise ! grinça Miche.
— Voilà qui est fait ! confirma Vadesh au loin. Vous comprenez désormais ma joie à votre arrivée de ce côté-ci du Mur ! Dix mille années que je vous attendais ! Et Ram qui refusait de me livrer le moindre indice malgré mon insistance. Bien entendu, il lui aurait été difficile de me parler de vous avant même votre naissance. Mais une pensée m’a traversé l’esprit… j’aime à croire que mon harcèlement aura fini par le pousser à parcourir les entremurs à la recherche de personnes capables de manipuler le temps. Ne serait-ce là un magnifique paradoxe ? Je vous ai rencontrés, j’ai parlé de vous à Ram et ce sont mes questions qui l’ont incité à expérimenter des croisements génétiques jusqu’à vos naissances ! En un sens, je suis un peu votre créateur ! Ne trouvez-vous pas tout cela amusant ?
— Hilarant, s’esclaffa Miche. Et vous savez le plus drôle ? »
À ce point, Vadesh les avait presque rejoints.
« Je suis tout ouïe, répliqua Vadesh.
— C’est que vous n’avez pas supposé un seul instant que si Ram refusait de vous dire quoi que ce soit, c’est parce que vous aviez été infoutu de sauver les humains de votre entremur. »
D’un simple geste de la main, Vadesh l’envoya par terre. Miche se releva en massant son épaule douloureuse, une grimace au visage.
« Il n’y a rien de cassé, indiqua Vadesh. Je n’endommage pas les humains. Je ne les tue pas non plus. Nous, les sacrifiables, ne sommes pas programmés pour tuer. Pourquoi croyez-vous que je dirigeais mon feu sur l’herbe et non sur les soldats ?
— Ils sont morts quand même, intervint Olivenko.
— Ils se sont entretués, précisa Vadesh. Sans mon aide.
— Vous n’avez rien fait à mon épaule non plus, gronda Miche. C’est comme ça qu’on dit “taisez-vous” chez vous ?
— Oui, mais apparemment le message n’est pas passé, sourit Vadesh. Pourquoi des jeunes gens si intelligents ont-ils pris la peine de traîner un boulet pareil jusqu’ici ? »
Miche sentit la colère redoubler, mais son épaule meurtrie doucha ses ardeurs ; Param le vit contenir ses envies de meurtre.
« Là, tout doux, ironisa Vadesh. Il est lent mais finit par apprendre.
— C’est bon, on a compris, coupa Rigg. Vous êtes le plus fort. Vous pouvez ne faire qu’une bouchée de nous. Mais nous pouvons aussi disparaître si l’envie nous chante. Portez encore une fois la main sur l’un de nous, et on vous dit adieu. »
Une lueur de panique traversa le regard du sacrifiable – mais quel sens prêter à ses expressions humaines ? Il était aussi faux que Mère et pourtant Param ne pouvait se retenir d’agir avec lui comme face à une personne vraie, capable de sentiments sincères. La détresse lue dans ses yeux après la menace de Rigg lui donna soudain envie de jouer les bonnes âmes.
« Qu’attendez-vous de nous, au juste ? s’immisça-t-elle. Restez raisonnable, et nous consentirons à vous le donner.
— Et si je coupais votre accès à l’eau ? négocia Vadesh.
— Vous y gagneriez notre retour immédiat à la case départ, chez nous, avant même votre naissance. Et l’assurance de ne plus jamais nous recroiser », menaça Rigg.
Vadesh ne se départit pas de son sourire pour autant.
« Nous voilà dans l’impasse, conclut-il. Soit, accompagnez-moi en ville et vous aurez toute l’eau que vous désirez. Je vous dirai là-bas ce que j’attends de vous, vous serez libres ou non d’accepter. Voilà une offre honnête, qu’en pensez-vous ?
— Généreuse même, de la part de l’auteur d’un génocide, estima Param. »
La princesse s’attendit à mordre la poussière comme Miche une minute plus tôt, mais n’obtint finalement en retour qu’un clin d’œil.
« Vous n’arriverez pas à froisser mes sentiments, sourit le sacrifiable. Je n’en ai pas. »
Et pourtant, songea Param, la violence de sa réaction à l’encontre de Miche ne pouvait que traduire un orgueil blessé. Vadesh avait fait payer cher au tavernier son audace à propos de la mort des humains de cet entremur. Le sacrifiable, ou quoi que fût Vadesh, n’aimait pas qu’on l’accuse de… crime contre l’humanité ? D’échec ? La raison de son courroux n’était pas claire, à l’inverse d’une chose : il ne fallait pas trop le chercher. Il était dangereux, et ils venaient tous d’en avoir la preuve flagrante.
La peur, voilà son nouvel outil d’habile manœuvrier, maintenant que l’ancien, la tromperie, est cassé. Peut-être a-t-il même joué la provocation ? La donne a changé, alors il s’adapte.
Mère faisait pareil, à l’instar de tous les puissants qu’il lui avait été donné de rencontrer dans sa vie. Param avait retenu une bonne leçon à leur contact : on ne peut gagner face à un joueur qui rebat sans cesse les cartes pour son propre avantage. Dans ces cas-là, sa parade avait toujours été de quitter la table.
Alors elle fuit.