Chapitre 10 Pressentiment

Rigg passa les premières minutes de vol le front collé au hublot, fasciné par le défilé de forêts et de collines en contrebas. L’impénétrable chaos de verdure qui lui avait donné tant de mal dans sa progression se réduisait, vu du ciel, à quelques doux coussins émeraude, moelleux comme des nuages.

La canopée lui révélait enfin le secret de sa vie animale, tissée en une toile de traces multicolores dont une récente, humaine, venait rehausser l’éclat : la sienne. Puis ils passèrent l’endroit atteint avant son demi-tour, et toute trace humaine disparut.

Une journée à marche forcée couverte en quelques minutes à peine.

Quelques-unes de plus, et le spectacle commençait déjà à le lasser, comme le vol. Comme l’avait amusé un temps seulement la vélocité grisante de la carriole. Le temps d’une chair de poule où le poil retombait à peine hérissé.

Rigg s’efforça de s’intéresser aux petits oiseaux pour éviter les regards de ses compagnons.

Il lui faudrait bien se résoudre à les affronter. Il ne pouvait passer le reste du trajet à les fuir. Rigg se tourna finalement vers le pilote et lança une question anodine à la cantonade.

« Existe-t-il un oiseau capable d’atteindre cette vitesse dans les airs ?

— Le plus rapide à la surface du Jardin atteint les 60 km/h, hormis les faucons en plein piqué, indiqua le sacrifiable. Ce qui n’est pas un vol à mon sens, mais plutôt une dégringolade. »

Param haussa les sourcils et Umbo soupira en levant les yeux au ciel, l’air de dire « Merci Monsieur-je-sais-tout ».

Rigg repensa soudain à la nourriture dans son sac.

« Un peu de viande fumée, ça vous dit ? » proposa-t-il.

Ses compagnons échangèrent quelques regards gênés.

« L’aéronef est équipé d’un synthétiseur de nourriture, expliqua Vadesh. J’avais fait le plein avant de décoller, tout le monde a mangé à sa faim. »

Le terme « synthétiseur de nourriture » parlait de lui-même, mais la simple évocation d’un tel concept retourna l’estomac de Rigg. Le trappeur sortit une ration de gibier et l’enfourna dans sa bouche. Les autres détournèrent le regard en se pinçant presque le nez. Ils n’avaient pourtant pas craché dessus, ces derniers jours…

« Tu sais, observa Olivenko, si l’on y réfléchit bien, la nourriture, en soi, c’est un peu dégoûtant.

— Pourritures végétales, animales, matières fécales et autres décompositions organiques se mélangent dans le sol, récita Rigg comme face à son collège d’examinateurs, chez Flacommo. Et c’est cette bouillie nutritive dont les plantes tirent le nécessaire qui, combiné à l’action de l’eau, de l’air et de la lumière, donnera naissance à leurs feuilles, à leurs branches et à leurs fruits. Fruits que nous consommerons, nous et les animaux qui se retrouveront plus tard dans notre estomac.

— Un vrai régal, grimaça Param.

— Le synthétiseur de nourriture semble avoir oublié l’étape “plantes” pour passer directement à “fruits”, nota Umbo.

— Non, il saute juste la décomposition, rectifia Vadesh. Il extrait les nutriments des plantes pour produire la structure moléculaire requise, animale ou végétale.

— Toute la partie sympa, en gros, traduisit Umbo. Le travail aux champs. »

La conversation manquait un peu de sel mais eut le mérite d’atteindre son but : leur faire échanger quelques mots dans la bonne humeur en remettant leurs différends à plus tard.

Plus à l’aise pour les dévisager en toute quiétude, Rigg nota du nouveau chez l’un de leurs compagnons.

« Miche a retrouvé ses yeux ?

— Le crocheface s’affine sur sa cornée, confirma Olivenko. Si c’est encore la sienne.

— Il y voyait déjà les yeux bouchés, observa Umbo. Je ne l’ai pas vu faire un seul faux pas de toute notre marche, comme s’il savait toujours précisément où nous étions.

— Il a pu se repérer à l’ouïe ou à l’odorat, voire au toucher, en se basant sur les brassages d’air autour… suggéra Olivenko.

— Cette discussion sent le réchauffé, crut deviner Rigg.

— Ce dialogue de sourds, tu veux dire, grinça Param. Les deux débattent depuis hier sans même savoir de quoi ils parlent.

— Quand même, Miche fait moins peine à voir avec ses yeux, nota Rigg. Il a moins de peine aussi. À voir. Avec ses yeux. »

Le calembour ne remporta qu’un modeste gloussement et le sujet fut clos. Miche n’avait pas lâché Rigg du regard une seule seconde de toute la discussion.

L’aéronef se posa au sommet d’une large colline dont le tapis végétal, loin de se limiter à un modeste carré d’herbe, se déroulait vers l’est à perte de vue et s’ornait çà et là d’un bosquet ou d’une futaie, qui conféraient au tableau son échelle. Des nuages de poussière s’élevaient au loin, soulevés par les sabots de quelque horde animale. Le Mur ne faisait pas encore ressentir sa présence malgré sa proximité.

Une autre présence dérangeait Rigg : celle d’un comité d’accueil de l’autre côté du Mur.

« On a des admirateurs », annonça-t-il.

Tous descendirent à terre, le pilote compris. Ils stationnèrent debout à quelques mètres du véhicule, le regard porté vers le gros millier de personnes amassées à flanc de colline. Leur agitation était palpable même à cette distance. Certains sautaient, d’autres leur faisaient de grands signes de bras.

« Ils nous attendaient », observa Umbo.

Vadesh balaya leurs regards accusateurs d’un geste de la main on ne peut plus humain. Chez Père, cette main levée signifiait « requête rejetée ».

« Ce n’est pas mon genre, se défendit Vadesh.

— Je croyais que vous vous racontiez tout, entre sacrifiables.

— Disons que tout finit par se savoir, nuança Vadesh. Je ne cache pas être plutôt franc avec eux, en général, c’est vrai. Mais eux me cachent presque tout.

— Ces gens-là ne sont pas venus nous souhaiter la bienvenue par hasard, insista Olivenko.

— Ils attendent peut-être qu’on abatte le Mur pour se ruer de notre côté, hasarda Rigg.

— Alors faites, l’incita Vadesh. Cet entremur est un peu vide à mon goût.

— Il manque de cobayes pour vos expériences », traduisit Param.

Vadesh ne releva pas.

Rigg scruta la foule, non pas des yeux – qui à cette distance n’auraient distingué qu’une masse informe – mais de son sixième sens.

« Ils sont venus de partout, certains de très loin, leur apprit-il. À plusieurs journées de route d’ici.

— Cette traversée ne me dit trop rien… hésita Olivenko. Qui sait ce qu’ils nous réservent ?

— Ça sent le piège à plein nez, enchérit Umbo.

— Ils nous font signe, observa Param. Comme s’ils étaient venus saluer des amis.

— Il y en a même qui rigolent, ajouta Olivenko.

— Parce que vous les entendez à cette distance ? mit en doute Vadesh.

— Moi non, mais vous oui, répliqua Olivenko. Regardez leurs attitudes, l’expression de leurs corps. Ils sont heureux, ça se voit. Ils n’ont aucune intention hostile.

— Ou ils veulent nous le faire croire, soupçonna Umbo.

— Aucun danger », intervint Miche.

Tout le monde se tourna vers lui à l’unisson. Miche parlait pour la première fois depuis son « hybridation ».

« Pas d’armes, poursuivit le tavernier, le regard fouillant la foule au loin.

— C’est Miche qui parle ? s’exclama Umbo. Ou le crocheface ?

— Miche, confirma Rigg.

— Le crocheface n’aurait pas répondu autre chose », fit remarquer Param.

Le tavernier tendit le bras et posa une main affectueuse sur son parasite, comme une femme enceinte sur son petit ballon.

« Époux de Flaque, soldat, tavernier, c’est moi, déclina Miche. Mais oui, le masque se réjouit de me l’entendre dire. Il se dit heureux de ces paroles.

— Pourquoi n’avoir rien dit jusqu’ici ? s’enquit Umbo, pas encore convaincu.

— Rien à dire », synthétisa Miche.

Rigg éclata de rire.

« Pas de doute, c’est bien lui. Je reconnais son sens de l’humour. Si ce n’est pas Miche, l’imitation est parfaite. Je suppose que tu ne peux pas retirer cette chose ?

— Pour quoi faire ? interrogea Miche. Je n’ai jamais si bien vu. Leurs visages, leurs mains, leurs habits, je distingue tout. Et ils n’ont pas d’armes. Aucun d’eux. Seulement des sourires, de l’intérêt et de l’excitation.

— Tu peux voir ça ? s’étonna Olivenko.

— Aussi bien que toi avec tes yeux de soldat, rétorqua Miche, ce qui constituait certainement le seul compliment du tavernier à l’égard du garde depuis leur rencontre. Le crocheface m’a clarifié les sens. Un peu trop, même, au début. Il essayait de me faire plier. De me manipuler. Mais je me suis rebellé. Je l’ai dompté. Ma vue et mon ouïe n’ont jamais été si perçantes, mon odorat si fin. Le crocheface m’aide à faire le tri. C’est un don du ciel.

— Alors, qu’est-ce que je vous disais ? plastronna Vadesh. Merci qui ?

— Les premiers crochefaces faisaient probablement le même effet à leurs victimes », grinça Umbo.

Il s’éloigna de Miche. Des semaines durant, il avait tenu la main du tavernier, avait été ses yeux et ses oreilles. Il se sentait trahi.

« Nous aurons tout le loisir de nous intéresser au cas de Miche plus tard, les pressa Rigg. Mais dans l’immédiat, parons au plus urgent : ces quelques centaines de personnes en face.

— Ces trois mille deux cent vingt personnes, en comptant les bébés, corrigea Miche.

— Tu les as comptés ?

— Ceux que je vois, confirma Miche. Il y en a d’autres derrière la colline. Plusieurs sont allés et venus dans la foule depuis notre arrivée.

— Une estimation à la louche, supposa Param.

— Un compte exact, persista Miche. Avec celui qui vient de partir, ça nous fait trois mille deux cent dix-neuf.

— En comptant les bébés, plaisanta Olivenko.

— Les nombres qu’inventent les menteurs se terminent rarement par cinq ou zéro, fit remarquer Rigg. Mais dans la réalité, cette probabilité est de vingt pourcents.

— Donc tu le crois, en déduisit Param.

— Je vois des centaines de traces, poursuivit Rigg. Sur et derrière la colline. Je n’ai aucune raison de ne pas le croire. On a tous vu ces combattants dans la bataille. Leur précision, leur agilité. Il ne fait aucun doute que les parasites aiguisent les sens de ceux qui les portent.

— De ceux qu’ils contrôlent, tu veux dire, nuança Umbo.

— Miche prétend ne pas l’être, poursuivit Rigg. Pourquoi remettre sa parole en doute ?

— Donc tu vas te contenter de gober ses histoires en attendant qu’il nous contamine ? s’inquiéta Param.

— Loin de moi cette intention, intervint Miche.

— D’autant qu’ils ne se reproduisent pas ainsi, rappela Vadesh.

— Vous ignorez tout d’eux, asséna Miche. Des milliers d’années d’études, et vous ne savez toujours pas qu’en moins de quinze minutes leurs spores sont prêtes à l’essaimage.

— Pure invention ! se défendit Vadesh. Humains et crochefaces ne communiquent pas, comment le sauriez-vous ?

— Il serait intéressant de vous disséquer, vous, au scalpel, pour vérifier ce que vous savez, le menaça Miche. Quel gâchis, tant d’intelligence dans une simple machine. »

Vadesh encaissa sans broncher.

« Je n’ai aucune envie de traverser maintenant, avec toute cette foule derrière, reprit Rigg.

— Alors ne traverse pas, suggéra Param.

— On est venus pour ça, intervint Umbo.

— Je la refais : ne traverse pas avec cette foule derrière, répéta Param.

— Tu penses qu’ils vont se lasser de nous attendre ? » s’enquit Olivenko.

Param lui jeta un regard ahuri.

« Ce qu’elle veut dire, le secourut Umbo, c’est que nous devrions traverser avant leur arrivée. »

Rigg étudia un instant les différents motifs de traces en face.

« Ils ne sont là que depuis quelques jours.

— Et ? réagit Param. Revenons de dix ans en arrière et le problème sera réglé. »

L’idée plut à Rigg.

« Pourquoi pas ? On ignore tout de l’arrivée des prochains Terriens. Dix années nous suffiront amplement pour explorer les autres entremurs et élaborer une stratégie de défense. »

Vadesh doucha immédiatement leur enthousiasme.

« Les Murs ne vous obéissent que depuis dix-neuf jours. Un retour dans le temps avant cette date vous ferait perdre ce contrôle, ce qui vous contraindrait à rééditer votre traversée de l’entremur de Ram à celui de Vadesh. »

Il n’en fallut pas plus à Rigg pour revivre les affres du désespoir, l’horreur absolue, l’agonie des interminables minutes passées entre les griffes du Mur.

« Cette fois, nous n’aurions pas le Général Citoyen à nos trousses, fit remarquer Param.

— Et vous savez désormais comment quitter le présent et y revenir sans moi, ajouta Umbo.

— Gardons cette idée dans un coin de nos têtes, proposa Rigg. On aura le temps de retarder notre confrontation avec les Terriens plus tard. Mais pour l’instant, traversons le Mur pendant qu’il en est encore temps.

— N’oubliez pas de vous calibrer sur dix-neuf jours, qu’on évite la foule, leur rappela Olivenko.

— Ce n’est pas si simple, fit remarquer Umbo. Je n’ai jamais eu une telle précision, moi.

— Moi non plus, confirma Rigg. Il faudrait qu’une date soit tamponnée sur les traces… »

Mais à peine cette remarque formulée, Rigg imagina une solution possible. Le jour où les traces lui avaient révélé leur vraie nature – celle de créatures du passé en perpétuel mouvement – Rigg jouait les équilibristes au bord d’un précipice, où il venait de rencontrer Umbo. Dans la panique, celui qui n’était encore alors qu’un inconnu avait suspendu le cours du temps et fait émerger des silhouettes des traces. Ne pouvaient-ils simplement reproduire ce miracle en remontant le temps à rebours, trace par trace, d’une journée à la fois ? D’un animal à l’autre, Rigg devrait pouvoir atteindre sa destination. Il ne lui resterait alors plus qu’à s’y ancrer pour amener à lui le groupe entier.

« Tu as une idée, sentit Olivenko.

— Oui, acquiesça Rigg. Prenez-moi la main.

— Pas si vite, les arrêta Vadesh. Montez dans l’aéronef, que je vous accompagne. Le véhicule me sera utile. »

Rigg lui jeta un regard noir.

« Nous n’avons pas besoin de vous. Et je préfère vous savoir dans le présent, après les événements dont vous avez été témoin les jours passés.

— Qu’ai-je vu qui vous effraie tant ?

— La scission de notre groupe, les gens de l’autre côté du Mur, Miche qui a retrouvé l’usage de la parole.

— Que ferais-je de ces informations ? questionna Vadesh. C’est ridicule.

— Plus vous insisterez, plus vos chances de monter à bord seront minces, le menaça Rigg. Votre insistance trahit vos mauvaises intentions. »

Vadesh ne sut que répondre.

Olivenko éclata de rire.

« Alors c’est parti… commença le garde.

— Pour un saut de dix-neuf jours, compléta Rigg.

— Dix-huit », intervint Miche.

Quatre paires d’yeux se tournèrent vers lui.

« J’ai ce masque sur le visage depuis dix-huit jours, ajouta le tavernier. C’est le même jour que tu as pris le contrôle des Murs, non ? »

Les regards convergèrent cette fois vers Vadesh.

« Il ne sait pas ce qu’il dit, se défendit le sacrifiable.

— Vous nous avez menti ! s’emporta Rigg. Vous avez dit dix-neuf jours en espérant qu’on ne verrait rien, tout cela pour reprendre le contrôle des vaisseaux ! »

Vadesh laissa passer l’orage.

« Les sacrifiables… se désola Olivenko. Impossible de leur faire confiance ou même de les détruire.

— Remontez dans votre engin et repartez d’où vous venez ! » ordonna Rigg.

Vadesh s’exécuta sans discuter. À mi-chemin, il marqua une pause.

« Rigg, si seulement vous…

— Au vaisseau, et sans un mot. Partez. »

Le sacrifiable prit place à bord. Quelques secondes plus tard, l’aéronef vrombissait dans le ciel.

« J’ai peur que nous ayons fait une bourde », estima Umbo.

Comme par hasard, rumina Rigg. Le jour où j’aurai raison avec celui-là…

« Et pourquoi, je te prie ? s’enquit-il en masquant mal son impatience et son énervement.

— Parce qu’on ne lui fera jamais cracher le morceau. Sur sa subite apparition, pile poil au moment où on en avait besoin, alors que tu n’étais plus là.

— Il a raison, l’appuya Olivenko. On pensait que tu l’interrogerais à ce sujet.

— Pourquoi ne m’avoir rien dit ?

— On n’y a pas pensé, admit Param.

— C’est notre faute, ajouta Umbo, pas la tienne.

— Il l’aura senti, simplement… hésita Rigg.

— À moins que, dans une autre version de l’histoire, tu n’aies accepté qu’il nous accompagne ? suggéra Olivenko.

— La seule certitude, c’est qu’il existe effectivement différentes versions des faits, contribua Umbo. Sinon je ne me serais pas interdit de vous suivre dans le tunnel.

— Mais tu n’as pu le faire que parce que tu étais sur place, ajouta Rigg en envisageant tous les futurs possibles.

— Ce qui m’amène à penser, poursuivit Umbo, que c’est sur toi que le crocheface a bondi. Ensuite, impossible pour nous de partir parce que… »

Parce que Rigg était le seul capable d’assurer leur survie pendant un long voyage. Parce que sans Rigg, impossible de désactiver les Murs… Et donc impossible, et inutile de fuir. Pour aller où ?

« Tu n’es donc pas revenu te prévenir d’ici, en déduisit Param. Le futur évité grâce à ton avertissement…

— Si je puis me permettre une hypothèse… intervint Olivenko. À mon avis, dans cette version du futur, nous avons attendu que Rigg reprenne le dessus sur le parasite et nous dise que faire.

— Non, réfuta Rigg. Je n’ai jamais repris le dessus, ou vous n’avez pas attendu que je le fasse. Miche vous a conseillé de repartir dans le passé et nous avons modifié notre ordre de passage dans le vaisseau. Il savait que si nous entrions tous les deux en premier, Vadesh le choisirait comme cobaye pour le mettre hors d’état de nuire.

— Du Miche tout craché, approuva Umbo.

— Il se serait sacrifié ? douta Param.

— J’ai bien fait, déclara Miche.

— Tu as fait le pire des choix, oui, estima Umbo.

— Le meilleur possible, renchérit Miche. Je suis béni des dieux.

— Si seulement on pouvait se débarrasser de cette chose aussi facilement que de Vadesh, regretta Rigg.

— Alors je ne vous laisserais pas vous approcher de moi, prévint Miche. Pour redevenir sourd et muet ? Non merci.

— Dit le crocheface, murmura Umbo.

— Dit l’homme qui ne s’est jamais si bien senti, rayonna Miche.

— Il a bien dit “l’homme” ? s’exclama Param.

— L’appeler autrement serait infamant, plaida Rigg. Que dire dans ce cas d’une personne capable de découper le temps ou de se promener dans le passé ?

— En parlant de passé, si on faisait un petit saut de dix-huit jours en arrière ? s’impatienta Olivenko.

— Dix-sept, par précaution », préféra Umbo.

Il fallut quelques minutes à Rigg pour démêler l’entrelacs de traces animales jusqu’à isoler la bonne, généreusement laissée là par un écureuil. À son signal, toutes les mains se joignirent ; une petite queue touffue décampa bientôt sous leurs yeux.

Ils se tournèrent comme un seul homme vers la colline en face : elle était déserte.

Rigg marcha en direction du Mur jusqu’à pénétrer dans sa zone d’influence. Le champ, pourtant palpable, lui parut à des lieues de là, inoffensif. Il ne le ralentit même pas.

« Vous pouvez y aller », lança-t-il à ses compagnons.

Sa première traversée, Umbo l’avait vécue au côté de Param. Il effectua la seconde en compagnie de Miche. Param ne se sentirait pas abandonnée pour autant. Déjà, elle avait attrapé la main d’Olivenko. Incapable de dissimuler des sentiments inédits pour elle, elle s’offrait à lui, aussi naturellement que n’importe quelle jeune femme envahie de désir.

Le garde ne pouvait y rester insensible. Mais alors que le couple se rapprochait main dans la main de Rigg, Olivenko ne trahissait aucun signe extérieur de rejet ou d’encouragement. Était-il à ce point aveugle ? Ou aussi candide que la princesse, ce qui aurait pu expliquer son flegme devant l’envie manifeste de Param de se coller à lui, comme pour mieux ressentir jusqu’au moindre de ses souffles ?

Et moi, pourquoi ces choses me paraissent-elles si évidentes ? s’étonna Rigg.

Parce que Père m’a appris à ouvrir les yeux. À lire à travers les autres.

Nul besoin de crocheface. Père est là, dans un coin de ma tête.

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