Chapitre 9 Responsabilités

Rigg vécut ce départ en terre inconnue comme un soulagement, un retour sur son fief : celui des grandes échappées vécues autrefois au quotidien avec Père. Et même s’il s’attendait presque à entendre résonner dans les airs une des sempiternelles questions de son paternel, le silence de ses compagnons ne lui était pas désagréable.

Le confort d’une marche tranquille, sans meute sanguinaire sur les talons, lui convenait aussi parfaitement. Bien sûr, le trajet ne manquait pas d’embûches – à commencer par ces crochefaces tapis à chaque cours d’eau. Mais il avait été simple de les déjouer, en remplissant leurs timbales nouées au bout de branches fines, puis en faisant bouillir l’eau avant de la transvaser dans leurs gourdes. L’opération prenait du temps, mais de cela non plus, ils ne manquaient pas. Aucun prédateur de taille inquiétante ne rôdait alentour ; Rigg aurait senti sa trace. Quant aux plantes vénéneuses et insectes venimeux, il suffisait à chacun d’ouvrir l’œil et le bon, et tout se passerait bien.

Le plus surprenant restait l’absence totale de traces humaines. Plus ils s’éloignaient de la ville de Vadesh, plus rares elles se faisaient. Après quelques heures de marche à peine, même celles datant de dix mille ans avaient disparu. De temps à autre en apparaissait tout au plus une, sans âge, laissée par quelque chasseur des temps anciens, avant que crochefaces et humains ne s’entretuent.

Rigg foulait pour la première fois de sa vie un sol vierge de tout passé humain. Il avait déjà entendu des gens dire « J’avais l’impression d’être le premier à marcher ici », en référence à une forêt ou à une plaine inaccessibles, mais les endroits préservés de l’Homme n’étaient qu’utopies dans l’entremur de Ram, Rigg ne le savait que trop bien.

Pas dans cet entremur-ci. Jamais regard humain ne s’était posé sur ces paysages, jamais pied botté n’avait gravi ces collines, descendu ces vallons, grimpé ces rochers. Rigg se sentait tiraillé entre la fierté de faire connaître à ces lieux leurs premières traces humaines et la honte de souiller leur virginité. Car dans le sillage de leur cortège luisaient désormais cinq traces éclatantes de vie.

Une voix venait parfois rompre le silence, celle d’Olivenko discutant avec Param ou Umbo, ou questionnant Rigg. Celle de la princesse aussi qui, quoique stoïque dans l’effort, finissait toujours par requérir une pause. Ces marches de plusieurs heures par monts et par vaux entrecoupées d’escalade l’épuisaient.

Chaque pause était mise à profit par Rigg pour faire le plein d’eau. La faune indigène semblait avoir cartographié les zones contaminées à éviter à tout prix. Aux sources éprouvées, celles où les animaux semblaient s’abreuver sans crainte depuis longtemps, Rigg osa jouer les goûteurs sans stérilisation préalable. Il y survécut. Lors des pauses un peu plus longues, ou des haltes nocturnes, le jeune trappeur posait des collets à proximité des traces animales, pour agrémenter leurs petits déjeuners d’une ration de protéines. Il sanglait les carcasses sur son dos pour qu’elles se vident pendant la journée, puis laissait à Olivenko et Umbo le soin de les cuisiner le soir, pendant que lui partait piéger de nouvelles bêtes. Il cueillait également des noix, des baies, arrachait des racines comestibles – de quoi égayer un peu le contenu des gamelles. Cinq bouches demandaient un peu plus d’efforts que deux à nourrir, mais guère plus, et Rigg ressentait une certaine fierté de savoir ses compagnons repus sous sa tutelle.

Il s’inquiétait néanmoins pour sa sœur. Param n’avait jamais grimpé plus qu’un escabeau et ses semelles bâillaient déjà au bout de ses souliers. Il mit de côté plusieurs peaux pour lui confectionner une paire de mocassins. Il avait également remarqué sa répugnance à marcher dans son dos – probablement dégoûtée par la vue et la pestilence des cadavres d’animaux jetés en travers de ses épaules. Elle découvrait qu’avant d’être mangées les pauvres bêtes devaient passer par le fil de sa lame, et à quel point une carcasse pouvait ressembler à l’animal vivant, sans la tête ni la peau. Si la vue lui déplaisait, autant lui éviter. La dure réalité du cycle de la vie s’imposerait à elle bien assez tôt.

Le plus agaçant pour Rigg restait le silence de Miche et surtout cette manie qu’avait Umbo de ne plus le lâcher, comme un chien d’aveugle. Miche avait cette chose sur les yeux mais il y voyait, et plus clair que beaucoup dans le groupe ! Dans les passages escarpés, ses doigts trouvaient toujours la bonne prise et, face à une branche traîtresse, il avait toujours le bon geste, une parade du bras ou une esquive réflexe. Malgré les apparences, Miche voyait et entendait tout. Mais il ne disait rien. Umbo faisait la conversation pour deux, en marmonnant des choses auxquelles Rigg préférait rester sourd. Les deux avaient partagé beaucoup de moments ensemble et ce n’était pas à lui de s’immiscer dans leur intimité. Surtout après avoir été la cause du malheur de Miche. Umbo ne lui en voulait pas, Dieu merci ! Rigg s’en voulait déjà suffisamment comme cela.

Les falaises à main gauche s’orientaient peu à peu à l’est, leur nouveau cap. Ils poursuivirent au pied de ces à-pics qui n’étaient pas sans rappeler à Rigg le Surplomb, cette chute vertigineuse née, elle aussi, du crash à pleine vitesse d’un vaisseau terrestre. Rigg se demanda si un tunnel menait de l’autre côté, identique à celui percé par Vadesh et sa colonie d’humains dans leur propre entremur. Pourquoi, songea Rigg, ne pas avoir questionné l’ordinateur à ce propos quand il en avait eu la possibilité ?

Pourquoi ne pas l’avoir interrogé sur l’existence de tunnels similaires dans les autres entremurs menant au cœur des montagnes en s’économisant de périlleuses ascensions ? Pourquoi avoir laissé tant de questions en suspens ?

Surtout celle de leur défense face aux Terriens, si ces derniers daignaient arriver un jour. Et si toutefois une défense s’imposait… Car pourquoi ne pas envisager des Terriens venus en sauveurs ? Émerveillés, pourquoi pas, par ces colonies dix fois millénaires ? Pourquoi ne pas imaginer des Terriens pacificateurs, unificateurs ? Pourquoi ne pas envisager les choses sous cet angle ?

Parce que tout portait à penser le contraire, sans doute. En onze mille années de vie sur le Jardin, la nature de l’Homme n’avait pas bougé d’un iota. L’entremur de Ram avait connu onze millénaires de guerres, d’empires à la gloire éphémère, de nations tuées dans l’œuf, de langues mort-nées. Celui de Vadesh ne s’en distinguait que par l’implication de crochefaces dans la destinée tragique de son peuple. L’entremur de Ram avait évité les exterminations totales de justesse, à plusieurs reprises. Si cent dix siècles sur le Jardin n’avaient pu effacer la haine et la cruauté de l’ADN humain, que dire de onze années sur Terre ? Les humains débarqueraient ici et, face à l’étranger, se sentiraient menacés. La peur, mère d’hostilité, se répandrait dans les cœurs. Et les Terriens disposaient de l’avantage technologique par rapport aux colonies du Jardin, délibérément maintenues dans l’ignorance par les sacrifiables.

Et nous, qu’avons-nous à leur opposer ? Nos mains jointes, pour un saut dans le passé. Avec ça, s’ils ne tremblent pas !

Rigg ne pouvait qu’espérer trouver dans les autres entremurs de quoi protéger les populations du Jardin. Mais là encore, si tel était le cas, comment les convaincre de l’imminence du danger ? Rigg avait déjà du mal à s’en persuader. Il faut dire qu’avec leurs mensonges à répétition les sacrifiables ne l’avaient pas beaucoup aidé. Pouvait-il prétendre se sentir menacé ? Pas vraiment. Et pourtant, il devait convaincre les entremurs de l’aider, de faire front face à une présupposée menace terrienne, et de lui réserver un accueil de nature à faire taire toute velléité de conquête et de destruction. Musclé, donc.

Et si, au creuset de l’un des entremurs, s’était dévoyée la nature humaine, au point de créer une bête bien plus féroce et belliqueuse que n’importe quelle espèce terrienne ? Comment réagirait Rigg ? En prenant soin de bien refermer le Mur derrière lui, pour commencer, s’il en avait le temps. Il était à craindre qu’une telle bestiole ne le devance sans mal, avant qu’il ait pu envoyer la moindre commande aux vaisseaux. Puis qu’elle s’empare des gemmes et sème le chaos dans le Jardin. Et alors oui, à ce moment-là, les Terriens seraient en droit de trembler.

Autre scénario possible : qu’un néant total l’attende de l’autre côté des Murs. Et que l’entremur de Ram s’avère le plus avancé en fin de compte, mais sans rien de plus sophistiqué à proposer qu’un basique jeu de bonneteau temporel.

Cette situation simplifierait les choses. Il suffirait aux trois voyageurs du temps de dissimuler leurs talents et de laisser les Terriens mener à bien leur mission initiale : sauver les peuples du Jardin. Non pas en les convoyant tous sur Terre – leur vaisseau afficherait vite complet – mais en exhumant leurs vieilles technologies. Les colonies ainsi éclairées salueraient l’arrivée de leurs visiteurs comme la venue du messie.

Ou du diable, songea Rigg. Qui les empêchera de nous conquérir, de nous asservir, comme avant eux les seigneurs sessamides et leurs hordes de guerriers fondant de leurs montagnes vers Aressa Sessamo et les plaines irriguées de la Stashik ? L’histoire de l’Homme s’écrit ainsi, inflexible, d’un tyran l’autre. Quelle différence pour les faibles ? Opprimés sous un régime, ils le restent sous le suivant.

Si tel est le cas, nous faisons fausse route, nous aussi, comprit soudain Rigg. Pourquoi poursuivre notre quête d’entremur en entremur ?

Parce que cette possibilité nous est offerte, se répondit-il à lui-même. Parce que, pour la première fois en onze mille cent quatre-vingt-onze années, des humains peuvent traverser les Murs et partir à la rencontre de leurs cousins éloignés. Et s’ils peuvent essayer, alors ils le doivent, sinon pourquoi vivre ?

Rigg nota soudain l’absence de Param. Il fit demi-tour et la trouva assise sur le bord du chemin.

« Je ne peux pas aller plus loin, annonça-t-elle.

— Faisons une pause, dans ce cas, annonça Rigg. Par contre, impossible de camper ici. Allons voir plus haut si le sol est meilleur. Tu t’en sens capable ?

— Non, ce que je voulais dire, clarifia Param, c’est “j’arrête tout”, pas “faisons une pause”. »

Rigg la regarda. Sa sœur n’avait pas l’air très en forme, en effet. Il l’avait rarement vue aussi débraillée. Elle avait besoin d’un bon bain et d’un sérieux coup de brosse sur les cheveux ; et sa tenue, d’une bonne grosse lessive. Mais après trois semaines sur la route, rien de plus normal.

« Tu veux rentrer à la maison ?

— Non ! insista Param. Je ne bouge plus. »

Rigg était perdu.

« Tu comptes rester plantée là jusqu’à la fin de tes jours ?

— Ce ne sera pas long.

— On s’est arrêtés pour boire et manger il y a quelques heures à peine. Tu en as déjà pour une petite semaine avant de mourir de soif. Ensuite, tu risques de t’évanouir et de rouler comme un tonneau jusqu’au bas de la pente. Donc techniquement, tu ne resteras pas plantée là.

— Elle a raison, lança Umbo qui les avait rejoints avec Miche. Où allons-nous exactement ? Est-ce encore loin ? En as-tu seulement la moindre idée ?

— Tout ce que je sais, confia Rigg, c’est que nous n’y sommes pas encore. Mettons que cet escarpement soit bombé et ovale, comme je l’imagine, alors nous ne l’aurons contourné par le sud qu’une fois son axe orienté plein est. Alors seulement, on pourra viser la côte.

— Si le vaisseau nous a dit vrai, souleva Param.

— A dit vrai à Rigg, rectifia Umbo. Il ne nous a rien dit, à nous.

— Tu l’as entendu comme lui, soupira Param. Ne commence pas à jouer sur les mots, je t’en prie. Je ne vais pas plus loin, c’est tout. Je suis morte de fatigue. Toi qui pensais qu’un peu de sport me ferait du bien, tu as tout faux !

— C’est le cas, la contredit Rigg. Tu marches mieux chaque jour, plus loin, plus vite, en faisant moins de pauses. Tu t’es endurcie.

— Marcher des kilomètres et des kilomètres, monter, descendre, remonter, redescendre… geignit Param. C’est barbant à la fin ! On ne peut pas changer de décor ?

— Changer ? s’offusqua Rigg. Mais ouvre les yeux, le paysage évolue sans cesse ! Regarde les arbres, ce ne sont plus les mêmes depuis qu’on a pris de l’altitude. Depuis notre descente au sud, la végétation, les animaux, la saison, tout a changé !

— Ce n’est pas flagrant », maugréa Param.

Les gens de la ville étaient-ils donc tous aussi aveugles ?

« On avance, au moins, résuma Rigg. C’est déjà ça.

— On s’est enfui de la capitale à bord d’une diligence, rappela Param. Puis on a poursuivi en rase campagne à cheval. Mais on fuyait un danger. On ne craint rien ici ! Où va-t-on ? Dans quel but ?

— On en a déjà parlé. Je vous ai laissé le choix, en arrivant au Mur. Tu aurais dû…

— Mais je n’ai pas ! le coupa Param. Et maintenant je suis là. Qu’est-ce qui nous empêchait de te suivre à bord de ce chariot volant dans le tunnel et de nous enfuir avec le vaisseau ?

— Sans doute les millions de tonnes de roche sous lequel il est enfoui, suggéra Rigg. Pour commencer.

— Je suis conscient que tu fais de ton mieux, concéda Umbo. Et que, grâce à toi, nous n’avons manqué de rien, ni de nourriture ni de sécurité. Mais regarde-nous. Regarde Miche. Vois où ton obéissance aveugle à ces machines nous a menés. Pourquoi continuer à les écouter ?

— Bonne question, s’immisça Olivenko, revenu lui aussi à leur hauteur.

— Que faire d’autre ? déplora Rigg. Si on ne peut plus faire confiance aux vaisseaux provenant du berceau de la race humaine, alors…

— Des vaisseaux volant d’étoile en étoile ? le stoppa Param. Vous y croyez, vous ?

— Nous en avons vu un s’écraser de plein fouet sur le Jardin, rappela Rigg. Lors de notre traversée du Mur.

— Nous avons vu quelque chose, rectifia Olivenko. Le reste, ce sont les machines qui le disent.

— Tu as d’autres sources d’information ? Et s’ils disent vrai, alors nous sommes le seul espoir de la… des races humaines vivant sur le Jardin.

— Encore faut-il qu’il y en ait d’autres… insinua Param.

— Et pourquoi ton père aurait-il pris la peine de te former à agir dans un entremur que tu es justement censé quitter ? souleva Umbo.

— J’abandonne, conclut Rigg. Faites ce que vous voulez. Moi, je continue. »

Il se leva et poursuivit l’ascension.

« Je rêve ou tu nous plantes sur place ? s’écria Param.

— Libre à vous de me suivre, lança Rigg dans son dos tout en continuant à marcher. Ou de rester là à vous tourner les pouces !

— Il bluffe, risqua Umbo. Il sait qu’on ne peut se passer de lui.

— Il n’abandonnera pas Miche, paria Olivenko.

— Il ne m’abandonnera pas, moi ! » revendiqua Param.

Rigg ne ramollit pas pour autant la cadence. D’autant qu’après son bluff raté, dévoilé au grand jour par Umbo, il n’avait plus très envie de traîner dans les parages. Ils ne mourraient pas de faim ; Umbo et Olivenko pourvoiraient à la pitance, même avec deux poids morts comme Param et Miche. La moindre charité de sa part condamnerait l’expédition. Un excès de démocratie, et leur feuille de route changerait au moindre caprice de l’un ou de l’autre.

Rigg avait fait le choix de tracer sa route. À eux de faire le leur : le rattraper ou pas. Dans le premier cas, cette farce cesserait. Dans le second, Rigg pourrait souffler un bon coup, enfin déchargé du fardeau des responsabilités.

Personne ne le suivit. Personne ne l’appela. Et Rigg ne se retourna pas.

Sans personne à charge, Rigg prit conscience de l’inutilité des pauses et des campements tout confort, avec eau et bois à disposition. Il n’avait plus à chasser ou à piéger pour cinq. Le carré de viande mis de côté au petit déjeuner lui ferait la journée, et même la nuit – les traces des animaux guideraient ses pas dans l’obscurité.

Mais en accélérant la cadence, il était sûr de les perdre. Il était temps pour lui de décider s’il souhaitait définitivement décrocher le groupe.

Il était déjà trop loin pour qu’ils puissent espérer le rejoindre avant la tombée de la nuit, surtout s’ils avaient tergiversé avant de prendre leur décision. Pour les aider, il pouvait toujours lancer un énorme feu de camp, bien visible, poser ses pièges et repartir tard le lendemain matin. Une nuit dehors, dans le froid et seuls, leur remettrait les idées en place.

Mais au réveil, sa stratégie lui parut vaine. Le suivaient-ils ou pas ? Inutile de chercher leurs traces, ils étaient trop loin. Que fallait-il comprendre à leur absence ? Qu’ils ne venaient pas, qu’ils avançaient comme des escargots ? Il prit tout son temps pour écorcher les animaux piégés pendant la nuit, les cuire à petit feu, fumer leur chair. Toujours personne.

Je crois avoir ma réponse, songea-t-il. Il se sentit soudain triste et seul. Mais d’une étonnante sérénité à la fois. Fini les responsabilités.

Sa quiétude se retrouva vite ébranlée par un flot de questions. Et s’ils s’étaient perdus en essayant de le suivre ? On ne s’improvisait pas pisteur. Umbo était pourtant capable de maintenir un cap, il avait grandi en lisière d’une forêt et n’était pas idiot, non plus.

Miche les ralentissait à coup sûr. Et Param n’aidait sûrement pas. Quelle distance pouvaient-ils tenir ? Rigg avait conduit le cortège, avant leur différend, en multipliant les allers-retours entre la tête et la queue de l’expédition. Mais depuis son départ en solitaire, combien de kilomètres avaient-ils parcouru ? Et lui ? S’en sortaient-ils sans ses encouragements et ses indications ? Soit ils touchaient au but… soit ils erraient sans repères.

Lents ou perdus.

Ou de retour vers le Mur, le ventre vide.

Rigg prit soudain conscience que leurs vies valaient plus que sa petite personne. D’accord, ils s’étaient rebellés contre son autorité, mais cette autorité, il ne l’avait ni souhaitée ni demandée. Elle s’était imposée à la seule personne capable de survivre en pleine nature. Pourquoi tant de précipitation ? Le prochain entremur ne partirait pas sans eux. Et quelle bêtise de poursuivre seul… Comme s’il n’avait pas besoin des autres. Les dons d’Umbo et de Param pouvaient lui sauver la vie. Les muscles d’Olivenko aussi.

Et Miche ? Comment justifier ce lâche abandon ? L’excès de dévotion d’Umbo l’avait-il rendu jaloux à ce point ? Leur faisait-il payer d’être devenus si proches pendant sa captivité entre les murs de Flacommo ? Cela l’exemptait-il de ramener Miche, ou ce qu’il en restait, à Halte-de-Flaque ?

Rigg étouffa soigneusement le feu, rangea la viande séchée dans son sac et retourna sur ses pas.

Il marcha des heures sans croiser la moindre trace humaine. Ils ne l’avaient pas suivi.

Arrivé sur le lieu de leur séparation, il en eut confirmation : les quatre traces repartaient vers le Mur.

Soit. Quelles responsabilités endosser désormais ? Ils n’avaient rien tenté pour le suivre. Il ne faisait plus partie de leurs plans. Leur courir après serait considéré comme une capitulation.

Ne pas le faire, comme une non-assistance à personne en danger.

Quel meneur d’hommes laisserait ses troupes à l’abandon ?

Mais comment se définir comme tel s’il cédait à leurs caprices ?

Il prit la direction du Mur.

Puis il changea d’avis et reprit son ascension dans l’autre sens.

Puis s’arrêta au souvenir de Miche, qui n’avait pas eu le choix, lui. Il redescendit.

Quelque chose se chargea soudain de décider pour lui : une forme brillante, volante, surgie sans prévenir de la crête plus haut. La chose survola rapidement une zone d’arbres et fonça dans sa direction.

Un des véhicules du vaisseau de Vadesh. Pas la carriole du tunnel, mais une technologie similaire, de même culture. Un objet volant. Un vaisseau ? Non, trop petit et de conception trop frêle pour survivre aux épreuves de l’immensité intersidérale que Père lui avait décrite.

Père avait un jour évoqué la notion de « voyage spatial ». Comme cela, en passant. Il avait alors donné l’impression de parler d’une chimère, mais s’était suffisamment attardé sur les détails pour que Rigg en ait gardé des souvenirs intacts. Et cette chose n’était pas un vaisseau. Combien d’autres enseignements de Père s’étaient heurtés au scepticisme de Rigg ?

Tous, finalement. Rigg n’avait jamais mesuré leur portée.

La machine volante finit par se poser dans le champ à côté de lui.

Une porte latérale s’ouvrit et Vadesh en sortit.

« Que faites-vous ici ? l’interrogea Rigg.

— Vos compagnons m’ont appelé.

— Ils ne sont pas ici.

— Je sais, confia Vadesh. Je les ai récupérés.

— Ils sont saufs, très bien. Je peux repartir l’esprit tranquille.

— Vous n’avez aucune raison de continuer à pied, l’arrêta Vadesh. Laissez-moi vous emmener.

— Vous ne m’inspirez aucune confiance, refusa Rigg.

— Cet aéronef obéit au vaisseau, qui vous obéit, tenta de le convaincre Vadesh. Tout comme moi, maintenant.

— Maintenant que vous avez condamné mon ami, rétorqua Rigg.

— Montez à bord, je vous prie, l’invita le sacrifiable. L’entremur d’Odin nous attend.

— C’est vers celui de Ram que se dirigeaient les autres, fit remarquer Rigg. Déposez-les là-bas. Moi, je reste ici.

— Ils ont changé d’avis, soutint Vadesh.

— Qu’ils me le disent eux-mêmes, dans ce cas. Vous êtes leur porte-parole ? »

Vadesh fit volte-face et retourna sans un mot dans la carlingue du véhicule.

Rigg prit conscience de son ridicule. Quel enfant ! Exiger des autres une invitation à les rejoindre en bonne et due forme ! Il ne voulait pas être leur chef, et eux n’en voulaient pas comme chef. Pourquoi empêcher Vadesh de leur rendre service, si tel était leur souhait ?

Rigg traversa le champ en direction de l’est, remontant la sente battue par leurs nombreux passages.

« Rigg ! Attends ! » l’appela soudain Olivenko en se précipitant hors de l’appareil.

Rigg poursuivit sa route en secouant la tête. Il se sentait ridicule. Et rien n’y changerait. Chaque heure passée seul n’avait fait qu’épaissir un peu plus le mur qui le séparait désormais d’eux. Ils le haïssaient. Il faisait de son mieux et ils lui en voulaient pour ça. Ils pouvaient aller se faire voir. Ce mur était très bien à sa place.

Comment, dans ce cas, expliquer les larmes sur ses joues ?

« Attends, s’il te plaît », insista Olivenko.

Rigg l’entendit piétiner les hautes herbes derrière lui.

Olivenko est mon ami, tenta de se convaincre Rigg. Non. Un ami m’aurait appuyé quand la crise a éclaté.

« S’il te plaît, répéta Olivenko. Je comprends ta colère, tu es dans ton bon droit. Mais ce n’est pas une raison pour refuser l’offre de Vadesh. Viens, monte avec nous ! À part Umbo qui a vomi au décollage, on a tous trouvé ça génial. »

Tant mieux pour vous, songea Rigg tout en continuant à marcher.

« Vadesh dit qu’on sera à l’entremur d’Odin bien avant la nuit. À pied, on en a pour trois semaines. Nous, en tout cas. On n’a pas ton rythme. »

Rigg s’arrêta sans vraiment l’avoir décidé. Olivenko se tenait désormais à son côté. Ils avaient atteint le bout du champ. Rigg se retourna pour faire face à l’homme que son vrai père considérait autrefois comme un ami.

« J’aimerais ne pas vous avoir emmenés dans cette galère.

— J’ai le vague souvenir de Miche et moi en train de t’emmener, toi, de ce côté-ci du Mur. Si mes souvenirs sont exacts.

— Tout a commencé par ma ridicule envie de vendre cette pierre à O.

— Tout a commencé par l’arrivée sur cette planète de vaisseaux en provenance d’un monde appelé Terre. Tu n’es pas responsable de ça, si ?

— J’ai multiplié les mauvais choix.

— Arrête de te flageller, tu veux, insista Olivenko. Les sacrifiables sont la cause de tout. Ils ont fait du monde ce qu’il est aujourd’hui.

— L’un d’eux est supposé m’obéir.

— Tout ceci est une farce ! estima Olivenko. Tu ne sais que ce qu’ils veulent bien te dire. Ce sont eux qui commandent à distance. »

Rigg avait tenu ces mêmes propos, à peu de chose près, à l’ordinateur du vaisseau. Il se sentit soulagé d’entendre Olivenko partager son avis.

« Je suis censé diriger les autres mais je tâtonne à l’aveuglette.

— Tu n’as pas été choisi comme chef de groupe pour ta clairvoyance.

— Pour quelle raison, alors ? Pour mes parents, le roi et la reine déchus de l’empire sessamide ? Parce qu’un sacrifiable répondant au nom de Père nous a appris, à Param et à moi, à faire joujou avec le temps ?

— Un peu de chaque, j’imagine, répliqua Olivenko. Et aussi parce que ce père-là t’a initié aux choses de la finance, de la nature humaine, des langues, du pouvoir.

— Il m’a appris à faire le beau, comme un gentil toutou, oui.

— Il a fait de toi un guerrier ! poursuivit Olivenko. Miche et moi, nous avons été entraînés à la dure, nous aussi. Mais regarde comme on est différents. Comme on était différents. Avant que ce foutu parasite lui saute dessus. Lui était un vrai soldat. Moi, ce sont les livres qui m’intéressent. Je ne suis devenu soldat que par nécessité, et parce que j’avais le physique de l’emploi.

— Miche est tavernier, corrigea Rigg.

— Tu es le meneur naturel de notre groupe, c’est ça que j’essaie de te faire comprendre, reprit Olivenko. Ce qu’on t’inculque, voilà ce qui importe, et Ram le savait. Pourquoi toi et pas un autre ? Pourquoi pas Param ou Umbo ? C’était une machine. Il ne t’a pas préparé par amour. »

Non, pas par amour – difficile de le nier. Mais que la vérité était dure à entendre. Père ne m’a jamais aimé car il était incapable d’amour.

Hormis l’amitié d’Umbo et l’affection rugueuse de Nox, bien loin de ma conception de l’amour, personne ne m’a jamais aimé. Dieu que j’aurais voulu, pourtant. J’espérais secrètement de Père un geste de tendresse, une déclaration de son amour paternel. Mais l’aurait-il faite, je sais aujourd’hui qu’elle n’aurait été qu’un stratagème de plus pour parvenir à ses fins.

« Me suivre serait une erreur, confia Rigg. Je suis le pur produit de ces machines. J’en suis une moi-même. Tout n’était qu’illusion, mais je ressens encore aujourd’hui le poids des responsabilités. Le besoin de mener à bien la mission confiée par ces sacrifiables. C’est une raison suffisante pour choisir quelqu’un d’autre.

— Et nous, crois-tu que nous soyons des machines ? questionna Olivenko. Nous aussi, nous t’avons choisi.

— Choisi ? s’étrangla Rigg. Param a fui, sans quoi elle serait tombée sous les coups de Mère et du Général Citoyen. Umbo et Miche ont…

— Fait le choix de te suivre à Aressa Sessamo…

— … Tenté de récupérer la pierre vendue par ma faute.

— Pour essayer de te sauver, si tu veux bien me laisser finir. Et sa vente n’avait rien d’une faute. Ram l’avait calculée, comme la suite. Ton retour inattendu sur le devant de la scène, ta rencontre avec ton vrai destin. Tu es le roi de l’entremur de Ram par héritage.

— C’est Param qui en est la reine.

— Param est une adorable demoiselle, mais que sa mère a volontairement couvée quand Ram t’initiait aux arcanes du pouvoir et de l’intrigue. Elle a passé sa vie dans une douce retraite. Du sang royal coule dans ses veines, certes, mais elle n’a pas l’étoffe d’une reine.

— Elle a les armes pour.

— Encore faut-il savoir en faire usage. Écoute-moi, Rigg. Umbo t’en veut, et deux fois plutôt qu’une. Mais c’est un ami fidèle ; sa rancœur sera bientôt de l’histoire ancienne, fais-moi confiance. Une chose est sûre : personne ne le suivra dans la tempête, pas plus que Param. Et moi, qui suis-je à leurs yeux ?

— Celui qui a eu la mauvaise idée de tendre une main secourable au prisonnier que j’étais. La première personne que j’ai eue envie d’appeler à la rescousse quand les choses ont mal tourné.

— Mais j’étais libre de t’aider ou non, rappela Olivenko. Et je t’ai choisi, comme tous les autres. Quelle obligation avaient Miche et Umbo de t’accompagner à O ?

— C’était ça ou un savon de Flaque.

— Miche est aussi libre que moi. Enfin, était, rectifia Olivenko. Param aurait pu t’échapper indéfiniment. Nous t’avons tous choisi.

— Vous avez également tous choisi de ne pas me suivre dans la pente.

— Param était exténuée, Umbo déprimé, j’ai pris fait et cause pour eux. Ils étaient en rébellion. Tu as continué, à juste titre. Mais Miche n’était pas en état d’aider. Je me devais de les protéger jusqu’à ton retour.

— Tu savais que je reviendrais ?

— Tu as le sens des responsabilités, Rigg, le flatta Olivenko. Tu n’as pas encore compris ? Tu es ainsi fait. C’est pour cela qu’on te suit. Et aujourd’hui, tu as entre les mains l’avenir du Jardin, mais aussi le nôtre. Je savais que tu ne sacrifierais pas l’un pour l’autre. Et donc que tu reviendrais, oui.

— Mais vous n’étiez plus là à mon retour.

— Vadesh était déjà passé.

— Mais pourquoi ne pas avoir essayé de me rattraper ? l’interrogea Rigg. J’aurais pu vous retrouver à vos traces.

— C’était trop tôt. Nous avions faim et rien d’autre à manger que des noix et quelques baies. Nous ne savions même pas à quelle source boire. Umbo persistait à rejeter la faute sur les autres – le garçon est plus fier qu’un coq. Mais Param s’en est rapidement voulu, de sa faiblesse, de son indécision, de ses plaintes qui avaient causé la zizanie dans le groupe. »

Rigg le crut sur parole. Sa sœur cultivait un certain tropisme pour l’autocritique – un de ses points faibles, par ailleurs.

Un des miens également, admit-il en lui-même.

« Tu essaies de me persuader que j’ai tout à gagner en vous suivant à bord, le sonda Rigg.

— C’est l’idée, confia Olivenko. Convaincu ?

— Convaincu de te laisser prendre le groupe en main, oui.

— Impossible.

— C’était impossible tant que Miche était encore lui-même, car il n’aurait jamais suivi un garde. Mais maintenant, arrête de te mentir, Olivenko. Tu es le seul adulte qui reste. Et le seul qui soit venu à ma rencontre pour essayer de sauver le groupe. Ce sont des signes qui ne trompent pas… »

Olivenko haussa les épaules.

« Soit, admettons. Je suis votre nouveau chef. Est-ce que tu nous suis au Mur à bord de ce truc volant ? Ou es-tu trop fier pour rentrer dans le rang et te laisser diriger, comme Umbo ?

— Donc, tu admets…

— J’admets te donner à l’instant même le meilleur conseil qui soit. Et j’admets que si tu le suis, alors oui, et pour cette fois seulement, c’est moi qui commande. Bien stupide le chef qui ne sait se rallier à la cause la plus sage. »

Rigg savait qu’Olivenko avait raison. Sur tout. L’éducation, les prédispositions, l’extraction même de Rigg en avaient fait un meneur. Quant à Olivenko, son bon sens en faisait un précieux suppléant.

Alors pourquoi vivre comme un cuisant échec et une humiliation la simple idée de monter à bord retrouver un groupe dont il avait été banni ? Pourquoi sentir naître en lui une furieuse envie de leur passer le goût de recommencer, de punir leur stupide mutinerie ? De hurler sa frustration et son besoin de solitude ? De fuir à tout jamais. Ils avaient intérêt à admettre leurs torts et à lui demander pardon. Sans pour autant parler de soumission, non. Juste de confiance. D’amitié. Des choses simples, mais qu’on lui avait toujours refusées.

Bref, aujourd’hui, c’était à lui de prendre soin de ces gens qui avaient remis leur vie entre ses mains sur la route d’Aressa Sessamo, puis lors de la traversée du Mur. Que valait l’amertume de ces dernières heures face à leur indéfectible fidélité, et à l’ampleur de la tâche à venir ? Rien. Les humeurs n’étaient que mensonges éphémères. Le plus sage était de les ignorer. Et de se recentrer sur le plus important.

Rigg céda.

« Merci d’avoir su trouver les mots. Je ne sais pas si j’en aurais fait autant », conclut-il en prenant Olivenko par le bras.

Il se dirigea vers l’aéronef, le garde à ses côtés, un peu en retrait.

Il monta, prit place sur un fauteuil et regarda tour à tour Param, Umbo. Et enfin Olivenko, quand ce dernier se fut assis.

« Merci d’être venus me chercher, commença-t-il. Mon comportement est inadmissible. J’ai voulu me racheter, mais un peu tard.

— Tout est pardonné », lui accorda Umbo froidement.

Sa réponse froissa Rigg. Son ami aurait pu s’excuser, plutôt que de lui donner l’absolution.

Param posa sur lui une main affectueuse.

« J’avais besoin de mon frère, pas de repos », murmura-t-elle.

Sa sœur n’aurait pu viser plus juste. Cette parole réconfortante, ce simple geste de tendresse signifiait tout pour lui : Quelqu’un a besoin de moi. Rigg était requinqué. Son destin l’attendait.

« Alors allons-y ! annonça-t-il. Comment va Miche ?

Statu quo, répliqua Umbo.

— Objection, intervint Vadesh. Il est plus fort, plus affûté et en meilleure santé. Son compagnon s’occupe de le mettre dans les meilleures disposi…

— Silence, le coupa sèchement Rigg. Emmenez-nous au Mur. »

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