Chapitre 7 Prise de contrôle

Ils arrivèrent cette fois dans une vraie salle des commandes – pas dans une salle d’opération présentée comme telle par un sacrifiable peu scrupuleux de la vérité. Au centre de la pièce trônait un fauteuil porté par un bras multidirectionnel. Trois consoles lui faisaient face. Vadesh avait dit vrai sur un point au moins : une était dédiée à la navigation, une aux indicateurs vitaux des passagers et aux organes internes du vaisseau et la dernière à la génération et au contrôle des champs, Mur compris.

Rigg s’installa dans le fauteuil, que chaque commande positionnait devant la console voulue. Il commença par le commencement.

« Que suis-je censé faire avec les pierres ?

— Quel vaisseau désirez-vous contrôler ? s’enquit la voix.

— Celui-ci. »

Se conformant aux instructions du vaisseau, Rigg inséra la pierre jaune pâle dans un logement circulaire, sur un côté de la console de commande des champs. La pierre se mit à luire puis à léviter en rotation sur elle-même.

« Vous êtes confirmé dans vos fonctions de commandant, affirma la voix.

— Confirmé ?

— Votre fonction n’était que provisoire, précisa la voix. Vous pouvez désormais dicter vos ordres depuis n’importe quelle section du vaisseau.

— Et si quelqu’un s’amusait à remplacer ma pierre par celle d’un entremur voisin ? s’enquit Rigg.

— Impossible. Il n’existe qu’une pierre par vaisseau. »

Rigg soupira. Vadesh n’en était pas à son premier mensonge.

« Comment expliquer la présence des dix-neuf pierres dans l’entremur de Ram ?

— Il les a demandées, les sacrifiables les lui ont apportées. »

Même Vadesh ?

« Comment les a-t-il convaincus ? s’enquit Rigg.

— En leur parlant de vous, rétorqua la voix.

— De moi ? Mais à cet âge, j’étais un garçon comme les autres ! Même Umbo maîtrisait mieux son pouvoir que moi, à l’époque.

— Votre formation avait débuté, poursuivit la voix.

— On ne m’a pas formé à commander un vaisseau, en tout cas.

— Exact. Vous avez été formé à préparer le peuple du Jardin pour sa rencontre avec celui de la Terre. »

Rigg frémit, comme si un vent glacial s’était invité dans la cabine.

« Dois-je comprendre qu’ils arrivent ?

— Tout porte à le croire.

— Comment en être sûr ? Avez-vous reçu un signal de leur part ?

— La distance qui nous sépare d’eux est telle que leurs signaux mettraient des années à nous parvenir. En admettant qu’ils nous en adressent.

— Avez-vous repéré un vaisseau en approche ?

— Selon nos hypothèses, les ingénieurs ne reproduiront pas deux fois leurs erreurs de conception. Nos successeurs seront donc capables d’effectuer le saut sans risque de duplication. Sur Terre, cela fait onze ans que notre vaisseau a quitté le système solaire. Nous ignorons encore combien de temps il leur faudra pour corriger leurs erreurs, construire un nouveau vaisseau et traverser l’espace jusqu’à nous mais onze années nous paraissent une durée raisonnable pour une telle entreprise. Ils ne devraient plus tarder.

— Que feront-ils à leur arrivée ?

— Ils découvriront un Jardin habité par l’homme et des civilisations bien plus anciennes, sinon avancées, que la plupart des civilisations qu’a connues la Terre.

— Est-ce une mauvaise chose ?

— Ils découvriront aussi que Ram Odin est à l’origine de la division du vaisseau initial en dix-neuf copies et de celle de la planète en autant de viviers expérimentaux, où la race humaine s’est diversifiée en suivant la voie jugée la plus prometteuse par le sacrifiable de l’entremur.

— Dans celui de Ram, en déduisit Rigg, celle de la maîtrise du temps, choisie pour nous par Père.

— Le choix de la raison, considéra la voix. Ram Odin lui-même semblait doté de prédispositions naturelles à une telle maîtrise, mais sous une forme latente et incontrôlable. C’est ainsi que nous expliquons le salut du vaisseau mère, que le saut aurait dû pulvériser à la suite des divergences de calcul de nos ordinateurs de bord. Des erreurs compensées par l’envoi du vaisseau onze mille neuf cent quatre-vingt-onze ans en arrière. Ram Odin s’est marié et reproduit, et ses gènes furent soumis à de savants et minutieux croisements afin d’assurer à sa descendance un quotient intellectuel hors norme, une profonde implication dans la civilisation et la maîtrise du temps.

— Une profonde implication dans la civilisation ?

— Vous êtes un garçon plutôt sociable, non ? »

Rigg se remémora les événements de l’année écoulée. La rivalité qui l’avait opposé à Umbo, et à Param, dans un autre registre, s’était avérée des plus saines – et leur avait valu la confiance de Miche et d’Olivenko. Père lui avait appris que le sens de la civilisation ne s’observait que chez les individus enclins à sacrifier une part de leur intérêt personnel immédiat pour le bien-être du groupe. Les grands meneurs d’hommes se reconnaissaient à leur désintéressement total, seule qualité capable de fédérer les troupes.

« Je ne pense pas être celui qu’il vous faut, douta Rigg.

— Le sacrifiable Ram le pense.

— En dix mille ans, il n’a pas pu faire mieux que moi ?

— Vous êtes le premier choix des ordinateurs de bord et des sacrifiables. Aucun de nous ne peut prédire le jour et l’heure exacte de l’arrivée du premier vaisseau en provenance de la Terre, mais une attente de plusieurs générations semble peu probable. Nous préférons vous savoir en place. Au cas où.

— Et qu’attendez-vous de moi à leur arrivée ?

— Que vous improvisiez.

— Mais c’est à vous de me dire ! Vous savez tout sur tout !

— Nos connaissances restent à votre disposition.

— Ça me change de Vadesh…

— Vadesh vous a proposé le meilleur de son entremur.

— Un crocheface sur le nez de mon ami ?

— Le résultat de dix mille années de minutieuses recherches en génétique. Il n’y a pas plus zélé qu’un sacrifiable en mission.

— Mais il n’a cessé de me mentir !

— Il a créé les circonstances nécessaires à votre apprentissage.

— Il m’aura au moins appris que les sacrifiables sont de sacrés menteurs.

— Vous le saviez déjà, fit remarquer la voix. Ce que vous ignoriez, en revanche, c’est que ses travaux ont propulsé la symbiose entre parasites et humains dans une nouvelle ère.

— Ne me dites pas que vous l’approuvez !

— Vadesh s’est vu confier une tâche par Ram Odin, il l’a menée à bien. Il vous est désormais dévoué corps et âme.

— Plutôt mourir que de lui faire confiance ! Je ne sais même pas si je peux vous faire confiance.

— Et pourtant vous le faites, et Vadesh vous obéit.

— Pas pour longtemps, s’emporta Rigg. Je pars sur-le-champ me prévenir dans le passé de ne jamais m’approcher de ce foutu entremur.

— Le commandement de ce vaisseau vous sera retiré.

— À la bonne heure ! J’aspire juste à quitter cet endroit sans parasite accroché à qui que ce soit.

— C’est possible, indiqua la voix.

— Alors c’est ce qui va se passer.

— Qu’attendez-vous, dans ce cas ? nota la voix.

— C’est pour bientôt.

— Vous avez pourtant traversé toutes ces épreuves sans vous envoyer le moindre avertissement.

— Un avertissement n’intervient qu’une fois les événements vécus, expliqua Rigg. C’est quand tout est allé de travers que l’on sait qu’il faut se prévenir.

— Ce fut le cas, le contredit la voix.

— Qu’en savez-vous ? Seuls les voyageurs du temps le peuvent.

— Umbo a été prévenu de vous laisser partir seuls.

— Et il ne m’en a rien dit ? »

Qu’Umbo boude parce que Rigg prenait les devants, passait encore… mais là, il jouait avec le feu.

« Sa décision de prévenir tout le monde excepté vous et Miche indique qu’une catastrophe est survenue sur la première trace temporelle. Un mauvais concours de circonstances, sans doute.

— La catastrophe, c’est que la jalousie d’Umbo lui a fait perdre les pédales ! s’emporta Rigg. Il voulait gâcher la fête et a réussi son coup.

— Umbo souhaiterait-il qu’il arrive malheur à Miche ? souleva la voix.

— Il ignorait que… »

Rigg n’eut pas besoin d’aller au bout de sa pensée. Que savait précisément Umbo du futur, difficile à dire. Seule certitude, il en savait plus que lui.

« Seriez-vous en train de me conseiller de ne rien tenter pour libérer Miche de cette chose ?

— J’ignore ce qu’Umbo avait derrière la tête en revenant se prévenir.

— Et moi donc ! Tout le monde l’ignore. Je n’étais même pas au courant pour cet avertissement.

— Quand vous le croiserez, demandez-lui.

— Et qu’est-ce que je fais ici, d’abord ? J’étais censé désactiver le Mur pour que l’on puisse le retraverser sans avoir à le faire avant même son activation. Enfin, pour que Miche le puisse. Sauf que si Flaque le voit dans cet état, elle va me tuer. »

La voix resta silencieuse.

« Allez, quoi, un petit indice.

— Ce dilemme dépasse mes compétences. Nous pourvoyons des informations, pas des décisions.

— Alors informez-moi !

— À quel propos ?

— Il faudrait que j’en sache un peu plus pour pouvoir vous répondre !

— Exact, observa laconiquement la voix.

— Alors allez-y, dites-moi ce que je dois savoir !

— Je l’ignore », poursuivit la voix.

Rigg ne voyait pas d’issue à cette discussion de sourds.

« Dites-moi ce qu’il est en mon pouvoir de faire. Désactiver les Murs ?

— Si vous prenez le contrôle de tous les vaisseaux. »

Rigg extirpa de sa hanche la bourse de pierres.

— Tous en même temps ?

— Vous pouvez toujours essayer, proposa la voix. Sous réserve d’autorisation du protocole par l’ensemble de la flotte.

— Pourquoi me la refuser ?

— Vous n’avez aucune idée des conséquences, répliqua la voix. Abattre les Murs pourrait réduire à néant onze mille cent quatre-vingt-onze années d’évolutions couvées avec un soin presque maternel, si un groupe d’humains belliqueux, à la faim de conquête inassouvie, venait à pénétrer dans des entremurs aux populations plus vulnérables, pacifiques ou moins avancées technologiquement.

— Le Général Citoyen ne se ferait pas prier pour partir à la charge.

— L’entremur de Ram n’est pas le plus avancé, confia la voix. Mais votre hypothèse sur ses intentions est correcte.

— Il tenterait le coup, au moins.

— Un rapide calcul de probabilités m’informe qu’il n’irait pas loin.

— Prendre le contrôle des vaisseaux n’est peut-être pas une bonne idée, dans ce cas, en conclut Rigg.

— C’est un choix.

— Quels sont les autres ?

— Le sacrifiable Ram me suggère de laisser cette question en suspens.

— Hein ? Comment ça, le sacrifiable Ram ? »

Rigg recevait confirmation pour la première fois de source fiable que Père n’était pas mort.

« Le sacrifiable Ram suggère de…

— C’est bon, j’ai compris.

— Je le sais.

— Pourquoi Père vous conseille-t-il de laisser ma question en suspens ?

— Parce que vous connaissez déjà la réponse. »

Rigg sentit la moutarde lui monter au nez.

« Nous ne sommes pas dans les bois, là ! Il n’est pas mon père, comme j’ai fini par l’apprendre, et je n’ai pas à me soumettre à son interminable jeu-concours !

— Trois fois correct.

— Alors répondez à ma question : de quels choix est-ce que je dispose ?

— Le sacrifiable Ram suggère de…

— Je les connais, mes choix ! explosa Rigg. Je veux juste m’assurer de n’en avoir omis aucun.

— Je vous écoute. J’aurai plaisir à vous en suggérer d’autres si la liste est incomplète. »

Rigg ravala sa colère.

« Je peux prendre le contrôle des vaisseaux sans pour autant désactiver les Murs. »

La voix attendit la suite.

« Je ne suis pas certain de savoir comment tout cela fonctionne, hésita Rigg. Garderai-je le contrôle de ce vaisseau une fois sorti de la pièce ?

— Vous êtes et restez le commandant du vaisseau, confirma la voix.

— Comment communiquerons-nous ?

— Vous poserez vos questions, j’y répondrai, comme maintenant.

— Même lorsque je serai parti ?

— Tant que vous serez dans le vaisseau, précisa la voix.

— Mais une fois dehors, comment obtenir des informations de vous et des autres vaisseaux ?

— Par le biais des sacrifiables.

— Mais les sacrifiables me mentent !

— Les sacrifiables vous aident à prendre les bonnes décisions.

— Les “bonnes” décisions, ça dépend pour qui.

— Vos connaissances limitées vous interdisent tout jugement en la matière. »

Rigg croyait entendre Père.

« Cette dernière phrase vous a été soufflée par Ram, avouez.

— Il vous connaît mieux que nous, observa la voix. Nous acceptons son conseil pendant cette conversation.

— Donc vous affirmez que je suis aux commandes alors que je ne le suis pas vraiment.

— Vous êtes plus aux commandes que toute autre entité présente à bord, humaine ou autre.

— Ça ne veut rien dire ! “Plus aux commandes” que qui ?

— Le commandement est régulé par un processus constant de négociations et de compromis.

— Est-ce que je fais partie de ce processus, au moins ?

— Vous représentez la variable de plus fort poids dans sa pondération, indiqua la voix.

— Mais j’ignore tout de vos pensées, je ne sais que ce que vous voulez bien me dire !

— Nous partageons ce dilemme, fit remarquer la voix.

— À un détail près : moi, je vous dis le fond de ma pensée !

— Disons que vous nous dévoilez un sous-ensemble d’informations filtrées, puisées dans vos connaissances somme toute sommaires. »

Rigg ferma les yeux.

« En attendant, je continue à évoluer dans un monde façonné par vos informations et dans lequel vous décidez, sans solliciter mon avis, des choses que je dois ou non savoir. En gros, mes choix sont les vôtres.

— Nos mémoires peuvent stocker des quintillions d’informations, la vôtre, beaucoup moins.

— Je comprends votre nécessité de les trier avec soin pour ne pas m’encombrer le cerveau mais ne pourriez-vous pas faire un petit effort ?

— Nous vous sommes utiles, se défendit la voix. Vous êtes toujours en vie, n’est-ce pas ?

— Et Miche se débat avec un crocheface sur la tête !

— Il est vivant, tous les membres de votre groupe le sont et vous êtes maître de ce vaisseau. »

Le suis-je vraiment ? se mit à douter Rigg.

« Je vous ordonne de me dire si les Murs m’obéiront une fois que je serai dehors.

— Insérez les pierres dans la console de commande et attendez confirmation de la soumission des autres vaisseaux. Ensuite, gardez les pierres sur vous et vous commanderez aux Murs comme bon vous semble.

— Même si l’on court au désastre ?

— Un commandant de vaisseau sait assumer ses responsabilités. »

Rigg réfléchit un instant.

« La nature des Murs est-elle modifiable ?

— Un Mur est et reste un Mur. »

Question mal formulée ou réponse définitive ? Rigg préférait retenter le coup autrement.

« Le Mur génère un champ intense. Suis-je en mesure de moduler cette intensité ?

— Oui, confia la voix.

— Le Mur agit de diverses manières. Quiconque le traverse maîtrise les langues, par exemple.

— Il existe un champ limitrophe à celui du Mur, qui stimule le cerveau et le prépare à accepter et produire les phonèmes et morphèmes de toutes les langues parlées dans un entremur.

— Ces langues sont donc contenues dans le Mur.

— Une langue ne peut exister qu’au niveau cérébral chez l’homme. »

Rigg lâcha un soupir de découragement.

« Ce stimulus connexe au Mur prépare le cerveau humain à comprendre et parler n’importe quelle langue de l’entremur aussi sûrement qu’une langue maternelle, reprit-il.

— Oui, confirma le vaisseau.

— Y a-t-il une limite au nombre de langues qu’un humain peut maîtriser ?

— Non.

— Mais le cerveau humain ne peut pas toutes les apprendre !

— Exact », approuva la voix.

Rigg s’apprêtait à exiger un éclaircissement sur ce paradoxe lorsque la présence de Père, dans l’ombre du sacrifiable, se rappela à lui, l’invitant à approfondir seul sa réflexion.

« L’apprentissage d’une langue est un véritable parcours du combattant, énonça-t-il. Sa connaissance, un simple état de fait.

— Il existe une infinité de moyens de créer des langues compréhensibles par le cerveau humain, développa la voix, mais leur apprentissage prend en effet du temps, même chez les nourrissons. Ce qui limite fatalement le nombre de langues assimilables.

— Quid du vocabulaire ? J’ai su d’emblée quels mots employer pour me faire comprendre des femmes sur le champ de bataille.

— Un coup de pouce du champ de stimulation : il pourvoit le locuteur en mots au gré des conversations.

— Le champ est capable d’anticiper nos pensées ?

— Il analyse les discours et met à disposition de leurs auteurs les termes nécessaires à leur développement logique, en hiérarchisant les propositions par degré de pertinence. »

L’idée d’un champ invisible plaçant les mots dans la bouche des gens avant même qu’ils n’en sortent attisa la curiosité de Rigg. Mais l’heure n’était pas aux pensées digressives, si passionnante fût l’étude de ces champs. Il les chassa pour se recentrer sur… sur quoi, au juste ?

« Les humains originaires de la Terre. Ce sont eux qui ont construit ce vaisseau, donc toutes ces machines. Ces champs sont le fruit de leurs réflexions.

— Oui.

— Comment, dans ce cas, espérer de moi la moindre idée de ce qu’ils ont pu créer de plus ces onze mille dernières années…

— Ram me charge de vous dire qu’il est temps de vous secouer les neurones.

— Ces onze dernières années, pas onze mille, corrigea Rigg de lui-même. Ce vaisseau a atterri ici il y a onze mille ans, équivalant à onze années terrestres. Insuffisant pour que leurs technologies connaissent des avancées majeures.

— Revoyez vos hypothèses. Notre vaisseau fut équipé du strict nécessaire, pas du dernier cri, nuance.

— Il se peut donc qu’ils possèdent des technologies plus avancées que celles embarquées dans votre vaisseau.

— Technologies parmi lesquelles il convient de classer les armes, fit remarquer la voix.

— Mais pourquoi s’armer si, d’après leurs calculs, votre arrivée ici ne remonte qu’à onze petites années ?

— Le décalage temporel dont nous avons été victimes leur a peut-être échappé, avança la voix. Mais à cette supposition nous préférons la sagesse, qui porte à penser que les Terriens se sont préparés à un affrontement avec de lointains cousins humains aux technologies éprouvées par onze mille années de développement depuis la divergence des deux branches.

— La réalité leur donne-t-elle raison ? Un entremur a-t-il été capable de maintenir ce degré technologique ? De le surpasser ?

— Certains entremurs peuvent être fiers du degré atteint, laissa entendre la voix. Mais tous sont partis de zéro. Le secret des champs a été bien gardé.

— Dans quel but ?

— La chute des Murs n’était pas souhaitable. »

Logique.

« Et pour ne pas courir le risque de voir les habitants d’une colonie partir à la rencontre des Terriens à bord de leur propre vaisseau interstellaire avant de recevoir eux-mêmes de la visite.

— Pourquoi pas ? s’enquit Rigg.

— Parce que l’histoire ne s’est pas écrite ainsi, expliqua l’ordinateur. Dans notre espace-temps, les hommes et femmes du Jardin ont été préservés de tout contact avec la Terre jusqu’au lancement de ce vaisseau. L’exploration spatiale a donc été rayée des programmes de recherche des colons.

— Donc vous nous avez gracieusement octroyé onze mille années de développement tout en veillant à notre stagnation, conclut Rigg.

— Dans certains domaines.

— Et si ces domaines s’avéraient cruciaux pour notre défense face à une menace terrestre ? s’indigna Rigg.

— Ram nous suggère cette réponse : “Enfin la réflexion que j’attendais, Rigg.” Il suggère également que nous vous informions de sa suggestion. »

Rigg fut forcé de l’admettre. Si remonté fût-il contre son Père – et « remonté » était un euphémisme – quelques fleurs de sa part suffisaient à son bonheur. Qu’une machine possède un tel pouvoir sur lui le faisait bondir. Mais il aurait tué pour le voir apparaître et pouvoir discuter avec lui plutôt qu’avec cette voix de synthèse.

« Que me conseilleriez-vous de faire ici et maintenant ?

— Vous déclarer maître des Murs, avisa la voix.

— Et ensuite ?

— Prendre en main votre destin.

— Soit. Je retournerai dans le passé empêcher Miche de se faire parasiter.

— Mais cela vous empêcherait aussi de pénétrer dans cette pièce et cette conversation n’aurait jamais lieu, signala l’ordinateur.

— Transmettez-moi son contenu d’une autre manière. Par la bouche de Vadesh par exemple.

— Nous ne nous déplaçons pas dans le temps, fit observer la voix. Refuser de pénétrer ici reviendrait à renoncer au commandement de ce vaisseau. Vos ordres deviendraient caducs dans le passé. »

L’embarras saisit Rigg d’avoir pu nier à ce point l’évidence. Lassé par tant d’allers-retours temporels, son cerveau avait fini par penser la chronologie à la manière du commun des mortels : en termes rationnels.

« Vous vouliez que Miche soit victime de cette chose, conclut Rigg. Et vous avez gagné.

— Vadesh devait savoir comment cette nouvelle souche à compatibilité humaine s’adapterait. Et nous devions vous le faire savoir.

— Ce que vous faites subir à mon ami est ignoble, immonde, abject ! accusa Rigg. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour le débarrasser de cette chose.

— Alors vous comprenez pourquoi les Terriens sont une menace pour les populations du Jardin.

— Non, éluda Rigg. Je ne vois pas le rapport. »

Mais l’argument de la voix – de Père – porta presque à la même seconde. Cette répugnance, cette peur ressentie par Rigg face au crocheface, les Terriens la ressentiraient face aux monstruosités dont Rigg, Umbo et Param étaient capables avec le temps. Inquiétude, dégoût, rejet. Et que savait Rigg des créatures des entremurs voisins ? À côté d’elles, les crochefaces étaient peut-être de mignonnes petites bestioles.

« Je dois devancer les Terriens dans les autres entremurs, débita soudain Rigg. Je dois comprendre ce qu’ils découvriront sur nous. Je dois faire le bilan des ressources exploitables en cas de guerre.

— La voilà, notre liste, le félicita la voix.

— Merci, Père.

— Il ne m’a pas soufflé cette réponse, indiqua la voix. Mais il donne son assentiment. »

Rigg prit les gemmes une par une et, pour chacune, transmit une requête de prise de commandement. Les vaisseaux le confirmèrent sans exception dans ses nouvelles fonctions.

« Un Mur peut-il sentir un humain le traverser ?

— Oui.

— Peut-il l’identifier ?

— Oui.

— J’ordonne à tous les vaisseaux de me laisser franchir librement les Murs.

— Les vaisseaux accusent réception de l’ordre. Mise en application en cours. Ordre effectif. »

Rigg réfléchit un instant.

« Mes compagnons également, ajouta-t-il. Param, Umbo, Miche, Olivenko.

— Quoi, “vos compagnons” ? »

Rigg fut sur le point de répondre : « Laissez-les passer également », mais se ravisa. Il avait mieux.

« Si deux d’entre eux tentent la traversée, désactivez les champs.

— Et si un seul s’engage ?

— S’il est poursuivi, laissez-le passer.

— Reçu.

— Poursuivi par des personnes mal intentionnées, précisa Rigg. Si c’est moi, faites-le attendre.

— Le sacrifiable Ram n’est pas sûr de comprendre.

— Qu’il me fasse confiance, rétorqua Rigg avec un brin de défiance. J’essaie juste d’établir les règles qui m’offriront le plus de sécurité et de souplesse.

— Et accessoirement un contrôle total sur vos compagnons, ajouta la voix – dont le sarcasme ne laissait aucun doute sur son auteur, cette fois.

— Si je peux éviter à Umbo de piquer une crise et de mettre les voiles seul… Umbo ou un autre, d’ailleurs. Je ne suis pas contre scinder le groupe au besoin, sauf si l’un se retrouve isolé.

— À part vous.

— À part moi ! Je n’ai pas demandé à être responsable mais je le suis, donc oui, je me considère comme une exception. Ma décision est irrévocable.

— Le sacrifiable Ram approuve. Il dit “Bien”.

— Content de le savoir », rétorqua Rigg.

Et il disait vrai. Au fond de lui, la colère le disputait au soulagement de le savoir vivant. Bien sûr, Ram n’était pas son père biologique, mais cet… homme l’avait élevé. Il occupait dans son cœur la place d’un père. C’était de ses encouragements dont il avait besoin pour grandir. De ses conseils, dans les tréfonds de son âme, si bruyantes fussent les réclamations soulevées par sa raison. Son père remplissait tout son être de sa présence et rien ni personne ne l’en délogerait. Rigg n’en avait aucune envie. Les sacrifiables avaient beau tous se ressembler, se partager leurs souvenirs, communiquer entre eux, Rigg savait qu’un seul avait arpenté les forêts à ses côtés, l’avait éduqué, mis à l’épreuve. Père était vivant.

Vivant, mais d’une utilité discutable.

Et moi qui rêvais de tranquillité, songea Rigg. Me voilà garant de la sauvegarde de la planète.

Umbo ne va pas être content.

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