Chapitre 5 Décisions

Param disparut aux yeux de tous sauf de Rigg, le seul capable de lire sa trace encore fraîche et vive – cette même trace qui l’avait mené à sa sœur dans la maison qui servait alors de geôle royale à leur mère. Le jeune trappeur fit mine de rien, pour ne pas guider vers elle Vadesh et son corps de métal : le moindre contact aurait suffi à la blesser.

« Je la vois comme je vous vois, le surprit Vadesh. Le temps n’a aucun secret pour moi. Je pourrais la suivre partout, même si elle partait à toutes jambes. »

Rigg posa son regard tour à tour sur Miche, Olivenko, puis Umbo.

« Param a pris sa décision seule, il me semble.

— Elle va mourir de soif, s’inquiéta Umbo.

— Se disperser est la dernière chose à faire, grogna Miche. L’union fait la force.

— Tout à fait d’accord avec toi, acquiesça Rigg. Toute notre organisation est à revoir. »

Rigg nota une crispation soudaine chez Umbo, signe extérieur d’un désaccord contenu.

« D’accord avec toi aussi, Umbo, glissa-t-il.

— Je n’ai rien dit ! protesta le jeune cordonnier.

— Au début de notre aventure, c’est moi qui avais l’argent. Les pierres précieuses.

— Tu les as toujours, observa Miche.

— Je te les donne, si tu veux, proposa Rigg. En souvenir du bon vieux temps.

— Non ! s’interposa autoritairement Vadesh.

— Vous, la ferme ! asséna Rigg. Vous êtes là sans notre accord, à tendre l’oreille à un kilomètre de distance, mais on ne vous a pas demandé votre avis. Jusqu’à preuve du contraire, vous restez notre ennemi.

— Vos ennemis, ce sont les crochefaces, riposta Vadesh.

— Vous êtes leur allié, commenta Miche.

— Ne faites pas attention à lui, conseilla Rigg. Et c’est valable pour moi aussi. Bon, où en étais-je ?

— Désolé si on t’a coupé dans ton élan, grinça Umbo.

— Il me semblait logique d’endosser le rôle du chef, au début, reprit Rigg sans relever. C’est comme ça qu’on avait distribué les rôles : à moi celui de jeune héritier richissime, à vous celui de domestique.

— Ah, parce qu’on jouait ? murmura Umbo.

— Ensuite, j’ai été capturé et vous, Umbo et Miche, vous avez été laissés à vous-mêmes et vous êtes venus jusqu’à Aressa Sessamo pour me sauver. Je vous en serai éternellement reconnaissant. C’est aussi là-bas que j’ai fait la rencontre d’Olivenko, qui ne savait pas ce qui l’attendait en me suivant, le pauvre. Param est ma sœur, elle courait un tout aussi grand danger que moi. Mais tout compte fait, je ne vois aucune raison de rester le chef aujourd’hui.

— Tu ne l’es pas, le contredit Umbo sur un ton de défiance.

— Ouf, tu me rassures, soupira Rigg. Parce que j’avais la nette impression que Miche et Olivenko attendaient toujours de moi que je prenne les décisions. Ce qui semblerait logique en un sens, car malgré leur grande expérience et le fait qu’un des deux aurait dû prendre les rênes du groupe depuis belle lurette, aucun ne peut agir sur le temps, sauf pour le gaspiller en chamailleries.

— C’est toujours lui qui commence, pointa Olivenko.

— Toi, ne fais pas le malin, grogna Miche.

— Qu’est-ce que je disais… se désola Rigg. Vous vous comportez comme deux idiots, avec votre rivalité à la noix. Armée régulière contre garde civile, c’est ça, votre pomme de discorde ? Miche a troqué l’uniforme il y a des années pour celui de tavernier et de mari dévoué. Olivenko n’a rejoint la garde que par dépit de voir sa carrière de chercheur s’écrouler à la mort de mon père, mon vrai père. Un tavernier et un chercheur, mais aux physiques et aux airs de guerriers, et qui feraient déguerpir plus d’un candidat à la castagne.

— Il n’effraierait pas une… commença Miche.

— Si, il l’effraierait, coupa Rigg. Êtes-vous bouchés ou quoi ? Grandissez un peu ! Montrez-vous adultes et assumez vos responsabilités en prenant la tête de cette expédition.

— Non merci, refusa Olivenko. Et lui non plus.

— Si, moi je pourrais, réfuta Miche. J’ai juste pas envie. »

Rigg lança à Miche un regard noir. Le tavernier baissa la tête comme un adolescent pris sur le fait.

« Vous êtes capables de tenir une discussion sans vous contredire, poursuivit Rigg. Mais vous n’en avez nullement conscience, ce qui m’oblige à jouer les chefs, malgré le ressentiment d’Umbo.

— Le ressentiment ? s’étrangla Umbo.

— “Désolé si on t’a coupé dans ton élan”, le cita Rigg. “Parce qu’on jouait ?” Je suis d’accord avec toi, Umbo. Ni vous ni moi ne devrions avoir à diriger, et cela me fatigue autant que vous.

— Ton père t’y a préparé, observa Umbo.

— Les événements auxquels il m’a préparé sont derrière nous, nuança Rigg. Je suis allé à Aressa Sessamo, j’ai retrouvé ma sœur et l’ai aidée à s’échapper et, tous ensemble, nous avons réussi à quitter notre entremur avant que le Général Citoyen et notre chère mère nous mettent le grappin dessus. Sans compter que je n’ai pas la moindre idée de ce que le sacrifiable appelé Ram avait en tête et que je m’en fiche. Ce qui m’importe, c’est ce que nous avons en tête. Rien, en ce qui me concerne. Enfin si, une chose, et qui n’a pas changé depuis des semaines : survivre.

— Je pensais que tu voulais élucider la mort de Père Knosso ? s’étonna Olivenko.

— C’est vrai, admit Rigg. Mais pas au péril de nos vies. Je veux quitter cet entremur, c’est certain, car je n’ai aucune confiance en Vadesh.

— Pour aller où ? s’enquit Olivenko. Chez nous ?

— Non, impossible, déclara Rigg. Retournez-y si vous voulez mais Param et moi, on ne peut pas.

— Personnellement, je n’irai pas bien loin sans votre aide, rappela Olivenko.

— Umbo t’aidera, indiqua Rigg. Il a prouvé savoir voyager dans le temps sans moi depuis longtemps déjà.

— Et tu ne l’as toujours pas digéré, on dirait », lui lança Umbo.

Rigg poussa un soupir de découragement.

« Ton pouvoir m’a sauvé. Il a sauvé ma sœur. Il nous a tous sauvés. J’admets avoir fait un petit complexe d’infériorité quand je te voyais le faire sans moi. Mais maintenant on est à égalité.

— À égalité ? Tu peux faire un bond de dix mille ans en arrière et moi, je bloque à six mois, et encore. Va traverser le Mur avec ça !

— Tu sais aussi garder un pied dans le présent et y revenir quand tu veux, fit remarquer Rigg. On est différents mais plutôt exceptionnels chacun dans notre style, tu ne trouves pas ? Maintenant je le répète, j’en ai assez de jouer les papas. C’est ton tour. On t’écoute.

— Non merci, se défila Umbo. Les responsabilités, très peu pour moi.

— Allez, un petit effort… sourit Rigg.

— Ce qu’il vous faut, selon moi, c’est un commandement impartial », intervint Vadesh.

Rigg ne lui accorda même pas un regard.

« Miche ?

— J’avoue que ma maison me manque.

— Alors pourquoi ne pas rentrer chez toi ? proposa Rigg. Tu as déjà fait plus que ta part. Flaque t’attend.

— Si je reviens sans vous deux pour lui prouver que vous allez bien, ma vie ne vaudra pas plus qu’un morceau de bidoche dans le bec d’un charognard.

— Pourquoi nous faudrait-il absolument un chef ? souleva Umbo. Pourquoi ne pas rester ensemble tant qu’on a besoin les uns des autres, et nous séparer ensuite ?

— Ça me va, approuva Olivenko.

— Parce que tu raisonnes comme un bibliothécaire, commenta Miche. Sans vouloir t’offenser. Une chose que j’ai apprise à l’armée, c’est qu’on est soit ensemble, soit tout seul. Tous pour un, ou chacun pour soi. »

Rigg s’enfouit le visage au creux des mains.

« Tu as sans doute raison. J’en ai juste assez de me sentir responsable de tout le monde.

— Tu n’as jamais été responsable de moi ! contesta Umbo.

— Bien sûr que si ! répliqua Rigg. C’est ma faute si tu as dû quitter ta maison, ma faute si tu as dû m’accompagner jusqu’Aressa Sessamo et fuir ton entremur. C’est ma faute si tu ne peux pas boire un verre d’eau sans demander à cette machine.

— J’ai toujours été libre de mes choix, s’entêta Umbo.

— J’aimerais tant pouvoir arranger les choses, poursuivit Rigg. Mais je ne m’en sens pas capable. Je ne sais même pas par où commencer.

— Moi, je sais, s’immisça Vadesh. J’ai tenté de l’expliquer à mes anciens protégés, mais ils n’en ont fait qu’à leur tête.

— Param a pris sa décision, en tout cas, continua Rigg comme si le sacrifiable n’était pas là. Ce qui signifie qu’elle n’est plus sous ma responsabilité, désormais.

— Param est ta sœur, lui rappela Miche.

— Et la fille de Père Knosso, ajouta Olivenko.

— Mais je n’en suis plus responsable ! insista Rigg.

— Là, tu commences sérieusement à m’inquiéter », observa Miche.

Rigg hocha la tête d’un air désabusé.

« C’est que tu comprends que je suis à bout.

— Très bien, décida Miche. Je te relève de ton commandement. Je propose de suivre la marionnette automotrice jusqu’à l’abreuvoir et de se réhydrater tout notre saoul en écoutant ce qu’elle a à nous dire. Des objections ?

— Aucune, approuva Olivenko avant de faire comprendre à Rigg d’un coup d’œil appuyé qu’il pouvait aussi se mettre d’accord avec Miche.

— Parfait, accepta Umbo. J’ai la gorge sèche.

— Moi, j’ai une objection », les coupa Rigg dans leur élan.

Ils le regardèrent, consternés.

« Ta proposition est excellente, poursuivit Rigg. Miche à notre tête, très bien. Mais c’est tellement bon de pouvoir dire non juste pour le plaisir. Param peut nous suivre ou pas, libre à elle. »

Vadesh, toujours à proximité, semblait un brin perplexe.

« Si je comprends bien, vous acceptez de me suivre ?

— Exactement, confirma Miche.

— Mais… toutes ces discussions ? »

Miche se contenta de secouer la tête.

« Ne cherchez pas. Des trucs d’humains.

— Vous êtes moins intelligent que vous en avez l’air finalement, lança Umbo à Vadesh.

— Il fait semblant de ne pas comprendre, nota Rigg.

— Je crois surtout qu’il n’y comprend rien aux humains, enfonça Olivenko.

— Ce n’est pas faux, laissa couler Vadesh. Ce que je sais, en revanche, c’est que sans eau, les humains meurent, alors allons-y. »

Le sacrifiable montrait un bel entrain. Un peu plus, et Rigg l’aurait pris pour Père. Ne baisse pas la garde, s’ordonna-t-il. Il n’est pas Père. Père lui-même n’était pas Père. Ce sont tous des menteurs.

Mais marcher dans ses pas, répondre à ses questions, obéir à ses ordres – Rigg avait vécu ainsi toute son enfance, toute sa vie, du moins jusqu’à l’année précédente. Se laisser à nouveau guider par cette silhouette avait quelque chose de rassurant, comme s’il rentrait à la maison.


De retour dans l’usine, ils burent jusqu’à satiété, firent le plein des gourdes et des outres et se montrèrent aussi peu loquaces que Vadesh bavard – à propos des jours de gloire de la cité, notamment.

« Nous avons conservé intacte la technologie embarquée des aéronefs, dans la mesure du possible. Pas pour les faire voler. Avec le Mur, c’était hors de question. Les pilotes ne pouvaient pas le voir, ils risquaient de devenir fous et de crasher l’aéronef s’ils s’approchaient trop. »

Rigg s’imagina des hommes à bord de carrioles volantes. Ou de bateaux ailés, puisque Vadesh avait parlé de « pilotes ». Devaient-ils ruser avec les vents comme à la barre de navires lancés à contre-courant ?

Il garda ses réflexions pour lui. Son projet du moment visait à saisir le mode de pensée de Vadesh, ce qui pourrait se révéler fort utile au moment de quitter cet entremur. De Vadesh et des autres, d’ailleurs. Il n’était que le second spécimen rencontré, et Rigg devait encore tirer pas mal de choses au clair à leur sujet. Chaque entremur renfermait son propre sacrifiable. S’ils traversaient un nouveau Mur, ils tomberaient nez à nez avec un sosie de Ram ou de Vadesh.

Les sacrifiables possèdent la capacité de susciter chez nous la dépendance, le besoin, l’amour. Mais ils peuvent aussi nous mener à notre perte, comme l’a prouvé la disparition des humains de cette ville. Père a-t-il brutalisé les humains de la sorte ? Suis-je son fils ou un simple humain un peu plus doué que les autres, de lignée royale, l’instrument idéal d’une manipulation à des fins de destruction ? Ram méprisait-il la vie humaine de son propre entremur autant que Vadesh dans le sien ? Si c’est le cas, je serais bien inspiré de désapprendre tout ce qu’il m’a inculqué et d’aborder le monde à ma manière, pas à la sienne.

À moins que, me sachant destiné à affronter un jour un tel monstre, Père ne m’ait préparé à découvrir ses faiblesses à son contact pour mieux le terrasser.

Pourquoi faut-il que ce monstre ait le visage de Père ?

« Mais Rigg est bien au-dessus de tout cela, bien entendu, déclara Vadesh.

— J’écoutais ! » protesta Rigg.

Vadesh n’insista pas.

Rigg répéta mot pour mot les dernières phrases du sacrifiable.

« Cette cité a été conçue par des ingénieurs humains. Tous ces ouvrages ont été bâtis de main d’homme.

— Vous aviez l’air perdu dans vos pensées, commenta Vadesh.

— Je m’interrogeais sur votre besoin de nous marteler que ce sont des humains qui ont construit tout cela. Pour que la distinction soit claire entre humains et sacrifiables, ai-je pensé au début. Mais en fait, par humains, vous voulez dire “humains possédés par des crochefaces”.

— Pas possédés ! s’insurgea le sacrifiable. Transcendés ! Quel but croyez-vous que nous visions ? La mission confiée par le grand Ram Odin était de réaliser l’osmose parfaite entre la vie de ce monde et la vie que les humains ont apportée.

— Cette ville est le chef-d’œuvre des crochefaces, dans ce cas, observa Olivenko.

— D’humains aux sens aiguisés et stimulés par les crochefaces, nuança Vadesh.

— Je croyais l’hybridation à l’origine d’une régression des hommes à l’état de brutes épaisses, discuta Olivenko.

— Au début, oui. Chez les humains les plus vulnérables, et de manière irréversible. Mais certains organismes mieux prédisposés reprirent le dessus. Et dans certains parasites s’instillèrent peu à peu les vertus de la civilisation. Retenue. Discipline. Anticipation. Culpabilité.

— Culpabilité ! manqua de s’étouffer Miche. Et de quoi se sont-ils sentis coupables ? Des bêtes commandaient ces hommes. Les montaient comme de simples destriers.

— La culpabilité est une vertu civilisatrice », énonça Vadesh calmement.

Rigg avait déjà entendu ces mots dans la bouche de Père.

« Un homme se châtie d’abord par culpabilité, développa le prince sessamide. D’abord avant de perpétrer un crime, puis après son acte. S’il échappe à la justice.

— C’est ainsi que les hommes se policent, poursuivit Vadesh. Plus les hommes se sentent coupables, mieux vit la communauté.

— Admettons, concéda Miche. Les crochefaces ont donc appris la culpabilité. Cela ne les a pas empêchés de contaminer tout le monde.

— Faux ! protesta Vadesh. Ça, c’est votre vision des choses. Ils se sont défendus.

— En exterminant jusqu’au dernier humain vivant, argumenta Miche.

— Non, non et non ! répéta Vadesh. Ce sont les sains, comme vous les appelez – je préfère personnellement les appeler envahisseurs terrestres…

— Un peu comme vous, le coupa Umbo.

— Les envahisseurs terrestres, reprit Vadesh, qui assiégèrent la ville encore et encore jusqu’à massacrer le dernier survivant, homme, femme ou enfant, du peuple autochtone.

— Ils n’avaient rien d’autochtone, contesta Umbo. Ils étaient captifs.

— Ils représentaient une nouvelle forme de vie indigène, moitié humaine, moitié crocheface, argua Vadesh. Une merveilleuse création de la nature, accouchée dans la peur et la douleur, mais qui a si bien rendu à ses parents par la suite. Comme deux arbres incapables de produire le moindre fruit jusqu’à leur pollinisation croisée.

— Un vrai poète du parasitisme, ironisa Rigg. Est-ce le genre d’histoires que vous racontiez aux possédés pour les convaincre de ne rien regretter de leur vie perdue ?

— Je n’invente rien, se défendit Vadesh.

— Et pourtant, les gens contaminés n’avaient pas l’air convaincus, douta Rigg.

— Une question, intervint Umbo. Pourquoi les crochefaces n’ont-ils pas tenté de les convaincre eux-mêmes, en se détachant spontanément de leurs hôtes pour leur montrer combien la vie était mieux à deux ? Ces hommes auraient été libres de les reprendre ensuite. Ou pas.

— Impossible, lâcha Vadesh.

— Donc vous admettez qu’ils auraient préféré vivre sans ? le questionna Miche.

— Impossible de les détacher. L’opération aurait été fatale aux deux.

— Vous mentez, l’accusa Rigg. Les crochefaces seraient morts, mais les humains ne s’en seraient que mieux portés.

— L’opération aurait été fatale aux deux ! martela Vadesh. La greffe est irréversible. Dans cent pour cent des cas. C’est la première chose que nous ayons essayée, que croyez-vous ?

— Que la capacité à se détacher aurait dû être la première vertu civilisatrice à leur inculquer.

— Ils ont essayé, indiqua Vadesh. Ils se sont adaptés par l’assimilation de nouveaux gènes humains, génération après génération. Les années passant, ils sont devenus de plus en plus dépendants des humains, chaque nouvelle nichée altérait un peu moins que la précédente la nature humaine. Tout ce qu’on peut leur reprocher, c’est d’être restés des parasites. »

Rigg observa les réactions de Miche, Umbo et Olivenko.

« Enfin une phrase sensée : Vadesh admet que les crochefaces sont ce qu’ils sont. Des parasites.

— Je l’ai toujours soutenu, se défendit Vadesh. Ne vous ai-je pas mis en garde contre eux, au ruisseau ? Votre contamination n’est pas dans mon intérêt.

— Où voulez-vous en venir, au juste ? s’impatienta Miche. Qu’attendez-vous de nous ?

— Que vous fassiez revenir les humains dans cet entremur.

— Pour pouvoir les infecter à nouveau ?

— Non, rétorqua Vadesh. À quoi m’auraient servi mes échecs, sinon ? Les humains n’acceptent pas de voir leurs congénères parasités. Ils les considèrent comme des monstruosités à exterminer et préfèrent mourir de leur main plutôt que de subir le même sort.

— De leur main ? questionna Miche.

— En s’entretuant, intervint Rigg, la voix chargée d’amertume. Une fois ce parasite rayé de l’entremur, du moins le pensaient-ils, ils ont entrepris…

— De s’entretuer, confirma Vadesh.

— C’était un suicide collectif, estima Rigg. Pour s’assurer que leur gardien ici présent ne les donne en pâture à d’autres crochefaces.

— Jamais je n’aurais fait une chose pareille ! Mais cela, ils n’ont jamais voulu le comprendre, se défendit Vadesh. Je ne suis pas programmé pour faire du mal aux humains.

— Mais pour les démunir face au danger. Pour faire baisser leur garde, les piéger. Collaborer avec l’ennemi.

— Les humains doivent rester libres, déclara Vadesh. Cette règle est gravée dans mon programme. Je ne peux la transgresser. Les hommes prennent les décisions, je les aide à appliquer leurs plans. »

Rigg en avait assez entendu.

« Mensonges ! explosa-t-il. J’ai été élevé par l’un des vôtres, et il n’appliquait le plan de personne.

— Il n’appliquait pas le vôtre, riposta Vadesh.

— Ni le mien, intervint Umbo.

— Ni ceux du Général Citoyen ou d’Hagia Sessamin, ajouta Olivenko. Le plan de qui, dans ce cas ?

— Les sacrifiables ne s’ingèrent pas dans la vie des autres sacrifiables, reprit Vadesh. Nous avons tous suivi les mêmes consignes de départ, imposées par des humains : nos programmateurs originels, puis Ram Odin. Celui-ci nous a confié une noble tâche. Le sacrifiable Ram a poursuivi sa destinée dans votre entremur et moi la mienne, ici-même. J’ai commis des erreurs. Notamment celle de sous-estimer la peur irrationnelle des hommes face à l’inconnu et à l’étranger. Il m’était impossible de leur faire entendre raison.

— D’où votre décision de les supprimer, l’accusa Rigg.

— Je n’ai supprimé personne, nia Vadesh.

— Mais vous les avez trouvés, glissa Umbo. Et vous les avez livrés aux crochefaces afin qu’ils exécutent le travail à votre place.

— J’espérais leur réconciliation !

— Ou leur mort, faute de mieux, asséna Rigg. Dans cette guerre sans merci, vous avez choisi le camp des hommes qui n’en étaient déjà plus.

— Il n’y a plus rien à craindre aujourd’hui, tenta de les rassurer Vadesh. J’ai travaillé dur. J’ai passé ces dix mille dernières années à modifier les gènes des crochefaces. Ils sont inoffensifs désormais. Même infecté, un homme resterait maître de lui-même et de sa nature.

— Ne comptez pas sur nous pour jouer les cobayes, déclara Rigg.

— Mais vous ne les avez même pas vus !

— Plus tard, éluda Rigg. Nous avons besoin de vous pour autre chose : nous dire comment fonctionnent les pierres. Comment les utiliser pour désactiver les Murs. »

Vadesh détourna le regard – une technique souvent employée par Père aussi, lorsqu’il souhaitait donner l’illusion de peser le pour et le contre. L’illusion seulement, comprenait maintenant Rigg. Il fallait une microseconde au plus à ces cerveaux artificiels pour prendre leurs décisions. Simple mascarade que ce soi-disant « temps de réflexion », pour se rendre plus humains qu’ils n’étaient : ils ne possédaient pas une once d’humanité.

« Vous semblez nous pousser à croire, reprit Rigg, qu’il n’existe que deux espèces, les crochefaces et les hommes. Pour mieux jeter le voile sur la troisième, sans doute. »

Ses compagnons lui jetèrent un regard perplexe.

Pas Vadesh.

« Les sacrifiables ne sont pas une espèce, traduisit-il.

— Vraiment ?

— Nous ne sommes pas vivants. Nous ne nous reproduisons pas.

— Non, mais vous prenez soin de vous en cas de panne, nota Rigg. La reproduction est le lot des mortels.

— Nous avons pour mission d’assurer la survie et l’évolution de la race humaine », énonça machinalement Vadesh.

Quelques huées et rires moqueurs fusèrent.

« À l’origine, peut-être, concéda Rigg. Mais, par vos actes, vous avez prouvé viser un tout autre but.

— Les crochefaces sont l’avenir de l’homme, insista Vadesh. Le comprendre a été l’une de mes plus belles découvertes.

— Les humains sont seuls aptes à juger ce qui est bon pour eux, estima Olivenko.

— Cela aussi, je l’ai découvert, admit Vadesh. Mais un peu tard. Croyez-vous que je ne sois pas conscient de mes échecs ? Les humains ont choisi la mort, pensez-vous que je considère cela comme une réussite ? C’est pourquoi je vous exhorte à ramener les humains dans cet entremur. Pour pouvoir me racheter de mes erreurs.

— Vous avez le pouvoir d’abattre le Mur, fit remarquer Rigg. S’il tient encore, c’est grâce à vous, non ?

— Chaque sacrifiable peut désactiver son propre bouclier magnétique. Pas celui de l’entremur voisin.

— À moins d’obtenir l’accord des autres sacrifiables, devina Rigg. Accord que vous attendez toujours, n’est-ce pas ? »

Vadesh ne commenta pas.

« Je prends votre silence comme un aveu, reprit Rigg.

— Ils refusent de réintroduire des humains ici, confessa Vadesh.

— Si les autres sacrifiables vous jugent indignes d’une telle faveur, poursuivit Rigg, pourquoi les contredire ? Ils vous connaissent mieux que nous.

— Les sacrifiables se plient à la volonté des humains, contradictions ou pas.

— Des millions de personnes ont souhaité traverser le Mur, observa Miche, et ils attendent toujours de le voir tomber.

— Entre un souhait et une décision éclairée, il y a un monde », commenta le sacrifiable.

Rigg ne put retenir un gloussement.

« Mais qui détient le pouvoir de nous éclairer à part vous, les sacrifiables ?

— Personne, confirma Vadesh.

— Donc on ne sait que ce que vous voulez bien nous dire, en conclut Rigg. Et comme de vos informations, distillées au compte-gouttes, dépendent nos décisions, vous décidez pour nous.

— Et qu’a décidé Ram pour vous ? » s’enquit Vadesh.

La question demandait réflexion.

« Il nous a envoyés vers le Mur, finit par répondre Umbo.

— Il nous a préparés à sa traversée, ajouta Rigg.

— J’en déduis, reprit Vadesh, que lui comme moi souhaitions la présence d’humains de mon côté du Mur.

— Faux, réfuta Rigg. Père souhaitait nous voir en prendre le contrôle. Entre autres. Peut-être s’attendait-il également à une révolte du Général Citoyen contre le Conseil révolutionnaire du Peuple. Mais rien ne suggère sa volonté de nous envoyer vers vous.

— Il n’y a rien ni personne d’autre que moi derrière le Mur, argumenta Vadesh.

— Oui, derrière ce côté du mur, acquiesça Rigg. Mais nous aurions très bien pu traverser ailleurs.

— Sauf que vous avez traversé ici. Et qu’a fait Ram pour vous dérouter ? Rien. Il savait qu’en ressortant de ce côté-ci c’est à moi que vous parleriez. Et il n’a rien fait pour vous en empêcher.

— Non, approuva Rigg. Mais il a tout fait pour m’apprendre à démasquer les menteurs et les manipulateurs, et à leur résister.

— Maintenant, montrez-nous comment désactiver ce Mur », ordonna Miche.

Rigg lui lança un regard interdit. De la rébellion dans ses rangs ?

« Qu’on en finisse, poursuivit l’homme de Halte-de-Flaque. Sans ces murs, la race humaine serait restée unie. Ici, elle s’est laissée mourir. Qui sait ce qui s’est passé dans les dix-sept autres ? Abattons ces murs. Après, on pourra prendre une décision éclairée.

— On s’expose au risque d’une contamination générale par les crochefaces, avertit Olivenko.

— On préviendra les populations, suggéra Miche. Eau filtrée uniquement. Ils se débrouilleront. L’homme finit toujours par se débrouiller.

— On manque de recul, estima Rigg. On ne peut se permettre de lever les boucliers sans savoir ce que les autres entremurs réservent. »

Miche éclata de rire.

« Pour un jeune homme fatigué des responsabilités… Je te préviens, vouloir sauver la race humaine n’est pas de tout repos !

— Ils ont assassiné Knosso dans les minutes qui ont suivi sa traversée, rappela Olivenko.

— Meurtres, massacres, guerres, maladies, parasites, lista Miche. C’est la vie. Nous devrions être libres de choisir, mais non, Rigg préfère décider seul, protéger seul la planète entière jusqu’à ce que lui et lui seul juge la race humaine prête à affronter son destin. Dis-moi, Rigg, en quoi te distingues-tu des sacrifiables ? À part que tu en sais moins qu’eux ?

— Tu ne peux pas juste… »

Miche n’était pas disposé à écouter.

« Détrompe-toi. Je le peux. Tu n’es plus le chef, tu te rappelles ? Chacun de nous est libre de ses mouvements.

— Tu louais les vertus de la cohésion il y a une minute, fit remarquer Olivenko.

— Tant qu’elle a un sens, nuança Miche. Vous tous, vous pouvez rester ensemble – je vous le conseille, même, c’est plus sûr. Moi, je retourne d’où je viens. Flaque doit commencer à s’impatienter. Mais je reviendrai peut-être, qui sait ? Ces terres sont aussi vastes que désertes. Pas seulement la ville, tout l’entremur. Qui sait ce qui pourrait être bâti ici ? Vadesh n’est qu’un vil serpent sans parole, mais plus les gens afflueront, moins on dépendra de lui. Il souhaite voir le Mur tomber et son entremur repeuplé ? À la bonne heure, moi aussi ! »

Vadesh haussa les épaules avec ostentation.

« Ce n’est pas tant d’une personne dont j’ai besoin, mais plutôt de vos pierres. »

Miche jeta un regard à Rigg et tendit la main, paume ouverte.

Mais elles sont à moi ! C’est mon héritage ! hurla Rigg en lui-même. Mais de quel droit retenir Miche ici contre sa volonté ? Il sortit la bourse remplie de pierres et la déposa dans la main calleuse du tavernier.

Miche la dénoua et vida le contenu au creux de sa paume.

« Ah, voici la clé de l’entremur de Vadesh, se réjouit le sacrifiable en saisissant entre deux doigts une gemme aux reflets jaune pâle. Celle qui désactive son bouclier.

— Le Mur en compte deux, fit remarquer Miche.

— Où est l’autre ? hésita Vadesh en fouillant d’un doigt la paume du tavernier. Celle qui désactive l’autre bouclier ?

— Nous l’avons vendue, prit soudain conscience Rigg.

— Le Conseil du Peuple nous l’a injustement volée, maugréa Miche.

— Celle-ci ? » intervint Umbo.

Il tenait entre les doigts une petite larme bleu clair. La même que celle remise par Rigg à Tonnelier, le banquier d’O.

« Où l’as-tu trouvée ? s’exclama Olivenko.

— Ne me dis pas que tu l’avais à la banque ! » s’étrangla Miche.

Rigg fit le lien avec les événements de la veille.

« Il l’a ramassée hier, quand on s’est installés sous les arbres.

— Dans les feuilles mortes, à la lisière du bois, ajouta Umbo avant de se tourner vers Rigg. Tu m’as vu mais tu n’as rien dit.

— J’attendais que tu nous le dises toi-même, expliqua Rigg. Et voilà qui est fait.

— Encore une belle démonstration de la volonté de Rigg de tout contrôler, hein Umbo ? lança Olivenko.

— Je n’ai jamais prétendu que Rigg voulait tout contrôler ! se défendit Umbo.

— Non, pas plus de cent fois, rétorqua Olivenko. Et de cent manières différentes.

— C’est oublié, tempéra Rigg. Est-ce la bonne ? »

Vadesh l’examina puis la rendit à Miche, qui la rangea à côté de la pierre jaune.

« Les deux boucliers peuvent être désactivés.

— C’est vous qui l’avez déposée là, devina Rigg. Pour qu’Umbo tombe dessus.

— Non, démentit le sacrifiable. Comment aurais-je fait ?

— Les sacrifiables ne possèdent-ils pas leur propre jeu de pierres ? avança Rigg. Celle-ci est la vôtre.

— Vous ne pourriez pas l’utiliser, objecta Vadesh. Seuls les humains élevés dans le même entremur que les pierres le peuvent. Il faut qu’une osmose se crée entre eux. Quel intérêt pour moi d’égarer une de mes pierres sur votre chemin ? Celle-ci provient de l’entremur de Ram. »

Vadesh s’exprimait avec aplomb. Imperturbable, même face à l’inconcevable : cette pierre attende là par magie depuis l’entremur voisin. Non-sens qui suscitait une question.

« Est-ce l’un de vous ? » demanda Rigg à ses compagnons.

Vadesh ne semblait pas disposé à confier ses petits secrets.

« Et pourquoi pas toi ? suggéra Olivenko.

— Pourquoi pas moi ? s’étouffa Rigg. Parce que je ne l’avais pas !

— Et si tu étais allé la récupérer dans le futur avant de revenir la déposer ici, hasarda Olivenko. C’est un scénario plausible, non ?

— Et pourquoi pas Umbo ? éluda Rigg. Lui seul savait où la mettre pour la retrouver.

— Parce qu’il aurait fallu que je traverse le Mur, que je la récupère je ne sais comment et que je fasse ensuite tout le chemin en sens inverse, souligna Umbo. Pourquoi me donner tant de peine ?

— On ne saura jamais, déclara Miche. Avec cette pierre entre nos mains, cette version du futur n’est déjà plus, inutile de se creuser le ciboulot.

— Si c’était moi, j’aurais fait plus simple, en me rendant directement visite avec la pierre, poursuivit Umbo. Ou avec un mot, au pire.

— Tu y réfléchiras plus tard, trancha Miche. Le plus dur est fait. Je peux enfin rentrer chez moi. »

Miche se leva et toisa Vadesh de toute sa hauteur. Plus d’un aurait tremblé face à pareil colosse, mais Rigg doutait que la peur soit seulement inscrite dans le programme du sacrifiable.

« Suivez-moi, ordonna Vadesh. Vous voilà maître du Mur.

— Où l’emmenez-vous ? s’enquit Rigg.

— Laisse-le aller, intervint Olivenko. C’est lui, le chef, maintenant.

— Et moi, je suis son ami, rétorqua Rigg. J’ai le droit de savoir.

— Nous partons au vaisseau, répondit finalement Vadesh. Au cœur des montagnes. »

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