Chapitre 6 Bienvenue à bord

« Je viens », décréta Rigg.

Umbo l’aurait parié. Rigg avait beau marteler son ras-le-bol du rôle de chef, il ne pouvait s’empêcher de fourrer son nez partout.

Et il avait bien raison. Quelles que fussent les intentions de Vadesh, il était hors de question de le laisser partir seul avec Miche dans les montagnes, dans le vaisseau. Quelqu’un devait les accompagner. Mais pas Rigg : Umbo, l’inséparable compagnon de Miche pendant la captivité du prince.

« C’est à moi d’y aller », revendiqua le jeune cordonnier.

Rigg le fixa du regard.

« Quelqu’un doit rester ici. S’il arrive quoi que ce soit à l’intérieur, j’aimerais autant vous savoir dehors.

— Alors reste, suggéra Umbo.

— Non, moi ! se proposa Olivenko. J’expliquerai tout à la princesse Sissaminka à son retour.

— Bonne idée, approuva Umbo.

— Il faudrait juste m’expliquer avant ce qui se passe… fit remarquer le garde.

— Umbo et moi accompagnons Miche et Vadesh au vaisseau, résuma Rigg.

— Et moi qui espérais ne pas vous avoir dans les pattes, pour une fois… » déplora Miche.

Umbo le prit pour lui ; il rougit.

« Je devrais peut-être prendre les pierres ? suggéra Rigg.

— Je crois encore être assez grand pour ça, rétorqua Miche.

— La seule fois où tu as bien voulu nous les confier, rappela Umbo, on s’en est plutôt bien tirés, je crois.

— Le problème ne vient pas de vous… assura Rigg.

— Mais de moi, compléta Vadesh. Rigg se méfie, c’est normal : Ram a passé son temps à lui mentir. Prenez les pierres, c’est tout ce que je demande.

— Je m’en charge, proposa Umbo.

— Si c’est pour en perdre une comme la dernière fois… insinua Rigg.

— J’expérimentais les voyages dans le temps ! plaida Umbo.

— Et pourquoi ne pas laisser un adulte expérimenter son rôle d’adulte, bon sang ? insista Miche.

— Où tu vois un adulte, toi ? » plaisanta Umbo.

Miche ricana.

« Quel petit plaisantin, toujours le mot pour rire. » Puis, se tournant vers Vadesh : « Je vous suis.

— J’attends le retour de Param », rappela Olivenko.

Umbo ressentit à ces mots… une pointe de jalousie.

Un sentiment absurde, mais la simple pensée de la princesse seule avec ce soldat à la tête bien faite et bien pleine le chagrinait. Il chassa ses idées noires et se mit en route vers la porte.

« C’est de l’autre côté, l’arrêta Vadesh. Nous devons nous enfoncer dans cette direction.

— Les montagnes ne sont pas tout près… s’étonna Umbo.

— Détrompez-vous, répliqua le sacrifiable, nous avons déjà un pied dessus. Et dans ce monde, toutes les routes ne sont pas en surface. »

Ils quittèrent la pièce au pilier d’eau par une porte qui débouchait sur un hall immense, encombré de machines mystérieuses. Toutes semblaient faites du même métal impénétrable que les murs extérieurs des bâtiments de la ville et que la surface de la Tour d’O. Une surface, s’était laissé dire Umbo, victime des pires assauts, non pas de la part de guerriers mais de chercheurs intrigués par sa composition. Rien ni personne n’avait jamais réussi à l’entamer, pas même en la soumettant pendant des heures à la flamme la plus vive. Comment, dans ce cas, imaginer ce métal – si toutefois il s’agissait bien de métal – coulé en diverses pièces mécaniques ?

Et que pouvaient bien produire ces engins ? D’énormes pièces mobiles saillaient çà et là, mais leurs productions restaient invisibles. Umbo aurait aimé assister à la danse de leurs engrenages, voir leurs mécanismes s’animer et en sortir quelque chose.

Les autres avaient pris de l’avance, mais très peu, à l’écho encore clair de leurs pas. Il les rattraperait vite. Mais avant, il lui fallait percer le secret de ces monstres de métal…

Une présence se fit soudain sentir à ses côtés. Il pivota d’un quart de tour et… se retrouva nez à nez avec son double !

Un double en piteux état, sanguinolent, une oreille déchiquetée, un coude en charpie, le visage tordu par la douleur. « Reste là. Ne bouge pas », ordonna la vision avant de disparaître.

« Rigg, Miche, à l’aide ! » hurla Umbo.

Les bruits de pas avaient disparu. Où étaient-ils passés ? L’avaient-ils seulement entendu ? Son double ensanglanté ne lui aurait pas intimé de rester immobile sans raison ! Il devait savoir Miche et Rigg à l’abri… Si Umbo doutait même de son double dans pareille situation, à qui faire confiance ?

En même temps… ne pas bouger… la consigne laissait le champ libre aux interprétations. Était-ce bouger que de rejoindre Olivenko pour le prévenir ? Les prévenir, si Param avait daigné sortir de sa cachette.

Quelques mètres à faire, tout au plus…

Et cette petite voix intérieure qui lui hurlait de rejoindre Rigg et Miche au plus vite, au cas où…

Mais au cas où quoi, exactement ? Le seul en danger, jusqu’à preuve du contraire, c’était lui, Umbo. Reste là, ne bouge pas. Sa version future avait pris la peine de le prévenir, la moindre des choses était de l’écouter.

Umbo resta sagement à sa place. Immobile.

Plusieurs minutes passèrent. Des bruits de pas résonnèrent. Param apparut, suivie d’Olivenko.

« Où sont les autres ? s’étonna la princesse.

— Aucune idée, confessa Umbo.

— Qu’est-ce que tu fais là tout seul ?

— J’attends. Consignes de mon double du futur. Il est revenu exprès pour me prévenir. »

Param marqua un temps d’arrêt. Elle cligna des cils, l’air pensif.

« Il t’a dit pourquoi ?

— Non. Tout ce que je sais, c’est qu’il revient rarement sans raison, répondit Umbo.

— Il a parlé de moi ? s’enquit Param.

— Non plus. Mais le danger est passé. Enfin, je crois…

— Le danger ? s’exclama la princesse.

— Tu crois ? enchérit Olivenko.

— Il n’était pas beau à voir. Un bras cassé, une oreille en moins, du sang partout.

— Et tu n’as prévenu personne ? s’écria Param.

— Je n’ai fait qu’obéir à mon double, se dédouana Umbo. Il a attendu que je sois seul pour surgir.

— Donc son avertissement t’était destiné, conclut Olivenko. Il ne concernait ni Miche ni Rigg.

— Et si ton futur toi n’était qu’un fieffé menteur ? explosa Param.

— Et si tu n’étais qu’une stupide accusatrice ? » riposta Umbo.

Tant pis pour la bonne impression.

« Donc tu vas rester là sans rien faire ? poursuivit Param. Bien au chaud à l’arrière, comme les mauviettes ? »

Cette fois, la princesse dépassait les bornes.

« Parce que se cacher, c’est mieux peut-être ? tempêta Umbo. S’éclipser quand ça chauffe. Merci pour la leçon, mademoiselle Courage.

— S’il arrive quoi que ce soit à mon frère par ta…

— Je n’ai pas prévenu Rigg car il n’avait pas besoin de l’être, d’accord ? la coupa sèchement Umbo.

— Ou parce que l’avertissement n’avait plus lieu d’être, supputa Olivenko.

— Qu’est-ce que tu insinues, que mon frère est déjà mort ? s’exclama Param.

— Umbo nous a demandé de rester ici, ajouta Olivenko.

— Et depuis quand c’est lui, le chef ?

— Je ne vous demande rien, moi, protesta Umbo. Prenez-vous-en à mon double.

— Il doit revenir de sacrément loin pour oser nous donner des ordres, celui-là. »

Umbo s’écarta et lui fit signe d’avancer.

« Je t’en prie. Cours sauver ton frère, ou restes-y en essayant. J’ai vu dans quel état était mon double. Pas toi. File, je ne te retiens pas.

— Un instant, tempéra Olivenko. Le seul au courant de ce qui s’est réellement passé, c’est le futur Umbo. Vous deux, vous n’en savez rien. Faisons ce qu’il dit.

— Hors de question, s’obstina Param.

— Écoute, Param, tenta de la dissuader Olivenko. Invisible, tu es très lente. Quel que soit le danger que court ton frère, il sera passé le temps que tu arrives.

— Le temps qu’elle arrive ? souleva Umbo. Les bruits de pas ont disparu d’un coup. Sans qu’ils semblent s’arrêter pour autant. Ils ont dû emprunter un passage secret, une trappe, on ne sait pas.

— Alors cherchons, proposa Olivenko. Ça ne peut pas faire de mal.

— Ça peut faire très mal, au contraire, le contredit Param. Et de bien des manières. Mais ce n’est pas ça qui m’arrêtera. »

Elle s’élança à grandes enjambées.

« Par là ! pointa Umbo du doigt.

— Où les as-tu vus très exactement pour la dernière fois ? lança Param.

— Tout est allé très vite. Là, près du mur. Une porte dérobée, peut-être. »

La porte en question s’avéra être une volée de marches menant à un sous-sol, dissimulée dans l’ombre d’une immense machine.

« Ils cherchent un vaisseau et descendent d’un étage ? s’étonna Olivenko.

— On devrait les imiter, proposa Param.

— On devrait surtout attendre, suggéra pour sa part Umbo.

— Ils sont en danger.

— Et nous en sécurité.

— Qu’en sais-tu ?

— Mon double m’aurait dit “Cours comme un lapin”, sinon.

— Donc une tragédie se joue là-dessous et toi tu vas rester planté là ?

— Ce sont les instructions, répéta Umbo. J’ai décidé de me faire confiance pour une fois. Mais si tu veux y aller, vas-y. »

Sauf que Param n’était plus très sûre de savoir ce qu’elle voulait. Elle pesta une dernière fois et se mit à arpenter la pièce de long en large.


Rigg avait bien vu Umbo légèrement à la traîne. Il nous rattrapera, avait-il pensé. Lui aussi avait écarquillé les yeux comme un enfant en passant parmi les mastodontes de ferraille. Mais s’il avait imité Umbo, Miche se serait retrouvé seul avec Vadesh, qui n’attendait que cette occasion pour agir. Compte là-dessus.

Comme d’habitude, Umbo se laisse distraire et c’est à moi d’assurer derrière. Sans compter que j’aurai encore droit à ses remarques plus tard.

Je n’y suis pour rien si tout le monde me lâche.

Une défection injuste. Miche était là sans être là. Le tavernier préférait jouer au plus malin avec Vadesh, en le prenant au pied de la lettre. Espérons qu’il ne s’en mordra pas les doigts.

Du bas de l’escalier partait un tunnel où apparut une espèce de carriole bien nue, sans attelage ni chargement, mais avec des bancs, devant et derrière, en attente de passagers. Vadesh se hissa à bord, Miche aussi.

« Umbo n’est pas encore là, signala Rigg.

— Vous prendrez le prochain ensemble », répliqua Vadesh.

Autrement dit : au revoir tout le monde. Rigg prit la carriole en marche. À peine une semelle posée sur le plancher, une brusque accélération l’envoya le cul par terre à l’arrière. Vadesh avait ordonné au véhicule de s’élancer avant même qu’il ne monte à bord. À la moindre hésitation, à la moindre seconde d’inattention, le sacrifiable lui fausserait compagnie.

Il veut Miche pour lui seul. Pour les pierres.

À moins que je ne détienne une chose que Miche n’a pas. Que Vadesh craint. Une chose qu’un sacrifiable m’aurait transmise. Le pouvoir de le contrer.

Que m’a appris Père que Vadesh redouterait tant ?

Bonne question. Rigg passa en revue un à un les enseignements de Père : l’art de la traque, de la survie dans les bois, la politique, l’économie, les langues, l’histoire, toutes ces disciplines qui lui avaient permis de prospérer à Aressa Sessamo – pour autant que le fait de déjouer une demi-douzaine de tentatives de meurtre en l’espace de quelques jours puisse être synonyme de prospérer.

Les sciences, aussi : biologie, physique, astronomie, ingénierie, inculquées jusqu’à saturation. Des futilités brusquement devenues déterminantes, face aux savants réunis pour décider de son droit d’accès à la Grande bibliothèque.

Des futilités brusquement devenues déterminantes… Mais comment Père aurait-il pu anticiper son face-à-face avec ce collège d’examinateurs ?

Sa rencontre avec un autre sacrifiable, en revanche, Père l’avait bien sentie venir. S’il existait autant de sacrifiables que d’entremurs et si les pierres conféraient à leurs détenteurs la maîtrise des Murs, Père l’avait forcément préparé à croiser un jour ou l’autre l’un de ses semblables, et à l’affronter.

Mais l’éloquence et les dons de négociateur de Rigg valaient pour une confrontation d’homme à homme, pas d’homme à machine. Vadesh ne convoitait ni ne redoutait les mêmes choses que les hommes.

Que redoutait-il ? Il avait déjà vécu le pire : la mort de tous les humains de son entremur. Quel acte justifierait la vindicte de Vadesh ?

Le prétendu devoir d’obéissance des sacrifiables envers les humains ne tenait pas une seconde. Père n’obéissait à personne et Vadesh pas plus, malgré ses dires – quand il se donnait la peine de faire semblant. Je n’ai aucun contrôle sur lui. Et sûrement pas le pouvoir de le faire agir contre sa volonté. Je ne sais rien qu’il ne sache déjà, rien qui me permette de formuler des ordres susceptibles de le piéger. Même maintenant, comment le croire à propos de la destination de la carriole et du pouvoir des pierres ? Sans contradicteur, il peut affirmer tout et son contraire.

Rien ne l’agaçait plus que de savoir les deux gemmes vitales – celles qui commandaient les boucliers des entremurs de Ram et de Vadesh – entre les pognes de Miche plutôt qu’entre les siennes. Quant à cette histoire de gemmes en osmose avec les habitants de l’entremur… qu’est-ce qu’il ne fallait pas entendre ! Vadesh possédait certainement son propre lot de pierres, mais ne pouvait rien faire, d’où son besoin de s’en remettre à un humain pour mettre son plan à exécution.

Où était le faux là-dedans ? Mieux : où était le vrai dans le faux ?

La carriole filait maintenant à une vitesse incalculable. Et comment Rigg l’aurait-il calculée ? Il estimait marcher à une cadence moyenne d’une lieue à l’heure et courir bien plus vite, quoique par à-coups seulement. Mais même le plus diligent des coursiers n’aurait pu rivaliser avec leur présente monture. Si bien qu’au fil des minutes, alors que le tunnel s’enfonçait inexorablement vers les profondeurs selon une trajectoire plus ou moins rectiligne, Rigg cessa de s’interroger sur la distance et la profondeur parcourue depuis leur point de départ.

Mais si vite que défilaient les murs du tunnel, quelque chose ne tournait pas rond dans leur folle chevauchée.

Rigg trouva : il n’y avait pas un souffle de vent. À cette vitesse, des bourrasques auraient dû leur cingler le visage. Pourtant, l’air ambiant restait immobile, comme à l’arrêt.

Rigg tendit une main par-dessus le rebord… toujours rien. Il se pencha pour tâtonner plus loin, s’attendant à heurter quelque invisible barrière. Du verre peut-être, translucide et pur.

Sa main se fit soudain souffler vers l’arrière. Il parvint à la ramener à sa hauteur au prix d’efforts intenses, puis finit par la rentrer. Le « vent » disparut.

« C’est un champ, expliqua Vadesh. Une irrégularité, quoique parfaitement géométrique, de l’univers. Une barrière. Les particules atmosphériques ne la traversent que très lentement, si bien que notre mouvement ne perturbe guère la masse d’air qui y est présente. En revanche, l’oxygène y entre et en sort librement. »

L’oxygène ?

« Pour nous permettre de respirer.

— Parfaitement ! Si le champ était totalement imperméable à l’air, nous suffoquerions une fois l’oxygène autour de nous épuisé. Je vois que vous avez bien retenu les leçons de votre professeur. »

Ram n’a jamais parlé de champs. Ni de carrioles capables de se déplacer à une telle vitesse.

« Le Mur aussi est un champ, avez-vous dit, reprit Rigg.

— Oui, mais un champ différent d’une simple barrière physique. Plus proche d’une zone de perturbations. Il affecte l’équilibre mental des animaux, la part instinctive du cerveau qui alerte en cas de tremblement de terre ou d’orage, par exemple. Le Mur l’induit en erreur. Sous son influence, un danger potentiel prend les atours d’une menace imminente. L’animal fuit, pris de panique.

— L’animal peut-être, mais pas nous, démentit Rigg.

— Admettez en avoir eu envie, douta Vadesh. Mais il est vrai que les humains ont développé des mécanismes corporels de défense. Face à une menace, ils ferment les yeux et se bouchent les oreilles. Chez l’homme, les perceptions sont passées au crible de la raison. Mais la raison vous handicape. Car au bout du compte, vous trouvez des raisons à votre déséquilibre au sein du Mur : désespoir, culpabilité, effroi. Les pires ennemis du bon sens.

— Ce qui ne nous a pas empêchés de traverser, fit remarquer Miche.

— Oui, avant même que le Mur ne soit activé, rétorqua Vadesh. Pas beaucoup de mérite.

— Il était activé quand on y est retournés pour sortir Rigg de là, argua Miche.

— Courageux de votre part, bravo. Vous n’avez pénétré le Mur que de cinq pour cent pour réaliser cet exploit. Les cinq pour cent les plus faibles. Non, croyez-moi, le Mur fait très bien son travail.

— Il existe donc plusieurs types de champs ? comprit Rigg.

— Plus que vous ne croyez, jeune homme. Je n’arrive pas à croire votre père dilettante au point d’avoir fait l’impasse sur cette leçon. Un tiers des commandes du vaisseau était dédié à la génération et à la maintenance des champs. Sans champs, les voyages interstellaires n’existeraient pas. Ce sont eux également qui nous ont permis de nous écraser “proprement” ici, en dégageant suffisamment de débris dans l’atmosphère.

— Je préférerais avoir les tympans crevés que d’entendre ça, grommela Miche. Et arrêtez-moi ce machin, bon sang !

— Ce sera bientôt chose faite. Nous arrivons.

— Vous vous êtes écrasés sur cette planète… murmura Rigg.

— Elle n’avait pas de lune. Donc pas de marée et une vitesse de rotation trop rapide, expliqua Vadesh. Et il fallait cacher les vaisseaux. En percutant le Jardin de nos dix-neuf vaisseaux en même temps, avec le bon angle et la bonne vélocité, nous avons pu ralentir sa rotation à une vitesse viable pour les humains.

— Et vous avez tout planifié ? s’enquit Rigg.

— Oh, pas moi, répliqua Vadesh. Ce n’est pas le rôle des sacrifiables. Nous manquons de finesse pour des tâches si… subtiles.

— Oui, dans ce cas ?

— Tout s’est fait automatiquement. Les vaisseaux sont étudiés pour. Il faut bien comprendre qu’une telle collision les aurait réduits en poussière, malgré leur enveloppe de métaldur. Mais les vaisseaux génèrent également des boucliers magnétiques capables d’annihiler tout corps s’opposant à leur passage. Au sens strict, les vaisseaux n’ont jamais heurté quoi que ce soit. Ce sont les champs qui ont percuté le Jardin et fait voler sa croûte planétaire en éclats. Des millions de tonnes pulvérisées dans les airs. Exterminant toute vie à la surface. Mais les vaisseaux n’ont rien senti, pas même une petite surchauffe. »

Rigg repensa aux cours de physique de Père. Et à la brusque accélération qui l’avait envoyé valdinguer sur la banquette arrière quelques minutes plus tôt.

« Un arrêt d’une telle brutalité transformerait en purée tout ce qui se trouve à l’intérieur, observa-t-il.

— Un deuxième bon point pour Ram, le professeur émérite, apprécia Vadesh. Tout le volume intérieur était figé dans une bulle inertielle. L’énergie phénoménale du choc fut dissipée au-dehors. Ce qui explique aussi la quantité de poussière libérée et la fournaise qui s’est ensuivie. Les champs sont la clé de tout, mon garçon. Je m’étonne que votre père, pourtant tellement dévoué, à vous entendre, ne vous en ait jamais touché un mot. Étrange. »

Vadesh ne semblait pas comprendre que chaque pique lancée à l’encontre de Père ne faisait qu’écorner un peu plus sa propre image. Car en quoi différaient ces deux créatures, ces deux machines ? Tout ce qu’il parvenait à prouver, c’était que les sacrifiables mentaient. Mais Rigg n’avait pas attendu sa brillante démonstration pour s’en convaincre.

« Je nous sens ralentir, observa Rigg.

— Que l’oreille droite de Silbom soit louée ! s’exclama Miche.

— Il n’y a aucune raison d’établir une bulle inertielle à l’intérieur d’une carriole – sa vitesse ne le justifie pas, indiqua Vadesh. Ce n’est pas parce qu’on sait faire quelque chose qu’il faut le faire. Perte de temps et d’énergie. »

Le véhicule s’arrêta de lui-même.

Le tunnel, aussi, semblait s’arrêter là. Ils étaient arrivés au bout d’une impasse. Bouchée, de tous les côtés, par des murs de pierre lisse. Aucune porte, aucun panneau, pas même un quai de chargement.

Vadesh bondit à terre.

« Suivez-moi, les amis ! lança-t-il.

— Les amis ? sourcilla Miche.

— Il se sent seul, ironisa Rigg.

— Un vrai pitre, ce Vadesh.

— Il essaie surtout de nous le faire croire, soupçonna Rigg. Mais c’est lui qu’il va finir par perdre, à trop multiplier les rôles. »

Vadesh – qui n’avait rien manqué de leur petit aparté, détail que Rigg gardait toujours précieusement en tête – se tenait debout à l’extrémité du tunnel.

« Dépêchez-vous, la porte se referme. Je vous déconseille de vous faire coincer dedans. »

Rigg et Miche descendirent de la carriole, qui fila aussi sec vers son point de départ.

« Comment on fait pour le retour ? s’inquiéta Miche.

— J’en appellerai une autre, indiqua Vadesh. Et ne vous inquiétez pas : je connais plein de façons de rentrer. »

Vadesh se tourna face au mur et resta là, immobile et silencieux. Que fait-il ? s’interrogea Rigg. Communique-t-il avec le mur par télépathie ?

Télépathie ou non, la paroi de pierre lisse disparut, révélant derrière un dernier bout de tunnel prolongé par un quai de débarquement, avec escalier et portes bien en vue cette fois.

Au grand étonnement de Rigg, l’escalier ne remontait pas vers la surface mais semblait s’enfoncer à nouveau. Après une première descente vers le tunnel et une seconde jusqu’ici – si son sens de l’orientation n’avait pas été trompé par la singularité des lieux et leur cavalcade effrénée – les voilà qui repartaient vers les profondeurs.

Non, l’escalier ne leur était pas destiné. « Ouverture », ordonna Vadesh. Plusieurs portes s’abaissèrent. Une pièce exiguë apparut. Vadesh y entra le premier, Rigg et Miche à sa suite. Les portes se refermèrent. Rigg s’interrogea sur la fonction d’une telle pièce, sans porte à part l’entrée, et sur leur présence ici.

« C’est un monte-charge, l’éclaira Miche. Sur poulies. Toute la pièce monte et descend grâce à un système de contrepoids. Certains des plus hauts bâtiments d’O et une banque d’Aressa Sessamo en sont équipés.

— Tout juste, confirma Vadesh. À part sur les contrepoids. Il n’y en a pas. »

La pièce partit soudain en chute libre.

« Grisant, n’est-ce pas ? » hurla Vadesh.

Rigg et Miche se cramponnèrent aux murs, pris de panique.

« Mea culpa, s’excusa faussement Vadesh. J’oubliais combien les humains sont sensibles. »

La cabine se stabilisa.

« Nous voici revenus à un champ inertiel moyen. Il faut bien comprendre que les humains maîtrisaient ces choses avant même de lancer la première colonie. Ils adoraient faire la descente en chute libre. Pour l’adrénaline.

— Alors ils n’étaient pas humains, grogna Miche.

— Les organismes finissent toujours par s’adapter, déclara Vadesh. Question de temps. »

Les portes s’ouvrirent sur un pont de six mètres environ avec, de part et d’autre, un gouffre d’une profondeur insondable. La passerelle rejoignait à son extrémité une surface lisse et convexe de métaldur, en tous points identiques à l’enceinte de la Tour d’O.

Rigg s’avança de quelques pas, regarda de bas en haut et de gauche à droite.

« C’est la Tour d’O, couchée sur son flanc, observa-t-il.

— La Tour d’O, comme vous l’appelez, n’est rien de plus qu’une réplique du vaisseau mère. Ouverture ! »

Une trappe coulissa dans le flanc du vaisseau, au bout du pont.

« Bienvenue à bord du berceau de l’humanité sur le Jardin, déclara pompeusement Vadesh.

— L’un des dix-neuf, rectifia Rigg.

— Tout a commencé avec un seul, persista le sacrifiable. Nous avons eu un accident. Que ni la physique ni même vous ne sauriez expliquer.

— Vous n’avez pas idée de tout ce que Père m’a appris, contesta Rigg.

— Inutile. Il n’aurait pu vous apprendre ce que n’ont pu résoudre nos plus puissants calculateurs. Dix-neuf ordinateurs ont projeté un et un seul vaisseau dans un trou de ver, mais dix-neuf en sont ressortis éparpillés dans l’espace. Oups.

— Où nous emmenez-vous ? chercha à savoir Rigg.

— Vers la salle des commandes. Là où tout s’est décidé. Là où Ram Odin écrivit la première page de la colonisation humaine sur la planète sœur de la Terre. »

Alors qu’ils traversaient plusieurs couloirs étroits en enfilade, Rigg eut soudain la vague impression de flotter. Comme si quelque chose ou quelqu’un le portait. Chacune de ses foulées semblait porter plus loin, son corps peser moins lourd que sur la terre ferme. Un autre champ ? Sans doute.

Une porte s’ouvrit sur une pièce immaculée d’un même brun clair du sol au plafond. En partait une sorte de piste semblable au tunnel, en plus étroite, et fermée à chaque extrémité par une porte.

Au milieu de la pièce trônait une table sensiblement aussi longue que Vadesh était grand. Trois lampes pendaient du plafond, entourées de… bras, de tentacules ? Difficile à dire. Vadesh leva la main et les lampes convergèrent vers lui. Un siège émergea du sol, juste en dessous de la table. Il recula jusqu’à une butée.

« Nous sommes dans la salle des commandes ? s’enquit Rigg.

— Regardez cette piste – que vous avez peut-être remarquée, Rigg, en fin observateur que vous êtes. Il existe en fait trois modules de commandes : un pour la navigation spatiale, un pour le contrôle des organes internes du vaisseau, un pour la génération des champs. Le pilote sélectionne au choix l’un des trois modules, qui remonte la piste pour venir se fixer de lui-même sur la table. Un processus rapide et automatique. Le pilote reste assis, ce sont les commandes qui viennent à lui. »

Mensonges, songea Rigg. Ce système paraissait bancal. Pourquoi cacher les commandes aussi loin ? D’un point de vue ergonomique, c’était une aberration.

La table était taillée aux dimensions d’un corps humain, en longueur et en largeur. Rigg leva les yeux vers les bras articulés que Vadesh avait commencé à manipuler. Divers objets apparurent dans leurs pinces… Des sortes d’instruments… Difficile de se prononcer sur leurs fonctions.

« Asseyez-vous donc ! proposa jovialement Vadesh à Miche.

— Non, l’arrêta Rigg.

— Comment cela, “non” ? s’étonna Vadesh. Je pensais que vous n’aviez plus d’ordres à donner.

— Ce n’est pas la salle des commandes, asséna Rigg.

— Qu’en sais-tu ? questionna Miche. Tu n’as jamais mis les pieds ici. Tu as la science infuse ?

— Ça n’a aucun sens, poursuivit Rigg.

— Rien n’a de sens depuis que je t’ai rencontré, observa le tavernier. Mais s’il faut s’asseoir pour faire tomber le Mur et rentrer à la maison, moi, je m’assieds. »

Et il s’assit. La chaise s’adapta d’un rapide calage à sa taille et à son poids. Elle s’immobilisa à nouveau.

« Vous voyez ? lança Vadesh. Elle s’ajuste à son pilote, identifié grâce aux pierres. »

Rigg se sentait tiraillé entre l’envie de les réclamer immédiatement à Miche et la peur de gâcher leur amitié. Surtout, il n’avait pas très envie de tester la détermination de Vadesh à le maintenir hors de portée de son précieux butin.

« Voulez-vous que nous amenions les commandes de génération des champs ? proposa Vadesh.

— S’il le faut, allons-y, répondit Miche.

— Dans ce cas, brandissez les pierres à bout de bras, paume ouverte, et ordonnez au vaisseau de faire venir à vous les commandes.

— Comment je m’y prends ? demanda Miche.

— Dites simplement “Fais venir à moi les commandes de champ, vaisseau” », répondit Vadesh.

Vadesh apprenant à Miche à parler à un vaisseau… cette scène lui rappelait étrangement quelque chose : Père lui apprenant « la langue des étoiles », un dialecte unique en son genre, sans commun rapport avec aucun autre idiome connu, destiné selon son mentor à commander aux astres. Il se composait de simples séquences de chiffres et de lettres que Rigg avait dû mémoriser puis répéter tous les jours, puis toutes les semaines, puis tous les ans. Père ne lui avait jamais dit en quoi elle soumettait les étoiles à sa volonté, et Rigg avait eu beau ressasser ces « mots » de commandement, comme les appelait Père, jamais il n’avait vu la moindre étoile bouger. Le jeune trappeur avait fini par lui faire remarquer, ce qui lui avait valu un regard condescendant et une réponse désabusée : « Ça ne marche pas ici »… comme si Rigg avait pu s’en douter.

Mais aujourd’hui, Rigg se tenait dans un vaisseau interstellaire, en compagnie d’une copie conforme de Père en train de dicter à un humain que faire.

Le temps que Rigg fasse le lien, l’ordre était passé. Un petit chariot glissait déjà le long de la piste. Il vint s’amarrer de lui-même à la table.

Miche contempla le fouillis de commandes qui tapissait la console ; ce faisant, il baissa la main contenant les pierres, toujours paume ouverte.

Rigg s’approcha comme pour étudier la console de plus près.

« Ce truc me dit quelque chose », murmura-t-il en pointant innocemment un levier de la main gauche.

Et de la droite, il chipa les pierres dans la paume de Miche.

Tout ce tapage sur la prétendue importance des gemmes n’était peut-être que du vent, mais Rigg préférait les savoir sur lui pendant les incantations de commandement. Quant à Miche, il semblait presque soulagé de ne plus en avoir la charge.

Rigg se lança dans l’incantation du premier mot, le plus important selon Père : « Attention. » Puis : « F-F-1-8-8-zéro-E-B-B-7-4… »

Vadesh se tourna vers Miche et le vit dépossédé des pierres. Il se précipita sur la console et enfonça un bouton sur le côté.

La face supérieure de la console bascula sur elle-même, laissant apparaître une boîte ouverte à la place des commandes.

« 3-3-A-C-D-B-F-F… »

Quelque chose bougeait à l’intérieur. Un crocheface !

Il va nous le balancer à la figure ! comprit Rigg dans la seconde. Contre Vadesh, le jeune trappeur ne faisait pas le poids. Le sacrifiable avait prouvé sa supériorité au corps à corps en étalant Miche d’une pichenette. Il ne lui restait plus qu’à psalmodier son mot jusqu’au bout. Il ne faisait plus aucun doute maintenant que la crainte de Vadesh résidait là, dans les mots et les pierres de Père. Le sacrifiable avait paniqué aux premières lettres ; Rigg n’avait plus qu’à terminer.

Vadesh fit un mouvement de main qui prit Rigg et Miche au dépourvu, mais ne parvint pas à distraire Rigg pour autant.

« 1-0-5. Attention. »

Il n’avait jamais compris si ce dernier mot était une répétition de l’ensemble ou l’ultime maillon de la chaîne, mais il prit soin de le prononcer sans achopper, comme le lui avait appris Père.

Le crocheface bondit hors de la boîte et vint claquer avec un bruit mouillé sur le visage de Miche. Le tavernier se crispa de tout son corps avant de se mettre à trembler.

« Prêt, annonça une voix douce sortie de nulle part et de partout en même temps.

— 4-A-A-3, je suis ton maître, dicta Rigg.

— Vous êtes mon maître », confirma la voix mystérieuse.

Vadesh fondit sur Rigg, renversant Miche au passage.

« Protège-moi du sacrifiable ! » ordonna Rigg.

Vadesh se figea en pleine course.

Miche s’était adossé à un mur, par terre. Le crocheface lui recouvrait déjà le visage du front au menton, et les deux oreilles.

« 2-F-F-2. Information. Dans quelle salle nous trouvons-nous ?

— Dans la chambre de réveil et de soins, répondit la voix.

— À quoi sert-elle ?

— À réveiller les humains de leur stase et à les guérir de toutes sortes de maladies.

— Mon ami Miche peut-il y être guéri ?

— Je ne sais pas. »

Rigg n’avait pas la moindre idée de l’identité de son interlocuteur.

« Qui peut me fournir une réponse ?

— Je ne sais pas. »

Une machine. Une voix de synthèse. Celle d’un ordinateur de bord selon toute vraisemblance. De l’un des dix-neuf du vaisseau. Ou des dix-neuf en même temps. Une voix capable de dicter ses ordres au sacrifiable, toujours figé dans sa position, une main sur le siège, l’autre sur la boîte du crocheface.

« Aide Miche. Trouve une solution.

— Identifiez Miche et autorisez-moi à l’ausculter.

— C’est le seul autre être humain présent dans cette pièce, indiqua Rigg. Auscultation autorisée.

— Rapprochez-le de la table, demanda la voix.

— Je ne peux pas le soulever », signala Rigg.

Vadesh. Vadesh le pouvait sans problème. À condition de le sortir de sa léthargie.

« Qui es-tu ? » s’enquit Rigg.

Pas de réponse.

« 2-F-F-2. À qui appartient la voix qui me répond ?

— Au module composite de commande de l’interface humaine.

— Il y a un sacrifiable entre Miche et la table, et une boîte dessus qui gêne. Que peux-tu faire pour m’aider sans réveiller le sacrifiable ?

— Rien », confessa la voix.

Rigg reconsidéra son ordre. Une reformulation s’imposait.

Il opta pour une nouvelle commande.

« 7-B-B-5-zéro. Analyse. Comment amener Miche sur le lieu de l’auscultation tout en nous tenant, lui et moi, hors de danger du sacrifiable ? »

Pour toute réponse, Vadesh se redressa brusquement et toucha la boîte sans dire un mot. Les rabats se refermèrent l’un après l’autre, la boîte disparut dans le chariot et le chariot derrière la porte au bout de la piste, le tout en une poignée de secondes. Vadesh s’approcha de Miche, le souleva comme une plume et l’allongea sur la table.

« Vous commettez une grave erreur, annonça-t-il d’une voix douce.

— Faites taire le sacrifiable », ordonna Rigg.

Vadesh se tut.

« Faites-le reculer vers le mur. Et qu’il me tourne le dos », ajouta Rigg.

Il préférait le voir sans être vu.

Vadesh s’exécuta.

Impossible de donner des ordres à Vadesh directement, comprenait enfin Rigg. Mais tant que je commanderai aux ordinateurs de bord, il m’obéira.

« Procédez à l’examen de mon ami », ordonna Rigg.

Les bulbes en suspension plongèrent vers Miche. Les bras s’activèrent à une vitesse telle que Rigg eut toutes les peines du monde à les suivre dans leurs manœuvres – de déshabillage pour les uns, de palpation ou d’étude en surface de l’épiderme pour les autres.

Deux des lampes vinrent arroser le crocheface plein feux tandis que les autres poursuivaient l’examen du reste du corps désormais nu du tavernier. Des sondes piochèrent çà et là dans le crocheface pour recueillir quelques échantillons. Le parasite regimba à l’approche des premiers bras puis se rebella au passage des seconds, se courbant vers les importuns dans une vaine manœuvre de harponnage. Les bras rétractaient alors leurs sondes puis contournaient la chose en vue d’un nouvel assaut.

Plusieurs bras tentèrent de soulever les bords du parasite. Miche réagit instantanément, pour la première fois. Il fut pris d’une violente convulsion, comme sous le coup de la surprise. Un cri strident s’échappa de sous le crocheface.

« Peut-il respirer ? s’inquiéta Rigg.

— Les voies respiratoires sont obstruées mais son sang est parfaitement oxygéné, l’informa la voix. Nous avons diagnostiqué la présence irréversible d’un parasite appelé “crocheface”. Ce corps étranger a atteint les couches profondes du cerveau. Son extraction risquerait d’entraîner des lésions graves, voire la mort de votre ami Miche. La fonction d’oxygénation est désormais assurée par le parasite. En l’état, votre ami ne mourra pas. »

Rigg fut tenté d’ordonner « Tuez-les ». Telle serait la dernière volonté de Miche.

Mais la vie du tavernier n’appartenait pas plus à Rigg qu’à Miche lui-même. Flaque aussi avait son mot à dire. Et en de telles circonstances, Rigg doutait que sa décision aurait été de mettre fin aux souffrances de son mari sur-le-champ.

« Si Miche devait mourir, émit Rigg, quelle serait la réaction du crocheface ?

— Un transfert immédiat vers un nouvel hôte viable ou la mort.

— Que savez-vous de ce parasite ? s’enquit Rigg.

— Cent mille générations se sont succédées depuis que le sacrifiable a entrepris leur élevage. Il s’agit d’une souche de type Jonah 7, échantillon 490.

— Qu’espérait le sacrifiable avec cette nouvelle génération ?

— Je ne sais pas. »

Mauvaise formulation.

« En quoi se distingue ce crocheface des souches précédentes ?

— Cela fait désormais huit mille ans que le sacrifiable travaille exclusivement sur la souche Jonah, et trois mille qu’a été développé Jonah 7. Cette génération diffère des autres types rejetés par sa capacité à atteindre l’âge adulte sans hôte, par sa rapidité de liaison et par son aptitude à reconnaître et à s’interfacer avec le cerveau humain, à adapter son métabolisme au sang humain, tous groupes sanguins confondus, et à prendre le contrôle des fonctions supérieures du cerveau humain et du rachis. »

Rigg procéda à un rapide examen de la situation. Vadesh pensait la symbiose entre crochefaces et humains bénéfique, notamment du point de vue de ses vertus civilisatrices.

« 7-B-B-5-5, reprit Rigg. Prévision. Qu’adviendra-t-il de Miche en l’état actuel des choses ?

— Il survivra.

— Mais encore.

— Jonah 7 n’a jamais été testé sur des humains. Aucune donnée n’est disponible.

— Vadesh avait bien une idée derrière la tête, non ?

— Vadesh est mort. »

Rigg se tourna vers le sacrifiable.

« Il ne peut pas mourir. À moins que je ne me trompe ?

— Vous appelez ce sacrifiable Vadesh. Vous avez raison, il ne peut pas mourir.

— De qui parliez-vous, quand vous avez dit “Vadesh est mort” ? »

— Du fondateur de cette colonie. Les sacrifiables prennent le nom de leur entremur. Nous sommes dans celui de Vadesh. Je vous avais mal compris. Non, je ne sais pas quel était le but de Vadesh. Il nous utilisait pour du stockage de données et des analyses de base uniquement. Il n’a jamais discuté ou partagé ses projets avec nous.

— Miche est-il en sécurité ici ?

— Il aura besoin d’être nourri d’ici quelques heures. Désirez-vous que je l’alimente ?

— Oui, confirma Rigg.

— Évacuation des scories ? »

Rigg répondit par l’affirmative. Des bras procédèrent en un éclair à l’intubation de Miche et à la pose expresse de perfusions.

« Pouvez-vous garder ce sacrifiable ici, et immobile ?

— Oui.

— Pendant combien de temps ?

— Pour l’éternité.

— Alors faites, jusqu’à contrordre de ma part.

— Reçu.

— Maintenant, répondez-moi : m’obéissez-vous parce que je connais les codes ou parce que je possède les pierres ?

— Quelles pierres ? » demanda le sacrifiable.

Rigg ouvrit la main. Une lampe vint éclairer les gemmes, une sonde les étudier.

« Il s’agit des pierres du module de commande, énonça la voix. La larme bleu clair commande le vaisseau de l’entremur de Ram. La jaune pâle, celui de Vadesh.

— Mais, au moment où je vous parle, c’est bien à mon langage de commandement que vous obéissez, non ?

— Vous avez prononcé les codes, répliqua la voix. Vous êtes commandant adjoint.

Adjoint, répéta Rigg. Oui est le commandant en chef ?

— Ram Odin, débita la voix. Le commandant est décédé.

— Donc, en qualité de commandant adjoint, je suis seul maître à bord, exact ?

— À moins qu’une autre personne ne connaisse les codes.

— Vadesh les connaît-il ? Le sacrifiable ?

— Je sais désormais qui répond au nom de Vadesh. Oui, il connaît les codes.

— Peut-il en faire usage pour reprendre le commandement ? »

Une pointe de vexation sembla poindre dans la réponse.

« Les sacrifiables ne nous contrôlent pas. Nous les contrôlons.

— À peu près, observa Rigg.

— Votre jugement est faussé, grésilla la voix. Les sacrifiables sont conçus pour disposer d’une liberté de mouvement et de jugement totale. Ils peuvent exploiter nos données mais nous ne nous ingérons jamais dans leurs décisions, sauf si un humain habilité nous en donne l’ordre.

— Vadesh nous a dit qu’il s’agissait de la salle des commandes, poursuivit Rigg.

— Il a menti.

— Existe-t-il une telle salle ? Un endroit où utiliser ces pierres ?

— Oui.

— Pouvez-vous m’y emmener ? »

Vadesh sortit de sa torpeur, se détourna du mur et prit la direction de la porte par laquelle ils étaient entrés.

« Suivez le sacrifiable », indiqua la voix.

Rigg lança un ultime regard vers Miche, allongé sur la table, perfusé de partout, le visage mangé par le crocheface. Il suivit Vadesh dans le couloir.

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