Les quelques grands immeubles de Sabishii avaient des façades de pierre polie qui avaient été choisies pour leurs tons inhabituels sur Mars : albâtre, jade, malachite, jaspe jaune, turquoise, onyx, lapis-lazuli. Les bâtiments moins hauts étaient en bois. Après des nuits de voyage, c’était un plaisir pour les visiteurs de déambuler au soleil dans les rues, sous les platanes et les érables rouges, de traverser des jardins de pierre pour rejoindre de vastes boulevards herbus, de suivre les canaux bordés de cyprès qui débouchaient parfois sur de grands étangs couverts de nénuphars avec des ponts en arche. Ici, on se trouvait presque sur l’équateur et l’hiver ne signifiait plus rien. Même à l’aphélie, les hibiscus et les rhododendrons fleurissaient, et les pins et les bambous s’inclinaient sous la brise douce.
Les anciens Japonais accueillirent leurs visiteurs comme de vieux et respectables amis. Les issei se vêtaient de combinaisons couleur cuivre, ils allaient pieds nus et se coiffaient en longues queues de cheval. Ils portaient tous des boucles d’oreilles et des colliers. L’un d’eux, chauve, avec une barbe blanche abondante et le visage vidé, les accompagna pour une promenade, afin qu’ils se détendent les jambes après tous les kilomètres de traversée. Il se nommait Kenji, et il avait été le premier Japonais à poser le pied sur Mars, quoique nul ne s’en souvînt.
Ils s’arrêtèrent sur le mur de la ville pour contempler les énormes blocs de rochers sculptés de formes fantastiques, en équilibre sur les crêtes des collines.
— Êtes-vous déjà allé dans Medusa Fossae ?
Kenji se contenta de sourire en secouant la tête. Les pierres kami[58] étaient comme autant de ruches, creusées de salles et d’entrepôts, leur expliqua-t-il, et, avec le labyrinthe du mohole, elles pouvaient désormais abriter beaucoup de monde, jusqu’à vingt mille personnes sur une année. Les visiteurs hochèrent la tête. Il leur semblait possible que cela devienne nécessaire.
Kenji les ramena vers la vieille cité, là où des chambres avaient été mises à leur disposition, dans le refuge originel. Les pièces, ici, étaient plus petites et plus rares que dans les complexes d’appartements destinés aux étudiants que l’on trouvait dans le nouveau centre, avec une sorte de patine qui faisait plus penser à des nids qu’à des chambres. Les issei dormaient dans certaines d’entre elles.
En parcourant ces pièces, les visiteurs n’échangèrent pas un seul regard. Le contraste entre leur histoire et celle des Sabishiiens était trop tranché. Ils examinaient le mobilier, tout à la fois troublés, déconcertés, réservés. Après le dîner, quand ils eurent ingurgité pas mal de saké, quelqu’un remarqua :
— Si seulement nous avions fait quelque chose de ce genre.
Nanao jouait de la flûte en bambou.
— Pour nous, c’était plus facile, dit Kenji. Nous sommes tous japonais. Nous avions un modèle.
— Mais ça ne ressemble guère au Japon que j’ai connu.
— Non. Mais ce n’est pas non plus le vrai Japon.
Ils prirent leurs tasses et quelques bouteilles, et escaladèrent les marches qui accédaient à un pavillon, au sommet d’une tour en bois proche de leur résidence. D’en haut, ils avaient vue sur les toits et les cimes des arbres de la ville et sur les gros rochers qui se détachaient sur le seuil du ciel noir. C’était l’heure du crépuscule : une bordure de lavande s’attardait à l’occident, mais le ciel était d’un bleu profond criblé d’étoiles. Une chaîne de lampions brillait au milieu des érables.
— Nous sommes les vrais Japonais. Ce que vous pouvez voir de nos jours à Tokyo appartient aux transnationales. Il y a un autre Japon. Nous ne pourrons jamais le retrouver, bien sûr. De toute façon, c’était une société féodale, avec des caractéristiques que nous ne pourrions pas accepter. Mais ce que nous accomplissons ici a ses racines dans cette culture d’origine. Nous essayons de trouver une nouvelle approche, de redécouvrir l’ancienne culture, ou de la réinventer, pour ce lieu nouveau.
— Kasei Nippon.
— Oui, mais pas seulement pour Mars ! Pour le Japon tout aussi bien. C’est comme si nous créions un modèle pour eux, vous comprenez ? Un exemple de ce qu’ils pourraient devenir.
Et ils continuèrent ainsi en buvant du vin de riz sous les étoiles. Nanao jouait toujours de la flûte et, quelque part dans le fond du parc, sous les lampions de papier, un rire s’éleva. Et les visiteurs, serrés les uns contre les autres, pensaient, rêvaient et buvaient à la nuit. Un moment, ils évoquèrent les refuges et tout ce qu’ils avaient en commun tout en étant différents. Ils étaient saouls.
— Ce congrès, c’est une bonne idée. (Les visiteurs hochèrent la tête, diversement convaincus.) C’est exactement ce dont nous avons besoin. Je veux dire que nous avons toujours été ensemble pour célébrer le festival de John depuis bien des années, n’est-ce pas ? Et c’était une bonne chose. Très agréable. Très importante. Nous en avions besoin, pour notre propre bien. Mais désormais, les choses changent rapidement. Nous ne pouvons plus prétendre former une cabale. Il faut que nous traitions avec tous.
Ils discutèrent un instant des détails : des participants au congrès, des mesures de sécurité, des solutions aux problèmes posés.
— Qui a attaqué l’œuf… l’œuf ?
— Une équipe de sécurité venue de Burroughs. Subarashii et Armscor ont mis sur pied ce qu’ils appellent une unité d’investigation de sabotage et ils ont eu le feu vert de l’Autorité transitoire pour leur opération. Ils vont frapper à nouveau sur le Sud, ça ne fait aucun doute. Nous avons presque trop attendu.
— Ils ont obtenu l’institution… cette information… de moi ?
— Vous devriez cesser de penser que vous êtes à ce point important.
— Ça n’a plus d’importance, désormais. C’est le retour de l’ascenseur qui a déclenché tout ça.
— Et ils en construisent un sur Terre également. Et aussi…
— Nous ferions mieux d’agir.
Et tandis que les bouteilles de saké circulaient et se vidaient, ils cessèrent de penser sérieusement pour bavarder à propos de l’année écoulée, des choses qu’ils avaient observées dans les déserts, de leurs connaissances mutuelles, et ils se racontèrent les dernières histoires drôles. Nanao revint avec un paquet de ballons qu’ils gonflèrent avant de les lancer au-dessus de la ville dans la brise de la nuit pour les voir dériver entre les arbres et les habitats anciens. Ensuite, ils respirèrent quelques bouffées de protoxyde d’azote et rirent tous ensemble. Les étoiles, à présent, étaient comme une épaisse couverture scintillante. Ils échangèrent des récits sur l’espace et la ceinture d’astéroïdes. Ils s’amusèrent à graver le bois avec leurs couteaux de poche sans arriver à rien.
— Ce congrès, dit Kenji, sera un nema-washi. Il servira à préparer le terrain.
Ils furent deux à se lever, à se balancer un instant avant de retrouver l’équilibre, pour porter enfin un toast.
— À l’année prochaine, sur Olympus.
— À l’année prochaine, sur Olympus, répondirent les autres avant de boire à leur tour.
On était en Ls 180, l’année 40 de Mars, quand ils commencèrent à affluer vers Dorsa Brevia, venant du sud, en avion, dans de petits véhicules. Au garage, un groupe d’experts de Sabishii, les Arabes des caravanes et les Rouges vérifiaient l’identité des arrivants. D’autres Rouges, ainsi que des Bogdanovistes, avaient pris position dans les bunkers de la dorsa, tout autour, armés en cas de problème. Les experts de Sabishii, néanmoins, considéraient que nul n’avait eu vent de la conférence à Burroughs, Hellas ou Sheffield, et quand ils firent part de leur opinion aux autres, on perçut une certaine détente : à l’évidence, ils avaient réussi à pénétrer au cœur des salles de réunion de l’ATONU et, vraisemblablement, dans l’ensemble du dispositif des transnationales de Mars. Ce qui était un autre avantage du demi-monde : il pouvait jouer sur les deux tableaux.
Lorsque Nadia arriva en compagnie d’Art et de Nirgal, on les accompagna jusqu’à leur logement de Zakros, le segment le plus méridional du tunnel. Nadia déposa son paquetage dans une petite chambre lambrissée avant d’aller errer dans le grand parc, puis d’explorer les autres segments vers le nord, où elle rencontra de vieux amis et des étrangers avec un sentiment d’espoir grandissant. C’était encourageant de voir tous ces gens qui grouillaient entre les pavillons et les parcs de verdure : ils venaient de tellement de groupes différents. En contemplant la foule qui s’agglutinait dans le parc du canal, elle ne parvint pas à retenir un rire joyeux.
Les Suisses de Overhangs arrivèrent la veille de la conférence. Certains prétendaient qu’ils avaient attendu cette date précise dans leurs patrouilleurs. Ils apportaient avec eux tout un ensemble de procédures et de protocoles pour le meeting. Tandis que Nadia et Art écoutaient une Suissesse leur exposer leurs plans, Art ne put s’empêcher de donner un coup de coude discret à Nadia en chuchotant :
— Nous avons créé un monstre[59].
— Non, non, fit Nadia.
Elle se sentait rassérénée rien qu’en posant le regard sur le grand parc central du tiers sud du segment que l’on appelait Lato. Le long châssis dans la voûte noire du tunnel laissait filtrer la lumière du matin dans la gigantesque salle cylindrique. C’était exactement l’averse de photons dont elle avait rêvé durant tout l’hiver. La clarté brune inondait les bambous, les pins et les cyprès qui se dressaient au-dessus des toits de tuile et frémissaient en ondes vertes.
— Nous avons besoin d’une structure, sinon ce sera la mêlée générale. Les Suisses, c’est la forme sans le fond, si vous voyez ce que je veux dire.
Il acquiesça. Il allait très vite pour elle, et elle avait même quelquefois du mal à le comprendre, parce qu’il était capable de franchir cinq ou six enjambées d’un bond en croyant qu’elle le suivait.
— Essayez de les envoyer boire du kava avec les anarchistes, marmonna-t-il avant de contourner les groupes serrés.
Et ce même soir, alors qu’elle traversait Gournia en compagnie de Maya en direction des cuisines en plein air du bord du canal, Nadia aperçut Art qui s’y employait : il traînait Mikhail et certains des Bogdanovistes durs vers une table de Suisses où Jurgen, Max, Sibilla et Priska bavardaient chaleureusement avec ceux qui les entouraient, passant d’une langue à l’autre comme des IA de traduction, mais sans jamais perdre leur accent helvète guttural.
— Art est un optimiste, remarqua Nadia.
— Art est un idiot, rétorqua Maya.
Cinq cents visiteurs étaient maintenant rassemblés dans l’immense refuge. Ils représentaient à peu près cinquante groupes différents. Le congrès devait débuter le lendemain matin et, pour cette dernière soirée, le ton des conversations avait monté, de Zakros à Falasarna. Le laps de temps martien fut un concert de chants et de cris, de youyous arabes et de yodels tyroliens, Waltzing Matilda répondant à La Marseillaise.
Nadia se leva très tôt. Elle découvrit qu’Art était déjà à l’œuvre dans le pavillon du parc de Zakros, disposant les sièges en rangées circulaires, dans le style bogdanoviste. Elle sentit un élancement de chagrin et de regret, comme si elle avait soudain le fantôme d’Arkady devant elle. Il aurait tellement aimé ce meeting. C’était ce qu’il avait si souvent appelé de tous ses vœux. Elle s’approcha d’Art.
— Vous êtes plutôt matinal.
— Je me suis réveillé et je n’ai pas réussi à me rendormir. (Il avait besoin de se raser.) Je suis nerveux !
Ça la fit rire.
— Art, ça va prendre des semaines, vous le savez bien.
— Oui, mais ce sont les préliminaires qui comptent.
Vers dix heures, tous les sièges étaient occupés et le pavillon, envahi par les observateurs, affichait complet. Nadia s’était installée derrière le coin des représentants de Zygote et observait l’assemblée avec curiosité. Les hommes, apparemment, étaient un peu plus nombreux que les femmes, et les indigènes plus présents que les immigrants. Pour la plupart, ils portaient des combinaisons – celles des Rouges se distinguaient par leur couleur rouille –, mais on découvrait toute une variété de tenues de cérémonie : des robes, des ensembles, des pantalons, des chemises brodées, des poitrines dénudées, des colliers, des boucles d’oreilles et autres bijoux. Pour les Bogdanovistes, la pierre de ralliement était la phobosite, noire marquée de touches d’opaline, taillée et polie.
Les Suisses se tenaient au centre de la salle, en costumes stricts et gris de banquiers. Sibilla et Priska étaient vêtues de vert sombre. Sibilla se leva pour proclamer le début du congrès, et les représentants suisses lui succédèrent pour exposer par le menu le programme qu’ils avaient mis au point, s’interrompant parfois pour répondre aux questions de l’assemblée et appelant d’éventuels commentaires à chaque changement d’orateur. Un groupe de soufis en chemises et pantalons blancs se frayaient un chemin à l’extérieur du périmètre, en distribuant des carafes d’eau et des tasses en bambou avec leurs habituels gestes gracieux de danseurs. Quand toutes les tasses furent distribuées, les délégués de chacun des groupes servirent l’eau à leurs voisins de gauche, puis tous burent ensemble. Dans la foule des spectateurs, les Vanuatuans servaient de même des tasses de café, de thé ou de kava, et Art aidait au service. Nadia sourit en le voyant circuler d’une table à l’autre comme un soufi, lentement, souplement, effleurant parfois des lèvres les tasses de kava qu’il distribuait.
Le programme suisse devait débuter par des ateliers sur les sujets et problèmes spécifiques du congrès, dans dix salles différentes de Zakros, Gournia, Lato et Malia. Tous seraient enregistrés. Les conclusions, les questions et les recommandations de ces ateliers serviraient de base pour un débat d’une journée complète durant l’un des deux meetings généraux annoncés. L’un se concentrerait plus ou moins sur les problèmes que posait l’accès à l’indépendance, l’autre sur ce qui suivrait – les moyens et les objectifs, ainsi que le définit Art en passant près de Nadia.
Lorsque les Suisses eurent achevé la description de leur programme, ils étaient tous prêts à commencer. Nul n’avait envisagé un cérémonial d’ouverture. Werner, qui avait été le dernier à prendre la parole, avait simplement rappelé au public que les premiers ateliers commenceraient dans l’heure suivante.
Mais, avant que la foule ne se disperse, Hiroko se dressa à l’arrière du groupe de Zygote et se dirigea lentement vers le centre du cercle. Elle portait une combinaison vert bambou, pas le moindre bijou – elle était grande et maigre, les cheveux blancs, peu séduisante – et pourtant tous les regards convergèrent sur elle. Et quand elle leva les mains, tous ceux qui étaient assis se levèrent. Dans le silence qui suivit, Nadia, la gorge serrée, retint son souffle. Nous devrions tout arrêter maintenant, songea-t-elle. Pas de conférence – parce que c’est ici que ça se passe, nous sommes tous ensemble pour vénérer cette seule et unique personne.
— Nous sommes les enfants de la Terre, commença Hiroko d’une voix forte. Et pourtant, nous voilà réunis dans un tunnel de lave, sur la planète Mars. Nous ne devons pas oublier l’étrangeté de ce destin. La vie, où qu’elle soit, est une énigme et un miracle précieux, mais ici, nous découvrons encore mieux son pouvoir sacré. Souvenons-nous de cela, et faisons de notre tâche un sacerdoce.
Elle ouvrit les mains, et ses proches la rejoignirent en chantonnant au centre du cercle. D’autres suivirent, jusqu’à ce que l’espace autour des Suisses soit empli d’une horde dense d’amis, de connaissances et d’étrangers.
Les ateliers se tenaient sous des belvédères disséminés dans les parcs, ou dans des salles triangulaires des bâtiments publics de la périphérie. Les Suisses avaient désigné des groupes réduits pour diriger ces ateliers, et le public avait libre choix, ce qui faisait que certaines réunions comptaient cinq auditeurs, et d’autres cinquante.
Nadia passa la première journée à errer d’un atelier à l’autre, dans les quatre segments les plus méridionaux du tunnel. Elle constata que certains faisaient comme elle, Art, par exemple, qui se montrait dans chaque atelier tour à tour et n’écoutait guère qu’une ou deux phrases avant de repartir.
Elle se retrouva dans un atelier où l’on débattait des événements de 2061. C’est sans surprise, mais avec un certain intérêt, qu’elle retrouva là Maya, Ann, Sax, Spencer, Coyote, et même Jackie Boone et Nirgal, ainsi que pas mal d’autres. La salle était comble. Les choses essentielles en premier, se dit-elle, et il y avait tant de questions qui harcelaient les gens à propos de 61 : que s’était-il passé exactement ? Qu’est-ce qui avait mal tourné, et pourquoi ?
Après dix minutes, Nadia sentit son enthousiasme fléchir. Les gens ne discutaient pas seulement de 2061, mais de la révolution en général, et de l’usage de la violence dans l’Histoire. Plus encore, parmi ceux qui évoquaient 61, on entendait des récriminations, des reproches amers. Et, sous le reflux des souvenirs, Nadia sentit une crampe douloureuse dans son ventre, comme jamais depuis l’échec de la révolte.
Elle regarda autour d’elle en essayant de se concentrer sur les visages, d’évacuer les fantômes qui l’envahissaient. Sax, assis à côté de Spencer, épiait tout comme un oiseau. Il acquiesça quand Spencer soutint que 2061 leur avait appris qu’ils avaient absolument besoin d’une estimation complète des forces militaires présentes dans le système martien.
— C’est une condition préalable et nécessaire à la réussite de toute action, acheva-t-il.
Mais cette simple assertion de bon sens fut huée par quelqu’un qui semblait considérer que c’était là une fuite devant l’action directe – l’un des premiers sur Mars, apparemment, qui s’empressa de défendre l’écosabotage de masse et l’assaut armé généralisé des villes.
Nadia se souvint aussitôt d’une discussion avec Arkady sur ce sujet, et soudain elle ne put supporter ce qu’elle entendait et s’avança.
Après un instant, le silence revint.
— Je suis fatiguée d’entendre discuter de ce sujet en termes purement militaires, commença-t-elle. Il faut repenser tout le modèle de la révolution. Arkady n’a pas réussi à le faire en 61, et c’est bien pour ça que 61 a été un pareil fiasco sanglant. Écoutez-moi : une révolution armée ne pourrait jamais triompher sur Mars. Les systèmes vitaux sont trop vulnérables.
— Mais, coassa Sax, si la surface est habitable – si elle est viable – et les systèmes vitaux ne sont pas autant…
Nadia secoua la tête.
— La surface n’est pas viable, et elle ne le sera pas avant de longues années. Et même alors, il faudra repenser la révolution. Réfléchissez : même quand les révolutions ont réussi, elles ont causé tant de destruction et de haine qu’il se produit toujours un horrible choc en retour. C’est inhérent à la méthode. Si vous optez pour la violence, vous vous créez des ennemis, des ennemis qui vous résisteront éternellement. Et ce sont des hommes sans morale qui deviendront vos leaders révolutionnaires. Donc, une fois la guerre finie, ils seront au pouvoir, et probablement aussi néfastes que ceux qu’ils ont remplacés.
— Pas pour… En Amérique ! proféra Sax, louchant dans son effort pour trouver les mots.
— Je ne sais pas. Mais, en général, c’est ce qui s’est passé. De la violence naît la haine, et avec un choc en retour inévitable.
— Oui, intervint Nirgal, avec un regard intense qui ne différait guère de la grimace de Sax. Mais si certains attaquent les refuges et les détruisent, nous n’avons guère le choix.
— La question est de savoir qui envoie ces forces. Et qui sont ceux qui les composent. Je doute qu’ils nous en veuillent personnellement. À ce stade, ils pourraient aussi bien être avec nous que contre nous. Nous devrions nous préoccuper uniquement de leurs commandants et de ceux qui financent les opérations.
— Dé-ca-pi-ta-tion ! déclama Sax.
— Je n’aime pas ce mot. Il nous faut un terme différent.
— Une retraite obligatoire ? suggéra Maya d’un ton acide.
Dans les rires du public, Nadia lança un regard mauvais à sa vieille amie.
— Un chômage forcé, lança soudain Art, qui venait d’apparaître dans le fond de la salle.
— Un coup d’État, vous voulez dire ? fit Maya. Ce qui consisterait non pas à combattre la population de la surface mais uniquement les leaders et leurs forces de protection…
— Et peut-être leurs armées, ajouta Nirgal. Rien n’indique qu’elles aient été rappelées, ni même qu’elles soient apathiques.
— Non. Mais est-ce qu’elles se battraient sans un ordre de leurs chefs ?
— Certaines unités en seraient capables. C’est leur boulot, après tout.
— Oui, d’accord, mais elles n’ont pas d’objectif réel, dit Nadia tout en réfléchissant à toute allure. Sans qu’aucune question de nationalisme, d’ethnie ou autre soit en jeu, je ne pense pas que ces gens puissent se battre jusqu’à la mort. Ils savent qu’ils ont été appelés ici pour protéger les puissants. Il est possible qu’un certain système égalitaire se fasse jour et qu’un conflit de loyautés se manifeste.
— Les bénéfices de la retraite ! s’exclama Maya d’un ton moqueur, saluée une fois encore par les rires.
Mais Art contre-attaqua aussitôt.
— Pourquoi poser la question dans ces termes ? Si vous ne souhaitez pas concevoir la révolution comme une guerre, vous allez avoir besoin de quelque chose d’autre pour la remplacer, alors pourquoi pas l’économie ? Disons que c’est un changement dans la pratique. C’est ce que font les gens de Praxis quand ils parlent de capital humain, ou de bio-infrastructure – car ils modèlent tout en termes économiques. D’une certaine façon, c’est grotesque, mais c’est très parlant pour ceux qui considèrent l’économie comme le plus important des paradigmes. Y compris les transnationales.
— Si je comprends bien, fit Nirgal avec un rictus, nous mettons les leaders au chômage et nous accordons une augmentation aux forces de police assortie de recyclage.
— Oui, quelque chose de ce genre.
Sax secouait la tête.
— Pas les atteindre. Besoin de la force.
— Il va falloir changer les choses si nous voulons éviter un autre 61, insista Nadia. Nous devons repenser tout ça. Il existe peut-être des modèles historiques, mais pas ceux que vous avez mentionnés en tout cas. Je penserais plutôt aux révolutions de velours qui ont mis fin à l’ère soviétique, par exemple…
— Mais elles impliquaient des populations mécontentes, lança Coyote. Et elles se sont produites dans un système qui s’effondrait. Nous ne rassemblons pas les mêmes conditions. Les gens s’en sortent plutôt bien. Ils ont le sentiment d’avoir de la chance d’être ici.
— Mais Terre… des ennuis, remarqua Sax. S’effondre.
— Hum, grommela Coyote.
Il s’assit près de Sax pour poursuivre la discussion. Il était toujours frustrant de parler avec Sax, mais, grâce au travail de Michel, c’était possible. Et Nadia était toujours heureuse quand on venait bavarder avec Sax.
Autour d’eux, les débats se multipliaient. Les gens s’affrontaient à propos des théories révolutionnaires, et quand ils tentaient de revenir aux événements de 61, ils se retrouvaient confrontés à d’anciennes rancunes et au manque absolu de compréhension de ce qui s’était passé dans ces mois de cauchemar. Cela devint plus particulièrement évident quand Mikhail et certains ex-détenus de la prison de Korolyov[60] se disputèrent pour savoir qui avait assassiné les gardiens.
Sax se dressa et agita son IA au-dessus de sa tête.
— D’abord, besoin de faits ! Ensuite, la dialyse… l’analyse !
— Bonne idée, fit Art, instantanément. Si le groupe ici présent peut rédiger une histoire de la guerre afin de la diffuser dans tout le congrès, ce serait très utile. On peut garder la discussion sur la méthodologie révolutionnaire pour les réunions générales, non ?…
Sax acquiesça avant de se rasseoir. Certains quittèrent la salle, mais le public, dans l’ensemble, se calma et se rassembla autour de Sax et de Spencer. Pour la plupart, remarqua Nadia, il s’agissait de vétérans de la guerre, mais elle vit aussi dans leurs rangs Jackie, Nirgal et quelques indigènes. Nadia avait vu une partie du travail que Sax avait fait à propos de 61 à Burroughs, et elle espérait qu’avec le témoignage de certains vétérans, ils pourraient parvenir à une compréhension générale du conflit et de ses causes fondamentales – alors que près d’un demi-siècle s’était écoulé depuis, mais, ainsi que le lui fit remarquer Art quand elle lui en parla plus tard, ce n’était pas atypique. Il avait posé la main sur son épaule, il ne pensait plus apparemment à ce qu’il avait observé durant la matinée, durant cette première révélation de la nature indocile de l’underground.
— Ils ne sont guère d’accord sur quoi que ce soit, admit-il. Mais ça commence toujours ainsi.
Tard le lendemain, Nadia s’arrêta dans l’atelier où l’on débattait du terraforming. Elle se dit que c’était sans doute la question qui les divisait le plus, et la participation du public le reflétait parfaitement. La salle du parc de Lato était bondée et, avant le commencement de la réunion, le président de l’assemblée invita la foule à s’installer sur les pelouses du parc, au-dessus du canal.
Les Rouges de l’assistance insistaient sur le fait que le terraforming était une obstruction totale à leurs espérances. Si la surface de Mars devenait viable pour les humains, selon eux, elle représenterait une nouvelle Terre à investir. Si l’on tenait compte de l’ascenseur en construction sur Terre, les puits gravifiques seraient supprimés, une émigration de masse s’ensuivrait, et toute possibilité d’indépendance de Mars disparaîtrait du même coup.
Les gens en faveur du terraforming, les verts, qui ne formaient pas encore un véritable parti, avançaient comme argument principal qu’avec une surface viable il serait possible de vivre n’importe où, et qu’à partir de là l’underground existerait en surface, qu’il serait infiniment moins vulnérable aux attaques et moins facilement contrôlable, donc dans une meilleure position pour prendre le pouvoir.
On débattit des deux points de vue dans toutes les variations et combinaisons possibles. Ann Clayborne et Sax Russell étaient là, au centre de l’assemblée, et ils multipliaient les interventions à tel point que le public finit par se taire, dominé par l’autorité de ces deux anciens antagonistes, se contentant de les suivre dans leur affrontement.
Nadia observait cette lente collision sans joie, inquiète pour ses deux amis. Elle n’était pas la seule à être troublée. La plupart de ceux qui se trouvaient là avaient vu la vidéo d’Ann et de Sax enregistrée à Underhill, et leur histoire était bien connue – l’un des grands mythes des Cent Premiers, un mythe qui remontait à une époque où les choses étaient plus simples, où des personnalités distinctes pouvaient trouver des solutions nettes. Aujourd’hui, rien n’était simple. Autour de ces deux vieux adversaires qui se faisaient face à nouveau, une sorte d’électricité bizarre s’était formée dans l’air, un mélange de nostalgie, de tension et de déjà vu collectif. Et aussi un désir (mais Nadia se dit que ce n’était qu’une illusion qu’elle nourrissait) de voir ces deux-là se réconcilier enfin, pour leur propre bien et celui de tous.
Mais Ann et Sax, pour le moment, étaient là, au centre des regards. Ann avait déjà perdu cette joute, et son attitude s’en ressentait : elle était discrète, détachée, presque indifférente ; l’impétueuse Ann Clayborne des célèbres vidéos n’existait plus.
— Quand la surface sera viable, disait-elle (quand, remarqua Nadia, et non pas si jamais), ils afflueront par milliards. Aussi longtemps que nous vivrons dans des refuges et des abris, la population se comptera en millions de personnes. Et c’est exactement le niveau nécessaire si nous souhaitons réussir une révolution. (Elle haussa les épaules.) Vous pourriez le faire dès aujourd’hui si vous le vouliez. Nos refuges sont cachés, et les leurs ne le sont pas. Si vous vous en emparez, ils ne pourront riposter contre personne – ils mourront, et vous prendrez le pouvoir. Le terraforming nous fera perdre cet avantage.
— Je ne veux pas être mêlée à ça ! riposta aussitôt Nadia, incapable de se contenir. Vous savez comment c’était dans les cités en 61.
Hiroko se trouvait tout au fond. Jusqu’alors, elle avait observé et écouté en silence. Elle prit la parole pour la première fois.
— Nous ne voulons pas d’une nation fondée sur le génocide.
Ann haussa les épaules.
— Tu veux une révolution sans effusion de sang, mais ce n’est pas possible.
— Mais si. Une révolution de soie. Une révolution d’aérogel. Une part intégrante de l’aréophanie. Voilà ce que je veux.
— OK. (Personne ne pouvait venir à bout d’Hiroko dans une discussion.) Mais même dans ce cas, ce serait plus facile si la surface n’était pas viable. Ce coup dont tu parles – je veux dire, réfléchis. Si tu t’empares des centrales énergétiques des principales villes et que tu dis « C’est nous qui contrôlons tout maintenant », alors la population devra bien être d’accord par nécessité. Mais, par contre, avec des milliards de gens vivant sur une surface devenue viable, si tu en mets certains au chômage et que tu déclares que c’est toi qui diriges, ils risquent de te répondre : « Vous dirigez quoi ? » Et ils t’ignoreront.
— Ceci, avança Sax, suggère… une prise de pouvoir… pendant que la surface est non viable. Ensuite, on poursuit le processus… comme une chose indépendante.
— Ils vous voudront, dit Ann. Quand la surface s’ouvrira à eux, ils viendront vous chercher.
— Pas s’ils s’effondrent.
— Les transnationales ont le contrôle absolu, répliqua Ann. N’en doute pas un instant.
Sax observait Ann d’un regard intense, et au lieu de réfuter ses arguments, ainsi qu’il l’avait toujours fait lors de leurs anciens débats, il semblait au contraire se concentrer sur ce qu’elle disait, réfléchissant sur ses moindres propos avant de répondre avec des hésitations qui ne s’expliquaient pas seulement par ses problèmes d’élocution. Avec son visage différent, il semblait à Nadia que quelqu’un d’autre était en train de débattre devant elle. Ce n’était pas Sax mais une sorte de frère, un professeur de danse ou un ex-boxeur qui avait des troubles d’élocution et le nez cassé, qui faisait des efforts patients pour trouver les mots adéquats et n’y parvenait pas toujours.
Mais l’effet était pourtant le même.
— Le… terraforming est… irréversible, coassa-t-il. Tactiquement difficile… techniquement difficile… à démarrer… à arrêter. Égal à l’effort que l’on fait… ou que l’on ne fait pas… Et l’environnement peut être… une arme pour notre cas… notre cause. À tous les niveaux.
— Comment ? demandèrent plusieurs personnes dans le public, mais Sax ne se fit pas plus précis : il se concentrait toujours sur Ann, qui le dévisageait avec une expression curieuse, comme si elle était exaspérée.
— Si nous sommes en route pour la viabilité de la surface, lui dit-elle, alors Mars représente une valeur incroyable pour les transnationales. Et peut-être même leur salut, si les choses tournent mal là-bas. Ils pourront toujours débarquer ici, ils seront les propriétaires d’un nouveau monde, et au diable la Terre ! Et si tel est le cas, nous n’aurons pas la moindre chance de nous en tirer. Tu as vu ce qui s’est passé en 61. Ils disposent de moyens militaires gigantesques et c’est comme ça qu’ils maintiendront leur pouvoir ici.
Elle haussa les épaules. Sax cilla en réfléchissant et alla même jusqu’à hocher la tête. En les observant, Nadia sentit son cœur se serrer : ils manquaient tellement de passion qu’ils semblaient avoir perdu tout intérêt. Ann, pareille à l’un de ces terrassiers basanés que l’on voyait sur les anciens daguerréotypes et Sax, avec son nouveau charme incongru, semblaient avoir à peine soixante-dix ans. Et Nadia avait du mal à admettre qu’ils avaient dépassé les cent vingt ans, qu’ils étaient d’un âge quasi inhumain… Et ils étaient si différents, en quelque sorte : abîmés, surchargés d’expérience, érodés, esquintés – en tout cas, trop dépassionnés pour s’affronter avec des mots. Et ils finirent par rester silencieux, s’observant les yeux dans les yeux, bloqués dans une dialectique presque vidée de son contenu de colère.
Mais les autres firent plus que compenser leur silence contemplatif : les plus jeunes étaient soudain déchaînés. Les Rouges considéraient le terraforming comme faisant partie d’un processus impérialiste. Comparée à eux, Ann était une modérée. Ils s’en prenaient même à Hiroko dans leur fureur.
— Ne parlez pas d’aréoforming ! cria une femme, mais de terraforming. C’est ça que vous faites : du terraforming ! Si vous dites aréoforming, c’est un ignoble mensonge !
Déconcertée, Hiroko observa la grande jeune femme blonde qui l’invectivait, une Walkyrie qui tempêtait.
Ce fut Jackie qui répondit.
— Nous terraformons cette planète, mais elle nous aréoforme.
— Ça aussi, c’est un mensonge !
Ann regarda Jackie d’un air sombre.
— Ton grand-père m’a dit la même chose, il y a bien longtemps. Comme tu dois le savoir. Mais j’attends toujours de savoir ce qu’aréoforming est censé signifier.
— C’est arrivé à tous ceux qui sont nés ici, dit Jackie, sûre d’elle.
— Comment ça ?… Tu es née sur Mars – en quoi es-tu différente ?
Jackie s’enflamma.
— Je suis comme tous les indigènes. Mars est le seul monde que je connaisse, et tout ce qui compte pour moi. J’ai été élevée dans une société faite des souches de nombreux prédécesseurs terriens fondues en une seule et unique souche martienne.
Ann haussa les épaules.
— Je ne vois pas en quoi tu es différente. Tu me rappelles Maya.
— Va te faire voir !
— Comme dirait Maya. C’est ça, ton aréoforming. Nous sommes humains, et humains nous restons, quoi qu’ait pu dire John Boone. Il a dit tellement de choses, et aucune ne s’est jamais révélée vraie.
— Pas encore. Mais le processus est lent quand il dépend de gens qui n’ont pas eu une seule idée nouvelle en un demi-siècle. (Certains, parmi les plus jeunes, s’esclaffèrent.) Et qui ont pour habitude de mêler des insultes personnelles gratuites à un débat politique.
Elle regardait Ann, calme et sereine apparemment, si l’on oubliait l’éclat de son regard, qui rappela à Nadia, une fois encore, quel était son pouvoir réel. Presque tous les indigènes présents ici étaient derrière elle, ça ne faisait pas de doute.
Hiroko s’adressa à Ann.
— Mais si nous n’avons pas changé, comment expliques-tu les Rouges ? Et l’aréophanie ?
— Il existe des exceptions.
Hiroko secoua la tête.
— Nous portons en nous l’esprit de ce lieu. Il a des effets profonds sur la psyché humaine. Tu es une Rouge et tu étudies le paysage. Tu ne peux pas réfuter cette vérité.
— C’est une vérité pour certains, mais pas pour tous. Nombreux sont ceux qui ne sentent pas cet esprit du lieu. Les villes se ressemblent – en fait, elles sont interchangeables dans leurs grands traits. Quand les gens débarquent dans une cité sur Mars, quelle est la différence pour eux ? Aucune. Et alors ça ne les dérange pas de détruire les territoires qui s’étendent autour de la cité comme ils l’ont fait sur Terre.
— On peut leur apprendre à penser différemment.
— Non, je ne le crois pas. Vous les avez pris trop tard. Au mieux, vous pourriez leur ordonner d’agir différemment. C’est bien ce que l’on espère de votre révolution. Mais ça n’est pas être aréoformé par cette planète. Ce sera de l’endoctrinement, des camps de rééducation, n’importe quoi… De l’aréophanie fasciste.
— Non, ce sera de la persuasion. Un plaidoyer pour une cause, une argumentation par l’exemple. Toute coercition sera inutile.
— La révolution par l’aérogel, fit Ann, sarcastique. Mais l’aérogel n’est pas très efficace contre les missiles.
Plusieurs intervenants parlèrent en même temps et, un instant, le fil de la discussion fut perdu. Elle se fractionna en une centaine de mini-débats : tous voulaient dire ce qu’ils avaient tu pendant longtemps. Il était évident qu’ils pouvaient continuer ainsi des heures durant, et même pendant des jours.
Ann et Sax se rassirent. Nadia se fraya un chemin dans la foule en secouant la tête. Dans les derniers rangs, elle tomba sur Art, qui lui dit sobrement :
— Incroyable.
— Mais si, il faut le croire.
Les jours qui suivirent ressemblèrent aux premiers. Les ateliers, bons ou mauvais, s’achevaient à l’heure du dîner, que suivaient de longues soirées de discussion ou de fête. Nadia remarqua que si les vieux immigrants avaient tendance à reprendre le travail après le dîner, les jeunes indigènes considéraient les conférences comme une activité ne devant pas dépasser la journée. Les soirées devaient être consacrées aux réjouissances, et cela se passait le plus souvent autour du grand bassin tiède de Phaistos. Une fois encore, c’était une simple question de tendances, avec diverses exceptions dans l’un et l’autre camp, mais Nadia trouvait cela très intéressant.
Elle-même passait le plus clair de ses soirées dans les patios de Zakros. Elle prenait des notes sur les rencontres de la journée, bavardait çà et là, et réfléchissait. Nirgal se joignait très souvent à elle, ainsi qu’Art, quand il ne vidait pas des tasses de kava avec les adversaires de la journée ou n’allait pas faire la fête à Phaistos.
Durant la deuxième semaine, elle prit l’habitude de faire une petite promenade dans la soirée. Elle allait jusqu’au bout du tube, parfois jusqu’à Falasarna, avant de rejoindre Nirgal et Art pour le dernier échange de la journée, dans un patio situé sur un nœud de lave dans Lato. Durant leur long voyage depuis Kasei Vallis, les deux hommes étaient devenus des amis, et sous la pression du congrès, ils se comportaient désormais comme deux frères, parlant de tout, comparant leurs impressions, testant leurs théories et préparant des plans avant de les soumettre à Nadia. Elle était proche d’eux – elle était peut-être la grande sœur, ou la babushka – et un soir, alors qu’il se dirigeait en vacillant vers son lit, Art parla de « triumvirat ». Nadia, pour lui, était sans doute Pompée. Mais elle faisait de son mieux pour les influencer avec ses propres analyses, qui portaient sur la perspective la plus vaste.
Elle leur expliqua que de nombreux désaccords s’étaient fait jour parmi les groupes, et que certains étaient fondamentaux. Il y avait les partisans et les adversaires du terraforming. Il y avait les partisans et les adversaires de la violence révolutionnaire. Il y avait ceux qui avaient choisi l’underground pour maintenir leurs cultures menacées, et ceux qui avaient disparu afin de créer des structures sociales radicalement nouvelles. Il semblait de plus en plus évident aux yeux de Nadia qu’il existait également des différences marquées entre ceux qui avaient émigré de la Terre et ceux qui étaient nés sur Mars.
Il y avait donc toutes sortes de conflits, et aucune perspective d’accord évidente. Un soir, Michel Duval vint boire un verre en leur compagnie et Nadia lui décrivit le problème. Il sortit alors son IA et entreprit de tracer des diagrammes selon ce qu’il appelait « le carré sémiotique ». À partir de son schéma, ils dessinèrent une centaine de croquis différents sur les diverses dichotomies, en essayant de trouver un plan qui pourrait les aider à comprendre les oppositions et les alignements qui pouvaient exister entre elles. Ils obtinrent quelques diagrammes intéressants, mais aucune révélation aveuglante – quoiqu’un carré sémiotique complexe leur parût plus suggestif que les autres, selon Michel : violence et non-violence, terraforming et anti-terraforming composaient les quatre angles initiaux et, dans la seconde combinaison autour de ce premier carré, il localisa les Bogdanovistes, les Rouges, l’aréophanie d’Hiroko et les Musulmans avec divers autres groupes de culture conservatrice. Mais ce que cette combinatoire révélait en termes d’action n’était pas clair, et quand Michel s’éloigna, plongé dans ses réflexions, Nadia, Nirgal et Art haussèrent les épaules avant de revenir aux ateliers du lendemain et aux déclarations qu’ils devraient y faire.
Nadia se mit à fréquenter les réunions quotidiennes où l’on débattait d’un possible gouvernement martien. Elles étaient aussi désorganisées que les meetings sur les méthodes révolutionnaires, mais moins marquées par l’émotion et souvent plus positives. Elles avaient lieu dans un petit amphithéâtre que les Minoens avaient creusé dans un tunnel de Malia. Depuis les gradins, on pouvait découvrir les bambous, les grands pins et les toits de terre cuite du tunnel, de Zakros à Falasarna.
Le public était différent de celui des débats révolutionnaires, mais bien sûr il y avait des échanges. Il arrivait qu’un rapport émanant d’un petit atelier appelle à la discussion, et dans ce cas une large part de ceux qui y avaient participé rejoignaient les réunions les plus importantes pour avoir l’écho des effets de ce rapport. Les Suisses avaient mis sur pied des ateliers pour tous les aspects de la politique, de l’économie et de la culture en général, et les discussions touchaient un public très large.
Vlad et Marina, par exemple, envoyaient des rapports fréquents de leur atelier sur la finance, chacun plus précis que le précédent, augmentant encore leur concept évolutif de l’éco-économie.
— C’est très intéressant, dit Nadia à Nirgal et Art, ce soir-là, quand ils se retrouvèrent dans le patio. Des tas de gens critiquent le système original de Vlad et Marina, y compris les Suisses et les Bolognais, et ils en arrivent à la conclusion que le système de cadeaux que nous avons utilisé initialement dans l’underground n’est pas suffisant en lui-même, parce que son équilibre est trop difficile à gérer. Des problèmes de pénurie et d’accumulation se posent, et dès que l’on commence à définir des normes, ça revient à contraindre les gens à faire des cadeaux, ce qui est une contradiction. Coyote l’a toujours dit, et c’est pour cette raison qu’il a bâti son réseau de troc. Ils travaillent donc sur l’élaboration d’un système plus rationalisé, dans lequel les produits de base seraient distribués selon une économie de péroxyde d’hydrogène, dans laquelle le prix des choses serait calculé selon leur valeur en calories. Pour le reste, l’économie de cadeau entre en jeu selon l’étalon azote. Nous avons donc deux niveaux, le besoin et le cadeau, ou ce que les soufis nomment l’animal et l’humain, exprimés selon des normes différentes.
— Le vert et le blanc, marmonna Nirgal.
— Et ce système de dualité plaît aux soufis ? s’inquiéta Art.
Nadia acquiesça.
— Aujourd’hui, après que Marina a décrit les relations entre les deux niveaux, Dhu el-Nun lui a dit : « Même les Mevlana n’auraient pas aussi bien résumé tout cela. »
— C’est un bon signe, approuva Art d’un ton enjoué.
Nadia visita d’autres ateliers, moins spécifiques et donc moins fructueux en débats. L’un d’eux, qui portait sur une possible charte des droits, se révéla bizarrement désagréable. Elle comprit très vite que le sujet avait des rapports profonds avec des préoccupations culturelles. Il était évident que certains des participants pensaient tenir là une chance de favoriser leur culture aux dépens des autres.
— Je le répète depuis Boone ! s’exclama Zeyk d’un ton sec. Toute tentative de nous imposer une échelle de valeurs équivaudrait à de l’ataturkisme. Chacun doit rester libre de suivre son chemin.
— Mais ça ne peut être vrai que jusqu’à un certain degré, protesta Ariadne. Que direz-vous si l’un des groupes ici présents revendique le droit de posséder des esclaves ?
Zeyk haussa les épaules.
— Là, on dépasserait les bornes.
— Vous êtes donc d’accord pour définir une sorte de charte des droits humains ?
— C’est évident, répliqua-t-il, glacial.
Mikhail prit la parole au nom des Bogdanovistes :
— Toute hiérarchie sociale est en soi une sorte d’esclavage. Chacun devrait être égal devant la loi.
— La hiérarchie est un fait naturel, dit Zeyk. Rien ne peut s’y opposer.
— Voilà qui est parler comme un bon Arabe, dit Ariadne. Mais ici, nous ne sommes pas naturels, nous sommes des Martiens. Et quand la hiérarchie conduit à l’oppression, il faut l’abolir.
— La hiérarchie des justes.
— Ou la primauté de l’égalité et de la liberté.
— Imposée si nécessaire.
— Oui !
— Une liberté imposée, fit Zeyk, d’un air écœuré, en agitant la main.
Art poussa un chariot de bouteilles.
— Nous devrions peut-être nous concentrer sur des droits réels, proposa-t-il. Revenir sur les déclarations des droits de l’homme sur Terre pour voir si elles pourraient s’adapter à notre condition.
Nadia partit jeter un coup d’œil sur quelques autres meetings. L’usage des terres, la loi sur la propriété, sur le crime, l’héritage… Les Suisses avaient fractionné la question du gouvernement en un nombre stupéfiant de sous-catégories. Ce qui irritait les anarchistes, et plus particulièrement Mikhail.
— Est-ce que nous devons vraiment nous occuper de tout cela ? ne cessait-il de répéter. Nous devrions considérer les choses dans leur ensemble !
Nadia s’était attendue à retrouver Coyote parmi les protestataires, mais il déclara :
— Il faut discuter point par point ! Même si tu ne veux pas d’État il faut quand même le définir dans le détail. Surtout quand on considère que le minimum que les plus minimalistes réclament laisse très exactement en place le système économique et policier qui leur a conféré leurs privilèges. Pour toi, ce sont des libertaires : des anarchistes qui veulent de leurs esclaves une protection policière ! Non ! Non, même si on veut un État minimum, il faut en débattre depuis la base.
— Mais, et la loi d’héritage ? insista Mikhail.
— Bien sûr, pourquoi pas ? C’est un sujet sensible ! Je dis qu’il ne devrait pas y avoir d’héritage du tout, si l’on excepte quelques biens personnels, peut-être. Mais tout le reste devrait revenir à Mars. Car ça fait partie du cadeau, non ?…
— Tout le reste ? demanda Vlad avec un renouveau d’intérêt. Mais ça consisterait en quoi, exactement ? Personne ne possédera la moindre parcelle de terre, d’eau, d’air, de l’infrastructure, du stock génétique, de la banque d’information… qu’est-ce que nous pourrions léguer ?
Coyote haussa les épaules.
— Ta maison ? Tes économies ? Je veux dire : est-ce que nous n’aurons pas d’argent ? Et est-ce que les gens ne spéculeront pas sur leurs épargnes quand ils le pourront ?…
— Il faut venir aux séances financières, conseilla Marina à Coyote. Nous espérons étalonner la monnaie sur l’unité de péroxyde d’hydrogène et déterminer le prix des choses par leur valeur énergétique.
— Mais l’argent existera toujours, non ?…
— Oui, mais nous envisageons la réversion des intérêts des comptes d’épargne, par exemple, comme ça, si on ne réutilise pas ce qu’on a gagné, ce sera dispersé dans l’atmosphère sous forme d’azote. Tu serais surpris de voir à quel point il est difficile de maintenir un solde personnel positif dans ce système.
— Mais si on y parvient ?…
— Là, je suis d’accord avec toi – à la mort de quelqu’un, ses acquis reviendraient à Mars et seraient utilisés dans un but public.
En hésitant, Sax lui fit remarquer que c’était en contradiction avec la théorie de bioéthique selon laquelle les êtres humains, comme tous les animaux, étaient puissamment motivés pour subvenir aux besoins de leur propre descendance. Cette pulsion se retrouvait dans tout le règne naturel, dans toutes les sociétés humaines, et expliquait des comportements à la fois égoïstes et altruistes.
— Essayez de changer la base biologicielle… biologique… par un quelconque décret… Et vous irez au-devant des ennuis.
— On pourrait peut-être tolérer un héritage minimum, intervint Coyote. Suffisant pour satisfaire l’instinct animal, mais pas assez pour perpétuer une élite.
Marina et Vlad, c’était clair, trouvaient tout cela déconcertant, et ils entreprirent de taper de nouvelles formules sur les IA. Mais Mikhail, assis près de Nadia, feuilletant son programme de la journée, restait frustré.
— Ça fait vraiment partie d’un processus constitutionnel ? lança-t-il en se perdant dans sa liste. Codes de zonage, production énergétique, évacuation des déchets, systèmes de transport – gestion des épidémies, lois sur la propriété, systèmes de doléance, lois sur le crime – arbitrage – codes de santé ?
Nadia soupira.
— Je suppose que oui. Rappelle-toi tous les travaux d’Arkady sur l’architecture.
— Programmes scolaires ? Je veux dire, j’ai déjà entendu parler de micro politique, mais tout ça est ridicule !
Art, qui passait près d’eux avec un chariot de nourriture, jeta :
— Il s’agit de nanopolitique.
— Mais non ! C’est de la picopolitique ! De la femtopolitique[61] !
Nadia se leva pour aider Art à pousser le chariot vers le village où se déroulaient d’autres ateliers, juste en dessous de l’amphithéâtre. Art allait toujours d’un meeting à l’autre. Il ravitaillait tout le monde mais prenait toujours quelques minutes pour surprendre une ou deux phrases du débat en cours. Il y en avait huit à dix par jour, et il arrivait quand même à tous les visiter. Chaque soir, alors que les autres passaient leur temps à faire la fête, ou à se perdre dans de longues promenades, il continuait à rejoindre Nirgal. Ils se repassaient les enregistrements du jour en vitesse légèrement accélérée : les intervenants pépiaient comme des oiseaux. Ils s’arrêtaient quelquefois pour prendre des notes ou discuter de tel ou tel point. Parfois, quand elle se levait au milieu de la nuit pour aller à la salle de bains, Nadia passait dans le salon et les découvrait endormis, affalés dans leurs fauteuils, les lèvres entrouvertes, dans la clarté de l’écran.
Et, tous les matins, Art retrouvait les Suisses et relançait les choses. Nadia tenta de suivre son rythme pendant quelques jours, mais s’aperçut très vite que les ateliers du petit déjeuner étaient plutôt risqués. Le plus souvent, les gens sirotaient leur café et grignotaient des muffins et des fruits en se regardant comme des zombies : Qui êtes-vous ? semblaient dire leurs yeux vitreux. Qu’est-ce que je fais ici ? Où sommes-nous ? Pourquoi je ne suis pas resté bien tranquillement dans mon lit ?
Mais ça pouvait être aussi bien le contraire : certains matins, les gens arrivaient fraîchement sortis de la douche, en forme, après avoir pris leur café ou leur kavajava, pleins d’idées nouvelles et bien décidés à se mettre au travail pour avancer. Et quand les autres étaient dans le même état d’esprit, les choses s’envolaient parfois. L’une des réunions sur la propriété se déroula dans cette ambiance et, pendant une heure, il leur parut qu’ils avaient surmonté tous les obstacles à la conciliation de l’individu et de la société, de l’opportunité privée et des biens communs, de l’égoïsme et de l’altruisme… Au terme de la réunion, pourtant, les notes qu’ils avaient prises semblaient aussi vagues et contradictoires que celles qui concluaient des meetings plus confus et partagés.
Art, après avoir essayé de rédiger un résumé, décida :
— C’est l’enregistrement de l’ensemble de la réunion qui devra représenter tout ça. Ce soir, je vais faire un descriptif détaillé de l’enregistrement, ou bien la transcription complète.
La majorité des meetings, cependant, n’étaient pas aussi brillants. En fait, pour la plupart, ils n’étaient que débats interminables. Un matin, Nadia tomba sur Antar, le jeune Arabe avec qui Jackie avait passé quelque temps durant leur voyage. Il était en train de dire à Vlad :
— Vous n’allez que répéter la catastrophe socialiste !
Vlad haussa les épaules.
— Ne jugez pas aussi vite cette période. Les pays socialistes ont subi l’assaut du capitalisme de l’extérieur et de la corruption de l’intérieur. Aucun système n’aurait pu survivre à cela. Nous ne devons pas jeter le bébé socialiste avec l’eau du bain stalinien, au risque de nous priver de nombreux concepts d’équité évidents. La Terre est aux mains du système qui a abattu le socialisme, et c’est clairement une hiérarchie irrationnelle et destructrice. Alors, comment l’affronter sans être écrasés ? Nous devons chercher la réponse à ce dilemme partout si nous voulons des réponses, y compris dans les systèmes que l’ordre en place a vaincus.
Art poussait un chariot vers une salle voisine, et Nadia l’accompagna.
— Bon Dieu, ce que j’aimerais que Fort soit là, marmonna Art. Je crois qu’il devrait venir. Vraiment.
Dans le meeting qui suivait, on débattait des limites de la tolérance, des choses qui ne seraient pas autorisées quel que soit le sens religieux que chacun pouvait leur donner. Et quelqu’un cria :
— Allez dire ça aux Musulmans !
Jurgen quitta la salle, l’air écœuré. Il pécha un roulé suisse dans le chariot et suivit Nadia et Art en grignotant.
— La démocratie libérale postule que la tolérance culturelle est essentielle, mais dès qu’on s’éloigne un peu de la démocratie libérale on devient très vite intolérant.
— Et comment les Suisses comptent-ils résoudre ça ? demanda Art.
— Je ne pense pas que nous puissions y arriver.
— Bon sang, si seulement Fort était là ! répéta Art. J’ai essayé de le contacter pour lui parler de tout ça, j’ai même utilisé le réseau gouvernemental suisse, mais je n’ai pas reçu de réponse.
Le congrès se poursuivit durant près d’un mois. Le manque de sommeil et sans doute aussi l’abus de kava rendaient Nirgal et Art plus ou moins groggy et hagards. Nadia décida d’intervenir. Elle les mit au lit en leur promettant de rédiger les résumés des enregistrements qu’ils n’avaient pas encore revus. Ils s’endormirent en s’agitant et en marmonnant sur les étroites couchettes de bambou et de mousse. Une nuit, Art se redressa brusquement.
— Je perds le contenu des choses, déclara-t-il à Nadia, très sérieux, dans un demi-sommeil. Je ne vois plus que des formes.
— Vous devenez suisse, alors ? Rendormez-vous.
Il se laissa aller en arrière.
— C’était dingue de croire un seul instant que vous arriveriez à construire quelque chose tous ensemble, murmura-t-il.
— Rendormez-vous.
Oui, c’était peut-être dingue, songea-t-elle tandis qu’il se remettait à ronfler. Immobile sur le seuil, elle sentit tourner les rouages de son esprit qui lui annonçaient qu’elle ne pourrait trouver le sommeil. Elle sortit dans le parc.
L’air était doux sous les verrières criblées d’étoiles. Le tunnel qui s’étirait devant elle lui rappelait les salles de l’Arès en plus grand, mais avec les mêmes astuces esthétiques : les petits pavillons, les petits bocages sombres… Un jeu de construction du monde. Mais désormais, l’enjeu était un monde véritable. Au départ, les participants au congrès avaient été sous le charme, presque éblouis devant cet énorme potentiel, et certains, comme Jackie et les autres indigènes, étaient assez jeunes et irrépressibles pour continuer de se passionner. Mais pour de nombreux autres, plus âgés, les problèmes ardus commençaient à se faire jour, comme autant d’os sous la peau d’un corps amaigri. Les survivants des Cent Premiers, les vieux Japonais de Sabishii passaient des journées entières dans les débats, observant tout, réfléchissant intensément, et leurs attitudes allaient du cynisme de Maya à l’irritation anxieuse de Marina.
Nadia aperçut Coyote, en bas dans le parc, en compagnie d’une jeune femme qui le tenait par la taille. Ils s’avançaient entre les arbres d’un pas vacillant.
Et il cria soudain dans l’immense tunnel, en déployant les bras :
— Ah, amour, puissions-nous toi et moi avec le destin conspirer – Afin de saisir en son entier cette navrante nature – Ne la briserions-nous pas en mille éclats – Pour la remodeler ensuite selon les désirs du cœur[62] !
Mais bien sûr, se dit Nadia. Avec un sourire, elle regagna sa chambre.
Il existait certaines raisons d’espérer. D’abord, Hiroko persévérait, elle participait à tous les meetings, y apportait sa contribution et donnait à tous le sentiment qu’ils avaient choisi le débat le plus important du jour. Ann aussi travaillait – bien qu’elle passât son temps à tout critiquer, se dit Nadia, plus noire que jamais – de même que Spencer, Sax, Maya, Michel, Vlad, Ursula, Marina… En fait, les Cent Premiers semblaient plus unis en cette circonstance qu’ils ne l’avaient été depuis Underhill – comme si c’était leur ultime chance de redresser le cours des choses, de réparer les dommages. De faire quelque chose pour leurs amis disparus.
Et ils n’étaient pas les seuls à travailler. Au fil des meetings, les gens avaient appris à connaître ceux qui souhaitaient voir le congrès parvenir à quelque chose de tangible : ils avaient pris l’habitude de participer aux mêmes meetings, de travailler dur pour trouver des compromis et afficher des résultats sur les écrans, sous forme de recommandations et de conseils. Ils devaient tolérer les visites de ceux qui n’aimaient pas les compromis, ou qui préféraient les applaudissements aux résultats – mais ils persistaient et insistaient à chaque meeting.
Nadia se concentrait sur ces divers signes de progrès, et s’attachait à maintenir Nirgal et Art informés en permanence, tout en assumant leur repos et leur alimentation. Les visiteurs surgissaient dans leur appartement et annonçaient :
— On nous a dit de rapporter ça aux trois grands chefs.
Parmi les travailleurs assidus, beaucoup étaient intéressants.
L’une des femmes de Dorsa Brevia, Charlotte, était une étudiante en droit constitutionnel qui avait un certain renom, et elle leur construisait une sorte de charpente, à la suisse, où les sujets à traiter étaient classés en ordre sans être remplis.
— Réjouissez-vous, leur déclara-t-elle un matin où ils l’avaient accueillie la mine lugubre. Un affrontement de doctrines est une réelle opportunité. Le congrès constitutionnel américain a été l’un des plus réussis et pourtant, au départ, les antagonismes y étaient très forts. La forme de gouvernement qu’ils ont bâti reflète la défiance qu’ils avaient les uns pour les autres. Les petits États sont arrivés avec la crainte d’être dominés par les plus grands, et il existe donc un Sénat où tous les États sont égaux, et une Chambre où la représentation est proportionnelle à la taille des États. Cette structure est la réponse à un problème spécifique. C’est la même chose en ce qui concerne l’équilibre des trois pouvoirs. C’est une défiance institutionnalisée de l’autorité. La Constitution suisse en est fortement marquée. Et nous pouvons réaliser cela ici.
Et ils retournèrent à la tâche : deux hommes jeunes et décidés, et une vieille femme usée. C’était étrange, songea Nadia, de constater quels étaient les leaders qui émergeaient dans de telles situations. Ce n’étaient pas forcément les plus brillants ou les mieux informés, comme Marina ou Coyote, quoique ces deux qualités fussent utiles et ces deux personnes particulièrement importantes. Mais les leaders étaient ceux que les gens écoutaient. Ceux qui avaient un magnétisme. Et dans ce rassemblement de personnalités et d’intellects brillants, le magnétisme était rare et fugace. Très puissant…
Nadia se rendit à un meeting où l’on débattait des relations Mars-Terre dans la période qui suivrait l’indépendance. Elle y trouva Coyote, à l’instant où il s’exclamait :
— Mais laissez-les tomber ! Tout ça, c’est leur faute ! Qu’ils essaient de réparer les dégâts tout seuls, s’ils y arrivent. On pourra toujours leur rendre visite en voisins. Mais si on essaie de les aider, on finira par se détruire !
La plupart des Mars-Unistes et des Rouges approuvaient avec ferveur, Kasei le premier. Il y était arrivé récemment, comme leader des Mars-Unistes, un groupe séparatiste des Rouges, dont les membres ne voulaient rien avoir à faire avec la Terre et qui prônaient le recours au sabotage, à l’écosabotage, au terrorisme, à la révolte armée – à tous les moyens nécessaires pour parvenir à leur but. C’était en fait l’une des fractions les plus intransigeantes, et Nadia ressentit une certaine tristesse en voyant Kasei épouser leur cause, et même se porter en avant.
Maya se leva.
— C’est une belle théorie, mais elle est inapplicable. C’est comme le mouvement rouge d’Ann. Il faudra bien que nous traitions avec la Terre, donc essayons de définir comment dès maintenant sans chercher d’échappatoire.
— Aussi longtemps qu’ils seront dans le chaos, nous courrons un danger, intervint Nadia. Nous devons faire notre possible pour les aider. Pour exercer notre influence dans la direction que nous souhaitons les voir prendre.
— Les deux mondes ne sont qu’un seul système ! lança quelqu’un.
— Qu’est-ce que vous entendez par là ? demanda Coyote. Si ce sont deux mondes différents, ils peuvent très bien constituer deux systèmes différents !
— Il y a l’échange d’information.
— Nous existons pour la Terre non pas en tant que modèle ou expérience, dit Maya. Nous sommes une expérience mentale à partir de laquelle l’humanité peut apprendre.
— Une expérience dans le réel, ajouta Nadia. Car ceci n’est plus un jeu et nous ne pouvons plus nous permettre de spéculer sur des positions théoriques attrayantes.
Tout en parlant, elle s’était tournée vers Kasei, Dao et leurs camarades. Mais elle vit qu’elle n’obtenait aucune réaction.
D’autres meetings suivirent, d’autres diatribes, puis un repas rapide, une dernière réunion avec les issei de Sabishii afin de discuter de l’utilisation du demi-monde comme tremplin pour les initiatives à venir. Et ce fut enfin la conférence de nuit avec Art et Nirgal. Mais les deux hommes étaient épuisés et elle les expédia très vite au lit.
— On reprendra tout ça au petit déjeuner.
Elle aussi était lasse, mais pas assez pour avoir sommeil. Elle se lança donc une fois encore dans une de ses promenades nocturnes, descendant le tunnel depuis Zakros. Elle avait récemment découvert une piste haute taillée dans la paroi ouest. Là, le basalte était à un angle de quarante-cinq degrés et elle pouvait apercevoir la cime des arbres, au loin, dans les parcs. Et à l’endroit précis où la piste virait vers un petit éperon de Knossos, elle découvrait le tunnel sur toute sa longueur, d’un horizon à l’autre, à peine éclairé par les luminaires nichés dans les feuillages, par les quelques fenêtres encore illuminées à cette heure et les lampions suspendus dans les pins du parc de Gournia. L’ensemble était si élégant qu’elle avait le cœur serré, parfois, en pensant à Zygote sous sa couche de glace, son air froid et sa lumière artificielle. Si seulement ils avaient connu l’existence de ces tunnels de lave…
Le fond du segment suivant, Phaistos, était occupé par un bassin allongé dans lequel se déversait le canal de Zakros. Les lampes installées dans le fond conféraient à l’eau un aspect de cristal sombre. Elle découvrit un groupe de baigneurs. Ils passaient brièvement dans l’eau illuminée avant de disparaître dans l’ombre. Comme des amphibiens, des salamandres martiennes… Il y avait longtemps, sur Terre, des animaux marins avaient rampé sur le rivage. Ils avaient dû discuter sérieusement avant d’entreprendre une telle démarche, se dit-elle, l’esprit engourdi. Quitter l’océan ou y rester. Et comment en sortir, et quand… Des rires lointains résonnaient dans le tunnel, les étoiles paraissaient crépiter en nuages denses…
Elle fit demi-tour et emprunta un escalier pour regagner le sol du tunnel avant de retourner vers Zakros, par les sentiers et les pelouses, suivant le canal, l’esprit traversé d’images entremêlées et aiguës. Elle s’allongea sur son lit et sombra aussitôt dans le sommeil. À l’aube, elle rêva de dauphins qui nageaient dans l’air.
Mais au milieu de ce rêve, elle fut éveillée brutalement par Maya, qui lui dit en russe :
— Il y a des Terriens ici. Des Américains.
— Des Terriens, répéta Nadia.
Et soudain, elle eut peur.
Elle s’habilla et sortit. C’était bien vrai : Art était là, avec un petit groupe de Terriens, des hommes et des femmes qui avaient à peu près la taille de Nadia, apparemment son âge, et qui dressaient tous la tête, encore mal assurés sur leurs pieds, observant la grande chambre cylindrique, stupéfaits. Art essayait dans le même temps de les présenter et d’expliquer leur présence, ce qui rendait difficile son élocution.
— Oui, je les ai invités, mais je ne savais pas… Hello, Nadia ! Voici mon vieux patron, William Fort…
— Quand on parle du loup… fit Nadia en tendant la main.
Il avait la poignée franche. C’était un personnage chauve au nez camus, la peau tannée et plissée, avec une expression vague et séduisante.
— Ils viennent juste d’arriver. Ce sont les Bogdanovistes qui les ont accompagnés. J’avais invité Mr Fort depuis pas mal de temps, mais il ne m’a pas répondu et je ne savais pas qu’il comptait venir. Je suis surpris mais content, bien sûr.
— C’est vous qui l’avez invité ? lança Maya.
— Oui, parce que, vous comprenez, il voudrait nous aider. C’est ça, pour l’essentiel…
Maya lança un regard furieux à Nadia.
— Je t’avais dit que c’était un espion, lui dit-elle en russe.
— Oui, c’est vrai, fit Nadia, avant de répondre à Fort en anglais : Bienvenue sur Mars.
— Je suis heureux d’être ici.
Et il avait l’air sincère. Son sourire était maladroit, comme s’il était trop heureux pour maîtriser sa contenance. Et ses collègues ne semblaient pas en être sûrs. Ils devaient être une douzaine. Certains souriaient, alors que d’autres paraissaient désorientés ou méfiants.
Après quelques minutes de silence gêné, Nadia précéda Fort et son petit groupe vers les quartiers d’accueil de Zakros. Quand Ariadne arriva, elle leur montra leurs chambres. Que pouvaient-ils faire d’autre ?
La nouvelle s’était déjà propagée dans tout Dorsa Brevia, et les gens commençaient à affluer à Zakros, l’air hostile ou curieux – mais leurs visiteurs étaient là, ils étaient les leaders d’une des principales transnationales, apparemment seuls, et sans dispositifs traceurs, avaient assuré les Sabishiiens. Il fallait faire avec.
Nadia demanda aux Suisses de lancer une convocation générale pour un meeting à l’heure du déjeuner. Puis elle invita leurs nouveaux hôtes à se rafraîchir dans leurs chambres et à prendre la parole au cours de la réunion. Les Terriens acceptèrent d’un air reconnaissant, et les plus incertains parurent rassurés. Fort avait déjà l’air de concocter un discours.
Pendant ce temps, Art affrontait une meute de gens hostiles.
— Qu’est-ce qui a pu vous faire croire que vous pouviez prendre des décisions de ce genre pour nous ? lui demanda Maya. Vous n’êtes même pas des nôtres ! Vous n’êtes qu’une espèce d’espion ! Vous avez fait ami-ami et puis, maintenant, vous nous poignardez dans le dos !
Art leva les mains, rouge d’embarras, et bougea les épaules comme s’il voulait éviter des coups, ou bien chercher les regards de ceux qui s’étaient groupés derrière Maya, ceux qui n’étaient venus que poussés par la curiosité.
— Nous avons besoin d’aide. Nous ne pourrons pas accomplir tout ce que nous voulons par nous-mêmes. Praxis est une transnat différente, plus proche de nous que n’importe quelle autre, je vous l’assure.
— Mais ce n’est pas à vous de nous l’assurer ! contra Maya. Vous êtes notre prisonnier !
Art écarquilla les yeux et agita les mains.
— Hé, mais je ne peux pas être un prisonnier et un espion en même temps, non ?…
— Vous pouvez être n’importe quel type de traître !
Jackie s’avança vers Art, le toisa avec une expression intense et sévère.
— Vous savez que cette équipe de Praxis, qu’elle le veuille ou non, pourrait bien devenir définitivement martienne, maintenant. Exactement comme vous.
Art acquiesça.
— Je leur ai expliqué que ça pouvait arriver. Il est évident que c’est sans importance pour eux. Ils ne veulent que nous aider, je l’ai dit. Ils représentent l’unique transnationale qui agit différemment des autres, et ses objectifs sont proches des nôtres. Ils sont venus ici d’eux-mêmes pour voir s’ils pouvaient être utiles. Notre situation les intéresse. Pourquoi vous en offenser ? C’est une vraie occasion qui nous est offerte.
— Voyons ce que Fort a à nous dire, proposa Nadia.
Les Suisses avaient organisé le meeting spécial dans l’amphithéâtre Malia. Dès que les délégués commencèrent à affluer, Nadia guida les nouveaux venus. En suivant le tunnel de Dorsa Brevia, ils s’étonnèrent devant ses dimensions. Art ne cessait de tourner autour du groupe, essuyant la sueur de son front, les yeux écarquillés, agité. Il fit rire Nadia. L’arrivée inopinée de Fort l’avait mise de bonne humeur ; elle ne voyait pas ce qu’ils pourraient y perdre.
Elle prit place au premier rang avec le groupe de Praxis et observa Art qui précéda Fort jusqu’à l’estrade avant de le présenter à l’assistance. Fort acquiesça, prononça une phrase, puis inclina la tête et observa longuement le fond de l’amphithéâtre, réalisant qu’il n’avait pas d’amplificateur. Alors, il reprit son souffle et enchaîna, et sa voix devint celle d’un acteur vétéran, forte et assurée.
— J’aimerais avant tout remercier les gens de Subarashii qui m’ont accompagné ici.
Art grimaça, se retourna et souffla dans le creux de sa main :
— Sabishii, pas Subarashii !
— Comment ?
— Sabishii. Vous venez de dire Subarashii, qui est le nom de la transnationale. Les gens de cette colonie qui vous ont conduit jusqu’ici viennent de Sabishii. Ce qui signifie « solitaire » en japonais. Alors que Subarashii signifie « merveilleux ».
— Merveilleux, fit Fort. (Il dévisagea Art d’un air intrigué.) Merci, Randolph. Si tout est arrangé, je vais pouvoir continuer.
Il y eut des rires et Fort se lança, dans un style quelque peu incertain mais avec une voix pénétrante. Il décrivit Praxis, ses débuts et comment la société opérait désormais. Lorsqu’il expliqua les rapports de Praxis avec les autres transnationales, Nadia se dit qu’il y avait des similitudes avec les rapports qui existaient sur Mars entre l’underground et les colonies de la surface, et que Fort faisait preuve d’un certain talent à les mettre en évidence. Elle prit conscience du silence qui s’était établi derrière elle et en conclut que Fort se débrouillait plutôt bien pour capter l’intérêt du public. Mais quand il parla d’écocapitalisme, considérant la Terre comme une planète pleine et Mars comme un monde encore vide, trois ou quatre représentants des Rouges se levèrent d’un bond.
— Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? demanda l’un.
Nadia surprit Art en train de crisper les mains entre ses cuisses, et elle comprit très vite pourquoi : la réponse de Fort fut longue et étrange. Il décrivit ce qu’il nommait l’écocapitalisme dalyiste, dans lequel on faisait référence à la nature comme étant la bio-infrastructure, les gens étant le capital humain. En se retournant, Nadia vit plusieurs personnes froncer les sourcils. Vlad et Marina étaient tête contre tête, et Marina tapait sur son poignet. Soudain, Art se redressa et interrompit Fort pour lui demander ce que faisait Praxis dans l’immédiat et comment il envisageait le rôle de Praxis sur Mars.
Fort regarda Art comme s’il ne le reconnaissait pas.
— Nous travaillons avec la Cour mondiale. L’ONU ne s’est jamais remise de 2061, et on la considère comme un produit de la Seconde Guerre mondiale, tout comme la Société des Nations était un produit de la Première Guerre mondiale. Nous avons donc perdu le meilleur arbitre des disputes internationales, et entre-temps les conflits se sont multipliés, certains étant particulièrement graves. Ces conflits, de plus en plus nombreux, ont été portés devant la Cour mondiale par l’une ou l’autre des parties, et Praxis a mis sur pied une organisation des Amis de la Cour, qui essaie d’assister la Cour par tous les moyens possibles. Nous nous plions à ses règles, nous la finançons, nous fournissons du personnel tout en essayant de travailler sur les techniques d’arbitrage, et tout le reste. Nous avons participé à la mise en place d’une nouvelle technique qui veut que si deux entités internationales, quelles qu’elles soient, sont en désaccord et décident de se soumettre à notre arbitrage, elles s’ouvrent à un programme probatoire d’une année avec la Cour mondiale, dont les arbitres essaient de trouver un moyen d’action satisfaisant les deux parties. Au terme de cette année, la Cour mondiale règle tous les problèmes urgents et, en cas d’accord, un traité est signé, et nous essayons de parvenir à un traité par tous les moyens. L’Inde a été concernée et a appliqué le programme avec les Sikhs du Pendjab. Jusque-là, ça fonctionne. D’autres cas se sont révélés plus ardus, mais l’expérience, chaque fois, a été instructive. Le concept de semi-autonomie a retenu l’attention de nombreuses nations. À Praxis, nous croyons que les nations n’ont jamais été vraiment souveraines, mais toujours en semi-autonomie par rapport au reste du monde. Les métanationales sont semi-autonomes, de même que les individus, ou la culture par rapport à l’économie. Les valeurs sont semi-autonomes par rapport aux prix… Une nouvelle branche des maths essaie actuellement de décrire la semi-autonomie en termes logiques formels.
Vlad, Marina et Coyote essayaient d’écouter le discours de Fort tout en conférant et en prenant des notes sur le vif. Nadia se leva et adressa un signe à Fort.
— Est-ce que les autres transnationales soutiennent également la Cour mondiale ?
— Non. Les métanationales l’évitent, et elles utilisent l’ONU comme tampon à estampiller. Je crains qu’elles ne croient encore au mythe de la souveraineté.
— Mais pourtant, ce système semble ne fonctionner que si les deux parties y adhèrent.
— Oui. Tout ce que je puis vous dire, c’est que Praxis s’y intéresse de près et que nous tentons de construire des passerelles entre la Cour mondiale et toutes les puissances terrestres.
— Pourquoi ?
Fort leva les mains, en un geste qui rappelait Art.
— Le capitalisme ne fonctionne que s’il y a croissance. Mais la croissance n’est plus vraiment ce qu’elle était, vous comprenez. Nous avons besoin de croître vers l’intérieur, de recompliquer.
Jackie se leva.
— Vous, sur Mars, vous croîtriez selon le style capitaliste classique, non ?
— Oui, je le suppose.
— Alors c’est peut-être tout ce que vous attendez de nous ? Un nouveau marché ? Ce monde vide dont vous parliez ?…
— Eh bien, à Praxis, nous en sommes venus à considérer que le marché n’est qu’une petite part de la communauté. Et c’est l’ensemble qui nous intéresse.
— Alors qu’est-ce que vous nous voulez ? cria quelqu’un, au fond de la salle.
Fort sourit.
— Nous voulons observer.
La réunion s’acheva un instant après, et les sessions de l’après-midi reprirent. Bien sûr, l’arrivée du groupe de Praxis domina la plupart des discussions. Malheureusement pour Art, il devint très vite évident, au fur et à mesure qu’ils revoyaient les enregistrements, que Fort et son équipe avaient été un élément plus séparateur qu’unificateur au sein du congrès. La majorité n’entendait pas tolérer une transnationale terrienne comme membre du congrès, point final. Coyote déclara à Art :
— Ne me parlez pas des différences de Praxis par rapport aux autres. L’esquive est trop connue. Si les riches agissaient de façon décente, ce système serait parfait… mon œil ! Le système détermine tout, et c’est lui qui doit changer.
— Mais c’est de cela que Fort parle, protesta Art.
Mais Fort était son propre ennemi, avec son habitude d’employer des termes économiques classiques pour décrire ses idées nouvelles. Les seuls à se montrer intéressés par cette approche étaient Vlad et Marina. Pour les Bogdanovistes, les Rouges et les Mars-Unistes – pour la majorité des indigènes et la plupart des immigrants – c’était à nouveau le vieil affairisme terrien dont ils ne voulaient plus entendre parler. Pas question de traiter avec une transnat ! s’exclamait Kasei sur une des bandes, sous les applaudissements. Pas question de pactiser avec la Terre ! Fort dépassait les bornes ! La seule et unique question était de savoir si on allait les autoriser, lui et son groupe, à repartir librement. Certains inclinaient à penser que, tout comme Art, ils étaient désormais prisonniers de l’underground.
Jackie, pourtant, avait pris une position boonéenne durant cette réunion : tout devait être utile à la cause. Et elle méprisait ceux qui rejetaient Fort par principe.
— Dès lors que vous retenez nos visiteurs en otages, lança-t-elle d’un ton âpre à son père, pourquoi ne pas vous en servir ? Pourquoi ne pas discuter avec eux ?
Même dans le groupe le plus hostile, certains étaient partisans de cette proposition, pour telle ou telle raison. Il en résulta donc un nouveau clivage qui vint s’ajouter aux autres : isolationnistes contre bi-mondistes.
Dans les quelques jours suivants, Fort traita la controverse qui s’était développée autour de lui en l’ignorant, à tel point que Nadia acquit le sentiment qu’il n’en avait sincèrement pas conscience. Les Suisses lui demandèrent de conduire un atelier sur la situation actuelle de la Terre. Tous les débats firent salle comble : Fort et ses compagnons répondaient sans réserve à toutes les questions. Fort semblait satisfait de ce qu’on lui disait à propos de Mars, sans toutefois prendre position. Il s’en tenait à la Terre et à ses descriptions.
— Les transnationales se sont effondrées et ne subsistent qu’une vingtaine des plus importantes, dit-il en réponse à une question. Toutes ont passé des accords contractuels de développement avec plusieurs gouvernements nationaux. Nous les appelons désormais les métanationales. Les plus puissantes sont Subarashii, Mitsubishi, Consolidated, Amexx, Armscor, Mahjari et Praxis. Les dix ou quinze autres sont également très importantes, et les suivantes sont de la dimension des simples transnats, mais elles sont en cours d’absorption rapide au sein des métanats. Les grandes métanats sont maintenant les pouvoirs majeurs sur Terre, du fait qu’elles contrôlent le Fonds monétaire international, la Banque mondiale, le Groupe des Onze et tous les pays clients.
Sax lui demanda de définir plus en détail ce qu’était une métanationale.
— Il y a une décennie de cela, Praxis a été appelé par le Sri Lanka, qui nous demandait de jouer le rôle d’arbitre sur le plan de l’économie et du travail entre les Tamouls et les Cinghalais. Nous avons accepté et les résultats ont été satisfaisants mais, pendant toute la durée de cet arrangement, il est apparu clairement que nos rapports avec un gouvernement national constituaient une chose nouvelle. Et cela n’a pas échappé à certains cercles. Puis, il y a quelques années, Amexx a eu un désaccord avec le Groupe des Onze auquel elle a enlevé tous ses actifs pour les replacer aux Philippines. L’inégalité entre les Philippines et Amexx, en produit brut annuel, fut estimée à un contre cent, et cette situation fit qu’Amexx s’empara du pays. Elle fut ainsi vraiment la première métanationale. Mais la nouveauté du phénomène n’apparut réellement que lorsque Subarashii concentra toutes ses opérations au Brésil. Il devint évident que tout ça était neuf et n’avait plus rien à voir avec les anciens rapports sous pavillons de complaisance. Une métanationale, expliqua Fort, prend le contrôle de l’endettement et de l’économie interne de ses pays clients, tout comme l’ONU l’avait fait pour le Cambodge, ou Praxis avec le Sri Lanka, mais de façon bien plus large. Selon ces arrangements, le gouvernement client devient l’agence exécutoire de la politique économique de la métanationale. Généralement, on applique ce que l’on appelle des mesures d’austérité, mais tous les fonctionnaires sont beaucoup mieux payés qu’auparavant, y compris l’armée, la police et les services de renseignement. À ce stade, le pays est acheté. Et chacune des métanationales a les moyens d’acheter plusieurs pays. Amexx a ce type de relations avec les Philippines, les pays d’Afrique du Nord, le Portugal, le Venezuela, plus cinq ou six autres pays plus petits.
— Et c’est ce qu’a fait Praxis également ? demanda Marina.
Fort secoua la tête.
— En un certain sens, oui, mais nous avons essayé d’établir des relations de nature différente. Nous avons traité avec des pays assez forts pour mieux équilibrer le partenariat. En particulier avec l’Inde, la Chine et l’Indonésie. Ces trois pays ont été désavantagés par le traité de 2057 sur Mars, aussi nous ont-ils encouragés à venir ici pour faire des enquêtes comme celle-ci. Nous avons également entamé des négociations avec certains autres pays encore libres. Mais nous ne nous y sommes pas encore installés et nous n’avons pas fait de tentative pour leur dicter une politique économique. Nous avons essayé de nous en tenir à notre version du format transnational, mais à l’échelle des métanats. Nous espérons ainsi fonctionner avec ces pays comme une alternative au métanationalisme. Un recours, avec la Cour mondiale, la Suisse, ainsi que quelques autres entités qui échappent à l’ordre métanational.
— Praxis est différent, dit Art.
— Mais le système reste le système, remarqua Coyote du fond de la salle.
Fort haussa les épaules.
— C’est nous qui créons le système, je pense.
Coyote se contenta de secouer la tête.
— Il va falloir nous en accorder… nous en accommoder, dit Sax.
Et il se mit à interroger Fort. Ses questions étaient hachées, entrecoupées de fautes, et sa voix coassante – mais Fort ignora tout cela et lui répondit avec un grand souci du détail, à tel point que trois débats consécutifs furent de longues interviews de Fort par Sax, au cours desquels ils en apprirent tous beaucoup plus sur les autres métanationales, leurs leaders, leurs structures internes, leurs pays clients, leurs attitudes les unes envers les autres, et leur histoire, plus particulièrement le rôle tenu par les organisations antérieures dans le chaos qui avait entouré les événements de 2061.
— Pourquoi avoir riposté en cassant les hommes… non, je veux dire les dômes ?
Fort n’était pas expert en détails historiques, et il soupira plusieurs fois devant les défaillances de sa mémoire. Mais le récit qu’il fit de la situation terrienne actuelle fut le plus complet qu’ils aient jamais entendu, ce qui les aida à clarifier les questions qu’ils s’étaient posées sur les activités des métanationales sur Mars. Elles se servaient de l’Autorité transitoire comme d’un médiateur dans leurs désaccords. Elles n’étaient pas d’accord, par exemple, sur le partage des territoires. Elles laissaient le demi-monde en paix car elles considéraient que ses côtés clandestins étaient négligeables et facilement contrôlables. Et ainsi de suite. Nadia aurait embrassé Sax – et elle finit par le faire – avant d’embrasser tour à tour Spencer et Michel pour leur soutien. Car si Sax dominait ses difficultés d’élocution, il devenait parfois rouge de frustration et cognait furieusement la table du poing. Vers la fin d’un débat, il demanda à Fort :
— Qu’est-ce que Praxis attend de morse – (BANG !) – de Mars ?
— Nous pensons que ce qui se passe ici aura des répercussions sur Terre. À ce stade, nous avons noté la montée d’éléments progressistes dont les plus importants sont la Chine, Praxis et la Suisse. Ensuite, nous avons des dizaines d’éléments plus mineurs et moins puissants. La direction que va prendre l’Inde dans une telle situation est un facteur critique. La plupart des métanats la considèrent comme une cuve de développement. Elles entendent par là que quoi qu’on y déverse, rien ne changera vraiment. Nous ne sommes pas d’accord. Et nous pensons que Mars également est un facteur critique, de façon différente, en tant que puissance émergente. Nous voulions donc trouver quels étaient les éléments progressifs présents ici, comprenez-vous, et leur montrer ce que nous faisons. Et entendre ce que vous en pensez.
— Intéressant, dit Sax.
Les choses étaient dites. Mais nombreux étaient ceux qui opposaient une résistance d’acier à l’idée de traiter avec une métanationale terrienne. Et entre-temps les débats sur les autres sujets avaient été interrompus, et les arguments se polarisaient avec le temps.
Quand ils se retrouvèrent dans le patio ce soir-là, Nadia secoua la tête, étonnée par la capacité des gens à ignorer ce qu’ils ont en commun, à s’affronter avec acharnement sur les petites différences qui les séparent. Elle s’en ouvrit à Art et Nirgal :
— Peut-être que le monde est simplement trop complexe pour que n’importe quel plan puisse fonctionner. Peut-être que nous ne devrions plus essayer de plan global mais juste quelque chose qui nous convienne. En espérant que Mars s’en sortira en utilisant plusieurs systèmes différents.
— Je ne crois pas que ça marche non plus, dit Art.
— Mais qu’est-ce qui marchera ?
Il haussa les épaules.
— Je ne sais pas encore.
Et lui et Nirgal se repassèrent les bandes, à la poursuite de ce qui, pour Nadia, était un mirage qui reculait sans fin.
Elle alla se coucher. S’il s’agissait d’un projet de construction, songea-t-elle au seuil du sommeil, elle le ficherait en l’air et recommencerait tout.
L’image hypnagogique d’un immeuble en train de s’effondrer l’éveilla brusquement. Après un instant, en soupirant, elle renonça à dormir et partit dans la nuit pour une nouvelle promenade. Art et Nirgal s’étaient endormis devant les lecteurs, la tête sur la table, sous la lueur clignotante de l’écran. Au-dehors, l’air soufflait vers le nord à travers les portes de Gournia, et elle suivit le souffle en prenant la piste du haut. Parmi les cliquetis des bambous, sous les étoiles… Des rires légers montaient du bassin de Phaistos.
Les lampes du fond étaient allumées, et les baigneurs étaient nombreux. Mais à présent, de l’autre côté du tunnel, à peu près à sa hauteur, il y avait une plate-forme éclairée où huit personnes se tenaient serrées. Un homme était en train de monter sur une espèce de planche en position accroupie. Il s’élança de la plateforme en se cramponnant au devant de la planche qui, apparemment, ne rencontrait qu’une faible friction. Nu, ses cheveux mouillés lui fouettant le dos, il dévala la paroi incurvée du tunnel en accélérant, jusqu’à ce qu’il jaillisse sur une saillie et vole vers le bassin en décrivant un tonneau, avant de tomber dans l’eau dans un grand jaillissement. Il poussa un cri de triomphe auquel répondirent les hourras des autres.
Nadia descendit pour mieux voir. Quelqu’un d’autre remontait la planche vers la plate-forme, et le plongeur, à présent, se retournait dans l’eau en rejetant ses cheveux en arrière. Nadia ne le reconnut que lorsqu’il fut près du bord, dans la lumière : c’était William Fort.
Elle se déshabilla et entra dans l’eau. Elle était chaude, sans doute à la température du corps ou un peu plus. En poussant un cri, une femme arrivait du haut, comme un surfeur porté par une grande vague de lave.
— Comme ça, ça a l’air dangereux, disait Fort à l’un de ses collègues, mais sous cette gravité, on y arrive bien.
La plongeuse se lança vers le bassin en un parfait plongeon de cygne et revint à la surface sous les applaudissements. Une autre femme avait déjà récupéré la planche et remontait vers la plateforme.
Fort reconnut Nadia et la salua d’un signe de tête. L’eau lui arrivait à la taille. Il avait des muscles noueux sous sa peau parcheminée. Sur son visage, elle lut le même plaisir vague qu’il affichait durant les débats.
— Vous voulez essayer ? lui demanda-t-il.
— Plus tard, peut-être, dit-elle en tâchant d’identifier les gens qui étaient là et à quels partis ils appartenaient.
Quand elle prit conscience de ce qu’elle faisait, elle eut un reniflement de mépris. Elle se dégoûtait soudain, la perversité de la politique la dégoûtait – elle pouvait vous infecter très vite.
Elle eut quand même le temps de remarquer que ceux qui s’ébattaient dans le bassin étaient pour la plupart de jeunes indigènes venus de Zygote, de Sabishii, de Vanuatu, de Dorsa Brevia, du mohole de Vishniac ou de Christianopolis. Rares étaient ceux qui intervenaient dans les débats et Nadia n’était pas en mesure d’évaluer leur éventuel pouvoir. Le fait qu’ils fussent ensemble ici, à cette heure de la nuit, n’avait sans doute pas de signification conséquente – ils étaient nus dans l’eau tiède et s’amusaient. Nombreux étaient ceux qui venaient d’endroits où les bains publics étaient chose commune, et ils avaient l’habitude de s’ébrouer avec d’autres.
Une nouvelle surfeuse dévalait la paroi du tunnel en criant. Elle plongea dans le bassin et les autres se précipitèrent sur elle comme des requins. Nadia se laissa glisser sous la surface : l’eau était légèrement salée. En ouvrant les yeux, elle découvrit des bulles de cristal qui explosaient de tous côtés, des corps souples qui ondulaient comme des dauphins sur le fond sombre. Une vision d’ailleurs…
Elle regagna la rive et essora ses cheveux. Fort se tenait au milieu des jeunes, pareil à une sorte de Neptune décrépit, les observant avec son expression bizarre de curiosité tranquille. Peut-être, songea Nadia, ces jeunes indigènes représentaient-ils la nouvelle société martienne dont parlait John Boone, ils se développaient et occupaient peu à peu leur place sans que leurs aînés s’en rendent compte. La transmission d’informations entre les générations comportait toujours une large part d’erreur, et l’évolution se passait toujours ainsi. Même si les gens s’étaient installés sous le sol de Mars pour des raisons variées, même s’ils constituaient l’underground, ils semblaient tous converger ici, dans un genre de vie qui avait certains aspects paléolithiques. Au-delà de leurs différences, ils régressaient peut-être vers quelque ancienne culture primitive, ou alors ils progressaient vers une synthèse nouvelle – peu importait laquelle – ou les deux à la fois. Il était possible qu’un lien se noue ici.
C’était du moins ce qu’elle semblait déchiffrer dans l’expression de tranquille plaisir de Fort à l’instant où Jackie Boone, dans toute sa gloire de Walkyrie, s’élançait sur la paroi de lave et jaillissait dans les airs comme une femme-canon.
Le programme défini par les Suisses parvint à son terme. Très vite, les organisateurs demandèrent un repos de trois jours qui devait être suivi par une assemblée générale.
Art et Nirgal passèrent leurs journées dans leur petite salle de conférences, à revoir les vidéos pendant des heures, à discuter sans fin en tapant sur les claviers de leurs IA avec une frénésie imprégnée de désespoir. Nadia les laissait faire et n’intervenait que sur leurs désaccords ou pour rédiger les parties qu’ils estimaient trop difficiles. Souvent, elle en trouvait un assoupi dans son fauteuil et l’autre les yeux fascinés par l’écran.
— Regardez, qu’est-ce que vous dites de ça ?…
Nadia regardait docilement l’écran et émettait quelques commentaires tout en leur posant une assiette sous le nez, ce qui avait en général pour effet de réveiller celui qui s’était endormi.
— Oui… Ça me paraît prometteur. On s’y remet.
C’est ainsi qu’au matin de l’assemblée générale, Art, Nirgal et Nadia s’avancèrent ensemble sur l’estrade, Art portant son IA. Il se dressa de toute sa hauteur pour observer l’assistance, comme surpris par son importance, et, après une longue pause, il déclara :
— Nous sommes en vérité d’accord sur de nombreuses choses.
Il fut accueilli par des rires. Mais il leva son IA comme Moïse brandissant les Tables de la Loi et lut à haute voix ce qui était inscrit sur l’écran :
— Règles d’édification d’un gouvernement martien !
Il lança un bref regard au public et tous se turent.
— Un. La société martienne sera composée de nombreuses cultures différentes. Mieux vaut la considérer comme un monde plutôt qu’une nation. Les libertés de religion et d’usages culturels devront être garanties. Nulle culture ou groupe de cultures ne devra être en mesure de dominer les autres.
« Deux. Dans cette structure de diversité, il faudra continuer de garantir que tous les individus ont sur Mars des droits inaliénables, y compris les moyens fondamentaux d’existence, le droit aux soins, à l’éducation et à l’égalité devant la loi.
« Trois. La terre, l’air et l’eau de Mars sont sous l’intendance commune de la famille humaine et ne sauraient appartenir à aucun individu ou groupe.
« Quatre. Les fruits du labeur de tout individu lui appartiennent et ne sauraient être appropriés par tout autre individu ou groupe d’individus. Dans le même temps, le labeur humain sur Mars fait partie d’une entreprise commune, pour le bien commun. Le système économique martien doit refléter ces deux faits et maintenir l’équilibre entre l’intérêt personnel et les intérêts de la société environnante.
« Cinq. L’ordre métanational qui régit la Terre est actuellement incapable d’incorporer les deux principes qui précèdent et ne peut s’appliquer ici. À la place, nous devons mettre en place une économie fondée sur la science écologique. Le but de l’économie martienne n’est pas un “développement soutenable”, mais une prospérité soutenable par la biosphère tout entière.
« Six. Le paysage martien lui-même a certains “droits d’existence” qu’il faut respecter. L’objectif des altérations de notre environnement doit être par conséquent minimaliste et écopoétique afin de refléter les valeurs de l’aréophanie. Nous suggérons que l’objectif des altérations environnementales doit se limiter à la portion de Mars située au-dessous des quatre mille mètres de viabilité humaine. Ce qui se trouve au-dessus, qui constitue trente pour cent de la planète, sera préservé dans des conditions similaires aux origines pour constituer autant de zones sauvages naturelles.
« Sept. Le peuplement de Mars est un processus historique unique, en ceci qu’il constitue la première implantation de l’humanité sur une autre planète. En tant que tel, il doit être conduit dans un esprit de révérence pour cette planète et la rareté de la vie dans l’univers. Ce que nous faisons ici déterminera autant de précédents pour l’installation des humains dans le système solaire et suggérera également des modèles pour les rapports à venir entre l’humanité et l’environnement terrestre. Ainsi, Mars occupe une place spéciale dans l’histoire, ce dont nous devrons nous souvenir quand nous prendrons les décisions nécessaires concernant la vie ici.
Art reposa son IA à côté de lui et observa l’assistance. Elle était silencieuse. Tous les regards étaient braqués sur lui.
— Bien, dit-il avant de s’éclaircir la gorge et de désigner Nirgal, qui se leva à son tour.
— Voilà tout ce que nous avons pu retenir des ateliers et qui semble appeler l’agrément de tous. Il y a bien d’autres choses qui nous ont paru dignes d’être acceptées par la majorité des groupes présents, mais pas par l’ensemble. Nous avons dressé une liste de ces points de consensus partiel et nous allons vous les soumettre. Nous avons le sentiment profond que si nous parvenons à nous séparer avec ne serait-ce qu’une sorte de document général sur lequel nous serions tous d’accord, nous aurions accompli quelque chose de significatif. La tendance dans des congrès tels que celui-ci est de rendre chacun de plus en plus sensible aux différences qui nous divisent, et je crois que dans notre situation cette tendance est exagérée, parce qu’à ce stade un gouvernement martien demeure une sorte d’exercice théorique. Mais lorsqu’il deviendra un problème pratique – quand nous devrons agir – alors il nous faudra bien trouver un terrain d’entente, et un document tel que celui-ci nous y aidera.
« Nous avons un grand nombre de notes spécifiques pour les points essentiels de ce document. Nous en avons discuté avec Jurgen et Priska, et ils nous ont suggéré de mettre sur pied une semaine de rencontres avec un jour entièrement consacré à chacun des points principaux, afin que tous puissent exprimer leurs commentaires et leurs suggestions. Au terme de ces journées, nous verrons ce qu’il nous en reste. »
Il y eut quelques rires. Mais la plupart acquiesçaient en silence.
— Pourquoi ne pas commencer par notre indépendance ? lança Coyote depuis le fond.
— Nous ne sommes pas parvenus à trouver des points similaires pour ça, dit Art. Mais on peut toujours prévoir un atelier pour essayer d’y arriver.
— Peut-être ! insista Coyote. Nous sommes tous d’accord pour que les choses et le monde soient justes. Et le moyen d’y parvenir reste toujours le vrai problème !
— Eh bien… Oui et non. Ce que nous avons ici va au-delà du simple vœu de voir les choses devenir plus justes. Quant aux méthodes à appliquer, si nous nous y remettons avec ces objectifs à l’esprit, peut-être que les choses se suggéreront d’elles-mêmes. Je veux dire : y a-t-il un moyen plus sûr d’atteindre nos objectifs plus sûrement ? Quels moyens ces fins impliquent-elles ? (Il promena son regard sur l’assistance, haussa les épaules et reprit :) Écoutez, nous avons essayé de rédiger une compilation de ce que vous tous avez exprimé, donc s’il y manque des suggestions spécifiques concernant les moyens d’accéder à l’indépendance, c’est peut-être parce que vous vous êtes arrêtés au niveau des philosophies générales d’action à mettre en œuvre, sur le plan où vous êtes pour la plupart en désaccord. La seule proposition que je puisse suggérer est d’essayer d’identifier les diverses forces en présence sur cette planète et d’évaluer leur possible résistance à l’indépendance, puis de façonner vos actions pour contrer cette résistance. Nadia parlait de revoir le concept de toute la méthodologie révolutionnaire, et certains ont suggéré des modèles économiques, une sorte de concept de rachat d’intérêts contrebalancé, quelque chose de ce genre. Mais quand j’ai réfléchi à cette notion de réaction façonnée, cela m’a rappelé la gestion intégrée des fléaux, voyez-vous… ce système que l’on rencontre dans l’agriculture où des méthodes variées sont appliquées à divers degrés dans la lutte contre les fléaux, en fonction de leur nature.
Le public rit, mais il ne parut pas s’en apercevoir. Il semblait décontenancé par le manque d’enthousiasme qui avait suivi la lecture du document général. Déçu. Quant à Nirgal, il semblait furieux.
— Que diriez-vous d’applaudir nos amis, lança Nadia, qui ont réussi à tirer la synthèse de tout ce qui s’est dit ?
Il y eut des acclamations. Quelques hourras. Un instant, on aurait pu croire à une montée de l’enthousiasme. Mais cela cessa très vite, et la foule s’écoula au-dehors en bavardant. Déjà avec âpreté.
Les débats se poursuivirent donc. Ils s’articulaient à présent autour du document rédigé par Art et Nirgal. En repassant les bandes, Nadia vit que les accords se concentraient en nombre appréciable sur tous les points excepté le numéro six, concernant le niveau du terraforming. La majorité des Rouges ne voulait pas entendre parler du concept de viabilité à basse altitude, en arguant du fait que la plus grande partie de la surface planétaire se trouvait en dessous du contour des quatre mille mètres, et que les terres en altitude seraient sévèrement contaminées si les niveaux inférieurs devenaient viables. Ils menaçaient de bloquer les opérations industrielles de terraforming en cours, pour revenir aux méthodes biologiques les plus lentes auxquelles le modèle radical d’écopoésis faisait appel. Certains défendaient le développement d’une atmosphère ténue de CO2, qui autoriserait la vie végétale mais pas la vie animale, ce qui correspondrait plus naturellement au passé de Mars. D’autres étaient partisans de laisser la surface aussi semblable que possible à celle qu’ils avaient trouvée à leur arrivée, en maintenant une population très réduite dans des vallées sous tentes. Ils s’en prenaient avec fureur à la destruction rapide de la surface par le terraforming industriel, condamnant tout particulièrement l’inondation de Vastitas Borealis et la fonte des glaces sous la soletta et la loupe orbitale.
Mais au fil des jours, il devint de plus en plus évident que c’était là le seul point du projet de déclaration qui était sérieusement contesté, alors que tous les autres faisaient uniquement l’objet de rectifications dans le détail. Nombreux étaient ceux qui exprimaient leur surprise et leur satisfaction devant ce consensus, et plus d’une fois Nirgal s’exclama avec irritation :
— Pourquoi sont-ils surpris ? Ce n’est pas nous qui avons rédigé ça, nous n’avons fait que relever ce qu’ils avaient tous dit.
Les gens qui l’entendaient acquiesçaient, intéressés, avant de retourner dans les meetings pour travailler une fois encore sur les détails. Mais Nadia avait le sentiment que l’accord se faisait jour de tous côtés, arraché au chaos par l’affirmation d’Art et de Nirgal. De nombreuses sessions, cette même semaine, s’achevèrent en une sorte de consensus politique : les aspects variés d’un État se soudant enfin dans la forme que la majorité des parties acceptaient.
Mais la discussion sur les méthodes n’en devint que plus véhémente. Elle n’en finissait pas : Nadia contre Coyote, Kasei, les Rouges, les Mars-Unistes et la plupart des Bogdanovistes.
— Vous n’obtiendrez jamais ce que nous voulons par le meurtre !
— Ils n’abandonneront jamais cette planète ! Le pouvoir politique commence au bout du fusil !
Une nuit, après l’une de ces corridas, ils se retrouvèrent très nombreux dans le bassin de Phaistos pour essayer de se détendre. Sax était assis sur une saillie de lave, dans l’eau, et secouait la tête.
— C’est le problème classique de la pénitence… non… de la violence. Radical, libéral… Qui n’ont jamais réussi à se mettre d’accord.
Art se laissa couler et remonta en crachotant. Fatigué, irrité, il dit :
— Pourquoi ne pas intégrer la gestion des fléaux ? Et l’idée du retrait mandatoire ?
— Le chômage obligatoire, rectifia Nadia.
— La décapitation, ajouta Maya.
— N’importe quoi ! lança Art en les aspergeant. La révolution de velours. La révolution de soie.
— D’aérogel, dit Sax. C’est léger, résistant, invisible.
— Ça vaut le coup d’essayer ! dit Art.
Ann secoua la tête.
— Ça ne marchera jamais.
— Ça serait mieux qu’un autre 61, remarqua Nadia.
— Mieux si nous nous mettons d’accord sur un plein… un plan, dit Sax.
— Mais nous ne pouvons pas, se plaignit Maya.
— Le front est large, insista Art. Allons-y et voyons ce qui marche le mieux.
Sax, Nadia et Maya secouèrent en même temps la tête. En les regardant, Ann éclata brusquement de rire. Et ils se retrouvèrent assis ensemble dans l’eau, à rire sans vraiment savoir pourquoi.
Le dernier grand meeting eut lieu à la fin de l’après-midi, dans le parc de Zakros où tout avait commencé. L’ambiance était bizarrement confuse, jugea Nadia, car nombreux étaient ceux qui acceptaient à contrecœur la Déclaration de Dorsa Brevia, bien plus longue que le projet initial d’Art et Nirgal. Chacun des points fut énoncé à haute voix par Priska, et acclamé par vote consensuel. Mais certains groupes acclamèrent plus fort que d’autres sur divers points, et quand la lecture fut achevée, l’ovation générale fut brève et de pure forme. Nul ne pouvait se réjouir de cela, et Art et Nirgal paraissaient épuisés.
Un moment, chacun resta immobile et silencieux. Personne ne savait ce qu’il convenait de faire ensuite. Le désaccord sur la question des méthodes semblait s’étendre jusqu’à l’attitude à assumer en cet instant. Que faire ? Est-ce qu’ils devaient simplement retourner chez eux ? Avaient-ils tous un chez-soi ? Le moment se prolongea dans le malaise, il devint presque douloureux (comme ils auraient eu besoin de John Boone !), à tel point que Nadia fut soulagée en entendant un cri, quelque part – qui sembla briser un sortilège. Elle leva les yeux. Des doigts se tendaient.
Et là-bas, tout en haut de la muraille noire du tunnel, il y avait une femme verte. Elle était dévêtue. Sa peau verte luisait sous le rai de lumière qui filtrait d’une baie – elle avait les cheveux gris, elle était pieds nus, sans le moindre bijou. Complètement nue sous la couche de teinture verte. Et ce qui était si commun dans le bassin, la nuit, devenait dangereusement provocant sous la lumière du jour. C’était un choc pour tous les sens, un défi à la notion de congrès politique qui leur était, à tous, devenue familière.
Hiroko. Elle commença à descendre les marches d’un pas mesuré. Ariadne, Charlotte et plusieurs autres Minoennes l’attendaient en bas, en compagnie des plus fervents adeptes d’Hiroko : Iwao, Rya, Evgenia, Michel et tous les autres venus de la colonie cachée. Et, tandis qu’Hiroko descendait, ils se mirent à chanter. Ils la couvrirent de guirlandes de fleurs rouges. Un rite de fertilité, songea Nadia. Qui venait tout droit du fond paléolithique de leurs esprits pour se fondre dans l’aréophanie d’Hiroko.
Et lorsqu’elle quitta les marches, ils la suivirent en psalmodiant les noms de Mars : « Al-Qahira, Arès, Auqakuh, Bahram… » Et ainsi de suite, dans un grand mélange de syllabes archaïques ou revenait souvent « ka… ka… ka… »
Elle les précéda sur le sentier, entre les arbres. Ils traversèrent la pelouse et rejoignirent l’assistance dans le parc. Hiroko passa au milieu de la foule avec une expression solennelle, lointaine, sur son visage vert. Ils furent nombreux à se lever sur son passage. Jackie Boone se joignit au cortège, et sa grand-mère verte lui prit la main. Elles marchaient maintenant côte à côte : la vieille matriarche, haute, fière, marquée par le temps, noueuse comme un arbre, verte comme ses feuilles. Jackie, plus grande encore, jeune et gracieuse comme une danseuse, ses longs cheveux noirs flottant jusqu’à ses reins. Un bruissement courut alors dans la foule, comme un soupir, et quand le cortège descendit le chemin central qui accédait au canal, certains se levèrent et suivirent, escortés des soufis qui formèrent une tresse autour d’eux, tout en dansant.
— Ana el-Haqq, ana Al-Qahira, ana el-Haqq, ana Al-Qahira…
Bientôt, ils furent un millier à suivre le cortège, dans les chants des soufis ou les psalmodies de l’aréophanie, ou bien encore dans le silence.
Nadia, heureuse, tenait Nirgal et Art par la main. Ils étaient des animaux, après tout, quelle que fut la vie qu’ils avaient choisie. Elle éprouvait une sorte d’adoration, une émotion qu’elle avait rarement connue – l’adoration pour la divinité de la vie, qui revêtait de si belles formes.
Au bord du bassin, Jackie enleva sa combinaison rouille et, avec Hiroko, elle entra dans l’eau jusqu’aux chevilles. Elles étaient face à face et levaient très haut leurs mains jointes. Les autres Minoennes se joignirent à ce pont. Vieilles ou jeunes, vertes ou roses…
Ceux des colonies cachées furent les premiers à passer sous le pont, et parmi eux Maya, main dans la main avec Michel. Et ensuite beaucoup d’autres suivirent et passèrent sous le pont de la mère, en un rite qui semblait remonter à des millions d’années, un cérémonial codé dans leurs gènes et qu’ils semblaient avoir pratiqué toute leur vie. Les soufis passèrent en dansant sous les mains jointes avec leurs grandes robes bouffantes, ce qui inspira tous les autres, qui restèrent habillés pour se lancer dans l’eau entre les femmes nues. Zeyk et Nazik les conduisaient en psalmodiant « Ana Al-Qahira, ana el-Haqq, ana Al-Qahira, ana el-Haqq », pareils à des Hindous dans le Gange, à des Baptistes dans le Jourdain. À la fin, ils furent quelques-uns à se déshabiller, mais tous se retrouvèrent dans l’eau. Et tous se dévisageaient dans cette renaissance soudaine et instinctive, la conscience éclaircie, tapant sur la surface de l’eau, parfois, pour accompagner en rythme les chants et les psalmodies… Et Nadia n’en finissait pas de redécouvrir la beauté de tous ces humains. La nudité, songea-t-elle, était dangereuse pour l’ordre social, en ce qu’elle révélait trop la réalité. Ils étaient tous là avec leurs imperfections, leurs caractères sexuels et les marques de leur mortalité – mais ce qui dominait avant tout, c’était leur étonnante beauté dans la clarté sourde du tunnel, à cette heure du crépuscule, une beauté incroyable, incompréhensible. Sans réponse. Leur peau avait les reflets rouges du soleil déclinant, mais pas assez, apparemment, pour certains des Rouges qui se teintaient le corps pour répondre à Hiroko. Une baignade politique ! se dit Nadia. Et, en fait, toutes les couleurs se mêlaient dans l’eau qui, très vite, devenait brunâtre.
Maya s’était mise à nager sur les hauts-fonds et vint heurter Nadia avant de s’accrocher impétueusement à elle.
— Hiroko est géniale ! lui lança-t-elle en russe. Folle peut-être, mais géniale.
— La déesse-mère du monde, répliqua Nadia avant de s’élancer dans l’eau tiède vers quelques-uns des Cent Premiers et des issei de Sabishii.
Ann et Sax étaient là, côte à côte : Ann grande et élancée, Sax trapu et rond, exactement comme aux premiers jours des bains d’Underhill, quand ils se perdaient dans de longues discussions, le visage de Sax renfrogné par la concentration. Nadia éclata de rire en les voyant et les aspergea à grands gestes.
Fort nagea jusqu’à elle.
— J’aurais dû mener toute la conférence comme ça ! dit-il. Ooh ! Il y en a un qui va nous tomber dessus !
Un surfeur qui dévalait la paroi du tunnel venait de s’éjecter et plongea au milieu du bassin.
— Écoutez, ajouta Fort, il faut que je rentre si je veux être utile. Et puis j’ai aussi une arrière-arrière-arrière-petite-fille qui se marie dans quatre mois.
— Et vous pourrez rentrer aussi vite que ça ? s’étonna Spencer.
— Oui, j’ai un vaisseau rapide.
Une des filiales spatiales de Praxis construisait des fusées qui utilisaient une version modifiée du système de propulsion Dyson pour accélérer et décélérer durant le vol, ce qui autorisait une trajectoire directe entre les deux planètes.
— Le style directorial, commenta Spencer.
— Tous ceux qui ont besoin de se déplacer d’urgence peuvent l’emprunter à Praxis. Tenez : si vous avez envie de visiter la Terre, rien que pour voir quelles sont les conditions, en exclusivité…
Quelques sourcils se levèrent, mais personne ne releva la proposition. Et il n’était plus question de retenir William Fort comme prisonnier.
À présent, tous les baigneurs dérivaient comme des méduses, se laissant porter par l’eau, apaisés par la tiédeur, le vin et le kava que l’on distribuait à la ronde dans des tasses de bambou, et le sentiment d’avoir achevé ce qu’ils étaient venus accomplir. Ça n’était pas parfait, disaient-ils – certainement pas – mais c’était déjà quelque chose, surtout dans les points trois et quatre. À vrai dire, c’était un commencement, un vrai. Et ils s’en souviendraient tous.
— Mais ça, dit quelqu’un qui était assis près du bord, c’est de la religion. Et j’adore tous ces beaux corps, mais mélanger l’État et la religion, c’est dangereux…
Nadia et Maya avaient gagné les eaux plus profondes, bras dessus bras dessous, bavardant avec tous ceux qu’elles connaissaient. Un groupe de jeunes de Zygote, avec Rachel, Tiu, Frantz et Steve et tous les autres, les aperçut :
— Hé, les sorcières !
Ils se précipitèrent sur elles pour les serrer dans leurs bras et les couvrir de baisers. Ça, songea Nadia, c’est la réalité kinétique, la réalité somatique, haptique – le pouvoir du toucher, et, oh ! Son doigt fantôme pulsait de vie, ce qui ne lui était pas arrivé depuis des siècles…[63]
Les ectogènes de Zygote les suivirent, et ils rencontrèrent Art, qui se trouvait en compagnie de Nirgal et de quelques autres hommes, tous attirés par la présence magnétique de Jackie qui se tenait à côté d’Hiroko, désormais à demi verte, ses longs cheveux mouillés épars sur ses épaules. Elle riait en rejetant la tête en arrière, et la clarté du crépuscule lui conférait une espèce de puissance hyperréelle, héraldique. Art, quant à lui, était rayonnant de bonheur, et lorsque Nadia l’étreignit, il passa un bras sur son épaule. Il était désormais son ami : une réalité somatique solide.
— C’était bien joué, lui dit Maya. C’est exactement ce que John Boone aurait fait.
— Mais non, contra automatiquement Jackie.
— Je l’ai connu, insista Maya en lui décochant un regard acéré. Pas toi. Et je répète que c’est ce qu’il aurait fait.
Elles s’affrontaient : l’ancienne beauté aux cheveux blancs et la jeune beauté aux cheveux noirs – et Nadia découvrit dans cette scène quelque chose de primaire, de primitif… Elle aurait tant voulu dire aux jeunes demi-frères et demi-sœurs de Jackie, qui étaient derrière elle : « Voilà les deux vraies sorcières ! »
Mais ils le savaient déjà, certainement.
— Personne ne ressemblera jamais à John, dit-elle pour briser le sortilège. (Elle serra la taille d’Art.) Mais quand même, c’était réussi.
Kasei accourut vers eux en s’ébrouant. Jusqu’alors, il avait gardé le silence, et Nadia était quelque peu intriguée : lui dont le père était célèbre, autant que la mère, autant que sa fille… Lui dont le pouvoir grandissait parmi les Rouges et les Mars-Unistes, qui constituaient une sorte de mouvement séparatiste, à la limite, ainsi que le congrès l’avait révélé. Oui, il était vraiment difficile de savoir ce que Kasei pensait de son existence. Il lança à Jackie un regard trop complexe pour être déchiffrable – marqué d’orgueil, de jalousie, de reproche – et déclara :
— Nous aurions besoin de John Boone en ce moment.
Son père – le premier homme sur Mars –, son John adoré, qui aimait tant nager la brasse papillon à Underhill, durant des après-midi qui ressemblaient à celui-ci, à cette seule différence que ç’avait été leur lot quotidien, pendant plus d’une année…
— Et aussi Arkady et Frank, dit Nadia, dans l’espoir de désamorcer la dispute.
— Nous pouvons aisément nous passer de Frank Chalmers, coupa Kasei d’un ton amer.
— Pourquoi donc ? s’écria Maya. Ce serait vraiment une chance de l’avoir avec nous en ce moment ! Il saurait comment manipuler Fort, Praxis, les Suisses, les Rouges et tous les Verts, tous… Oui, ils nous seraient tellement utiles maintenant : Frank, Arkady et John – tous les trois.
Ses lèvres avaient pris un pli sévère et elle défia Jackie et Kasei du regard, comme si elle leur intimait l’ordre de se taire. Puis elle détourna les yeux.
— C’est bien pour ça que nous devons éviter un autre 61, conclut Nadia.
— Nous l’éviterons, l’assura Art avant de la serrer contre lui.
Elle secoua tristement la tête : les bons moments passaient tellement vite.
— Nous n’avons pas le choix. Tout cela ne dépend pas vraiment de nous. Nous verrons bien.
— Cette fois, ce sera différent, insista Kasei.
— On verra bien.