Ann Clayborne descendait l’Éperon de Genève. Elle s’arrêtait dans chaque côte pour ramasser des échantillons. L’autoroute Transmarineris avait été abandonnée après 61. Elle était en train de disparaître sous la rivière boueuse de glace et de rochers qui avait inondé le fond de Coprates Chasma. La route n’était plus qu’une relique archéologique, une impasse.
Mais Ann avait décidé d’étudier l’Éperon de Genève. Il constituait l’extension finale d’une veine de lave enfouie en grande partie sous le plateau du sud. Cette veine n’était qu’une parmi plusieurs autres : Melas Dorsa, Felis Dorsa plus à l’est, Solis Dorsa à l’ouest. Toutes étaient plus ou moins parallèles et perpendiculaires par rapport aux canyons de Marineris, et elles avaient toutes la même mystérieuse origine. Mais avec le recul de la paroi sud de Melas Chasma, sous l’effet du tassement et de l’érosion éolienne, la roche la plus dure d’une veine s’était retrouvée exposée. C’était elle qu’on avait appelée l’Éperon de Genève, et les Suisses avaient trouvé là une rampe parfaite pour creuser leur route. Et Ann se trouvait à présent face à une base bien exposée. Il était possible que l’Éperon de Genève, comme les veines voisines, ait été formé par le fissurage concentrique résultant de la surrection de Tharsis. Mais ces veines pouvaient tout aussi bien être plus anciennes, laissées par l’extension d’un bassin du début du Noachien, quand la planète se dégageait encore de sa chaleur interne. La datation du basalte au pied de la veine aiderait à trouver la réponse d’une façon ou d’une autre.
C’était pourquoi Ann descendait lentement l’étroite route givrée à bord de son patrouilleur-rocher. D’accord, elle était certainement visible depuis l’espace, mais elle ne s’en inquiétait pas. Elle avait parcouru tout l’hémisphère Sud durant l’année précédente sans aucune précaution, sauf lorsqu’elle devait s’approcher d’un des refuges secrets de Coyote pour se ravitailler. Rien ne s’était jamais produit.
Elle atteignit la base de l’Éperon, à quelque distance du fleuve de glace et de rochers qui obstruait désormais le plancher du canyon. Elle descendit du patrouilleur, prit un marteau de géologue et entreprit de casser le bord du dernier tronçon de route. Elle avait le dos tourné à l’immense glacier et l’avait oublié, entièrement concentrée sur le basalte. La veine se dressait devant elle dans le soleil, formant une rampe parfaite qui montait vers le sommet de la falaise, à trois mille mètres au-dessus d’elle, se déployant jusqu’à cinquante kilomètres en direction du sud. De part et d’autre de l’Éperon, l’énorme falaise sud de Melas Chasma s’incurvait en larges enfoncements avant de se redresser en saillies mineures – une marque discrète sur la gauche, à l’horizon lointain, et un promontoire massif, à quelque soixante kilomètres sur la droite, qu’Ann appelait Cape Solis.
Il y avait bien longtemps qu’Ann avait prédit que toute hydratation de l’atmosphère entraînerait l’accélération massive de la dégradation du terrain. Les falaises, de part et d’autre de l’Éperon, confirmaient qu’elle ne s’était pas trompée. L’enfoncement entre l’Éperon de Genève et Cape Solis avait toujours été profond, mais les glissements de terrain récents qu’elle découvrait montraient qu’il se creusait plus rapidement. Cependant, les cicatrices les plus fraîches, tout comme les cannelures et les strates de la falaise, étaient poudrées de givre. La grande paroi avait les couleurs de Zion ou de Bryce après une chute de neige – avec des couches variées de rouge striées de blanc.
Une arête noire et basse suivait le plancher du canyon à un kilomètre ou deux à l’ouest de l’Éperon de Genève, en parallèle. Mue par la curiosité, Ann s’en approcha. En l’examinant de près, à hauteur de poitrine, elle lui parut constituée de la même espèce de basalte que l’Éperon. Elle prit son marteau et préleva un échantillon.
Du coin de l’œil, elle surprit un mouvement et se redressa. Cape Solis avait perdu son nez. Un nuage rouge se gonflait à partir du sol.
Un glissement de terrain ! Instantanément, elle déclencha le chrono de son bloc de poignet, puis abaissa les jumelles sur sa visière et fit le point. La roche qui venait d’être mise à jour par la cassure était noirâtre et quasi verticale. Une faille de refroidissement à l’intérieur de la veine, peut-être – à supposer qu’il s’agisse bien d’une veine. Cela ressemblait à du basalte. Et apparemment, la cassure s’était faite sur toute la hauteur de la falaise, sur quatre mille mètres.
La paroi disparaissait maintenant dans le nuage de poussière qui se gonflait, comme si une bombe géante venait d’exploser. L’explosion sourde, à la limite des infrasons, fut suivie par un grondement atténué, comme un roulement de tonnerre. Elle regarda son chrono : quatre minutes à peine s’étaient écoulées. Le son, dans l’atmosphère de Mars, se propageait à la vitesse de deux cent cinquante-deux mètres par seconde, ce qui lui donnait une distance de soixante kilomètres. Elle avait presque assisté au premier instant de l’effondrement.
Plus loin dans l’enfoncement, une autre partie de la falaise, plus réduite, fut à son tour emportée, sans doute sous l’effet des ondes de choc. Ça n’était rien comparé à la première cassure, qui avait dû précipiter vers le bas des millions de mètres cubes de roche. C’était fantastique d’avoir assisté à un pareil spectacle – pour la plupart, les géologues et les aréologues utilisaient des explosifs ou des simulations sur ordinateur pour étudier ce phénomène. Il leur suffirait de passer quelques semaines dans Valles Marineris pour résoudre leurs problèmes.
La masse déferlait à présent depuis le seuil du glacier. Elle était sombre et basse, dominée par un front mouvant de nuages de poussière. C’était comme le film au ralenti d’un orage qui s’avançait, avec les mêmes effets sonores. Il était encore très loin de Cape Solis. Et Ann prit conscience, brusquement, qu’elle assistait à un glissement prolongé. Un phénomène étrange, l’une des pièces manquantes des puzzles de la géologie. La majorité des glissements de terrain se propageaient généralement sur une distance double de celle de leur chute initiale. Mais quelques-uns, plus importants, semblaient défier les lois de la friction et continuaient leur course horizontale sur une distance dix fois supérieure à leur chute initiale. Vingt ou trente fois, dans les cas exceptionnels. Ces glissements prolongés, comme on les appelait, n’avaient pas d’origine connue. Cape Solis s’était effondré sur quatre mille mètres et, normalement, n’aurait pas dû rouler sur plus de huit mille. Mais il poursuivait sa course sur le fond de Melas, déferlante sombre qui fonçait sur Ann. S’il parcourait quinze fois sa chute verticale, elle serait engloutie et emportée jusqu’à l’Éperon de Genève.
Elle régla ses lunettes sur le front de la vague qui arrivait dans un tourbillon de poussière. Elle sentait ses mains trembler sur son casque, mais elle n’éprouvait aucune émotion particulière. Pas de regret, ni de peur – rien, si ce n’est, peut-être, du soulagement. Tout allait finir, et ce ne serait pas sa faute. Personne n’aurait à lui faire de reproches. Elle avait toujours dit que le terraforming la tuerait. Elle eut un rire bref en plissant les yeux. La première hypothèse standard pour expliquer les glissements prolongés supposait que la roche était portée par une couche d’air emprisonnée durant la chute. Mais, plus tard, la découverte de glissements plus anciens, aussi bien sur Mars que sur la Lune, avait fait douter de cette explication. Ann était d’accord avec ceux qui arguaient du fait qu’une couche d’air ne pouvait rester prisonnière de la roche et se diffusait rapidement vers le haut. Néanmoins, il devait exister une sorte de lubrifiant naturel. Certains avaient proposé la théorie d’une couche de roche en fusion provoquée par la friction de l’effondrement, ou bien des ondes acoustiques dues au fracas initial, ou encore la friction à haute énergie des particules sur la face interne du glissement. Mais aucune de ces propositions n’était vraiment satisfaisante, nul n’avait de certitude. Ce qui arrivait droit sur Ann était un mystère phénoménologique.
Elle regarda encore une fois son chrono et constata que vingt minutes s’étaient déjà écoulées. Les glissements de ce type étaient connus pour leur vitesse. Et le front grondant s’approchait à toute allure. Le nuage de poussière montait à l’arrière, occultant le soleil de l’après-midi.
Ann se retourna vers le grand glacier de Marineris. Plusieurs fois, il avait failli la tuer, à l’époque où la nappe aquifère s’était déversée dans les grands canyons. Frank Chalmers avait trouvé la mort dans le torrent de boue et de glace et ses restes devaient être prisonniers du glacier, désormais, tout en bas. C’avait été la faute d’Ann, et depuis, jamais le remords ne l’avait quittée. Il avait suffi d’un simple instant d’inattention, mais c’était une faute. Du genre qu’on ne peut corriger.
Et puis, Simon lui aussi était mort. Emporté par l’avalanche de ses globules blancs. Désormais, son heure était venue. Et le soulagement qu’elle en éprouvait était presque douloureux.
Elle fit face à l’avalanche. Elle eut l’impression que les rochers qu’elle discernait à la partie inférieure bondissaient plutôt que de rouler comme dans un mascaret. Oui, apparemment, la vague de matériaux était portée par une sorte de couche lubrifiante. Des géologues avaient découvert des prairies pratiquement intactes à la surface de glissements de terrain majeurs qui avaient couvert plusieurs kilomètres. Elle avait donc la confirmation d’un fait connu, mais cela n’en semblait pas moins bizarre, presque irréel. Le sol vibrait sous elle et elle s’aperçut qu’elle avait les poings crispés. Elle pensa à Simon, luttant contre la mort, et siffla entre ses dents. Ça n’était pas bien de rester là à attendre la fin presque avec joie. Elle savait qu’il ne l’aurait pas approuvée. Alors, elle s’écarta de l’arête basse de lave et mit un genou au sol.
Elle avait fait ce qu’elle pouvait, nul ne pouvait la blâmer. Mais ce genre de réflexion était stupide : personne ne saurait jamais ce qu’elle était venue faire ici, pas même Simon. Il n’était plus là. Et le Simon qui était en elle ne cesserait jamais de la harceler. L’heure était donc venue de se reposer. Avec reconnaissance. La poussière enveloppa l’arête dans un grand souffle de vent et… Boum ! Le fracas de l’explosion la coucha net, puis elle fut entraînée sur le fond du canyon, roulée dans l’averse de roc. Elle était maintenant perdue dans un nuage opaque, et se redressa à quatre pattes, prise dans la poussière, le grondement des fragments de pierre, les tressautements sauvages du sol…
Les secousses s’apaisèrent. Le rocher était froid sous ses gants et ses genouillères. Peu à peu, des bouffées de vent faisaient réapparaître le ciel. Elle était couverte de poussière et de rocaille.
Elle se releva avec des gestes convulsifs. Elle avait les mains et les genoux douloureux et une rotule engourdie par le froid. Elle s’était foulé le poignet gauche et c’était comme si un poignard était planté dans ses tendons. Elle descendit vers la crête basse de basalte. Le glissement de Cape Solis s’était arrêté à trente mètres de là. Le sol, entre elle et la masse noirâtre, était jonché de cailloutis, mais la muraille de roc était dressée à quarante-cinq degrés, haute de vingt ou vingt-cinq mètres. Ann se dit que si elle était restée sur l’arête basse, elle aurait été tuée par l’impact du souffle d’air. « Maudit sois-tu ! », fit-elle silencieusement à Simon.
La frange nord du glissement s’était déversée dans Melas pour se fondre avec la glace dans un torrent bouillonnant de boue et de blocs de rocher. Mais elle avait du mal à voir au travers de l’écran de poussière. En s’avançant, elle constata que la roche était encore chaude. Elle ne découvrit aucune fracture plus haut. Les oreilles encore bourdonnantes, elle inspectait le mur noir. Et elle pensa : ça n’est pas juste, pas juste…
En revenant vers l’Éperon, elle éprouva un étourdissement, un malaise. Le patrouilleur-rocher était toujours là, au bout de la route en impasse, poussiéreux mais intact. Longtemps, elle resta sur place, incapable de le toucher. Elle se retourna pour observer la falaise encore fumante du glissement, pareille à un glacier noir côte à côte avec le glacier blanc. Enfin, elle ouvrit la porte du patrouilleur et se hissa à l’intérieur. Elle n’avait pas le choix.
Elle parcourait quelques kilomètres chaque jour. Puis elle débarquait et déambulait sur la planète, la démarche incertaine, comme un automate.
Sur chaque flanc de la bosse de Tharsis, il y avait une dépression. À l’ouest, c’était Amazonis Planitia, une plaine basse qui s’avançait loin dans les highlands du sud. À l’est, c’était l’Auge de Chryse, un creux qui partait du Bassin d’Argyre pour traverser Margaritifer Sinus et Chryse Planitia, le point le plus bas de l’Auge. L’Auge de Chryse avait une profondeur moyenne de deux mille mètres par rapport à la région environnante et au terrain chaotique de Mars. C’était là qu’on trouvait les plus anciens chenaux d’écoulement.
Ann continua de suivre la bordure sud de Marineris jusqu’à se trouver entre Nirgal Vallis et le Chaos d’Aureum. Elle fit étape pour se ravitailler dans un refuge appelé Dolmen Tor. C’était là que Michel et Kasei les avaient conduits au terme de leur retraite dans Marineris, en 2061. Elle n’éprouva aucune émotion particulière en retrouvant les lieux, car le souvenir s’était estompé. De même que bien d’autres, ce qu’elle trouvait plutôt réconfortant. En fait, elle appelait l’oubli, se concentrant sur tel ou tel moment de son passé avec une intensité si forte qu’il disparaissait, comme une lueur avalée par le brouillard, comme si des choses se dissipaient dans sa tête.
Très certainement, l’Auge avait précédé dans le temps le chaos et les chenaux de débordement, qui n’existaient qu’à cause de sa présence. Tharsis avait été une source de dégazage extraordinaire : toutes les fractures radiales ou concentriques avaient répandu dans l’atmosphère les éléments volatils venus du noyau chaud de la planète. L’eau du régolite avait ruisselé sur les pentes jusque dans les dépressions, de part et d’autre de la bosse. Il était possible que les dépressions soient le résultat direct de l’érection de la bosse, et la lithosphère avait pu être repliée vers les franges. Ou alors, le manteau avait aspiré les dépressions dans le sous-sol quand il s’était déployé sous la bosse. Les modèles de convection courants pouvaient permettre de vérifier un tel concept – la poussée avait bien dû retomber quelque part, après tout, en entraînant une partie de la lithosphère.
Ensuite, dans le régolite, l’eau avait continué son ruissellement vers le bas, comme d’habitude, elle s’était répandue dans les auges, jusqu’à ce que les aquifères éclatent et que la surface s’effondre. D’où les chenaux et le chaos. Un excellent modèle, plausible et solide, qui expliquait la plupart des traits du paysage.
Et c’est ainsi que chaque jour Ann sillonnait la région en quête d’une confirmation sur la création de l’Auge de Chryse. Il était devenu difficile de se frayer un chemin vers le nord : les déversements des aquifères en 2061 avaient presque totalement bloqué la voie, ne laissant qu’une fente étroite entre l’extrémité est du grand glacier de Marineris et le versant ouest d’un glacier plus petit qui emplissait Ares Vallis sur toute sa longueur. Cette fente était la première issue à l’est de Noctis Labyrinthus. Elle permettait de franchir l’équateur sans passer par la glace. Et Noctis était encore à six mille kilomètres de là. On avait donc construit une piste et une route pour franchir la fente, ainsi qu’une ville sous tente plutôt importante au bord du cratère Galilaei. Au sud de Galilaei, dans sa partie la plus étroite, la fente ne mesurait que quarante kilomètres de large et constituait un secteur de plaine entre le bras oriental d’Hydaspis Chaos et la région ouest d’Aram Chaos. À partir de là, la route et la piste étaient plus difficiles et Ann concentra son pilotage sur le seuil d’Aram Chaos, sans quitter le sol fissuré du regard.
Au nord de Galilaei, ça redevenait plus facile. Enfin, elle quitta la fente et retomba dans Chryse Planitia. Elle était maintenant au cœur de l’Auge, avec un potentiel gravifique de –0,65. C’était l’endroit le plus léger de la planète, plus léger encore qu’Isidis et Hellas.
Un jour, en atteignant le sommet d’une colline isolée, elle découvrit une mer de glace au milieu de Chryse. Un long glacier s’était écoulé depuis Simud Vallis pour s’installer au point le plus bas de Chryse. Il était devenu une mer qui s’étendait sous trois horizons, au nord, au nord-est et au nord-ouest. Lentement, Ann contourna la grève, de l’ouest au nord. Elle estima le diamètre de la mer de glace à deux cents kilomètres.
Elle s’arrêta à l’heure du crépuscule sur la bordure fantomatique d’un cratère et laissa errer son regard sur l’étendue de glace fracassée. Il y avait eu tellement d’éruptions et de déversements en 61. Il était clair que certains aréologues de talent avaient soutenu les rebelles, qu’ils avaient su trouver les aquifères où la pression était la plus élevée pour les faire sauter. Apparemment, ils avaient tiré profit de certaines de ses propres découvertes.
Chaque jour, quand elle s’arrêtait pour faire étape, elle explorait à pied les alentours. Quittant la mer de glace de Chryse, elle continua vers le nord dans Acidalia.
Les grandes plaines de l’hémisphère Nord étaient généralement la référence officielle pour le niveau moyen de Mars, ce qui se justifiait si on les comparait aux sites de chaos ou encore aux highlands du sud. Mais elles n’étaient pas pour autant des terrains de jeux, elles n’étaient pas plates comme autant de tables à l’échelle planétaire – loin de là. Il y avait des ondulations de tous côtés, des buttes et des talus, des crêtes de rocailles, des drifts et des creux, des champs de pierraille et de rocs géants, des tors isolés et des cuvettes… Un paysage surnaturel. Sur Terre, les creux auraient fini par se combler, le vent et la pluie auraient usé les collines éparses, et des plaques glaciaires auraient achevé le gommage du paysage s’il n’avait pas été soulevé sous l’effet des actions tectoniques au fil des éons pour être limé et aplati par le temps et les biotes. Mais ces anciennes plaines ondulées, taraudées par les impacts des météores, n’avaient pas changé depuis un milliard d’années. Et elles comptaient au nombre des surfaces les plus jeunes de Mars.
La conduite, dans cette région accidentée, n’avait rien de facile, et on pouvait tout aussi bien s’y perdre à pied. Plus d’une fois, Ann confondit son patrouilleur avec les autres rochers et elle ne le regagna que grâce à la balise radio. Tremblante, encore sous le coup de quelque rêverie perdue.
Elle gardait toujours le cap au nord, vers Vastitas Borealis. Acidalia, Borealis : tous ces noms anciens de Mars étaient tellement étranges. Elle s’efforçait de ne pas réfléchir, mais les heures de voyage étaient longues, et, parfois, cela n’était plus possible. Dans ces moments-là, il était plus facile de lire que de perdre son regard dans le paysage. Alors, elle péchait au hasard dans la bibliothèque de son IA. Et elle se retrouvait souvent avec des cartes de Mars. Un soir, elle se plongea dans la liste des noms de sites martiens.
Elle prit conscience que la plupart étaient dus à Giovanni Schiaparelli. Il avait baptisé plus d’une centaine d’albédos dont la plupart étaient aussi illusoires que ses canali. Mais quand les astronomes avaient rectifié les cartes de Mars dans les années 1950 en se mettant d’accord sur les albédos qu’ils devaient conserver – ceux qui pouvaient être photographiés –, un certain nombre de noms de Schiaparelli avaient été retenus. C’était une forme d’hommage à Schiaparelli.
Les traits caractéristiques de Mercure avaient reçu les noms de grands artistes. Et Vénus, bien sûr, avait été baptisée de noms de femmes. Sur Mars, ils voyageaient à travers un exotique mélange de rêveries du passé : le lac du Soleil, la plaine de l’Or, la mer Rouge, la montagne du Paon, le lac du Phénix, Cimméria, Arcadia, le golfe des Perles, le Nœud Gordien, Styx, Hadès, Utopia…
Dans les dunes sombres de Vastitas Borealis, elle constata que ses provisions s’épuisaient. Ses sismographes lui révélaient des secousses quotidiennes à l’est, et elle mit le cap droit dessus. Durant ses sorties, elle explorait les dunes de sable grenat et leurs strates, qui révélaient les climats anciens à la manière des cercles des troncs d’arbres abattus. Mais la neige et les vents violents arrachaient les crêtes. Les vents d’ouest pouvaient être extrêmement forts, suffisamment pour soulever des nappes de sable à gros grains qui la giflaient et la collaient contre le patrouilleur. Le sable se formerait toujours en dunes, c’était une question de physique, mais les dunes, elles, poursuivaient leur lente marche autour du monde, et les traces des âges se perdaient ainsi.
Le passé s’effritait toujours, fragment par fragment. Elle ne voulait plus y penser. Pourtant, plus d’une fois, elle fut arrachée au sommeil par l’image de la longue fugue et de l’abandon. Ensuite, elle s’éveillait vraiment, tremblante, en sueur, dans l’aube incandescente, sous le soleil qui brûlait dans le ciel comme une boule de soufre.
Coyote lui avait donné une carte de ses caches du Nord. Elle s’approchait de l’une d’elles, enfouie sous un amas de rocs grands comme des immeubles. Elle se ravitailla et laissa un bref remerciement écrit. Le dernier itinéraire que Coyote lui avait laissé indiquait qu’il passerait dans ce secteur très bientôt, mais elle ne vit aucune trace de lui, elle se dit qu’il était inutile d’attendre et reprit la route.
Le souvenir du glissement de terrain revenait la hanter. Elle n’y pouvait rien. Ce n’était pas le fait d’avoir affronté la peur qui lui restait, car cela lui était déjà souvent arrivé, sans qu’elle s’en aperçoive dans l’instant, parfois. Non, c’était le côté arbitraire de l’événement qui ne quittait pas son esprit. C’était sans rapport avec la valeur ou l’adaptabilité, tout simplement une pure contingence. Un équilibre accentué sans équilibre. C’était elle qui avait passé trop de temps à l’extérieur, après tout. C’était elle qui avait encaissé trop de radiations. Mais c’était Simon qui était mort. C’était elle qui s’était endormie au volant, et c’était Frank qui était mort. Une question de chance, de survie accidentelle ou d’effacement.
Un après-midi, alors qu’elle interrogeait machinalement son IA pour se distraire avant l’heure du dîner, elle apprit que la police tzariste avait arrêté Dostoïevski pour l’exécuter et l’avait ramené chez lui après qu’il eut attendu son tour plusieurs heures durant. Elle resta ensuite très longtemps dans son siège de pilote, les pieds sur le tableau de bord, le regard perdu. Un autre crépuscule grenat se déployait, le soleil était étrangement gonflé et brillant dans l’atmosphère plus dense. Dostoïevski avait été transformé pour sa vie entière, disait l’auteur dans l’omniscience facile de la biographie. Un épileptique, enclin à la violence, au désespoir. Il n’avait pas su intégrer son expérience. Il était demeuré perpétuellement en colère. Effrayé. Possédé.
Ann secoua la tête et se mit à rire en pensant au biographe idiot, qui n’avait tout simplement rien compris. Bien sûr, on n’intègre pas une expérience. Cela n’avait aucun sens.
Le lendemain, une tour pointa à l’horizon. Ann s’arrêta et braqua le télescope dans sa direction. Elle découvrit un nuage de brume dense au-delà. Les secousses enregistrées par son sismographe étaient très fortes maintenant et semblaient provenir de quelque part au nord. Elle en ressentit une, qui, si l’on tenait compte de la puissance des amortisseurs du patrouilleur, devait être particulièrement violente. Il y avait un rapport direct avec la tour.
Elle descendit. Le ciel était à présent une arche de couleurs intenses et le soleil était très bas sur l’horizon des dunes. Sa lumière serait derrière elle. Elle plongea entre les dunes et, prudemment, en escalada une avant de ramper sur les derniers mètres. Elle leva le regard vers la tour, qui n’était qu’à un kilomètre à l’est. Quand elle constata à quel point elle était proche de sa base, elle colla le menton au sol, au milieu de déjections aussi grosses que son casque.
Elle avait devant elle une sorte de complexe géant de forage. Gigantesque, en fait. À sa base massive, elle découvrait maintenant deux chenilles, pareilles à celles qui tractaient les fusées les plus lourdes dans un spatioport. La tour de forage se dressait à plus de soixante mètres de haut. Sa partie inférieure devait abriter les quartiers d’habitation des techniciens et les entrepôts.
Derrière le monstre, sur la pente douce qui s’inclinait vers le nord, il y avait une mer de glace. Et, immédiatement au nord de la foreuse, les crêtes de grandes dunes barkhanes[31] saillaient hors de la glace – d’abord comme autant de galets d’une plage, puis comme des centaines d’îlots en croissants. Mais, à deux kilomètres de là, le haut des dunes s’effaçait pour être remplacé par la glace.
Une glace propre et pure, translucide sous le ciel mauve, plus claire que toutes les formes de glace qu’elle avait jamais vues à la surface de Mars, lisse, sans la moindre cassure. Elle dégageait une faible vapeur qui dérivait vers l’est. Et, à sa surface, des hommes, en walkers et casques, faisaient du patin. Ils ressemblaient à des fourmis.
Tout était devenu clair dans l’instant où elle avait vu la glace. Il y avait bien longtemps qu’elle avait elle-même confirmé l’hypothèse du grand impact, qui expliquait la dichotomie entre les deux hémisphères. L’hémisphère Nord, plus bas et lisse, était simplement un bassin d’impact exceptionnellement vaste qui résultait d’une collision inimaginable, à l’âge noachien, entre Mars et un astéroïde presque aussi gros que la planète. Le cœur rocheux de l’astéroïde qui ne s’était pas vaporisé était devenu partie intégrante de Mars, et certaines théories expliquaient que les mouvement irréguliers du manteau relevés dans la bosse de Tharsis étaient des développements tardifs qui résultaient des perturbations originales de l’impact. Pour Ann, cette explication était improbable, mais il n’en restait pas moins que le grand choc avait eu lieu, qu’il avait balayé tout l’hémisphère Nord en abaissant son niveau de quatre mille mètres par rapport à l’hémisphère Sud. Le choc avait été formidable, mais il remontait au Noachien, et c’était sans doute le même type de collision qui avait provoqué la naissance de la Lune à partir de la Terre. À vrai dire, l’argument majeur des adversaires du choc martien était que la planète rouge aurait dû logiquement avoir une lune proportionnelle à celle de la Terre.
Mais là, en observant le gigantesque complexe de forage, Ann pouvait constater que l’hémisphère Nord était encore plus bas qu’il ne le paraissait, car son socle rocheux était extraordinairement profond, à plus de cinq mille mètres sous les dunes. L’impact avec le planétoïde avait creusé une dépression énorme qui s’était presque entièrement comblée avec le temps, par l’apport des déjections, le sable et le gravier portés par les tempêtes avant l’arrivée des matériaux arrachés au Grand Escarpement par l’érosion du vent, puis de l’eau. Car c’était l’eau qui avait gagné les creux les plus bas, comme toujours. Avec le premier gel et l’éclatement des anciens aquifères, le dégazage des lits de roches calcinées et l’effet de loupe de la calotte polaire. Tout cela avait précipité la migration des matières vers cette zone plus profonde jusqu’à former un réservoir géant dans le sous-sol, un lac de glace et d’eau qui s’était déployé autour de la planète pour former une bande au 60° de latitude nord, à l’exception ironique de l’île rocheuse sur laquelle se dressait la calotte polaire elle-même.
Ann avait découvert cette mer souterraine bien des années auparavant. Selon ses estimations, elle devait contenir entre soixante et soixante-dix pour cent du volume total d’eau sur Mars. C’était en fait l’Oceanus Borealis dont certains terraformeurs avaient parlé – mais en plus profond, beaucoup, beaucoup plus profond, et en grande partie gelé, mélangé avec le régolite et le gravier. Un océan de permafrost avec un peu de liquide dans les profondeurs de la roche. Prisonnier pour toujours, du moins l’avait-elle cru alors, car quelle que fut l’intensité de la chaleur diffusée à la surface de la planète par les terraformeurs, l’océan de permafrost ne fondrait jamais de plus d’un mètre par millénaire – et même en fondant, il resterait dans le sous-sol : simple question de gravité.
Ce qui expliquait le mastodonte qui travaillait sous ses yeux. Ils étaient lancés dans l’extraction de l’eau. Ils avaient démarré l’exploitation minière des aquifères, et faisaient fondre le permafrost, sans doute avec des explosifs nucléaires, avant de pomper l’eau en surface. Le poids du régolite aidait même probablement à pousser l’eau vers la surface. Si plusieurs installations de ce type se déplaçaient sur la planète, elles récupéreraient des quantités d’eau phénoménales. Et, à terme, elles créeraient une mer de faible profondeur. D’abord une mer de glace mais, entre le réchauffement de l’atmosphère, le soleil, l’action des bactéries, les vents nouveaux et plus forts, cette mer finirait par fondre. Et l’Oceanus Borealis existerait réellement. Et l’ancienne Vastitas Borealis, avec ses chapelets de dunes grenat, constituerait alors le fond de la mer. Elle serait noyée.
Dans le crépuscule, elle retourna au patrouilleur d’un pas fatigué. Elle eut du mal à manœuvrer le sas, puis à enlever son casque. Elle resta assise, inerte devant le micro-ondes, pendant une heure, l’esprit envahi par des images. Des fourmis brûlaient sous une loupe, une fourmilière était noyée derrière un barrage de boue… Elle avait cru que rien ne pourrait plus l’atteindre dans cette existence préposthume qui était la sienne : mais ses mains tremblaient et elle ne parvenait pas à lever les yeux vers le riz et le saumon, dans le micro-ondes. Son estomac s’était changé en pierre. Dans le flux aléatoire des contingences universelles, rien n’importait plus. Et pourtant…
Elle démarra. Elle ne voyait pas autre chose à faire. Elle retourna vers le sud sur les longues pentes basses. Elle franchit Chryse et sa petite mer de glace. Plus tard, ce ne serait plus sans doute qu’une baie ouverte sur un vaste océan. Elle se concentrait sur son travail, ou elle essayait du moins. Elle essayait de ne plus voir que la roche, de penser comme une pierre.
Un jour, elle s’engagea sur une plaine parsemée de rochers noirs. Le fond était plus lisse que d’ordinaire. L’horizon, à cinq kilomètres de distance, comme toujours, ressemblait à celui que l’on voyait d’Underhill et de toutes les lowlands. Un petit monde dont les blocs noirs étaient comme autant de ballons fossiles provenant de divers sports. Tous étaient noirs et avaient des facettes : des ventifacts[32].
Elle descendit et regarda autour d’elle. Elle était attirée par ces rochers noirs. Elle marcha longtemps en direction de l’ouest.
Un front de nuages bas roulait sur l’horizon et elle ressentit la poussée du vent jusqu’au creux de son ventre. Dans la pénombre prématurée de la tempête du soir, le paysage acquérait une beauté étrange.
Les rochers de basalte avaient été érodés jusqu’à ce que leur face exposée devienne plate. Ce qui avait sans doute pris un million d’années. Rien que pour cette première usure. Ultérieurement, les argiles sous-jacentes avaient été arasées et balayées, ou bien un des rares séismes que connaissait la planète avait bouleversé la région, et les rochers avaient pris une position nouvelle en exposant une surface différente. Et le processus avait repris.
Il se mit à neiger. Tout d’abord, ce ne furent que des flocons tourbillonnants, qui devinrent très vite des boulettes épaisses et douces, portées par le vent. La température était relativement élevée à l’extérieur, et l’averse blanche se changea en neige fondue, fangeuse sur le sable, avant de devenir un vilain mélange de grêle et de pluie qui balayait les dunes en oblique sous le vent qui avait fraîchi. Plus la tempête enflait, plus la neige virait à la boue. Apparemment, elle avait été renvoyée du sol à l’atmosphère pendant longtemps et avait récupéré de la poussière, des graviers et des particules de fumée. L’humidité s’accentua et, après une nouvelle ascension dans l’orage, tout devint noir. De la neige noire. Qui se transforma très vite en une sorte de boue séchée qui criblait les creux et les crevasses entre les ventifacts, les enduisait de saleté avant de retomber sur le sol sous l’effet du vent sifflant qui déclenchait des millions de petites avalanches. Ann titubait au hasard. Elle trébucha et se tordit la cheville. Elle s’arrêta, le souffle déchirant, un caillou serré dans chacune de ses mains froides. Elle comprenait que sa longue fugue se poursuivait. Et la neige boueuse se déposait en un manteau épais, tombant du ciel noir pour ensevelir la plaine.
Mais rien ne dure, ni la pierre, ni le désespoir.
Ann retourna au patrouilleur, sans savoir comment ni pourquoi. Elle faisait une courte étape chaque jour et, sans en avoir vraiment conscience, elle revint vers la cache de Coyote. Elle y resta une semaine à errer entre les dunes tout en grignotant ses provisions.
Et puis, un jour, elle entendit : « Ann : di da doo ?… »
Elle ne perçut que son nom : Ann. Sous l’effet du retour brutal de sa glossolalie, elle posa ses deux mains sur le micro et tenta de parler. Mais elle ne réussit qu’à tousser.
« Ann : di da doo ?… »
Ce qui était une question.
— Oui, Ann, fit-elle avec l’impression de vomir.
Dix minutes plus tard, il montait à bord du patrouilleur et la serrait dans ses bras.
— Tu es là depuis combien de temps ?…
— Oh… pas très longtemps…
Ils s’assirent en silence. Elle tentait de retrouver son équilibre. C’était comme de contrôler ses pensées. À haute voix.
Coyote, lui, parlait plus lentement que d’habitude et ne la quittait pas du regard.
Elle l’interrogea à propos du complexe de forage glaciaire.
— Ah… Je me demandais si tu allais tomber dessus…
— Il y en a combien ?
— Cinquante.
Devant son expression, il inclina brièvement la tête. Il mangeait voracement et elle prit soudain conscience qu’il était arrivé à vide.
— Ils investissent des sommes colossales dans tous ces projets. Le nouvel ascenseur, ces complexes de pompage, l’azote de Titan… et ce miroir géant qu’ils vont mettre en orbite pour nous donner plus de lumière. Tu en as entendu parler ?
Elle essayait de retrouver le fil de ses pensées. Cinquante engins comme celui-là… Seigneur !…
Elle était furieuse. Elle en avait voulu déjà à la planète de ne pas la libérer. De l’effrayer, mais cela sans la moindre action. Mais sa colère, cette fois, était différente. En regardant manger Coyote, elle songeait à l’inondation de Vastitas Borealis, et la colère se contractait au fond d’elle comme un nuage préstellaire sur le point de s’effondrer et d’entrer en fusion. C’était une fureur brûlante qui l’habitait en cet instant – douloureuse. Pourtant, elle provenait de la même colère. Celle qu’elle avait toujours éprouvée à propos du terraforming. Bon Dieu ! La planète était en train de fondre sous ses pieds. De se désintégrer. Réduite en un tas de boue par un cartel terrien.
Il fallait faire quelque chose.
Vraiment. Ne serait-ce que pour combler les heures qui lui restaient à vivre avant qu’un quelconque accident l’emporte. Une occupation pour ses jours préposthumes. La vengeance du zombie… Pourquoi pas ? Un appel à la violence, au désespoir…
— Qui les construit ?
— Des combinats. Des usines les fabriquent à Mareotis et Bradbury Point. (Coyote continua à dévorer un instant encore, puis son regard revint sur elle.) Tu n’aimes pas ça.
— Non.
— Tu aimerais les arrêter ?
Elle ne répondit pas.
Il parut la comprendre.
— Je ne veux pas dire qu’on doive arrêter tout le processus de terraforming. Mais il y a des choses à faire. Faire sauter les usines.
— Ils les reconstruiront.
— On ne peut pas savoir. Ça les ralentira. Ce qui nous donnera peut-être le temps de produire quelque chose à l’échelle planétaire.
— Tu veux parler des Rouges.
— Oui. Je pense que les gens les appellent comme ça. Les Rouges.
Elle secoua la tête.
— Ils n’ont pas besoin de moi.
— Non. Mais toi, tu as peut-être besoin d’eux, hein ?… Et tu es une héroïne à leurs yeux, tu sais. Pour eux, tu ne serais pas n’importe qui.
De nouveau, l’esprit d’Ann était vide. Elle n’avait jamais cru aux Rouges, elle n’avait jamais pensé que ce type de résistance pouvait être efficace. Mais à présent… Eh bien, si ça ne marchait pas, ça valait mieux que de rester seule à ne rien faire.
— Il faut que je réfléchisse.
Ils partirent sur d’autres sujets. Mais soudain, Ann se heurtait à un mur de fatigue, ce qui était déconcertant, car elle n’avait pas fait grand-chose depuis si longtemps. Mais c’était comme ça. Parler était pour elle une tâche épuisante : elle n’en avait pas l’habitude. Et Coyote était un interlocuteur difficile.
— Tu devrais aller te coucher, dit-il enfin en interrompant son monologue. Tu as l’air fatiguée. Donne-moi tes mains…
Il l’aida à se lever. Elle s’allongea sur le lit sans se déshabiller. Il posa doucement une couverture sur elle.
— Oui, tu es fatiguée. Écoute, ma vieille, je me demande si tu ne devrais pas suivre un deuxième traitement de longévité…
— Non. Je ne le referai jamais.
— Non ? Là, tu me surprends. Mais dors, maintenant. Dors.
Elle voyagea avec Coyote, cap au sud. Chaque soir, ils dînaient ensemble et il lui parlait des Rouges. Ils ne constituaient pas vraiment un mouvement structuré mais plutôt un groupe flou. Comme toute la clandestinité. Elle connaissait la plupart des fondateurs : Ivana, Gene et Raul, qui avaient fait partie de la première ferme d’Hiroko, avant de se détacher d’elle quand elle avait lancé l’aréophanie et le culte de la viriditas. Kasei et Dao et plusieurs des ectogènes de Zygote, ainsi que de nombreux ex-partisans d’Arkady, qui étaient descendus de Phobos avant d’entrer en conflit avec Arkady à propos de l’utilité du terraforming pour la révolution. Une majorité de Bogdanovistes, y compris Steve et Marian, s’étaient rangés aux côtés des Rouges en 2061, tout comme les adeptes du biologiste Schnelling, des radicaux japonais nisei et ansei de Sabishii, des Arabes qui rêvaient d’une planète Mars arabe pour l’éternité, et des prisonniers qui s’étaient enfuis du camp de Korolyov. Ainsi de suite. Un rassemblement de radicaux, de gauchistes, d’extrémistes, avec lesquels Ann n’avait pas vraiment d’affinités. Elle se disait que son opposition au terraforming était rationnelle, scientifique. Ou, tout au moins, qu’elle constituait une attitude éthique ou esthétique. Mais quand la colère remonta en elle, brûlante et violente, elle secoua la tête avec dégoût. Qui était-elle pour porter un jugement sur les Rouges ? Au moins, ils s’étaient exprimés, eux, ils avaient manifesté leur colère, ils l’avaient laissée exploser. Ils se sentaient sans doute mieux, même s’ils n’avaient rien accompli. Ou peut-être avaient-ils accompli quelque chose avant que le terraforming entre dans la nouvelle phase de gigantisme des transnationales.
Coyote insistait sur le fait que les Rouges avaient considérablement freiné le terraforming. Ils avaient même des données sur la différence qu’ils avaient réussi à creuser entre les projets et leur achèvement. Et il existait en parallèle un mouvement croissant au sein des Rouges qui, tout en admettant la réalité du terraforming, se battait sur le plan judiciaire pour en défendre des formes moins violentes.
— Ils ont aussi proposé des projets détaillés pour une atmosphère riche en gaz carbonique, réchauffée mais moins humide que prévu, qui permettrait la croissance végétale mais obligerait les gens à porter encore des masques respiratoires, sans casser pourtant ce monde pour le calquer sur le modèle terrestre. C’est très intéressant. Il existe aussi d’autres propositions appelées écopoésis ou aréobiosphères. Des mondes dans lesquels les basses altitudes seraient arctiques, à peine vivables, alors que l’atmosphère serait maintenue en haute altitude, presque à l’état naturel. Dans un pareil modèle, les caldeiras des quatre grands volcans resteraient absolument pures, du moins à ce qu’ils disent.
Ann doutait que tous ces projets soient réalisables, ou même qu’ils aient les effets prévus. Mais, néanmoins, les propos de Coyote l’intriguaient. Car il était vraiment un Rouge. Ou du moins un sympathisant.
— Tu sais, lui dit-il, je ne suis rien, en réalité. Sinon un vieil anar. Je suppose que tu pourrais me traiter de Boonéen, aujourd’hui, dans la mesure où je pense qu’il faut rassembler et regrouper tout ce qui pourrait contribuer à libérer Mars. Parfois, je me dis que l’argument selon lequel une surface habitable par les humains est favorable à la révolution est valable. Mais il m’arrive aussi de penser le contraire. Et puis, les Rouges constituent une réserve de guérilla considérable. Et je reconnais qu’ils ont raison quand ils disent que nous ne sommes pas venus là pour reproduire le Canada, bon Dieu ! Alors, je les aide. Je sais me cacher, et puis, ça me plaît.
Ann hocha la tête.
— Alors, tu veux te joindre à eux ? Ou au moins les rencontrer ?
— Je vais y réfléchir.
Sa vision concentrée de la roche venait d’être brisée. Elle ne pouvait plus désormais rester aveugle à tous ces nouveaux signes de vie qui étaient apparus dans le paysage qui fondait.
Au terme d’une longue journée où ils avaient exploré les nouveaux terrains, elle déclara à Coyote :
— Je veux bien leur parler.
Mais auparavant, ils retournèrent à Zygote, ou Gamète, où des tâches urgentes attendaient Coyote. Ann s’installa dans la chambre de Peter : celle qu’elle avait partagée avec Simon avait été affectée à d’autres usages. De toute façon, elle aurait refusé d’y coucher. La chambre de Peter se trouvait immédiatement sous celle de Dao. C’était une pièce ronde de canne de bambou, meublée modestement d’une chaise, d’un bureau, d’un matelas, avec une fenêtre unique qui donnait sur le lac. Rien n’avait apparemment changé à Gamète, mais tout était différent. En dépit de ses séjours réguliers à Zygote, elle n’éprouvait aucun lien avec l’une ou l’autre des deux cités cachées. En fait, elle avait du mal à se souvenir exactement de Zygote. Et elle ne le voulait pas. Elle pratiquait l’oubli avec assiduité.
Un soir, Coyote passa la tête par l’entrebâillement.
— Est-ce que tu savais que Peter est avec les Rouges, lui aussi ?
— Quoi ?
— Mais oui. Mais il travaille pour son compte. Dans le domaine spatial. Je pense que son petit tour en ascenseur a dû lui en donner le goût.
— Mon Dieu ! fit-elle, écœurée.
Encore un autre accident dû au hasard. Peter, normalement, aurait dû mourir dans la chute de l’ascenseur. Combien y avait-il de chances pour qu’un vaisseau le repère flottant dans l’espace en orbite aréosynchrone ? Ridicule. Seule la contingence existait.
Mais la colère ne la quittait pas.
Elle se mit au lit sur ces pensées désagréables. Dans son sommeil pénible, elle rêva qu’elle et Simon se promenaient dans le paysage somptueux de Candor Chasma. Un souvenir de cette première balade qu’ils avaient faite ensemble, à l’époque où tout était encore immaculé, sans que rien n’ait changé depuis des milliards d’années – ils étaient les premiers humains à fouler le sol de l’immense gorge entre ses murailles stratifiées. Simon avait savouré ce moment avec la même intensité qu’elle, silencieux, pris par la réalité grandiose du ciel et de la roche. Pour une telle expérience, il était le compagnon idéal. C’est alors que, dans le rêve d’Ann, une des parois du canyon avait commencé à s’effondrer. Et Simon avait dit : « Un glissement long. » Et elle s’était éveillée aussitôt, trempée de sueur.
Elle s’habilla, quitta sa chambre et alla jusqu’au petit mésocosme, sous le dôme, près du lac blanc et des dunes basses.
Hiroko avait un génie étrange pour concevoir ce genre d’endroit et convaincre les autres de l’y rejoindre. Et pour concevoir tant d’enfants sans la permission des pères, sans le moindre contrôle sur les manipulations génétiques. C’était une forme de démence, en fait, qu’elle fut divine ou non.
Elle venait à peine d’arriver sur la grève glacée du lac que surgit un groupe des rejetons d’Hiroko. On ne pouvait plus dire que c’étaient des gamins : les plus jeunes devaient avoir quinze ou seize ans en termes terriens. Quant aux plus âgés, ils étaient disséminés sur toute la planète. Kasei devait bien avoir la cinquantaine à présent, et sa fille Jackie vingt-cinq. Elle était diplômée de la nouvelle université de Sabishii et faisait son chemin dans la politique du demi-monde. Ce petit groupe d’ectogènes était en fait en simple visite à Gamète, comme elle. Ils s’approchaient, Jackie en tête. C’était une jeune femme grande et gracieuse, aux cheveux noirs, très belle, l’air dominateur. Une leader de sa génération, sans le moindre doute. À moins que ce ne fut le jovial Nirgal, ou le sombre Dao. Mais, en tout cas, c’était Jackie qui précédait le groupe. Dao la suivait, comme un bon chien loyal, et Nirgal lui-même ne la quittait pas du regard. Simon avait beaucoup aimé Nirgal, et Peter aussi, et Ann comprenait pourquoi : il était le seul dans la bande d’ectogènes d’Hiroko qui ne la rejetait pas. Les autres se complaisaient dans leur moi, tels des rois et des reines de leur petit monde. Mais Nirgal, lui, avait quitté Zygote peu après la mort de Simon et n’y était revenu que très rarement. Il avait fait ses études à Sabishii, ce qui avait donné à Jackie l’idée de le suivre. Il y passait le plus clair de son temps, quand il n’était pas avec Coyote ou Peter ou bien en visite dans les villes de l’hémisphère Nord. Est-ce qu’il était un Rouge, lui aussi ? Impossible à dire. Mais il s’intéressait à tout, il allait partout : comme une sorte d’Hiroko mâle, en admettant qu’un tel phénomène pût exister, mais en moins bizarre, plus porté vers la communication avec les autres. Plus humain. Durant toute sa vie, jamais Ann n’avait pu avoir une conversation normale avec Hiroko, dont la conscience lui paraissait étrangère, pour laquelle tous les mots avaient des sens différents. Même si elle s’était montrée brillante dans sa spécialité : l’écosystème, elle n’était pas cependant une scientifique authentique, mais plutôt une sorte de prophète. Nirgal, d’un autre côté, semblait avoir une sorte de génie intuitif pour toucher droit au cœur ceux qu’il rencontrait, pour aborder très tôt la question essentielle. Il était curieux, compréhensif, sympathique, et savait interroger très vite. En le regardant approcher derrière Jackie, là, sur la grève, Ann se souvint de sa démarche lente, prudente, quand il accompagnait Simon au bord du lac. Il avait paru tellement effrayé le dernier soir, lorsque Hiroko lui avait demandé de dire au revoir. Toute cette affaire avait été particulièrement cruelle pour ce jeune garçon mais, à l’époque, Ann n’avait soulevé aucune objection. Elle était acculée au désespoir, prête à tout tenter. Une autre faute, encore, qu’elle ne pourrait jamais réparer.
Elle resta immobile, le regard fixé sur le sable de la grève, jusqu’à ce que les ectogènes soient passés. Quel dommage que Nirgal fut à ce point accroché à Jackie, qui lui accordait si peu d’intérêt. Jackie, à sa manière, était une femme remarquable, mais elle ressemblait vraiment trop à Maya – versatile, manipulatrice, attachée à aucun homme en particulier, si ce n’est Peter peut-être – qui, heureusement pour lui, avait eu une liaison (restée ignorée à l’époque) avec la mère de Jackie et qui ne s’intéressait pas du tout à Jackie elle-même. Une histoire bien compliquée, et Peter et Kasei vivaient toujours dans l’éloignement, et Esther n’était pas revenue. Peter ne vivait pas les meilleurs moments de sa vie. Quant aux effets que cela aurait sur Jackie… Oh, oui, car il y en aurait. Des plages vides et noires, comme dans le passé d’Ann… Elle les retrouverait, comme tous, dans leurs petites existences dépourvues de sens.
Elle essaya de se concentrer sur la composition des grains de sable. Le blond n’était pas une teinte très usuelle pour le sable de Mars. Celui-ci était d’origine granitique. Très rare. Elle se demanda si Hiroko l’avait récupéré quelque part ou si elle avait eu simplement de la chance.
Les ectogènes étaient maintenant de l’autre côté du lac. Elle était de nouveau seule. Et Simon était quelque part, là, sous la grève, sous le sable.
Un homme descendait les dunes, venant dans sa direction. Il était de petite taille et, dans un premier instant, elle pensa que c’était Sax, puis Coyote. Mais non. Il hésita en l’apercevant et, à son attitude, elle devina que ce ne pouvait être que Sax. Mais un Sax sérieusement transformé. Vlad et Ursula avaient fait un sacré travail de chirurgie esthétique sur son visage et il ne ressemblait même plus au bon vieux Sax d’autrefois. Il devait aller à Burroughs pour rejoindre une société de biotech en se servant d’un passeport suisse et d’une identité informatique virale de Coyote. Il se relançait dans le terraforming. Elle avait le regard perdu sur l’eau calme du lac. Il essaya d’engager la conversation, à la différence de l’ex-Sax. Il semblait plus agréable, plutôt bel homme. Mais il demeurait quand même comme avant, et Ann sentit monter sa colère jusqu’à ce que ses pensées deviennent troubles et qu’elle perde le fil de leurs propos.
Elle se rappelait lui avoir dit : « Tu as vraiment l’air changé », et autres banalités. Mais, en l’observant plus attentivement, elle pensa qu’il ne changerait jamais. Pourtant, elle lisait une sorte de détresse dans l’expression de son nouveau visage. Une chose qui l’effrayait, une chose mortellement menaçante qu’elle se refusait à évoquer. Elle continua à bavarder avec une indifférence agressive jusqu’à ce qu’il la quitte sur une ultime grimace.
Ensuite, elle resta figée sur place. Elle avait froid et elle était encore plus perturbée qu’avant. Elle finit par s’abîmer dans une espèce de torpeur.
Elle fit un rêve. Les Cent Premiers se tenaient autour d’elle, les vivants et les morts. Sax était au centre, avec son ancien visage, et ce nouveau regard de détresse. Et il lui dit : « Le réseau gagne en complexité. »
Vlad et Ursula ajoutèrent : « Le réseau gagne en santé. »
Hiroko dit : « Le réseau gagne en beauté. »
Nadia dit : « Le réseau gagne en bonté. »
Maya dit : « Le réseau gagne en intensité émotionnelle », et, derrière elle, John et Frank roulèrent des yeux.
Arkady enchaîna : « Le réseau gagne en liberté. »
Michel ajouta : « Le réseau gagne en compréhension. »
Et, du fond, Frank lança : « Le réseau gagne en puissance », et John le soutint en lançant : « Le réseau gagne en bonheur ! »
Tous regardaient Ann. Elle se leva alors, vibrante de rage et de peur, comprenant enfin qu’elle seule entre tous ne croyait plus au retour du réseau, qu’elle n’était qu’une sorte de réactionnaire cinglée. Et tout ce qu’elle put faire fut de pointer un doigt sur chacun d’eux en répétant : « Mars ! Mars ! Mars ! Mars ! »
Ce soir-là, après le souper, quand la soirée s’acheva, Ann prit Coyote à part et lui demanda :
— Quand repars-tu ?
— D’ici quelques jours.
— Est-ce que tu veux toujours me présenter à ces gens dont tu m’as parlé ?
— Oui, bien sûr. (Il pencha la tête en la dévisageant.) C’est ton avenir.
Elle se contenta de hocher la tête. Elle promena les yeux autour de la salle commune et pensa : Au revoir, au revoir, adieu. Bon débarras.
Une semaine plus tard, elle volait dans le ciel de Mars à bord d’un avion ultraléger, en compagnie de Coyote. Chaque nuit, ils poursuivaient leur voyage, cap au nord. Ils franchirent d’abord la région équatoriale, puis vers le Grand Escarpement et Deuteronilus Mensea, au nord de Xanthe. Le sol était aride, raviné, et les mesas évoquaient un archipel d’îles parsemées dans un océan de sable. Bientôt, si le pompage se poursuivait dans les régions nord, elles formeraient un véritable archipel, songea Ann tandis que Coyote descendait entre deux d’entre elles. Il se posa sur une bande étroite de sable pulvérulent et roula vers un hangar creusé dans le flanc de la plus proche. À leur descente, ils furent accueillis par Steve, Ivana et quelques autres. Un ascenseur les emmena presque au sommet de la mesa. Au nord, un éperon rocheux pointait vers le désert et, à son point culminant, une vaste salle triangulaire avait été creusée. En entrant, Ann s’arrêta net, surprise : la foule était dense. Il y avait là au moins plusieurs centaines de personnes rassemblées autour de longues tables. Le repas venait d’être servi. Certains l’aperçurent et s’interrompirent. Peu à peu, les têtes des convives se tournaient vers elle. Une vague d’immobilité et de silence parcourait la salle. Puis, ils se levèrent tous, brusquement. Tout resta figé l’espace de quelques secondes. Et ils se mirent alors à applaudir frénétiquement, puis à hurler des vivats, rayonnants de joie.